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0123

international

Mercredi 13 novembre 2013

Triple assassinat de madagascar

A Nosy Be, la folle
rumeur qui a mené
au lynchage
de trois hommes
«Le Monde» a reconstitué la journée qui a vu
deux touristes et un Malgache lynchés par la foule
Reportage
Nosy Be (Madagascar)
Envoyé spécial

T

out part de cette plage. Tout
y ramène. En boucle, comme
dans un cauchemar. Le corps
del’enfantrendupar la mer.Le lynchage, les hommes brûlés vifs, les
cris de joie. Tout commenceet tout
finit sur cette plage de Madagascar, où le deuil d’un enfant s’est
transformé, par le poison de la
rumeur, en une furie collective qui
vaudra à trois hommes de finir
leurs jours sur un bûcher.
De ces trois hommes, on sait
peu de chose, sinon que leur vie a
été emportée en quelques heures
par un phénomène sidérant d’hallucination collective. Sébastien
Judalet, conducteur de bus en Seine-Saint-Denis de 38 ans et père
d’une petite fille de 11 ans, n’était
pas un aventurier. Son cadavre
s’estconsuméà l’aube,jeudi3 octobre, à 9 000 kilomètres de chez lui,
devant des dizaines d’hommes, de
femmes et d’enfants frappant
dans leurs mains.
Roberto Gianfalla, cuisinier de
50 ans, originaire de Palerme, a
quitté le 7 avril la région d’Annecy,
où il a élevé ses trois enfants, pour
refaire sa vie à Madagascar. Son
journal intime, illustré de sa main,
raconte cette renaissance: « Merci,
je dis merci à ce qui m’arrive et ce
que je vis en ce moment. Je crois que
je suis arrivé au paradis…»
Ces deux hommes sont morts
d’avoir rencontré Zaidou, un Malgache de 33 ans, brûlé vif quelques
heures après ses deux compagnons de torture, sur la foi d’un
soupçon.
Tout commence sur cette plage
d’Ambatoloaka, village balnéaire
de Nosy Be, petite île du nordouest de Madagascar, dont le cheflieu est Hell-Ville. C’est là que, le
mercredi 2 octobre aux alentours

de 23 heures, la mer a rendu après
l’avoir rongé le corps du petit
Chaïno, 7 ans. Les orbites creuses,
lalanguemanquante,le sexemutilé, des lambeaux de chairs arrachés. « En le voyant, j’ai tout de suitecompris qu’il avaitété tué, raconte le père de l’enfant, Luciano, un
mois après les faits. Le corps est resté sur la plage jusqu’au lendemain
matin, et puis c’est devenu un spectacle. » Ce « spectacle », autour
duquel se rassemblerontdes dizaines de villageois, sera le point de
départ d’une nuit de folie meurtrière.

La faute des forces
de l’ordre

Mais le basculement des villageois dans l’irrationnel trouve sa
source quelques jours plus tôt,
dans un désir de justice contrarié
par l’incurie des autorités de l’île.
Quand Chaïno a disparu, le 27 septembre au soir en rentrant de la
mosquée, sa famille a aussitôt lancé des battues et fait une déclaration d’enlèvement à la gendarmerie. Après cinq jours de vaines
recherches, les soupçons du père,
Luciano,se sont portéssur son cousin Zaidou, peu apprécié de la
famille avec laquelle il est en
conflit pour une histoire de terres.
Ce « beach boy », qui propose ses
services aux touristes sur la plage,
a mauvaise réputation au village.
Il aurait, en outre, montré peu
d’entrain à retrouver la trace de
l’enfant.
Le 2 octobre, en début de matinée,plusieurs heuresavant que ne
soit retrouvé le corps de Chaïno,
un petit groupe emmené par
Luciano va quérir Zaidou chez lui,
le ligote et projette de l’emmener
en voiture à la police de Hell-Ville,
« pour qu’il s’explique, même si
nous n’avions pas de preuves palpables », raconte Clément, un
oncle de l’enfant.

Sur la plage d’Ambatoloaka, devant les restes du bûcher où Sébastien Judalet et Roberto Gianfalla ont été tués, le 3 octobre. RIJASOLO/RIVA PRESS

Les responsables de police et de
gendarmerie de l’île sont alors en
réunion à la sous-préfecture pour
préparer un meeting électoral du
candidat Hery Rajaonarimampianina, qui doit se tenir le jour
même à Hell-Ville, à quelques
semaines d’une élection présidentielle crucialecensée mettre un terme à quatre ans de crise politique.
L’île est sous tension, les autorités veulent éviter tout débordement. Elles jugent finalement préférable de se laver les mains de cette « affaire familiale » et confient
Zaidou à la famille de l’enfant.
« Nous n’arrivions pas à discuter, il
y avait trop de monde, se justifie le
commissaire de police Honoya
Tilahizandry. Le but était d’éviter
l’attroupement. Nous pensions au
meeting qui devait avoir lieu. »
Zaidou est exfiltré en voiture,
accompagné de gendarmes et de
lafamillede Chaïno, vers une destination tenue secrète, sous des jets
de pierres. La rumeur court alors
qu’une glacière contenant des
morceaux de cadavres d’enfants a
été trouvée sur le port de Hell-Ville. Persuadés que le suspect a trouvé refuge à la gendarmerie, les vil-

lageoisattaquentle bâtiment,brûlent un camion et vandalisent treize maisons de gendarmes. Ces derniers répliquent avec des grenades lacrymogènes, puis des tirs à
balles réelles, faisant deux morts
et une dizaine de blessés.

«Voleurs de cœur»
Le corps du petit Chaïno est
découvert sur le sable à 23 heures.
Son aspect, blanc comme le marbre, glacial et en partie amputé,
frappe les esprits. « Quand nous
étions petits, pour nous faire peur,
on nous disait : “Ne sors pas la nuit,
il y a des trafics d’enfants”, raconte
l’oncle Clément. Quand j’ai vu le
corps, je me suis mis à penser que
c’était vrai. »
A Madagascar, le soir, on raconte des histoires terrifiantes aux
enfants. Des histoires de voleurs
de foies, de voleurs de cœurs. A
Nosy Be, ces rumeursde trafic d’organes se nourrissent d’un phénomène bien réel : une prostitution
très visible, et des faits de pédophilie tolérés par les autorités.
Selon la police de l’île, les cas
d’enlèvement d’enfants sont

Coopération judiciaire difficile entre Paris et Antananarivo
Nosy Be (Madagascar)
Envoyé spécial

« L’attente a été très pénible. On
s’est repassé les images, le faux procès, le brasier, les jambes qui dépassent… » Après plus d’un mois
d’une attente interminable, Maurice Judalet, gardien de la paix à la

retraite, va accueillir les restes de
son fils, Sébastien, rapatriés de
Madagascar mercredi 13 novembre. La dépouille sera autopsiée à
l’institut médico-légal d’Evry
avant d’être rendue à sa famille,
qui envisage de l’inhumer en fin
de semaine prochaine.
Les proches de Roberto n’ont
pas eu cette « chance». Ce cuisinier d’Annecy est né à Palerme, et
s’il est arrivé en France à l’âge de
3 ans, son passeport est italien.
Son corps gît toujours dans le
congélateur d’un dispensaire à
9 000 kilomètres de ses proches.
Carmella Gianfalla, la sœur de
Roberto, est plongée dans un état
de sidération depuis la mort de
son frère : « Je ne peux plus manger, je vomis, j’ai perdu le sommeil. Et je passe mes journées sur
Internet à essayer de m’informer.
La seule information que j’ai eue
venait de l’ambassade d’Italie en
Afrique du Sud, qui me demandait
100 euros par jour pour les frais
de conservation de son corps dans
un dispensaire… On n’en peut
plus, c’est un truc de fou. Ils les ont
tués, mais ils sont en train de nous
tuer aussi. »
Plus d’un mois après l’assassinat de Sébastien Judalet et Roberto Gianfalla, sur l’île malgache de
Nosy Be, le 3 octobre, leurs
familles n’ont toujours reçu aucune information officielle sur l’enchaînement précis des événements qui ont mené au lynchage

de leurs proches, pas plus que sur
la progression de l’enquête. Elles
en sont réduites à errer sur Internet en quête de renseignements.
Afin d’avoir accès au dossier,
elles se sont portées parties civiles auprès du parquet de Bobigny,
qui s’est saisi de l’enquête en vertu du principe de « compétence
universelle» l’autorisant à enquêter sur le meurtre d’un Français à
l’étranger. La procureure, Anne
Kostomaroff, a rapidement diligenté une enquête de personnalité qui a permis de blanchir Sébastien, le 22 octobre, des soupçons
de pédophilie et de trafic qui
pesaient sur lui. Elle a en outre
dépêché sur place deux biologistes de l’Inserm pour identifier les
corps.

Vingt-six mises en examen
S’agissant de l’évolution de l’enquête malgache, en revanche, le
parquet se dit dans l’incapacité de
fournir la moindre information. Il
n’a envoyé aucun enquêteur sur
place et compte sur la bonne
volonté de la justice malgache, qui
semble peu pressée de communiquer. « Nous ne connaissons toujours pas le nom du juge chargé de
l’enquête à Madagascar», résume
un représentant du parquet. Afin
de stimuler la coopération entre
les deux pays, la procureure de
Bobigny a envoyé le 28 octobre
une demande d’entraide judiciaire
aux autorités malgaches. Pour

l’heure restée sans réponse.
Selon nos informations récoltées sur place auprès de la justice
malgache, vingt-six suspects ont
été mis en examen pour les événements du 2 au 3 octobre, dont au
moins douze pour « homicide
volontaire» avec « actes de tortures et de barbarie» sur Sébastien,
Roberto et Zaidou. Ils ont tous été
déférés au parquet et entendus en
première comparution, brièvement, par la doyenne des juges
d’instruction du tribunal de première instance d’Antananarivo,
Balisana Razafimelisoa.
Un mois après les faits, un seul
suspect a fait l’objet d’un interrogatoire poussé. Le rapport de l’autopsie pratiquée le 26 octobre sur
Chaïno, l’enfant retrouvé mort sur
la plage, n’a lui toujours pas été
remis à la justice.
Bernard Salquain, avocat des
parents de Sébastien, et Nathalie
Kohler, défenseur des proches de
Roberto, se sont portés parties civiles auprès du tribunal d’Antananarivo, dans l’espoir d’être tenus au
courant des avancées du dossier.
«L’enquête va être longue et difficile, anticipe Me Salquain. Elle est
compliquée par le contexte politique [l’élection présidentielle malgache, dont le premier tour a eu
lieu le 25 octobre]. On sent que les
autorités françaises marchent sur
des œufs avec leurs homologues
malgaches.» p

S. H. et So. S. (à Paris)

exceptionnels à Nosy Be. Mais la
frustration est bien réelle, et la
rumeur prend corps autour de la
dépouille dénaturée de l’enfant.
« Le cadavre a été congelé ! Il est
tout blanc ! Maintenant, on a la
preuve que le corps a été pris par
quelqu’un ! », s’écrient des villageois.
Aucune autopsie ne sera pratiquée avant l’inhumation du
corps, et rien ne permet alors de
conclure à un homicide : la blancheur du cadavre, de même que la
disparition des chairs molles, est
compatible avec un séjour prolongé dans l’eau et le travail des carnassiers, explique a posteriori
Michel Sapanet, directeur de l’institut médico-légal de Poitou-Charentes.
Tentant de calmer la foule
amassée sur la plage, le chef de
quartier appelle la gendarmerie.
Les forces de l’ordre répondent
qu’elles ne se déplaceront pas
avant le lendemain matin.

moment-là et jusqu’à la mort du
chauffeur de bus, vers 6 heures,
Joël Ho-Shing, le directeur de l’établissement, appellera sept fois la
gendarmerie, où il finira par se
réfugier lui-même, terrifié.
Aucun gendarme ne se déplacera.
Commence alors un invraisemblable procès populaire, un interrogatoire surréaliste de près
d’une heure, en partie enregistré
par ses ravisseurs. Sur les bandes
sonores que s’est procurées
Le Monde, un dialogue de sourds,
tournant de façon obsessionnelle
autour des rumeurs de trafic d’enfants, se mue progressivement en
soupçons de pédophilie :
Une voix de femme : « T’es pas
homosexuel quand même ?
Sébastien : Je ne suis pas homosexuel, Madame. Je n’aime pas les
enfants, je n’aime pas, et surtout
pas, les gens qui ont des rapports
sexuels avec les enfants.
La femme : Tu n’aimes pas les
enfants…
Sébastien : J’adore les enfants.
J’ai une petite fille. J’aimerais pas
qu’on lui fasse du mal.
La femme : Tu as dit que tu
aimais pas les enfants.
Sébastien : J’ai dit, je n’aime pas
les gens qui font du mal aux
enfants. Moi j’aime les enfants.
Une voix d’homme : Si vous
dites pas la vérité, je te tourne le
dos et je vous laisse avec les gens.
Sébastien, en pleurs : Comment
voulez-vous que je… Je raconte que
la vérité, je raconte que la vérité.
L’homme l’interrompt : Vous
êtes combien ? Première question…
Sébastien : Je suis tout seul moi.
Je suis venu ici seul en vacances…

L’interrogatoire
« On va chercher le vahaza [le
Blanc], ami de Zaidou ! On va le
tuer, on va le tuer ! », s’écrient des
villageois. Le « vahaza », c’est
Sébastien Judalet, un touriste qui
a fait la connaissance de Zaidou
sur la plage quelques jours plus
tôt. La rumeur court que le Français est lié d’une façon ou d’une
autre à la disparition de l’enfant.
Capturé aux alentours de 3 heures du matin, Sébastien est emmené de force sur la terrasse qui prolonge la chambre de sa modeste
pension, où a été installée une
petite table. A compter de ce

Mercredi 13 novembre à 20h30

Xavier BERTRAND
Invité de

Emission politique présentée
par Frédéric HAZIZA
Avec :

Françoise FRESSOZ, Sylvie MALIGORNE et Marie-Eve MALOUINES

Et

sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone
et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay.
www.lcpan.fr
0123

Deslynchagesfavoriséspar
l’incuriedesforcesdel’ordre

Mosquée

Maison
de l’enfant

Hôtel
de Sébastien

Nosy Be

Plage
d’Ambatoloaka

Canal de
Mozambique

Nosy Be (Madagascar)
Envoyé spécial

A

Lynchage
de Sébastien
et Roberto

Antananarivo

OCÉAN
INDIEN

1 km

300 km

Chaïno (ci-dessus), 7 ans,
a disparu le 27 septembre. Son
corps a été retrouvé sur la plage
d’Ambatoloaka, le 2 octobre.
RIJASOLO/AFP

Sébastien Judalet (ci-contre),
38 ans, a été capturé par les
villageois. La rumeur courait
que le Français, qui connaissait
l’oncle du garçon, était lié à la
disparition de l’enfant.
Roberto Gianfalla (en bas),
Italien de 50 ans, a aussi été
victime de la violence de la
foule. DR ET RIJASOLO/RIVA PRESS

ge d’Ambatoloaka, où le corps de
Chaïno a été retrouvé. Il leur reste
deux heures à vivre.

Le bûcher
On entend le bruit des vagues.
Puis la voix de Sébastien. « On va à
l’église, on va prier pour les
enfants, on va prier pour tout le
monde. Faut arrêter tout ça », lance-t-il dans une dernière tentative
pour enrayer la folle mécanique
qui va l’emmener sur le bûcher.
Alors il comprend : « Donc, le jugement dernier, c’est aujourd’hui. Si
vous tuez des innocents, paix à
votre âme (…). On va faire un feu de
joie, on va me mettre au milieu et
on va danser autour ? Tous ceux
qui regarderont, tous ceux qui verront ça seront coupables. »
La foule s’excite. Les hommes
s’agitent, les femmes crient. Il y a
des enfants aussi. Des chants. Puis
cette phrase, la dernière qui nous
soit parvenue : « Je suis quelqu’un
de bien. C’est ça, la vérité. »
Les images filmées des lynchages, d’une insoutenable sauvagerie, montrent Sébastien étendu
sur le sable, entièrement nu, un
pneu autour de la taille, le crâne
ensanglanté, tentant, sans force,
de se redresser, avant d’être roué
de coups et achevé à coups de
bûches, en plein jour. Vraisemblablement mort, le chauffeur de bus

est jeté sur le foyer et recouvert de
feuilles de ravenales.
Une seconde vidéo montre
Roberto, à demi-dévêtu, le visage
déformé par les coups, gisant
conscient sur le bitume dans une
mare de sang, avant d’être traîné
par les pieds sur une centaine de
mètres, comme un animal mort,
une chose sans âme, le visage
raclant la route, sous les cris d’excitation des femmes, jusqu’à la plage, où on le jette inerte sur le
bûcher de Sébastien, avant d’y
mettre le feu devant des familles
rassemblées. Comme au spectacle. A cinq mètres de là, le corps de
Chaïno continue de se décomposer sur le sable chauffé par le
soleil. Il sera inhumé dans la matinée, sans autopsie.

«Faites-en ce que
vous voulez»

Capturé de l’autre côté de l’île
quelques heures plus tard, Zaidou
est confié à un chef de quartier, qui
prévient la gendarmerie. Et tou-

« Voleurs de foies, voleurs de
cœurs, Européens et Malgaches
vus par les Betsileos » (Revue
« Terrain » n˚ 43, septembre 2004), le chercheur analyse
ces fantasmes de la société betsileo – les habitants originaires
du sud de Madagascar – comme
de « puissants jugements métaphoriques des rapports de production (le corps) et d’exploitation (le trafic) » qui « commentent et sont nourris par la réelle
disparité économique entre Européens et indigènes, mais aussi
au sein de la société malgache ».

jours cette même réponse : « Nous
en avons marre, faites-en ce que
vous voulez. » Il est alors remis en
main propre à Luciano, puis brûlé
vif dans le village vers 17 heures, à
quelques mètres de la mosquée,
devant plusieurs centaines de personnes. Selon un témoin ayant
assisté à la scène, il tentera de quitterlebrasier,leshabits enflammes,
avant d’être assommé d’un coup
de bâton et replongé dans le feu.
Le 22 octobre, faisant suite à
une plainte des parents de Sébastien, les conclusions de l’enquête
de personnalité initiée par parquet de Bobigny ont levé les soupçons de pédophilie et de trafic d’organes qui pesaient sur lui. La perquisition de son appartement, la
saisie de son ordinateur et l’analyse de ses mails et comptes bancaires ont dessiné le portrait d’un
homme sans aspérité. Aucune
enquête n’a pu être menée en France sur Roberto, qui, malgré une vie
passée à Annecy, est de nationalité
italienne.
Le père de Sébastien, gardien de
la paix à la retraite, décrit son fils
comme quelqu’un de « simple »,
qui passait toutes ses vacances en
France, par le biais du comité d’entreprise de la RATP. Habitant Montreuil, il avait découvert Madagascar en 2012, avec sa petite amie.
Conquis par le charme tropical de
Nosy Be et récemment séparé, il
avait décidé d’y retourner seul le
15septembre avecunvisadetourisme de soixante jours. Il avait 38 ans
etprenait l’avion pourladeuxième
fois de sa vie. p
Sébastien Hervieu
et Soren Seelow (à Paris)

Nosy Be, entre vingt et trente enfants fuguent en
moyenne chaque année,
selonla police.Ils sont retrouvés au
boutde trois àquatre jours,généralement chez des amis. Bien que
temporaires, ces absences signalées par les radios locales alimentent les rumeurs de trafics d’enfants parmi la population.
Depuis cinq ans, mis à part celui
de Chaïno, un seul autre cas de disparition d’enfant a été recensé sur
l’île. Le 12 septembre 2009, Jamil,
6 ans, n’est jamais rentré chez lui
après être allé acheter une glace. Il
faut écouter le récit de la frustration de son père, Zakaria, toujours
sans nouvelles de son fils, pour
comprendre le principal moteur
de la foule qui s’en est pris à Zaidou, Sébastien et Roberto. « J’avais
porté plainte, mais j’ai vite compris
que la police et la gendarmerie ne
feraient rien », explique Zakaria,
assis sous un bananier, près d’HellVille.
Ce père de trois enfants qui vit
chichement s’est alors résigné à
vendre une partie du terrain familial pour se rendre dans la capitale,
Antananarivo. Pour convaincre
des enquêteurs, qui ont peu de
moyens, de venir à Nosy Be, il a dû
leur payer le transport, l’hôtel et le
couvert. Un an après, un procès
s’est tenu, mais les suspects furent
innocentés. « Si les autorités
avaient fait leur travail, jamais il
n’y aurait eu de lynchage après la
mort de Chaïno », estime Zakaria.
Depuis le coup d’Etat de 2009
qui a plongé le pays dans une crise
politique,les cas de justice populaire se sont multipliés. « Il y a eu un
renforcement considérable de la
corruption de la justice et des forces
de sécurité depuis l’instauration du
régime de transition, explique
Mathieu Pellerin, chercheur à
l’Institut français des relations
internationales, spécialiste de l’île.
Les commissariats sont accusés de
relâcher les suspects. » Depuis deux
ans, quatre attaques de commissa-

riats, dont celui d’Hell-Ville, ont été
recensées, alors qu’il n’y en avait
eu aucune les années précédentes.
La fragilité du tissu social sur
l’île est aussi aggravée par la crise
économique qui a fait affluer des
migrants en quête de travail dans
ce haut lieu touristique du pays.
Une hausse des braquages a été
constatée ces derniers mois.

« Brutalisation des mœurs »
Le manque de légitimité des
autorités actuelles, qui n’ont
jamais été élues par le peuple, pèse
sur leur capacité à faire respecter
l’Etat de droit. Vendredi 8 novembre, le président, Andry Rajoelina,
expliquait au Monde que dans certaines localités, il avait plusieurs
fois fait changer le responsable de
la police ou de la gendarmerie,
« mais cela n’a pas changé grandchose sur leurs pratiques ». Pour le
commissaire de police de Nosy Be,
Honoya Tilahizandry, « il ne faut
pas s’étonner qu’il y ait de la corruption quand on connaît les salaires
de misère des fonctionnaires ».
Ce n’est pas la première fois que
desFrançaissontassassinésàMadagascar. En avril 2012, les corps de
Gérald Fontaine et Johanna Delahaye, qui portaient des traces de
coups, avaient été retrouvés sur
une plage de l’île. Mais le fait que le
triplelynchagede NosyBeaitétéfilmé et se soit transformé en spectacle populaire est un signe alarmant
de la « brutalisation des mœurs » et
de la levée d’un « tabou » (« fady »),
selon M. Pellerin.
Bénéficiant d’un niveau de vie
souventbien supérieur à la population locale, les vahazas (« Blancs »)
deviennent-ils des cibles ? Non,
répond la majorité des habitants,
malgré un fond de ressentiment
anti-colonial, parfois ravivé par les
conflits sur la question sensible des
terres. « Nous ne sommes pas antivahazas, nous avons trop besoin
d’eux pour vivre », résume un guide. Avant d’ajouter : « Sébastien et
Roberto n’ont pas été lynchés car ils
étaient vahazas, mais parce qu’ils
étaient proches de Zaidou. » p
S. H. et So. S. (à Paris)

Participez
à la restauration
de la Victoire
de Samothrace

Tous mécènes !

Le trafic d’organes ancré dans l’imaginaire malgache
Les histoires de trafic d’organes
sont courantes à Madagascar.
Elles font partie du corpus d’histoires qu’on raconte aux
enfants, le soir. Ces histoires
sont tellement ancrées dans
l’imaginaire collectif qu’elles se
transforment parfois en
rumeurs, visant de riches Malgaches ou des Occidentaux, accusés de trafiquer des organes
d’enfants.
Ce phénomène a été étudié et
décrit par l’ethnologue anglais
Luke Freeman comme une « poétique de la prédation ». Dans

La corruption de la police et de la justice
s’est renforcée depuis le coup d’Etat de 2009

Avec le soutien de

S’informer et faire un don
avant le 31 décembre 2013 :
www.tousmecenes.fr
01 40 20 67 67

Escalier Daru. Victoire de Samothrace © 2006 . Antoine Mongodin, Pierre Philibert / Musée du Louvre.

Lynchage
de Zaidou

L’homme : Mais non, par rapport aux vols d’enfants, vous êtes
combien ?
Sébastien : Mais je suis pas dans
l’histoire des enfants, Monsieur !
L’homme : Si tu dis pas la vérité,
je te laisse à la population. Il va te
taper. »
Sous couvert d’anonymat, un
habitant de l’île affirme que Sébastien lui aurait confié, peu avant
son interpellation, que Zaidou
avait enlevé le petit Chaïno « pour
éviter de donner son propre fils ».
Tenait-il cette information de Zaidou lui-même ? Avait-il simplement prêté l’oreille à la rumeur ?
Toujours est-il qu’une partie de
l’interrogatoire va tourner
autour de cette accusation.
Dans l’enregistrement de cet
échange, fragmentaire et difficilement compréhensible, elle est
pourtant
vigoureusement
démentie par Sébastien : « J’accuse personne. Nan, je peux pas accuser Zaidou. Je l’ai jamais vu faire
ça. Je n’ai jamais dit ça », proteste
le Français.
Cité par Sébastien durant son
simulacre de procès, Roberto,
avec qui il a sympathisé récemment, est emmené à son tour
devant la chambre par une trentaine d’hommes alcoolisés et
armés de bâtons pour y être interrogé. Peu après 4 heures, les deux
hommes sont escortés vers la pla-

7

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Mercredi 13 novembre 2013

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Semelhante a Triple lynchage de Nosy Be (Le Monde, 13 novembre 2013) (12)

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Fiche de compréhension écrite sans-abri
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Triple lynchage de Nosy Be (Le Monde, 13 novembre 2013)

  • 1. 6 0123 international Mercredi 13 novembre 2013 Triple assassinat de madagascar A Nosy Be, la folle rumeur qui a mené au lynchage de trois hommes «Le Monde» a reconstitué la journée qui a vu deux touristes et un Malgache lynchés par la foule Reportage Nosy Be (Madagascar) Envoyé spécial T out part de cette plage. Tout y ramène. En boucle, comme dans un cauchemar. Le corps del’enfantrendupar la mer.Le lynchage, les hommes brûlés vifs, les cris de joie. Tout commenceet tout finit sur cette plage de Madagascar, où le deuil d’un enfant s’est transformé, par le poison de la rumeur, en une furie collective qui vaudra à trois hommes de finir leurs jours sur un bûcher. De ces trois hommes, on sait peu de chose, sinon que leur vie a été emportée en quelques heures par un phénomène sidérant d’hallucination collective. Sébastien Judalet, conducteur de bus en Seine-Saint-Denis de 38 ans et père d’une petite fille de 11 ans, n’était pas un aventurier. Son cadavre s’estconsuméà l’aube,jeudi3 octobre, à 9 000 kilomètres de chez lui, devant des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants frappant dans leurs mains. Roberto Gianfalla, cuisinier de 50 ans, originaire de Palerme, a quitté le 7 avril la région d’Annecy, où il a élevé ses trois enfants, pour refaire sa vie à Madagascar. Son journal intime, illustré de sa main, raconte cette renaissance: « Merci, je dis merci à ce qui m’arrive et ce que je vis en ce moment. Je crois que je suis arrivé au paradis…» Ces deux hommes sont morts d’avoir rencontré Zaidou, un Malgache de 33 ans, brûlé vif quelques heures après ses deux compagnons de torture, sur la foi d’un soupçon. Tout commence sur cette plage d’Ambatoloaka, village balnéaire de Nosy Be, petite île du nordouest de Madagascar, dont le cheflieu est Hell-Ville. C’est là que, le mercredi 2 octobre aux alentours de 23 heures, la mer a rendu après l’avoir rongé le corps du petit Chaïno, 7 ans. Les orbites creuses, lalanguemanquante,le sexemutilé, des lambeaux de chairs arrachés. « En le voyant, j’ai tout de suitecompris qu’il avaitété tué, raconte le père de l’enfant, Luciano, un mois après les faits. Le corps est resté sur la plage jusqu’au lendemain matin, et puis c’est devenu un spectacle. » Ce « spectacle », autour duquel se rassemblerontdes dizaines de villageois, sera le point de départ d’une nuit de folie meurtrière. La faute des forces de l’ordre Mais le basculement des villageois dans l’irrationnel trouve sa source quelques jours plus tôt, dans un désir de justice contrarié par l’incurie des autorités de l’île. Quand Chaïno a disparu, le 27 septembre au soir en rentrant de la mosquée, sa famille a aussitôt lancé des battues et fait une déclaration d’enlèvement à la gendarmerie. Après cinq jours de vaines recherches, les soupçons du père, Luciano,se sont portéssur son cousin Zaidou, peu apprécié de la famille avec laquelle il est en conflit pour une histoire de terres. Ce « beach boy », qui propose ses services aux touristes sur la plage, a mauvaise réputation au village. Il aurait, en outre, montré peu d’entrain à retrouver la trace de l’enfant. Le 2 octobre, en début de matinée,plusieurs heuresavant que ne soit retrouvé le corps de Chaïno, un petit groupe emmené par Luciano va quérir Zaidou chez lui, le ligote et projette de l’emmener en voiture à la police de Hell-Ville, « pour qu’il s’explique, même si nous n’avions pas de preuves palpables », raconte Clément, un oncle de l’enfant. Sur la plage d’Ambatoloaka, devant les restes du bûcher où Sébastien Judalet et Roberto Gianfalla ont été tués, le 3 octobre. RIJASOLO/RIVA PRESS Les responsables de police et de gendarmerie de l’île sont alors en réunion à la sous-préfecture pour préparer un meeting électoral du candidat Hery Rajaonarimampianina, qui doit se tenir le jour même à Hell-Ville, à quelques semaines d’une élection présidentielle crucialecensée mettre un terme à quatre ans de crise politique. L’île est sous tension, les autorités veulent éviter tout débordement. Elles jugent finalement préférable de se laver les mains de cette « affaire familiale » et confient Zaidou à la famille de l’enfant. « Nous n’arrivions pas à discuter, il y avait trop de monde, se justifie le commissaire de police Honoya Tilahizandry. Le but était d’éviter l’attroupement. Nous pensions au meeting qui devait avoir lieu. » Zaidou est exfiltré en voiture, accompagné de gendarmes et de lafamillede Chaïno, vers une destination tenue secrète, sous des jets de pierres. La rumeur court alors qu’une glacière contenant des morceaux de cadavres d’enfants a été trouvée sur le port de Hell-Ville. Persuadés que le suspect a trouvé refuge à la gendarmerie, les vil- lageoisattaquentle bâtiment,brûlent un camion et vandalisent treize maisons de gendarmes. Ces derniers répliquent avec des grenades lacrymogènes, puis des tirs à balles réelles, faisant deux morts et une dizaine de blessés. «Voleurs de cœur» Le corps du petit Chaïno est découvert sur le sable à 23 heures. Son aspect, blanc comme le marbre, glacial et en partie amputé, frappe les esprits. « Quand nous étions petits, pour nous faire peur, on nous disait : “Ne sors pas la nuit, il y a des trafics d’enfants”, raconte l’oncle Clément. Quand j’ai vu le corps, je me suis mis à penser que c’était vrai. » A Madagascar, le soir, on raconte des histoires terrifiantes aux enfants. Des histoires de voleurs de foies, de voleurs de cœurs. A Nosy Be, ces rumeursde trafic d’organes se nourrissent d’un phénomène bien réel : une prostitution très visible, et des faits de pédophilie tolérés par les autorités. Selon la police de l’île, les cas d’enlèvement d’enfants sont Coopération judiciaire difficile entre Paris et Antananarivo Nosy Be (Madagascar) Envoyé spécial « L’attente a été très pénible. On s’est repassé les images, le faux procès, le brasier, les jambes qui dépassent… » Après plus d’un mois d’une attente interminable, Maurice Judalet, gardien de la paix à la retraite, va accueillir les restes de son fils, Sébastien, rapatriés de Madagascar mercredi 13 novembre. La dépouille sera autopsiée à l’institut médico-légal d’Evry avant d’être rendue à sa famille, qui envisage de l’inhumer en fin de semaine prochaine. Les proches de Roberto n’ont pas eu cette « chance». Ce cuisinier d’Annecy est né à Palerme, et s’il est arrivé en France à l’âge de 3 ans, son passeport est italien. Son corps gît toujours dans le congélateur d’un dispensaire à 9 000 kilomètres de ses proches. Carmella Gianfalla, la sœur de Roberto, est plongée dans un état de sidération depuis la mort de son frère : « Je ne peux plus manger, je vomis, j’ai perdu le sommeil. Et je passe mes journées sur Internet à essayer de m’informer. La seule information que j’ai eue venait de l’ambassade d’Italie en Afrique du Sud, qui me demandait 100 euros par jour pour les frais de conservation de son corps dans un dispensaire… On n’en peut plus, c’est un truc de fou. Ils les ont tués, mais ils sont en train de nous tuer aussi. » Plus d’un mois après l’assassinat de Sébastien Judalet et Roberto Gianfalla, sur l’île malgache de Nosy Be, le 3 octobre, leurs familles n’ont toujours reçu aucune information officielle sur l’enchaînement précis des événements qui ont mené au lynchage de leurs proches, pas plus que sur la progression de l’enquête. Elles en sont réduites à errer sur Internet en quête de renseignements. Afin d’avoir accès au dossier, elles se sont portées parties civiles auprès du parquet de Bobigny, qui s’est saisi de l’enquête en vertu du principe de « compétence universelle» l’autorisant à enquêter sur le meurtre d’un Français à l’étranger. La procureure, Anne Kostomaroff, a rapidement diligenté une enquête de personnalité qui a permis de blanchir Sébastien, le 22 octobre, des soupçons de pédophilie et de trafic qui pesaient sur lui. Elle a en outre dépêché sur place deux biologistes de l’Inserm pour identifier les corps. Vingt-six mises en examen S’agissant de l’évolution de l’enquête malgache, en revanche, le parquet se dit dans l’incapacité de fournir la moindre information. Il n’a envoyé aucun enquêteur sur place et compte sur la bonne volonté de la justice malgache, qui semble peu pressée de communiquer. « Nous ne connaissons toujours pas le nom du juge chargé de l’enquête à Madagascar», résume un représentant du parquet. Afin de stimuler la coopération entre les deux pays, la procureure de Bobigny a envoyé le 28 octobre une demande d’entraide judiciaire aux autorités malgaches. Pour l’heure restée sans réponse. Selon nos informations récoltées sur place auprès de la justice malgache, vingt-six suspects ont été mis en examen pour les événements du 2 au 3 octobre, dont au moins douze pour « homicide volontaire» avec « actes de tortures et de barbarie» sur Sébastien, Roberto et Zaidou. Ils ont tous été déférés au parquet et entendus en première comparution, brièvement, par la doyenne des juges d’instruction du tribunal de première instance d’Antananarivo, Balisana Razafimelisoa. Un mois après les faits, un seul suspect a fait l’objet d’un interrogatoire poussé. Le rapport de l’autopsie pratiquée le 26 octobre sur Chaïno, l’enfant retrouvé mort sur la plage, n’a lui toujours pas été remis à la justice. Bernard Salquain, avocat des parents de Sébastien, et Nathalie Kohler, défenseur des proches de Roberto, se sont portés parties civiles auprès du tribunal d’Antananarivo, dans l’espoir d’être tenus au courant des avancées du dossier. «L’enquête va être longue et difficile, anticipe Me Salquain. Elle est compliquée par le contexte politique [l’élection présidentielle malgache, dont le premier tour a eu lieu le 25 octobre]. On sent que les autorités françaises marchent sur des œufs avec leurs homologues malgaches.» p S. H. et So. S. (à Paris) exceptionnels à Nosy Be. Mais la frustration est bien réelle, et la rumeur prend corps autour de la dépouille dénaturée de l’enfant. « Le cadavre a été congelé ! Il est tout blanc ! Maintenant, on a la preuve que le corps a été pris par quelqu’un ! », s’écrient des villageois. Aucune autopsie ne sera pratiquée avant l’inhumation du corps, et rien ne permet alors de conclure à un homicide : la blancheur du cadavre, de même que la disparition des chairs molles, est compatible avec un séjour prolongé dans l’eau et le travail des carnassiers, explique a posteriori Michel Sapanet, directeur de l’institut médico-légal de Poitou-Charentes. Tentant de calmer la foule amassée sur la plage, le chef de quartier appelle la gendarmerie. Les forces de l’ordre répondent qu’elles ne se déplaceront pas avant le lendemain matin. moment-là et jusqu’à la mort du chauffeur de bus, vers 6 heures, Joël Ho-Shing, le directeur de l’établissement, appellera sept fois la gendarmerie, où il finira par se réfugier lui-même, terrifié. Aucun gendarme ne se déplacera. Commence alors un invraisemblable procès populaire, un interrogatoire surréaliste de près d’une heure, en partie enregistré par ses ravisseurs. Sur les bandes sonores que s’est procurées Le Monde, un dialogue de sourds, tournant de façon obsessionnelle autour des rumeurs de trafic d’enfants, se mue progressivement en soupçons de pédophilie : Une voix de femme : « T’es pas homosexuel quand même ? Sébastien : Je ne suis pas homosexuel, Madame. Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas, et surtout pas, les gens qui ont des rapports sexuels avec les enfants. La femme : Tu n’aimes pas les enfants… Sébastien : J’adore les enfants. J’ai une petite fille. J’aimerais pas qu’on lui fasse du mal. La femme : Tu as dit que tu aimais pas les enfants. Sébastien : J’ai dit, je n’aime pas les gens qui font du mal aux enfants. Moi j’aime les enfants. Une voix d’homme : Si vous dites pas la vérité, je te tourne le dos et je vous laisse avec les gens. Sébastien, en pleurs : Comment voulez-vous que je… Je raconte que la vérité, je raconte que la vérité. L’homme l’interrompt : Vous êtes combien ? Première question… Sébastien : Je suis tout seul moi. Je suis venu ici seul en vacances… L’interrogatoire « On va chercher le vahaza [le Blanc], ami de Zaidou ! On va le tuer, on va le tuer ! », s’écrient des villageois. Le « vahaza », c’est Sébastien Judalet, un touriste qui a fait la connaissance de Zaidou sur la plage quelques jours plus tôt. La rumeur court que le Français est lié d’une façon ou d’une autre à la disparition de l’enfant. Capturé aux alentours de 3 heures du matin, Sébastien est emmené de force sur la terrasse qui prolonge la chambre de sa modeste pension, où a été installée une petite table. A compter de ce Mercredi 13 novembre à 20h30 Xavier BERTRAND Invité de Emission politique présentée par Frédéric HAZIZA Avec : Françoise FRESSOZ, Sylvie MALIGORNE et Marie-Eve MALOUINES Et sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay. www.lcpan.fr
  • 2. 0123 Deslynchagesfavoriséspar l’incuriedesforcesdel’ordre Mosquée Maison de l’enfant Hôtel de Sébastien Nosy Be Plage d’Ambatoloaka Canal de Mozambique Nosy Be (Madagascar) Envoyé spécial A Lynchage de Sébastien et Roberto Antananarivo OCÉAN INDIEN 1 km 300 km Chaïno (ci-dessus), 7 ans, a disparu le 27 septembre. Son corps a été retrouvé sur la plage d’Ambatoloaka, le 2 octobre. RIJASOLO/AFP Sébastien Judalet (ci-contre), 38 ans, a été capturé par les villageois. La rumeur courait que le Français, qui connaissait l’oncle du garçon, était lié à la disparition de l’enfant. Roberto Gianfalla (en bas), Italien de 50 ans, a aussi été victime de la violence de la foule. DR ET RIJASOLO/RIVA PRESS ge d’Ambatoloaka, où le corps de Chaïno a été retrouvé. Il leur reste deux heures à vivre. Le bûcher On entend le bruit des vagues. Puis la voix de Sébastien. « On va à l’église, on va prier pour les enfants, on va prier pour tout le monde. Faut arrêter tout ça », lance-t-il dans une dernière tentative pour enrayer la folle mécanique qui va l’emmener sur le bûcher. Alors il comprend : « Donc, le jugement dernier, c’est aujourd’hui. Si vous tuez des innocents, paix à votre âme (…). On va faire un feu de joie, on va me mettre au milieu et on va danser autour ? Tous ceux qui regarderont, tous ceux qui verront ça seront coupables. » La foule s’excite. Les hommes s’agitent, les femmes crient. Il y a des enfants aussi. Des chants. Puis cette phrase, la dernière qui nous soit parvenue : « Je suis quelqu’un de bien. C’est ça, la vérité. » Les images filmées des lynchages, d’une insoutenable sauvagerie, montrent Sébastien étendu sur le sable, entièrement nu, un pneu autour de la taille, le crâne ensanglanté, tentant, sans force, de se redresser, avant d’être roué de coups et achevé à coups de bûches, en plein jour. Vraisemblablement mort, le chauffeur de bus est jeté sur le foyer et recouvert de feuilles de ravenales. Une seconde vidéo montre Roberto, à demi-dévêtu, le visage déformé par les coups, gisant conscient sur le bitume dans une mare de sang, avant d’être traîné par les pieds sur une centaine de mètres, comme un animal mort, une chose sans âme, le visage raclant la route, sous les cris d’excitation des femmes, jusqu’à la plage, où on le jette inerte sur le bûcher de Sébastien, avant d’y mettre le feu devant des familles rassemblées. Comme au spectacle. A cinq mètres de là, le corps de Chaïno continue de se décomposer sur le sable chauffé par le soleil. Il sera inhumé dans la matinée, sans autopsie. «Faites-en ce que vous voulez» Capturé de l’autre côté de l’île quelques heures plus tard, Zaidou est confié à un chef de quartier, qui prévient la gendarmerie. Et tou- « Voleurs de foies, voleurs de cœurs, Européens et Malgaches vus par les Betsileos » (Revue « Terrain » n˚ 43, septembre 2004), le chercheur analyse ces fantasmes de la société betsileo – les habitants originaires du sud de Madagascar – comme de « puissants jugements métaphoriques des rapports de production (le corps) et d’exploitation (le trafic) » qui « commentent et sont nourris par la réelle disparité économique entre Européens et indigènes, mais aussi au sein de la société malgache ». jours cette même réponse : « Nous en avons marre, faites-en ce que vous voulez. » Il est alors remis en main propre à Luciano, puis brûlé vif dans le village vers 17 heures, à quelques mètres de la mosquée, devant plusieurs centaines de personnes. Selon un témoin ayant assisté à la scène, il tentera de quitterlebrasier,leshabits enflammes, avant d’être assommé d’un coup de bâton et replongé dans le feu. Le 22 octobre, faisant suite à une plainte des parents de Sébastien, les conclusions de l’enquête de personnalité initiée par parquet de Bobigny ont levé les soupçons de pédophilie et de trafic d’organes qui pesaient sur lui. La perquisition de son appartement, la saisie de son ordinateur et l’analyse de ses mails et comptes bancaires ont dessiné le portrait d’un homme sans aspérité. Aucune enquête n’a pu être menée en France sur Roberto, qui, malgré une vie passée à Annecy, est de nationalité italienne. Le père de Sébastien, gardien de la paix à la retraite, décrit son fils comme quelqu’un de « simple », qui passait toutes ses vacances en France, par le biais du comité d’entreprise de la RATP. Habitant Montreuil, il avait découvert Madagascar en 2012, avec sa petite amie. Conquis par le charme tropical de Nosy Be et récemment séparé, il avait décidé d’y retourner seul le 15septembre avecunvisadetourisme de soixante jours. Il avait 38 ans etprenait l’avion pourladeuxième fois de sa vie. p Sébastien Hervieu et Soren Seelow (à Paris) Nosy Be, entre vingt et trente enfants fuguent en moyenne chaque année, selonla police.Ils sont retrouvés au boutde trois àquatre jours,généralement chez des amis. Bien que temporaires, ces absences signalées par les radios locales alimentent les rumeurs de trafics d’enfants parmi la population. Depuis cinq ans, mis à part celui de Chaïno, un seul autre cas de disparition d’enfant a été recensé sur l’île. Le 12 septembre 2009, Jamil, 6 ans, n’est jamais rentré chez lui après être allé acheter une glace. Il faut écouter le récit de la frustration de son père, Zakaria, toujours sans nouvelles de son fils, pour comprendre le principal moteur de la foule qui s’en est pris à Zaidou, Sébastien et Roberto. « J’avais porté plainte, mais j’ai vite compris que la police et la gendarmerie ne feraient rien », explique Zakaria, assis sous un bananier, près d’HellVille. Ce père de trois enfants qui vit chichement s’est alors résigné à vendre une partie du terrain familial pour se rendre dans la capitale, Antananarivo. Pour convaincre des enquêteurs, qui ont peu de moyens, de venir à Nosy Be, il a dû leur payer le transport, l’hôtel et le couvert. Un an après, un procès s’est tenu, mais les suspects furent innocentés. « Si les autorités avaient fait leur travail, jamais il n’y aurait eu de lynchage après la mort de Chaïno », estime Zakaria. Depuis le coup d’Etat de 2009 qui a plongé le pays dans une crise politique,les cas de justice populaire se sont multipliés. « Il y a eu un renforcement considérable de la corruption de la justice et des forces de sécurité depuis l’instauration du régime de transition, explique Mathieu Pellerin, chercheur à l’Institut français des relations internationales, spécialiste de l’île. Les commissariats sont accusés de relâcher les suspects. » Depuis deux ans, quatre attaques de commissa- riats, dont celui d’Hell-Ville, ont été recensées, alors qu’il n’y en avait eu aucune les années précédentes. La fragilité du tissu social sur l’île est aussi aggravée par la crise économique qui a fait affluer des migrants en quête de travail dans ce haut lieu touristique du pays. Une hausse des braquages a été constatée ces derniers mois. « Brutalisation des mœurs » Le manque de légitimité des autorités actuelles, qui n’ont jamais été élues par le peuple, pèse sur leur capacité à faire respecter l’Etat de droit. Vendredi 8 novembre, le président, Andry Rajoelina, expliquait au Monde que dans certaines localités, il avait plusieurs fois fait changer le responsable de la police ou de la gendarmerie, « mais cela n’a pas changé grandchose sur leurs pratiques ». Pour le commissaire de police de Nosy Be, Honoya Tilahizandry, « il ne faut pas s’étonner qu’il y ait de la corruption quand on connaît les salaires de misère des fonctionnaires ». Ce n’est pas la première fois que desFrançaissontassassinésàMadagascar. En avril 2012, les corps de Gérald Fontaine et Johanna Delahaye, qui portaient des traces de coups, avaient été retrouvés sur une plage de l’île. Mais le fait que le triplelynchagede NosyBeaitétéfilmé et se soit transformé en spectacle populaire est un signe alarmant de la « brutalisation des mœurs » et de la levée d’un « tabou » (« fady »), selon M. Pellerin. Bénéficiant d’un niveau de vie souventbien supérieur à la population locale, les vahazas (« Blancs ») deviennent-ils des cibles ? Non, répond la majorité des habitants, malgré un fond de ressentiment anti-colonial, parfois ravivé par les conflits sur la question sensible des terres. « Nous ne sommes pas antivahazas, nous avons trop besoin d’eux pour vivre », résume un guide. Avant d’ajouter : « Sébastien et Roberto n’ont pas été lynchés car ils étaient vahazas, mais parce qu’ils étaient proches de Zaidou. » p S. H. et So. S. (à Paris) Participez à la restauration de la Victoire de Samothrace Tous mécènes ! Le trafic d’organes ancré dans l’imaginaire malgache Les histoires de trafic d’organes sont courantes à Madagascar. Elles font partie du corpus d’histoires qu’on raconte aux enfants, le soir. Ces histoires sont tellement ancrées dans l’imaginaire collectif qu’elles se transforment parfois en rumeurs, visant de riches Malgaches ou des Occidentaux, accusés de trafiquer des organes d’enfants. Ce phénomène a été étudié et décrit par l’ethnologue anglais Luke Freeman comme une « poétique de la prédation ». Dans La corruption de la police et de la justice s’est renforcée depuis le coup d’Etat de 2009 Avec le soutien de S’informer et faire un don avant le 31 décembre 2013 : www.tousmecenes.fr 01 40 20 67 67 Escalier Daru. Victoire de Samothrace © 2006 . Antoine Mongodin, Pierre Philibert / Musée du Louvre. Lynchage de Zaidou L’homme : Mais non, par rapport aux vols d’enfants, vous êtes combien ? Sébastien : Mais je suis pas dans l’histoire des enfants, Monsieur ! L’homme : Si tu dis pas la vérité, je te laisse à la population. Il va te taper. » Sous couvert d’anonymat, un habitant de l’île affirme que Sébastien lui aurait confié, peu avant son interpellation, que Zaidou avait enlevé le petit Chaïno « pour éviter de donner son propre fils ». Tenait-il cette information de Zaidou lui-même ? Avait-il simplement prêté l’oreille à la rumeur ? Toujours est-il qu’une partie de l’interrogatoire va tourner autour de cette accusation. Dans l’enregistrement de cet échange, fragmentaire et difficilement compréhensible, elle est pourtant vigoureusement démentie par Sébastien : « J’accuse personne. Nan, je peux pas accuser Zaidou. Je l’ai jamais vu faire ça. Je n’ai jamais dit ça », proteste le Français. Cité par Sébastien durant son simulacre de procès, Roberto, avec qui il a sympathisé récemment, est emmené à son tour devant la chambre par une trentaine d’hommes alcoolisés et armés de bâtons pour y être interrogé. Peu après 4 heures, les deux hommes sont escortés vers la pla- 7 international Mercredi 13 novembre 2013