1. Préface
Je
dois
l’avouer,
j’aime
les
«
petites
»
sociologies.
Et
c’est
avec
une
vraie
jubilation
que
je
me
suis
plongée
dans
la
lecture
de
l’ouvrage
de
Jérôme
Denis
et
de
David
Pontille.
On
dit
communément
que
le
«
diable
est
dans
les
détails
»
:
c’est
une
manière
de
signifier
que
des
éléments
qui
peuvent
nous
paraître
insignifiants
«
tiennent
»
le
monde
qui
nous
entoure
autant
que
ce
qui
en
est
considéré
comme
l’ossature,
ou
autrement
dit
que
le
«
petit
»
et
le
«
gros
»
sont
dans
un
rapport
de
réciprocité
et
d’interdépendance.
Que
serait
le
métro
parisien
sans
ces
multiples
supports
qui
indiquent
le
nom
des
stations,
les
positionnent
sur
des
cartes
ou
des
tracés,
orientent
les
voyageurs
vers
les
autres
lignes,
les
dirigent
vers
les
sorties
etc.
?
Et
derrière,
dans
ces
coulisses
du
métro
que
désigne
le
titre,
que
supposent
la
mise
en
place
et
le
bon
fonctionnement
de
cette
signalétique
?
Ce
sont
en
première
instance
les
questions
que
les
auteurs
nous
invitent
à
nous
poser.
Au
travers
des
réponses
qu’ils
apportent,
ils
nous
montrent
que
ces
opérations
engagent
bien
d’autres
choses
qu’une
compétence
technique,
pourtant
cruciale
comme
on
va
le
voir
plus
loin:
elles
traduisent
et
rendent
active
une
vision
de
l’entreprise
RATP
et
corrélativement
de
ses
relations
avec
les
usagers.
Derrière
le
choix
d’une
uniformisation
des
supports
du
métro,
du
bus,
du
tramway
et
d’un
système
d’orientation
qui
intègre
la
pluralité
des
moyens
de
transports,
il
s’est
agi
de
mettre
la
multimodalité
au
cœur
de
l’organisation
:
désormais,
celle-‐ci
ne
se
pense
plus
simplement
comme
gestionnaire
d’un
parc
de
véhicules,
mais
comme
«
opérateur
de
service
d’aide
à
la
personne
mobile
».
L’expression
peut
prêter
à
sourire,
néanmoins
elle
marque
une
reconceptualisation
assez
radicale
des
missions
de
la
RATP
dont
la
«
petite
»
signalétique
se
fait
l’instrument.
Parallèlement,
parce
qu’elle
centre
maintenant
son
action
sur
l’usager,
la
RATP
est
amenée
à
changer
la
manière
dont
elle
envisage
la
sécurité
et
du
coup
les
contraintes
qui
pèsent
sur
la
signalétique
:
dès
l’origine,
celle-‐ci
était
très
impliquée
dans
la
gestion
de
la
sécurité
;
mais
cette
sécurité
s’entendait
essentiellement
comme
la
capacité
à
évacuer
rapidement
les
voyageurs
dans
des
situations
de
danger
exceptionnelles.
Dans
le
métro
contemporain,
la
sécurité
devient
un
sentiment
de
l’usager
qu’il
convient
de
maintenir
2. en
toute
circonstance
:
la
mise
en
ordre
de
l’espace
est
alors
un
élément
clé
de
cette
nouvelle
politique
;
l’homogénéité,
la
lisibilité,
la
capacité
à
fluidifier
la
circulation
des
voyageurs
par
des
repères
fiables,
perceptibles
de
manière
quasi-‐instantanée,
l’aptitude
à
lever
les
incertitudes
ou
les
inquiétudes
des
individus
sont
autant
d’éléments
qui,
parce
qu’ils
participent
de
ce
travail
de
sécurisation,
sont
cruciaux
dans
la
conception
de
la
signalétique
moderne.
De
manière
plus
surprenante,
les
auteurs
attirent
notre
attention
sur
le
fait
que
la
signalétique
devient
un
enjeu
pour
tout
un
ensemble
d’acteurs
extérieurs
à
la
RATP.
Les
relations
que
l’espace
du
métro
entretient
avec
l’espace
de
la
ville
ont
été
travaillées
depuis
la
fin
des
années
60
;
plusieurs
dizaines
de
stations
ont
été
spécifiquement
aménagées
en
référence
à
leur
environnement
muséal
(Louvre,
Arts-‐et-‐Métiers,
Varenne
pour
le
musée
Rodin,
Pont
Neuf
pour
la
Monnaie
de
Paris…)
ou
historique
(Concorde,
Cluny-‐La
sorbonne,
Bastille,
Saint
Germain
des
Près,
Pasteur,
Carrefour
Pleyel).
L’attention
nouvelle
portée
à
«
la
personne
mobile
»
que
la
RATP
accompagne
dans
ses
déplacements
conduit
à
renforcer
ce
tissu
de
relations
notamment
par
le
biais
d’une
orientation
vers
les
points
d’intérêt
du
quartier.
Mais
du
coup,
se
trouve
posée
la
question
de
la
définition
de
ces
points
d’intérêt
suscitant
une
compétition
forte
:
une
multitude
de
parties
prenantes
se
manifestent,
qui,
chacune,
veulent
faire
valoir
leur
point
de
vue
sur
ce
qui
compte
dans
la
ville
;
pour
contenir
la
menace
d’explosion
que
fait
peser
sur
la
signalétique
l’expression
d’intérêts
différents,
la
RATP
a
dû
s’atteler
à
la
rédaction
d’une
sorte
de
charte,
d’un
«
guide
des
dénominations
»
qui
énonce
les
principes
généraux
au
nom
desquels
telle
demande
sera
acceptée
alors
que
telle
autre
sera
refusée,
cette
dernière
configuration
représentant
l’immense
majorité
des
cas.
On
l’aura
compris,
un
des
mérites
de
l’ouvrage
de
Jérôme
Denis
et
de
David
Pontille
est
de
nous
montrer
à
quel
point
la
question
de
la
signalétique
est
indissociable
d’enjeux
politiques
au
sens
large
et
comment
la
forme
même
qu’elle
a
prise
dans
ces
dernières
années
doit
être
comprise
en
relation
avec
ces
enjeux.
De
manière
peut-‐être
encore
plus
originale
et
par
la
combinaison
des
apports
de
l’analyse
des
espaces
publics,
de
la
sociologie
urbaine
de
l’Ecole
de
Chicago,
de
la
sociologie
des
techniques
et
de
l’analyse
de
l’action
située,
le
livre
nous
donne
à
voir
la
complexité
des
opérations
qui
permettent
à
la
signalétique
de
faire
et
de
faire
faire
:
en
ce
sens,
il
n’est
pas
seulement
une
«
petite
»
sociologie
mais
aussi
une
sociologie
des
3. «
petites
»
choses
–de
simples
panneaux
de
tôle
émaillée
–
et
des
«
petites
»
gens
–
des
agents
de
maintenance
quasi-‐invisibles
dans
l’énorme
machine
qu’est
la
RATP
–
qu’il
élève
à
une
véritable
dignité
en
en
restituant
l’épaisseur.
La
notion
d’écologie
graphique
occupe
une
place
centrale
dans
la
description
qui
nous
est
proposée
:
elle
permet
de
mettre
en
lumière
les
dynamiques
de
compétition
/
collaboration
dans
lesquelles
la
signalétique
se
trouve
prise.
Compétition
avec
des
éléments
externes
comme
la
publicité
et
tous
les
autres
éléments
graphico-‐sémiotiques
qui
composent
–
au
sens
fort
du
terme
–
l’espace
du
métro
;
compétition
interne
aussi
comme
nous
l’avons
vu
sur
la
question
de
la
délimitation
des
objets
dignes
d’être
signalés
et
qui
s’étend
à
la
prise
en
compte
d’une
pluralité
d’usagers.
L’analyse
rigoureuse
des
supports
permet
aux
auteurs
de
mettre
en
évidence
quatre
figures
d’usagers
auxquels
s’adresse
la
signalétique
:
un
usager
informé
censé
acquérir
ainsi
une
parfaite
autonomie,
un
usager
planificateur,
un
usager
incertain
qu’il
faut
sortir
de
l’indécision,
un
usager
réactif.
La
comparaison
avec
le
métro
de
New
York
met
toutefois
en
évidence
les
particularités
des
choix
parisiens
qui
restreignent
les
formes
de
spécification
possibles
des
usagers
:
alors
que
le
réseau
de
New
York
prend
en
compte
le
multiculturalisme
en
allant
jusqu’à
faire
varier
les
langues
dominantes
en
fonction
des
quartiers,
le
métro
parisien
reste
accroché
à
un
modèle
universaliste.
À
nouveau,
nous
nous
trouvons
confrontés
à
cette
dimension
politique
de
la
signalétique
:
pas
plus
qu’elle
ne
peut
absorber
les
définitions
concurrentes
de
l’espace
urbain,
elle
n’est
capable
de
prendre
en
compte
la
multiplicité
des
identités.
L’écologie
graphique
est
aussi
le
siège
d’intenses
processus
collaboratifs,
et
c’est
là
une
dimension
sur
laquelle
la
contribution
de
cet
ouvrage
est
tout
à
fait
passionnante.
Il
y
a
d’abord
une
forme
de
collaboration
entre
tous
les
éléments
qui
composent
la
signalétique
:
parce
que,
par
leur
contenu,
leur
graphisme,
leur
configuration
matérielle,
le
choix
de
leurs
couleurs,
de
leurs
emplacements,
les
différents
panneaux
se
répondent
les
uns
aux
autres,
l’on
peut
dire
qu’ils
«
collaborent
»
entre
eux
et
avec
leur
environnement.
À
lire
la
description
qui
nous
est
proposée,
j’ai
l’impression
que
l’espace
du
métro
palpite,
vibre
tant
il
apparaît
vivant
au
travers
de
ces
multiples
correspondances
qui
se
nouent
entre
tous
ces
éléments.
4. Mais
pour
maintenir
en
vie
ce
système,
les
agents
de
maintenance
déploient
une
activité
considérable
et
d’une
très
grande
précision
:
bien
sûr,
avant
eux,
ceux
qui
ont
conçu
l’appareil
de
normalisation
de
la
signalisation
ont
créé
les
conditions
minimales
qui
permettent
cette
communication,
en
quelque
sorte
son
langage
commun
;
mais
cela
ne
suffit
pas.
Un
panneau,
même
composé
selon
les
règles
de
l’art,
n’existe
pas
en
tant
qu’élément
de
la
signalétique,
si
son
inscription
dans
l’espace
graphico-‐sémiotique
n’est
pas
pensée
méticuleusement
:
c’est
à
cet
endroit
que
les
agents
de
maintenance
interviennent
avec
leurs
compétences
spécifiques.
En
engageant
leur
corps
dans
ce
travail
et
en
déclinant
l’une
après
l’autre
les
différentes
propriétés
des
supports,
ils
permettent
en
quelque
sorte
d’articuler
la
signalétique
comme
aménagement
de
l’espace
et
la
signalétique
comme
équipement
des
personnes
:
experts-‐usagers
chargés
de
rendre
opérationnels
les
programmes
d’action
supposés
de
la
signalétique,
ils
se
situent
à
l’exact
interface
des
panneaux
et
de
leurs
destinataires.
Le
travail
ethnographique
mené
par
Jérôme
Denis
et
David
Pontille
met
en
évidence
trois
éléments
importants
et
plus
ou
moins
liés
les
uns
aux
autres
qui
éclairent
la
«
performativité
»
à
l’œuvre
:
-‐ Comme
il
existe
une
collaboration
entre
les
dispositifs,
il
existe
une
collaboration
des
usagers
avec
les
panneaux
:
l’usager
doit
construire
des
modes
de
traduction
de
son
déplacement
qui
soient
en
correspondance
avec
les
repères
sémiotiques
disponibles
et
ces
repères
sont
en
même
temps
ce
qui
lui
permet
de
concevoir
et
de
réaliser
son
déplacement.
Qu’on
me
permette
d’en
donner
un
exemple
concret
tiré
de
mon
expérience
personnelle
:
à
la
lecture
du
livre,
j’ai
pris
conscience
du
fait
que
j’ai
intégré
récemment
la
numérotation
des
lignes
de
métro,
tout
à
fait
naturelle
pour
la
génération
de
mes
enfants.
Avant
le
refonte
de
la
signalétique
décrite
par
les
auteurs,
les
lignes,
bien
que
portant
des
numéros,
étaient
principalement
désignées
par
l’aménagement
des
stations
par
leurs
terminus
;
la
manière
dont
je
peux
me
représenter
mes
déplacements
et
dont
je
m’oriente
s’est
ainsi
profondément
transformée.
Comme
on
le
voit,
l’action
comme
la
cognition
se
trouvent
donc
distribuées
entre
les
dispositifs
et
les
acteurs.
On
pourrait
presque
parler
d’une
forme
de
réciprocité
dans
leurs
relations
:
alors
que
l’usager
s’appuie
sur
les
dispositifs
pour
mener
à
bien
son
déplacement,
les
dispositifs
s’appuient
sur
l’usager
pour
maintenir
en
permanence
la
fluidité
de
la
circulation.
5. -‐ Les
prises
que
propose
la
signalétique
sont
bien
plus
variées
que
celles
qu’offre
le
déchiffrement
de
textes
:
le
repérage
de
contours,
la
perception
de
couleurs
jouent
un
rôle
tout
aussi
important
que
la
lecture
dans
la
politique
de
l’attention
que
déploie
la
signalétique.
-‐ Du
coup,
les
auteurs
débouchent
sur
une
conception
«
riche
»
de
la
performativité
de
ces
dispositifs
qui
déborde
par
rapport
à
la
pragmatique
usuelle
de
l’écrit
et
qui
intègre
les
différentes
dimensions
de
la
signalétique,
celles
qui
sont
propres
au
panneau,
mais
aussi
celles
qui
tiennent
au
rapport
du
panneau
avec
son
environnement
;
en
un
sens,
les
agents
de
maintenance
sont
chargés
de
veiller
à
ce
que
certaines
conditions
de
félicité
soient
réunies
pour
le
panneau
fasse
son
travail,
d’informateur,
d’orientateur
et
de
régulateur,
et
l’usager
a
sa
part
dans
le
processus,
même
si
tout
a
été
fait
pour
s’adapter
à
la
variété
possible
de
ses
compétences,
de
la
police
de
caractères
soigneusement
conçue
pour
produire
des
formes
reconnaissables
par
les
voyageurs
habitués
à
des
systèmes
des
transcription
différents
au
jeu
de
couleurs
en
passant
la
numérotation
des
lignes
ou
les
pictogrammes.
Force
est
de
constater
que
cela
fonctionne
:
malgré
les
27
millions
de
visiteurs
que
Paris
attire
chaque
année,
il
est
rare
de
voir
stagner
des
individus
au
milieu
du
flux
continu
qui
se
déverse
dans
les
couloirs.
On
pourrait
même
penser
que
la
coopération
entre
usagers
et
signalétique
est
plus
efficace
que
celle
entre
système
de
signalisation
et
conducteurs
de
rames.
Est-‐ce
à
dire
que
la
signalétique
se
présente
comme
un
outil
«
disciplinaire
»
?
Les
auteurs
rejettent
assez
explicitement
cette
interprétation
et
promeuvent
une
vision
active
de
l’usager,
de
plus
à
plus
active
d’ailleurs
à
mesure
que
se
développent
les
systèmes
d’information,
notamment
horaires,
qui
étendent
ses
capacités
d’évaluation
et
de
planification.
De
ce
point
de
vue,
le
livre
participe
au
mouvement
qui
rend
plus
compétent
l’usager
:
les
auteurs
ont
choisi
d’analyser
la
signalétique
par
l’entrée
des
concepteurs
et
des
exploitants
;
pour
autant,
cela
ne
signifie
pas
l’usager
est
absent.
Il
est
bien
sûr
présent
au
travers
des
représentations
qu’en
produisent
ces
acteurs,
mais
aussi
au
travers
du
regard
qu’ils
portent
sur
le
dispositif
et
du
lecteur
qu’ils
construisent
dans
leur
texte.
En
nous
apportant,
à
nous
usagers,
certaines
clés
qui
nous
permettent
d’analyser
à
la
fois
les
dispositifs
et
les
pratiques,
ils
font
deux
6. choses
importantes.
Tout
d’abord,
ils
«
enchantent
»
en
quelque
sorte
notre
quotidien
:
l’expérience
du
déplacement
devient
plus
excitante
car
elle
s’enrichit
d’une
forme
de
réflexivité
;
la
comparaison
entre
les
différents
systèmes
auxquels
nous
pouvons
être
confrontés
à
l’occasion
des
voyages
devient
une
source
d’amusement,
car
–
le
livre
le
montre
excellemment
au
travers
de
l’exemple
New
Yorkais
–
la
signalétique
des
transports
est
un
endroit
où
s’exprime
assez
fortement
des
différences
qu’on
qualifiera
de
«
culturelles
»
mais
qui
renvoient
pour
beaucoup
à
des
choix
politiques
au
sens
large
;
ces
différences
sont
d’autant
plus
accessibles
à
la
compréhension
qu’elles
prennent
appui
sur
un
fond
commun
défini
à
la
fois
par
les
savoirs
professionnels
sur
la
signalétique
et
des
objectifs
comparables
à
un
certain
niveau
de
généralité.
C’est
d’ailleurs
la
raison
pour
laquelle
que
l’on
soit
parisien,
romain,
bruxellois,
moscovite,
londonien
etc.,
le
livre
est
tout
aussi
pertinent
et
éclairant.
Ensuite,
l’analyse
développée
nous
fournit
les
outils
intellectuels
qui
nous
permettent
de
développer
une
capacité
de
discussion
plus
riche
et
plus
argumentée,
articulant
choix
techniques
et
choix
politiques,
entendable
éventuellement
par
ceux
qui
conçoivent
et
entretiennent
le
dispositif.
En
ce
sens,
il
participe
pleinement
à
l’exercice
de
la
démocratie
technique
:
c’est
en
cela
que
les
«
petites
»
sociologies
me
ravissent
;
par
leur
attention
aux
détails
des
agencements
de
notre
vie
quotidienne,
elles
nous
offrent
de
multiples
prises
pour
en
devenir
toujours
plus
les
acteurs
éclairés.
Madeleine
Akrich
Centre
de
sociologie
de
l’innovation,
Mines
ParisTech,
France