- Les entreprises et l'intérêt national. Une question clé pour la politique économique comme pour la politique étrangère. Par David Simonnet.
- Politique étrangère française : pour un retour au réel. Entretien avec Gérard Chaliand.
- Dans les zones à risques, les entreprises sont des acteurs politiques. Entretien avec Frédéric Monlouis-Félicité.
Mémoire Conflits 2017 - Al Qaïda : résilience et réaffirmation d'une institut...
Géopolitique & entreprises n°2
1. GÉOPOLITIQUE ENTREPRISES&N°2
OCTOBRE-DÉCEMBRE
2017
Une question clé pour la
politique économique comme
pour la politique étrangère
Par David Simonnet
L
a question de la nationalité d’une
entreprise semble être dépassée.À en
juger par l’émancipation des grandes
entreprises de leur cadre national d’origine
puisleurautonomisationsurl’espacemondia-
lisé,qu’ils’agissed’emploioud’investissement,
ellesseraientdesacteurséconomiquesetpoli-
tiques apatrides. Or fin janvier 2017 le Dane-
mark décide de nommer un ambassadeur
auprès des Gafa (Google, Apple, Facebook,
Amazon) (1)
qu’il considère comme «de nou-
vellesnationsauxquellesilfautseconfronter»
tandisquecesmêmesGafas’exprimentouver-
tement sur la politique étrangère de Donald
Trump.Paradoxepassionnantd’entreprisesqui
créent un nouveau type de lien diplomatique
et entendent réguler les frontières physiques
alorsqu’elless’ensontaffranchiesfiscalement
(2)
.LesGafademeurentdoncancréesdansune
représentationclassiquedelapuissancemais
poursuivent des buts distincts des nations.
Pourautantlesgrandesentreprisesn’ont-elles
que des intérêts privés?
Dans sa contribution à l’ouvrage collectif
Notre intérêt national, quelle politique étran-
gère pour la France?(3)
, dirigé par Thierry de
MontbrialetThomasGomart,FrédéricMonlouis-
Félicitéinsistesurl’importancedel’intérêtnatio-
nal y compris pour ces grandes entreprises.
L’intérêt national,écrit-il,«recouvre une réalité
pluscomplexe,liéeàlaprospéritédelanation.
Lesgrandesentreprisesetl’Étatytrouventune
zone naturelle de convergence,les unes pour
se développer sur les marchés extérieurs,l’au-
tre pour affermir son influence […] nombre de
questionsglobalesnepeuventtrouveruneréso-
lution que dans la coproduction entre acteurs
publics et privés». Nous avons donc souhaité
l’interroger sur ce thème des relations entre
entreprisesetpolitiqueétrangère,etdelaplace
de cet intérêt national, alors que les citoyens
mêmes salariés demeurent en France culturel-
lement attachés à une logique de subordina-
tion de l’économique au politique (4)
.
Lessalariéset,pluslargement,touteslespar-
ties prenantes des entreprises sont ainsi,plus
quejamais,aucœurd’enjeuxgéopolitiquesqui
nécessitent de réfléchir aux buts et aux consé-
quences des guerres économiques dans les-
quellesilssontdirectement,s’ilssontnomades,
ouindirectement,s’ilssontsédentaires(5)
,enga-
gés.C’est la vocation de cette rubrique Géopo-
litiqueetentreprises.Or nous ne saurions plus
gagner la guerre. Gérard Chaliand, prix
Antéios/Axyntis du livre de géopolitique en
2014 pour son ouvrage Vers un nouvel ordre
mondial(6)
,dansunessaidense,Pourquoiperd-
on la guerre? Un nouvel art occidental (7)
, par-
court l’histoire des conflits en décrivant les
ingrédients des victoires passées pour mieux
éclairerlesdéfaitesprésentes:ilinsistesur«la
méconnaissancechezlesdécideursduterrain
culturel»ainsiquel’«excessiveconfiancedans
lacapacitétechnologiquesàrésoudredespro-
blèmes qui ne sont pas technologiques». Ce
diagnosticpourraitêtreappliquéauxstratégies
d’entreprise et plus largement aux politiques
économiquesmenéesjusqu’alors.Nousavons
doncjointGérardChaliand,quisetrouvaitdans
le Kurdistan irakien,pour mette en perspective
les enjeux de la politique étrangère française
quelesfutursgouvernementsdevrontrelever. w
1. politiken.dk/udland/art5806849/Danmark-far-
som-det-forste-land-i-verden-en-digital-ambassador
2. «Les Gafa», in Les 100 mots de l’entreprise,
PUF, coll. Que Sais-Je?, 2016.
3. Éd. Odile Jacob, 2017.
4. «L’entreprise: une défiance française»,in Sociétal
2017, Eyrolles, 2017.
5. Nous utilisons l’opposition devenue classiques
entre «nomades», attachés à la mondialisation et
se déplaçant à travers la planète pour saisir toutes
les opportunités, et «sédentaires» moins impliqués
dans la mondialisation qui les affecte pourtant.
6. En collaboration avec Michel Jan, Le Seuil, 2013.
7. Éd. Odile Jacob, 2016.
David Simonnet, ici avec Frédéric Monlouis-Félicité, est PDG du groupe industriel Axyntis qu’il a créé en 2007.
Diplômé de l’Essec (1993), il a poursuivi ses études en histoire (Paris IV), en droit (DEA, Paris XIII) et en
économie (DEA,Paris Dauphine) et enseigne à Paris I Panthéon-Sorbonne la création et la gestion d’entreprise,
après avoir enseigné en classes préparatoires ECS dès 1991.En 2016,il a publié Les 100 mots de l’entreprise
dans la collection «Quesais-je?» aux PUF. Il est membre du jury du prix Anteios du livre de géopolitique.
Les entreprises
et l’intérêt national
3. GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES 3
quels liens ils entretiennent avec les isla-
mistes radicaux – en privilégiant une
logique uniquement court-termiste.
Bref, on colmate les brèches sans avoir
une réelle vision d’ensemble. Pire, on ne
s’estmême pas donné la peine d’accorder
les moyens financiers à nos armées pour
relever les défis. Certes, nos forces spé-
ciales sont excellentes, mais peu nom-
breuses.Nosmatérielssontinsuffisantset
à bout de souffle. Alors même que l’État
consomme l’essentiel des ressources éco-
nomiques pour acheter la paix sociale! Il
est grand temps de comprendre que les
TrenteGlorieusessontfinies.Ouvronsles
yeux!D’autantquenousavonsdesatouts
dansnotrejeu.Regardezlesuccèsdenotre
opérationauMali.Quellearméeauraitété
capabled’intervenirainsi,demanièrerus-
tique, rapide, avec cette efficacité? Je
regretteseulementquecetengagementait
étérendu nécessaire à cause de notre poli-
tique proprement aberrante de 2011 en
Libye. Là aussi, sous la pression média-
tique et des influences délétères, nous
avons bouleversé la donne géopolitique
sans penser aux conséquences funestes
que nos frappes allaient générer.
Avant de faire la guerre, il faut savoir ce
que l’on veut faire après.
sur erreur, notamment parce qu’ils
n’avaientpaslaculturepolitiquedeslieux
concernés.Ilsontfavoriséinfinel’éclosion
d’unislammilitant,ombrageux,recroque-
villé sur lui-même.
EtnousautresFrançais?Aveugles,refu-
sant de voir les réalités, nous avons prati-
qué le suivisme derrière les Américains
avecunangélismedéconcertant.Comme
sur le plan intérieur, nous faisons preuve
d’une absence totale de réalisme.
Dressez-vous le même constat en ce qui
concerne les évolutions géoéconomiques ?
Oui, indubitablement. Incohérence,
absence de suivi, réactions parcellaires et
au coup par coup, gestion des dossiers à
courtterme,déficitdevisionstratégique…
toutcequel’onpeutpointernégativement
sur le plan géopolitique se retrouve en
géoéconomie. Notre croissance étant
médiocre,nous en sommes réduits à aller
quêter à l’extérieur à n’importe quel prix,
mêmecontrenotreintérêtgéopolitique.Il
n’est qu’à voir notre soumission aux dik-
tats des monarchies du Golfe pour com-
prendreàquelstadenoussommestombés.
Vendre,c’est bien.Mais pas vendre contre
ses propres intérêts – au Qatar ou à l’Ara-
bie Saoudite par exemple, dont on sait
Quels seraient les axes majeurs que devrait
adopter le prochain président français en
matière de géopolitique ?
Enpriorité,nousdevonsretrouvernotre
indépendance, faire preuve de lucidité et
jaugerlessituationsauregarddenotreinté-
rêt national, dans un cadre européen où
nousrelanceronslacoopérationfranco-alle-
mande,sanstropsepréoccuperdel’avisde
chacun des 27 partenaires… Redonnons
unecohérenceàlapolitiqueeuropéenne.À
cetégard,peut-êtredevons-nousenvisager
une Europe à deux vitesses.Mais une prise
de conscience est nécessaire, notamment
sur le plan militaire. Trop longtemps, les
EuropéenssesontreposéssurlesÉtats-Unis.
Or,comment peut-on prétendre être indé-
pendantquandonnefaitmêmepasl’effort
d’assurer sa propre sécurité? Donc,soyons
pragmatiques. Le monde entier s’arme et
s’entraîne.LesEuropéensnon,restantdans
l’illusion de la paix perpétuelle! Le réveil
risque d’êtredouloureux.
Il nous incombe ainsi de réhabiliter au
plus tôt le discours de puissance. Ne per-
donspasdevuequelaseulefaçondedéfen-
dre nos valeurs, c’est de détenir la
puissance, accompagnée d’une authen-
tiquevolontépolitiquequipermettedeles
faire respecter. w
Aujourd’hui, Christophe Colomb n’aurait même plus le droit d’appareiller! Motifs: destination incertaine, retour improbable…
4. 4 GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES
Groupe Axyntis - 45 rue de Pommard - 75012 Paris
www.axyntis.com - Tél : +33 (0)1 44 06 77 00
géopolitique.entreprises@axyntis.com
EXPLORE LE CHAMP DES RAPPORTS
ENTRE LA GÉOPOLITIQUE ET LES ENTREPRISES
Aussi, très clairement, une question se
pose: l’Europe va-t-elle saisir cette chance
du retour du risque géopolitique pour
reconsidérerenfinsonprojetdansunepers-
pective de puissance? Face à la puissance
de la Chine, des États-Unis et de la Russie,
c’est la seule ligne qu’elle puisse adopter
pour fédérer des États qui seuls ne pèsent
rienoupeu.Prenonsl’exemplequedonne
Hervé Juvin de l’extraordinaire puissance
dontsedotentlesÉtats-Unisgrâceàl’extra-
territorialité du droit.Que faire si nous ne
sommespasunis?Oui,laluciditéobligede
reconnaîtrequ’ilexisteunrisquesérieuxde
refragmentation du monde,bloc par bloc,
fondé sur des critères juridiques,culturels,
religieux…
Quelspourraientêtrelespointsfortsdeladiplo-
matieéconomiqueduprochainprésident?
Avanttout,cessonsdefairepreuvedenaï-
veté.Notrediscourssurlesvaleursestcertes
nécessaireetancrédansnotrehistoire.Mais
cette posture est aujourd’hui insuffisante.
Repensernotrepolitiqueétrangèredefaçon
réaliste implique de prendre en compte
prioritairement notre intérêt national. Ce
quiexiged’agirsurtroisleviers :lesvaleurs,
les intérêts, les alliances. Les définir correc-
tement sous-entend dans le même temps,
d’une part que nous soyons capables de
désignernosennemis,aupremierrangdes-
quelsleterrorismeislamique,etd’autrepart
de penser des recompositions stratégiques.
EnayantdebonnesrelationsaveclaRussie
et l’Afrique,l’ensemble Europe/États-Unis
seraitàmêmedefairependantàlavolonté
de puissance globale de la Chine. Il me
sembleaussiqu’ilyaurgenceàreconstruire
le pôle transatlantique. Ni l’élection de
Donald Trump, ni le Brexit, ni la vague
populisteenEuropenenousyincitent,mais
c’est pourtant laseule voie pour peser. w
GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISES / ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC MONLOUIS-FÉLICITÉ
Comment les entreprises perçoivent-elles le
retourdurisquegéopolitique?
Nous sommes aujourd’hui rattrapés par
l’impenségéopolitiquequifrappenosÉtats-
nations. Depuis la chute du Mur de Berlin,
ilsvivaientavecl’illusionquel’èredelapaix
éternelle était arrivée. La thèse de Francis
Fukuyama sur la fin de l’histoire est ainsi
venue se fracasser sur les réalités du monde.
Biensûr,l’attaqueviolentedesTwin-Towers
en septembre 2001 fut un choc. Mais l’Eu-
rope se croyait peu ou prou à l’abri.Jusqu’à
cequ’ellesoitelleaussitouchéeunedécennie
plustardàLondresetàMadrid,puisàParis.
Comme l’a souligné Thomas Gomart –
aujourd’huidirecteurdel’IFRI,Institutfran-
çaisdesrelationsinternationales–dansune
récenteanalyse(LeRetourdurisquegéopoli-
tique, IFRI-Institut de l’entreprise, février
2016), trois zones de tension géopolitique
nous rappellent à l’ordre: la Chine, les
États-Unis et la Russie, chaque secteur se
rattachantplusparticulièrementàunethé-
matique précise.PourlaChine,laquestion
des routes maritimes et surtout le devenir
de sa propre volonté de puissance.Pour les
États-Unis,la question de l’extra-territoria-
litédudroitetdunumérique.PourlaRussie,
les questions énergétiques. Donc, de facto,
les entreprises – surtout les grandes – opé-
rantsurceszonessetrouventprisesdansdes
nassesd’intérêtimpliquantdesÉtats.Cequi
fait qu’elles ne peuvent rester neutres.
L’entreprise devient dès lors – qu’elle le
veuille ou non – un acteur politique. En ce
sens,illuiestimpossibled’ignorerlanotion
d’intérêtnational.Carcettenotiond’intérêt
nationaln’estpasl’apanagedesseulsmondes
militaire ou diplomatique. Elle est au
contraire globale,et oblige ainsi les grandes
entreprises à appréhender lucidement la
questiondelagestiondurisquegéopolitique.
LeBrexitetl’électiondeDonaldTrumpaccélè-
rent-ilsceprocessus?
Indéniablement.L’entreprise,quelquesoit
le territoire où elle est née est concernée dès
lors que le protectionnisme ressurgit. Bien
sûr, les entreprises sont habituées à gérer la
complexité… mais quand les règles sont à
peu près stables et dans une zone de relatif
confort.Orlà,onévoluedanslecourtterme.
Pour Frédéric Monlouis-Félicité le retour du risque géopolitique sur
la scène internationale doit nous inciter à penser l’Europe dans une
perspective de puissance, en agissant sur ces trois leviers majeurs
que sont nos valeurs, nos intérêts et nos alliances.
Dans les zones à risques, les entreprises
sont des acteurs politiques
Frédéric Monlouis-Félicité est délégué général de
l’Institut de l’entreprise. Il a auparavant été cadre
dans les services financiers (GE Capital) puis chez
un grand éditeur de logiciels européen. Il a débuté
son parcours professionnel en tant qu’officier. Il
est diplômé en relations internationales de l’École
spéciale militaire de Saint-Cyr, titulaire d’un MBA
de l’INSEAD et ancien auditeur de l’Institut des
hautes études de la Défense nationale (IHEDN).