L’extrait présente un exemple de carcan (l’innovation) et propose des pistes d’évolution. Il ne s’agit en aucun cas d’un résumé du livre qui traite de nombreux autres sujets (engagement, droit à l'erreur, gouvernance, etc.)
2. Lâcher-Prise en Entreprise (extrait) - écrit par Julien Pouget
C. Laisser Innover
Quel est le point commun entre la qualité et l’innovation ?
Aux yeux de nombreux salariés, il s’agit avant tout de
« départements » de leur entreprise. Au-delà de la boutade, le
constat est réel : « l’innovation », dans l’entreprise, renvoie plus
souvent la fonction exercée par quelques spécialistes qu’à un trait
dominant de culture d’entreprise. On « fait de l’innovation » comme
on fait la comptabilité ou des statistiques.
Le piège de la bureaucratisation de l’innovation
Qu’ils s’agissent des projets menés ou des personnes en charge, force
est de constater que de nombreuses entreprises ont créé des
bureaucraties en matière d’innovation.
En pratique, il n’est pas rare que les mêmes responsables innovation
organisent, années après années, les mêmes « challenges
innovations » (parfois avec les mêmes supports de communication…),
dépouillent les mêmes boites à idées, remettent les mêmes prix, etc.
Pour les entreprises fortunées, la version huppée se décline en
création d’incubateur ou de « lab » interne où l’on trouve, au hasard,
un babyfoot, des canapés de couleurs, des écrans géants et autres
gadgets à la mode. En résumé, un lieu branché, parfait pour organiser
des « événements » innovation mais souvent peu connecté aux
enjeux des opérationnels.
Le lecteur excusera l’ironie du propos, mais l’institutionnalisation de
l’innovation est une tendance lourde des dernières années. En
témoignent, l’homogénéisation des méthodologies utilisées en
entreprise, qui présentent généralement deux caractéristiques
3. Lâcher-Prise en Entreprise (extrait) - écrit par Julien Pouget
communes.
D’abord, elles émanent pour l’essentiel de gourous de grandes
universités étrangères. « Design thinking1
», « Open-Innovation »2
,
« Jugaad Innovation3
», autant de concepts généralement produits ou
repris par une université de la côte ouest des États-Unis avant d’être
d’exportés à l’échelle planétaire, à la manière de ce que nous avions
décrit au sujet du Lean Management4
.
Ensuite, ces méthodes font l’objet, à l’image de « blockbusters » du
cinéma, d’une consommation de masse. Caractéristique de cette
consommation, le faible niveau de remise en cause des principes. Les
utilisateurs appliquent les méthodes plus qu’ils ne les questionnent.
De ce point de vue, on peut relever que l’absence d’innovation en
matière de méthodes d’innovation est une question qui n’effleure
que peu de praticiens. Pas plus que la question de l’uniformisation de
la réflexion. Réfléchir avec les mêmes méthodes, n’est-ce pas
prendre le risque d’arriver aux mêmes conclusions ?
Autre signe de cette institutionnalisation, le profil du directeur de
l’innovation qui tend à se spécialiser et à s’homogénéiser.
1
Littéralement « Esprit Design » mais jamais traduit en pratique
2
Traduisible par « Innovation ouverte » ou « innovation distribuée »
3
Traduisible par « Innovation frugale »
4
Cf. Chap.6 B/
4. Lâcher-Prise en Entreprise (extrait) - écrit par Julien Pouget
Le Responsable innovation
habituellement recruté
Le Responsable Innovation
qu’il faudrait considérer
Parcours
Vient de l’entreprise et/ou
connait parfaitement le
secteur.
Vient d’autres horizons,
s’intéresse au secteur sans en être
spécialiste.
Positionnement
Spécialiste expérimenté de
l’innovation. Il maitrise une
boite à outil et l’organisation
d’événements n’a plus de
secret pour lui.
Animateur critique. Il est en
dialogue permanent avec les
métiers. C’est un facilitateur
polyvalent qui écoute et challenge
à tous niveaux. Son activité ne
passe pas nécessairement par
l’organisation de « grand-
messes ».
Sonposte
Est l’aboutissement d’une
carrière dans l’innovation. Il
souhaite y rester le plus
longtemps possible.
Est une étape dans son
développement. Il souhaite avoir
le plus d’impact possible avant de
partir pour d’autres défis.
D’autres pistes méritent d’être considérées pour libérer la créativité
des salariés.
Piste 1 : travailler sur les biais cognitifs
Dans un article passionnant5
, deux auteurs mettent en lumière
certains biais cognitifs qui nous limitent en matière d’innovation. Ils
utilisent pour leur démonstration l’exemple du naufrage du Titanic en
1912, occasionné par la collision du navire avec un iceberg. Les
auteurs précisent que lorsqu’ils animent des ateliers de créativité et
5
« Find Innovation Where You Least Expect It », Tony McCaffrey & Jim Pearson, Harvard
Business Review, décembre 2015
5. Lâcher-Prise en Entreprise (extrait) - écrit par Julien Pouget
qu’ils interrogent des managers sur « les solutions qui
auraient permis de sauver les passagers ? », une solution n’est jamais
mentionnée : les icebergs.
Alors même qu’ils flottent et que certains icebergs plats auraient pu
accueillir des passagers dans l’attente des secours, cette solution
semble presque impossible à imaginer. Pour l’expliquer, les auteurs
de l’article font appel à la notion de « rigidité mentale »6
qui nous
pousse à assigner des finalités prédéterminées aux éléments qui
composent notre environnement. Dans un environnement maritime,
l’iceberg est tellement associé au danger qu’il est presque impossible
de l’envisager comme une solution.
Une autre série de biais répandu concerne la représentation mentale
du processus d’innovation et le portrait-type de l’ « innovateur » (cf.
encadré page suivante).
ZOOM
Le Hackathon et les stéréotypes de l’innovation
Né dans les années 90 dans le milieu du logiciel, le hackathon consiste
initialement en une réunion de développeurs sur plusieurs jours d’affilée
(souvent un week-end) autour d’un défi/problème à résoudre. L’expression
associe les termes « hack » et « marathon ». En pratique, les participants
reçoivent un brief sur le cas/défi et codent plusieurs heures d’affilées et
avant de présenter leurs réalisations à un jury qui les départage.
A l’heure actuelle, les hackathons sont réintroduits à de multiples occasions
(transformation numérique, programmes « talents », etc.) et ne se limitent
plus aux populations de développeurs.
6
« Functional fixedness » en anglais
6. Lâcher-Prise en Entreprise (extrait) - écrit par Julien Pouget
Intéressants par la diversité des talents qu’ils rassemblent, les hackatons
concourent parfois à la reproduction de certains stéréotypes.
Concernant le profil de « l’innovateur
En imposant aux participants un engagement horaire étendu, les
entreprises organisatrices écartent de fait certaines populations (jeunes
parents, femmes enceintes, etc.). Cette exclusion pose question.
L’innovateur est-il nécessairement un célibataire sans obligation de
famille ? L’innovation implique-t-elle nécessairement renoncer à toute vie
personnelle ? Il est permis d’en douter.
Concernant le processus d’innovation
En liant l’innovation au volume d’heures fourni, les organisateurs effectuent
un raccourci intellectuel étonnant. Les éclairs de génie durent rarement
48h… Cette vision est néanmoins tout à fait conforme à la vision française
du « bon collaborateur » dont on apprécie souvent la performance à l’aulne
du temps de présence dans l’entreprise
A l’évidence, d’autres « rigidités mentales » existent et l’une des
missions d’un responsable innovation pourrait être de les débusquer
à l’échelle de son organisation. Une tâche sans doute moins visible
que la tenue de grands événements mais tout aussi essentielle.
Piste 2 : dépasser la dimension technologique
Lorsqu’elles traitent des questions d’innovation, les entreprises ont
tendance à mettre la technologie sur un piédestal et à considérer
qu’aucune innovation n’est possible sans elle. Cette « rigidité
mentale » conduit en pratique à limiter drastiquement les
« territoires » d’innovation. En clair, si la R&D, le service innovation
ou l’informatique ne sont pas présents autour de la table, il ne peut
s’agir d’innovation.
7. Lâcher-Prise en Entreprise (extrait) - écrit par Julien Pouget
Et pourtant, comme le souligne justement, Frédéric Fréry7
« Réduire
l’innovation à la technologie, c’est une nouvelle fois nier sa dimension
nécessairement collective et managériale, sans laquelle les inventions
restent cantonnées aux laboratoires et les idées aux beaux esprits ».
Et le professeur de rappeler que des innovations aussi célèbre que la
T.V.A ou le ticket restaurant ne doivent rien à la technologie.
Une des missions du responsable innovation pourrait donc consister
à rentrer en dialogue avec l’ensemble des fonctions de l’entreprise
pour faire remonter les innovations existantes et remettre certains
dogmes en question d’un point de vue innovation. Ainsi, un dialogue
entre le responsable innovation et un responsable recrutement
pourrait être l’occasion d’aborder certaines questions comme la
diversité ou la pratique du « clonage »8
et de ses conséquence en
matière d’innovation.
*fin de l’extrait+
7
Professeur à l’ESCP Europe, in « L’innovation, ce n’est pas la technologie », HBR France,
17/11/2014
8
Cf. Chap.9 B.