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SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX
          Didier Lapeyronnie


              MASTER 1
         1er semestre 2009/2010
2


                                      Introduction


        1. Présence des mouvements sociaux
        Les mouvements sociaux sont une des manifestations les plus fréquentes de la vie
sociale et de la vie politique. Il n’existe pas de société sans conflit, revendications,
contestations, malaises divers, volonté de changements, qui ne s’expriment à travers des
manifestations de rue, des grèves, des boycott, des rassemblements, des formes de
désobéissance, mais aussi des violences, des agressions, des séquestrations, toutes formes
visibles d’actions le plus souvent menées collectivement, mais aussi parfois individuelles, et
qui mettent en cause un ordre établi, soit pour améliorer une situation, soit pour la changer
radicalement, soit pour la rétablir… De fait, l’étude des mouvements sociaux apparaît comme
un continent très large, voire indéfini, un objet aussi vaste que la vie sociale elle-même
quelles qu’en soient les manifestations. Sous le vocable mouvements sociaux, est regroupé un
ensemble d’événements, de comportements ou d’actions qui finissent par donner l’impression
d’une sorte de juxtaposition plus ou moins cohérente de conduites sociales et politiques se
diversifiant à l’infini.
        En décembre 1992 et janvier 1993, de très violentes émeutes ont eu lieu à Mumbaï.
Elles ont fait plus de 1400 morts et engendré le déplacement de 200000 personnes. Les
mouvements nationalistes et religieux hindous ont détruit le 6 décembre une mosquée dans la
ville de Ayodhya, afin d’y construire un temple. A la suite de cette destruction, des
processions de militants hindous défilent dans les quartiers musulmans des villes indiennes en
criant des slogans injurieux à l’égard des habitants, engendrant des ripostes et des
affrontements. Dans un deuxième temps, en janvier 1993, de nouvelles émeutes se traduisent
par le massacre systématique de musulmans (ils sont souvent battus avant d’être brûlés vifs)
et la destruction de leurs biens. « A tous les cinq nous avons brûlé un musulman. A quatre
heures du matin, la foule s’est rassemblée, une foule comme je n’en avais jamais vue, avec
des hommes et des femmes. Ils ont ramassé tout ce qu’ils ont pu pour s’en servir comme arme.
Puis ils se sont dirigés vers le quartier musulman. Nous avons rencontré un pavwallah sur la
route, à bicyclette. Je le connaissais. C’est lui qui me vendait du pain tous les matins… On a
versé de l’essence sur lui et on y a mis le feu. Tout ce que je pensais était qu’il était un
musulman. Il tremblait. Il criait : « j’ai des enfants, j’ai des enfants… » Je lui ai dit : « Quand
vous, les musulmans tuaient les gens de Radhabai Chawl, est-ce que vous pensiez à vos
3

enfants ? » Ce jour là, nous leur avons montré ce que le dharma hindou signifie1. » Le
troisième temps est la « revanche » des musulmans qui font exploser dix bombes dans la ville
tuant 317 personnes.
        Le premier décembre 1955, Madame Rosa Parks refuse de donner sa place à un blanc
dans un bus de la ville de Montgomery dans le sud des Etats-Unis, en violation des lois de la
ségrégation raciale. Madame Park n’est certes pas une personne ordinaire (elle est secrétaire
du comité local NAACP) et s’est déjà opposée à l’application des lois raciales. Le chauffeur
de bus qui l’arrête à ce moment, l’avait expulsée d’un bus dans les années 1940. Mais cette
fois-là, son arrestation constitue un événement, d’autant plus important qu’elle est déjà une
militante connue. Dans la soirée de ce 1er décembre, le boycott des bus est organisé par un
groupe de femmes appartenant au Women’s Political Council, une organisation travaillant à
l’inscription des femmes noires sur les listes électorales. L’implication des pasteurs noirs et le
soutien explicite de Martin Luther King permet au plan de boycott de se mettre en place.
L’action directe non-violente mise en œuvre pendant plus d’un an dans la ville implique
l’intégralité de la communauté noire qui boycotte les bus malgré la répression. Elle débouche
sur une large victoire quand le 13 novembre 1956, la Cour Suprême des Etats-Unis déclare
que le système de ségrégation raciale dans les bus de l’Alabama est inconstitutionnel. Le
mouvement des droits civiques se développe alors avec d’autres boycotts, comme à
Tallahasee et Birmingham, et par l’usage de l’action non-violente et des manifestations. Il
connaît son point culminant avec la grande marche sur Washington le 28 août 1963.
        Le 28 septembre 2009, à Annecy, un homme de 51 ans se suicide en se jetant d’un
viaduc. Employé de France-Télécom, il venait d’être muté et affecté à une plate-forme
d’appel. Il est le 24ème suicide « réussi » de salariés de l’entreprise en 18 mois. Le 12
septembre, à Paris, une femme se défenestre : elle aussi venait d’apprendre sa mutation. Le 9
septembre, à Troyes, un salarié de 50 ans se poignarde en pleine réunion, il ne mourra pas et
expliquera son geste par l’annonce le matin même de la suppression de son poste et sa
mutation. Un autre salarié s’était suicidé à la fin du mois d’aout à Lannion, un autre encore, à
Besançon au cours du même mois. Un salarié avait fait de même à Quimper le 31 juillet. Un
autre homme s’était suicidé à Marseille le 14 juillet en laissant une lettre accusatrice,
dénonçant les conditions de travail et le « management par la terreur » mis en place par la
direction. Les syndicats accusent la logique de rentabilité de l’entreprise, devenu privée, qui
cherche à faire partir une part importante de ses salariés. Mais comme beaucoup bénéficient

1 . Témoignage cité dans Suketu Mehta, Maximum City. Bombay Lost and Found, New York, Vintage, 2004,
p.39. (voir le chapitre sur les émeutes de 92-93, p. 39 et suiv.)
4

du statut de fonctionnaire, elle exercerait une pression importante pour qu’ils partent. « Tous
les six mois, les employés ont un entretien individuel avec leur supérieur. Et bien souvent, on
leur demande s'ils ont envie de partir, on leur fait comprendre que le groupe évolue trop vite
pour eux. Pour des salariés formés dans une culture du service public, et pour lesquels leur
emploi est plus qu'un travail, c'est très déstabilisant » témoigne un journaliste2. Le 30
septembre 2009, 600 salariés de France-Télécom manifestent devant le siège de leur
entreprise à Lyon en mémoire de leur collègue mort la veille, 200 font de même à Bordeaux.
        Le 20 octobre 1952, au Kenya, le gouvernement colonial décrète l’état d’urgence : il
est inquiet de la montée de la violence, de l’agitation politique. Il veut aussi mettre fin à
l’action des leaders indépendantistes, notamment Jomo Kenyatta (Burning Spear). Les colons
britanniques sont inquiets de leur situation et craignent une évolution politique qui les
marginaliserait. La proclamation de l’état d’urgence déclenche la révolte de Kikuyu, peuple
du Kenya, appelé la révolte des Mau Mau. En quelques mois, les sociétés secrètes de Kikuyu,
se sont plus ou moins unies. Le premier acte de l’armée Mau Mau, en tant qu’armée, est
l’assassinat d’une fermière et de ses deux enfants le 25 avril 1953 par une bande d’une
trentaine de Mau Mau descendue du Mont Kenya et dirigée par le Général China. Les Mau
Mau sont d’abord des paysans qui revendiquent des terres, mais sont aussi imprégnés de
l’idéologie nationaliste. Ils organisent une guérilla qui procède par raids et embuscades, le
plus souvent avec l’objectif d’obtenir des armes à feu. Ils s’en prennent aussi aux écoles et
aux missionnaires qui collaborent avec le gouvernement. Enfin, les fermes de colons blancs
sont aussi un de leurs objectifs : ils cherchent moins à tuer les colons (32 ont été tués pendant
cette révolte) qu’à détruire leurs biens et à se ravitailler. Il n’empêche, les meurtres
d’Européens créent une émotion considérable parmi les colons et plus généralement en
Angleterre, notamment souvent parce que les domestiques de ces colons y ont été impliqués.
Ils sont l’objet d’une intense propagande destinée à présenter les Mau Mau comme d’affreux
noirs sanguinaires et barbares, adeptes de sociétés secrètes et primitives et assoiffés de sang.
Mais la révolte est dépourvue de moyens et d’armes à feu. Les combattants sont aussi plus des
paysans, dotés de haches et de couteaux, ou d’armes à feu qu’ils ont fabriqués eux-mêmes,
que des guérierros entraînés et pourvus de fusils AK40. La répression est extrêmement
violente : plus de 11000 Mau Mau sont tués entre 1953 et 1956, 30 000 personnes sont
enfermées dans des camps. 3000 Mau Mau passent en jugement et 1090 sont pendus, souvent
en public, une potence « mobile » était transportée à travers tout le pays pour les jugements.


2 . « France Télécom, le culte de la performance », Le Journal du Dimanche, 15 septembre 2009.
5

Mais à la suite de la révolte, les colons acceptent le droit de propriété des Africains. Kenyatta
est libéré en 1961 et devient président du pays lors de son indépendance en décembre 1963.
       Tous les derniers mardis de chaque mois, à Toulouse, de 100 à 300 personnes se
rassemblent sur la place du Capitole et forment un cercle. Ils observent un silence total
pendant une heure, avant de se disperser. Ils protestent silencieusement contre l’enfermement
des étrangers dans des Centres de Rétention Administrative. A l’origine le mouvement a été
lancé en octobre 2007 par des moines Franciscains qui se réunissaient ainsi. Ils justifient leur
action par un manifeste : « Depuis le 30 octobre 2007, tous les derniers mardi du mois de 18
h 30 à 19 h 30, des frères franciscains et des membres de la famille franciscaine toulousaine
se retrouvent place du Capitole, en silence et en prière, pour dénoncer l’enfermement par le
gouvernement dans des centres de rétention des personnes étrangères en situation irrégulière.
Comme frères de saint François d’Assise et au nom de l’Evangile, nous ne pouvons laisser
faire cela. Par ce geste nous voulons apporter notre contribution au travail mené, sur le
terrain et auprès des décideurs publics, par différentes associations dont nous saluons les
actions. » Très vite, d’autres individus sont venus s’adjoindre au mouvement et ont été inclus
dans le cercle. D’autres villes, comme Lyon, Paris, Bordeaux, Besançon, Rennes, Marseille
ont aussi vu la formation de tels cercles. Le 29 mai 2009, a été organisée une « Journée
Nationale des cercles de silence » dans l’ensemble du pays. Le même principe d’action est
chaque fois observé : pas de manifestations, pas de slogans, mais un cercle silencieux avec les
personnes qui veulent y participer. La plupart affichent un tract sur leur dos, expliquant les
raisons de leur présence. Les passants, le plus souvent, s’arrêtent et contournent le cercle.
Pratiquement personne n’ose le traverser. La manifestation repose sur la force morale du
silence, présentée comme une « action non violente », qui en appelle à la dignité des
personnes et au respect. De fait l’organisation de ces rassemblements repose sur la
mobilisation d’associations de nature religieuse, Fédération Protestante, Association des
Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, Secours Catholique, mais aussi les associations
d’aide aux émigrés et aux sans-papiers, Cimade, Réseau Education Sans Frontières… Elle
s’insère dans le mouvement plus vaste de soutien aux sans-papiers ou d’opposition à la
politique répressive qui les vise particulièrement. Les cercles de silence constituent une des
manifestations les plus fortes certainement de la dimension morale de ces luttes, l’opposition
de l’appel à la dignité et au droit à la vie de la personne face à la raison d’Etat.
       Les émeutes sanglantes de Mumbaï, le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis,
les suicides à France Télécom, la révolte paysanne et indépendantiste des Mau Mau au Kenya,
la protestation morale contre les atteintes à la dignité des personnes sans-papiers, constituent
6

des formes très différentes de ce que l’on appelle des « mouvements sociaux ». De fait, le
terme a-t-il un sens ? Peut-on regrouper des événements et des conduites sociales et politiques
tellement diverses qui ne semblent rien à voir les unes avec les autres. Et encore, en restons
nous aux décennies récentes, dans des cadres qui nous sont a peu près compréhensibles :
émeutes ethniques et raciales, luttes contre la ségrégation et la discrimination, conflits du
travail, mouvements de décolonisation, campagnes morales… Mais on pourrait aussi invoquer
d’autres épisodes ou mouvements, eux-aussi « canoniques », à des époques très différentes :
la révolte de Ciompi, travailleurs de la laine, à Florence pendant l’été 1378, les
convulsionnaires de la Saint-Médard à Paris entre 1727 et 1732, la révolte des Jacques en
1358 autour de Paris etc… A-t-on affaire à autre chose qu’à une « uniformité sémantique »
recouvrant des conduites sociales tellement diverses que le terme n’a guère de sens réel et
qu’il vaut mieux l’abandonner avant même d’avoir engagé la réflexion ? Il s’agit là d’un
problème récurrent de la sociologie des mouvements sociaux. Très souvent, elle donne
l’impression de traiter de phénomènes qui ne sont pas de même nature et d’entretenir avec son
objet une relation peu définie. Au plan empirique, à la différence de la sociologie de la
famille, de la déviance ou de l’éducation, aucun accord ferme n’y existe quant à son objet.
Chaque sociologue pose sa définition plus ou moins large, plus ou moins conceptuelle, plus
ou moins cohérente.




        2. Qu’est ce qu’un mouvement social ?
        Pour l’instant, nous pouvons partir d’une « consensus minimum » en suivant un
manuel, celui de Mario Diani et Donatella Della Porta3. Les mouvements sociaux sont des
processus sociaux distincts, consistants en des mécanismes à travers lesquels les acteurs
s’engagent dans l’action collective : ils sont impliqués dans des relations conflictuelles avec
des opposants identifiés ; ils sont liés à des réseaux informels et denses ; ils partagent une
identité commune. Trois critères les définissent donc. Tout d’abord, les mouvements sociaux
se manifestent par une action collective conflictuelle contre un adversaire dans le but de
promouvoir le changement ou au contraire de l’empêcher. Dans un mouvement social, les
acteurs individuels et collectifs engagent un échange important de ressources afin de
poursuivre des buts communs, ils doivent notamment se coordonner, réguler les conduites
personnelles, définir des stratégies… Enfin, les mouvements sociaux n’existent pas sans la


3 . Donatella Della Porta and Mario Diani, Social Movements. An Introduction, Oxford, Blackwell, 1999.
7

formation et l’existence d’une identité collective, identité reconnue qui va au-delà des
événements particuliers, et qui permet aux différents acteurs de se sentir liés les uns aux
autres. Définir qui nous sommes, qui appartient et qui n’appartient pas au réseau d’action, est
une activité centrale des mouvements sociaux, de même que constituer un récit ou une histoire
commune. Ces trois éléments permettent de différencier les mouvements sociaux d’autres
formes d’action collective, comme par exemple des campagnes de solidarité (il n’y pas de
dimension conflictuelle) des processus organisationnels, des mouvements d’opinion, des
événements…
       a- L’élément central permettant de distinguer un mouvement social est la nature
conflictuelle de l’action. Dans de nombreux cas, des biens collectifs sont produits par de la
coopération sans que pour autant un adversaire soit identifié, sans que cela débouche sur une
redistribution du pouvoir ou un changement. Par exemple, la promotion de modes de vie
alternatifs n’implique pas forcément la désignation d’adversaires en termes politiques et
sociaux. Un mouvement de solidarité internationale n’est pas un mouvement social, même s’il
prend l’allure d’une mobilisation collective. Une campagne électorale n’est pas non plus un
mouvement social.
       Mais dans bien des mouvements, le critère n’est pas toujours évident. La formation
d’une contre-culture n’est pas a priori un mouvement social, même si elle peut s’y inclure.
Elle ne vise pas un adversaire social particulier. Par exemple, dans les années soixante, les
mouvements hippies promouvaient une culture alternative à la culture dominante, mais
cherchaient surtout à changer la vie et ne visaient pas nécessairement un adversaire social
bien défini. Ils dénonçaient ou refusaient le « système ». Mais en même temps, cette contre-
culture « jeune » était mêlée aux mouvements de contestation de la guerre du Vietnam ou aux
mobilisations étudiantes. De la même façon, les mouvements féministes sont-ils des
mouvements sociaux selon ce critère ? La première vague du féminisme revendiquaient le
droit de vote et l’égalité au moins politique. La deuxième vague du féminisme revendiquait le
droit à l’avortement et au-delà contestaient l’assignation des femmes à une définition
« infériorisante » de leur rôle social. Mais ce féminisme, notamment dans sa version radicale,
était-il un mouvement social, visant un adversaire particulier, les hommes, ou un mouvement
d’une autre nature, culturel, visant à transformer la culture ? Vaste discussion, avec de fortes
implications politiques, (elle détermine très largement qui est adversaire et qui est allié) qui a
traversé et continue de traverser les mouvements féministes. Dernier exemple. Dans les
années quatre vingt, l’apparition de la maladie du SIDA a engendré la formation de
mouvements, notamment en France. D’un côté l’association AIDS s’est donné pour but
8

d’alerter l’opinion et d’aider les malades. D’un autre côté l’association Act Up a dénoncé le
SIDA comme une maladie politique, résultat de l’homophobie et de la marginalisation des
homosexuels, cherchant ainsi à construire un mouvement social…
       Si le critère conflictuel doit être maintenu, comme critère de définition d’un
mouvement social, la désignation d’un adversaire n’est donc pas toujours évidente, y compris
pour les participants aux mouvements eux-mêmes. Aujourd’hui, quel est l’adversaire des
mouvements altermondialistes ? Surtout, ces exemples montrent que les mouvements sociaux
sont le plus souvent multidimensionnels et que l’analyse doit s’attacher à repérer les
différentes dimensions qui les composent et qui participent de la formation de l’action
collective. A l’évidence, le mouvement ouvrier fut un mouvement social. Il est d’ailleurs le
prototype du mouvement social, désignant un adversaire clair, les patrons, affirmant une
identité forte, la conscience de classe ouvrière, et luttant pour un enjeu qui paraissait évident :
la défense du métier et l’instauration d’une société des travailleurs libres. Mais le mouvement
ouvrier n’a jamais eu cette seule dimension : en son sein, les dimensions de solidarité ont joué
un rôle central. Le syndicalisme n’est guère compréhensible sans prendre en compte le vaste
mouvement des bourses du travail.
       b- Un mouvement social suppose aussi l’existence d’une dynamique dans laquelle les
divers épisodes de l’action sont perçus comme s’inscrivant dans une action plus vaste et plus
longue et non pas comme des événements particuliers et sans lendemain. Par delà les divers
sites et les divers moments de l’action, les participants doivent aussi se sentir inclus dans une
lutte plus générale ou un combat plus vaste. Par exemple, une grève ouvrière n’est pas un
simple accident historique dans une usine : longtemps, quel qu’en soit le résultat, les ouvriers
la vivaient comme une étape dans la longue lutte pour imposer le socialisme ou améliorer leur
sort. Ils avaient ainsi l’impression et le sentiment de partager à la fois une expérience
commune, celle du travail, mais aussi une conscience commune, conscience de classe qui se
manifestait par des luttes très diverses selon les contextes nationaux ou historiques. Ainsi, par
exemple, les ouvriers en grève dans les usines française en 1947 avaient à la fois le sentiment
de s’inscrire dans l’histoire de leur mouvement, faisant suite notamment aux grandes grève de
1936, mais aussi de s’inscrire dans un mouvement « mondial », celui des ouvriers contre les
patrons ou les capitalistes pour changer leur sort et instaurer une société plus égalitaire voire
socialiste pour certains. Cette dimension identitaire est importante car les mouvements ne sont
pas toujours actifs : ils oscillent de périodes d’intenses mobilisations à des périodes
« calmes » de latence. Dans ces périodes, la production culturelle et identitaire prévaut le plus
souvent, comme si le travail intellectuel prenait le pas sur le travail militant. Le meilleur
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exemple est évidemment celui du féminisme : la première vague du féminisme dans les deux
premières décennies du XXème siècle a été suivie d’une longue période d’atonie, jusqu’à la
résurgence du féminisme libéral puis du féminisme radical dans les années soixante-soixante-
dix, qui à son tour a connu un fort déclin en termes d’actions collectives. Depuis, le
féminisme est essentiellement un mouvement « intellectuel » et critique qui produit une
intense réflexion et théorisation sans qu’elle ne débouche sur la formation d’une action
collective. D’une certaine manière, les intellectuelles-militantes l’emportent sur les militantes-
intellectuelles. Ces activités dans les périodes de latence maintiennent l’identité du
mouvement et facilitent sa résurgence voire aident à sa reformation. Après la première vague
de militantisme écologiste et antinucléaire dans les années soixante-soixante-dix, la
production et la réflexion, le travail intellectuel, ont certainement très largement favorisé la
reformation du mouvement à la suite de l’accident de Tchernobyl en 1986. De même, les
réflexions développées pendant une période peuvent aussi favoriser l’affirmation et le
redéploiement d’un mouvement. On peut ainsi penser que le travail de la « nouvelle gauche »
au début des années soixante-dix a assuré une sorte de transition entre les mouvements des
années soixante et la formation des mouvements écologistes d’aujourd’hui.
       L’existence d’une identité collective ne signifie pas que les mouvements sont
homogènes. Il faut aussi concevoir les identités dans les mouvements sociaux comme
multiples, dynamiques et changeantes. Les acteurs engagés dans un mouvement social
partagent le sentiment d’appartenir à un même ensemble, éventuellement de s’inscrire dans
une même histoire et parfois d’en être les héritiers. Mais leur identité peut être extrêmement
variable et fait souvent l’objet d’une lutte de « définition » à l’intérieur même du mouvement.
Il faut savoir si elle est exclusive ou inclusive, ouverte ou fermée… Caractéristiques qui sont
autant d’enjeux pour l’analyse des mouvements sociaux que pour les militants. Ainsi par
exemple, s’il existe bien une identité du « mouvement des femmes », quelle est l’identité
féminine mobilisée ? Qu’est ce qu’être une femme ? S’agit-il de gommer les particularités
d’une identité infériorisante au nom de l’égalité ou, au contraire, de défendre et de
promouvoir des valeurs qui seraient spécifiquement féminine, le « care », contre des valeurs
masculines ? Existe-t-il une identité féminine naturelle, au nom de laquelle est contesté la
patriarcat, au faut-il en appeler à une commune humanité pour contester une identité féminine
naturelle qui ne serait qu’une construction sociale ? On le voit, l’identité d’un mouvement
social est un enjeu et n’est pas séparable de la définition conflictuelle d’un adversaire. Dans
les mouvements de minorités ethniques, doit on se définir comme des « blacks » victimes du
racisme et donc luttant pour l’égalité ou comme des « noirs », détenteurs d’une culture
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infériorisée et donc luttant d’abord pour la reconnaissance de leur particularité ? Dans les
années 1990, en France, le mouvement des chômeurs fut confronté aux mêmes difficultés
identitaires et stratégiques : fallait-il se définir comme des « pauvres » en donnant la priorité à
une meilleure indemnisation (au risque de paraître avoir intérêt au chômage !) ou, au
contraire, comme des « privés de travail », exigeant un emploi (au risque de négliger les
conditions de vie des chômeurs) ? Mais qu’ils soient partisans de l’une ou de l’autre réponse,
les acteurs du mouvement social partagent une même identité en ce sens qu’ils ont le
sentiment de participer à la même lutte et d’être engagé dans le même mouvement.
       c- Enfin, dans un mouvement social, les acteurs s’inscrivent dans un réseau de groupes
formels et informels et dans une histoire multidimensionnelle. En ce sens, un mouvement
social ne peut être réduit à une organisation, à un groupe particulier ou à un parti politique. Il
est plus ou moins en dehors des canaux institués et organisés de l’action collective, soit qu’il
les déborde, soit qu’ils s’en tiennent à l’écart. Les mouvements sociaux sont des réseaux
d’acteurs qui peuvent ou non inclure des organisations formalisées en fonction des
circonstances. Inversement, une organisation ne saurait être en elle-même un mouvement
social. Les mouvements sociaux sont des réalités plus larges et plus fluides que les
organisations. Par exemple, le mouvement ouvrier ne saurait se réduire au syndicalisme et aux
différentes organisations chargées de le représenter. De même, le mouvement féministe a été
composé d’une myriade d’organisations, d’orientations et de tailles très diverses. Les
mouvements étudiants ne peuvent non plus se réduire aux organisations étudiantes, même si
celles-ci jouent toujours un rôle dans la mobilisation et l’orientation de la protestation. Dans
chaque mouvement étudiant, la question des organisations est d’ailleurs une question
politique et un enjeu de conflit : beaucoup d’acteurs pensent qu’elles « freinent » ou civilisent
le mouvement et l’empêchent de se déployer pleinement ou encore s’y incrustent pour les
exploiter à leur profit (les Trotskystes sont souvent accusés d’être des « coucous »). Il importe
donc de distinguer soigneusement organisations et mouvements sociaux. Ceci ne signifie pas
que les organisations sont néfastes aux mouvements sociaux ou imposent nécessairement leur
oligarchie ou encore qu’elles sont toujours des « traitres » à la cause, cherchant à
instrumentaliser le mouvement à leur profit. A l’intérieur des mouvements, le sens de
l’identité des militants ou des acteurs excèdent d’ailleurs très largement leur organisation.
Ainsi, à l’intérieur du mouvement ouvrier, les syndicalistes ont le sentiment d’avoir une
identité commune, qui va bien au-delà de leur appartenance organisationnelle et même de
leurs orientations politiques, et malgré leur divergences, parfois profondes, parfois même
violentes, ils se reconnaissent les uns et les autres comme membres du mouvement ouvrier.
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        Résumons. Les mouvements sociaux sont des processus sociaux particuliers, formés
de mécanismes par lesquels les acteurs s’engagent dans l’action collective. Ces acteurs sont
impliqués dans des relations conflictuelles avec des adversaires clairement identifiés ; ils sont
liés entre eux par des réseaux informels et denses de relations ; ils partagent une identité
collective. Il s’agit là de la définition « descriptive » la plus générale et la plus communément
reprise. Ainsi, Ralph Turner et Lewis Killian, conçoivent les mouvements sociaux comme des
« collectivités agissant avec quelque continuité pour promouvoir ou résister à un changement
dans la société ou le groupe auxquelles elles appartiennent. » Ils y ajoutent les dimensions
informelles de définition du leadership et de l’appartenance qui rompent avec les procédures
légitimes des autorités en place4. Plus récemment, David Snow a proposé une définition assez
proche : « Les mouvements sociaux sont des collectivités agissant avec un certain degré
d’organisation et de continuité en dehors des canaux institutionnels ou organisationnels dans
le but de défier ou de défendre les autorités existantes, qu’elles soient de nature
institutionnelles ou culturelles, dans le groupe, l’organisation, la société ou l’ordre social dont
elles font parti5. » Jeff Goodwin et James Jasper proposent une définition semblable : « Les
mouvements sociaux sont des efforts conscients, concertés et auto-entretenus (sustained) faits
par des gens ordinaires pour changer certains aspects de leur société en utilisant des moyens
extra-institutionnels. » Pour eux encore, « Un mouvement social est une contestation
collective, organisée, auto-entretenue et extra institutionnelle des autorités, des détenteurs du
pouvoir ou des pratiques et croyances culturelles6. » Pour ces auteurs, les mouvements
sociaux sont une forme d’action collective extérieure aux canaux institutionnels (en ce sens,
ils ne sont pas des groupes de pression, même s’il peut exister des recoupements), ils sont
engagés dans un conflit pour la défense ou au contraire le changement des autorités en place ;
ils sont une activité plus ou moins organisée et enfin, ils existent dans une certaine continuité
temporelle.
        A partir d’une telle définition, quatre grandes questions se posent pour qui veut étudier
les mouvements sociaux, comme autant de questions liées à des théories sociologiques.
        1. Quelles relations existent entre mouvements sociaux et changements sociaux,
notamment tout ce qui concerne les transformations de la conflictualité sociale ? Pouvons-
nous concevoir les mouvements sociaux comme l’expression des conflits, de conflits

4 . Ralph Turner & Lewis Killian, Collective Behavior, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1987, p. 223. Ce
manuel de 1957 est régulièrement réédité.
5 . David A. Snow, Sarah A. Soule & Hanspeter Kriesi, The Blackwell Companion to Social Movements,
Oxford, Blackwell, 2004, p.11.
6 . Jeff Goodwin and James M. Jasper, eds, The Social Movements Reader. Case and Concepts, Oxford,
Blacckwell, 2009.
12

structuraux ? De quels conflits ? Y-t-il eu des changements favorables à leur émergence ou,
au contraire, sont-ils des facteurs de changement ? Toute analyse d’un mouvement social est
inséparable d’une réflexion sur la conjoncture historique et sur le type de société dans lequel il
se place. Quelles sont les conditions structurelles d’émergence des mouvements sociaux ?
       2. Quel rôle jouent les représentations culturelles ? Comment des problèmes sociaux
sont-ils identifiés et peuvent-ils devenir des objets d’action collective et des enjeux de
conflits politiques ? Comment certains acteurs en arrivent-ils à développer une identité
commune et un sentiment d’appartenance ? Comment des protestations diverses et éparses
peuvent-elles être interprétées comme faisant partie d’un même mouvement ou relevant d’un
même conflit ? En d’autres termes, pouvons-nous lier les mouvements sociaux aux conditions
politiques de leur émergence ? Comment des opportunités politiques sont-elles transformées
en action ?
       3. Par quels processus les valeurs, les intérêts, les émotions, les idées sont ils
transformés en action collective ? Comment est-il possible de se mobiliser et de surmonter les
coûts de l’engagement dans l’action ? Quel est le rôle des identités, des symboles, des
émotions, des organisations, des réseaux dans l’explication de l’émergence et de la
persistance des mouvements sociaux ? Quelles formes prennent les organisations dans leurs
tentatives pour maximiser leurs forces et les mobilisations ? Comment s’opère l’accumulation
et la mobilisation des ressources dont disposent les acteurs ?
       4. Comment les contextes sociaux, publics, culturels affectent-ils les mouvements
sociaux, leurs chances de succès et les forment qu’ils prennent ? Comment les tactiques et les
stratégies de mouvements sociaux en sont-elles affectées en fonction des buts poursuivis ?
Autrement dit, quels sont les objectifs visés par les acteurs et comment s’inscrivent-ils dans
des contextes socio-historiques ?
       Ces quatre questions sont à la base de toute étude et de toute sociologie des
mouvements sociaux :
       1. Quels sont les liens entre mouvements sociaux et structures sociales ?
       2. Quel rôle joue la conjoncture politique ?
       3. Comment l’action collective et les acteurs sont-ils fabriqués ?
       4. Quels sont les objectifs visés et par quel acteur ?
       Les plus souvent, les diverses théories ou les modèles privilégient une de ces
dimensions et en font découler les autres. Soit les mouvements sociaux sont analysés en
amont en quelque sorte, comme un effet des changements sociaux ou des décalages
structurels générant des tensions qui trouvent à s’exprimer sous la forme d’action collective.
13

Soit ils sont analysés à partir des conjonctures politiques qui les voient naître, comme un effet
de l’affaiblissement institutionnels ou de l’apparition d’opportunités nouvelles, permettant la
mise en œuvre de certaines formes d’action collective. Soit, ils sont compris comme une
forme de construction politique par des élites militantes ou politiques qui fabriquent de
l’action afin de soutenir leurs intérêts propres. Soit, enfin, ils sont conçus à partir de leurs
objectifs revendicatifs et de leurs contenus culturels opérant dans des conjonctures historiques
et politiques différentes.
       De toutes des questions et ces définitions, nous pouvons tirer une remarque générale :
dans tous les cas, au-delà des conditions de leur émergence ou des mécanismes de leur
fabrication, les mouvements sociaux sont conçus par une forme ou une autre d’association de
particulier et de général, de mise en relation de demandes ou des réactions particulières et de
questions, économiques, politiques ou culturels, généraux. Ils sont constitués par le mélange
de revendications directes et immédiates et d’une volonté de changer ou de préserver un
équilibre politique, culturel ou économique. Il s’agit toujours d’une action qui lie ou tente de
lier des conditions, des demandes et des objectifs à la fois immédiats et généraux. Ainsi, le
mouvement ouvrier s’est-il constitué par l’articulation de revendications « de base », les
salaires, les conditions de travail, et d’objectifs généraux : en finir avec l’exploitation,
instaurer une société des travailleurs libres, abattre le capitalisme. Le mouvement féministe a
associé des demandes directes, le droit de vote, le droit à l’avortement, avec la volonté de
changer la culture ou de changer la définition des rôles féminins. Les mouvements écologistes
ont lutté à la fois contre l’implantation d’infrastructures, centrales nucléaires ou autoroutes en
essayant de promouvoir d’autres conceptions de la croissance économique, d’autres modèles
de développement… Cette capacité d’articuler demandes et objectifs, de construire des
revendications, est au cœur de la formation des mouvements sociaux et bien entendu des
interrogations des sociologues sur les mouvements sociaux. Les réponses qui y sont apportées
s’enracinent sur des théories de l’action et sont autant de conceptions des mouvements
sociaux.




       3. Les « théories » des mouvements sociaux


       Toute analyse des mouvements sociaux suppose l’adoption d’une représentation de
l’action et de la vie sociale : quelle qu’en soit la définition, un mouvement social est toujours
perçu comme un processus actif s’inscrivant dans une société particulière. De manière
14

traditionnelle, la sociologie a fait de la catégorie d’action sa catégorie fondamentale, celle
autour de la quelle s’organisent la plupart des constructions théoriques. Il en est de même des
théories concernant les mouvements sociaux. Celles-ci se fondent sur des conceptions
différentes de l’action, et par contre coup, de la vie sociale et de l’acteur social.


        L’action, catégorie centrale de la sociologie
        La catégorie d’action suppose un écart entre monde objectif et monde subjectif, une
distance obligeant l’acteur à définir son propre rapport au monde en intervenant sur lui. Pour
les sciences sociales, l’expérience de la modernité est marquée par une profonde
ambivalence : nous vivons deux formes de vie sociale. L’une est caractérisée par notre
indépendance personnelle, le choix de nos relations et de notre mode de vie. L’autre est, au
contraire, marquée par les exigences de la société, la discipline qu’elle nous impose et qui fait
que nous avons l’impression d’agir comme des machines. Nous construisons le sentiment
d’être un individu autonome et libre et, en même temps, nous vivons aussi un ensemble de
contraintes sociales qui nous obligent à agir de telle ou telle manière. Socialement, nous avons
le sentiment de faire partie d’une collectivité et en même temps de pouvoir la tenir à distance,
au moins à certains moments. Notre vie subjective n’est pas notre vie objective. « Nous
sommes simultanément libres et contraints et nous en avons conscience » écrit Margaret
Archer, qui ajoute que « la validité de la théorie sociale repose sur sa capacité à reconnaître
et à réconcilier ces deux aspects de la réalité sociale vécue7. » Précisons. L’opposition entre
l’individu et l’ordre social n’est pas une invention de la modernité. Elle est un leitmotiv de la
culture occidentale dont le théâtre grec et plus particulièrement Sophocle (- 496- -406) ont
donné la première expression et peut-être la plus forte : Antigone affronte Créon au nom de
valeurs intemporelles et supérieures à celles de l’Etat et de l’ordre social. (Il s’agit peut-être là
de la première représentation d’un mouvement social) La première différence introduite par la
modernité culturelle et sociale est propre à l’individu : l’individualité n’est plus un « destin »
subit par le héros, elle est le produit de ses propres actions, d’une subjectivité réflexive et
consciente de soi qui conduit en quelque sorte à intérioriser le conflit moral et à l’assumer.
Dans le théâtre moderne, « tout repose sur les actions propres de l’individu ». Il n’est plus un
« héros qui subit une destinée fatale ». En plus de sa liberté, l’individu se voit doté d’une
intériorité.



7 . Margaret Archer, Culture and Agency, The Place of Culture in Social Theory, Cambridge, Cambridge
University Press, 1996.
15

        La modernité introduit aussi une deuxième différence : si tout repose sur l’action des
individus, la société est un artefact, une construction politique. « La pensée sociale moderne
est née en proclamant que la société est construite et imaginée, qu’elle est un artefact humain
et non l’expression d’un ordre naturel sous-jacent 8. » Cette affirmation a inspirée les grandes
doctrines de l’émancipation. Si la société est une construction, elle peut donc être changée : il
s’agit bien là d’une condition indispensable à la formation de mouvements sociaux.
L’individu ne saurait être soumis de manière passive à la réalité sociale, à une place que
l’ordre lui assigne. L’individu émancipé est capable de prendre le contrôle des conditions
sociales qui lui sont faites. Non seulement sa liberté ne peut s’exercer s’il est soumis à un
arbitraire, mais surtout, la souffrance humaine n’a plus de justification ou de légitimité. Le
conflit moral devient un conflit entre les « hommes » et il est donc possible de lui donner une
solution. Tout au long du XIXème siècle, se développe l’idée d’une réconciliation possible
entre l’individu et la communauté sociale, entre l’individu émancipé et la construction d’une
société enfin pleinement humaine. De manière paradoxale, c’est dans la pensée moderne que
s’affirme avec le plus de force l’idée de la séparation entre le sujet et l’objet et, à partir de
l’émancipation individuelle, l’idée de leur réconciliation possible.
        Cette affirmation a été développée par la sociologie, en lien avec les doctrines de
l’émancipation, autour du thème du passage de la communauté à la société. Elle a deux
conséquences majeures : en termes moraux, la société moderne se définit par l’égalité comme
l’a bien montré Tocqueville. La société moderne est une société démocratique dont l’idéal est
l’égalité. En termes sociaux, l’individu est émancipé. Détaché de la tradition, il doit se donner
ses propres lois et ses propres valeurs. Il est donc doté d’une capacité réflexive et surtout
d’une capacité d’action : c’est lui qui fabrique la société. Ainsi, de Hobbes à Marx, l’idée
d’une société construite ou produite est inséparable de l’affirmation de l’égalité et d’une
éthique de l’émancipation et de la liberté (thème centraux des objectifs des mouvements
sociaux). La société moderne est un ordre construit et changeant dont le changement dépend
de l’action d’individus égaux. L’homme devient la mesure de toute chose pour paraphraser
Hobbes. C’est pour cette raison, parce qu’elle est active, que la société moderne est une
société démocratique et de mouvements sociaux.
        La sociologie s’est donc construite à partir d’un diagnostic portant sur la société
moderne marquée par la séparation entre sujet et objet, acteurs et structures et à partir du
projet de leur réconciliation. Pour elle, il existe toujours une menace qui est celle de la rupture

8 . Sur ce thème, Roberto Mangabeira Unger, Social Theory : Its Situation and Its Task, Cambridge, Cambridge
University Press, 1987.
16

complète entre le monde des acteurs et celui des structures. La sociologie affirme leur unité
par la correspondance, positive ou négative, entre acteurs et structures. Comme l’écrit le
sociologue britannique David Lockwood, la société est à la fois définie par la « nature,
pacifique ou conflictuelle, des relations sociales entre les acteurs » et par les « relations
sociales, pacifiques ou conflictuelles, entre les parties du système social ». La société
moderne a donc deux faces et c’est même là sa caractéristique essentielle par rapport aux
communautés. Dans le monde traditionnel, l’absence de distance entre l’individu et le social
ne laissait pas de place à une différenciation entre acteurs et systèmes. Il n’y a pas d’action.
Au contraire, de nos jours, dans le monde moderne, cette différenciation est nette, et l’unité de
la société est construite par la correspondance entre les logiques des structures ou des
systèmes et les logiques des acteurs ou des individus. Autrement dit, la sociologie affirme que
la vie sociale n’a pas d’unité et que cette unité doit être projetée et construite par l’action
humaine. La société moderne est toujours conçue comme une société divisée, dont la totalité a
été perdue. Notons que cette affirmation n’est pas propre aux sciences sociales. La modernité
artistique par exemple s’est aussi souvent donnée à voir et représentée elle-même à partir de la
totalité perdue, par le développement de la métaphore du fragment, l’usage de la juxtaposition
ou du collage. C’est aussi, de manière classique, une certaine nostalgie de la totalité perdue
qui irrigue la perception de la ville contemporaine dans laquelle le centre et l’unité se seraient
évanouis au profit de l’étalement et de la désintégration. Cette dimension nostalgique est aussi
présente dans nombre de mouvements sociaux qui en appellent à la défense du passé pour
promouvoir l’égalité et la liberté.




       Trois interprétations de l’action
       La sociologie se fonde sur un diagnostic largement partagé, la séparation du subjectif
et de l’objectif et par conséquent la nature active de la société moderne. La société est une
collection d'individus autonomes. Elle ne peut être autre chose qu'un « acte de leur volonté ».
Elle est une convention. C'est une de ses caractéristiques essentielles. C'est d'ailleurs ainsi que
la définit le sociologue Ferdinand Tönnies (1855-1936) : « La société donc, par la convention
et le droit naturel d'un agrégat, est comprise comme une somme d'individus naturels et
artificiels dont les volontés et domaines se trouvent dans des associations nombreuses et
demeurent cependant indépendants les uns des autres et sans action intérieure réciproque. »
L'ordre social relève du politique et non plus du « naturel ». A la différence des communautés,
la vie sociale et politique n'est pas imposée du dehors, elle est instituée par les individus libres
17

et égaux. Elle est le produit d'un contrat. A partir de cette affirmation très générale, se pose
une question politique et sociologique fondamentale : comment la société est-elle construite
par l’action et inversement comment permet-elle à l’action de se développer ?
        Nous pouvons dégager trois interprétations de l’ambivalence de l’expérience de la
modernité qui sont trois grandes représentations de la vie sociale et trois manières de
réconcilier ses deux faces9.
        Depuis le XIXème siècle, la réponse dominante à cette question est la philosophie de
l'intérêt. Cette forme de pensée sociale voit dans la poursuite « rationnelle » de ses intérêts par
chacun le moyen de maîtriser les passions individuelles et la source de l'ordre public. La
recherche du bonheur privé finit par créer les conditions du bonheur collectif, la société
devenant un marché qui s'autorégule. Il suffit donc que chacun agisse naturellement et non
plus socialement (en fonction de préjugés, d'attachements ou de traditions) pour être rationnel
et que s'instaure un ordre social stable et moderne. La vie sociale se développe ainsi
spontanément grâce aux progrès de l'économie, de l'échange et de l'industrie. La stabilité est
le produit de la liberté individuelle et, inversement, elle permet à chacun de chercher son
propre bonheur. Que l'harmonie entre le bonheur individuel et le bonheur collectif, entre la
liberté et l'ordre, soit spontanée ou le produit d'une action politique de destruction des
obstacles sociaux à l'équilibre, la stabilité sociale est dans tous les cas fondée sur la liberté de
l'individu de poursuivre la recherche de son propre bonheur. L’action est ici nécessairement
rationnelle et se développe sur un marché.
        La seconde définit la société par son rapport à la morale et met au centre de ses
interrogations, la question de la socialisation. Les institutions en constituent le cœur. Il s’agit
ici de savoir comment l’ordre social est possible dans un monde dominé par l’individualisme,
ou de manière plus précise, il s’agit de savoir comment construire une société à partir des
individus. Dans cette conception, la liberté individuelle est comprise comme la capacité d’agir
selon sa propre volonté par la maîtrise des pulsions et des désirs. L’action est ici de nature
morale et non utilitaire, elle met en œuvre des normes et elle s’inscrit dans un ordre social
intégré autour de valeurs partagées.
        Enfin, la troisième conception définit la société par son rapport à la nature et met au
centre de ses interrogations la question du travail et les conflits qui résultent de son contrôle et


9 . On peut retrouver cette tripartition chez des sociologues aussi différents que Robert Merton qui distingue la
structure des chances, celles des normes et ce qu’il nomme la structure idéale pour analyser l’action sociale ou
encore, plus récemment dans la construction de la sociologie de l’expérience de François Dubet qui distingue les
dimensions stratégiques, normatives et subjectives. Récemment Hans Joas a repris lui-aussi une telle tripartition,
entre l’utilité, la norme et la créativité pour analyser l’action sociale.
18

de la répartition de ses fruits. Les classes sociales en constituent le cœur. La liberté
individuelle y est conçue comme la capacité d’auto affirmation de l’individu, par le
développement des potentialités de la personne. L’action est ici de nature créative et
libératrice. Elle s’inscrit dans une société conflictuelle.
        Dans chaque cas, nous avons affaire au même point de départ : la modernité se définit
par l’individualisme, plus exactement par la distance entre l’individu et l’ordre social ou
politique. L’individu ou l’acteur ne peut donc plus être dans une situation de totale passivité
face à la société. Il est actif. Entre lui et sa place dans l’ordre social s’interposent sa
rationalité, sa morale ou sa créativité. Chaque définition de l’action renvoie alors à une
conception de l’acteur et plus généralement de l’individu. La première considère que
l’individu, tel un atome, est mu par ses intérêts. La question de l’ordre social est résolue par la
mise en œuvre de la rationalité, favorisant l’émergence d’un équilibre plus ou moins spontané,
sur le mode de l’échange. La seconde considère que l’individu est mû par ses pulsions et ses
passions. La question de l’ordre social ne peut donc être résolue que par la contrainte morale
imposée par une force extérieure, contrainte matérielle ou contrainte morale intériorisée
comme l’affirme Durkheim. La société est ici le garant de la morale et l’agent de la
civilisation. L’acteur se construit par l’intériorisation d’une morale qui lui permet de faire
triompher sa volonté. La troisième conception considère que le potentiel d’autodétermination
de l’individu ne peut s’exercer dans une situation sociale où il est soumis à l’arbitraire ou à
l’inégalité. Les structures sociales ont échappé à son contrôle, et il est nécessaire d’en
reprendre la maîtrise afin que l’action « propre de l’homme » trouve son plein
épanouissement et que l’individu puisse être reconnue par ses égaux.
        L’action est ce qui permet de passer des acteurs aux structures. Dans une perspective
utilitaire, elle est une logique d’investissement et d’échange. Elle permet de passer de la
recherche de l’utilité à la rationalité de l’ordre social. Les phénomènes sociaux sont compris
comme des effets de composition des actions individuelles10. Dans une perspective
institutionnelle, l’action est un processus : elle est le processus qui permet d’aller du besoin
aux valeurs socioculturelles. L’action est un « effort » pour lier des conditions, des moyens et
des valeurs, autrement dit, des éléments normatifs et conditionnels. Comme le soulignait
Parsons, « cela est rendu nécessaire par le fait que les normes ne se réalisent pas seules
automatiquement mais seulement à travers l’action pour autant qu’elles se réalisent. »
L’action est conditionnée par l’institutionnalisation. Elle en est la figure correspondante et, de

10 . Voir : Raymond Boudon, « Action » , In : Traité de sociologie, sous la direction de Raymond Boudon, Paris,
PUF, 1992.
19

ce point de vue, apparaît comme une conduite sociale. Dans la perspective des classes
sociales, l’action sociale fabrique la société comme un « travail ». La séparation de l’acteur et
du système donne au système une autonomie par rapport aux acteurs qui ne le contrôlent plus.
L’acteur est aliéné en ce sens que le système le place dans une situation qui le contraint à agir
en fonction des intérêts et des impératifs du système et non pas en fonction de ses préférences
subjectives. (C’est ainsi que Parsons interprète l’idée de « déterminisme économique » :
« D’un côté le système lui-même est le résultat d’une myriade d’actes individuels, mais, d’un
autre côté, il créé pour chaque individu agissant une situation spécifique qui le contraint à
agir d’une certaine façon s’il ne veut pas aller contre ses intérêts. ») L’action n’est donc pas
une conduite sociale définie par une norme ou un intérêt. Elle est plutôt la mise en question de
la conduite par la préférence subjective et la reconnaissance de l’écart entre l’intérêt et la
préférence. Elle est une sorte de travail de désaliénation ; elle est définie par la contestation du
mode de liaison entre l’acteur et le système imposé par le système. Elle est donc
simultanément création et contestation. Elle est à la fois création d’un nouvel ordre
institutionnel et contestation de cet ordre, création de formes nouvelles d’intégration et
contestation de cette intégration. L’action est un processus créateur et conflictuel. Elle est une
« conduite placée dans une relation sociale et orientée vers le maintien, la transformation ou
le renversement d’un ou plusieurs éléments constitutifs d’un système social » écrit Alain
Touraine. Dans ces trois images, l’action est à la fois conditionnée par l’intégration sociale et
nécessaire à l’intégration du système et, inversement, elle est conditionnée par l’intégration du
système et nécessaire à l’intégration sociale. Les notions de marché, d’institution ou de classe
sociale assurent le passage d’un point de vue à l’autre.


       Les conceptions des mouvements sociaux
       L’action est fondamentale parce qu’elle permet de lier les intentions et les
comportements des personnes avec les conséquences macro-sociales. Comme le note James
Coleman, la théorie peut ainsi relier individu et société et rend possible une conception de la
façon dont les systèmes sociaux sont formés par la volonté humaine. Surtout, le thème de
l’action rend possible le lien entre une théorie sociale positive et une philosophie sociale
normative, en connectant les actions individuelles et leur réalisation ou leur absence de
réalisation. En effet, les trois représentations de la vie sociale que nous avons évoquées
brièvement posent le même problème : face à une réalité sociale marquée par les passions,
l’égoïsme et l’instrumentalisme, comment construire une véritable « communauté morale » ?
La sociologie, sous ses diverses formes, est un essai constant de répondre à cette question.
20

Elle y a répondu soit en insistant sur la nécessité de développer la rationalité contre les
passions, soit de contrôler les comportements individuels, soit encore en insistant, sur la
nécessité pour les acteurs de contrôler les systèmes sociaux. Dans chacun des cas, la société
est considérée comme un artefact, elle n’est pas donnée. Que les hommes agissent
« naturellement » de façon instrumentale en fonction de leurs intérêts ou moralement en
fonction de normes, ou encore en se montrant créatifs par leur travail, la société est une réalité
qui leur est extérieure, faite d’un ensemble de systèmes qui visent à contrôler les
comportements sociaux, à imposer des règles et des limites afin que la vie commune soit
possible, afin d’éviter l’anarchie ou l’anomie. C’est la société qui impose aux hommes les
dimensions rationnelles ou morales de leur action ou détermine leurs comportements. Les
systèmes sont des mécanismes de contrôle. Dans une version opposée, les hommes ne sont
pas simplement mus par des passions mais aussi par des considérations morales, rationnelles
ou créatives. La société devrait donc traduire au mieux ces considérations, ces diverses formes
de solidarité et de reconnaissance. Ce sont les hommes qui imposent, ou qui peuvent imposer,
ou encore qui doivent imposer aux systèmes une organisation ou un fonctionnement humain.
Mais ils ne le font qu’en tant qu’ils mettent en œuvre par leurs actions une logique supérieure,
qui est celle, précisément, des mouvements sociaux.
       Nous pouvons maintenant résumer nos deux principales propositions.
       1.         Un mouvement social est un type particulier d’action consistant à lier du
                  particulier à du général, des préoccupations immédiates à des problèmes
                  sociétaux. L’action permet de passer d’un niveau micro à un niveau macro,
                  des acteurs aux systèmes.
       2.         Il existe trois représentations fondamentales de l’action : l’utilité, la norme,
                  la créativité, qui sont aussi trois manières de passer du particulier au général,
                  de l’acteur au système.
       A partir de ces deux affirmations, nous pouvons représenter l’espace des théories des
mouvements sociaux selon qu’elles privilégient des niveaux micro ou macro et selon la
théorie de l’action développée.


                                       Image de l’action humaine
                  Rationnelle/utilitaire      Normative ou morale        créative et conflictuelle
       Macro              1                             3                         5


       Micro               2                            4                          6
21




       Six grandes approches émergent ainsi que l’on peut regrouper deux à deux.
       1-2. Les approches qui conçoivent l’action en termes utilitaires et développent et
donnent la priorité à un niveau macrosociologique. La mobilisation des ressources ou la
théorie des opportunités politiques s’inscrivent dans ce cadre. Anthony Obershall, Charles
Tilly, Sydney Tarrow en sont les représentants. Elles sont le pendant macro des approches
micro qui se développent dans les mêmes termes : le modèle d’Olson ou celui de Coleman
s’inscrivent dans cette perspective.
       3-4. Les approches qui conçoivent l’action en termes moraux et normatifs. Les
théories du comportement collectif, celle de la frustration relative s’inscrivent dans cette
logique. Au plan macro, elles perçoivent souvent l’action comme un effet de la crise des
institutions, de l’intégration ou du décalage culturel. La théorie du comportement collectif de
Smelser est certainement la plus aboutie, avec celle de Tedd Gurr sur la frustration relative.
Au plan micro, la théorie de la norme émergente de Killian et Turner est la plus influente.
       5-6. Les approches qui conçoivent l’action en termes créatifs et conflictuels. Les
théories du conflit de classes et des nouveaux mouvements sociaux en sont la traduction sur
un plan macro sociologique. La théorie d’Alain Touraine ou celle d’Alberto Mellucci en sont
une des expressions les plus contemporaines. Enfin, sur un plan micro, les théories de
l’alignement des cadres et les modèles issus de l’interactionnisme s’inscrivent aussi dans cette
logique. La théorie de Randall Collins ou celles de David Snow ou de James Jasper en sont
des déclinaisons les plus connues.




       4. Mouvements sociaux et conjonctures politiques
       Comme tout autre domaine, la sociologie des mouvements sociaux possède des
fondements théoriques, bref elle repose sur une représentation de l’action. La théorie
l'ensemble des outils, vocabulaire et modèles qui autorisent l'explicitation logique d'une
certaine représentation de la vie sociale permettant de poser des questions et d'y apporter des
réponses sous formes d'hypothèses. Les mouvements sociaux observés par les sociologues
n'ont pas de sens en eux-mêmes. Ils prennent une signification quand ils sont rapportés à un
ensemble de conceptions plus générales, à une certaine vision de la vie sociale associée à une
conception de l’action. Mais dans le choix théorique auquel procède le sociologue, il existe
une part d’arbitraire. Il est largement conditionné par des considérations philosophiques,
22

morales ou politiques, mais aussi par les contextes historiques et sociaux dans lesquels
s’inscrit la réflexion.
        Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a comparé les théories sociologiques à des
cartes de géographie. Comme un géographe utilise un certain nombre d'outils et de mesures
pour construire une carte qui lui permet d’offrir une représentation de l’espace, le sociologue
utilise les instruments de la sociologie pour appréhender un ensemble de faits observés et
organiser ces faits. Comme le géographe choisit une échelle et un point d'observation, le
sociologue le fait à partir du choix d'un point de vue. En fonction de l’échelle, il peut adopter
un point de vue « micro », très détaillé ou un point de vue « macro », plus global. Mais il peut
aussi dessiner sa carte d’une façon surplombante ou d’un point de vue plus horizontal, c’est à
dire « objectivement » ou « subjectivement », en perspective. Enfin, il peut la dessiner en
l’orientant d’une manière ou d’une autre : pensons par exemple, que les planisphères édités en
France sont totalement différents de ceux édités en Australie. Il s'agit pourtant de la même
planète. Il en est de même du champ d’étude des mouvements sociaux. Il est structuré par
certaines formes de représentations de la vie sociale qui sont associées à des conceptions de
l’action.
        Toute étude des mouvements sociaux suppose donc toujours le choix d'un point
particulier d'observation. De ce point de vue, la sociologie lie ses analyses de l’action à des
situations historiques données. Les sociologues sont autant des analystes objectifs de leur
société qu'ils en sont aussi des acteurs, en ce sens que leurs orientations morales et politiques
déterminent très largement à la fois leurs « théories » mais aussi leurs interprétations et leurs
prises de position, notamment dans le domaine des mouvements sociaux. De façon générale,
les sociologues sont à la fois dedans et dehors. Leurs théories sont à la fois sur et de la société.
Cette ambivalence est encore plus marquée dans le domaine particulier de l’étude des
mouvements sociaux, où les interprétations et les analyses sont aussi très largement tributaires
des choix politiques et philosophiques de sociologues. Ainsi, par exemple, s’il va de soi que le
mouvement ouvrier ou le mouvement des droits civiques ou encore le mouvement
altermondialiste sont facilement intégrés dans le vaste domaine des mouvements sociaux,
cette intégration pose plus de difficulté en ce qui concerne les mouvements fascistes, les
mouvements anti-avortement ou certains mouvements religieux. Situés plutôt à gauche de
l’échiquier politique, les sociologues ont développé leurs analyses à partir d’un point de vue
qui les a amenés à exclure de leurs définitions tel ou tel mouvement, telle ou telle lutte.
        Un bon exemple est fournit par les analyses du mouvement de décembre 1995 qui a vu
s’opposer violemment les sociologues d’extrême-gauche et « républicains » aux sociologues
23

de la gauche modernisatrice pro-européenne, à travers deux pétitions antagoniques. Une partie
des sociologues a vu dans la grève des cheminots pour la défense de leur système de retraite,
une vaste lutte de « défense de la civilisation », voire une forme de « résistance nationale »,
l’opposition d’un « modèle français » porté par les services publics à une entreprise de
dérégulation et d’affaiblissement de l’Etat au profit du « marché et du consommateur ». « Je
suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la
destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité
républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art et,
par-dessus tout, au travail11. » Une autre partie des sociologues y a vu une lutte plus limitée,
portée par une logique de défense des acquis, une forme de corporatisme, ( c'est-à-dire la
revendication d’avoir des droits et des avantages garantis par l’Etat ), au détriment des classes
les plus faibles, plus directement touchées par le chômage et la précarité. « Nous entendons
prendre nos responsabilités et nous engager à défendre des options qui visent à sauvegarder
un système qui garantisse à la fois la solidarité et la justice sociale » écrivent-ils dans une
pétition de soutien à la CFDT. « Dans sa crispation sur le territoire national, dans son appel
à l’exception française dont notre service public serait une des composantes essentielles, la
mobilisation emprunte les sentiers du repli identitaire, déjà explorés, en d’autres lieux
politiques, par d’autres forces12. » L’exemple de la grève de décembre 1995 est certainement
un des plus évidents13. Mais il est loin d’être le seul : Mai 68 fut l’objet d’âpres polémiques
entre sociologues quant à sa portée ou à sa nature : fallait-il y voir une brèche culturelle
renouvelant profondément une culture bourgeoise sclérosée comme le pensait Edgar Morin,
une forme renouvelée de luttes de classes ouvrant à de nouveaux mouvements sociaux comme
le proposait Alain Touraine ou plus modestement, un mouvement de « petits bourgeois »,
réagissant à la crise de l’université et à leur déclassement programmée à cause de la
dévalorisation des diplômes, comme l’analysaient Pierre Bourdieu ou Raymond Boudon dans
une logique de la frustration relative14 ?
        Néanmoins, la sociologie des mouvements sociaux n’est pas pour autant de la pure
idéologie. Comme sociologie, elle prétend aussi avoir des fondements scientifiques pour deux
raisons : elle offre des critères de validation, c'est à dire des éléments qui permettent de


11 . Pierre Bourdieu, intervention prononcée le 12 décembre 1995, à la gare de Lyon.
12 . Pascal Perrineau et Michel Wieviorka, « De la nature du mouvement social », Le Monde, 20 décembre
1995.
13 . Il fut l’occasion de réactiver des lectures « staliniennes » des mouvements sociaux, comme celle proposée
par Stathis Kouvélakis, La France en Révolte, Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007.
14 . Alain Touraine, Le communisme utopique, Paris, Le Seuil, 1968, Pierre Bourdieu, Homo-Academicus, Paris,
Minuit, 1984, Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
24

confirmer ou d'infirmer les propositions par l'observation empirique ; elle prend en compte la
relation entre l'observateur (le sociologue) et la réalité observée (la vie sociale). Elle implique
une méthodologie particulière permettant l'investigation, la collection des faits et leur
interprétation dans le cadre fixé. La méthodologie est une façon de contrôler la relation du
sociologue à son objet. Mais en même temps, cette sociologie et les constructions qu’elle
propose n’est jamais totalement indépendante des contextes historiques, des orientations
politiques des sociologues et peut-être plus profondément encore, des mouvements sociaux
qu’elle étudie.
       Les conjonctures historiques et les choix politiques pèsent fortement sur l’histoire de
la sociologie des mouvements sociaux. Pendant longtemps, l’étude des mouvements sociaux
fut incluse dans le domaine plus vaste du comportement collectif. Les mouvements sociaux
étaient considérés comme un cas parmi d’autres, avec les foules et les paniques par exemples,
de comportement collectif. Au-delà des différentes définitions, ces conceptions avaient en
commun une vue plutôt négative des mouvements sociaux : elles y voyaient des ferments de
désordre ou de déstabilisation de l’ordre social, des moments d’effondrement de l’intégration
et d’irruption des pulsions ou des frustrations. De fait, dans son élaboration la plus haute, celle
de Parsons, la théorie sociologique dominante, percevait les mouvements sociaux comme des
manifestations d’une forme ou un autre de crise du système social. Ils devaient de ce fait être
plus présents à la marge du système, portés par des individus ou des groupes à l’écart et peu
intégrés, menaçant l’ordre établi. Cette vision, longtemps dominante, et encore aujourd’hui
très présente dans les commentaires publics, a été construite après la seconde Guerre
mondiale par une génération de sociologues marqués par les années 30/40, c'est-à-dire des
mouvements extrémistes et totalitaires. Ce sont ces circonstances qui ont façonné leur vision
des mouvements, du danger qu’ils représentaient pour la démocratie et l’intégration sociale.
C’est aussi pourquoi, cette littérature a toujours montré une certaine hostilité aux mouvements
et à leurs participants. C’est aussi pourquoi, elle s’est intéressé prioritairement aux conditions
sociales   de     l’irruption   des   mouvements    sociaux    (ruptures,   anomie,     décalages,
massification…) d’un côté et aux effets psychosociaux de ces conditions de l’autre
(frustration, agression, violence).
       Cette première période est aussi celle d’une sociologie du conflit, essentiellement
européenne, directement héritée de la conception marxiste de la lutte des classes. Elle est
fortement liée à la puissance des mouvements ouvriers et à l’action des syndicats et s’inscrit
souvent directement dans l’ensemble plus vaste constitué par la sociologie du travail. En
Grande-Bretagne, en Allemagne, en France ou en Italie, se développe ainsi une sociologie des
25

conflits et des mouvements sociaux qui s’oppose à la sociologie de l’intégration. Elle voit
dans les conflits, et notamment dans les conflits de classes, l’un des fondements essentiels du
fonctionnement de la démocratie, de la stabilité des sociétés mais aussi du changement social.
Alors que dans la perspective de l’intégration les mouvements sociaux sont vus de manière
négative, les sociologues du conflit, au contraire, les perçoivent de façon nettement plus
positive, du moins s’il s’agit de mouvements ouvriers ou populaires. Les sociologues
promoteurs de ces analyses ont très souvent été fortement liés aux syndicats et à la Gauche,
comme Marshall, Rex et Lockwood en Grande-Bretagne, Dahrendorf en Allemagne, Pizzorno
en Italie, Touraine, Naville et Mallet en France. Sur le plan politique, ils sont aussi marqués
par les mouvements des années 30/40, mais aussi par la violente répression du mouvement
ouvrier par les régimes communistes à l’Est de l’Europe, à Berlin, en Pologne ou en Hongrie.
       Cette première période prend fin dans les années soixante aux Etats-Unis et en Europe.
Aux Etats-Unis, le Mouvement pour les Droits civiques et le mouvement étudiant démentent
brutalement les théories classiques : la contestation ne vient pas des marges du système, elle
vient du centre, des individus les mieux intégrés et dont le niveau de participation est déjà
élevé. De plus, la nouvelle génération de sociologues (les élèves de la précédente) est souvent
très liée aux activistes ou aux militants et manifeste une sympathie politique évidente pour les
mouvements sociaux. Ils ne voient plus dans les mouvements sociaux l’irruption de la
frustration ou la manifestation de la crise, mais une construction politique, une façon pour des
activistes de « mobiliser des ressources » pour créer de l’action et faire avancer des
revendications ou essayer d’accéder au système politique. Dès lors, ils conçoivent la
participation aux mouvements sociaux comme le résultat d’un processus de décision tout
aussi rationnel que toute autre conduite. Les questions qu’ils posent concernent les ressources
disponibles, les stratégies mises en œuvres par les élites ou les organisations, les opportunités
politiques. Plutôt que de se demander « pourquoi », ils considèrent que l’action collective est
en quelque sorte « normale » et qu’il faut expliquer « comment » elle est construite et par qui.
       Du côté européen, l’irruption des mouvements sociaux des années soixante et
l’explosion de Mai 68 conduisent plutôt à élargir les questionnements et à ne plus se focaliser
prioritairement sur le mouvement ouvrier. Le thème des « nouveaux mouvements sociaux »
devient central : les sociologues insistent sur l’élargissement des revendications, qui
concernent de nombreux aspects de la vie sociale et sont portées par de nouveaux secteurs, et
surtout, sur les dimensions identitaires présentes dans ces mouvements, comme le mouvement
des femmes, le mouvement écologiste, le mouvement étudiant ou encore les mouvements
régionalistes. La participation aux mouvements sociaux met en cause plus directement que le
26

mouvement ouvrier la culture des sociétés occidentales, les demandes devenant de plus en
plus post-matérialistes. Les promoteurs de ces orientations sont aussi très liés à ce qui a été
appelé la « deuxième Gauche », née dans les années soixante de la lutte contre le colonialisme
et de l’apparition de nouveaux acteurs collectifs qu’elle a cherché à intégrer dans l’espace
politique.
       Cette deuxième période, marquée par l’opposition et le débat entre « mobilisation des
ressources » et « nouveaux mouvements sociaux », prend fin dans les années 1980-1990. Aux
Etats-Unis, les sociologues tirent le bilan de l’échec des mouvements des années soixante et
observent une période de « reflux » des actions « globales », qui n’ont pas trouvé de
débouchés politiques. Le balancier part dans l’autre sens comme l’observe Jo Freeman : sous
l’influence des théories des nouveaux mouvements sociaux, les questions du « sens » des
actions et des mobilisations refont surface. Les thèmes idéologiques et culturels sont mis en
avant pour expliquer « pourquoi » les individus s’engagent et pour montrer à la fois comment
sont définis les objectifs et les stratégies des mouvements sociaux. A la différence de la
première période, ces questions ne sont pas envisagées négativement, mais positivement. La
participation aux mouvements sociaux et les dimensions « culturelles » sont perçues comme
des façons de mettre en cause l’ordre social dans toutes ses dimensions, du gouvernement aux
relations interpersonnelles en passant par les organisations. D’une certaine façon, une
« jonction » s’opère avec les préoccupations européennes. Du côté européen aussi, le bilan de
l’échec et de la disparition des « nouveaux mouvements sociaux » est tiré par la sociologie en
lien avec la disparition des perspectives politiques. Il est associé à une focalisation sur des
mouvements plus limités, souvent portés par des catégories marginalisées, chômeurs, sans-
papiers, sans-logements. Ils apparaissent comme les prototypes des nouvelles formes d’action
collective, fortement enracinés sur des catégories particulières et limitées. Des deux côtés de
l’Atlantique, ce sont les perspectives « globales » qui sont effacées, et une certaine unification
des perspectives s’opère à un niveau « micro » sociologique.
       Ces trois périodes de l’histoire de la sociologie des mouvements sociaux doivent aussi
être perçue comme une complexification de ce champ particulier de la sociologie : les étapes
sont plus cumulatives que successives. En d’autres termes, si à chaque étape des problèmes
nouveaux sont posés et des orientations nouvelles sont développées, de nombreuses
publications s’inscrivent et continuent à se référer aux paradigmes élaborés précédemment.
De fait, par exemple, l’Association Internationale de Sociologie compte deux comités
« mouvements sociaux » qui s’ignorent et se concurrencent. Le comité dominant regroupe les
sociologues adeptes des théories de la mobilisation des ressources ou du processus politique.
27

Il est largement dominé par les Anglo-saxons. Il s’oppose à un autre comité, plus ancien, qui
regroupe les sociologues adeptes des théories des nouveaux mouvements sociaux et de la lutte
des classes. Ce dernier comité est plutôt constitué de sociologues européens et latino-
américains. L’opposition est aussi politique : les premiers sont considérés par les seconds
comme des sociologues développant des théories plutôt conservatrices, inspirés de Roberto
Michels, mettant l’accent sur le rôle des élites dans la construction des mouvements sociaux et
y voyant essentiellement le support de stratégies rationnelles et politiques.
        Ce cours présentera un certain nombre d’approches des mouvements sociaux en
essayant de les inscrire dans les préoccupations à la fois scientifiques et politiques qui ont
présidé à leur élaboration. Nous essaierons, dans la mesure du possible de combiner ces
présentations avec l’analyse d’exemples concrets de mouvements sociaux afin d’en monter la
pertinence et les limites.
28




                                            Chapitre 1
                              Comment analyser les émeutes ?
                           Le cas des émeutes de l’automne 2005 en France


        Les émeutes qui ont suivi la mort de deux adolescents à Clichy sous Bois le 27 octobre
2005 et qui se sont étendues à l’ensemble du territoire national pendant plus de trois semaines
ont marqué le paysage politique et social français. Elles ont imposé, au mois pour un temps, la
présence des « banlieues » à une opinion publique largement indifférente. Comme à chaque
émeute importante, depuis vingt cinq ans, la presse et la société françaises en « découvrent »
la « toile de fond » : les inégalités sociales, le chômage, la discrimination, le racisme, la
violence policière, la formation de ghettos. Comme à chaque fois aussi, après l’émotion de
l’événement et le retour à l’ordre, après les appels au civisme et à l’inscription sur les listes
électorales, la question s’efface petit à petit et la « société » se détourne d’un problème certes
récurrent, mais qu’elle ne parvient ni à « comprendre », ni à maîtriser. Et malgré l’importance
de la mobilisation intellectuelle, à travers les publications et les colloques, quelques mois plus
tard, l’opinion publique semble se satisfaire de l’absence de mesure d’ampleur, du mutisme
des politiques et du gouvernement, et du retour à l’ordre. Répression et silence semblent être
les seules « réponses » ou absence de réponse que les émeutes aient suscitée. Pourtant,
l’ampleur de l’événement doit être soulignée. Au plus fort des incidents, le 13 novembre,
11 500 policiers et gendarmes étaient mobilisés. 217 ont été blessés pendant ces semaines. La
Fédération française des sociétés d’assurance estime à 200 millions d’euros le coût global des
destructions dont 23 millions pour les 10 000 véhicules incendiés. 233 bâtiments publics et 74
bâtiments privés ont été dégradés ou incendiés. L’Education nationale a compté 255 atteintes
aux biens ou aux bâtiments, notamment dans les collèges, confirmant que les écoles avaient
été une des cibles privilégiées des émeutiers. Mais les gymnases, la poste, des entreprises, des
lieux de cultes ont aussi été touchés. Le soir du 30 novembre, le ministère de l’Intérieur faisait
état de 4770 interpellations, débouchant sur 4402 gardes à vue et l’incarcération de 763
personnes15.
        Que s’est-il passé pendant ces trois semaines de violences ? Aucune enquête n’a été
réalisée au cœur des émeutes. C’est donc en adoptant une démarche « d’ignorance prudente »

15 . Le Monde, 2 décembre 2005.
29

selon l’expression de Stanley Cavell, en s’appuyant sur les données nombreuses fournies par
la presse, notamment les propos d’émeutiers, qu’il semble possible de s’interroger sur la
nature des émeutes, sur leur construction et leur signification16. En effet, les émeutiers ont été
beaucoup moins silencieux que de nombreux commentateurs l’affirment même s’ils
provenaient d’un milieu où l’accès à l’espace public et politique est difficile, si ce n’est
impossible. L’émeute a permis une expression, que la presse a largement relayée à travers de
nombreux reportages et entretiens. Mais cette expression n’entre pas dans les cadres habituels,
notamment les cadres instrumentaux et rationnels, du système politique ou de l’action
militante traditionnelle. Elle a été largement ignorée dans les nombreux commentaires, qui ont
en quelque sorte « recouvert » la parole émeutière, interdisant de fait d’entendre les émeutiers,
voire refusant de les entendre. Sans faire des émeutiers les porteurs d’un mouvement social,
sans faire de « romantisme », il est au moins possible de partir d’une « intuition » favorable
pour essayer de comprendre, de supposer que la parole des émeutiers a un sens plutôt que de
chercher à comprendre « pourquoi » les émeutiers ont fait le choix de l’action directe et de la
violence. Cette parole peut ainsi nous éclairer sur les « significations sociales » d’une telle
orientation17. Cela suppose de lire l’émeute comme une forme d’action collective et politique
pour ensuite essayer d’en décrypter les mécanismes et d’en donner une interprétation.




         1. L’émeute comme action collective
         Le 16 octobre 2005, dans le quartier du Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin, deux
jeunes garçons essayent d’échapper à une Brigade anti criminalité sur un scooter volé. Ils
chutent. L’un d’eux se blesse grièvement à la cheville et est hospitalisé. Une rumeur court le
quartier : il serait dans le coma à cause des policiers. Quinze ans après la mort de Thomas
Claudio, au même endroit et à la suite d’une course poursuite, de nouvelles émeutes éclatent.
Indignés et enragés, les « jeunes » affrontent la police plusieurs soirs. Signes d’une tension
constante, selon les observateurs, entre les institutions et la population des quartiers de la
banlieue lyonnaise et illustration du « duel permanent avec la police » que pratiquent les
« jeunes », les émeutes de Vaulx-en-Velin de 2005 n’engendrent aucune « émotion »
particulière et ne suscitent pratiquement aucun intérêt politique à la différence de celles de


16 . Stanley Cavell, Le déni de savoir dans six pièces de Shakespeare, Paris, Le Seuil, 1993.
17 . Aviad Kleinberg, Histoire des Saints. Leur rôle dans la formation de l’Occident. Paris, Gallimard, 2005, pp.
112-113 et p. 117. Kleinberg précise que « la question de savoir pourquoi un individu choisit » d’agir de telle ou
telle manière est différente de la question de « savoir quelle est la signification sociale » de son choix et de son
action. D’ailleurs, ajoute-t-il, « nul ne connaît la combinatoire précise qui pousse les gens à l’action… »
30

1990 qui avaient constitué un événement social considérable. En 2005, elles s’inscrivent dans
un quart de siècle d’histoire des banlieues françaises pendant lequel les incidents et les
affrontements avec la police se sont multipliés et la « violence urbaine » est devenue banale.
Le 1 avril 2005, à Aubervilliers, un jeune homme en scooter se tue en essayant d’échapper à
une patrouille de la BAC. Une émeute éclate qui dure plusieurs soirées. Des voitures et un
entrepôt commercial sont incendiés, le mobilier urbain détruit, et les « jeunes » affrontent la
police. Le 27 octobre 2005, dans le quartier de La Duchère à Lyon, dix voitures sont
incendiées au lendemain d’une opération de destruction d’un immeuble en présence du
ministre des Affaires sociales et du maire de la ville. « Un acte qui paraît purement ludique »,
selon le Maire, « sans autre motif que de jouer avec l’attention médiatique. » Quand le 27
octobre 2005, deux jeunes adolescents meurent en tentant d’échapper à un contrôle policier à
Clichy-sous-Bois, l’enchaînement des événements se répète de manière identique : le soir
même, dans la commune, des incidents éclatent. Une marche silencieuse est organisée et des
appels au calme, au respect et à la dignité sont lancés par les autorités locales et les familles.
Puis, pendant quelques jours, les affrontements et les violences reprennent avant de
s’essouffler. La logique et l’enchainement habituels sont brisés quand l’émeute entre dans une
phase d’extension progressive, touchant d’abord les villes de la région parisienne, puis celles
de l’ensemble de la France ensuite et se transforme en événement politique. Elle atteint un
point culminant dans la nuit du 7 au 8 novembre, nuit pendant laquelle 1500 voitures sont
brûlées et 274 communes sont touchées sur tout le territoire national. Le « calme » est de
retour le 17 novembre, soit après trois semaines d’incidents, d’affrontements et de violences.
       Comme tout événement, les émeutes de l’automne 2005 présentent des éléments de
continuité et de « nouveauté ». Le répertoire d’action des émeutiers et l’enchaînement des
faits les inscrivent à l’évidence dans la continuité des émeutes survenues en France depuis 25
ans. En général, des incidents avec la police, souvent la mort d’un habitant d’un quartier,
engendrent une émotion intense qui suscite des incidents et des affrontements entre « jeunes »
et police, l’incendie de voitures, la destruction de bâtiments publics, parfois des pillages. Par
ailleurs, des manifestations silencieuses sont organisées et la famille de la victime en appelle
au calme et à la justice sans parvenir à obtenir gain de cause. Puis, après quelques jours,
l’émotion retombe quelque peu, et le calme revient. De manière régulière, certaines de ces
émeutes deviennent des « événements » au sens politique du terme : elles suscitent une
émotion et des débats qui inscrivent la question des « banlieues » sous une forme ou une autre
dans l’espace public. Au moins de façon symbolique, les émeutiers occupent le centre de
l’attention, sans pour autant parvenir à être entendus : le sens de l’émeute fait l’objet d’une
31

discussion ou d’affrontements politiques et idéologiques portés par des responsables
politiques ou des intellectuels qui ont peu de lien avec la périphérie urbaine. Les émeutes des
Minguettes en 1981, celles de Vaulx-en-Velin en 1990, celles de Toulouse-Le Mirail en 1998
sont ainsi devenues des événements. Elles ont suscité de nombreux débats politiques, des
interventions d’acteurs les plus divers, des campagnes en faveur de l’inscription sur les listes
électorales, des condamnations morales… La particularité des émeutes de 2005 ne tient donc
pas à leur déroulement initial, somme toute tristement banal, ni même au fait qu’elles soient
devenues un événement politique, ce qui fut déjà le cas dans le passé, mais à leur extension à
près de 300 villes sur tout le territoire national, extension qui en a fait précisément un
événement et qui, d’une certaine façon, en a changé la nature. L’émeute de 2005, et c’est
peut-être là sa caractéristique essentielle, a été marquée par son ampleur et son ubiquité. Elle
n’était pas un phénomène local. Elle n’a pas été limitée aux banlieues les plus difficiles, de
nombreuses villes « sans histoires » ayant été touchées18. Quelles qu’en soient les raisons, et
quoique les émeutiers aient voulu exprimer, ils l’ont fait de la même manière dans l’ensemble
des villes concernées.
         L’émeute est donc une action collective. Elle n’est pas une issue à la délinquance
ordinaire ni le prolongement d’une culture de la violence. Même si elle s’accompagne de
violences, de destructions et de pillages, même si elle est « non conventionnelle », c'est-à-dire
qu’elle se déroule en dehors des mécanismes institutionnels légitimes à la différence d’une
grève ouvrière ou d’une manifestation, elle relève d’abord de la compréhension des
mécanismes sociaux et politiques qui commandent la formation et l’orientation des
mouvements sociaux et collectifs. En d’autres termes, l’émeute appartient au répertoire
« normal » d’action politique19. Elle conduit donc à percevoir les comportements
« ordinaires » à partir d’elle et non l’inverse. La grève ouvrière a permis de comprendre à quel
point les « illégalismes » ouvriers, que ce soit le sabotage ou le freinage par exemple, ne
pouvaient se ramener à une simple délinquance plus ou moins anomique. Il fallait au contraire
les inscrire dans une compréhension plus vaste et y voir une des dimensions de la conscience
de classe. Il en est de même avec l’émeute : elle projette une lumière sur les comportements
ordinaires, individuels ou collectifs, violents ou délinquants notamment, qui doivent aussi être
compris à partir d’elle et non l’inverse.


18 . Dans la région parisienne, des villes comme Sèvres, Suresnes, Antony, Villeneuve la Garenne ont été le
théâtre d’incidents. Voir : « Violences urbaines : les villes sans histoires contaminées. » Le Parisien, 4 novembre
2005.
19 . On pourra se référer à l’étude « classique » de George Rudé sur les émeutes dans la Révolution française :
George Rudé, La foule dans la Révolution Française, Paris, Maspéro, 1982.
32

        L’émeute possède sa logique propre. Elle est le fait d’émeutiers dont les
comportements, si l’on en juge par leur récurrence et leur régularité, sont fortement socialisés.
Il existe une sorte de « rituel » émeutier installé en France depuis 1981. Des voitures sont
brûlées, parfois des bâtiments, écoles ou entrepôts. La police intervient et des affrontements
ont lieu plusieurs soirs de suite, pierres et cocktails molotov d’un coté, gaz lacrymogènes et
coups de matraques de l’autre. La violence est très contrôlée de part et d’autre : à la différence
des émeutes britanniques ou américaines, pas de morts, très peu de blessés, pas de pillages,
sauf de rares exceptions. Les armes à feu ne sont pas utilisées et la police cherche à garder les
distances pour éviter les affrontements directs. La violence vise essentiellement des propriétés
privées (les voitures) et publiques (des bâtiments) dans le périmètre très restreint du quartier
concerné. Le calme revient en général après quelques soirées de courses poursuites, parfois de
quelques échauffourées, de beaucoup d’insultes lancées de part et d’autres et l’arrestation de
quelques dizaines de jeunes. Ces émeutes relativement « douces », qui pour les émeutiers
s’apparentent parfois à un « jeu », sont extrêmement fréquentes dans les quartiers de banlieue
et se répètent, à plus ou moins grande échelle, de façon régulière et identique : il ne se passe
pratiquement pas un trimestre sans une émeute de ce genre dans un quartier ou deux, et quelle
que soit le lieu où elle éclate, elle présente toujours les mêmes caractéristiques. Au-delà de la
violence utilisée, la récurrence des moyens d’action et du déroulement des événements en font
ainsi une sorte de rituel collectif et politique. Car les émeutiers ne sont pas non plus
particulièrement silencieux. A travers les reportages des journalistes, ils affirment leur
présence et donnent leurs « explications » de l’émeute ou expriment leurs sentiments sur leur
situation. Ils ne peuvent donc être réduits à des « classes dangereuses » menaçant la
civilisation. Ils ne sauraient être non plus le reflet inconscient d’une situation de privation.
Dans un ouvrage désormais classique, l’historien Eric Hobsbawm a monté que l’émeute a
souvent été un moyen efficace de négociation collective pour des populations pauvres et
privées d’accès aux mécanismes conventionnels d’action politique. Ce fut par exemple le cas
dans le monde ouvrier avant le développement des syndicats, dans les populations urbaines
privées de représentation ou encore dans les mouvements communautaires dans les pays en
développement20. L’émeute est le fait de « primitifs de la révolte » dans la mesure où elle est
une action revendicative et politique de populations que le système institutionnel ne peut ou
ne veut intégrer, « primitifs » qui en appellent aux valeurs de cette société contre un ordre
social qu’ils jugent immoral et qui revendiquent en même temps leur entrée dans cet ordre

20 . Eric Hobsbawm, Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th
Centuries. Manchester, Manchester University Press, 1959.
33

social, leur reconnaissance. L’émeute est un mouvement politique « primitif », dépourvu
d’idéologie et de règle, puisque les populations qui la portent restent en dehors et opposent
leur « nous » aux institutions, mais qui, néanmoins, vise à provoquer une « réaction » ou des
« réformes » de la part des institutions. Elle est une « stratégie » de débordement du système
institutionnel de la part de populations qui lui sont aliénés, débordement par le haut par sa
forte dimension morale et par le bas par l’usage de la violence.




         2. La police, l’injustice et l’indignation morale
         L’émeute est d’abord marquée par sa dimension anti-policière. Elle éclate à la suite
d’incidents avec la police et s’oriente vers l’affrontement avec la police. C’était déjà le cas en
France au XVIIIème siècle quand les arrestations de mendiants ou les interventions de la
maréchaussée se soldaient fréquemment par des troubles voire des émeutes21. Dans les années
1960, aux Etats-Unis, la plupart des émeutes des ghettos noirs ont fait suite à des incidents
avec la police comme à Watts en 1965 ou à Detroit en 1967. Il en est de même en Grande-
Bretagne dans les années 1980 et 1990. En 1976, à Londres, dans le quartier de Notting Hill,
une émeute éclate à la suite d’une arrestation. En 1985, à Tottenham, la mort d’une habitante
lors de la perquisition de son domicile déclenche une émeute. En 1992, à Bristol, la mort de
deux jeunes gens tentant d’échapper à la police à bord d’une voiture volée déclenche aussi
une émeute. Les émeutes françaises de ces vingt dernières années n’échappent pas à cette
règle. Le 18 décembre 1997, un jeune habitant du quartier de la Duchère à Lyon, Fabrice
Fernandez, 24 ans, était tué par un policier dans un commissariat d’un coup de fusil à pompe.
Quelques jours plus tard, une manifestation silencieuse avait lieu à sa mémoire dans le
quartier. Sa mère « sermonnait » les « jeunes » présents et les appelait au calme sans parvenir
à prévenir les incidents violents qui éclataient peu après ni les affrontements avec la police,
dégénérant en émeute. La chronique des émeutes « de banlieue » en France est d’une grande
régularité : pratiquement au même moment qu’à la Duchère éclataient des émeutes en
banlieue parisienne à Dammarie-les-lys. Un an plus tard, à Toulouse, dans le quartier du
Mirail de violentes émeutes suivent la mort d’un jeune homme de 17 ans tué par la police.
L’émeute de Clichy-sous-Bois de 2005 relève des mêmes mécanismes : elle est déclenchée


21 . L’historien Jean Nicolas en dénombre 494 tout au long du siècle faisant suite à l’arrestation de mendiants.
Voir : Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris,
Seuil, 2002, p. 354 et suiv.
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  • 1. 1 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX Didier Lapeyronnie MASTER 1 1er semestre 2009/2010
  • 2. 2 Introduction 1. Présence des mouvements sociaux Les mouvements sociaux sont une des manifestations les plus fréquentes de la vie sociale et de la vie politique. Il n’existe pas de société sans conflit, revendications, contestations, malaises divers, volonté de changements, qui ne s’expriment à travers des manifestations de rue, des grèves, des boycott, des rassemblements, des formes de désobéissance, mais aussi des violences, des agressions, des séquestrations, toutes formes visibles d’actions le plus souvent menées collectivement, mais aussi parfois individuelles, et qui mettent en cause un ordre établi, soit pour améliorer une situation, soit pour la changer radicalement, soit pour la rétablir… De fait, l’étude des mouvements sociaux apparaît comme un continent très large, voire indéfini, un objet aussi vaste que la vie sociale elle-même quelles qu’en soient les manifestations. Sous le vocable mouvements sociaux, est regroupé un ensemble d’événements, de comportements ou d’actions qui finissent par donner l’impression d’une sorte de juxtaposition plus ou moins cohérente de conduites sociales et politiques se diversifiant à l’infini. En décembre 1992 et janvier 1993, de très violentes émeutes ont eu lieu à Mumbaï. Elles ont fait plus de 1400 morts et engendré le déplacement de 200000 personnes. Les mouvements nationalistes et religieux hindous ont détruit le 6 décembre une mosquée dans la ville de Ayodhya, afin d’y construire un temple. A la suite de cette destruction, des processions de militants hindous défilent dans les quartiers musulmans des villes indiennes en criant des slogans injurieux à l’égard des habitants, engendrant des ripostes et des affrontements. Dans un deuxième temps, en janvier 1993, de nouvelles émeutes se traduisent par le massacre systématique de musulmans (ils sont souvent battus avant d’être brûlés vifs) et la destruction de leurs biens. « A tous les cinq nous avons brûlé un musulman. A quatre heures du matin, la foule s’est rassemblée, une foule comme je n’en avais jamais vue, avec des hommes et des femmes. Ils ont ramassé tout ce qu’ils ont pu pour s’en servir comme arme. Puis ils se sont dirigés vers le quartier musulman. Nous avons rencontré un pavwallah sur la route, à bicyclette. Je le connaissais. C’est lui qui me vendait du pain tous les matins… On a versé de l’essence sur lui et on y a mis le feu. Tout ce que je pensais était qu’il était un musulman. Il tremblait. Il criait : « j’ai des enfants, j’ai des enfants… » Je lui ai dit : « Quand vous, les musulmans tuaient les gens de Radhabai Chawl, est-ce que vous pensiez à vos
  • 3. 3 enfants ? » Ce jour là, nous leur avons montré ce que le dharma hindou signifie1. » Le troisième temps est la « revanche » des musulmans qui font exploser dix bombes dans la ville tuant 317 personnes. Le premier décembre 1955, Madame Rosa Parks refuse de donner sa place à un blanc dans un bus de la ville de Montgomery dans le sud des Etats-Unis, en violation des lois de la ségrégation raciale. Madame Park n’est certes pas une personne ordinaire (elle est secrétaire du comité local NAACP) et s’est déjà opposée à l’application des lois raciales. Le chauffeur de bus qui l’arrête à ce moment, l’avait expulsée d’un bus dans les années 1940. Mais cette fois-là, son arrestation constitue un événement, d’autant plus important qu’elle est déjà une militante connue. Dans la soirée de ce 1er décembre, le boycott des bus est organisé par un groupe de femmes appartenant au Women’s Political Council, une organisation travaillant à l’inscription des femmes noires sur les listes électorales. L’implication des pasteurs noirs et le soutien explicite de Martin Luther King permet au plan de boycott de se mettre en place. L’action directe non-violente mise en œuvre pendant plus d’un an dans la ville implique l’intégralité de la communauté noire qui boycotte les bus malgré la répression. Elle débouche sur une large victoire quand le 13 novembre 1956, la Cour Suprême des Etats-Unis déclare que le système de ségrégation raciale dans les bus de l’Alabama est inconstitutionnel. Le mouvement des droits civiques se développe alors avec d’autres boycotts, comme à Tallahasee et Birmingham, et par l’usage de l’action non-violente et des manifestations. Il connaît son point culminant avec la grande marche sur Washington le 28 août 1963. Le 28 septembre 2009, à Annecy, un homme de 51 ans se suicide en se jetant d’un viaduc. Employé de France-Télécom, il venait d’être muté et affecté à une plate-forme d’appel. Il est le 24ème suicide « réussi » de salariés de l’entreprise en 18 mois. Le 12 septembre, à Paris, une femme se défenestre : elle aussi venait d’apprendre sa mutation. Le 9 septembre, à Troyes, un salarié de 50 ans se poignarde en pleine réunion, il ne mourra pas et expliquera son geste par l’annonce le matin même de la suppression de son poste et sa mutation. Un autre salarié s’était suicidé à la fin du mois d’aout à Lannion, un autre encore, à Besançon au cours du même mois. Un salarié avait fait de même à Quimper le 31 juillet. Un autre homme s’était suicidé à Marseille le 14 juillet en laissant une lettre accusatrice, dénonçant les conditions de travail et le « management par la terreur » mis en place par la direction. Les syndicats accusent la logique de rentabilité de l’entreprise, devenu privée, qui cherche à faire partir une part importante de ses salariés. Mais comme beaucoup bénéficient 1 . Témoignage cité dans Suketu Mehta, Maximum City. Bombay Lost and Found, New York, Vintage, 2004, p.39. (voir le chapitre sur les émeutes de 92-93, p. 39 et suiv.)
  • 4. 4 du statut de fonctionnaire, elle exercerait une pression importante pour qu’ils partent. « Tous les six mois, les employés ont un entretien individuel avec leur supérieur. Et bien souvent, on leur demande s'ils ont envie de partir, on leur fait comprendre que le groupe évolue trop vite pour eux. Pour des salariés formés dans une culture du service public, et pour lesquels leur emploi est plus qu'un travail, c'est très déstabilisant » témoigne un journaliste2. Le 30 septembre 2009, 600 salariés de France-Télécom manifestent devant le siège de leur entreprise à Lyon en mémoire de leur collègue mort la veille, 200 font de même à Bordeaux. Le 20 octobre 1952, au Kenya, le gouvernement colonial décrète l’état d’urgence : il est inquiet de la montée de la violence, de l’agitation politique. Il veut aussi mettre fin à l’action des leaders indépendantistes, notamment Jomo Kenyatta (Burning Spear). Les colons britanniques sont inquiets de leur situation et craignent une évolution politique qui les marginaliserait. La proclamation de l’état d’urgence déclenche la révolte de Kikuyu, peuple du Kenya, appelé la révolte des Mau Mau. En quelques mois, les sociétés secrètes de Kikuyu, se sont plus ou moins unies. Le premier acte de l’armée Mau Mau, en tant qu’armée, est l’assassinat d’une fermière et de ses deux enfants le 25 avril 1953 par une bande d’une trentaine de Mau Mau descendue du Mont Kenya et dirigée par le Général China. Les Mau Mau sont d’abord des paysans qui revendiquent des terres, mais sont aussi imprégnés de l’idéologie nationaliste. Ils organisent une guérilla qui procède par raids et embuscades, le plus souvent avec l’objectif d’obtenir des armes à feu. Ils s’en prennent aussi aux écoles et aux missionnaires qui collaborent avec le gouvernement. Enfin, les fermes de colons blancs sont aussi un de leurs objectifs : ils cherchent moins à tuer les colons (32 ont été tués pendant cette révolte) qu’à détruire leurs biens et à se ravitailler. Il n’empêche, les meurtres d’Européens créent une émotion considérable parmi les colons et plus généralement en Angleterre, notamment souvent parce que les domestiques de ces colons y ont été impliqués. Ils sont l’objet d’une intense propagande destinée à présenter les Mau Mau comme d’affreux noirs sanguinaires et barbares, adeptes de sociétés secrètes et primitives et assoiffés de sang. Mais la révolte est dépourvue de moyens et d’armes à feu. Les combattants sont aussi plus des paysans, dotés de haches et de couteaux, ou d’armes à feu qu’ils ont fabriqués eux-mêmes, que des guérierros entraînés et pourvus de fusils AK40. La répression est extrêmement violente : plus de 11000 Mau Mau sont tués entre 1953 et 1956, 30 000 personnes sont enfermées dans des camps. 3000 Mau Mau passent en jugement et 1090 sont pendus, souvent en public, une potence « mobile » était transportée à travers tout le pays pour les jugements. 2 . « France Télécom, le culte de la performance », Le Journal du Dimanche, 15 septembre 2009.
  • 5. 5 Mais à la suite de la révolte, les colons acceptent le droit de propriété des Africains. Kenyatta est libéré en 1961 et devient président du pays lors de son indépendance en décembre 1963. Tous les derniers mardis de chaque mois, à Toulouse, de 100 à 300 personnes se rassemblent sur la place du Capitole et forment un cercle. Ils observent un silence total pendant une heure, avant de se disperser. Ils protestent silencieusement contre l’enfermement des étrangers dans des Centres de Rétention Administrative. A l’origine le mouvement a été lancé en octobre 2007 par des moines Franciscains qui se réunissaient ainsi. Ils justifient leur action par un manifeste : « Depuis le 30 octobre 2007, tous les derniers mardi du mois de 18 h 30 à 19 h 30, des frères franciscains et des membres de la famille franciscaine toulousaine se retrouvent place du Capitole, en silence et en prière, pour dénoncer l’enfermement par le gouvernement dans des centres de rétention des personnes étrangères en situation irrégulière. Comme frères de saint François d’Assise et au nom de l’Evangile, nous ne pouvons laisser faire cela. Par ce geste nous voulons apporter notre contribution au travail mené, sur le terrain et auprès des décideurs publics, par différentes associations dont nous saluons les actions. » Très vite, d’autres individus sont venus s’adjoindre au mouvement et ont été inclus dans le cercle. D’autres villes, comme Lyon, Paris, Bordeaux, Besançon, Rennes, Marseille ont aussi vu la formation de tels cercles. Le 29 mai 2009, a été organisée une « Journée Nationale des cercles de silence » dans l’ensemble du pays. Le même principe d’action est chaque fois observé : pas de manifestations, pas de slogans, mais un cercle silencieux avec les personnes qui veulent y participer. La plupart affichent un tract sur leur dos, expliquant les raisons de leur présence. Les passants, le plus souvent, s’arrêtent et contournent le cercle. Pratiquement personne n’ose le traverser. La manifestation repose sur la force morale du silence, présentée comme une « action non violente », qui en appelle à la dignité des personnes et au respect. De fait l’organisation de ces rassemblements repose sur la mobilisation d’associations de nature religieuse, Fédération Protestante, Association des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture, Secours Catholique, mais aussi les associations d’aide aux émigrés et aux sans-papiers, Cimade, Réseau Education Sans Frontières… Elle s’insère dans le mouvement plus vaste de soutien aux sans-papiers ou d’opposition à la politique répressive qui les vise particulièrement. Les cercles de silence constituent une des manifestations les plus fortes certainement de la dimension morale de ces luttes, l’opposition de l’appel à la dignité et au droit à la vie de la personne face à la raison d’Etat. Les émeutes sanglantes de Mumbaï, le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, les suicides à France Télécom, la révolte paysanne et indépendantiste des Mau Mau au Kenya, la protestation morale contre les atteintes à la dignité des personnes sans-papiers, constituent
  • 6. 6 des formes très différentes de ce que l’on appelle des « mouvements sociaux ». De fait, le terme a-t-il un sens ? Peut-on regrouper des événements et des conduites sociales et politiques tellement diverses qui ne semblent rien à voir les unes avec les autres. Et encore, en restons nous aux décennies récentes, dans des cadres qui nous sont a peu près compréhensibles : émeutes ethniques et raciales, luttes contre la ségrégation et la discrimination, conflits du travail, mouvements de décolonisation, campagnes morales… Mais on pourrait aussi invoquer d’autres épisodes ou mouvements, eux-aussi « canoniques », à des époques très différentes : la révolte de Ciompi, travailleurs de la laine, à Florence pendant l’été 1378, les convulsionnaires de la Saint-Médard à Paris entre 1727 et 1732, la révolte des Jacques en 1358 autour de Paris etc… A-t-on affaire à autre chose qu’à une « uniformité sémantique » recouvrant des conduites sociales tellement diverses que le terme n’a guère de sens réel et qu’il vaut mieux l’abandonner avant même d’avoir engagé la réflexion ? Il s’agit là d’un problème récurrent de la sociologie des mouvements sociaux. Très souvent, elle donne l’impression de traiter de phénomènes qui ne sont pas de même nature et d’entretenir avec son objet une relation peu définie. Au plan empirique, à la différence de la sociologie de la famille, de la déviance ou de l’éducation, aucun accord ferme n’y existe quant à son objet. Chaque sociologue pose sa définition plus ou moins large, plus ou moins conceptuelle, plus ou moins cohérente. 2. Qu’est ce qu’un mouvement social ? Pour l’instant, nous pouvons partir d’une « consensus minimum » en suivant un manuel, celui de Mario Diani et Donatella Della Porta3. Les mouvements sociaux sont des processus sociaux distincts, consistants en des mécanismes à travers lesquels les acteurs s’engagent dans l’action collective : ils sont impliqués dans des relations conflictuelles avec des opposants identifiés ; ils sont liés à des réseaux informels et denses ; ils partagent une identité commune. Trois critères les définissent donc. Tout d’abord, les mouvements sociaux se manifestent par une action collective conflictuelle contre un adversaire dans le but de promouvoir le changement ou au contraire de l’empêcher. Dans un mouvement social, les acteurs individuels et collectifs engagent un échange important de ressources afin de poursuivre des buts communs, ils doivent notamment se coordonner, réguler les conduites personnelles, définir des stratégies… Enfin, les mouvements sociaux n’existent pas sans la 3 . Donatella Della Porta and Mario Diani, Social Movements. An Introduction, Oxford, Blackwell, 1999.
  • 7. 7 formation et l’existence d’une identité collective, identité reconnue qui va au-delà des événements particuliers, et qui permet aux différents acteurs de se sentir liés les uns aux autres. Définir qui nous sommes, qui appartient et qui n’appartient pas au réseau d’action, est une activité centrale des mouvements sociaux, de même que constituer un récit ou une histoire commune. Ces trois éléments permettent de différencier les mouvements sociaux d’autres formes d’action collective, comme par exemple des campagnes de solidarité (il n’y pas de dimension conflictuelle) des processus organisationnels, des mouvements d’opinion, des événements… a- L’élément central permettant de distinguer un mouvement social est la nature conflictuelle de l’action. Dans de nombreux cas, des biens collectifs sont produits par de la coopération sans que pour autant un adversaire soit identifié, sans que cela débouche sur une redistribution du pouvoir ou un changement. Par exemple, la promotion de modes de vie alternatifs n’implique pas forcément la désignation d’adversaires en termes politiques et sociaux. Un mouvement de solidarité internationale n’est pas un mouvement social, même s’il prend l’allure d’une mobilisation collective. Une campagne électorale n’est pas non plus un mouvement social. Mais dans bien des mouvements, le critère n’est pas toujours évident. La formation d’une contre-culture n’est pas a priori un mouvement social, même si elle peut s’y inclure. Elle ne vise pas un adversaire social particulier. Par exemple, dans les années soixante, les mouvements hippies promouvaient une culture alternative à la culture dominante, mais cherchaient surtout à changer la vie et ne visaient pas nécessairement un adversaire social bien défini. Ils dénonçaient ou refusaient le « système ». Mais en même temps, cette contre- culture « jeune » était mêlée aux mouvements de contestation de la guerre du Vietnam ou aux mobilisations étudiantes. De la même façon, les mouvements féministes sont-ils des mouvements sociaux selon ce critère ? La première vague du féminisme revendiquaient le droit de vote et l’égalité au moins politique. La deuxième vague du féminisme revendiquait le droit à l’avortement et au-delà contestaient l’assignation des femmes à une définition « infériorisante » de leur rôle social. Mais ce féminisme, notamment dans sa version radicale, était-il un mouvement social, visant un adversaire particulier, les hommes, ou un mouvement d’une autre nature, culturel, visant à transformer la culture ? Vaste discussion, avec de fortes implications politiques, (elle détermine très largement qui est adversaire et qui est allié) qui a traversé et continue de traverser les mouvements féministes. Dernier exemple. Dans les années quatre vingt, l’apparition de la maladie du SIDA a engendré la formation de mouvements, notamment en France. D’un côté l’association AIDS s’est donné pour but
  • 8. 8 d’alerter l’opinion et d’aider les malades. D’un autre côté l’association Act Up a dénoncé le SIDA comme une maladie politique, résultat de l’homophobie et de la marginalisation des homosexuels, cherchant ainsi à construire un mouvement social… Si le critère conflictuel doit être maintenu, comme critère de définition d’un mouvement social, la désignation d’un adversaire n’est donc pas toujours évidente, y compris pour les participants aux mouvements eux-mêmes. Aujourd’hui, quel est l’adversaire des mouvements altermondialistes ? Surtout, ces exemples montrent que les mouvements sociaux sont le plus souvent multidimensionnels et que l’analyse doit s’attacher à repérer les différentes dimensions qui les composent et qui participent de la formation de l’action collective. A l’évidence, le mouvement ouvrier fut un mouvement social. Il est d’ailleurs le prototype du mouvement social, désignant un adversaire clair, les patrons, affirmant une identité forte, la conscience de classe ouvrière, et luttant pour un enjeu qui paraissait évident : la défense du métier et l’instauration d’une société des travailleurs libres. Mais le mouvement ouvrier n’a jamais eu cette seule dimension : en son sein, les dimensions de solidarité ont joué un rôle central. Le syndicalisme n’est guère compréhensible sans prendre en compte le vaste mouvement des bourses du travail. b- Un mouvement social suppose aussi l’existence d’une dynamique dans laquelle les divers épisodes de l’action sont perçus comme s’inscrivant dans une action plus vaste et plus longue et non pas comme des événements particuliers et sans lendemain. Par delà les divers sites et les divers moments de l’action, les participants doivent aussi se sentir inclus dans une lutte plus générale ou un combat plus vaste. Par exemple, une grève ouvrière n’est pas un simple accident historique dans une usine : longtemps, quel qu’en soit le résultat, les ouvriers la vivaient comme une étape dans la longue lutte pour imposer le socialisme ou améliorer leur sort. Ils avaient ainsi l’impression et le sentiment de partager à la fois une expérience commune, celle du travail, mais aussi une conscience commune, conscience de classe qui se manifestait par des luttes très diverses selon les contextes nationaux ou historiques. Ainsi, par exemple, les ouvriers en grève dans les usines française en 1947 avaient à la fois le sentiment de s’inscrire dans l’histoire de leur mouvement, faisant suite notamment aux grandes grève de 1936, mais aussi de s’inscrire dans un mouvement « mondial », celui des ouvriers contre les patrons ou les capitalistes pour changer leur sort et instaurer une société plus égalitaire voire socialiste pour certains. Cette dimension identitaire est importante car les mouvements ne sont pas toujours actifs : ils oscillent de périodes d’intenses mobilisations à des périodes « calmes » de latence. Dans ces périodes, la production culturelle et identitaire prévaut le plus souvent, comme si le travail intellectuel prenait le pas sur le travail militant. Le meilleur
  • 9. 9 exemple est évidemment celui du féminisme : la première vague du féminisme dans les deux premières décennies du XXème siècle a été suivie d’une longue période d’atonie, jusqu’à la résurgence du féminisme libéral puis du féminisme radical dans les années soixante-soixante- dix, qui à son tour a connu un fort déclin en termes d’actions collectives. Depuis, le féminisme est essentiellement un mouvement « intellectuel » et critique qui produit une intense réflexion et théorisation sans qu’elle ne débouche sur la formation d’une action collective. D’une certaine manière, les intellectuelles-militantes l’emportent sur les militantes- intellectuelles. Ces activités dans les périodes de latence maintiennent l’identité du mouvement et facilitent sa résurgence voire aident à sa reformation. Après la première vague de militantisme écologiste et antinucléaire dans les années soixante-soixante-dix, la production et la réflexion, le travail intellectuel, ont certainement très largement favorisé la reformation du mouvement à la suite de l’accident de Tchernobyl en 1986. De même, les réflexions développées pendant une période peuvent aussi favoriser l’affirmation et le redéploiement d’un mouvement. On peut ainsi penser que le travail de la « nouvelle gauche » au début des années soixante-dix a assuré une sorte de transition entre les mouvements des années soixante et la formation des mouvements écologistes d’aujourd’hui. L’existence d’une identité collective ne signifie pas que les mouvements sont homogènes. Il faut aussi concevoir les identités dans les mouvements sociaux comme multiples, dynamiques et changeantes. Les acteurs engagés dans un mouvement social partagent le sentiment d’appartenir à un même ensemble, éventuellement de s’inscrire dans une même histoire et parfois d’en être les héritiers. Mais leur identité peut être extrêmement variable et fait souvent l’objet d’une lutte de « définition » à l’intérieur même du mouvement. Il faut savoir si elle est exclusive ou inclusive, ouverte ou fermée… Caractéristiques qui sont autant d’enjeux pour l’analyse des mouvements sociaux que pour les militants. Ainsi par exemple, s’il existe bien une identité du « mouvement des femmes », quelle est l’identité féminine mobilisée ? Qu’est ce qu’être une femme ? S’agit-il de gommer les particularités d’une identité infériorisante au nom de l’égalité ou, au contraire, de défendre et de promouvoir des valeurs qui seraient spécifiquement féminine, le « care », contre des valeurs masculines ? Existe-t-il une identité féminine naturelle, au nom de laquelle est contesté la patriarcat, au faut-il en appeler à une commune humanité pour contester une identité féminine naturelle qui ne serait qu’une construction sociale ? On le voit, l’identité d’un mouvement social est un enjeu et n’est pas séparable de la définition conflictuelle d’un adversaire. Dans les mouvements de minorités ethniques, doit on se définir comme des « blacks » victimes du racisme et donc luttant pour l’égalité ou comme des « noirs », détenteurs d’une culture
  • 10. 10 infériorisée et donc luttant d’abord pour la reconnaissance de leur particularité ? Dans les années 1990, en France, le mouvement des chômeurs fut confronté aux mêmes difficultés identitaires et stratégiques : fallait-il se définir comme des « pauvres » en donnant la priorité à une meilleure indemnisation (au risque de paraître avoir intérêt au chômage !) ou, au contraire, comme des « privés de travail », exigeant un emploi (au risque de négliger les conditions de vie des chômeurs) ? Mais qu’ils soient partisans de l’une ou de l’autre réponse, les acteurs du mouvement social partagent une même identité en ce sens qu’ils ont le sentiment de participer à la même lutte et d’être engagé dans le même mouvement. c- Enfin, dans un mouvement social, les acteurs s’inscrivent dans un réseau de groupes formels et informels et dans une histoire multidimensionnelle. En ce sens, un mouvement social ne peut être réduit à une organisation, à un groupe particulier ou à un parti politique. Il est plus ou moins en dehors des canaux institués et organisés de l’action collective, soit qu’il les déborde, soit qu’ils s’en tiennent à l’écart. Les mouvements sociaux sont des réseaux d’acteurs qui peuvent ou non inclure des organisations formalisées en fonction des circonstances. Inversement, une organisation ne saurait être en elle-même un mouvement social. Les mouvements sociaux sont des réalités plus larges et plus fluides que les organisations. Par exemple, le mouvement ouvrier ne saurait se réduire au syndicalisme et aux différentes organisations chargées de le représenter. De même, le mouvement féministe a été composé d’une myriade d’organisations, d’orientations et de tailles très diverses. Les mouvements étudiants ne peuvent non plus se réduire aux organisations étudiantes, même si celles-ci jouent toujours un rôle dans la mobilisation et l’orientation de la protestation. Dans chaque mouvement étudiant, la question des organisations est d’ailleurs une question politique et un enjeu de conflit : beaucoup d’acteurs pensent qu’elles « freinent » ou civilisent le mouvement et l’empêchent de se déployer pleinement ou encore s’y incrustent pour les exploiter à leur profit (les Trotskystes sont souvent accusés d’être des « coucous »). Il importe donc de distinguer soigneusement organisations et mouvements sociaux. Ceci ne signifie pas que les organisations sont néfastes aux mouvements sociaux ou imposent nécessairement leur oligarchie ou encore qu’elles sont toujours des « traitres » à la cause, cherchant à instrumentaliser le mouvement à leur profit. A l’intérieur des mouvements, le sens de l’identité des militants ou des acteurs excèdent d’ailleurs très largement leur organisation. Ainsi, à l’intérieur du mouvement ouvrier, les syndicalistes ont le sentiment d’avoir une identité commune, qui va bien au-delà de leur appartenance organisationnelle et même de leurs orientations politiques, et malgré leur divergences, parfois profondes, parfois même violentes, ils se reconnaissent les uns et les autres comme membres du mouvement ouvrier.
  • 11. 11 Résumons. Les mouvements sociaux sont des processus sociaux particuliers, formés de mécanismes par lesquels les acteurs s’engagent dans l’action collective. Ces acteurs sont impliqués dans des relations conflictuelles avec des adversaires clairement identifiés ; ils sont liés entre eux par des réseaux informels et denses de relations ; ils partagent une identité collective. Il s’agit là de la définition « descriptive » la plus générale et la plus communément reprise. Ainsi, Ralph Turner et Lewis Killian, conçoivent les mouvements sociaux comme des « collectivités agissant avec quelque continuité pour promouvoir ou résister à un changement dans la société ou le groupe auxquelles elles appartiennent. » Ils y ajoutent les dimensions informelles de définition du leadership et de l’appartenance qui rompent avec les procédures légitimes des autorités en place4. Plus récemment, David Snow a proposé une définition assez proche : « Les mouvements sociaux sont des collectivités agissant avec un certain degré d’organisation et de continuité en dehors des canaux institutionnels ou organisationnels dans le but de défier ou de défendre les autorités existantes, qu’elles soient de nature institutionnelles ou culturelles, dans le groupe, l’organisation, la société ou l’ordre social dont elles font parti5. » Jeff Goodwin et James Jasper proposent une définition semblable : « Les mouvements sociaux sont des efforts conscients, concertés et auto-entretenus (sustained) faits par des gens ordinaires pour changer certains aspects de leur société en utilisant des moyens extra-institutionnels. » Pour eux encore, « Un mouvement social est une contestation collective, organisée, auto-entretenue et extra institutionnelle des autorités, des détenteurs du pouvoir ou des pratiques et croyances culturelles6. » Pour ces auteurs, les mouvements sociaux sont une forme d’action collective extérieure aux canaux institutionnels (en ce sens, ils ne sont pas des groupes de pression, même s’il peut exister des recoupements), ils sont engagés dans un conflit pour la défense ou au contraire le changement des autorités en place ; ils sont une activité plus ou moins organisée et enfin, ils existent dans une certaine continuité temporelle. A partir d’une telle définition, quatre grandes questions se posent pour qui veut étudier les mouvements sociaux, comme autant de questions liées à des théories sociologiques. 1. Quelles relations existent entre mouvements sociaux et changements sociaux, notamment tout ce qui concerne les transformations de la conflictualité sociale ? Pouvons- nous concevoir les mouvements sociaux comme l’expression des conflits, de conflits 4 . Ralph Turner & Lewis Killian, Collective Behavior, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1987, p. 223. Ce manuel de 1957 est régulièrement réédité. 5 . David A. Snow, Sarah A. Soule & Hanspeter Kriesi, The Blackwell Companion to Social Movements, Oxford, Blackwell, 2004, p.11. 6 . Jeff Goodwin and James M. Jasper, eds, The Social Movements Reader. Case and Concepts, Oxford, Blacckwell, 2009.
  • 12. 12 structuraux ? De quels conflits ? Y-t-il eu des changements favorables à leur émergence ou, au contraire, sont-ils des facteurs de changement ? Toute analyse d’un mouvement social est inséparable d’une réflexion sur la conjoncture historique et sur le type de société dans lequel il se place. Quelles sont les conditions structurelles d’émergence des mouvements sociaux ? 2. Quel rôle jouent les représentations culturelles ? Comment des problèmes sociaux sont-ils identifiés et peuvent-ils devenir des objets d’action collective et des enjeux de conflits politiques ? Comment certains acteurs en arrivent-ils à développer une identité commune et un sentiment d’appartenance ? Comment des protestations diverses et éparses peuvent-elles être interprétées comme faisant partie d’un même mouvement ou relevant d’un même conflit ? En d’autres termes, pouvons-nous lier les mouvements sociaux aux conditions politiques de leur émergence ? Comment des opportunités politiques sont-elles transformées en action ? 3. Par quels processus les valeurs, les intérêts, les émotions, les idées sont ils transformés en action collective ? Comment est-il possible de se mobiliser et de surmonter les coûts de l’engagement dans l’action ? Quel est le rôle des identités, des symboles, des émotions, des organisations, des réseaux dans l’explication de l’émergence et de la persistance des mouvements sociaux ? Quelles formes prennent les organisations dans leurs tentatives pour maximiser leurs forces et les mobilisations ? Comment s’opère l’accumulation et la mobilisation des ressources dont disposent les acteurs ? 4. Comment les contextes sociaux, publics, culturels affectent-ils les mouvements sociaux, leurs chances de succès et les forment qu’ils prennent ? Comment les tactiques et les stratégies de mouvements sociaux en sont-elles affectées en fonction des buts poursuivis ? Autrement dit, quels sont les objectifs visés par les acteurs et comment s’inscrivent-ils dans des contextes socio-historiques ? Ces quatre questions sont à la base de toute étude et de toute sociologie des mouvements sociaux : 1. Quels sont les liens entre mouvements sociaux et structures sociales ? 2. Quel rôle joue la conjoncture politique ? 3. Comment l’action collective et les acteurs sont-ils fabriqués ? 4. Quels sont les objectifs visés et par quel acteur ? Les plus souvent, les diverses théories ou les modèles privilégient une de ces dimensions et en font découler les autres. Soit les mouvements sociaux sont analysés en amont en quelque sorte, comme un effet des changements sociaux ou des décalages structurels générant des tensions qui trouvent à s’exprimer sous la forme d’action collective.
  • 13. 13 Soit ils sont analysés à partir des conjonctures politiques qui les voient naître, comme un effet de l’affaiblissement institutionnels ou de l’apparition d’opportunités nouvelles, permettant la mise en œuvre de certaines formes d’action collective. Soit, ils sont compris comme une forme de construction politique par des élites militantes ou politiques qui fabriquent de l’action afin de soutenir leurs intérêts propres. Soit, enfin, ils sont conçus à partir de leurs objectifs revendicatifs et de leurs contenus culturels opérant dans des conjonctures historiques et politiques différentes. De toutes des questions et ces définitions, nous pouvons tirer une remarque générale : dans tous les cas, au-delà des conditions de leur émergence ou des mécanismes de leur fabrication, les mouvements sociaux sont conçus par une forme ou une autre d’association de particulier et de général, de mise en relation de demandes ou des réactions particulières et de questions, économiques, politiques ou culturels, généraux. Ils sont constitués par le mélange de revendications directes et immédiates et d’une volonté de changer ou de préserver un équilibre politique, culturel ou économique. Il s’agit toujours d’une action qui lie ou tente de lier des conditions, des demandes et des objectifs à la fois immédiats et généraux. Ainsi, le mouvement ouvrier s’est-il constitué par l’articulation de revendications « de base », les salaires, les conditions de travail, et d’objectifs généraux : en finir avec l’exploitation, instaurer une société des travailleurs libres, abattre le capitalisme. Le mouvement féministe a associé des demandes directes, le droit de vote, le droit à l’avortement, avec la volonté de changer la culture ou de changer la définition des rôles féminins. Les mouvements écologistes ont lutté à la fois contre l’implantation d’infrastructures, centrales nucléaires ou autoroutes en essayant de promouvoir d’autres conceptions de la croissance économique, d’autres modèles de développement… Cette capacité d’articuler demandes et objectifs, de construire des revendications, est au cœur de la formation des mouvements sociaux et bien entendu des interrogations des sociologues sur les mouvements sociaux. Les réponses qui y sont apportées s’enracinent sur des théories de l’action et sont autant de conceptions des mouvements sociaux. 3. Les « théories » des mouvements sociaux Toute analyse des mouvements sociaux suppose l’adoption d’une représentation de l’action et de la vie sociale : quelle qu’en soit la définition, un mouvement social est toujours perçu comme un processus actif s’inscrivant dans une société particulière. De manière
  • 14. 14 traditionnelle, la sociologie a fait de la catégorie d’action sa catégorie fondamentale, celle autour de la quelle s’organisent la plupart des constructions théoriques. Il en est de même des théories concernant les mouvements sociaux. Celles-ci se fondent sur des conceptions différentes de l’action, et par contre coup, de la vie sociale et de l’acteur social. L’action, catégorie centrale de la sociologie La catégorie d’action suppose un écart entre monde objectif et monde subjectif, une distance obligeant l’acteur à définir son propre rapport au monde en intervenant sur lui. Pour les sciences sociales, l’expérience de la modernité est marquée par une profonde ambivalence : nous vivons deux formes de vie sociale. L’une est caractérisée par notre indépendance personnelle, le choix de nos relations et de notre mode de vie. L’autre est, au contraire, marquée par les exigences de la société, la discipline qu’elle nous impose et qui fait que nous avons l’impression d’agir comme des machines. Nous construisons le sentiment d’être un individu autonome et libre et, en même temps, nous vivons aussi un ensemble de contraintes sociales qui nous obligent à agir de telle ou telle manière. Socialement, nous avons le sentiment de faire partie d’une collectivité et en même temps de pouvoir la tenir à distance, au moins à certains moments. Notre vie subjective n’est pas notre vie objective. « Nous sommes simultanément libres et contraints et nous en avons conscience » écrit Margaret Archer, qui ajoute que « la validité de la théorie sociale repose sur sa capacité à reconnaître et à réconcilier ces deux aspects de la réalité sociale vécue7. » Précisons. L’opposition entre l’individu et l’ordre social n’est pas une invention de la modernité. Elle est un leitmotiv de la culture occidentale dont le théâtre grec et plus particulièrement Sophocle (- 496- -406) ont donné la première expression et peut-être la plus forte : Antigone affronte Créon au nom de valeurs intemporelles et supérieures à celles de l’Etat et de l’ordre social. (Il s’agit peut-être là de la première représentation d’un mouvement social) La première différence introduite par la modernité culturelle et sociale est propre à l’individu : l’individualité n’est plus un « destin » subit par le héros, elle est le produit de ses propres actions, d’une subjectivité réflexive et consciente de soi qui conduit en quelque sorte à intérioriser le conflit moral et à l’assumer. Dans le théâtre moderne, « tout repose sur les actions propres de l’individu ». Il n’est plus un « héros qui subit une destinée fatale ». En plus de sa liberté, l’individu se voit doté d’une intériorité. 7 . Margaret Archer, Culture and Agency, The Place of Culture in Social Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • 15. 15 La modernité introduit aussi une deuxième différence : si tout repose sur l’action des individus, la société est un artefact, une construction politique. « La pensée sociale moderne est née en proclamant que la société est construite et imaginée, qu’elle est un artefact humain et non l’expression d’un ordre naturel sous-jacent 8. » Cette affirmation a inspirée les grandes doctrines de l’émancipation. Si la société est une construction, elle peut donc être changée : il s’agit bien là d’une condition indispensable à la formation de mouvements sociaux. L’individu ne saurait être soumis de manière passive à la réalité sociale, à une place que l’ordre lui assigne. L’individu émancipé est capable de prendre le contrôle des conditions sociales qui lui sont faites. Non seulement sa liberté ne peut s’exercer s’il est soumis à un arbitraire, mais surtout, la souffrance humaine n’a plus de justification ou de légitimité. Le conflit moral devient un conflit entre les « hommes » et il est donc possible de lui donner une solution. Tout au long du XIXème siècle, se développe l’idée d’une réconciliation possible entre l’individu et la communauté sociale, entre l’individu émancipé et la construction d’une société enfin pleinement humaine. De manière paradoxale, c’est dans la pensée moderne que s’affirme avec le plus de force l’idée de la séparation entre le sujet et l’objet et, à partir de l’émancipation individuelle, l’idée de leur réconciliation possible. Cette affirmation a été développée par la sociologie, en lien avec les doctrines de l’émancipation, autour du thème du passage de la communauté à la société. Elle a deux conséquences majeures : en termes moraux, la société moderne se définit par l’égalité comme l’a bien montré Tocqueville. La société moderne est une société démocratique dont l’idéal est l’égalité. En termes sociaux, l’individu est émancipé. Détaché de la tradition, il doit se donner ses propres lois et ses propres valeurs. Il est donc doté d’une capacité réflexive et surtout d’une capacité d’action : c’est lui qui fabrique la société. Ainsi, de Hobbes à Marx, l’idée d’une société construite ou produite est inséparable de l’affirmation de l’égalité et d’une éthique de l’émancipation et de la liberté (thème centraux des objectifs des mouvements sociaux). La société moderne est un ordre construit et changeant dont le changement dépend de l’action d’individus égaux. L’homme devient la mesure de toute chose pour paraphraser Hobbes. C’est pour cette raison, parce qu’elle est active, que la société moderne est une société démocratique et de mouvements sociaux. La sociologie s’est donc construite à partir d’un diagnostic portant sur la société moderne marquée par la séparation entre sujet et objet, acteurs et structures et à partir du projet de leur réconciliation. Pour elle, il existe toujours une menace qui est celle de la rupture 8 . Sur ce thème, Roberto Mangabeira Unger, Social Theory : Its Situation and Its Task, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
  • 16. 16 complète entre le monde des acteurs et celui des structures. La sociologie affirme leur unité par la correspondance, positive ou négative, entre acteurs et structures. Comme l’écrit le sociologue britannique David Lockwood, la société est à la fois définie par la « nature, pacifique ou conflictuelle, des relations sociales entre les acteurs » et par les « relations sociales, pacifiques ou conflictuelles, entre les parties du système social ». La société moderne a donc deux faces et c’est même là sa caractéristique essentielle par rapport aux communautés. Dans le monde traditionnel, l’absence de distance entre l’individu et le social ne laissait pas de place à une différenciation entre acteurs et systèmes. Il n’y a pas d’action. Au contraire, de nos jours, dans le monde moderne, cette différenciation est nette, et l’unité de la société est construite par la correspondance entre les logiques des structures ou des systèmes et les logiques des acteurs ou des individus. Autrement dit, la sociologie affirme que la vie sociale n’a pas d’unité et que cette unité doit être projetée et construite par l’action humaine. La société moderne est toujours conçue comme une société divisée, dont la totalité a été perdue. Notons que cette affirmation n’est pas propre aux sciences sociales. La modernité artistique par exemple s’est aussi souvent donnée à voir et représentée elle-même à partir de la totalité perdue, par le développement de la métaphore du fragment, l’usage de la juxtaposition ou du collage. C’est aussi, de manière classique, une certaine nostalgie de la totalité perdue qui irrigue la perception de la ville contemporaine dans laquelle le centre et l’unité se seraient évanouis au profit de l’étalement et de la désintégration. Cette dimension nostalgique est aussi présente dans nombre de mouvements sociaux qui en appellent à la défense du passé pour promouvoir l’égalité et la liberté. Trois interprétations de l’action La sociologie se fonde sur un diagnostic largement partagé, la séparation du subjectif et de l’objectif et par conséquent la nature active de la société moderne. La société est une collection d'individus autonomes. Elle ne peut être autre chose qu'un « acte de leur volonté ». Elle est une convention. C'est une de ses caractéristiques essentielles. C'est d'ailleurs ainsi que la définit le sociologue Ferdinand Tönnies (1855-1936) : « La société donc, par la convention et le droit naturel d'un agrégat, est comprise comme une somme d'individus naturels et artificiels dont les volontés et domaines se trouvent dans des associations nombreuses et demeurent cependant indépendants les uns des autres et sans action intérieure réciproque. » L'ordre social relève du politique et non plus du « naturel ». A la différence des communautés, la vie sociale et politique n'est pas imposée du dehors, elle est instituée par les individus libres
  • 17. 17 et égaux. Elle est le produit d'un contrat. A partir de cette affirmation très générale, se pose une question politique et sociologique fondamentale : comment la société est-elle construite par l’action et inversement comment permet-elle à l’action de se développer ? Nous pouvons dégager trois interprétations de l’ambivalence de l’expérience de la modernité qui sont trois grandes représentations de la vie sociale et trois manières de réconcilier ses deux faces9. Depuis le XIXème siècle, la réponse dominante à cette question est la philosophie de l'intérêt. Cette forme de pensée sociale voit dans la poursuite « rationnelle » de ses intérêts par chacun le moyen de maîtriser les passions individuelles et la source de l'ordre public. La recherche du bonheur privé finit par créer les conditions du bonheur collectif, la société devenant un marché qui s'autorégule. Il suffit donc que chacun agisse naturellement et non plus socialement (en fonction de préjugés, d'attachements ou de traditions) pour être rationnel et que s'instaure un ordre social stable et moderne. La vie sociale se développe ainsi spontanément grâce aux progrès de l'économie, de l'échange et de l'industrie. La stabilité est le produit de la liberté individuelle et, inversement, elle permet à chacun de chercher son propre bonheur. Que l'harmonie entre le bonheur individuel et le bonheur collectif, entre la liberté et l'ordre, soit spontanée ou le produit d'une action politique de destruction des obstacles sociaux à l'équilibre, la stabilité sociale est dans tous les cas fondée sur la liberté de l'individu de poursuivre la recherche de son propre bonheur. L’action est ici nécessairement rationnelle et se développe sur un marché. La seconde définit la société par son rapport à la morale et met au centre de ses interrogations, la question de la socialisation. Les institutions en constituent le cœur. Il s’agit ici de savoir comment l’ordre social est possible dans un monde dominé par l’individualisme, ou de manière plus précise, il s’agit de savoir comment construire une société à partir des individus. Dans cette conception, la liberté individuelle est comprise comme la capacité d’agir selon sa propre volonté par la maîtrise des pulsions et des désirs. L’action est ici de nature morale et non utilitaire, elle met en œuvre des normes et elle s’inscrit dans un ordre social intégré autour de valeurs partagées. Enfin, la troisième conception définit la société par son rapport à la nature et met au centre de ses interrogations la question du travail et les conflits qui résultent de son contrôle et 9 . On peut retrouver cette tripartition chez des sociologues aussi différents que Robert Merton qui distingue la structure des chances, celles des normes et ce qu’il nomme la structure idéale pour analyser l’action sociale ou encore, plus récemment dans la construction de la sociologie de l’expérience de François Dubet qui distingue les dimensions stratégiques, normatives et subjectives. Récemment Hans Joas a repris lui-aussi une telle tripartition, entre l’utilité, la norme et la créativité pour analyser l’action sociale.
  • 18. 18 de la répartition de ses fruits. Les classes sociales en constituent le cœur. La liberté individuelle y est conçue comme la capacité d’auto affirmation de l’individu, par le développement des potentialités de la personne. L’action est ici de nature créative et libératrice. Elle s’inscrit dans une société conflictuelle. Dans chaque cas, nous avons affaire au même point de départ : la modernité se définit par l’individualisme, plus exactement par la distance entre l’individu et l’ordre social ou politique. L’individu ou l’acteur ne peut donc plus être dans une situation de totale passivité face à la société. Il est actif. Entre lui et sa place dans l’ordre social s’interposent sa rationalité, sa morale ou sa créativité. Chaque définition de l’action renvoie alors à une conception de l’acteur et plus généralement de l’individu. La première considère que l’individu, tel un atome, est mu par ses intérêts. La question de l’ordre social est résolue par la mise en œuvre de la rationalité, favorisant l’émergence d’un équilibre plus ou moins spontané, sur le mode de l’échange. La seconde considère que l’individu est mû par ses pulsions et ses passions. La question de l’ordre social ne peut donc être résolue que par la contrainte morale imposée par une force extérieure, contrainte matérielle ou contrainte morale intériorisée comme l’affirme Durkheim. La société est ici le garant de la morale et l’agent de la civilisation. L’acteur se construit par l’intériorisation d’une morale qui lui permet de faire triompher sa volonté. La troisième conception considère que le potentiel d’autodétermination de l’individu ne peut s’exercer dans une situation sociale où il est soumis à l’arbitraire ou à l’inégalité. Les structures sociales ont échappé à son contrôle, et il est nécessaire d’en reprendre la maîtrise afin que l’action « propre de l’homme » trouve son plein épanouissement et que l’individu puisse être reconnue par ses égaux. L’action est ce qui permet de passer des acteurs aux structures. Dans une perspective utilitaire, elle est une logique d’investissement et d’échange. Elle permet de passer de la recherche de l’utilité à la rationalité de l’ordre social. Les phénomènes sociaux sont compris comme des effets de composition des actions individuelles10. Dans une perspective institutionnelle, l’action est un processus : elle est le processus qui permet d’aller du besoin aux valeurs socioculturelles. L’action est un « effort » pour lier des conditions, des moyens et des valeurs, autrement dit, des éléments normatifs et conditionnels. Comme le soulignait Parsons, « cela est rendu nécessaire par le fait que les normes ne se réalisent pas seules automatiquement mais seulement à travers l’action pour autant qu’elles se réalisent. » L’action est conditionnée par l’institutionnalisation. Elle en est la figure correspondante et, de 10 . Voir : Raymond Boudon, « Action » , In : Traité de sociologie, sous la direction de Raymond Boudon, Paris, PUF, 1992.
  • 19. 19 ce point de vue, apparaît comme une conduite sociale. Dans la perspective des classes sociales, l’action sociale fabrique la société comme un « travail ». La séparation de l’acteur et du système donne au système une autonomie par rapport aux acteurs qui ne le contrôlent plus. L’acteur est aliéné en ce sens que le système le place dans une situation qui le contraint à agir en fonction des intérêts et des impératifs du système et non pas en fonction de ses préférences subjectives. (C’est ainsi que Parsons interprète l’idée de « déterminisme économique » : « D’un côté le système lui-même est le résultat d’une myriade d’actes individuels, mais, d’un autre côté, il créé pour chaque individu agissant une situation spécifique qui le contraint à agir d’une certaine façon s’il ne veut pas aller contre ses intérêts. ») L’action n’est donc pas une conduite sociale définie par une norme ou un intérêt. Elle est plutôt la mise en question de la conduite par la préférence subjective et la reconnaissance de l’écart entre l’intérêt et la préférence. Elle est une sorte de travail de désaliénation ; elle est définie par la contestation du mode de liaison entre l’acteur et le système imposé par le système. Elle est donc simultanément création et contestation. Elle est à la fois création d’un nouvel ordre institutionnel et contestation de cet ordre, création de formes nouvelles d’intégration et contestation de cette intégration. L’action est un processus créateur et conflictuel. Elle est une « conduite placée dans une relation sociale et orientée vers le maintien, la transformation ou le renversement d’un ou plusieurs éléments constitutifs d’un système social » écrit Alain Touraine. Dans ces trois images, l’action est à la fois conditionnée par l’intégration sociale et nécessaire à l’intégration du système et, inversement, elle est conditionnée par l’intégration du système et nécessaire à l’intégration sociale. Les notions de marché, d’institution ou de classe sociale assurent le passage d’un point de vue à l’autre. Les conceptions des mouvements sociaux L’action est fondamentale parce qu’elle permet de lier les intentions et les comportements des personnes avec les conséquences macro-sociales. Comme le note James Coleman, la théorie peut ainsi relier individu et société et rend possible une conception de la façon dont les systèmes sociaux sont formés par la volonté humaine. Surtout, le thème de l’action rend possible le lien entre une théorie sociale positive et une philosophie sociale normative, en connectant les actions individuelles et leur réalisation ou leur absence de réalisation. En effet, les trois représentations de la vie sociale que nous avons évoquées brièvement posent le même problème : face à une réalité sociale marquée par les passions, l’égoïsme et l’instrumentalisme, comment construire une véritable « communauté morale » ? La sociologie, sous ses diverses formes, est un essai constant de répondre à cette question.
  • 20. 20 Elle y a répondu soit en insistant sur la nécessité de développer la rationalité contre les passions, soit de contrôler les comportements individuels, soit encore en insistant, sur la nécessité pour les acteurs de contrôler les systèmes sociaux. Dans chacun des cas, la société est considérée comme un artefact, elle n’est pas donnée. Que les hommes agissent « naturellement » de façon instrumentale en fonction de leurs intérêts ou moralement en fonction de normes, ou encore en se montrant créatifs par leur travail, la société est une réalité qui leur est extérieure, faite d’un ensemble de systèmes qui visent à contrôler les comportements sociaux, à imposer des règles et des limites afin que la vie commune soit possible, afin d’éviter l’anarchie ou l’anomie. C’est la société qui impose aux hommes les dimensions rationnelles ou morales de leur action ou détermine leurs comportements. Les systèmes sont des mécanismes de contrôle. Dans une version opposée, les hommes ne sont pas simplement mus par des passions mais aussi par des considérations morales, rationnelles ou créatives. La société devrait donc traduire au mieux ces considérations, ces diverses formes de solidarité et de reconnaissance. Ce sont les hommes qui imposent, ou qui peuvent imposer, ou encore qui doivent imposer aux systèmes une organisation ou un fonctionnement humain. Mais ils ne le font qu’en tant qu’ils mettent en œuvre par leurs actions une logique supérieure, qui est celle, précisément, des mouvements sociaux. Nous pouvons maintenant résumer nos deux principales propositions. 1. Un mouvement social est un type particulier d’action consistant à lier du particulier à du général, des préoccupations immédiates à des problèmes sociétaux. L’action permet de passer d’un niveau micro à un niveau macro, des acteurs aux systèmes. 2. Il existe trois représentations fondamentales de l’action : l’utilité, la norme, la créativité, qui sont aussi trois manières de passer du particulier au général, de l’acteur au système. A partir de ces deux affirmations, nous pouvons représenter l’espace des théories des mouvements sociaux selon qu’elles privilégient des niveaux micro ou macro et selon la théorie de l’action développée. Image de l’action humaine Rationnelle/utilitaire Normative ou morale créative et conflictuelle Macro 1 3 5 Micro 2 4 6
  • 21. 21 Six grandes approches émergent ainsi que l’on peut regrouper deux à deux. 1-2. Les approches qui conçoivent l’action en termes utilitaires et développent et donnent la priorité à un niveau macrosociologique. La mobilisation des ressources ou la théorie des opportunités politiques s’inscrivent dans ce cadre. Anthony Obershall, Charles Tilly, Sydney Tarrow en sont les représentants. Elles sont le pendant macro des approches micro qui se développent dans les mêmes termes : le modèle d’Olson ou celui de Coleman s’inscrivent dans cette perspective. 3-4. Les approches qui conçoivent l’action en termes moraux et normatifs. Les théories du comportement collectif, celle de la frustration relative s’inscrivent dans cette logique. Au plan macro, elles perçoivent souvent l’action comme un effet de la crise des institutions, de l’intégration ou du décalage culturel. La théorie du comportement collectif de Smelser est certainement la plus aboutie, avec celle de Tedd Gurr sur la frustration relative. Au plan micro, la théorie de la norme émergente de Killian et Turner est la plus influente. 5-6. Les approches qui conçoivent l’action en termes créatifs et conflictuels. Les théories du conflit de classes et des nouveaux mouvements sociaux en sont la traduction sur un plan macro sociologique. La théorie d’Alain Touraine ou celle d’Alberto Mellucci en sont une des expressions les plus contemporaines. Enfin, sur un plan micro, les théories de l’alignement des cadres et les modèles issus de l’interactionnisme s’inscrivent aussi dans cette logique. La théorie de Randall Collins ou celles de David Snow ou de James Jasper en sont des déclinaisons les plus connues. 4. Mouvements sociaux et conjonctures politiques Comme tout autre domaine, la sociologie des mouvements sociaux possède des fondements théoriques, bref elle repose sur une représentation de l’action. La théorie l'ensemble des outils, vocabulaire et modèles qui autorisent l'explicitation logique d'une certaine représentation de la vie sociale permettant de poser des questions et d'y apporter des réponses sous formes d'hypothèses. Les mouvements sociaux observés par les sociologues n'ont pas de sens en eux-mêmes. Ils prennent une signification quand ils sont rapportés à un ensemble de conceptions plus générales, à une certaine vision de la vie sociale associée à une conception de l’action. Mais dans le choix théorique auquel procède le sociologue, il existe une part d’arbitraire. Il est largement conditionné par des considérations philosophiques,
  • 22. 22 morales ou politiques, mais aussi par les contextes historiques et sociaux dans lesquels s’inscrit la réflexion. Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a comparé les théories sociologiques à des cartes de géographie. Comme un géographe utilise un certain nombre d'outils et de mesures pour construire une carte qui lui permet d’offrir une représentation de l’espace, le sociologue utilise les instruments de la sociologie pour appréhender un ensemble de faits observés et organiser ces faits. Comme le géographe choisit une échelle et un point d'observation, le sociologue le fait à partir du choix d'un point de vue. En fonction de l’échelle, il peut adopter un point de vue « micro », très détaillé ou un point de vue « macro », plus global. Mais il peut aussi dessiner sa carte d’une façon surplombante ou d’un point de vue plus horizontal, c’est à dire « objectivement » ou « subjectivement », en perspective. Enfin, il peut la dessiner en l’orientant d’une manière ou d’une autre : pensons par exemple, que les planisphères édités en France sont totalement différents de ceux édités en Australie. Il s'agit pourtant de la même planète. Il en est de même du champ d’étude des mouvements sociaux. Il est structuré par certaines formes de représentations de la vie sociale qui sont associées à des conceptions de l’action. Toute étude des mouvements sociaux suppose donc toujours le choix d'un point particulier d'observation. De ce point de vue, la sociologie lie ses analyses de l’action à des situations historiques données. Les sociologues sont autant des analystes objectifs de leur société qu'ils en sont aussi des acteurs, en ce sens que leurs orientations morales et politiques déterminent très largement à la fois leurs « théories » mais aussi leurs interprétations et leurs prises de position, notamment dans le domaine des mouvements sociaux. De façon générale, les sociologues sont à la fois dedans et dehors. Leurs théories sont à la fois sur et de la société. Cette ambivalence est encore plus marquée dans le domaine particulier de l’étude des mouvements sociaux, où les interprétations et les analyses sont aussi très largement tributaires des choix politiques et philosophiques de sociologues. Ainsi, par exemple, s’il va de soi que le mouvement ouvrier ou le mouvement des droits civiques ou encore le mouvement altermondialiste sont facilement intégrés dans le vaste domaine des mouvements sociaux, cette intégration pose plus de difficulté en ce qui concerne les mouvements fascistes, les mouvements anti-avortement ou certains mouvements religieux. Situés plutôt à gauche de l’échiquier politique, les sociologues ont développé leurs analyses à partir d’un point de vue qui les a amenés à exclure de leurs définitions tel ou tel mouvement, telle ou telle lutte. Un bon exemple est fournit par les analyses du mouvement de décembre 1995 qui a vu s’opposer violemment les sociologues d’extrême-gauche et « républicains » aux sociologues
  • 23. 23 de la gauche modernisatrice pro-européenne, à travers deux pétitions antagoniques. Une partie des sociologues a vu dans la grève des cheminots pour la défense de leur système de retraite, une vaste lutte de « défense de la civilisation », voire une forme de « résistance nationale », l’opposition d’un « modèle français » porté par les services publics à une entreprise de dérégulation et d’affaiblissement de l’Etat au profit du « marché et du consommateur ». « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la culture, à la recherche, à l’art et, par-dessus tout, au travail11. » Une autre partie des sociologues y a vu une lutte plus limitée, portée par une logique de défense des acquis, une forme de corporatisme, ( c'est-à-dire la revendication d’avoir des droits et des avantages garantis par l’Etat ), au détriment des classes les plus faibles, plus directement touchées par le chômage et la précarité. « Nous entendons prendre nos responsabilités et nous engager à défendre des options qui visent à sauvegarder un système qui garantisse à la fois la solidarité et la justice sociale » écrivent-ils dans une pétition de soutien à la CFDT. « Dans sa crispation sur le territoire national, dans son appel à l’exception française dont notre service public serait une des composantes essentielles, la mobilisation emprunte les sentiers du repli identitaire, déjà explorés, en d’autres lieux politiques, par d’autres forces12. » L’exemple de la grève de décembre 1995 est certainement un des plus évidents13. Mais il est loin d’être le seul : Mai 68 fut l’objet d’âpres polémiques entre sociologues quant à sa portée ou à sa nature : fallait-il y voir une brèche culturelle renouvelant profondément une culture bourgeoise sclérosée comme le pensait Edgar Morin, une forme renouvelée de luttes de classes ouvrant à de nouveaux mouvements sociaux comme le proposait Alain Touraine ou plus modestement, un mouvement de « petits bourgeois », réagissant à la crise de l’université et à leur déclassement programmée à cause de la dévalorisation des diplômes, comme l’analysaient Pierre Bourdieu ou Raymond Boudon dans une logique de la frustration relative14 ? Néanmoins, la sociologie des mouvements sociaux n’est pas pour autant de la pure idéologie. Comme sociologie, elle prétend aussi avoir des fondements scientifiques pour deux raisons : elle offre des critères de validation, c'est à dire des éléments qui permettent de 11 . Pierre Bourdieu, intervention prononcée le 12 décembre 1995, à la gare de Lyon. 12 . Pascal Perrineau et Michel Wieviorka, « De la nature du mouvement social », Le Monde, 20 décembre 1995. 13 . Il fut l’occasion de réactiver des lectures « staliniennes » des mouvements sociaux, comme celle proposée par Stathis Kouvélakis, La France en Révolte, Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007. 14 . Alain Touraine, Le communisme utopique, Paris, Le Seuil, 1968, Pierre Bourdieu, Homo-Academicus, Paris, Minuit, 1984, Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977.
  • 24. 24 confirmer ou d'infirmer les propositions par l'observation empirique ; elle prend en compte la relation entre l'observateur (le sociologue) et la réalité observée (la vie sociale). Elle implique une méthodologie particulière permettant l'investigation, la collection des faits et leur interprétation dans le cadre fixé. La méthodologie est une façon de contrôler la relation du sociologue à son objet. Mais en même temps, cette sociologie et les constructions qu’elle propose n’est jamais totalement indépendante des contextes historiques, des orientations politiques des sociologues et peut-être plus profondément encore, des mouvements sociaux qu’elle étudie. Les conjonctures historiques et les choix politiques pèsent fortement sur l’histoire de la sociologie des mouvements sociaux. Pendant longtemps, l’étude des mouvements sociaux fut incluse dans le domaine plus vaste du comportement collectif. Les mouvements sociaux étaient considérés comme un cas parmi d’autres, avec les foules et les paniques par exemples, de comportement collectif. Au-delà des différentes définitions, ces conceptions avaient en commun une vue plutôt négative des mouvements sociaux : elles y voyaient des ferments de désordre ou de déstabilisation de l’ordre social, des moments d’effondrement de l’intégration et d’irruption des pulsions ou des frustrations. De fait, dans son élaboration la plus haute, celle de Parsons, la théorie sociologique dominante, percevait les mouvements sociaux comme des manifestations d’une forme ou un autre de crise du système social. Ils devaient de ce fait être plus présents à la marge du système, portés par des individus ou des groupes à l’écart et peu intégrés, menaçant l’ordre établi. Cette vision, longtemps dominante, et encore aujourd’hui très présente dans les commentaires publics, a été construite après la seconde Guerre mondiale par une génération de sociologues marqués par les années 30/40, c'est-à-dire des mouvements extrémistes et totalitaires. Ce sont ces circonstances qui ont façonné leur vision des mouvements, du danger qu’ils représentaient pour la démocratie et l’intégration sociale. C’est aussi pourquoi, cette littérature a toujours montré une certaine hostilité aux mouvements et à leurs participants. C’est aussi pourquoi, elle s’est intéressé prioritairement aux conditions sociales de l’irruption des mouvements sociaux (ruptures, anomie, décalages, massification…) d’un côté et aux effets psychosociaux de ces conditions de l’autre (frustration, agression, violence). Cette première période est aussi celle d’une sociologie du conflit, essentiellement européenne, directement héritée de la conception marxiste de la lutte des classes. Elle est fortement liée à la puissance des mouvements ouvriers et à l’action des syndicats et s’inscrit souvent directement dans l’ensemble plus vaste constitué par la sociologie du travail. En Grande-Bretagne, en Allemagne, en France ou en Italie, se développe ainsi une sociologie des
  • 25. 25 conflits et des mouvements sociaux qui s’oppose à la sociologie de l’intégration. Elle voit dans les conflits, et notamment dans les conflits de classes, l’un des fondements essentiels du fonctionnement de la démocratie, de la stabilité des sociétés mais aussi du changement social. Alors que dans la perspective de l’intégration les mouvements sociaux sont vus de manière négative, les sociologues du conflit, au contraire, les perçoivent de façon nettement plus positive, du moins s’il s’agit de mouvements ouvriers ou populaires. Les sociologues promoteurs de ces analyses ont très souvent été fortement liés aux syndicats et à la Gauche, comme Marshall, Rex et Lockwood en Grande-Bretagne, Dahrendorf en Allemagne, Pizzorno en Italie, Touraine, Naville et Mallet en France. Sur le plan politique, ils sont aussi marqués par les mouvements des années 30/40, mais aussi par la violente répression du mouvement ouvrier par les régimes communistes à l’Est de l’Europe, à Berlin, en Pologne ou en Hongrie. Cette première période prend fin dans les années soixante aux Etats-Unis et en Europe. Aux Etats-Unis, le Mouvement pour les Droits civiques et le mouvement étudiant démentent brutalement les théories classiques : la contestation ne vient pas des marges du système, elle vient du centre, des individus les mieux intégrés et dont le niveau de participation est déjà élevé. De plus, la nouvelle génération de sociologues (les élèves de la précédente) est souvent très liée aux activistes ou aux militants et manifeste une sympathie politique évidente pour les mouvements sociaux. Ils ne voient plus dans les mouvements sociaux l’irruption de la frustration ou la manifestation de la crise, mais une construction politique, une façon pour des activistes de « mobiliser des ressources » pour créer de l’action et faire avancer des revendications ou essayer d’accéder au système politique. Dès lors, ils conçoivent la participation aux mouvements sociaux comme le résultat d’un processus de décision tout aussi rationnel que toute autre conduite. Les questions qu’ils posent concernent les ressources disponibles, les stratégies mises en œuvres par les élites ou les organisations, les opportunités politiques. Plutôt que de se demander « pourquoi », ils considèrent que l’action collective est en quelque sorte « normale » et qu’il faut expliquer « comment » elle est construite et par qui. Du côté européen, l’irruption des mouvements sociaux des années soixante et l’explosion de Mai 68 conduisent plutôt à élargir les questionnements et à ne plus se focaliser prioritairement sur le mouvement ouvrier. Le thème des « nouveaux mouvements sociaux » devient central : les sociologues insistent sur l’élargissement des revendications, qui concernent de nombreux aspects de la vie sociale et sont portées par de nouveaux secteurs, et surtout, sur les dimensions identitaires présentes dans ces mouvements, comme le mouvement des femmes, le mouvement écologiste, le mouvement étudiant ou encore les mouvements régionalistes. La participation aux mouvements sociaux met en cause plus directement que le
  • 26. 26 mouvement ouvrier la culture des sociétés occidentales, les demandes devenant de plus en plus post-matérialistes. Les promoteurs de ces orientations sont aussi très liés à ce qui a été appelé la « deuxième Gauche », née dans les années soixante de la lutte contre le colonialisme et de l’apparition de nouveaux acteurs collectifs qu’elle a cherché à intégrer dans l’espace politique. Cette deuxième période, marquée par l’opposition et le débat entre « mobilisation des ressources » et « nouveaux mouvements sociaux », prend fin dans les années 1980-1990. Aux Etats-Unis, les sociologues tirent le bilan de l’échec des mouvements des années soixante et observent une période de « reflux » des actions « globales », qui n’ont pas trouvé de débouchés politiques. Le balancier part dans l’autre sens comme l’observe Jo Freeman : sous l’influence des théories des nouveaux mouvements sociaux, les questions du « sens » des actions et des mobilisations refont surface. Les thèmes idéologiques et culturels sont mis en avant pour expliquer « pourquoi » les individus s’engagent et pour montrer à la fois comment sont définis les objectifs et les stratégies des mouvements sociaux. A la différence de la première période, ces questions ne sont pas envisagées négativement, mais positivement. La participation aux mouvements sociaux et les dimensions « culturelles » sont perçues comme des façons de mettre en cause l’ordre social dans toutes ses dimensions, du gouvernement aux relations interpersonnelles en passant par les organisations. D’une certaine façon, une « jonction » s’opère avec les préoccupations européennes. Du côté européen aussi, le bilan de l’échec et de la disparition des « nouveaux mouvements sociaux » est tiré par la sociologie en lien avec la disparition des perspectives politiques. Il est associé à une focalisation sur des mouvements plus limités, souvent portés par des catégories marginalisées, chômeurs, sans- papiers, sans-logements. Ils apparaissent comme les prototypes des nouvelles formes d’action collective, fortement enracinés sur des catégories particulières et limitées. Des deux côtés de l’Atlantique, ce sont les perspectives « globales » qui sont effacées, et une certaine unification des perspectives s’opère à un niveau « micro » sociologique. Ces trois périodes de l’histoire de la sociologie des mouvements sociaux doivent aussi être perçue comme une complexification de ce champ particulier de la sociologie : les étapes sont plus cumulatives que successives. En d’autres termes, si à chaque étape des problèmes nouveaux sont posés et des orientations nouvelles sont développées, de nombreuses publications s’inscrivent et continuent à se référer aux paradigmes élaborés précédemment. De fait, par exemple, l’Association Internationale de Sociologie compte deux comités « mouvements sociaux » qui s’ignorent et se concurrencent. Le comité dominant regroupe les sociologues adeptes des théories de la mobilisation des ressources ou du processus politique.
  • 27. 27 Il est largement dominé par les Anglo-saxons. Il s’oppose à un autre comité, plus ancien, qui regroupe les sociologues adeptes des théories des nouveaux mouvements sociaux et de la lutte des classes. Ce dernier comité est plutôt constitué de sociologues européens et latino- américains. L’opposition est aussi politique : les premiers sont considérés par les seconds comme des sociologues développant des théories plutôt conservatrices, inspirés de Roberto Michels, mettant l’accent sur le rôle des élites dans la construction des mouvements sociaux et y voyant essentiellement le support de stratégies rationnelles et politiques. Ce cours présentera un certain nombre d’approches des mouvements sociaux en essayant de les inscrire dans les préoccupations à la fois scientifiques et politiques qui ont présidé à leur élaboration. Nous essaierons, dans la mesure du possible de combiner ces présentations avec l’analyse d’exemples concrets de mouvements sociaux afin d’en monter la pertinence et les limites.
  • 28. 28 Chapitre 1 Comment analyser les émeutes ? Le cas des émeutes de l’automne 2005 en France Les émeutes qui ont suivi la mort de deux adolescents à Clichy sous Bois le 27 octobre 2005 et qui se sont étendues à l’ensemble du territoire national pendant plus de trois semaines ont marqué le paysage politique et social français. Elles ont imposé, au mois pour un temps, la présence des « banlieues » à une opinion publique largement indifférente. Comme à chaque émeute importante, depuis vingt cinq ans, la presse et la société françaises en « découvrent » la « toile de fond » : les inégalités sociales, le chômage, la discrimination, le racisme, la violence policière, la formation de ghettos. Comme à chaque fois aussi, après l’émotion de l’événement et le retour à l’ordre, après les appels au civisme et à l’inscription sur les listes électorales, la question s’efface petit à petit et la « société » se détourne d’un problème certes récurrent, mais qu’elle ne parvient ni à « comprendre », ni à maîtriser. Et malgré l’importance de la mobilisation intellectuelle, à travers les publications et les colloques, quelques mois plus tard, l’opinion publique semble se satisfaire de l’absence de mesure d’ampleur, du mutisme des politiques et du gouvernement, et du retour à l’ordre. Répression et silence semblent être les seules « réponses » ou absence de réponse que les émeutes aient suscitée. Pourtant, l’ampleur de l’événement doit être soulignée. Au plus fort des incidents, le 13 novembre, 11 500 policiers et gendarmes étaient mobilisés. 217 ont été blessés pendant ces semaines. La Fédération française des sociétés d’assurance estime à 200 millions d’euros le coût global des destructions dont 23 millions pour les 10 000 véhicules incendiés. 233 bâtiments publics et 74 bâtiments privés ont été dégradés ou incendiés. L’Education nationale a compté 255 atteintes aux biens ou aux bâtiments, notamment dans les collèges, confirmant que les écoles avaient été une des cibles privilégiées des émeutiers. Mais les gymnases, la poste, des entreprises, des lieux de cultes ont aussi été touchés. Le soir du 30 novembre, le ministère de l’Intérieur faisait état de 4770 interpellations, débouchant sur 4402 gardes à vue et l’incarcération de 763 personnes15. Que s’est-il passé pendant ces trois semaines de violences ? Aucune enquête n’a été réalisée au cœur des émeutes. C’est donc en adoptant une démarche « d’ignorance prudente » 15 . Le Monde, 2 décembre 2005.
  • 29. 29 selon l’expression de Stanley Cavell, en s’appuyant sur les données nombreuses fournies par la presse, notamment les propos d’émeutiers, qu’il semble possible de s’interroger sur la nature des émeutes, sur leur construction et leur signification16. En effet, les émeutiers ont été beaucoup moins silencieux que de nombreux commentateurs l’affirment même s’ils provenaient d’un milieu où l’accès à l’espace public et politique est difficile, si ce n’est impossible. L’émeute a permis une expression, que la presse a largement relayée à travers de nombreux reportages et entretiens. Mais cette expression n’entre pas dans les cadres habituels, notamment les cadres instrumentaux et rationnels, du système politique ou de l’action militante traditionnelle. Elle a été largement ignorée dans les nombreux commentaires, qui ont en quelque sorte « recouvert » la parole émeutière, interdisant de fait d’entendre les émeutiers, voire refusant de les entendre. Sans faire des émeutiers les porteurs d’un mouvement social, sans faire de « romantisme », il est au moins possible de partir d’une « intuition » favorable pour essayer de comprendre, de supposer que la parole des émeutiers a un sens plutôt que de chercher à comprendre « pourquoi » les émeutiers ont fait le choix de l’action directe et de la violence. Cette parole peut ainsi nous éclairer sur les « significations sociales » d’une telle orientation17. Cela suppose de lire l’émeute comme une forme d’action collective et politique pour ensuite essayer d’en décrypter les mécanismes et d’en donner une interprétation. 1. L’émeute comme action collective Le 16 octobre 2005, dans le quartier du Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin, deux jeunes garçons essayent d’échapper à une Brigade anti criminalité sur un scooter volé. Ils chutent. L’un d’eux se blesse grièvement à la cheville et est hospitalisé. Une rumeur court le quartier : il serait dans le coma à cause des policiers. Quinze ans après la mort de Thomas Claudio, au même endroit et à la suite d’une course poursuite, de nouvelles émeutes éclatent. Indignés et enragés, les « jeunes » affrontent la police plusieurs soirs. Signes d’une tension constante, selon les observateurs, entre les institutions et la population des quartiers de la banlieue lyonnaise et illustration du « duel permanent avec la police » que pratiquent les « jeunes », les émeutes de Vaulx-en-Velin de 2005 n’engendrent aucune « émotion » particulière et ne suscitent pratiquement aucun intérêt politique à la différence de celles de 16 . Stanley Cavell, Le déni de savoir dans six pièces de Shakespeare, Paris, Le Seuil, 1993. 17 . Aviad Kleinberg, Histoire des Saints. Leur rôle dans la formation de l’Occident. Paris, Gallimard, 2005, pp. 112-113 et p. 117. Kleinberg précise que « la question de savoir pourquoi un individu choisit » d’agir de telle ou telle manière est différente de la question de « savoir quelle est la signification sociale » de son choix et de son action. D’ailleurs, ajoute-t-il, « nul ne connaît la combinatoire précise qui pousse les gens à l’action… »
  • 30. 30 1990 qui avaient constitué un événement social considérable. En 2005, elles s’inscrivent dans un quart de siècle d’histoire des banlieues françaises pendant lequel les incidents et les affrontements avec la police se sont multipliés et la « violence urbaine » est devenue banale. Le 1 avril 2005, à Aubervilliers, un jeune homme en scooter se tue en essayant d’échapper à une patrouille de la BAC. Une émeute éclate qui dure plusieurs soirées. Des voitures et un entrepôt commercial sont incendiés, le mobilier urbain détruit, et les « jeunes » affrontent la police. Le 27 octobre 2005, dans le quartier de La Duchère à Lyon, dix voitures sont incendiées au lendemain d’une opération de destruction d’un immeuble en présence du ministre des Affaires sociales et du maire de la ville. « Un acte qui paraît purement ludique », selon le Maire, « sans autre motif que de jouer avec l’attention médiatique. » Quand le 27 octobre 2005, deux jeunes adolescents meurent en tentant d’échapper à un contrôle policier à Clichy-sous-Bois, l’enchaînement des événements se répète de manière identique : le soir même, dans la commune, des incidents éclatent. Une marche silencieuse est organisée et des appels au calme, au respect et à la dignité sont lancés par les autorités locales et les familles. Puis, pendant quelques jours, les affrontements et les violences reprennent avant de s’essouffler. La logique et l’enchainement habituels sont brisés quand l’émeute entre dans une phase d’extension progressive, touchant d’abord les villes de la région parisienne, puis celles de l’ensemble de la France ensuite et se transforme en événement politique. Elle atteint un point culminant dans la nuit du 7 au 8 novembre, nuit pendant laquelle 1500 voitures sont brûlées et 274 communes sont touchées sur tout le territoire national. Le « calme » est de retour le 17 novembre, soit après trois semaines d’incidents, d’affrontements et de violences. Comme tout événement, les émeutes de l’automne 2005 présentent des éléments de continuité et de « nouveauté ». Le répertoire d’action des émeutiers et l’enchaînement des faits les inscrivent à l’évidence dans la continuité des émeutes survenues en France depuis 25 ans. En général, des incidents avec la police, souvent la mort d’un habitant d’un quartier, engendrent une émotion intense qui suscite des incidents et des affrontements entre « jeunes » et police, l’incendie de voitures, la destruction de bâtiments publics, parfois des pillages. Par ailleurs, des manifestations silencieuses sont organisées et la famille de la victime en appelle au calme et à la justice sans parvenir à obtenir gain de cause. Puis, après quelques jours, l’émotion retombe quelque peu, et le calme revient. De manière régulière, certaines de ces émeutes deviennent des « événements » au sens politique du terme : elles suscitent une émotion et des débats qui inscrivent la question des « banlieues » sous une forme ou une autre dans l’espace public. Au moins de façon symbolique, les émeutiers occupent le centre de l’attention, sans pour autant parvenir à être entendus : le sens de l’émeute fait l’objet d’une
  • 31. 31 discussion ou d’affrontements politiques et idéologiques portés par des responsables politiques ou des intellectuels qui ont peu de lien avec la périphérie urbaine. Les émeutes des Minguettes en 1981, celles de Vaulx-en-Velin en 1990, celles de Toulouse-Le Mirail en 1998 sont ainsi devenues des événements. Elles ont suscité de nombreux débats politiques, des interventions d’acteurs les plus divers, des campagnes en faveur de l’inscription sur les listes électorales, des condamnations morales… La particularité des émeutes de 2005 ne tient donc pas à leur déroulement initial, somme toute tristement banal, ni même au fait qu’elles soient devenues un événement politique, ce qui fut déjà le cas dans le passé, mais à leur extension à près de 300 villes sur tout le territoire national, extension qui en a fait précisément un événement et qui, d’une certaine façon, en a changé la nature. L’émeute de 2005, et c’est peut-être là sa caractéristique essentielle, a été marquée par son ampleur et son ubiquité. Elle n’était pas un phénomène local. Elle n’a pas été limitée aux banlieues les plus difficiles, de nombreuses villes « sans histoires » ayant été touchées18. Quelles qu’en soient les raisons, et quoique les émeutiers aient voulu exprimer, ils l’ont fait de la même manière dans l’ensemble des villes concernées. L’émeute est donc une action collective. Elle n’est pas une issue à la délinquance ordinaire ni le prolongement d’une culture de la violence. Même si elle s’accompagne de violences, de destructions et de pillages, même si elle est « non conventionnelle », c'est-à-dire qu’elle se déroule en dehors des mécanismes institutionnels légitimes à la différence d’une grève ouvrière ou d’une manifestation, elle relève d’abord de la compréhension des mécanismes sociaux et politiques qui commandent la formation et l’orientation des mouvements sociaux et collectifs. En d’autres termes, l’émeute appartient au répertoire « normal » d’action politique19. Elle conduit donc à percevoir les comportements « ordinaires » à partir d’elle et non l’inverse. La grève ouvrière a permis de comprendre à quel point les « illégalismes » ouvriers, que ce soit le sabotage ou le freinage par exemple, ne pouvaient se ramener à une simple délinquance plus ou moins anomique. Il fallait au contraire les inscrire dans une compréhension plus vaste et y voir une des dimensions de la conscience de classe. Il en est de même avec l’émeute : elle projette une lumière sur les comportements ordinaires, individuels ou collectifs, violents ou délinquants notamment, qui doivent aussi être compris à partir d’elle et non l’inverse. 18 . Dans la région parisienne, des villes comme Sèvres, Suresnes, Antony, Villeneuve la Garenne ont été le théâtre d’incidents. Voir : « Violences urbaines : les villes sans histoires contaminées. » Le Parisien, 4 novembre 2005. 19 . On pourra se référer à l’étude « classique » de George Rudé sur les émeutes dans la Révolution française : George Rudé, La foule dans la Révolution Française, Paris, Maspéro, 1982.
  • 32. 32 L’émeute possède sa logique propre. Elle est le fait d’émeutiers dont les comportements, si l’on en juge par leur récurrence et leur régularité, sont fortement socialisés. Il existe une sorte de « rituel » émeutier installé en France depuis 1981. Des voitures sont brûlées, parfois des bâtiments, écoles ou entrepôts. La police intervient et des affrontements ont lieu plusieurs soirs de suite, pierres et cocktails molotov d’un coté, gaz lacrymogènes et coups de matraques de l’autre. La violence est très contrôlée de part et d’autre : à la différence des émeutes britanniques ou américaines, pas de morts, très peu de blessés, pas de pillages, sauf de rares exceptions. Les armes à feu ne sont pas utilisées et la police cherche à garder les distances pour éviter les affrontements directs. La violence vise essentiellement des propriétés privées (les voitures) et publiques (des bâtiments) dans le périmètre très restreint du quartier concerné. Le calme revient en général après quelques soirées de courses poursuites, parfois de quelques échauffourées, de beaucoup d’insultes lancées de part et d’autres et l’arrestation de quelques dizaines de jeunes. Ces émeutes relativement « douces », qui pour les émeutiers s’apparentent parfois à un « jeu », sont extrêmement fréquentes dans les quartiers de banlieue et se répètent, à plus ou moins grande échelle, de façon régulière et identique : il ne se passe pratiquement pas un trimestre sans une émeute de ce genre dans un quartier ou deux, et quelle que soit le lieu où elle éclate, elle présente toujours les mêmes caractéristiques. Au-delà de la violence utilisée, la récurrence des moyens d’action et du déroulement des événements en font ainsi une sorte de rituel collectif et politique. Car les émeutiers ne sont pas non plus particulièrement silencieux. A travers les reportages des journalistes, ils affirment leur présence et donnent leurs « explications » de l’émeute ou expriment leurs sentiments sur leur situation. Ils ne peuvent donc être réduits à des « classes dangereuses » menaçant la civilisation. Ils ne sauraient être non plus le reflet inconscient d’une situation de privation. Dans un ouvrage désormais classique, l’historien Eric Hobsbawm a monté que l’émeute a souvent été un moyen efficace de négociation collective pour des populations pauvres et privées d’accès aux mécanismes conventionnels d’action politique. Ce fut par exemple le cas dans le monde ouvrier avant le développement des syndicats, dans les populations urbaines privées de représentation ou encore dans les mouvements communautaires dans les pays en développement20. L’émeute est le fait de « primitifs de la révolte » dans la mesure où elle est une action revendicative et politique de populations que le système institutionnel ne peut ou ne veut intégrer, « primitifs » qui en appellent aux valeurs de cette société contre un ordre social qu’ils jugent immoral et qui revendiquent en même temps leur entrée dans cet ordre 20 . Eric Hobsbawm, Primitive Rebels : Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries. Manchester, Manchester University Press, 1959.
  • 33. 33 social, leur reconnaissance. L’émeute est un mouvement politique « primitif », dépourvu d’idéologie et de règle, puisque les populations qui la portent restent en dehors et opposent leur « nous » aux institutions, mais qui, néanmoins, vise à provoquer une « réaction » ou des « réformes » de la part des institutions. Elle est une « stratégie » de débordement du système institutionnel de la part de populations qui lui sont aliénés, débordement par le haut par sa forte dimension morale et par le bas par l’usage de la violence. 2. La police, l’injustice et l’indignation morale L’émeute est d’abord marquée par sa dimension anti-policière. Elle éclate à la suite d’incidents avec la police et s’oriente vers l’affrontement avec la police. C’était déjà le cas en France au XVIIIème siècle quand les arrestations de mendiants ou les interventions de la maréchaussée se soldaient fréquemment par des troubles voire des émeutes21. Dans les années 1960, aux Etats-Unis, la plupart des émeutes des ghettos noirs ont fait suite à des incidents avec la police comme à Watts en 1965 ou à Detroit en 1967. Il en est de même en Grande- Bretagne dans les années 1980 et 1990. En 1976, à Londres, dans le quartier de Notting Hill, une émeute éclate à la suite d’une arrestation. En 1985, à Tottenham, la mort d’une habitante lors de la perquisition de son domicile déclenche une émeute. En 1992, à Bristol, la mort de deux jeunes gens tentant d’échapper à la police à bord d’une voiture volée déclenche aussi une émeute. Les émeutes françaises de ces vingt dernières années n’échappent pas à cette règle. Le 18 décembre 1997, un jeune habitant du quartier de la Duchère à Lyon, Fabrice Fernandez, 24 ans, était tué par un policier dans un commissariat d’un coup de fusil à pompe. Quelques jours plus tard, une manifestation silencieuse avait lieu à sa mémoire dans le quartier. Sa mère « sermonnait » les « jeunes » présents et les appelait au calme sans parvenir à prévenir les incidents violents qui éclataient peu après ni les affrontements avec la police, dégénérant en émeute. La chronique des émeutes « de banlieue » en France est d’une grande régularité : pratiquement au même moment qu’à la Duchère éclataient des émeutes en banlieue parisienne à Dammarie-les-lys. Un an plus tard, à Toulouse, dans le quartier du Mirail de violentes émeutes suivent la mort d’un jeune homme de 17 ans tué par la police. L’émeute de Clichy-sous-Bois de 2005 relève des mêmes mécanismes : elle est déclenchée 21 . L’historien Jean Nicolas en dénombre 494 tout au long du siècle faisant suite à l’arrestation de mendiants. Voir : Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2002, p. 354 et suiv.