1. Je me souviens que la neige avait enseveli les rues et les trottoirs d'une épaisseur
cotonneuse. Il faisait nuit. Les lampadaires projetaient leur lumière bleutée, aveuglante. Il
faisait froid, il faisait silence. Mes pas craquaient sous mon corps d'enfant.
Mon enfance.
J'entrouvre sa porte. J'aime me promener au dehors lorsqu'il fait déjà nuit. Ce soir, la
neige donne un relief étrange au monde ; comme une aurore boréale qui n'en finirait pas
de briller. Le ciel est vaguement orangé, presque pâle. Mais fait-il vraiment nuit?
L'immeuble de brique rouge est en fête. Mes frères dorment.
Papa ? Je ne sais plus où il se trouve, ma mémoire implore sa présence.
Une autre image précise : je fixe le vieux poêle à charbon. Derrière ses dents barreaux de
requin, il n'en finit pas de mâcher la même braise rougissante qui me brûle le visage,
assèche mes yeux, embrase mes lèvres lorsque je m'approche trop près. Pourtant à trois
mètres, il fait froid.
Autour des boulets de charbon en flamme, le feu chavire de gauche à droite recherchant
un impossible havre. Je suis fasciné par les volutes qu'il dessine. Je suis assis devant,
comme en face d'un vieil homme à l'heure de la veillée. La mire de la télévision s'est
enfin éteinte pour laisser la place au silence qui pénètre la pièce comme la neige et le
froid. Il est beaucoup plus bruyant qu'on ne le pense, le silence. D'abord, il bourdonne
dans ma tête puis va crescendo et semble hurler si fort à mes oreilles qu'il me faut le
maîtriser de ce seul raclement de gorge qui remettra l'univers en place.
Je suis dans un demi-songe. Mon corps s'abandonne à la caresse exquise de la chaleur
sèche. Un demi-songe qui, pareille à la lecture d'un livre d'où l'on s'échappe soudain, me
berce de rêveries floues mais tenaces.
Je n'aime pas le silence, il m'est étranger. Je lui préfère la parole.
Dans ce poêle, il y a le feu qui parle par de petits craquements rauques qui font blanchir la
braise. Je me récite une poésie de Prévert apprise à l'école1. Elle parle d'un pauvre
bonhomme de neige vêtu d'une pipe et d'un chapeau. Il meurt de froid dans la nuit glacée.
Soudain, il trouve un vieux poêle pareil au mien, s'approche et s'y réchauffe. Au petit
matin, on trouve près du vieux poêle, une flaque d'eau tachant le sol sur laquelle flotte
une pipe et un chapeau. Le bonhomme a disparu. J'aime cette histoire un peu triste. Je la
trouve magique. Je pense à lui, ne souffrant plus de sa condition de bonhomme de neige
1
Chanson pour les enfants l'hiver
Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
c'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
Poursuivi par le froid
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré.
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
S’assoit sur le poêle rouge,
et d'un coup disparait
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau.
Jacques Prévert
2. qui s'en va, vacillant, inconscient peut-être, se réchauffer à ce vieux poêle. Connaissait-il
le danger?
Le poète reste muet. La nuit tombe en traînées d'encre noire, comme la fatigue, comme le
secret. Déjà, je pense à demain, à l'école, au monde. Mon ventre se sert, j'ai peur.