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Une histoire d’amour déçu mue par le désir
(Amour, désir et création au sein du processus thérapeutique)
Thierry LAVERGNE,
Psychiatre des hôpitaux, pédopsychiatre, psychanalyste à Aix en Provence
Chaque rencontre est unique… surtout quand on est psy !... même si le thérapeute a toujours un peu
la même mission : permettre à l’autre d’oser quitter son symptôme et d’aller vers un ailleurs plus
libre, plus ouvert, moins contraint… l’aider passer d’un état à l’autre, non pas tant à la recherche
d’une homéostasie, mais bien vers un changement de niveau, vers un niveau supérieur…
On est parfois le témoin privilégié de la construction délirante d’un de nos patients… force est de
constater combien il est rivé à son thème délirant et combien il a perdu la capacité à s’en
autonomiser, tant il est enfermé dans les certitudes de sa construction délirante… Il a créé un
symptôme qui répond a toutes les questions par des certitudes rassurantes et sans issue autre que le
répétition infinie… On retrouve ce fonctionnement dans certaines créations stéréotypées et quasi-
standardisées avec un public séduit par les certitudes qui s’en dégagent avec le sentiment d’accéder
à un ailleurs rassurant pour pas cher… le groupe fonctionne une peu comme un psychotique…
Parfois, au décours d’un moment dépressif, le délirant nous autorise à l’aider à quitter son symptôme
malgré sa crainte d’aller vers l’inconnu… Ce qui fonctionne alors pour son soin, c’est la confiance qu’il
met en nous pour l’accompagner dans ce passage…
Attention toutefois à ne pas croire qu’il s’agit de personnes à part aux destins étrangers au monde
commun : être enfermé dans son ou ses symptômes concerne tout un chacun… et redouter et à la
fois désirer s’affranchir de ses symptômes est une préoccupation commune à tout un chacun…
L’artiste trouve parfois une aide à s’en affranchir, on le voit par exemple chez l’acteur pour qui le
plateau ou la scène sont le lieu et le moment où il peut donner libre cours à ses fantaisies et
s’éloigner de ses symptômes habituels, et s’y sentir étonnamment « libre »
Le névrosé aussi nous demande de faire un petit pont pour lui, de frayer le passage, de l’aider à
passer à autre chose malgré son attachement à son symptômes… il nous reste à choisir jusqu’où
nous pouvons faire confiance à sa capacité à trouver lui-même le passage, sans l’inscrire dans un
protocole de voyage organisé standardisé. En cela, le thérapeute est confronté à supporter le
passage, à supporter le pas-sage…
Cette dynamique est à l’œuvre dans tout processus thérapeutique et se rejoue tout au long du
processus thérapeutique qui peut prendre parfois plusieurs années pendant lesquelles peuvent se
rejouer les étapes de la vie libidinale…
Tout commence avec un cri !...
1. Du besoin au désir
Le premier signe de vie du nouveau-né est un cri, et la mère interprète ce cri comme une demande
de nourriture qu’elle satisfait… et c’est ainsi que commence l’histoire!...
Le nourrisson éprouve pour la première fois ce bien-être du passage du lait chaud. Plus tard, la faim
l’amène à crier encore. C’est donc le besoin qui l’anime, mais cette deuxième fois n’est plus comme
la première car il attend quelque chose dont il a la trace. Il hallucine ce bien-être à l’avance et s’en
satisfait un temps, jusqu’à ce qu’il réalise que l’hallucination est différente de la réalité…
C’est donc en ressentant le manque qu’il commence à mieux percevoir le délai entre le ressenti du
besoin et sa satisfaction… Cette latence de la satisfaction permet d’éprouver le désir de ce qui lui
manque et de l’exprimer…
Les objets du désir sont, par-exemple, de voir le sein, de sentir l’odeur de la peau de la mère, de
ressentir les battements rythmés de son cœur, d’entendre la mélodie de sa voix quand elle parle, de
s’emplir la bouche avec le mamelon, de déglutir le lait tiède qu’il produit et remplir son estomac, de
tendre vers le sentiment de satiété, l’apaisement, voire le sommeil après avoir roté du trop-plein
d’air ingurgité…
L’objet du désir est donc multiple… il y a une grande diversité des objets du désir, même si cette
période de la vie se caractérise surtout par le désir du sein et la satisfaction de téter…
2. L’objet transitionnel
Lorsque l’enfant est en manque du sein, il va projeter une image, projeter un ressenti sur les objets
qui l’entourent. Il fait l’essai de trouver un apaisement du ressenti du manque auprès d’un des objets
qui l’entourent. L’objet choisi et la projection dont il est support devient ainsi un objet qui ets à al
fois interne et externe…
Winnicott définit l’objet transitionnel comme tout ce que l’enfant crée, s’invente pendant cette
période de transition entre le principe de plaisir (la satisfaction avec le lait à téter) et l’acceptation de
la réalité (la frustration).
L’objet transitionnel sert donc d’intermédiaire. Il aide l’enfant à accepter la frustration de l’absence
de réponse immédiate à sa demande de nourriture. Cet objet créé par l’enfant n’est ni une
hallucination ni un objet réel. Il s’agit d’un objet qui est non-moi, mais non-étranger, qui est à la
limite du dehors et du dedans. Ce sera le nounours avec lequel il dort, ou bien un morceau de tissu
aux odeurs qu’il apprécie, ou bien un jouet qu’il aime porter à la bouche etc…
3. Création
Il faut donc à l’enfant un environnement qui laisse place au manque tout en étant suffisamment
rassurant. Ce sera un des objets de cet environnement suffisamment bon à qui il donnera une
fonction d’objet transitionnel.
C’est la façon dont l’enfant a recours à l’objet qui fait de cet objet un objet transitionnel et pas la
qualité de l’objet en lui-même.
De même, ce n’est pas l’œuvre en elle-même, mais bien la façon de s’en servir dans un
environnement choisi qui aura un effet sur le sujet… on se souvient par-exemple de l’effet de
l’urinoir que Marcel Duchamp présente en 1917 à la Society of Independant Artists sous le
pseudonyme de Richard Mutt et dont la copie est actuellement présentée au musée Pompidou…
Avec le concept de la mère suffisamment bonne, Winnicott veut montrer l’importance d’une
distance de la mère en adéquation avec les capacités de l’enfant, ni trop peu là, ni trop là : c’est
l’écart temporel et spatial dans la relation entre le sujet et l’objet qui est fondateur de la créativité…
Cette élaboration commence très tôt, alors que l’enfant est encore dans la phase schizoïde que décrit
Mélanie Klein, avec cette profusion d’objets internes, externes, attaquants ou rassurants… L’objet
transitionnel est en marge, il n’est ni un objet interne, ni un objet externe ; c’est un objet auquel
l’enfant donne une fonction d’objet transitionnel, c’est un objet dont il crée l’effet qu’il aura, c’est un
objet qui fait lien… lien dans le temps, avant et après la tétée, et dans l’espace, avant et après la
rencontre avec le sein…
De même, l’œuvre est à la fois interne et externe, à la fois, elle est un prolongement de son créateur
et, à la fois, elle s’adresse aux autres… elle fait lien, lien dans le temps et dans l’espace…
L’œuvre se définit du nom de l’artiste : c’est un « Picasso »… Mais aussi l’œuvre appartient à l’artiste
: l’œuvre de Picasso appartient à ses héritiers… L’œuvre est un objet interne et un objet externe :
l’artiste est son œuvre et il a une œuvre…
4. Relation d’amour
A force de répéter l’expérience du sein, de son désir et de sa satisfaction, l’enfant mémorise assez
d’éléments pour intégrer que c’est la même personne qui porte l’environnement apaisant et
l’environnement excitant, et quand il prend conscience, il entre en position dépressive…
Mélanie KLEIN décrit cette position dépressive après la phase schizo-paranoïde pendant laquelle
l’enfant vit dans un monde d’objets partiels, dont certains sont bons et gratifiants et d’autres
mauvais et frustrants.
Les bons objets sont introjectés et les mauvais objets sont projetés à l’extérieur, de façon quasi
paranoïaque…
L’objet transitionnel est entre les deux, ni dedans, ni dehors, ni persécuteur, ni gratifiant… il aide à
apaiser les craintes liées aux mauvais objets et à se remémorer les bons objets…
L’objet transitionnel continue à exister pendant la phase dépressive et plus tard aussi, aux côtés des
objets d’amour…
C’est pendant cette phase dépressive que se fonde l’histoire d’amour entre mère et petit enfant…
une histoire d’amour et de dépendance entre désir et complétude…
5. Une histoire d’amour barré
Il y a un tiers qui va venir mettre un terme à cette relation exclusive…
Freud décrit les étapes vers l’Œdipe et, notamment, comment le tiers soustrait l’enfant à la toute-
puissance du désir de la mère pour lui permettre d’élaborer son propre désir et d’accéder aux
mécanismes de sublimation en lien avec l’environnement social…
C’est à cette étape de la sublimation que se structurent les outils de création, que ce soit dans le
domaine du lire et écrire, ou dans le domaine du voir ou de l’écoute… etc
6. Art et sublimation
Les mécanismes de sublimation transforment un ressenti affectif en une compétence sociale. Par-
exemple, un enfant qui aime écouter la lecture de contes écrits deviendra un meilleur lecteur que
l’enfant qui est peu sensible aux lectures de contes. Par-contre, un enfant qui aime écouter la lecture
de contes ne deviendra pas nécessairement un enfant qui aime lire. De même, le talent de bien
écrire ne pourra pas venir sans sublimation, mais cela ne suffit pas, il faut qu’il reste une part
d’enfance, une part d’amour enfantin, avec ses objets transitionnels dont le partage va permettre
aux autres de retrouver ces ressentis anciens qui leur donnent une intuition de l’avenir. On pourrait
alors qualifier cette démarche créatrice d’artistique…
7. Création en thérapie
En thérapie, que se passe-t’il ?
La demande, plus ou moins clairement formulée est une demande d’accéder au bonheur, à la liberté,
au mieux être… etc
La réponse du thérapeute à cette demande est de laisser libre cours à la parole…
Donc sa réponse est de ne pas répondre immédiatement, et de laisser advenir la frustration, puis le
désir, puis le sujet qui parle, en s’appuyant sur le cadre de la psychothérapie, dans un espace et un
temps partagé entre thérapeute et sujet en thérapie, espace-temps qu’on peut assimiler à la création
d’un espace transitionnel selon Winnicott
Bibliographie
FREUD Sigmund, (1917), Deuil et Mélancolie, Paris, Gallimard.
KLEIN M, Rivière J (1936), L’amour et la haine, Paris, Payot.
LAVERGNE Thierry, Prédiction de l’aptitude à l’apprentissage de la langue écrite. Neuropsychiatrie de
l’Enfance, 36(7), 19888
LAVERGNE Thierry, Frayer un passage, TLM n° 42, 2001
WINNICOTT Donald, (1945) De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.

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une histoire d'amour décu mue par le désir

  • 1. Une histoire d’amour déçu mue par le désir (Amour, désir et création au sein du processus thérapeutique) Thierry LAVERGNE, Psychiatre des hôpitaux, pédopsychiatre, psychanalyste à Aix en Provence Chaque rencontre est unique… surtout quand on est psy !... même si le thérapeute a toujours un peu la même mission : permettre à l’autre d’oser quitter son symptôme et d’aller vers un ailleurs plus libre, plus ouvert, moins contraint… l’aider passer d’un état à l’autre, non pas tant à la recherche d’une homéostasie, mais bien vers un changement de niveau, vers un niveau supérieur… On est parfois le témoin privilégié de la construction délirante d’un de nos patients… force est de constater combien il est rivé à son thème délirant et combien il a perdu la capacité à s’en autonomiser, tant il est enfermé dans les certitudes de sa construction délirante… Il a créé un symptôme qui répond a toutes les questions par des certitudes rassurantes et sans issue autre que le répétition infinie… On retrouve ce fonctionnement dans certaines créations stéréotypées et quasi- standardisées avec un public séduit par les certitudes qui s’en dégagent avec le sentiment d’accéder à un ailleurs rassurant pour pas cher… le groupe fonctionne une peu comme un psychotique… Parfois, au décours d’un moment dépressif, le délirant nous autorise à l’aider à quitter son symptôme malgré sa crainte d’aller vers l’inconnu… Ce qui fonctionne alors pour son soin, c’est la confiance qu’il met en nous pour l’accompagner dans ce passage… Attention toutefois à ne pas croire qu’il s’agit de personnes à part aux destins étrangers au monde commun : être enfermé dans son ou ses symptômes concerne tout un chacun… et redouter et à la fois désirer s’affranchir de ses symptômes est une préoccupation commune à tout un chacun… L’artiste trouve parfois une aide à s’en affranchir, on le voit par exemple chez l’acteur pour qui le plateau ou la scène sont le lieu et le moment où il peut donner libre cours à ses fantaisies et s’éloigner de ses symptômes habituels, et s’y sentir étonnamment « libre »
  • 2. Le névrosé aussi nous demande de faire un petit pont pour lui, de frayer le passage, de l’aider à passer à autre chose malgré son attachement à son symptômes… il nous reste à choisir jusqu’où nous pouvons faire confiance à sa capacité à trouver lui-même le passage, sans l’inscrire dans un protocole de voyage organisé standardisé. En cela, le thérapeute est confronté à supporter le passage, à supporter le pas-sage… Cette dynamique est à l’œuvre dans tout processus thérapeutique et se rejoue tout au long du processus thérapeutique qui peut prendre parfois plusieurs années pendant lesquelles peuvent se rejouer les étapes de la vie libidinale… Tout commence avec un cri !... 1. Du besoin au désir Le premier signe de vie du nouveau-né est un cri, et la mère interprète ce cri comme une demande de nourriture qu’elle satisfait… et c’est ainsi que commence l’histoire!... Le nourrisson éprouve pour la première fois ce bien-être du passage du lait chaud. Plus tard, la faim l’amène à crier encore. C’est donc le besoin qui l’anime, mais cette deuxième fois n’est plus comme la première car il attend quelque chose dont il a la trace. Il hallucine ce bien-être à l’avance et s’en satisfait un temps, jusqu’à ce qu’il réalise que l’hallucination est différente de la réalité… C’est donc en ressentant le manque qu’il commence à mieux percevoir le délai entre le ressenti du besoin et sa satisfaction… Cette latence de la satisfaction permet d’éprouver le désir de ce qui lui manque et de l’exprimer… Les objets du désir sont, par-exemple, de voir le sein, de sentir l’odeur de la peau de la mère, de ressentir les battements rythmés de son cœur, d’entendre la mélodie de sa voix quand elle parle, de s’emplir la bouche avec le mamelon, de déglutir le lait tiède qu’il produit et remplir son estomac, de tendre vers le sentiment de satiété, l’apaisement, voire le sommeil après avoir roté du trop-plein d’air ingurgité… L’objet du désir est donc multiple… il y a une grande diversité des objets du désir, même si cette période de la vie se caractérise surtout par le désir du sein et la satisfaction de téter…
  • 3. 2. L’objet transitionnel Lorsque l’enfant est en manque du sein, il va projeter une image, projeter un ressenti sur les objets qui l’entourent. Il fait l’essai de trouver un apaisement du ressenti du manque auprès d’un des objets qui l’entourent. L’objet choisi et la projection dont il est support devient ainsi un objet qui ets à al fois interne et externe… Winnicott définit l’objet transitionnel comme tout ce que l’enfant crée, s’invente pendant cette période de transition entre le principe de plaisir (la satisfaction avec le lait à téter) et l’acceptation de la réalité (la frustration). L’objet transitionnel sert donc d’intermédiaire. Il aide l’enfant à accepter la frustration de l’absence de réponse immédiate à sa demande de nourriture. Cet objet créé par l’enfant n’est ni une hallucination ni un objet réel. Il s’agit d’un objet qui est non-moi, mais non-étranger, qui est à la limite du dehors et du dedans. Ce sera le nounours avec lequel il dort, ou bien un morceau de tissu aux odeurs qu’il apprécie, ou bien un jouet qu’il aime porter à la bouche etc… 3. Création Il faut donc à l’enfant un environnement qui laisse place au manque tout en étant suffisamment rassurant. Ce sera un des objets de cet environnement suffisamment bon à qui il donnera une fonction d’objet transitionnel. C’est la façon dont l’enfant a recours à l’objet qui fait de cet objet un objet transitionnel et pas la qualité de l’objet en lui-même. De même, ce n’est pas l’œuvre en elle-même, mais bien la façon de s’en servir dans un environnement choisi qui aura un effet sur le sujet… on se souvient par-exemple de l’effet de l’urinoir que Marcel Duchamp présente en 1917 à la Society of Independant Artists sous le pseudonyme de Richard Mutt et dont la copie est actuellement présentée au musée Pompidou…
  • 4. Avec le concept de la mère suffisamment bonne, Winnicott veut montrer l’importance d’une distance de la mère en adéquation avec les capacités de l’enfant, ni trop peu là, ni trop là : c’est l’écart temporel et spatial dans la relation entre le sujet et l’objet qui est fondateur de la créativité… Cette élaboration commence très tôt, alors que l’enfant est encore dans la phase schizoïde que décrit Mélanie Klein, avec cette profusion d’objets internes, externes, attaquants ou rassurants… L’objet transitionnel est en marge, il n’est ni un objet interne, ni un objet externe ; c’est un objet auquel l’enfant donne une fonction d’objet transitionnel, c’est un objet dont il crée l’effet qu’il aura, c’est un objet qui fait lien… lien dans le temps, avant et après la tétée, et dans l’espace, avant et après la rencontre avec le sein… De même, l’œuvre est à la fois interne et externe, à la fois, elle est un prolongement de son créateur et, à la fois, elle s’adresse aux autres… elle fait lien, lien dans le temps et dans l’espace… L’œuvre se définit du nom de l’artiste : c’est un « Picasso »… Mais aussi l’œuvre appartient à l’artiste : l’œuvre de Picasso appartient à ses héritiers… L’œuvre est un objet interne et un objet externe : l’artiste est son œuvre et il a une œuvre… 4. Relation d’amour A force de répéter l’expérience du sein, de son désir et de sa satisfaction, l’enfant mémorise assez d’éléments pour intégrer que c’est la même personne qui porte l’environnement apaisant et l’environnement excitant, et quand il prend conscience, il entre en position dépressive… Mélanie KLEIN décrit cette position dépressive après la phase schizo-paranoïde pendant laquelle l’enfant vit dans un monde d’objets partiels, dont certains sont bons et gratifiants et d’autres mauvais et frustrants. Les bons objets sont introjectés et les mauvais objets sont projetés à l’extérieur, de façon quasi paranoïaque… L’objet transitionnel est entre les deux, ni dedans, ni dehors, ni persécuteur, ni gratifiant… il aide à apaiser les craintes liées aux mauvais objets et à se remémorer les bons objets…
  • 5. L’objet transitionnel continue à exister pendant la phase dépressive et plus tard aussi, aux côtés des objets d’amour… C’est pendant cette phase dépressive que se fonde l’histoire d’amour entre mère et petit enfant… une histoire d’amour et de dépendance entre désir et complétude… 5. Une histoire d’amour barré Il y a un tiers qui va venir mettre un terme à cette relation exclusive… Freud décrit les étapes vers l’Œdipe et, notamment, comment le tiers soustrait l’enfant à la toute- puissance du désir de la mère pour lui permettre d’élaborer son propre désir et d’accéder aux mécanismes de sublimation en lien avec l’environnement social… C’est à cette étape de la sublimation que se structurent les outils de création, que ce soit dans le domaine du lire et écrire, ou dans le domaine du voir ou de l’écoute… etc 6. Art et sublimation Les mécanismes de sublimation transforment un ressenti affectif en une compétence sociale. Par- exemple, un enfant qui aime écouter la lecture de contes écrits deviendra un meilleur lecteur que l’enfant qui est peu sensible aux lectures de contes. Par-contre, un enfant qui aime écouter la lecture de contes ne deviendra pas nécessairement un enfant qui aime lire. De même, le talent de bien écrire ne pourra pas venir sans sublimation, mais cela ne suffit pas, il faut qu’il reste une part d’enfance, une part d’amour enfantin, avec ses objets transitionnels dont le partage va permettre aux autres de retrouver ces ressentis anciens qui leur donnent une intuition de l’avenir. On pourrait alors qualifier cette démarche créatrice d’artistique… 7. Création en thérapie En thérapie, que se passe-t’il ?
  • 6. La demande, plus ou moins clairement formulée est une demande d’accéder au bonheur, à la liberté, au mieux être… etc La réponse du thérapeute à cette demande est de laisser libre cours à la parole… Donc sa réponse est de ne pas répondre immédiatement, et de laisser advenir la frustration, puis le désir, puis le sujet qui parle, en s’appuyant sur le cadre de la psychothérapie, dans un espace et un temps partagé entre thérapeute et sujet en thérapie, espace-temps qu’on peut assimiler à la création d’un espace transitionnel selon Winnicott Bibliographie FREUD Sigmund, (1917), Deuil et Mélancolie, Paris, Gallimard. KLEIN M, Rivière J (1936), L’amour et la haine, Paris, Payot. LAVERGNE Thierry, Prédiction de l’aptitude à l’apprentissage de la langue écrite. Neuropsychiatrie de l’Enfance, 36(7), 19888 LAVERGNE Thierry, Frayer un passage, TLM n° 42, 2001 WINNICOTT Donald, (1945) De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.