1. 59JANVIER 2015
« tout commence en mystique et finit en politique »
SOUFISME ET
POLITIQUE
› Alix Philippon
Le soufisme est généralement défini comme la tradition
mystique de l’islam. En qualité de mode dominant de
piété et d’organisation islamiques, il possède un patri-
moine riche et diversifié. Derrière un caractère appa-
remment idéal et immuable d’ésotérisme, de spiritualité
ou encore de mystique musulmane se logent mille définitions, mille
appropriations, mille versions distribuées dans divers ordres – ou quel-
quefois échappant à la structure confrérique. Comme le constate Wil-
liam Chittick, quelque chose dans cette « tradition » répugne mani-
festement à la « domestication sémantique » (1). Le terme « soufisme »
désigne aussi bien le culte des saints d’une religiosité souvent qualifiée
de populaire, les subtilités métaphysiques des soufis classiques comme
Ibn Arabi, une méthode menant à la proximité avec Dieu, ou encore
la structure de la sociabilité mystique qu’est la confrérie. Il semblerait
que la tradition soufie soit bien trop diversifiée
pour être enfermée dans une définition unique,
ce qui a pu inspirer à Thierry Zarcone cette
remarque un peu provocante : « Le soufisme
Alix Philippon est maître de
conférences en sociologie à
Sciences Po Aix.
› alix_philippon@hotmail.com
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n’existe pas mais se décline au contraire sous des formes diverses et
variées qui vont d’un islam mystique et modéré à l’islamisme le plus
intransigeant. (2) » En faire exclusivement la « mystique » de l’islam
(avec ses connotations d’intériorisation et d’intensification de la foi et
de contact intime avec Dieu) ne permet donc pas la compréhension
de ses aspects plus temporels, politiques et sociaux (3). Car, comme
l’écrit Gilles Veinstein, ces « voies du ciel » que sont les confréries sou-
fies, supports institutionnels du soufisme, « tracent leur sillon dans
la terre » (4).
La politisation des confréries soufies
Les confréries (tariqa) qui ont abrité les efforts collectifs des
musulmans pour suivre la voie soufie ont en effet manifesté à tra-
vers l’histoire une grande plasticité de forme, de sens et de fonc-
tion et une grande flexibilité. On a souvent loué leur capacité à
mobiliser au-delà des frontières géographiques ou de celles, sym-
boliques, des solidarités primaires permettant de faire la médiation
entre des groupes sociaux différents (5). Les activités des ordres se
sont rarement confinées au religieux, mais se sont diversifiées dans
les domaines économique, artistique et, bien sûr, politique. Leur
visibilité, leur popularité et leurs fonctions sociales font qu’ils sont
naturellement la « proie » des gouvernements en place et échappent
ainsi difficilement aux manipulations ou du moins aux immixtions
du politique dans leurs affaires. Mais ils peuvent aussi se mobiliser
sous la forme de partis ou d’associations militantes et participer ainsi
aux dynamiques politiques en embrassant tout le spectre des idéolo-
gies existantes. Au-delà des engagements confrériques diversifiés, le
référentiel même du soufisme, extrêmement plastique, a également
pu être converti en idéologie politique par des acteurs aussi bien
étatiques que non étatiques, notamment dans le but de promouvoir
une alternative au radicalisme de certains groupes islamistes, une
tendance qui s’est accélérée depuis les débuts de la « guerre contre le
terrorisme ».
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soufisme et politique
Au sein de ces institutions de guidance spirituelle, le pir (6), le
cheikh ou mourchid (le guide, maître spirituel à la tête de l’ordre) est
le centre de gravité de tout le système institutionnel et mystique : à la
fois un professeur indispensable dans l’initiation des disciples (pour
ceux d’entre eux qui désirent être dirigés), et pour tous un « ami de
Dieu », réceptacle de ses grâces, et qui prodigue à ses disciples de la
baraka, cette force bénéfique d’origine divine. Un serment d’allé-
geance formalise le lien entre le maître et son disciple (mourid) et
marque le début de l’initiation. Ainsi, le dénominateur commun à
tous les pir est un certain mode d’exercice du pouvoir religieux, et
donc de domination : dans la tradition soufie, la volonté du pir ne
souffre généralement aucun refus et l’obéissance la plus totale est exi-
gée des disciples. Ce principe de soumission au sein du soufisme ins-
titutionnalisé allait devenir une caractéristique centrale des ordres et
des sociétés musulmanes, notamment en Asie du Sud (7). Du fait de
l’autorité qu’il exerce sur de multiples disciples qui lui accordent en
retour le monopole de l’interprétation de l’islam, le cheikh participe
à un essaimage « autoritaire » qui peut constituer une formidable res-
source politique. L’utilisation de la domination spirituelle propre aux
cheikhs dans le domaine politique, même si elle n’est pas infaillible,
peut résulter dans une puissante capacité de mobilisation s’appuyant
sur des logiques clientélistes. Chacun peut disposer d’une « circons-
cription spirituelle » potentiellement convertible en vivier électoral.
Au moment des élections, ils sont souvent sollicités par les partis poli-
tiques qui espèrent obtenir un soutien pouvant se traduire par des
milliers de votes.
Les cheikhs soufis ont donc la spécificité d’être des acteurs religieux
dont l’autorité charismatique est sacralisée, du fait de leur supposée
relation privilégiée à Dieu, tout autant qu’ils peuvent être les vecteurs
d’une fragmentation de l’autorité en réseaux exclusifs de confiance.
Ces caractéristiques exceptionnelles expliquent qu’ils aient pu être
l’objet de critiques acerbes. C’est parce que leur autorité suscite l’allé-
geance de millions de dévots dans tout le monde musulman qu’ils sont
devenus les ennemis désignés des mouvements islamistes comme de
certains États. Dans leur volonté de réforme de l’ordre sociopolitique,
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ces derniers ont tôt fait d’identifier les ordres et les sanctuaires comme
étant parmi les acteurs institutionnels les plus puissants des sociétés
musulmanes, et donc leurs rivaux politiques les plus redoutables.
La question du néo-soufisme et des « néo-confréries »
Dans la littérature académique, c’est bien souvent le préfixe « néo »
qui a permis de rendre compte de la politisation des confréries soufies.
Le concept de « néo-confrérie » intègre notamment l’idée qu’outre la
propagation de l’islam, ces organisations sont investies dans d’intenses
activités sociales et participent également à la vie politique nationale
(8). Ce concept fait écho à celui de « néo-soufisme », qui postule une
rupture dans la nature même du soufisme et suggère l’introduction
de nouveautés doctrinales et organisationnelles, et dont le premier
usage académique peut être identifié chez l’intellectuel pakistanais
Fazlur Rahman. Cette notion fit florès dans la littérature académique
jusqu’à constituer un « consensus ». Il désigne la tendance, accélérée
à partir du XVIIIe
siècle, à la réforme du soufisme par le jeu de pres-
sions orthodoxes, au sein d’ordres « soufis wahhabites » dont l’orien-
tation réformiste vise à la refondation morale et sociale de la société
musulmane et contraste avec celle, davantage quiétiste, métaphysique
et extatique, de la tradition mystique passée. Ces nouveaux ordres se
distingueraient par un rejet de pratiques « populaires », de la relation
entre le maître et le disciple et de la voie mystique au profit d’un
enseignement social et moral, un certain militantisme politique, le
recours à des mesures militaires pour défendre l’islam, ainsi que par
une action de prédication dynamique afin de diffuser la réforme par le
recours à l’édition d’ouvrages accessibles. L’une de ses caractéristiques
les plus saillantes est la création d’organisations de masse structurées
hiérarchiquement (9).
Rex S. O’Fahey et Bernd Radtke ont remis en question ce qu’ils
qualifient de « cliché » académique et de ses principes qui, selon les
auteurs, ne sont pas assez largement partagés pour justifier un tel label
terminologique. « Le postulat tacite des promoteurs du néo-soufisme
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soufisme et politique
semble être que la croyance dans la doctrine de l’unité de l’Être mène
à la fois au quiétisme politique et à l’apathie morale. Puisque tout est
Dieu, tout est permis. [...] Les néo-soufis enseignaient en effet une
voie qui était très éloignée de l’apathie morale – en cela pour une
fois, les protagonistes du néo-soufisme ont raison, mais ils ont tiré la
mauvaise conclusion, que la voie qu’ils enseignaient était une forme
nouvelle, différente, “activiste”, “non extatique”. Pour cela nous ne
disposons pas de preuves. (10) » Ainsi, si l’idée de l’avènement d’un
« nouveau » soufisme commun à de multiples ordres à travers tout
le monde musulman paraît difficilement défendable, celle de nou-
velles orientations au sein de certains ordres réformés nouveaux ou
anciens paraît difficilement réfutable. Rex O’Fahey et Bernd Radtke
en conviennent : l’apathie morale n’est pas la caractéristique princi-
pale de ces nouveaux ordres, qui portent un soin tout particulier à
apporter des réponses aux problématiques de leur temps, ce que Fran-
cis Robinson a appelé « un changement vers un islam intramondain »
(11). Le projet d’établissement d’un État islamique, l’insistance sur la
loi islamique (charia), et l’infléchissement de l’organisation des ordres
dans le sens de mouvements à la structure centralisée et hiérarchisée
sont quelques-uns des éléments principaux de cet « esprit de réforme
de masse » (12) au sein de certains ordres, qui en sont donc venus à
brouiller les frontières avec l’ennemi supposé du soufisme, l’islamisme.
Soufisme contre islamisme, tout contre…
Le soufisme a été construit depuis l’avènement de la « modernité
occidentale » jusqu’à nos jours comme une catégorie largement anti-
nomique (13) avec l’islamisme contemporain, dernier avatar de mou-
vements de réforme (islah) et de renouveau (tajdid) islamiques amorcés
dès le XVIIIe
siècle en réaction au sentiment lancinant de déclin moral
et intellectuel et à la dynamique de fragmentation et d’affaiblissement
politique du monde musulman. Ces mouvements islamiques de renou-
veau orthodoxe perpétués au siècle suivant par divers réformismes, ont
tenté de formuler une réponse idéologique « islamique » adaptée aux
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maux de leur communauté, l’oumma. Dans leur volonté d’épurer l’is-
lam de ses expressions surtout populaires, jugées comme des « innova-
tions » en grande partie responsables du déclin islamique, et dans leur
ambition de réformer les fidèles pour qu’ils redeviennent de « vrais »
musulmans, ces mouvements ont systématiquement appelé à un rejet,
partiel ou total, du soufisme. Ce dernier a été identifié au pôle traditio-
naliste des sociétés musulmanes, à des accrétions culturelles charriées
par l’histoire, et à autant de déviations de l’islam « authentique » de l’âge
d’or du prophète Mahomet. La critique la plus souvent adressée dans
les écrits des auteurs réformistes est bien celle dirigée contre le système
de croyances lié aux cultes des saints et du Prophète. Mais ce serait pro-
bablement faire une analyse partielle que de ne réduire l’analyse de ces
blâmes réformistes qu’aux aspects doctrinaux. En effet, s’il s’agit bien
d’une rivalité entre des interprétations concurrentes de l’islam, il s’agit
tout autant, voire davantage, de rivalités entre des autorités en quête de
légitimité populaire, avec chacune leur clientèle spécifique. « Là où le
langage de la polémique est théologique (le culte des saints correspond
à de l’idolâtrie) la forme de la lutte est distinctement politique. (14) »
L’islamisme correspond à l’avènement de nouvelles formes d’orga-
nisations percevant l’islam aussi bien comme idéologie politique que
comme religion (15), appelant de leurs vœux la construction d’un
État islamique et s’inscrivant dans des actes politiques souvent réactifs
et contestataires – voire violents. Les courants islamistes ont souvent
stigmatisé le soufisme comme l’expression d’un désengagement de la
sphère du politique. Les mouvements activistes islamistes, dont Oli-
vier Roy a su mettre en évidence la variété (« parti de type léniniste »,
« parti de type occidental », « association religieuse militante » (16),
mais aussi… « confrérie religieuse » (17)) ont dès lors constitué un
objet d’étude privilégié au détriment du rôle des ordres soufis, dont
l’importance potentielle dans la « résurgence » islamique comme
forces politiques, modernistes et/ou réformistes a généralement été
sous-estimée, bien qu’elle ait été centrale.
Dans tout le monde musulman, des interactions multiples relativisent
donc la barrière prétendument infranchissable entre soufisme et politique,
y compris sous la forme d’un engagement de type islamiste. On peut dès
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soufisme et politique
lors prendre acte de l’existence de processus de mimétisme, d’ambivalence
et de combinaisons inattendues entre ces deux formes de mobilisation
et d’expression religieuses. Recrutant dans des milieux sociologiquement
modernes, certaines confréries, implantées dans les centres urbains, ont
tenté et parfois réussi à se redéfinir en fonction des exigences de la moder-
nité. Elles ont notamment rationalisé et internationalisé leurs organisa-
tions et pris conscience de l’importance des enjeux sociopolitiques en
s’engageant dans l’activisme, démontrant ainsi comment la « tradition »
peut se transformer en véhicule puissant du changement, la spiritualité en
ressource et le charisme en levier de la mobilisation politique.
1. William C. Chittick, Sufism. A Short Introduction, Oneworld, 2000, p. 2.
2. Thierry Zarcone, la Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2003, p. 271.
3. Carl Ernst, Sufism. An Essential Introduction to the Philosophy and Practice of the Mystical
Tradition of Islam, Shambhala South Asia Éditions, 2000, préface, p. xvii.
4. Gilles Veinstein, « Introduction. Un islam sillonné de voies », in Alexandre Popovic et Gilles
Veinstein, les Voies d’Allah. Les ordres mystiques dans le monde musulman des origines à
aujourd’hui, Fayard, 1996, p. 16.
5. Michael Gilsenan, Saint and Sufi in Modern Egypt: An Essay in the Sociology of Religion,
Oxford University Press, 1973, p. 4.
6. Dans la littérature académique sur l’islam indien, différentes définitions en sont données :
leader religieux, leader spirituel, maître soufi qui a des disciples, guide et professeur de sou-
fisme, descendant d’un saint soufi et même leader politico-religieux d’une tribu.
7. Riazul Islam, Sufism in South Asia. Impact on Fourteenth Century Muslim Society, Oxford
University Press, 2002, p. 454.
8. Olivier Roy, l’Islam mondialisé, Seuil, 2002, p. 126-131.
9. Rex S. O’Fahey et Bernd Radtke, « Neo-Sufism Reconsidered », Der Islam, 1993, n° 70,
p. 57.
10. Idem, p. 73.
11. Francis Robinson, Islam and Muslim History in South Asia, Oxford University Press, 2000,
p. 10.
12. Elizabeth Sirriyeh, Sufis and anti-Sufis, Curzon Press, 1999, p. 11.
13. « The Sufi tradition is a movement of devotion and divine rapture focusing on spiritual
experiences. It represents a particular creative and liberal dimension of Islam characterised
by practiced tolerance, humanism, peace, and the accommodation of differences. [...] It can
be generally recognised as a “softer” alternative to the authoritarian voices of formal scriptu-
ral religion and of Islamist movements [...]” », dans Jürgen Wasim Frembgen, The Friends of
God, Sufi Saints in Islam, Oxford University Press, 2007, préface.
14. Carl Ernst, Sufism. An Essential Introduction to the Philosophy and Practice of the Mysti-
cal Tradition of Islam, Shambhala South Asia Éditions, 2000, p. 79.
15. Olivier Roy, l’Échec de l’Islam politique, Seuil, 1992, p. 7.
16. Idem, p. 67-68.
17. Olivier Roy, l’Islam mondialisé, op. cit., p. 51.