1. BAC GÉNÉRAL 2022
Épreuve de spécialité Humanités, Littérature et Philosophie
mercredi 11 mai
SUJET 1
Première partie : interprétation littéraire
« L’affaire Narcisse » : comment votre lecture du poème éclaire-t-elle ce titre ?
Introduction - Le titre « L’affaire Narcisse », présenté dans le recueil Poésies d’Albert-Birot,
est un titre intrigant. De quelle « affaire » s’agit-il ? On utilise habituellement le mot
« affaire » dans le domaine plus terre-à-terre de la police ou de la justice. Ici, il s’agit d’une
poésie qui prend appui sur un mythe, le mythe de Narcisse. Narcisse, s’étant penché au-
dessus de l’eau, attiré par sa propre beauté, est tombé et s’est noyé. Par ailleurs, Narcisse
est indifférent aux avances de la nymphe Écho. Mais justement, dans une telle attitude, n’y
a-t-il pas une affaire, un scandale ? C’est la lecture que nous ferons ici de la poésie d’Albert-
Birot.
I- Tout d’abord, cette « affaire » est celle d’un jeune homme qui préfère s’aimer lui-même
plutôt qu’aider une belle nymphe qui, elle, l’aime. L’affaire est donc celle de l’attitude
narcissique même, incompréhensible, et qui, pour reprendre le mot de Louis Lavelle (La
faute de Narcisse), est une erreur morale consistant à préférer son image à l’amour d’autrui.
La punition est inscrite dans les mémoires : « Seule une fleur nous reste », écrit le poète.
II- Mais la fleur qui reste est le rappel incessant de Narcisse. L’attitude de Narcisse n’est-elle
qu’une affaire personnelle ? Narcisse est le personnage d’un mythe, donc d’un récit quelque
peu fantastique censé énoncer le principe intemporel et universel d’une origine humaine.
Nous sommes Narcisse ; le poète le reconnaît, qui se regarde dans le miroir : « Celui-là fut
moi Je l’ai vu totalement vu ». J’étais Narcisse si je me suis admiré dans la glace. Qui ne l’a
jamais fait ? L’affaire Narcisse est donc une affaire dans laquelle nous sommes tous
coupables d’une tendance amoureuse vis-à-vis de nous-même. Le scandale nous trouble :
l’irrégularité des vers d’Albert-Birot, leur longueur très variable, leur structure fluide comme
le liquide (il n’y a pas de ponctuation) sont comme une surface un peu mobile de l’eau où
nous nous admirons. Notre lecture de la poésie est elle-même troublée par ces vaguelettes.
III- Allons plus loin avec l’auteur : aujourd’hui, « nous avons des miroirs autrement plus
parfaits que la fontaine ». Au sens figuré, ces miroirs sont des théories prétendant présenter
l’humain en haute définition. La psychanalyse freudienne fait du narcissisme une
perversion : normalement, nous tombons amoureux de l’autre. Ainsi, tomber amoureux de
soi-même est une déviation anormale de la tendance dite normale. Narcisse serait un
pervers : nous arrivons au sommet de l’« affaire » – qui, rappelons-le, est aussi la nôtre :
« Cet homme qui est là devant toi »… le coupable… « c’est toi complètement toi ».
2. IV- Mais le reflet, dans l’eau comme dans le miroir, est une image inversée du moi réel.
L’affaire en question est mon affaire, mon histoire. C’est pour cette raison que le poète
renverse les valeurs et découvre, dans le vice narcissique apparent, une vertu : la
connaissance de soi en tant qu’être singulier, comme « pièce unique ». Après tout, sais-je
qui je suis si je ne me regarde pas, au sens physique comme au sens moral et intellectuel du
terme. Ne faut-il pas d’abord se voir et se connaître soi-même, avant de voir et de connaître
les autres ?
Sortons de l’affaire. Que Narcisse soit tombé dans l’eau n’est peut-être qu’un stupide
accident. Il aurait glissé. En se contemplant davantage, il aurait pris conscience de lui-même.
Puis il serait allé rendre visite à la Nymphe en train de s’apprêter… devant un miroir.
Deuxième partie : essai philosophique
Se connaître soi-même, est-ce se découvrir « pièce unique » ?
Introduction – Le mot de Socrate est connu : « gnôthi seauton », « connais-toi toi-même ».
Me connaître moi-même consiste à connaître et reconnaître qui je suis, ma nature profond,
mes essence invariable : ce que je suis de ma naissance jusqu’à ma mort. Cependant, il est
difficile de dire directement qui et ce que je suis en propre. Dès lors, n’est-ce pas en me
comparant aux autres, selon le principe de différence, que j’arrive au bout d’une telle
démarche, la connaissance de soi. Autrement dit, est-ce en se découvrant comme « pièce
unique » - pour reprendre l’expression de Pierre Albert-Birot que l’on trouve dans « L’affaire
Narcisse » - c’est-à-dire comme être original, singulier et irremplaçable, que l’on parvient à
se connaître soi-même ? C’est dans ce sens que nous irons pour cette essai.
I- Éloge de la différenciation
Qui suis-je ? Qui est le moi ? Tout d’abord, le moi se distingue de l’autre, d’autrui.
Sartre écrit, dans L’être et le néant : « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas
moi ». Certes, nous sommes tous un moi, c’est-à-dire un sujet humain, mais justement,
l’autre est un moi différent de moi-même. Autrement dit, c’est par le principe de
différenciation (je suis différent de l’autre) que j’acquiers l’intuition que je suis un être
unique, sans encore savoir de quelle originalité il s’agit. Mais je découvre d’abord ma
singularité comme un fait évident.
Et cette évidence n’est pas besoin de la pensée philosophique : pour le psychanalyste
Lacan, le sentiment fondé de mon moi comme pièce unique, reconnaissable apparaît très tôt
chez l’enfant. Le « stade du miroir » dont il est question dans les Écrits montre que l’enfant,
dès l’âge de six mois, est capable de percevoir qu’il n’est pas une chose fondue dans le
monde, mais un être distinct de celui-ci, et en particulier de sa mère, d’où il vient et avec
laquelle il ne faisait qu’un, quelque mois plus tôt. Devant le miroir, l’enfant comprend que le
mouvement de son visage, qu’il voit et qu’il sent en même temps, est le sien.
II- Éloge de la formation de soi
3. Si se reconnaître comme pièce unique, distinct du reste du monde, est une condition
nécessaire à la connaissance de soi, elle n’est pas pour autant une condition suffisante. Une
question reste : je suis unique, certes, mais qui suis-je en tant qu’être unique ? Qu’est-ce qui
fait mon unicité ? Mon unicité est construite à partir de ce que je fais de moi-même et
comment je me forme, mes passions, mes intérêts, mes rencontres, aussi.
La « pièce unique » doit se construire, donc, mais en visant sa propre singularité. En
toute logique, on ne se connaît pas soi-même si on est comme les autres. Dans ce cas, on ne
se connaît pas, on ne fait que se percevoir dans une masse indistincte. Pour se connaître soi-
même, il faut d’abord être soi-même. Et pour cela, il s’agit d’éviter tout phénomène de
mimétisme social, de panurgisme, de conformisme, éviter de faire exactement comme les
autres.
Dès lors, comment être soi pour se connaître soi-même comme être singulier ?
Qu’est-ce qu’être quelqu’un, quelqu’un de reconnaissable et de reconnu par soi-même ? Ici,
deux étapes semblent s’imposer. D’abord, se donner un contenu, une matière. Ici l’art est un
moyen de se former un moi, qui présente le double avantage, premièrement, de former un
moi et, deuxièmement, par la représentation du moi (pensons à l’autobiographie ou à
l’autoportrait) de le connaître par distanciation. Ensuite, il s’agit de se connaître soi-même
en tant que « pièce unique » en étant reconnu par les autres. C’est là qu’autrui prend tout
son importance, non pas comme individu à imiter, mais comme condition de la relation
humaine où la reconnaissance mutuelle de la valeur du moi et de la valeur de l’autre
apparaissent comme des conditions d’une vie authentiquement humaine. L’œuvre d’art
peut être l’occasion d’une telle reconnaissance.
Ainsi, se découvrir comme « pièce unique » peut être un effet de la connaissance de
soi, mais aussi une condition de la connaissance que l’on peut avoir de l’autre.
4. SUJET 2
Première partie : interprétation philosophique
D’après l’auteur, qu’est-ce qui explique la permanence de la violence dans l’histoire ?
Introduction – « La permanence de la violence dans l’histoire » signifie que la violence
humaine, et notamment la guerre, est un phénomène qui ne cesse pas, qui est universel
(existant en tout lieu et en tout temps) et est constitutif de l’histoire humaine. Mais qu’est-
ce qui justifie une telle appréciation pessimiste ? En quoi, pour Ricœur, la violence humaine
est-elle une fatalité dont nous ne parvenons pas à nous défaire ? Comment explique-t-il la
« permanence » de ce fait ?
§1- Dans le premier paragraphe, Ricœur fait le constat empirique de la violence de l’Homme
dans son histoire : elle est un trait continu des civilisations. Elle est « de partout et de
toujours » : il suffit de « regarder » l’histoire et la façon (« comment ») dont les civilisations
sont amenées à la ruine (Brest, Le Havre, Berlin à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ;
Marioupol aujourd’hui), mais aussi comment le pouvoir politique s’impose, c’est-à-dire par
la force et par la ruse. « Comment ? », justement ? Selon le principe d’une jouissance
irrépressible : certains, les plus forts, veulent dominer les autres afin de jouir de leur
supériorité.
§2- Il existe, pour Ricœur, une seconde raison à la fatalité de la violence : quand nous
étudions celle-ci, quand nous tentons de tirer les leçons de l’histoire, quand nous essayons
de trouver les causes de la violence (en faisant une « anatomie », une « physiologie » ou une
psychologie de la guerre et du crime), nous réduisons nos explications à quelques causes qui
amènent quelques mesures, mais qui ne suffisent pas à enrailler un phénomène très
complexe. C’est ainsi que W. Reich, par exemple, dans son livre Psychologie de masse du
fascisme, réduit l’explication du développement du totalitarisme par un facteur (et un seul) :
la frustration sexuelle d’un peuple, qui, à cause de sa morale rigoriste, a voulu prendre sa
revanche. Nous voyons ici, avec Ricœur, que la violence persiste parce que nous analysons
trop superficiellement ses symptômes et ses remèdes.
§3- Enfin, l’explication essentielle de la permanence de la violence dans l’histoire tient de la
nature humaine elle-même, notre nature profonde. Nous ne sommes pas que des êtres
sensibles à la douleur ou au plaisir. Nous sommes, plus profondément, des êtres marqués
par « l’irascible », c’est-à-dire la colère, ou encore l’hubris chez Platon. L’irascible nous
donne un « appétit de catastrophe », c’est-à-dire un goût naturel pour le mal, le combat, la
domination de l’autre et l’exercice du pouvoir. Nietzsche parlait de « volonté de puissance ».
Ici, cette volonté de puissance individuelle se traduit irrésistiblement en violence
généralisée.
Mais ne sommes-nous pas aussi des êtres rationnels et soucieux des droits, de la
justice ? C’est qu’en fait, pour Ricœur, nous avons deux faces : l’une qui tient du désir de
paix, l’autre du goût pour le conflit. Cette ambivalence nous place dans un
« équilibre instable ». C’est d’ailleurs pour cela que l’humanité est toujours en vie. Si elle
n’était que destructrice, elle aurait disparu. Nous avons donc aussi un goût naturel pour
5. l’instabilité, le danger, l’annonce de catastrophes possibles (beaucoup de médias en sont
friands). Nous sommes à la fois rationnels car nous avons un « sens idéologique », et
passionnels car nous faisons la guerre. Mais nous faisons la guerre en nous justifiant par des
concepts que les idéologies brandissent.
La raison est souvent revendiquée dans la propagande de ceux qui déclarent la
guerre en brandissant une rhétorique : « paix », « justice », « vérité » . Mais la raison du plus
fort est-elle toujours la meilleure ?
Deuxième partie : question d’essai littéraire
La littérature et les arts naissent-ils de « l’appétit de catastrophe » des hommes ?
Introduction – « L’appétit de catastrophe » est une expression qui désigne le goût naturel
que nous avons, selon Ricœur, pour le drame, la tragédie, voire le crime et la guerre. Par
ailleurs, nous constatons qu’une partie essentielle de la littérature et des arts proposent des
représentations de catastrophes, de « Tres de mayo » de Goya au roman d’Henri Barbusse
Le Feu. Mais la question qui se pose est la suivante : est-ce le besoin de tragédie de l’être
humain qui fait naître la littérature et l’art, ou au contraire la littérature et l’art qui font
naître, ou du moins entretiennent, ce besoin ? Si, selon Ricœur, l’appétit de catastrophe est
premier, ancré dans notre nature, alors la littérature et l’art en sont les expressions. Dès
lors, pourquoi cette tendance de la littérature et de l’art à reproduire la violence humaine ?
I- La fonction cathartique de la littérature et de l’art face à notre appétit de catastrophe
Aristote, dans sa Poétique, considère que l’imitation artistique des caractères
humains permet de fournir un miroir au spectateur. En voyant au théâtre Œdipe roi de
Sophocle (Œdipe tue son père et épouse sa mère), je connais et reconnais la violence cachée
qui est en moi, afin, éventuellement, de m’en débarrasser. Ainsi, la représentation de la
violence naturelle permet une catharsis partielle, une purgation momentanée de ma
violence. Face à notre goût pour les catastrophes, l’art naît afin de tenter de connaître et de
moraliser notre humanité.
Ainsi, si la littérature et l’art naissent de notre appétit de catastrophe, ce n’est pas
pour s’y complaire, mais au contraire pour le traiter. Pourquoi par la littérature ? Parce
qu’elle permet une esthétisation, une sublimation des faits de violence qui nous amènent à
en saisir le sens et, surtout, de les approcher de façon convenable. C’est ainsi, par exemple,
que nous comprenons notre appétit de catastrophe par certains romans qui sont des
évocations ou des récits de la guerre, que nous abordons grâce à leur style littéraire
singulier, comme le Voyage au bout de l’enfer de Céline. Par opposition à cet exemple, nous
pouvons nous demander si le goût de la catastrophe qui se répand sur les écrans ou dans les
chaînes d’information en continue, sans aucune précaution esthétique, ne relève pas du
mauvais goût et de la complaisance.
II- La fonction anticipatrice de la littérature et de l’art face à notre appétit de catastrophe
6. La littérature et l’art représentent la catastrophe qui est, mais aussi celle qui peut
être. La dimension anticipatrice de la littérature montre que notre appétit de catastrophe,
s’il est irrésistible, doit être, non seulement esthétisé, mais aussi servir d’alerte,
d’avertissement pour les temps à venir. Pourquoi autant de romans d’anticipation montrant
autant de catastrophes futures ? Pourquoi autant de films de science-fiction qui se
terminent en explosion généralisée ? N’y a-t-il pas là un goût obsessionnel pour les
catastrophes ? À quoi la satisfaction de cet appétit peut-elle servir ?
Elle sert à nous montrer une humanité possiblement à venir, mais qui serait à éviter.
Si nous prenons l’exemple de la dystopie comme genre à la fois littéraire et artistique
(notamment au cinéma, ou encore en musique), nous constatons l’expression d’un appétit
pour la catastrophe à venir. Fahrenheit 451 de Bradbury décrit une société où les livres sont
interdits et brûlés : de là, nous constatons la catastrophe qui arrive par une censure totale.
Ou encore, l’opéra rock The Wall, des Pink Floyd, montre une société dont la morale, les lois
et le style de vie deviennent désastreux quand les masses sont fascinées par un dictateur
spectaculaire. Le Meilleur des monde d’Huxley montre, quant à lui, ce qui arrive quand un
certain bonheur très calibré devient obligatoire, quand l’utopie tourne à la dystopie.
La catastrophe est toujours un spectacle. Ce spectacle est utile quand la connaissance
des drames se fait avec les précautions et leurs cadres de l’art. Il devient honteux et
dangereux quand il ne fait qu’entretenir une curiosité malsaine et alimenter la catastrophe
elle-même.