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0123
MARDI 24 NOVEMBRE 2020
LeFooding,20ans,
etenpleinecrise
existentielle
Leguidegastronomiquerevendique
depuissacréationlarigueurduMichelin
toutenprônantlalégèretéetlafête.
Mais,aprèslepassageàl’âgeadulte
etlerachatà100%parleBibendum,
sonespritd’irrévérencesera­t­il
toujoursaussivivace?
GASTRONOMIE
U
ne foule de 500 invités
se presse devant Le Pré­
sident, à Belleville (Pa­
ris, 20e), arborant des
masques Angela Merkel et Jacques
Chirac. A l’intérieur du restaurant
chinois, on sirote du Veuve Clic­
quot, en grignotant des pizzettes
aux merguez de haute volée. La
faune est, comme toujours, bigar­
rée: des chefs, mais aussi des stars
et des artistes, tels que Bérénice
Bejo, Michel Hazanavicius, Kiddy
Smile, Romain Duris ou JoeyStarr.
Voilà à quoi ressemblait l’événe­
ment annuel du Fooding en no­
vembre 2019.
Un an plus tard, pas de bamboche
pour célébrer les 20 ans du guide. A
la place, le Fooding a envoyé à
250 personnes une caisse remplie
de délices en tout genre: un velouté
de courge d’Hokkaido signé Inaki
Aizpitarte, un plat de caille au jus
d’étrille par Alexandre Gauthier,
des tasses à café comestibles… Evi­
demment, si la fête est annulée,
c’est à cause de la pandémie. Mais
les restrictions sanitaires sont loin
d’être l’unique bouleversement qui
secoue le Fooding. Avec le rachat à
100 % par le Michelin, en septem­
bre, et le départ du fondateur,
Alexandre Cammas, prévu pour
avril 2021, la crise est interne. Et
existentielle: en 2020, le monde de
la «food» n’a rien à voir avec celui
du début du millénaire. Vingt ans
après, le Fooding peut­il encore être
«le goût de l’époque» (son slogan
depuis 2005)?
En 2000, la cuisine française est
encore engoncée dans ses tradi­
tions. Le Fooding choisit alors de
s’opposer au Michelin et au Gault
& Millau, et de «se dresser contre
une gastronomie savante», rappelle
Alexandre Cammas. Le guide met
en valeur les quelques dissidents,
des chefs en tee­shirt qui écoutent
les Ramones en découpant de la bo­
nite dans leur cuisine ouverte, pro­
posent une restauration savou­
reuse mais dans un cadre plus free­
style, sans nappe sur les tables, avec
des menus uniques plutôt qu’une
carte à rallonge.
L’avènement de l’influence
Les premières années, le Fooding a
une influence grandissante, mais
continue de défendre un point de
vue qui reste singulier, l’affaire de
«foodies» parisiens. Au début des
années 2010, changement d’am­
biance: les enseignes tenues par de
jeunes chefs décomplexés se mul­
tiplient, l’idée que la gastronomie
puisse être jeune et sexy fait son
chemin dans l’esprit du grand pu­
blic aimanté par l’émission «Top
Chef», lancée en 2010 sur M6. «Le
combat est devenu superflu. Le cool
est arrivé, la gastronomie est tom­
bée dans la pop culture», constate
Alexandre Cammas. Première dif­
ficulté: l’esprit impertinent du
Fooding ne rencontre plus beau­
coup de matière pour se nourrir.
«Ils ont contribué à créer les stan­
dards de l’époque. Comment criti­
quer quelque chose qu’on a soi­
même engendré?», interroge le
consultant Julien Pham. Et puis, les
frontières se brouillent. Parmi les
nombreuses nouvelles adresses,
certaines sont d’excellente facture,
d’autres se contentent de repren­
dre l’esthétique des restos estam­
pillés «Fooding» sans faire grand
cas de la cuisine qu’ils servent. Cer­
tains lui reprochent même d’être
responsable d’une «vulgarisation
de la gastronomie».
L’autredifficultédesannées2010,
qui s’accentue à partir de 2015 et
l’émergence d’Instagram, c’est
l’avènement de l’influence. Désor­
mais, en «food», comme en mode
ou en voyage, des «influenceurs»
donnent leurs avis sur les endroits
où manger. Comme en 2000, un
outsider vient bousculer l’ordre
établisaufque,cettefois,leFooding
est du côté des institutions, au
même titre que le Michelin ou le
Gault & Millau.
«Les influenceurs sont aussi nocifs
que les critiques gastro de mes dé­
buts, tout aussi vendus! Ce sont des
petits soldats des services de
presse», s’énerve aujourd’hui
Alexandre Cammas. Qui n’a que
partiellement raison: «influen­
ceur» désigne à la fois des néophy­
tes opportunistes qui dînent là où
lerepasleurestoffert,maisausside
vrais pros, des fins gourmets, des
chefs, des journalistes (d’ailleurs
souvent passés par le Fooding
avant de faire carrière dans des mé­
dias plus traditionnels).
De son côté, le Fooding a du mal à
trouver sa place sur les réseaux so­
ciaux. «Le digital ne me passionne
pas. Je suis plutôt dans les idées»,
concède Alexandre Cammas. Leur
compte Instagram se contente d’ac­
cumuler de jolies photos de plats
désincarnés, prises à Los Angeles,
Biarritz ou Mexico. Le Fooding
existe surtout à travers son site
Web, qui publie une dizaine de
chroniques de restaurants par
mois, et par le lancement du guide
annuel qui reste un événement,
maiscelasuffit­ilpourfairefaceàla
validation permanente de restau­
rants par les influenceurs?
«Le public se fie aujourd’hui beau­
coup plus aux personnes qu’aux
marques. Il faut l’accepter», affirme
le consultant Baptiste Aubour, qui
remarque justement «qu’au mo­
ment de l’avènement des réseaux so­
ciaux le Fooding aurait pu faire le
choix d’incarner le guide, de mettre
en scène l’expérience d’un inspecteur
au restaurant; c’est d’autant plus
vrai que le Fooding juge l’expérience
globale d’un restaurant, pas seule­
ment l’assiette.»
Une idée à l’encontre des règles
du Fooding, qui revendique son ab­
solue indépendance: ses inspec­
teurs font leur visite incognito, les
repas sont toujours à leurs frais.
Quand le Michelin a racheté 40 %
des parts du Fooding en 2017, c’est
d’ailleurs l’argument qu’a fait va­
loir Alexandre Cammas pour justi­
fier ce rapprochement inattendu
qui devait permettre au Fooding de
se développer à l’international:
«Le Michelin, seul autre guide gas­
tronomique à “faire le boulot” sé­
rieusement, passionnément, en
payant ses additions», écrivait­il
dans un billet publié sur leur site.
CommeleBibendum,leFooding se
targueaussidesillonnerlaFranceà
la recherche de pépites: en 2017, il
avait récompensé Elements, une
excellente table nichée au milieu
d’une zone commerciale à la péri­
phérie de Bidart.
Malgré sa probité et le sérieux de
ses investigations, le Fooding n’a
pourtant pas atteint la force de
frappe du Michelin. «L’absence de
reconnaissance pour notre travail
est dure, admet Alexandre Cam­
mas. Si un magazine décide de faire
une page sur [le restaurant pari­
sien] Frenchie, il ne dira pas que le
Fooding l’a découvert [et primé
en 2010]. Il dira qu’il a une étoile
[reçue en 2019]. C’est là où j’envie le
Michelin.» «Le Fooding n’a pas
réussi à remplacer le Michelin, es­
time Baptiste Aubour. Ils ont beau­
coup donné et peu reçu, c’est un peu
cruel.»
L’erreur du Fooding est peut­être
de n’avoir pas choisi son camp; re­
vendiquer la rigueur du Michelin
toutenprônantl’espritdefête,lalé­
gèreté, l’irrévérence, voilà qui
brouille les pistes. Alors que le Mi­
chelin (dont le siège est à Clermont­
Ferrand) recommande des adresses
dans toute la France, le Fooding
reste perçu comme un guide piloté
par une équipe de Parisiens qui
s’adresse à une élite, notamment
lors de leurs fêtes grandioses où se
bouscule le gratin mondain. «Dès
2006, on a mis des adresses de pro­
vince dans le guide, et cette année le
palmarès récompense autant de ta­
bles parisiennes que provinciales, se
défend Alexandre Cammas. Mais
c’est vrai que l’authenticité, l’absence
desuperflu,l’espritrelax,onletrouve
plutôt à Paris. Et notre audience en
province reste des privilégiés ur­
bains. La vérité, c’est que la bonne
bouffe coûte un peu d’argent.»
«Ramener du fond»
A défaut d’être devenu le Michelin,
le Fooding a été absorbé par lui. En
septembre, un communiqué de
presse assurait que «le Michelin
continuera de développer le Foo­
ding, dans le respect de l’esprit insuf­
flé depuis sa création» et que «l’en­
tité conservera son indépendance
éditoriale et ses propres sélections
d’établissements». Malgré ces bon­
nes intentions, les plans du Biben­
dum–quinesouhaited’ailleurspas
s’exprimer sur ce sujet – sont nébu­
leux.AlexandreCammasdoitpartir
après avoir assuré la transition avec
la nouvelle direction. Le sort de Ma­
rine Bidaud, son associée, est en­
core incertain.
En revanche, des idées pour l’ave­
nir de son (vieux) bébé, Alexandre
Cammas n’en manque pas. Refaire
le site Internet pour enrichir la par­
tie «magazine» et «ramener du
fond», aborder les sujets de société
comme la place des femmes, la di­
versité dans les brigades, les vio­
lences en cuisine, l’écoresponsabi­
lité… «La période actuelle est beau­
coupplusgravequ’ilyavingtans.Si
on défendait le cool aujourd’hui, on
serait à côté de nos pompes. »
Alexandre Cammas souligne qu’en
tant qu’homme blanc de 49 ans il
n’est pas le mieux placé pour sou­
tenir ces sujets. Avec Marine Bi­
daud, ils ont créé un comité de di­
rection dont la moyenne d’âge est
de 29 ans.
Un tel projet semble ambitieux,
mais cohérent avec leur histoire:
«Le Fooding s’adapte en perma­
nence, c’est dans son ADN, estime
Anna Polonsky, ancienne collabo­
ratrice qui a fondé son agence de
design à New York. Ils étaient parmi
les premiers à faire des événements
liésàlaplacedesfemmesencuisine,
à célébrer les chefs étrangers en
France, à parler d’écologie.» A l’épo­
que, leur message est peut­être
passé inaperçu, parce que délivré
trop tôt ou dans un cadre trop fes­
tif. Aujourd’hui, la situation est dif­
férente. «L’explosion des canaux
médiatiques rend la communica­
tion autour de la gastro assez trash,
s’inquiète le chef parisien Gio­
vanni Passerini. On a besoin d’une
vigie capable de distinguer ceux qui
travaillent bien de ceux qui font
semblant. Dans la confusion ac­
tuelle, le Fooding pourrait être une
lumière.» Fiat lux! 
elvire von bardeleben
«Si on défendait
le cool
aujourd’hui,
on serait à côté
de nos pompes»
ALEXANDRE CAMMAS
fondateur du Fooding

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Fooding - 20 ans

  • 1. 0123 MARDI 24 NOVEMBRE 2020 LeFooding,20ans, etenpleinecrise existentielle Leguidegastronomiquerevendique depuissacréationlarigueurduMichelin toutenprônantlalégèretéetlafête. Mais,aprèslepassageàl’âgeadulte etlerachatà100%parleBibendum, sonespritd’irrévérencesera­t­il toujoursaussivivace? GASTRONOMIE U ne foule de 500 invités se presse devant Le Pré­ sident, à Belleville (Pa­ ris, 20e), arborant des masques Angela Merkel et Jacques Chirac. A l’intérieur du restaurant chinois, on sirote du Veuve Clic­ quot, en grignotant des pizzettes aux merguez de haute volée. La faune est, comme toujours, bigar­ rée: des chefs, mais aussi des stars et des artistes, tels que Bérénice Bejo, Michel Hazanavicius, Kiddy Smile, Romain Duris ou JoeyStarr. Voilà à quoi ressemblait l’événe­ ment annuel du Fooding en no­ vembre 2019. Un an plus tard, pas de bamboche pour célébrer les 20 ans du guide. A la place, le Fooding a envoyé à 250 personnes une caisse remplie de délices en tout genre: un velouté de courge d’Hokkaido signé Inaki Aizpitarte, un plat de caille au jus d’étrille par Alexandre Gauthier, des tasses à café comestibles… Evi­ demment, si la fête est annulée, c’est à cause de la pandémie. Mais les restrictions sanitaires sont loin d’être l’unique bouleversement qui secoue le Fooding. Avec le rachat à 100 % par le Michelin, en septem­ bre, et le départ du fondateur, Alexandre Cammas, prévu pour avril 2021, la crise est interne. Et existentielle: en 2020, le monde de la «food» n’a rien à voir avec celui du début du millénaire. Vingt ans après, le Fooding peut­il encore être «le goût de l’époque» (son slogan depuis 2005)? En 2000, la cuisine française est encore engoncée dans ses tradi­ tions. Le Fooding choisit alors de s’opposer au Michelin et au Gault & Millau, et de «se dresser contre une gastronomie savante», rappelle Alexandre Cammas. Le guide met en valeur les quelques dissidents, des chefs en tee­shirt qui écoutent les Ramones en découpant de la bo­ nite dans leur cuisine ouverte, pro­ posent une restauration savou­ reuse mais dans un cadre plus free­ style, sans nappe sur les tables, avec des menus uniques plutôt qu’une carte à rallonge. L’avènement de l’influence Les premières années, le Fooding a une influence grandissante, mais continue de défendre un point de vue qui reste singulier, l’affaire de «foodies» parisiens. Au début des années 2010, changement d’am­ biance: les enseignes tenues par de jeunes chefs décomplexés se mul­ tiplient, l’idée que la gastronomie puisse être jeune et sexy fait son chemin dans l’esprit du grand pu­ blic aimanté par l’émission «Top Chef», lancée en 2010 sur M6. «Le combat est devenu superflu. Le cool est arrivé, la gastronomie est tom­ bée dans la pop culture», constate Alexandre Cammas. Première dif­ ficulté: l’esprit impertinent du Fooding ne rencontre plus beau­ coup de matière pour se nourrir. «Ils ont contribué à créer les stan­ dards de l’époque. Comment criti­ quer quelque chose qu’on a soi­ même engendré?», interroge le consultant Julien Pham. Et puis, les frontières se brouillent. Parmi les nombreuses nouvelles adresses, certaines sont d’excellente facture, d’autres se contentent de repren­ dre l’esthétique des restos estam­ pillés «Fooding» sans faire grand cas de la cuisine qu’ils servent. Cer­ tains lui reprochent même d’être responsable d’une «vulgarisation de la gastronomie». L’autredifficultédesannées2010, qui s’accentue à partir de 2015 et l’émergence d’Instagram, c’est l’avènement de l’influence. Désor­ mais, en «food», comme en mode ou en voyage, des «influenceurs» donnent leurs avis sur les endroits où manger. Comme en 2000, un outsider vient bousculer l’ordre établisaufque,cettefois,leFooding est du côté des institutions, au même titre que le Michelin ou le Gault & Millau. «Les influenceurs sont aussi nocifs que les critiques gastro de mes dé­ buts, tout aussi vendus! Ce sont des petits soldats des services de presse», s’énerve aujourd’hui Alexandre Cammas. Qui n’a que partiellement raison: «influen­ ceur» désigne à la fois des néophy­ tes opportunistes qui dînent là où lerepasleurestoffert,maisausside vrais pros, des fins gourmets, des chefs, des journalistes (d’ailleurs souvent passés par le Fooding avant de faire carrière dans des mé­ dias plus traditionnels). De son côté, le Fooding a du mal à trouver sa place sur les réseaux so­ ciaux. «Le digital ne me passionne pas. Je suis plutôt dans les idées», concède Alexandre Cammas. Leur compte Instagram se contente d’ac­ cumuler de jolies photos de plats désincarnés, prises à Los Angeles, Biarritz ou Mexico. Le Fooding existe surtout à travers son site Web, qui publie une dizaine de chroniques de restaurants par mois, et par le lancement du guide annuel qui reste un événement, maiscelasuffit­ilpourfairefaceàla validation permanente de restau­ rants par les influenceurs? «Le public se fie aujourd’hui beau­ coup plus aux personnes qu’aux marques. Il faut l’accepter», affirme le consultant Baptiste Aubour, qui remarque justement «qu’au mo­ ment de l’avènement des réseaux so­ ciaux le Fooding aurait pu faire le choix d’incarner le guide, de mettre en scène l’expérience d’un inspecteur au restaurant; c’est d’autant plus vrai que le Fooding juge l’expérience globale d’un restaurant, pas seule­ ment l’assiette.» Une idée à l’encontre des règles du Fooding, qui revendique son ab­ solue indépendance: ses inspec­ teurs font leur visite incognito, les repas sont toujours à leurs frais. Quand le Michelin a racheté 40 % des parts du Fooding en 2017, c’est d’ailleurs l’argument qu’a fait va­ loir Alexandre Cammas pour justi­ fier ce rapprochement inattendu qui devait permettre au Fooding de se développer à l’international: «Le Michelin, seul autre guide gas­ tronomique à “faire le boulot” sé­ rieusement, passionnément, en payant ses additions», écrivait­il dans un billet publié sur leur site. CommeleBibendum,leFooding se targueaussidesillonnerlaFranceà la recherche de pépites: en 2017, il avait récompensé Elements, une excellente table nichée au milieu d’une zone commerciale à la péri­ phérie de Bidart. Malgré sa probité et le sérieux de ses investigations, le Fooding n’a pourtant pas atteint la force de frappe du Michelin. «L’absence de reconnaissance pour notre travail est dure, admet Alexandre Cam­ mas. Si un magazine décide de faire une page sur [le restaurant pari­ sien] Frenchie, il ne dira pas que le Fooding l’a découvert [et primé en 2010]. Il dira qu’il a une étoile [reçue en 2019]. C’est là où j’envie le Michelin.» «Le Fooding n’a pas réussi à remplacer le Michelin, es­ time Baptiste Aubour. Ils ont beau­ coup donné et peu reçu, c’est un peu cruel.» L’erreur du Fooding est peut­être de n’avoir pas choisi son camp; re­ vendiquer la rigueur du Michelin toutenprônantl’espritdefête,lalé­ gèreté, l’irrévérence, voilà qui brouille les pistes. Alors que le Mi­ chelin (dont le siège est à Clermont­ Ferrand) recommande des adresses dans toute la France, le Fooding reste perçu comme un guide piloté par une équipe de Parisiens qui s’adresse à une élite, notamment lors de leurs fêtes grandioses où se bouscule le gratin mondain. «Dès 2006, on a mis des adresses de pro­ vince dans le guide, et cette année le palmarès récompense autant de ta­ bles parisiennes que provinciales, se défend Alexandre Cammas. Mais c’est vrai que l’authenticité, l’absence desuperflu,l’espritrelax,onletrouve plutôt à Paris. Et notre audience en province reste des privilégiés ur­ bains. La vérité, c’est que la bonne bouffe coûte un peu d’argent.» «Ramener du fond» A défaut d’être devenu le Michelin, le Fooding a été absorbé par lui. En septembre, un communiqué de presse assurait que «le Michelin continuera de développer le Foo­ ding, dans le respect de l’esprit insuf­ flé depuis sa création» et que «l’en­ tité conservera son indépendance éditoriale et ses propres sélections d’établissements». Malgré ces bon­ nes intentions, les plans du Biben­ dum–quinesouhaited’ailleurspas s’exprimer sur ce sujet – sont nébu­ leux.AlexandreCammasdoitpartir après avoir assuré la transition avec la nouvelle direction. Le sort de Ma­ rine Bidaud, son associée, est en­ core incertain. En revanche, des idées pour l’ave­ nir de son (vieux) bébé, Alexandre Cammas n’en manque pas. Refaire le site Internet pour enrichir la par­ tie «magazine» et «ramener du fond», aborder les sujets de société comme la place des femmes, la di­ versité dans les brigades, les vio­ lences en cuisine, l’écoresponsabi­ lité… «La période actuelle est beau­ coupplusgravequ’ilyavingtans.Si on défendait le cool aujourd’hui, on serait à côté de nos pompes. » Alexandre Cammas souligne qu’en tant qu’homme blanc de 49 ans il n’est pas le mieux placé pour sou­ tenir ces sujets. Avec Marine Bi­ daud, ils ont créé un comité de di­ rection dont la moyenne d’âge est de 29 ans. Un tel projet semble ambitieux, mais cohérent avec leur histoire: «Le Fooding s’adapte en perma­ nence, c’est dans son ADN, estime Anna Polonsky, ancienne collabo­ ratrice qui a fondé son agence de design à New York. Ils étaient parmi les premiers à faire des événements liésàlaplacedesfemmesencuisine, à célébrer les chefs étrangers en France, à parler d’écologie.» A l’épo­ que, leur message est peut­être passé inaperçu, parce que délivré trop tôt ou dans un cadre trop fes­ tif. Aujourd’hui, la situation est dif­ férente. «L’explosion des canaux médiatiques rend la communica­ tion autour de la gastro assez trash, s’inquiète le chef parisien Gio­ vanni Passerini. On a besoin d’une vigie capable de distinguer ceux qui travaillent bien de ceux qui font semblant. Dans la confusion ac­ tuelle, le Fooding pourrait être une lumière.» Fiat lux!  elvire von bardeleben «Si on défendait le cool aujourd’hui, on serait à côté de nos pompes» ALEXANDRE CAMMAS fondateur du Fooding