Triple lynchage de Nosy Be (Le Monde, 13 novembre 2013)
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international
Mercredi 13 novembre 2013
Triple assassinat de madagascar
A Nosy Be, la folle
rumeur qui a mené
au lynchage
de trois hommes
«Le Monde» a reconstitué la journée qui a vu
deux touristes et un Malgache lynchés par la foule
Reportage
Nosy Be (Madagascar)
Envoyé spécial
T
out part de cette plage. Tout
y ramène. En boucle, comme
dans un cauchemar. Le corps
del’enfantrendupar la mer.Le lynchage, les hommes brûlés vifs, les
cris de joie. Tout commenceet tout
finit sur cette plage de Madagascar, où le deuil d’un enfant s’est
transformé, par le poison de la
rumeur, en une furie collective qui
vaudra à trois hommes de finir
leurs jours sur un bûcher.
De ces trois hommes, on sait
peu de chose, sinon que leur vie a
été emportée en quelques heures
par un phénomène sidérant d’hallucination collective. Sébastien
Judalet, conducteur de bus en Seine-Saint-Denis de 38 ans et père
d’une petite fille de 11 ans, n’était
pas un aventurier. Son cadavre
s’estconsuméà l’aube,jeudi3 octobre, à 9 000 kilomètres de chez lui,
devant des dizaines d’hommes, de
femmes et d’enfants frappant
dans leurs mains.
Roberto Gianfalla, cuisinier de
50 ans, originaire de Palerme, a
quitté le 7 avril la région d’Annecy,
où il a élevé ses trois enfants, pour
refaire sa vie à Madagascar. Son
journal intime, illustré de sa main,
raconte cette renaissance: « Merci,
je dis merci à ce qui m’arrive et ce
que je vis en ce moment. Je crois que
je suis arrivé au paradis…»
Ces deux hommes sont morts
d’avoir rencontré Zaidou, un Malgache de 33 ans, brûlé vif quelques
heures après ses deux compagnons de torture, sur la foi d’un
soupçon.
Tout commence sur cette plage
d’Ambatoloaka, village balnéaire
de Nosy Be, petite île du nordouest de Madagascar, dont le cheflieu est Hell-Ville. C’est là que, le
mercredi 2 octobre aux alentours
de 23 heures, la mer a rendu après
l’avoir rongé le corps du petit
Chaïno, 7 ans. Les orbites creuses,
lalanguemanquante,le sexemutilé, des lambeaux de chairs arrachés. « En le voyant, j’ai tout de suitecompris qu’il avaitété tué, raconte le père de l’enfant, Luciano, un
mois après les faits. Le corps est resté sur la plage jusqu’au lendemain
matin, et puis c’est devenu un spectacle. » Ce « spectacle », autour
duquel se rassemblerontdes dizaines de villageois, sera le point de
départ d’une nuit de folie meurtrière.
La faute des forces
de l’ordre
Mais le basculement des villageois dans l’irrationnel trouve sa
source quelques jours plus tôt,
dans un désir de justice contrarié
par l’incurie des autorités de l’île.
Quand Chaïno a disparu, le 27 septembre au soir en rentrant de la
mosquée, sa famille a aussitôt lancé des battues et fait une déclaration d’enlèvement à la gendarmerie. Après cinq jours de vaines
recherches, les soupçons du père,
Luciano,se sont portéssur son cousin Zaidou, peu apprécié de la
famille avec laquelle il est en
conflit pour une histoire de terres.
Ce « beach boy », qui propose ses
services aux touristes sur la plage,
a mauvaise réputation au village.
Il aurait, en outre, montré peu
d’entrain à retrouver la trace de
l’enfant.
Le 2 octobre, en début de matinée,plusieurs heuresavant que ne
soit retrouvé le corps de Chaïno,
un petit groupe emmené par
Luciano va quérir Zaidou chez lui,
le ligote et projette de l’emmener
en voiture à la police de Hell-Ville,
« pour qu’il s’explique, même si
nous n’avions pas de preuves palpables », raconte Clément, un
oncle de l’enfant.
Sur la plage d’Ambatoloaka, devant les restes du bûcher où Sébastien Judalet et Roberto Gianfalla ont été tués, le 3 octobre. RIJASOLO/RIVA PRESS
Les responsables de police et de
gendarmerie de l’île sont alors en
réunion à la sous-préfecture pour
préparer un meeting électoral du
candidat Hery Rajaonarimampianina, qui doit se tenir le jour
même à Hell-Ville, à quelques
semaines d’une élection présidentielle crucialecensée mettre un terme à quatre ans de crise politique.
L’île est sous tension, les autorités veulent éviter tout débordement. Elles jugent finalement préférable de se laver les mains de cette « affaire familiale » et confient
Zaidou à la famille de l’enfant.
« Nous n’arrivions pas à discuter, il
y avait trop de monde, se justifie le
commissaire de police Honoya
Tilahizandry. Le but était d’éviter
l’attroupement. Nous pensions au
meeting qui devait avoir lieu. »
Zaidou est exfiltré en voiture,
accompagné de gendarmes et de
lafamillede Chaïno, vers une destination tenue secrète, sous des jets
de pierres. La rumeur court alors
qu’une glacière contenant des
morceaux de cadavres d’enfants a
été trouvée sur le port de Hell-Ville. Persuadés que le suspect a trouvé refuge à la gendarmerie, les vil-
lageoisattaquentle bâtiment,brûlent un camion et vandalisent treize maisons de gendarmes. Ces derniers répliquent avec des grenades lacrymogènes, puis des tirs à
balles réelles, faisant deux morts
et une dizaine de blessés.
«Voleurs de cœur»
Le corps du petit Chaïno est
découvert sur le sable à 23 heures.
Son aspect, blanc comme le marbre, glacial et en partie amputé,
frappe les esprits. « Quand nous
étions petits, pour nous faire peur,
on nous disait : “Ne sors pas la nuit,
il y a des trafics d’enfants”, raconte
l’oncle Clément. Quand j’ai vu le
corps, je me suis mis à penser que
c’était vrai. »
A Madagascar, le soir, on raconte des histoires terrifiantes aux
enfants. Des histoires de voleurs
de foies, de voleurs de cœurs. A
Nosy Be, ces rumeursde trafic d’organes se nourrissent d’un phénomène bien réel : une prostitution
très visible, et des faits de pédophilie tolérés par les autorités.
Selon la police de l’île, les cas
d’enlèvement d’enfants sont
Coopération judiciaire difficile entre Paris et Antananarivo
Nosy Be (Madagascar)
Envoyé spécial
« L’attente a été très pénible. On
s’est repassé les images, le faux procès, le brasier, les jambes qui dépassent… » Après plus d’un mois
d’une attente interminable, Maurice Judalet, gardien de la paix à la
retraite, va accueillir les restes de
son fils, Sébastien, rapatriés de
Madagascar mercredi 13 novembre. La dépouille sera autopsiée à
l’institut médico-légal d’Evry
avant d’être rendue à sa famille,
qui envisage de l’inhumer en fin
de semaine prochaine.
Les proches de Roberto n’ont
pas eu cette « chance». Ce cuisinier d’Annecy est né à Palerme, et
s’il est arrivé en France à l’âge de
3 ans, son passeport est italien.
Son corps gît toujours dans le
congélateur d’un dispensaire à
9 000 kilomètres de ses proches.
Carmella Gianfalla, la sœur de
Roberto, est plongée dans un état
de sidération depuis la mort de
son frère : « Je ne peux plus manger, je vomis, j’ai perdu le sommeil. Et je passe mes journées sur
Internet à essayer de m’informer.
La seule information que j’ai eue
venait de l’ambassade d’Italie en
Afrique du Sud, qui me demandait
100 euros par jour pour les frais
de conservation de son corps dans
un dispensaire… On n’en peut
plus, c’est un truc de fou. Ils les ont
tués, mais ils sont en train de nous
tuer aussi. »
Plus d’un mois après l’assassinat de Sébastien Judalet et Roberto Gianfalla, sur l’île malgache de
Nosy Be, le 3 octobre, leurs
familles n’ont toujours reçu aucune information officielle sur l’enchaînement précis des événements qui ont mené au lynchage
de leurs proches, pas plus que sur
la progression de l’enquête. Elles
en sont réduites à errer sur Internet en quête de renseignements.
Afin d’avoir accès au dossier,
elles se sont portées parties civiles auprès du parquet de Bobigny,
qui s’est saisi de l’enquête en vertu du principe de « compétence
universelle» l’autorisant à enquêter sur le meurtre d’un Français à
l’étranger. La procureure, Anne
Kostomaroff, a rapidement diligenté une enquête de personnalité qui a permis de blanchir Sébastien, le 22 octobre, des soupçons
de pédophilie et de trafic qui
pesaient sur lui. Elle a en outre
dépêché sur place deux biologistes de l’Inserm pour identifier les
corps.
Vingt-six mises en examen
S’agissant de l’évolution de l’enquête malgache, en revanche, le
parquet se dit dans l’incapacité de
fournir la moindre information. Il
n’a envoyé aucun enquêteur sur
place et compte sur la bonne
volonté de la justice malgache, qui
semble peu pressée de communiquer. « Nous ne connaissons toujours pas le nom du juge chargé de
l’enquête à Madagascar», résume
un représentant du parquet. Afin
de stimuler la coopération entre
les deux pays, la procureure de
Bobigny a envoyé le 28 octobre
une demande d’entraide judiciaire
aux autorités malgaches. Pour
l’heure restée sans réponse.
Selon nos informations récoltées sur place auprès de la justice
malgache, vingt-six suspects ont
été mis en examen pour les événements du 2 au 3 octobre, dont au
moins douze pour « homicide
volontaire» avec « actes de tortures et de barbarie» sur Sébastien,
Roberto et Zaidou. Ils ont tous été
déférés au parquet et entendus en
première comparution, brièvement, par la doyenne des juges
d’instruction du tribunal de première instance d’Antananarivo,
Balisana Razafimelisoa.
Un mois après les faits, un seul
suspect a fait l’objet d’un interrogatoire poussé. Le rapport de l’autopsie pratiquée le 26 octobre sur
Chaïno, l’enfant retrouvé mort sur
la plage, n’a lui toujours pas été
remis à la justice.
Bernard Salquain, avocat des
parents de Sébastien, et Nathalie
Kohler, défenseur des proches de
Roberto, se sont portés parties civiles auprès du tribunal d’Antananarivo, dans l’espoir d’être tenus au
courant des avancées du dossier.
«L’enquête va être longue et difficile, anticipe Me Salquain. Elle est
compliquée par le contexte politique [l’élection présidentielle malgache, dont le premier tour a eu
lieu le 25 octobre]. On sent que les
autorités françaises marchent sur
des œufs avec leurs homologues
malgaches.» p
S. H. et So. S. (à Paris)
exceptionnels à Nosy Be. Mais la
frustration est bien réelle, et la
rumeur prend corps autour de la
dépouille dénaturée de l’enfant.
« Le cadavre a été congelé ! Il est
tout blanc ! Maintenant, on a la
preuve que le corps a été pris par
quelqu’un ! », s’écrient des villageois.
Aucune autopsie ne sera pratiquée avant l’inhumation du
corps, et rien ne permet alors de
conclure à un homicide : la blancheur du cadavre, de même que la
disparition des chairs molles, est
compatible avec un séjour prolongé dans l’eau et le travail des carnassiers, explique a posteriori
Michel Sapanet, directeur de l’institut médico-légal de Poitou-Charentes.
Tentant de calmer la foule
amassée sur la plage, le chef de
quartier appelle la gendarmerie.
Les forces de l’ordre répondent
qu’elles ne se déplaceront pas
avant le lendemain matin.
moment-là et jusqu’à la mort du
chauffeur de bus, vers 6 heures,
Joël Ho-Shing, le directeur de l’établissement, appellera sept fois la
gendarmerie, où il finira par se
réfugier lui-même, terrifié.
Aucun gendarme ne se déplacera.
Commence alors un invraisemblable procès populaire, un interrogatoire surréaliste de près
d’une heure, en partie enregistré
par ses ravisseurs. Sur les bandes
sonores que s’est procurées
Le Monde, un dialogue de sourds,
tournant de façon obsessionnelle
autour des rumeurs de trafic d’enfants, se mue progressivement en
soupçons de pédophilie :
Une voix de femme : « T’es pas
homosexuel quand même ?
Sébastien : Je ne suis pas homosexuel, Madame. Je n’aime pas les
enfants, je n’aime pas, et surtout
pas, les gens qui ont des rapports
sexuels avec les enfants.
La femme : Tu n’aimes pas les
enfants…
Sébastien : J’adore les enfants.
J’ai une petite fille. J’aimerais pas
qu’on lui fasse du mal.
La femme : Tu as dit que tu
aimais pas les enfants.
Sébastien : J’ai dit, je n’aime pas
les gens qui font du mal aux
enfants. Moi j’aime les enfants.
Une voix d’homme : Si vous
dites pas la vérité, je te tourne le
dos et je vous laisse avec les gens.
Sébastien, en pleurs : Comment
voulez-vous que je… Je raconte que
la vérité, je raconte que la vérité.
L’homme l’interrompt : Vous
êtes combien ? Première question…
Sébastien : Je suis tout seul moi.
Je suis venu ici seul en vacances…
L’interrogatoire
« On va chercher le vahaza [le
Blanc], ami de Zaidou ! On va le
tuer, on va le tuer ! », s’écrient des
villageois. Le « vahaza », c’est
Sébastien Judalet, un touriste qui
a fait la connaissance de Zaidou
sur la plage quelques jours plus
tôt. La rumeur court que le Français est lié d’une façon ou d’une
autre à la disparition de l’enfant.
Capturé aux alentours de 3 heures du matin, Sébastien est emmené de force sur la terrasse qui prolonge la chambre de sa modeste
pension, où a été installée une
petite table. A compter de ce
Mercredi 13 novembre à 20h30
Xavier BERTRAND
Invité de
Emission politique présentée
par Frédéric HAZIZA
Avec :
Françoise FRESSOZ, Sylvie MALIGORNE et Marie-Eve MALOUINES
Et
sur le canal 13 de la TNT, le câble, le satellite, l’ADSL, la téléphonie mobile, sur iPhone
et iPad. En vidéo à la demande sur www.lcpan.fr et sur Free TV Replay.
www.lcpan.fr