10. dans (des) systèmes complexes d’institutions » et une méthode qui lui soit propre : « Au lieu de
parcourir, comme on le faisait volontiers, la seule bibliothèque des livres scientifiques, il fallait visiter
un ensemble d’archives comprenant des décrets, des règlements, des registres d’hôpitaux ou de
prisons, des actes de jurisprudence. » Le goût du petit, de l’obscur, plutôt que la litanie des grands
textes. Foucault précise que son projet a subi une inflexion notable après Naissance de la clinique :
alors qu’il s’attachait à l’articulation entre le pouvoir des institutions et la constitution d’un objet de
savoir dans ses deux premiers livres, le troisième, soit Les Mots et les Choses, neutralise « tout le
côté pratique et institutionnel » . Il ne l’a pas dit au moment où il a écrit ce dernier texte. Il le dit ici,
explicitant ainsi le changement d’optique que le lecteur avait confusément perçu. En indiquant l’utilité
et la fonction de L’Archéologie du savoir, Foucault esquisse le troisième axe de sa recherche, celle qui
a plus intimement lié l’analyse du pouvoir et celle du savoir, et que Surveiller et punir va mettre en
œuvre. Le projet d’enseignement qui suit immédiatement ce portrait rétrospectif est lui aussi bien
intéressant, précisément en ce que presque rien de ce qui est annoncé ne va être réalisé. Foucault
prévoit une histoire de l’hérédité dont il parlera certes parfois dans ses cours mais à laquelle il ne
consacrera aucun livre. Il promet aussi une étude plus théorique portant sur les instruments
constitutifs de ce savoir de l’hérédité, sur sa genèse et sur les rapports de causalité qui s’y expriment,
ce qu’il fera en un sens, mais pas dans le cadre prévu ici. Foucault est en revanche parfaitement
limpide sur la visée de son travail, en accord même avec ce qu’il dit dans le texte de 1984 cité plus
haut :
« Il ne s’agit aucunement de déterminer le système de pensée d’une époque définie, ou quelque
chose comme sa “vision du monde”. Il s’agit tout au contraire de repérer les différents ensembles qui
sont porteurs chacun d’un type de savoir bien particulier ; qui lient des comportements, des règles
de conduite, des lois, des habitudes ou des prescriptions ; qui forment ainsi des configurations à la
fois stables et susceptibles de transformation ; il s’agit aussi de définir entre ces différents domaines
des relations de conflit, de voisinage ou d’échange. »
L’œuvre se dessine ainsi, dans la manière même par laquelle Foucault la corrige, la reprend, la
critique, en explicite même l’objet, demeuré à lui parfois invisible. Aussi reconnaît-il dans un
entretien de 1971 qu’il était jusqu’à L’Archéologie du savoir aveugle à ce qu’il faisait . Il admet par
exemple que l’Histoire de la folie était encore expressionniste, qu’il y avait un peu vite cédé à la
croyance en une répulsion sociale spontanée à l’égard de la folie, qu’il avait cru aussi en une
continuité entre le pouvoir des institutions et la construction d’un savoir. Il fallait – réajustement qui
aboutit à Surveiller et punir – revoir la façon dont s’articulent « des pratiques discursives et des
pratiques extra-discursives » . Cette autocorrection permanente dénote une relation assez lâche avec
son propre travail : Foucault ne se sent pas tenu à une totale fidélité à l’égard de ses écrits antérieurs.
Cette liberté lui donne de se reprendre lui-même si nécessaire, de se renier quand il constate qu’il
s’est trompé. Il va jusqu’à dire, peut-être sur le ton de la boutade :
« Je pense pour oublier. Tout ce que j’ai dit dans le passé est absolument sans importance. On
écrit quelque chose quand on l’a déjà fortement usé dans sa tête ; la pensée exsangue, on l’écrit,
voilà. Ce que j’ai écrit ne m’intéresse pas. »
Si on s’attache à désigner la principale modification que Foucault va apporter à son travail, les
choses se clarifient peu à peu. Son itinéraire peut alors être lu comme la découverte progressive des
effets de pouvoir propres au jeu énonciatif des formations discursives . Il aurait fallu, dit Foucault,
réécrire l’Histoire de la folie et Naissance de la clinique en insistant sur le rapport de causalité entre
savoir et pouvoir, alors que ces textes s’appuient plutôt sur le rapport inverse, en constituant ainsi un
système de causalité réciproque ; il aurait fallu aussi réécrire Les Mots et les Choses en renonçant à la
5
6
7
8
9
10
11
12