SlideShare uma empresa Scribd logo
1 de 94
Baixar para ler offline
ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE
Faculté des lettres et sciences humaines
Université de Sherbrooke
LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE?
par
Esther Girard-Godin
Présenté à
M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur),
M. Serge Granger (codirecteur) et
M. Jean-Herman Guay (lecteur)
Dans le cadre de l’activitĂ©
GEP 831
Essai
Sherbrooke
Hiver 2015
i
Composition du jury
Les capabilités : une nouvelle approche en justice climatique?
Esther Girard-Godin
Cet essai a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :
Jonathan Lorange-Millette, codirecteur de recherche (École de politique appliquĂ©e, FacultĂ© des
lettres et sciences humaines)
Serge Granger, codirecteur de recherche (École de politique appliquĂ©e, FacultĂ© des lettres et
sciences humaines)
Jean-Herman Guay, lecteur (École de politique appliquĂ©e, FacultĂ© des lettres et sciences
humaines)
ii
Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier mon codirecteur Jonathan Lorange-Millette pour sa supervision
et son soutien tout au long de mon processus de rédaction. Son savoir, sa générosité, son
humanisme ainsi que sa grande disponibilitĂ© m’ont permis de trouver la discipline et le plaisir
d’écrire. Je veux aussi le remercier ainsi que Catherine CĂŽtĂ©, EugĂ©nie Dostie-Goulet et Karine
PrĂ©mont de m’avoir fait confiance comme auxiliaire d’enseignement. Je remercie aussi mon
codirecteur Serge Granger ainsi que le corps professoral de l’École de politique appliquĂ©e qui a
contribuĂ© Ă  rendre mes annĂ©es Ă  l’UniversitĂ© de Sherbrooke intĂ©ressantes et stimulantes. Je tiens Ă 
remercier plus particuliÚrement Eugénie Dostie-Goulet pour sa grande disponibilité et son soutien
tout au long de ma maĂźtrise. J’ai aussi une pensĂ©e spĂ©ciale pour mes collĂšgues du dĂ©partement,
ainsi que ceux et celles du SAREUS, du RECSEP et du REMDUS avec qui j’ai dĂ©veloppĂ©, dans
plusieurs cas, une grande amitié.
Je ne saurais passer sous silence l’appui quotidien et inconditionnel de ma mùre, Pascale, dont
l’ouverture d’esprit et la curiositĂ© sont sans limites; ainsi que celui de mon pĂšre, Yvan, qui
continue de nourrir ma quĂȘte intellectuelle et avec qui j’ai partagĂ© le dĂ©fi des Ă©tudes supĂ©rieures.
Les discussions et les débats que nous avons lors des nombreux soupers familiaux sont la source
de mon Ă©panouissement intellectuel.
Un merci tout spĂ©cial aussi Ă  Jacques, RenĂ©e, Catherine, Roger et Émilie qui ont toujours
dĂ©montrĂ© un intĂ©rĂȘt pour mes projets et avec qui je ressens un plaisir immense Ă  discuter. Leur
présence ainsi que leur générosité ont assurément contribué à mon cheminement.
Enfin, je ne remercierai jamais assez mon compagnon de vie, Xavier, Ă  qui je dois une grande
partie de mes rĂ©alisations et qui m’amĂšne Ă  me surpasser toujours un peu plus chaque jour. Son
soutien, ses conseils ainsi que nos discussions constituent la base de l’évolution de ma rĂ©flexion.
iii
Table des matiĂšres
Résumé.............................................................................................................................................v
Liste des abréviations......................................................................................................................vi
Introduction ......................................................................................................................................1
PremiĂšre partie - L’approche des capabilitĂ©s .................................................................................10
1.1 L’idĂ©e de justice d’Amartya Sen..............................................................................................11
1.1.1 La valeur de la liberté ....................................................................................................11
1.1.2 La base d’informations ..................................................................................................13
1.1.3 L’égalitĂ© et la qualitĂ© de vie...........................................................................................14
1.2 La réflexion de Martha Nussbaum...........................................................................................17
1.2.1 La dignité humaine ........................................................................................................18
1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine .....................................................................19
1.2.3 Le rîle de l’État .............................................................................................................21
1.3 Application de l’approche des capabilitĂ©s................................................................................22
1.3.1 DĂ©fis dans l’application de l’approche des capabilitĂ©s..................................................25
1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?...................................................27
DeuxiĂšme partie - Penser la justice climatique ..............................................................................30
2.1 Les changements climatiques posés comme problÚme moral..................................................32
2.2 Perspectives théoriques ............................................................................................................35
2.2.1 L’approche distributive..................................................................................................35
2.2.2 Inégalités climatiques et équité......................................................................................37
2.2.3 Justice intergénérationnelle............................................................................................40
2.2.4 Principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD)............................43
2.3 De la théorie à la pratique ........................................................................................................45
2.3.1 Convergence entre la pensĂ©e et l’action.........................................................................46
2.3.2 Revendications des mouvements issus de la société civile............................................48
2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes Ă©cologiques ? .......................52
2.3.4 Les capabilités comme fondements à une justice climatique ........................................55
iv
TroisiĂšme partie -
L’approche des capabilitĂ©s appliquĂ©e aux impacts humains des changements climatiques..........57
3.1 L’environnement dans l’approche des capabilitĂ©s ...................................................................58
3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen......................................................58
3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum .............................................61
3.1.3 L’environnement comme mĂ©tacapabilitĂ©.......................................................................63
3.2 Changements climatiques et capabilités humaines ..................................................................65
3.2.1 Conséquences des changements climatiques sur les capabilités....................................66
3.2.2 Prise en compte des capabilités dans la lutte aux changements climatiques .................69
Conclusion......................................................................................................................................73
Bibliographie..................................................................................................................................80
v
Résumé
Cet essai a pour objectif d’explorer la façon dont une approche fondĂ©e sur les capabilitĂ©s
humaines pourrait constituer une base normative au dĂ©veloppement d’une justice climatique qui
demeurerait cohérente avec le paradigme libéral dominant dans nos sociétés et institutions
modernes. Il s’agira d’étudier certains principes de justice Ă©cologique et d’observer dans quelle
mesure les capabilités, initialement conçues dans le champ du développement humain, peuvent
s’y intĂ©grer. Il sera aussi question d’explorer la façon dont cette approche peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e
dans l’élaboration des politiques publiques en matiĂšre de lutte aux impacts humains des
changements climatiques. Il sera dĂ©montrĂ© que les capabilitĂ©s, bien qu’elles comportent certaines
limites, peuvent contribuer au renforcement thĂ©orique d’une justice Ă©cologique, mais que leur
prise en compte dans les politiques publiques constitue un réel défi malgré leur fondement
idéologique libéral. Pour illustrer notre propos, une attention particuliÚre sera accordée à
l’approche distributive, l’une des plus rĂ©pandues dans nos institutions en matiĂšre de gestion des
impacts humains des changements climatiques, mais aussi l’une des plus critiquĂ©es par les
mouvements issus de la société civile. Pour ce faire, nous analyserons certaines des
revendications des organisations non gouvernementales Ɠuvrant en environnement afin
d’illustrer la cohĂ©rence qu’elles peuvent entretenir avec l’approche des capabilitĂ©s.
vi
Liste des abréviations
CAN Climate Action Network
GDI Gender Developement Index
GEM Gender Empowerment Measure
GES Gaz Ă  effet de serre
HDCA Human Development & Capability Association
IDH Indice de développement humain
IIG Indice d’inĂ©galitĂ©s de genre
OBNL Organisation Ă  but non lucratif
ONG Organisation non gouvernementale
PNUD Programme des Nations unies pour le développement
RCMD Responsabilités communes mais différenciées
1
Introduction
La fin du 20e
ainsi que le début du 21e
siÚcle auront été caractérisés par une prise de conscience
gĂ©nĂ©rale ainsi que par l’essor de la connaissance scientifique concernant la dĂ©gradation
environnementale mondiale. Il s’agit aussi de la pĂ©riode oĂč l’on recense un nombre grandissant
d’effets liĂ©s Ă  la dĂ©gradation de l'environnement : bouleversements climatiques, pollution et
baisse des ressources en eau douce, destruction des écosystÚmes et perte de biodiversité,
déforestation, désertification, inondation, consommation de masse générant un nombre
grandissant de déchets, pollution atmosphérique, pression démographique et étalement urbain,
surexploitation des sols cultivables et élevage de masse, entre autres. La problématique du
rĂ©chauffement climatique mondial, des rapides changements qu’il engendre sur l’évolution du
climat ainsi que la responsabilitĂ© humaine Ă  l’origine de ces bouleversements ont amenĂ©, Ă  partir
de 1992, les pays Ă  se rencontrer annuellement pour tenter de trouver une solution Ă  ce
problĂšme1
. Plus de 20 ans plus tard, les cibles que s’étaient fixĂ©es plusieurs pays n’ont pas Ă©tĂ©
atteintes et la communauté internationale tarde à donner les résultats escomptés2
.
L’échec apparent des nĂ©gociations internationales sur le climat et, par consĂ©quent,
l’accroissement des impacts humains liĂ©s aux changements climatiques font en sorte que l’on voit
émerger plusieurs inégalités dans la façon dont se manifestent ces bouleversements climatiques,
mais aussi dans les capacitĂ©s d’adaptation des diffĂ©rentes communautĂ©s face Ă  ces impacts. Ce
constat amĂšne ainsi l’humanitĂ© Ă  repenser quelques-uns des principes de justice en ce qui
concerne la reconnaissance des droits des individus et des communautés à vivre dans un
1
Avec l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Sommet
de la Terre qui s’est tenu Ă  Rio de Janeiro en 1992 a Ă©tĂ© le coup d’envoi aux nĂ©gociations internationales sur le
climat. Pour plus de détails : UNFCCC, United Nations Framework Convention on Climate Change, Historique,
2014, [En ligne], http://unfccc.int/portal_francophone/historique/items/3293.php, (Page consultée le 12 janvier
2015).
2
Les cibles fixĂ©es par le Protocole de Kyoto, adoptĂ© en 1997, n’ont mondialement pas Ă©tĂ© atteintes lors de son
Ă©chĂ©ance Ă  la fin de l’annĂ©e 2012. L’accord a toutefois Ă©tĂ© prolongĂ© jusqu’en 2020. Pour plus de dĂ©tails : Q.
SCHIERMEIER. « The Kyoto Protocol : Hot Air », Nature Journal, Vol. 491, pp. 656-658, [En ligne],
http://www.nature.com/news/the-kyoto-protocol-hot-air-1.11882, (Page consultée le 12 janvier 2015).
2
environnement sain, en regard des effets des changements climatiques d’origine anthropique3
.
DĂšs lors, une rĂ©flexion s’impose sur la façon dont l’humanitĂ© peut prendre en charge les
inégalités résultant de la crise climatique.
Ce phénomÚne amÚne aussi de plus en plus de chercheurs à se questionner sur les causes de
l’échec des nĂ©gociations internationales sur le climat, mais aussi sur les alternatives qui peuvent
ĂȘtre proposĂ©es4
. Cette impasse est cependant généralement attribuée à des problÚmes politiques
classiques. Plusieurs analyses politiques5
portant sur les enjeux climatiques mondiaux abordent
ce problĂšme sous l’angle des relations interĂ©tatiques, des ententes Ă©conomiques, de la sĂ©curitĂ©
Ă©nergĂ©tique ou encore des questions juridiques. Par consĂ©quent, l’importance accordĂ©e aux
perspectives idĂ©ologiques ainsi qu’aux idĂ©es politiques dans les analyses politiques des
changements climatiques est rarement considérée.
Or, notre prĂ©tention est qu’en se distinguant des prĂ©occupations politiques et Ă©conomiques
généralement répandues, une réflexion philosophique approfondie, fondée sur une analyse des
paradigmes idéologiques dominants dans nos sociétés, doit occuper un plus grand espace dans
l’analyse des politiques environnementales mondiales. Quels pourraient ĂȘtre les facteurs
d’influence conceptuels ou idĂ©els pouvant expliquer les limites de l’action publique dans la lutte
aux changements climatiques? Nous croyons qu’ils ne sont pas seulement d’ordre structurel,
diplomatique ou Ă©conomique, mais qu’ils reprĂ©sentent plutĂŽt le symptĂŽme d’une incohĂ©rence
3
L’influence de l’activitĂ© humaine Ă  l’origine du rĂ©chauffement climatique mondial a Ă©tĂ© confirmĂ©e par le GIEC.
Pour plus de dĂ©tails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changements
climatiques 2013 – Les Ă©lĂ©ments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquiĂšme rapport d’évaluation,
RĂ©sumĂ© Ă  l’intention des dĂ©cideurs, 2013, p. 15, [En ligne] : http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-
report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultée le 12 janvier 2015).
4
Voir entre autres l’article suivant : F. GEMENNE. « Les nĂ©gociations internationales sur le climat - Une histoire
sans fin? », Négociations internationales, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 395-422, [En ligne],
www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-395.htm, (Page consultée le 12 janvier 2015).
5
Voir, entre autres, les travaux de Simon Maxwell sur le développement et les changements climatiques, ceux de
Lawrence H. Goulder et William A. Pizer sur l’économie des changements climatiques, ou encore l’ouvrage
d’Anthony Giddens, un des plus connu en ce qui concerne l’analyse politique des changements climatiques : A.
GIDDENS. The Politics of Climate Change, Cambridge, Polity Press, 2011, 272 p.
3
idéologique entre le modÚle politico-économique préconisé dans nos sociétés modernes et les
actions que nécessite la problématique du bouleversement climatique mondial6
.
Immanuel Wallerstein explique que sur le plan de l’histoire des idĂ©es politiques, l’époque
contemporaine est marquée par trois principales idéologies : le libéralisme, le conservatisme et le
socialisme.7
Il mentionne toutefois que les différentes alliances entre ces idéologies ont amené le
conservatisme et le socialisme Ă  se dĂ©finir comme des variantes du libĂ©ralisme puisqu’elles se
sont inscrites dans sa logique qui apparaĂźt comme permanente8
. Ainsi, le 20e
siÚcle serait marqué
par « l’apothĂ©ose du libĂ©ralisme Ă  l’échelle mondiale »9
, ce qui ferait de ses valeurs les plus
répandues dans nos sociétés modernes.
ConsidĂ©rant que le libĂ©ralisme est devenu, au cours des derniers siĂšcles, l’idĂ©ologie dominante
dans nos institutions politiques, nous pourrions ĂȘtre portĂ©s Ă  croire qu’elle est une des causes de
l’impasse actuelle dans la lutte aux changements climatiques. Les alternatives critiques au
paradigme libéral, proposées entre autres par certains acteurs de la société civile10
, ne semblent
cependant pas ĂȘtre prises en compte par les dĂ©cideurs. Ainsi, sur la question climatique, force est
de constater que le libĂ©ralisme a Ă©chouĂ© Ă  offrir l’accĂšs Ă  un environnement sain Ă  tous les ĂȘtres
humains. Nous pouvons donc en déduire que le paradigme politico-économique actuellement
dominant semble ne pas ĂȘtre en mesure de rĂ©soudre cet Ă©tat d’urgence. Le 5e
et dernier rapport du
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) note que les
changements climatiques d’origine anthropique accroissent, entre autres, les problĂšmes de santĂ©
chronique, modifient négativement les pratiques agricoles et augmentent le risque de sécheresses
6
Par exemple, la journaliste et auteure Naomi Klein a publié récemment un ouvrage portant sur les raisons pour
lesquelles le modĂšle Ă©conomique mondial basĂ© sur l’idĂ©ologie du libre-marchĂ© est Ă  l’origine de la crise climatique :
N. KLEIN. This Changes Everything : Capitalism vs. Climate, New York, Simon and Schuster, 2014, 576 p.
7
I. WALLERSTEIN. Trois idéologies ou une seule? La problématique de la modernité, Revue GenÚses, No. 9,
1992, pp. 7-24, [En ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155-
3219_1992_num_9_1_1134, (Page consultée le 11 janvier 2015).
8
Ibid, p. 22.
9
Ibid, p. 23.
10
Les revendications de certaines organisations issues de la société civile sont abordées dans la deuxiÚme partie du
présent essai.
4
et d’inondations importantes11
. Plusieurs milliards d’individus continuent de voir les impacts des
changements climatiques modifier leurs conditions de vie, leurs primary goods12
, leur bien-ĂȘtre13
et mĂȘme leurs capabilitĂ©s fondamentales14
.
Dans cet ordre d’idĂ©es, existerait-il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une
justice climatique tout en demeurant compatible au paradigme idéologique dominant?
Il existe aujourd’hui une multitude d’approches qui tentent de rĂ©soudre la crise climatique.
Certains croient que l’humanitĂ© doit changer radicalement sa façon de concevoir sa relation avec
la nature et retrouver un respect pour la vie des Ă©cosystĂšmes et des autres animaux non humains
vivant sur la planÚte. Cette approche écocentrée15
issue de l’écologie profonde ne sera toutefois
pas retenue dans la prĂ©sente analyse. Cette dĂ©cision n’est toutefois pas due Ă  un dĂ©sintĂ©ressement
de cette approche, car il s’agit d’une des rĂ©flexions qui aurait le potentiel non seulement de
changer de paradigme, mais de lutter mondialement et durablement contre les impacts des
changements climatiques sur tous les organismes vivant sur la planĂšte. L’objectif de la prĂ©sente
analyse est toutefois de cibler une approche qui serait en mesure de répondre à la pensée
11
IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and
Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, p. 12,
[En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier
2015).
12
Les primary goods (ou biens premiers) sont un concept développé par le philosophe américain John Rawls. Il
s’agit de ce que tout citoyen libre, Ă©galitaire, rationnel et raisonnable devrait avoir pour s’assurer une bonne vie. Les
primary goods représentent une base commune pour la sélection unanime des principes de justice dans la position
originelle. John Rawls définie les primary goods dans : J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
Ă©dition : 1971) 2009, p. 93.
13
Amartya Sen dĂ©veloppe sa propre Ă©conomie du bien-ĂȘtre qui se place en opposition Ă  la conception de bonheur
chez les utilitaristes et celle du « welfarisme ». Pour Sen, les capabilitĂ©s peuvent servir d’indication au bien-ĂȘtre d’un
individu. Nous y revenons dans la premiÚre partie du présent essai.
14
Dans son approche, Martha Nussbaum définie dix capabilités centrales à la vie humaine. Ces capabilités se
prĂ©sentent comme des possibilitĂ©s que les individus dĂ©cident d’exercer ou non. Ces fonctions sont universelles par
leurs seuils et priorités relatifs à chaque contexte culturel, social, politique et économique. Les idées de Martha
Nussbaum sont expliquées plus en détails dans la premiÚre partie du présent essai.
15
L’approche Ă©cocentrĂ©e (ou Ă©cologie profonde) estime que tous les Ă©lĂ©ments vivants (humains et non-humains)
doivent ĂȘtre protĂ©gĂ©s de par leur valeur unique, extĂ©rieure Ă  l’utilitĂ© humaine. Elle place au centre de sa rĂ©flexion le
rapport qu’entretient l’humain avec la nature et critique la façon dont l’anthropocentrisme place l’humain à la fois au
centre et au sommet de la nature. Pour plus de détails sur cette approche : G. HOTTOIS et J-N. MISSA. Nouvelle
encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 337-339.
5
contemporaine dominante en matiùre d’environnement et aussi celle que l’on observe dans les
nĂ©gociations internationales sur le climat, soit l’approche anthropocentrĂ©e16
.
Or, le libĂ©ralisme est la doctrine la plus influente depuis plus d’un siĂšcle et la plus appliquĂ©e dans
nos sociĂ©tĂ©s occidentales. ConsidĂ©rant que les pays de l’Occident ont une grande part d’influence
dans les décisions qui concernent la gestion des impacts humains des changements climatiques et
qu’il y a urgence d’agir, analyser l’efficience d’une approche libĂ©rale de la justice pour rĂ©soudre
la crise humaine liée aux changements climatiques devient pertinent.
L’idĂ©ologie libĂ©rale qui a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e et alimentĂ©e par plusieurs penseurs depuis le 17e
siĂšcle a
été, dans sa forme contemporaine, fortement influencée par la philosophie politique de John
Rawls. Pour ce dernier, les libertés individuelles ne doivent pas freiner la justice sociale, car
celle-ci doit ĂȘtre conçue comme Ă©quitĂ© (fairness)17
. L’égalitĂ© des chances est donc nĂ©cessaire
pour réaliser cette équité. Depuis la publication de Théorie de la justice, plusieurs auteurs ont
rĂ©pondu et ont apportĂ© une critique aux idĂ©es de Rawls et parmi eux, l’on compte le philosophe
Ă©conomique indien Amartya Sen.
Dans ses travaux, Sen a entre autres développé son approche des capabilités18
dans l’objectif
d’offrir une alternative aux estimations quantitatives du revenu national, particuliùrement
répandues dans les études économiques sur le développement 19
. Selon lui, les indicateurs
d’évaluation telle le Produit national brut (PNB) ou le Produit intĂ©rieur brut (PIB), de par leur
orientation sur les moyens et la « croissance d’objets de confort »20
, négligent certains aspects
16
L’approche anthropocentrĂ©e, dans la lutte aux changements climatiques, place au centre de sa rĂ©flexion et de ses
actions les besoins humains. Les éléments de la nature sont donc généralement considérés comme ressources devant
ĂȘtre exploitĂ©es de maniĂšre durable pour satisfaire les besoins humains. Pour plus de dĂ©tails sur cette approche : G.
HOTTOIS. et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Bruxelles, DeBoeck Université, 2001, pp. 61-66.
17
J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
Ă©dition : 1971) 2009, pp. 138-144.
18
Le néologisme « capabilité » (fusion de « capacité » et « capable ») réfÚre à sa distinction avec le terme
« capacitĂ© » et est reconnu dans les versions traduites de l’anglais au français des ouvrages de Martha Nussbaum et
Amartya Sen. Il contient aussi Ă  lui seul l’essentiel de la thĂ©orie de la justice sociale d’Amartya Sen. Plusieurs
auteurs francophones (ex. : Fabrice Flipo, Éric Monnet, Fabienne BrugĂšre) ayant traitĂ© de cette approche utilisent et
reconnaissent cet emprunt lexical.
19
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 277-279.
20
Ibid, p.277.
6
fondamentaux de la vie humaine comme la qualitĂ© de vie, le bien-ĂȘtre et les libertĂ©s21
. En faisant
le pont entre la prospĂ©ritĂ© Ă©conomique et la qualitĂ© des vies humaines, l’approche des capabilitĂ©s
d’Amartya Sen s’intĂ©resse non seulement Ă  la vie qu’une personne parvient Ă  mener, mais aussi Ă 
la liberté réelle que cette personne a de choisir entre différentes façons de vivre22
.
Ainsi, en s'inscrivant dans une approche libĂ©rale de la justice, l’approche des capabilitĂ©s peut
s’intĂ©grer au paradigme dominant dans les nĂ©gociations internationales sur le climat, tout en se
dĂ©marquant des trois principales thĂ©ories libĂ©rales de la justice, soit l’utilitarisme, le
libertarianisme et l’approche rawlsienne23
. En effet, en se concentrant sur la « dimension de
possibilité de la liberté vue sous un angle "global" »24
, l’approche de Sen se distingue de
l’attention portĂ©e au rĂ©sultat dans les approches consĂ©quentialistes. En ce sens, les capabilitĂ©s
auraient le potentiel de servir de cadre normatif dans la lutte aux changements climatiques.
L’objectif principal de la prĂ©sente analyse est donc d’explorer la façon dont une approche basĂ©e
sur les capabilités saurait pallier les carences exprimées en ce qui concerne le paradigme politico-
idéologique dominant, dans la recherche de solutions durables aux enjeux humains des
changements climatiques. Les objectifs spécifiques concernent dans un premier temps une
explication claire et concise de l’approche des capabilitĂ©s. Il sera en effet nĂ©cessaire de bien
définir les différentes notions caractérisant cette approche pour faciliter son utilisation par la
suite. Il sera alors important de marquer les diffĂ©rences dans l’interprĂ©tation et l’utilisation de
l’approche par nos deux principaux auteurs, Amartya Sen et Martha Nussbaum. Un deuxiùme
objectif spĂ©cifique consiste Ă  rendre compte de la pertinence de l’application de l’approche des
capabilitĂ©s dans le champ de l’environnement. Nous verrons que son utilisation dans ce domaine
demeure trĂšs marginale malgrĂ© son grand potentiel dans l’analyse des inĂ©galitĂ©s
environnementales. Il sera toutefois aussi question d’établir les limites de l’approche des
capabilitĂ©s, tant au plan thĂ©orique qu’en ce qui concerne sa prise en compte dans l’action
publique. Notre quatriÚme objectif spécifique sera de définir le principe de justice climatique et
de mettre en lumiÚre son caractÚre hétérogÚne dans les politiques mondiales en matiÚre de lutte
21
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 278.
22
Ibid, p. 279.
23
Ibid, p. 284.
24
Ibid, p. 285.
7
aux changements climatiques. Finalement, notre dernier objectif spécifique sera de présenter les
enjeux humains des changements climatiques dans sa dimension morale, c’est-à-dire d’exprimer
les problÚmes éthiques reliés à ce phénomÚne.
Cet essai ne se concentrera donc pas sur un cas particulier, mais tentera plutît d’explorer la
pertinence d’une approche dans un champ prĂ©cis. Un des obstacles Ă  l’application de l’approche
des capabilitĂ©s aux impacts humains des changements climatiques est le peu d’attention portĂ©e
par Amartya Sen aux enjeux environnementaux dans l’ensemble de sa thĂ©orie. Comme le
mentionne Fabrice Flipo, pour Sen, « [l]a biosphĂšre et l’écologie n’apparaissent que de maniĂšre
marginale, au dĂ©tour d’une phrase, sans analyse approfondie. Les personnes et les sociĂ©tĂ©s ne
participent pas de la nature. Si nature il y a, elle est située en périphérie, composée de stocks
monofonctionnels et inépuisables. »25
NĂ©anmoins, la crise Ă©cologique mondiale nous oblige Ă 
reconsidĂ©rer le rapport qu’entretient l’humain avec la nature, mais aussi la façon dont cette crise
exacerbe les inĂ©galitĂ©s sociales. Ce constat nous permet d’ouvrir et d’élargir la thĂ©orie d’Amartya
Sen dans d’autres perspectives du dĂ©veloppement humain. Par consĂ©quent, nous dĂ©veloppons une
recherche davantage exploratoire que confirmatoire. À l’aide de la recherche documentaire,
l’objectif sera d’identifier un problĂšme pour ensuite conduire notre Ă©tude Ă  partir des idĂ©es des
auteurs prĂ©conisĂ©s. Cet essai prendra ainsi la forme d’une revue de littĂ©rature analytique.
La premiÚre partie présentera donc les éléments essentiels à la compréhension de cet essai, soit
les principales notions constituant l’approche des capabilitĂ©s. Il sera premiĂšrement question de
dĂ©finir la philosophie Ă©conomique d’Amartya Sen et des trois principales notions qui se
retrouvent au cƓur de sa thĂ©orie de la justice, soit la valeur de la libertĂ©, la base d’informations
ainsi que l’égalitĂ© et la qualitĂ© de vie. Ayant aussi contribuĂ© au dĂ©veloppement de l’approche des
capabilités, nous aborderons ensuite les idées de Martha Nussbaum sous trois angles : la dignité
humaine, les capabilitĂ©s centrales Ă  la vie humaine et le rĂŽle de l’État. Nous prĂ©senterons dans
quelle mesure les deux auteurs se rejoignent sur la méthode et les éléments fondamentaux des
capabilités, mais aussi en quoi Nussbaum se distingue de Sen entre autres sur le plan de
25
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
8
l’application de l’approche. AprĂšs avoir dĂ©fini l’approche des capabilitĂ©s, nous verrons dans
quels champs elle a Ă©tĂ© appliquĂ©e ainsi que les dĂ©fis que pose son passage dans l’action publique.
Nous amorcerons ensuite notre rĂ©flexion sur son application dans le domaine de l’environnement.
Cette section nous permettra de saisir le contexte d’émergence de l’approche des capabilitĂ©s, en
plus de fournir d’importantes notions à notre analyse.
Nous exposerons ensuite, dans la deuxiÚme partie, la question des inégalités résultant des
conséquences des changements climatiques, et plus particuliÚrement celle du développement
d’une justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps la dimension Ă©thique relative
aux impacts humains des changements climatiques, lorsque posés comme problÚme moral. Cela
nous amÚnera ensuite à définir quelques-unes des perspectives théoriques sous les thÚmes de
l’approche distributive, des inĂ©galitĂ©s climatiques et de l’équitĂ©, de la justice intergĂ©nĂ©rationnelle
et du principe de responsabilités communes, mais différenciées (RCMD), pour ensuite faire le
pont entre la thĂ©orie et la pratique. C’est alors que nous prĂ©senterons la façon dont certains
chercheurs ont travaillé à faire converger la théorie avec la pratique en ce qui concerne la justice
Ă©cologique. Nous verrons ensuite qu’il existe une multitude de conceptions de la justice
écologique au sein des luttes sociales menées par certaines organisations non gouvernementales
(ONG). Nous tenterons donc de cibler quelques éléments de consensus entre ces différentes
conceptions pour ensuite arriver Ă  dĂ©montrer dans quelles mesures l’approche des capabilitĂ©s
peut ĂȘtre utilisĂ©e comme fondement et base normative au dĂ©veloppement d’une justice
climatique.
Finalement, la troisiĂšme partie prĂ©sentera la façon dont l’approche des capabilitĂ©s peut ĂȘtre
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Il sera alors question de présenter
la dimension environnementale telle qu’exposĂ©e dans les travaux d’Amartya Sen et Martha
Nussbaum, pour ensuite élargir la réflexion à partir des idées de Breena Holland sur le sujet.
Nous aborderons les Ă©lĂ©ments qui ont amenĂ© cette derniĂšre Ă  concevoir l’environnement comme
une « métacapabilité ». Nous verrons que cette approche permet non seulement de mesurer
l’ampleur de l’influence des changements climatiques sur les vies humaines, mais qu’elle offre
aussi une perspective nouvelle dans la façon de concevoir l’approche des capabilitĂ©s.
9
Nous tenterons ensuite de démontrer en quoi les capabilités humaines sont affectées par les
changements climatiques et aussi de quelle maniĂšre elles peuvent ĂȘtre prises en compte dans la
lutte aux changements climatiques.
En conclusion, nous ferons un retour sur les principaux éléments abordés dans la recherche, en
plus de faire un bilan de l’analyse. Nous terminerons avec une rĂ©flexion critique sur la place que
peuvent occuper les capabilités dans lutte au réchauffement climatique.
10
PremiĂšre partie
L’approche des capabilitĂ©s
Les travaux d’Amartya Sen sont d’abord inspirĂ©s de la ThĂ©orie du choix social Ă  laquelle Sen a
aussi fortement contribuĂ©. Celle-ci se rĂ©sume Ă  l’étude de la relation entre les prĂ©fĂ©rences
individuelles et les choix collectifs que l’on fait en sociĂ©tĂ©26
. L’interprĂ©tation moderne de la
Théorie du choix social trouve ses racines dans les travaux de Kenneth J. Arrow27
et, entre autres,
dans son « thĂ©orĂšme d’impossibilitĂ© » dĂ©montrant que la simple agrĂ©gation des prĂ©fĂ©rences
individuelles ne permet pas de cibler les prĂ©fĂ©rences d’une collectivitĂ©28
. Sen a par la suite
soulevĂ© l’existence d’un risque de dĂ©duire des gĂ©nĂ©ralitĂ©s excessives dans cette procĂ©dure
d’agrĂ©gation. Il proposait donc de classifier les problĂšmes individuels en un certain nombre de
catĂ©gories et d’ensuite Ă©tudier la structure adĂ©quate pour chacune de ces catĂ©gories29
. C’est dans
ce mĂȘme ordre d’idĂ©es qu’il a dĂ©veloppĂ© sa propre conception de la justice qui tente, dans une
certaine mesure, de rĂ©concilier les valeurs et les intĂ©rĂȘts individuels avec les dĂ©cisions collectives.
Lorsqu’il a dĂ©veloppĂ© son approche des capabilitĂ©s dans les annĂ©es 198030
, Amartya Sen s’est
alors inscrit dans une réflexion beaucoup plus globale en ce qui concerne les fondements du
libéralisme. Au-delà de la primauté des libertés, des responsabilités et du droit individuels
comme valeurs fondamentales dans nos sociĂ©tĂ©s, qu’en est-il de la qualitĂ© de vie des individus?
Sen propose de s’y attarder et de dĂ©finir en quoi consiste le bien-ĂȘtre humain. Cette partie
explorera donc l’origine et le contexte d’émergence de l’approche des capabilitĂ©s dĂ©veloppĂ©e par
Amartya Sen ainsi que l’apport significatif de Martha Nussbaum à cette approche. Nous verrons
que leur conception de l’approche des capabilitĂ©s se rejoint sur la majoritĂ© des points, notamment
en ce qui concerne l’évaluation qualitative du bien-ĂȘtre individuel, la libertĂ© substantielle que
26
A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol. 45, No. 1,
1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015).
27
K. J. ARROW. Social Choice and Individual Values, Londres, Yale University Press, (1re
edition : 1951) 2012,
192 p.
28
M. MORREAU. « Arrow's Theorem », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2014, [En ligne],
http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/arrows-theorem, (page consultée le 5 mai 2015).
29
A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol.45, No.1,
1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultée le 5 mai 2015).
30
T. WELLS. « Sen’s Capability Approach », Internet Encyclopaedia of Philosophy (IEP), [En ligne],
http://www.iep.utm.edu/sen-cap/, (Page consultée le 6 mai 2015).
11
reprĂ©sentent les capabilitĂ©s ou encore l’importance de l’empowerment31
dans le développement
humain. Nous constaterons toutefois qu’elle se distancie lorsqu’il est question du rîle de l’État,
des capabilitĂ©s fondamentales et de la notion de dignitĂ©. L’objectif de cette premiĂšre partie est de
bien comprendre le dĂ©veloppement de l’approche des capabilitĂ©s pour faciliter la manipulation
que nous en ferons dans les parties subséquentes. Nous souhaitons donc exposer les principales
notions qui serviront à notre démonstration. Nous conclurons cette partie en introduisant
d’emblĂ©e l’objet sur lequel nous nous concentrerons dans cet essai, soit l’application de
l’approche des capabilitĂ©s aux impacts humains des changements climatiques.
1.1 L’idĂ©e de justice d’Amartya Sen
Paru en 2009, L’idĂ©e de justice d’Amartya Sen se situe comme suite et critique Ă  ThĂ©orie de la
justice de John Rawls. Une des principales critiques adressées à la théorie rawlsienne concerne
son approche distributive des primary goods. Autrement dit, Sen se questionne sur la variation
d’aptitudes qu’ont les humains à transformer ces primary goods en vie satisfaisante32
. Son livre
propose essentiellement de revoir la nature de la justice ainsi que les objectifs du développement
humain. Le but de l’ouvrage rĂ©side aussi davantage dans la prise de conscience des situations
d’injustice comme moyen d’établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices que
dans l’élaboration d’un idĂ©al de justice suivant une procĂ©dure bien dĂ©finie. Dans ce qui suit, nous
proposons de rĂ©sumer trois Ă©lĂ©ments centraux menant au dĂ©veloppement de l’approche des
capabilitĂ©s que propose Amartya Sen dans L’idĂ©e de justice.
1.1.1 La valeur de la liberté
Le libéralisme classique a placé au centre de sa théorie la primauté de la valeur de la liberté
individuelle. Également issu de la tradition libĂ©rale, Amartya Sen ne fait pas exception Ă  cet
usage. Selon lui, pour qu’un humain devienne concrùtement libre, il importe, d’une part,
d’accroütre les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir et de mener la
31
Difficilement traduisible en français, le concept d’empowerment vise à augmenter l’autonomisation des individus
ainsi que leur pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, Ă©conomiques, environnementales et autres.
32
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 94-95.
12
vie Ă  laquelle ils aspirent. Cet ancrage empirique ainsi que l’attention portĂ©e par Sen Ă  la qualitĂ©
de vie, Ă  l’équitĂ©, au bien-ĂȘtre individuel ainsi qu’aux rĂ©elles possibilitĂ©s individuelles le
démarque de ses prédécesseurs.
Pour lui, une des principales raisons pour laquelle la libertĂ© est si prĂ©cieuse est parce qu’elle
« nous offre la possibilitĂ© d’accomplir ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela
se produit. »33
En d’autres termes, la libertĂ© nous permet de dĂ©cider de vivre comme nous
l’entendons et d’Ɠuvrer Ă  atteindre nos objectifs. Ce contexte de libertĂ© favorise ainsi le libre
arbitre et la prise de décision individuelle. Sen propose toutefois une distinction pragmatique
entre la notion de libertĂ© et celle de libertĂ© rĂ©elle, soit la vĂ©ritable possibilitĂ© qu’ont les individus
d’accomplir la vie qu’ils souhaitent accomplir dans un « mode d’organisation sociale »34
. Il attire
l’attention sur la distinction entre les notions « d’accomplissement » et de « libertĂ©
d’accomplissement »35
. L’accomplissement, c’est « ce que nous faisons en sorte de rĂ©aliser »,
alors que la libertĂ© d’accomplir est la possibilitĂ© rĂ©elle que nous avons de faire ce que nous
valorisons. Cette subtile nuance reprĂ©sente justement l’écart entre la libertĂ© que l’on pourrait dire
proposée à un individu et la liberté réelle dont il dispose. Il est essentiel pour Sen de construire
un pont entre la façon dont nous concevons théoriquement la liberté et la façon dont elle
s’applique et se pratique dans la vie des gens.
Il y a donc un problĂšme lorsque l’on juge « les possibilitĂ©s dont disposent les gens en se
demandant uniquement si, en fin de compte, ils font bien ce que, hors de toute contrainte, ils
auraient choisi de faire. »36
Pour Sen, affirmer qu’un individu est libre par le seul constat qu’il se
trouve dans la mĂȘme situation que celle oĂč il se serait retrouvĂ© par choix est une conclusion qui
dĂ©nature le concept mĂȘme de « possibilitĂ© ». Plus prĂ©cisĂ©ment, ce constat rĂ©vĂšle un schisme
entre la possibilité de choisir librement de réaliser une action et la simple possibilité de
rĂ©alisation d’une action. En effet, la conception de la libertĂ© rĂ©elle s’évalue davantage dans
l’analyse globale d’un rĂ©sultat, c’est-Ă -dire en considĂ©rant le processus ou encore la façon dont
33
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 281.
34
Par « mode d’organisation sociale », Amartya Sen entend toute structure socialisĂ©e, soit une sociĂ©tĂ© donnĂ©e, une
nation, un État, une communautĂ© ou encore une organisation.
35
A. SEN. Repenser l’inĂ©galitĂ©, Paris, Points Économie, (1re
Ă©dition 1992) 2000, p. 63.
36
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
13
une personne parvient Ă  une situation finale, que dans celle d’un rĂ©sultat purement final qui nous
amÚnerait à omettre certaines contraintes dans la prise de décision.
D’un point de vue collectif, l’analyse des libertĂ©s individuelles implique de considĂ©rer la pluralitĂ©
dans les conditions de vie des individus au sein d’une sociĂ©tĂ©. C’est ce qui nous permettrait de
mesurer en quelque sorte l’écart de possibilitĂ©s entre les individus, mais aussi d’évaluer les
capabilitĂ©s d’une personne de mener le type de vie qu’elle valorise au-delĂ  de la seule option qui
s’est finalement concrĂ©tisĂ©e. L’attention portĂ©e sur les possibilitĂ©s permet au contraire une
approche plus large qui tient compte de la procédure de choix, en particulier « des autres
solutions [qu’une personne peut] choisir, dans les limites de sa capacitĂ© rĂ©elle Ă  le faire. »37
1.1.2 La base d’informations
Une autre question essentielle qu’Amartya Sen pose dans L’idĂ©e de justice est celle de la base
informationnelle. Sur quelles bases juge-t-on de ce qui est juste ou injuste dans nos sociétés?
Toute thĂ©orie concrĂšte de la philosophie politique doit choisir une base d’informations, c’est-Ă -
dire l’ensemble des informations (ou critĂšres) dont il est nĂ©cessaire de disposer pour formuler un
jugement, mais aussi l’ensemble des informations exclues de cette Ă©valuation.38
Cette base repose
sur des valeurs et permet d’évaluer selon les critĂšres retenus l’avantage global d’un individu par
rapport Ă  un autre. Ainsi, les prioritĂ©s, souvent implicites, peuvent ĂȘtre isolĂ©es et analysĂ©es en
identifiant la base d’informations sur laquelle se fonde le jugement d’évaluation dans telle ou
telle thĂ©orie. En consĂ©quence, cette base informationnelle se situe au cƓur des diffĂ©rences entre
les conceptions de la justice. Par exemple, la thĂ©orie rawlsienne accorde une prioritĂ© Ă  l’équitĂ©
dans sa base informationnelle, alors que chez les utilitaristes, ce sera plutĂŽt la somme totale de
l’utilitĂ© (mesure selon le plaisir et le bonheur, donc le bien-ĂȘtre) qui constituera le moteur du
jugement. D’autres mĂ©thodes, employĂ©es dans plusieurs Ă©valuations Ă©conomiques, Ă©valueront
l’avantage d’un individu d’un point de vue financier, c’est-à-dire à partir de son niveau de
revenu, de capital ou de ressources39
.
37
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
38
A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re
Ă©dition : 1999) 2003, p. 83.
39
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 284.
14
Pour illustrer cette incapacitĂ© Ă  crĂ©er un consensus en matiĂšre de justice ainsi que l’existence
d’une pluralitĂ© des conceptions de la justice et donc de l’inefficacitĂ© d’une approche procĂ©durale
de la justice, Sen propose d’illustrer trois enfants et une flĂ»te40
. Anne affirme que la flûte lui
revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer, Bob parce qu’il est pauvre au point de
n’avoir aucun jouet et Carla parce qu’elle a passĂ© des mois Ă  la fabriquer. Comment trancher
entre ces trois revendications, toutes aussi légitimes? Selon Sen, aucune institution ni procédure
ne permettront de rĂ©soudre ce diffĂ©rend d’une maniĂšre qui serait universellement acceptĂ©e
comme juste. Au contraire, la pluralitĂ© dans l’existence des conceptions de la justice fait en sorte
qu’il n’est pas possible de concevoir un seul systùme de valeurs et de critùres pour penser la
justice. Ainsi, le choix que l’on fera pour trancher Ă  qui revient la flĂ»te s’arrĂȘtera sur le cas qui
nous semble le plus juste selon les valeurs en cause et la base informationnelle que l’on
préconise.
L’approche de la justice de Sen prend pour base d’informations les capabilitĂ©s par l’entremise des
libertĂ©s individuelles, qu’il distingue des utilitĂ©s, mĂȘme s’il prend aussi en considĂ©ration leurs
conséquences.41
Nous verrons toutefois que l’approche des capabilitĂ©s ne propose pas de recette
particuliĂšre ni de procĂ©dure sur la façon d’utiliser cette information. Elle est en fait une mĂ©thode
d’ordre gĂ©nĂ©ral qui oriente l’attention vers l’information sur les avantages individuels, jugĂ©s,
comme nous l’avons vu, en termes de possibilitĂ©s et non en fonction d’un « projet » spĂ©cifique
sur la bonne façon d’organiser une sociĂ©tĂ©.42
En ce sens, les capabilités permettent de franchir le
caractÚre téléologique souvent présent dans les approches procédurales de la justice.
1.1.3 L’égalitĂ© et la qualitĂ© de vie
Au mĂȘme titre que John Rawls, une des principales prĂ©occupations d’Amartya Sen est celle de
l’égalitĂ©. Toutefois, plusieurs thĂ©ories libĂ©rales acceptent certaines formes d’inĂ©galitĂ©s fondĂ©es,
par exemple, sur des incitatifs43
. C’est un peu ce que Rawls dĂ©fend dans son principe de
40
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 38.
41
A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re
Ă©dition : 1999) 2003, p. 85.
42
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 285.
43
Ibid, pp. 91-92.
15
diffĂ©rence. Certaines inĂ©galitĂ©s peuvent exister tant et aussi longtemps qu’elles avantagent les
plus dĂ©munis ou qu’elles engendrent une motivation44
. Or, l’importance de la notion d’égalitĂ©
depuis les LumiĂšres ne fait plus dĂ©bat selon Sen. La prĂ©sence de la notion d’égalitĂ© dans toutes
les théories normatives et contemporaines de la justice sociale démontre bien le consensus global
en ce qui concerne sa valeur. En effet, ces thĂ©ories exigent toutes l’égalitĂ© de quelque chose;
quelque chose que la théorie en question juge « particuliÚrement crucial »45
.
Or, deux grandes questions se posent pour une analyse Ă©thique de l’égalitĂ© : (1) Pourquoi
l’égalitĂ©? et (2) L’égalitĂ© de quoi? Pour Sen, ces deux questions sont non seulement
interdépendantes, mais elles sont nécessaires à la compréhension de la force de la valeur de
l’égalitĂ©. Une thĂ©orie de l’égalitĂ© ne doit pas ĂȘtre abstraite. Si, toutefois, nous arrivons Ă  rĂ©pondre
à la deuxiÚme question, demeure-t-il nécessaire de répondre à la premiÚre? Sen démontre que,
logiquement, si nous arrivons Ă  dĂ©velopper un raisonnement en faveur de l’égalitĂ© de x (quel que
soit x – revenus, fortunes, chances, accomplissements rĂ©els, libertĂ©s, droits, etc.), nous nous
prononçons dĂ©jĂ  en faveur de l’égalitĂ© sous cette forme46
. Dans ce cas, la réponse à la premiÚre
question existe par dĂ©faut. Toutefois, mĂȘme si la majoritĂ© des thĂ©ories normatives traitent de
l’égalitĂ© de quelque chose, cela ne suffit pas Ă  dire qu’elles favorisent un traitement Ă©gal Ă  tous
les humains. L’utilitarisme, par exemple, insiste sur « la maximisation de la somme totale des
utilitĂ©s de tous les individus pris ensemble [
] »47
Les utilitaristes ne préconisent pas, en
gĂ©nĂ©ral, l’égalitĂ© du total des utilitĂ©s dont jouissent des individus diffĂ©rents. En ce sens,
l’utilitarisme n’est pas particuliĂšrement Ă©galitaire et sa conception de la justice n’est pas
transcendantale48
. Cela constitue d’ailleurs une des principales critiques de Sen à l’endroit des
théories utilitaristes.
Deux des Ă©lĂ©ments sur lesquels Sen se concentre dans sa rĂ©flexion sur l’égalitĂ© et qui l’amĂšnent,
par le fait mĂȘme, Ă  dĂ©velopper son approche des capabilitĂ©s sont les problĂšmes de l’égalitĂ© de
base et de la diversitĂ© humaine. Comme nous l’avons mentionnĂ© plus tĂŽt, Sen se prĂ©occupe de la
44
J. RAWLS. Théorie de la justice, Paris, Points Essais, (1re
Ă©dition : 1971) 2009, pp. 315-323.
45
Ibid, p. 351.
46
A. SEN. Repenser l’inĂ©galitĂ©, Paris, Points Économie, (1re
Ă©dition 1992) 2000, p. 35.
47
Ibid, p. 37.
48
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 91-92.
16
considĂ©ration de la pluralitĂ© des conditions humaines au sein de la sociĂ©tĂ©. C’est d’un point de
vue comparatif que les notions de libertĂ© et d’égalitĂ© deviennent problĂ©matiques : « Les sociĂ©tĂ©s
et les communautés auxquelles nous appartenons déterminent trÚs différemment ce que nous
pouvons faire ou non. »49
Non seulement les différences dans notre environnement affectent nos
possibilités, mais chaque individu vient aussi au monde avec des traits et des caractéristiques
personnelles (sexe, handicap, aptitudes physiques et mentales, etc.). Ces derniĂšres sont
principalement importantes, car elles exercent une influence notoire sur la façon que se
manifestera la libertĂ© d’un individu. Elles doivent donc se retrouver au cƓur de l’évaluation des
inĂ©galitĂ©s. Une personne handicapĂ©e, par exemple, pourra faire beaucoup moins avec le mĂȘme
niveau de revenu qu’une personne n’ayant pas de handicap. Si, dans une sociĂ©tĂ©, les individus
Ă©taient parfaitement semblables, l’égalitĂ© de l’un – par exemple, sur les revenus – tendrait Ă 
converger vers celle des autres. Au contraire, l’ampleur de la diversitĂ© humaine fait en sorte que
l’égalitĂ© des revenus ou mĂȘme celui d’un environnement naturel et social peut laisser subsister de
fortes inĂ©galitĂ©s dans la capacitĂ© des individus Ă  faire ce qu’ils valorisent50
.
Sen critique donc le fait que nous ayons autant de difficulté à faire entrer ces différences
individuelles dans le cadre usuel d’évaluation qui sert Ă  mesurer l’inĂ©galitĂ©51
. Il constate en fait
que les indicateurs utilisés pour lutter contre les injustices sont essentiellement basés sur
l’évaluation de la richesse des individus et de l’écart entre leur revenu. Sa rĂ©flexion est, qu’au-
delà de ces indicateurs économiques, la qualité de vie des individus doit devenir un critÚre de
prospérité pour un pays52
. Ainsi, l’évaluation de la qualitĂ© des vies humaines implique de
s’intĂ©resser non seulement Ă  celles que l’on parvient Ă  mener, mais aussi Ă  la libertĂ© rĂ©elle que
l’on a de choisir entre diffĂ©rentes façons de vivre (ou combinaisons de fonctionnement). C’est
prĂ©cisĂ©ment Ă  travers cette rĂ©flexion qu’émerge la perspective des capabilitĂ©s qui, elle, insiste sur
« la facultĂ© qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et
l’amĂ©lioration des choix Ă  leur disposition, pour y parvenir. »53
49
A. SEN. Repenser l’inĂ©galitĂ©, Paris, Points Économie, (1re
Ă©dition 1992) 2000, p. 47.
50
Idem.
51
Ibid, p. 58.
52
Amartya Sen a d’ailleurs dĂ©veloppĂ© l’Indice de dĂ©veloppement humain (IDH) dans cet ordre d’idĂ©es. Nous en
discutons plus en dĂ©tail dans la partie 1.3 Application de l’approche des capabilitĂ©s.
53
A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re
Ă©dition : 1999) 2003, p. 369.
17
La question est donc de dĂ©finir quels peuvent ĂȘtre les obstacles au plein Ă©panouissement de cette
facultĂ©. Si des soins de santĂ© ainsi qu’une Ă©ducation de qualitĂ© peuvent favoriser cette facultĂ©,
qu’en est-il de de la qualitĂ© de l’air et de l’accĂšs Ă  l’eau potable, par exemple? Les conditions
environnementales exercent une influence notoire sur la qualité de vie des personnes, non
seulement en ce qui concerne les besoins de base Ă  leur survie, mais aussi sur leurs conditions
Ă©conomiques. Nous y reviendrons en troisiĂšme partie.
1.2 La réflexion de Martha Nussbaum
La façon de concevoir la liberté par les capabilités est aussi soutenue, étudiée et alimentée par les
travaux de Martha Nussbaum qui a travaillé étroitement avec Amartya Sen dans les années 1980
sur les enjeux de dĂ©veloppement et d’éthique. Leur collaboration a menĂ© Ă  la publication en 1993
de l’ouvrage The Quality of Life et à la fondation en 2003 de la Human Development &
Capability Association (HDCA).
La réflexion de Nussbaum concernant le développement humain et sa méthode rejoint en grande
partie celle de Sen. Tous deux soutiennent que, combinés à une réflexion abstraite, les formes de
vie et les exemples issus de la réalité sont essentiels pour « construire un discours philosophique
enraciné dans un diagnostic du présent mondialisé. » 54
Dans les prochaines lignes, nous
survolerons certains des thÚmes majeurs présents dans la réflexion de Martha Nussbaum en ce
qui concerne l’approche des capabilitĂ©s, soit la dignitĂ© et les capabilitĂ©s centrales Ă  la vie
humaine ainsi que le rĂŽle de l’État dans le soutien des capabilitĂ©s. Nous verrons aussi ce qui l’a
amenée à contribuer au développement de cette approche ainsi que la portée de cette
contribution.
54
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015).
18
1.2.1 La dignité humaine
La qualité de vie ainsi que la dignité humaine sont des critÚres aussi importants pour Nussbaum
que pour Sen. Cela suppose donc de considĂ©rer les opportunitĂ©s qui s’offrent aux personnes ainsi
que le sens qu’ils attachent à leur existence. Ainsi, trois critùres55
sont Ă  retenir pour Ă©valuer la
qualitĂ© de vie d’un individu : (1) la recherche du bien-ĂȘtre, (2) la libertĂ© de l’agent Ă  choisir ce
qu’il accomplit et (3) une conception du bien qui ne repose sur aucune objectivitĂ© prĂ©constituĂ©e
(du type des primary goods chez Rawls ou du revenu réel dans les analyses du PIB), mais plutÎt
sur les choix et les décisions des sujets.
Cette conception Ă©merge d’une rĂ©flexion basĂ©e sur les conditions sociales de la justice. Au mĂȘme
titre que Sen, Nussbaum nous amÚne à explorer les limites des débats relatifs à la justice sociale
et à en étendre les frontiÚres au-delà de ce que permet une approche purement procédurale de la
justice. Elle explique que la thĂ©orie sociale du contrat repose essentiellement sur l’indĂ©pendance
des contractants et ne permet donc pas d’instituer un traitement Ă©gal de tous les ĂȘtres humains.
Une des principales critiques que Nussbaum adresse au libĂ©ralisme repose sur l’idĂ©e que le culte
de l’individu autonome et responsable autour duquel s’est articulĂ©e cette idĂ©ologie considĂšre,
fictivement, que tout le monde a les mĂȘmes moyens d’ĂȘtre actif et libre alors que l’humain est
fondamentalement vulnĂ©rable. Comme l’a exprimĂ© le sociologue Richard Sennett, « la dignitĂ© de
la dĂ©pendance n’est jamais apparue au libĂ©ralisme comme un projet politique valable. »56
Nussbaum propose donc de renouveler la perspective de la liberté humaine à travers la liberté
d’accomplissement, ce qui, dans son essence, concorde avec la rĂ©flexion d’Amartya Sen.
Toutefois, les problĂ©matiques modernes liĂ©es Ă  l’internationalisme et aux impacts d’une
économie mondialisée sur le libéralisme imposent à Nussbaum de porter une attention
particuliĂšre Ă  la dignitĂ© humaine. MĂȘme s’il reconnaĂźt son importance, Sen ne fait pas un usage
théorique central du concept de dignité humaine. Or, Nussbaum y accorde une place importante
dans sa philosophie politique. Elle fait remarquer que le respect de la dignité humaine passe
55
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 7
janvier 2015).
56
R. SENNETT. Respect - De la dignitĂ© de l’homme dans un monde d’inĂ©galitĂ©s, Paris, Hachette, (1re
Ă©dition :
1982), 2005, p. 144.
19
habituellement par une remise en question des rapports de pouvoir entre les individus – pauvres
et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord, etc. –, mais aussi par le respect de la
valeur d’égalitĂ© entre les personnes. Dans son analyse des travaux de Martha Nussbaum,
Fabienne BrugĂšre propose que la question principale soit formulĂ©e comme suit : « Qu’est-ce que
chaque personne dans son contexte de vie est capable de faire et d’ĂȘtre ? »57
La notion de dignité
humaine implique un humanisme capable de cibler la possibilité réelle de disposer des choix les
plus larges possible. L’objectif est donc de trouver les moyens de donner du pouvoir d’ĂȘtre et
d’agir Ă  ceux dont la libertĂ© est restreinte par toutes sortes d’obstacles.
Pour Nussbaum, l’égalitĂ© se pense Ă  travers l’égale dignitĂ© des ĂȘtres humains58
. Ainsi, les lois et
les institutions ont un rĂŽle majeur Ă  jouer pour assurer un traitement Ă©gal des individus, ce qui ne
garantit pas que chacun arrivera nĂ©cessairement Ă  la mĂȘme condition. Toutefois, le dĂ©ploiement
des talents et des efforts offrant la capacité à un individu de construire une vie en accord avec ses
projets et ses dĂ©sirs ne doit pas ĂȘtre empĂȘchĂ© ou rĂ©servĂ© Ă  quelques-uns. Au contraire, la dignitĂ©
humaine est liĂ©e Ă  la possibilitĂ© pour tous les humains d’ĂȘtre actifs dans leurs ambitions.
1.2.2 Les capabilités centrales à la vie humaine
L’approche des capabilitĂ©s reprĂ©sente l’espace le plus adaptĂ© pour comparer les qualitĂ©s de vie
selon Nussbaum. Cette approche est préférable aux perspectives utilitaristes ou de tendance
rawlsienne, car elle ne s’intĂ©resse pas seulement au bien-ĂȘtre total ou moyen, mais aux
possibilités offertes à chaque personne. Elle considÚre « chaque personne comme une fin »59
.
Alors qu’Amartya Sen utilise ce cadre uniquement pour l’analyse de la qualitĂ© des vies
humaines, Martha Nussbaum s’intĂ©resse aussi aux capabilitĂ©s des animaux non humains.60
C’est
toutefois sa réflexion sur les conditions de vie humaine qui nous intéressera dans le présent essai.
57
F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la démocratie des capabalités », Essais et débats, Coopérative La vie des
idées, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultée le 6
mai 2015).
58
M. NUSSBAUM. Frontiers of Justice, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, pp. 292-293.
59
M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 37.
60
Ibid, p. 36.
20
Nussbaum rappelle que l’objectif principal de Sen dans son dĂ©veloppement de l’approche des
capabilitĂ©s Ă©tait de la prĂ©senter comme l’espace de comparaison le plus pertinent pour Ă©valuer les
qualitĂ©s de vie et d’ainsi modifier l’orientation du dĂ©bat sur le dĂ©veloppement61
. Elle note
toutefois que sa version ne propose pas de description prĂ©cise de la justice de base. Il n’existe
donc pas de seuil ni de liste qui permettrait de hiĂ©rarchiser en quelque sorte les capabilitĂ©s, mĂȘme
si Sen reconnaĂźt une plus grande importance Ă  certaines d’entre elles (par exemple la santĂ© et
l’éducation).
C’est dans cet ordre d’idĂ©es que Nussbaum Ă©labore les dix « capabilitĂ©s centrales »62
Ă  la vie
humaine, soit (1) la vie, (2) la santĂ© du corps, (3) l’intĂ©gritĂ© du corps, (4) les sens, l’imagination
et la pensĂ©e, (5) les Ă©motions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espĂšces, (9) le
jeu et (10) le contrĂŽle sur son environnement. Une vie Ă  laquelle il manquerait une seule de
ces capabilitĂ©s ne saurait ĂȘtre une vie pleine, malgrĂ© tout ce dont elle disposerait par
ailleurs. Si Nussbaum reproche à Sen de ne pas proposer de seuil des capabilités, il ne
semble pourtant pas exister de hiĂ©rarchie dans la garantie de ces capabilitĂ©s si ce n’est
qu’elles dĂ©marquent des autres qui n’apparaissent pas dans sa liste. En effet, un seuil
minimal est exigé pour chacune de ces dix capabilités. La définition de ces capabilités
fondamentales Ă©merge de la question suivante : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne
exige? » La question, par exemple, ne concerne donc pas tant l’accĂšs ou le droit au logement pour
tous que le fait que tout humain puisse vivre dans un logement décent. Cela implique donc de
définir en quoi consiste un logement convenable.
Bien que le dĂ©veloppement des capabilitĂ©s se fait de maniĂšre individuelle, il doit tout de mĂȘme
ĂȘtre placĂ© sous la responsabilitĂ© de la sociĂ©tĂ© et cet objectif passe principalement par des
politiques publiques. Alors que Sen insiste sur la libertĂ© du bien-ĂȘtre, soit la libertĂ© de choisir
comment on fonctionne, Nussbaum insiste sur la responsabilité du gouvernement de garantir à
tous les citoyennes et citoyens au moins un seuil de ces dix capabilités centrales.
61
M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 38.
62
Ibid, pp. 55-57.
21
1.2.3 Le rîle de l’État
Lorsque Sen discute de la responsabilitĂ© individuelle, il explique que certains chefs d’État
accordent parfois une si grande importance Ă  l’autonomie individuelle que la seule idĂ©e que
certains individus puissent dĂ©pendre des autres est une nĂ©gation d’estime de soi et est
condamnable63
. Bien qu’il ne s’oppose pas Ă  cette idĂ©e, Sen exprime que la responsabilitĂ©
individuelle demeure sujette Ă  discussion. Selon lui, l’affirmation mĂȘme de cette responsabilitĂ©
individuelle dĂ©pend d’un ensemble de circonstances personnelles, sociales et environnementales.
Une personne n’ayant pas accĂšs Ă  une Ă©ducation ou Ă  des soins de santĂ© de base, par exemple, se
voit privĂ©e de la facultĂ© de mener sa vie de façon autonome et ne peut donc pas ĂȘtre totalement
tenue responsable de sa situation. En effet, Sen considÚre que le sens de la responsabilité est
inférieur à la notion de capabilité, car elle exige la liberté.64
Et il ne voit pas lĂ  une solution
binaire entre, d’une part, la responsabilitĂ© individuelle et d’autre part « l’État nourrice ».
L’acceptation Ă©troite de la responsabilitĂ© individuelle doit donc non seulement ĂȘtre Ă©largie au
rîle de l’État, mais aussi en identifiant les fonctions d’autres institutions et ONG entre autres.
Pour Nussbaum, le gouvernement a un rÎle définitif à jouer pour garantir aux individus une vie
digne et minimalement épanouie. Ainsi, le respect de la dignité humaine passe par les lois et les
institutions. Cela fait en sorte que les pays ne sont pas seulement un point de départ théorique
pour la construction d’une justice sociale, mais que leur gouvernement est aussi responsable de
soutenir les capabilités centrales de chaque individu65
. Nussbaum part toutefois du principe que
seules les sociĂ©tĂ©s « raisonnablement » dĂ©mocratiques sont en mesure d’assurer une autonomie
individuelle, car elles puisent – en thĂ©orie – la source de leurs lois directement auprĂšs de la
population. Les individus seraient donc, en principe, supportĂ©s par des lois qu’ils ont eux-mĂȘmes
choisies. Dans cet ordre d’idĂ©e, le pays se trouve ainsi dotĂ© d’un rĂŽle moral enracinĂ© dans le
soutien des capabilités individuelles. Les inégalités mondiales qui perdurent et que nous
continuons d’observer aujourd’hui sont les consĂ©quences d’une justice constamment violĂ©e selon
Nussbaum. Car les pays riches ont non seulement les moyens d’assurer à leurs citoyennes et
63
A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re
Ă©dition : 1999) 2003, pp. 43-48.
64
Ibid, p. 377.
65
M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 155.
22
citoyens les capabilitĂ©s centrales, mais ils ont aussi le devoir d’assister les efforts des pays
pauvres66
. Ce raisonnement est principalement basé sur les arguments voulant que les nombreux
problùmes des pays pauvres trouvent leur origine dans l’exploitation coloniale ou encore que les
inégalités observées dans les pays pauvres soient la cause des habitudes de vie et de
consommation observées dans les pays riches.
L’ambition idĂ©aliste de Nussbaum repose donc sur un renforcement de la lĂ©gitimitĂ© des traitĂ©s et
accords internationaux dans le but d’imposer certaines normes Ă  la « communautĂ© des nations ».
La justice internationale passe ainsi par un respect du droit international de la part de chaque
pays.
1.3 Application de l’approche des capabilitĂ©s
L’application la plus marquante de l’approche des capabilitĂ©s est probablement la crĂ©ation en
1990 de l’Indice de dĂ©veloppement humain (IDH). DĂ©veloppĂ© en majeure partie par Amartya
Sen, l’IDH est calculĂ© par la moyenne de trois principales dimensions: une vie longue et saine,
l'acquisition de connaissances et un niveau de vie dĂ©cent. L’IDH est aujourd’hui un indice
reconnu et utilisé par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) dans
l’évaluation du dĂ©veloppement humain Ă  travers tous les pays67
.
La pertinence de l’application de l’approche classique des capabilitĂ©s comme le propose Amartya
Sen a aussi fait l’objet de certaines Ă©tudes. Par exemple, en 2011, une Ă©tude commune germano-
autrichienne s’est basĂ©e sur les projets en cours au sein des pays de l’OCDE ayant Ă©tĂ©
commandés par les gouvernements allemands et britanniques. Les auteurs ont observé entre
66
M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012,
p. 158.
67
Selon le Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement (PNUD), l’IDH Ă©tĂ© crĂ©Ă© « pour souligner que les
personnes et leurs capacités devraient constituer le critÚre ultime pour évaluer le développement d'un pays, pas
seulement la croissance Ă©conomique. L'IDH peut Ă©galement ĂȘtre utilisĂ© pour remettre en question des choix
politiques nationaux, en se demandant comment deux pays ayant les mĂȘmes niveaux de revenu national brut (RNB)
par habitant peuvent obtenir des résultats différents en termes de développement humain. Ces contrastes peuvent
susciter le débat sur les priorités politiques des gouvernements. » Pour plus de détails : PNUD, Programme des
Nations unies pour le développement, Indice de développement humain (IDH), Human Developement Reports, [En
ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh, (Page consultée le 7 janvier
2015).
23
autres une augmentation considĂ©rable des applications basĂ©es sur l’approche des capabilitĂ©s dans
les pays Ă  revenus Ă©levĂ©s de l’OCDE. Une des principales conclusions de leur Ă©tude explique que
leurs observations basĂ©es sur le dĂ©veloppement humain et l’approche des capabilitĂ©s ont confirmĂ©
que le caractÚre multidimensionnel de cette approche peut produire une valeur ajoutée
considĂ©rable pour l’évaluation du bien-ĂȘtre, celui-ci ne pouvant pas ĂȘtre saisi que par les seules
mesures du revenu68
. Ce caractĂšre multidimensionnel se retrouve effectivement dans plusieurs
Ă©tudes oĂč l’on a appliquĂ© l’approche des capabilitĂ©s. Or, son application dans le champ de
l’environnement reste trĂšs limitĂ©e et sous-estimĂ©e. TrĂšs peu d’études se sont intĂ©ressĂ©es Ă 
l’utilisation de l’approche des capabilitĂ©s comme cadre d’évaluation des problĂšmes Ă©cologiques
ou encore sur la façon dont la dĂ©gradation de l’environnement influence l’épanouissement des
capabilités humaines. Le domaine dans lequel cette approche demeure la plus appliquée est celui
de la lutte à la pauvreté et plus particuliÚrement dans la comparaison entre les mesures
traditionnelles d’évaluation de la pauvretĂ© basĂ©es sur le revenu et d’autres mesures dites
multidimensionnelles dans lesquelles s’intĂšgre l’approche des capabilitĂ©s.
Déjà en 1999, le Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux
IV se penche sur le différentiel spatial de pauvreté au Burkina Faso et évalue la pauvreté
régionale de maniÚre multidimensionnelle en comparant la « pauvreté monétaire » et la pauvreté
« en terme de capabilités »69
. Le chercheur conclue que « l’approche en termes de "capabilities"
met en évidence des différences sensibles selon le sexe et le statut professionnel du chef de
ménage, et suggÚre des actions différenciées en matiÚre de lutte contre la pauvreté, modulées
selon les zones, tant en ce qui concerne l’accĂšs aux biens privĂ©s qu’aux services collectifs. »70
Plus rĂ©cemment, en 2013, l’International Journal of Social Economics publie une Ă©tude rĂ©alisĂ©e
par trois chercheurs provenant des universités de Cape Town et du Nigéria qui démontre la
pertinence de l’application de l’approche des capabilitĂ©s dans la comprĂ©hension de la pauvretĂ© au
68
J. VOLKERT et F. SCHNEIDER. The Application of the Capability Approach to High-Income OECD Countries:
A Preliminary Survey, CESifo Working Papers, 2011, p. 29.
69
J-P. LACHAUD. « Le diffĂ©rentiel spatial de pauvretĂ© au Burkina Faso : “capabilities” versus dĂ©penses », Pessac
(France), Groupe d'économie du développement de l'Université Montesquieu Bordeaux IV, 1999, [En ligne],
http://www.researchgate.net/publication/5178561_Le_diffrentiel_spatial_de_pauvret_au_Burkina_Faso___capabiliti
es__versus_dpenses, (Page consultée le 7 janvier 2015).
70
Ibid, Résumé.
24
Nigéria71
. Les chercheurs notent que les capabilités représentent en fait la dimension manquante
dans l’analyse et l’explication de la pauvretĂ©. Il s’agit d’une nouvelle mĂ©thodologie qui doit ĂȘtre
directement appliquĂ©e dans l’évaluation de l’appauvrissement et de la privation.
Les capabilitĂ©s ont aussi fait l’objet d’études sur le genre et plus prĂ©cisĂ©ment sur la condition et le
dĂ©veloppement des femmes. En 2008, l’école de travail social de l’UniversitĂ© Tulane en
Nouvelle-OrlĂ©ans a utilisĂ© comme cadre d’analyse l’approche des capabilitĂ©s pour Ă©tudier la
violence faite aux femmes dans un contexte de pauvreté72
. Plusieurs indices servant Ă  Ă©valuer les
inĂ©galitĂ©s des genres ont aussi Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©s sur la base thĂ©orique de l’approche des capabilitĂ©s
et sont aujourd’hui rĂ©guliĂšrement utilisĂ©s par les Nations unies : l’Indice d’inĂ©galitĂ©s de genre
(IIG)73
, le Gender Empowerment Measure (GEM)74
et le Gender Development Index (GDI)75
.
Au QuĂ©bec, on s’intĂ©resse aussi Ă  l’application de l’approche des capabilitĂ©s dans le champ de la
santĂ© mentale. Paul Morin, professeur Ă  l’École de travail social de l’UniversitĂ© de Sherbrooke,
croit que « le pouvoir d’ĂȘtre et de faire des personnes usagĂšres comme par exemple
l’établissement de liens effectifs entre la participation citoyenne et l’inclusion sociale sont mis en
valeur par l’approche par les capabilitĂ©s. » 76
M. Morin a d’ailleurs participĂ© en 2009 Ă 
71
J. E-O. ATAGUBA, H. EME ICHOKU et W. M. FONTA. « Multidimensional Poverty Assessment: Applying the
Capability Approach », International Journal of Social Economics, Vol. 40, No. 4, 2013, pp. 331-354, [En ligne],
http://www.emeraldinsight.com/doi/full/10.1108/03068291311305017, (Page consultée le 7 janvier 2015).
72
L. PYLES. The Capabilities Approach and Violence Against Women: Implications for Social Development,
International social work, 2008, pp. 25-36, [En ligne], http://isw.sagepub.com/content/51/1/25.short, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
73
Pour plus de dĂ©tails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement, L’indice
d’inĂ©galitĂ©s de genre (IIG), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/lindice-
din%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-iig, (Page consultée le 7 janvier 2015).
74
Quoiqu’il soit difficile de traduire prĂ©cisĂ©ment en français le concept d’empowerment, le GEM pourrait ĂȘtre traduit
par « Indice d’autonomisation des genres (ou des femmes) ». Pour plus de dĂ©tails sur cet indice : NATION
MASTER. Gender Empowerment : Countries Compared, Country Info – Stats, 2014, [En ligne],
http://www.nationmaster.com/country-info/stats/People/Gender-empowerment, (Page consultée le 7 janvier 2015).
75
Pour plus de détails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le développement, Gender
Developement Index (GDI), Human developement reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/en/content/gender-
development-index-gdi, (Page consultée le 7 janvier 2015).
76
P. MORIN. L'approche par les capabilités et son apport théorique et pratique dans le champ de la santé mentale,
Résumé de présentation, 80e
Congrùs de l’ACFAS, 2012, [En ligne],
http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/80/400/467/c, (Page consultée le 7 janvier 2015).
25
l’élaboration d’un rapport de recherche sur le dĂ©veloppement des capabilitĂ©s des jeunes Ă 
l’attention de l’organisme Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke77
.
1.3.1 DĂ©fis dans l’application de l’approche des capabilitĂ©s
En constatant les nombreuses applications de l’approche des capabilitĂ©s dans divers champs
sociaux, on pourrait croire que sa prise en compte dans nos politiques publiques ne représente pas
un dĂ©fi majeur. NĂ©anmoins, malgrĂ© son attrait pour les ONG, l’approche des capabilitĂ©s demeure
relativement absente des politiques Ă©laborĂ©es par les dirigeants. Cela peut s’expliquer par les
nombreux défis que représente la prise en compte des capabilités dans nos institutions publiques
en ce qui concerne, par exemple, une modification des positions idéologiques, la complexité de
son application ou encore les obstacles liés à la prise de décisions et au régime politique.
Commençons toutefois par observer dans quelles sphĂšres Amartya Sen constate lui-mĂȘme les
dĂ©fis que peut poser l’application de son approche des capabilitĂ©s.
Comme nous l’avons vu plus tĂŽt, la notion d’égalitĂ© est au cƓur de la philosophie politique de
Sen. Ainsi, si l’égalitĂ© est importante et que les capabilitĂ©s sont un Ă©lĂ©ment central Ă  la vie
humaine, ne serait-il pas juste d’exiger l’égalitĂ© des capabilitĂ©s? Dans L’idĂ©e de justice, Sen pose
cette question pour illustrer en quelque sorte une des limites de son approche78
. Il fait remarquer
que si l’égalitĂ© des capabilitĂ©s est souhaitable dans certaines circonstances, son impĂ©ratif pourrait
devenir dangereux lorsqu’il entre en conflit avec d’autres considĂ©rations morales. Sen donne un
exemple en partant de la prĂ©misse qu’il est bien Ă©tabli que les femmes vivent plus longtemps que
les hommes de maniĂšre gĂ©nĂ©rale. Si l’on rĂ©flĂ©chit seulement en termes de capabilitĂ©s et que l’on
souhaite égaliser la « capabilité de longévité », on pourrait tendre à soutenir davantage de soins
mĂ©dicaux aux hommes qu’aux femmes pour compenser leur dĂ©ficit de capabilitĂ©. Mais cela pose
un sĂ©rieux problĂšme sur le plan moral, car comme l’explique Sen, « [
] moins soigner les
77
P. MORIN et S. TURCOTTE. Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke et le développement des capabilités des jeunes,
Groupe rĂ©gional d’activitĂ©s partenariales de l’Estrie UniversitĂ© de Sherbrooke/Centre de santĂ© et de services sociaux
– Institut universitaire de gĂ©riatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Rapport de recherche, 2009, [En ligne],
http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Tremplin%2016-30_corr2011.pdf, (Page consultée le 7 janvier 2015).
78
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 356.
26
femmes que les hommes pour les mĂȘmes problĂšmes de santĂ© serait une violation flagrante d’un
impĂ©ratif important de l’équitĂ© procĂ©durale (soit celui de traiter tout le monde de la mĂȘme façon
devant les questions de vie et de mort) [
] »79
En ce sens, l’approche des capabilitĂ©s peut donc
s’avĂ©rer importante pour Ă©valuer les possibilitĂ©s rĂ©elles des gens ainsi que leur qualitĂ© de vie,
mais il faut demeurer attentif Ă  la dimension procĂ©durale de la libertĂ© dans l’évaluation de ce qui
est juste. S’il est important d’accorder une valeur Ă  l’égalitĂ© des capabilitĂ©s, on ne doit pas
nĂ©cessairement l’exiger lorsqu’elle est en contradiction avec d’autres prĂ©occupations. Cette façon
de faire placerait la capabilitĂ© dans un statut « d’atout maĂźtre », alors qu’elle doit davantage ĂȘtre
considérée comme « un des aspects de la liberté lié aux possibilités concrÚtes »80
.
Un autre dĂ©fi que peut poser l’application de l’approche des capabilitĂ©s est l’opposition entre les
concepts de liberté positive et de liberté négative81
. Si l’on conçoit la libertĂ© rĂ©elle en termes de
capabilitĂ©s, nous avons vu qu’il est essentiel de se concentrer sur la façon dont une personne peut
agir ainsi que sur ce qu’elle est capable de faire dans le plus de sphĂšres possible; cela dans l’idĂ©e
que chaque individu puisse ĂȘtre libre d’accomplir ce qu’il dĂ©sire. On accepte ainsi que la libertĂ©
d’un individu dĂ©pende de quelque chose ou d’une structure qui le dĂ©passe. Mais cette dĂ©pendance
ne limite-t-elle pas la libertĂ© rĂ©elle de cette personne? Être libre de faire quelque chose
indĂ©pendamment des autres donne Ă  la libertĂ© d’un individu une force qui lui manque lorsque sa
libertĂ© d’agir dĂ©pend d’une aide extĂ©rieure. Cette comprĂ©hension de la libertĂ© nĂ©gative rencontre
toutefois ses limites devant les contraintes réelles qui pÚsent sur les individus. Lorsque Sen
affirme qu’avant de penser la justice, il faut prendre conscience des situations d’injustice et
Ă©tablir les meilleures conditions pour combattre ces injustices, c’est justement dans l’idĂ©e qu’une
conception de la justice ne peut pas reposer que sur des principes, mais doit plutĂŽt ĂȘtre ancrĂ©e
dans le réel : « Ce clivage entre pouvoir et ne pas pouvoir faire quelque chose est capital, car ce
qu’une personne est concrĂštement capable de faire compte vraiment. »82
Dans le mĂȘme ordre
79
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 357.
80
Ibid, p. 356.
81
À titre de rappel, la libertĂ© nĂ©gative peut se dĂ©finir par l’absence de contrainte et la possibilitĂ© qu’une personne a
d’agir sans empĂȘchement ni ingĂ©rence. Une des valeurs sous-jacentes Ă  cette conception de la libertĂ© est la
responsabilitĂ© individuelle. La libertĂ© positive se dĂ©finit davantage dans le droit qu’une personne a d’agir selon ses
convictions, soit la possibilitĂ© qu’elle a d’atteindre ses buts. Cela implique donc une certaine intervention sociale
dans la garantie des droits individuels. Une des valeurs sous-jacentes Ă  cette conception de la libertĂ© peut ĂȘtre
l’égalitĂ© des chances.
82
A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 368.
27
d’idĂ©es, il est important de rappeler que l’absence de contrainte dans les agissements d’une
personne peut effectivement affecter ceux d’une ou plusieurs autres. Les problĂ©matiques
environnementale et climatique en sont de parfaits exemples et nous nous y attarderons plus en
détail dans la 3e
partie.
Ainsi, jusqu’à prĂ©sent, l’application de l’approche des capabilitĂ©s passe essentiellement par des
initiatives communautaires dans des milieux ciblĂ©s. Son dĂ©veloppement au sein de l’appareil
Ă©tatique tarde Ă  s’observer. L’attention portĂ©e aux capabilitĂ©s dans les politiques publiques
implique non seulement une rĂ©flexion profonde sur la nature des mesures d’évaluation de la
qualitĂ© de vie, mais aussi des investissements durables de la part de l’État. La rĂ©flexion doit aussi
se faire à travers une remise en question de la façon dont nos programmes sociaux exacerbent la
notion de responsabilitĂ© individuelle. Si l’on conçoit la pauvretĂ© par un manque de capabilitĂ©s et
pas simplement par l’absence de certains biens ou revenus, cela implique d’accepter l’existence
d’une interdĂ©pendance entre les individus et par le fait mĂȘme une plus grande intervention
collective sur le développement des libertés individuelles.
1.3.2 Quelle place pour les capabilités en environnement ?
Les problÚmes environnementaux et ses conséquences humaines sont définitivement les grands
oubliĂ©s dans l’application de l’approche des capabilitĂ©s. Sa rĂ©ussite dans plusieurs autres champs
offre pourtant une bonne base et une confiance dans l’analyse des impacts humains des
changements climatiques et plus prĂ©cisĂ©ment dans ce que l’on nomme la « justice Ă©cologique »83
.
Peu de chercheurs se sont jusqu’à aujourd’hui intĂ©ressĂ©s Ă  une application de l’approche des
capabilitĂ©s aux enjeux environnementaux. Fabrice Flipo s’est penchĂ© en 2005 sur ce qu’il nomme
une « écologisation du concept de capabilité »84
. Pour lui, la pertinence de cette approche dans le
domaine de l’environnement ne fait pas de doute : « Le concept, qui a permis de sortir du
83
La définition ainsi que les raisons qui justifient le choix de privilégier le terme « justice écologique » dans le
présent essai seront présentées dans la partie 2.1.2 Inégalités climatiques et équité.
84
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
28
réductionnisme marchand, permettra-il aussi de sortir du réductionnisme économique, qui se
contente d’envisager la nature comme un entrepĂŽt de matĂ©riaux inĂ©puisables ou pour le moins
substituables entre eux ? »85
Il en vient Ă  rĂ©pondre qu’effectivement, l’approche des capabilitĂ©s se
rĂ©vĂšle bien adaptĂ©e Ă  la problĂ©matique Ă©cologique, en ce qu’elle permet de saisir la crise
Ă©cologique sous un nouveau jour : celui des droits de la personne.
Tout récemment, en octobre 2014, un groupe français de chercheurs en économie a étudié les
pistes que peut fournir l’approche des capabilitĂ©s Ă  la « justice environnementale » sous l’angle
de la justice comparative. Les chercheurs ont conclu que les personnes défavorisées vivaient
souvent dans des environnements de faible qualité comparativement aux personnes mieux
nanties86
. Ils mentionnent aussi que l’approche permettrait de constituer une mesure adĂ©quate
pour Ă©valuer la situation de ces individus.
L’objectif, dans les prochaines pages, sera donc de revoir les diffĂ©rentes conceptions de la justice
écologique et de définir plus précisément la notion de justice climatique, pour ensuite évaluer la
pertinence de la pensĂ©e politico-Ă©conomique d’Amartya Sen basĂ©e sur l’approche des capabilitĂ©s
appliquée aux impacts humains des changements climatiques. Le caractÚre riche et
multidimensionnel de la thĂ©orie de Sen nous a dĂ©montrĂ© que ses implications peuvent ĂȘtre
multiples. Toutefois, comme le mentionne Fabrice Flipo, « Amartya Sen reste un théoricien ancré
dans le paradigme économiste classique de la nature. »87
Et puisque la crise Ă©cologique nous
oblige Ă  revoir le concept mĂȘme de la nature, l’approche des capabilitĂ©s conservera-t-elle son
intĂ©rĂȘt dans ce domaine? C’est effectivement possible si elle est utilisĂ©e comme cadre d’analyse
et non pas comme mesure de rĂ©fĂ©rence absolue. L’approche des capabilitĂ©s demeure trĂšs
malléable et nous verrons que sa complexité ainsi que son caractÚre pluridisciplinaire offrent un
85
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultée
le 7 janvier 2015).
86
J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilités, HAL archive
ouverte, R2D 2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page
consultée le 7 janvier 2015).
87
F. FLIPO. « Pour une écologisation du concept de capabilité d'Amartya Sen », Natures Sciences Sociétés, Vol. 13,
2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page
consultée le 7 janvier 2015).
29
certain atout lorsqu’il est question de traiter des problĂšmes humains liĂ©s Ă  la dĂ©gradation de
l’environnement.
30
DeuxiĂšme partie
Penser la justice climatique
Les consĂ©quences de la dĂ©gradation de l’environnement amĂšnent les chercheurs Ă  observer la
façon dont ces conséquences se font sentir sur les humains à travers le monde. Les sécheresses et
les inondations récurrentes ainsi que la pollution atmosphérique, par exemple, ont des impacts
dĂ©vastateurs sur les populations et l’économie de plusieurs pays du Sud, alors que d’autres pays
du Nord rĂ©ussissent jusqu’à prĂ©sent Ă  s’en tirer sans trop de dommages. C’est gĂ©nĂ©ralement
l’absence de ressources financiĂšres et technologiques ainsi que l’insĂ©curitĂ© alimentaire qui fait en
sorte que les communautés des pays du Sud, qui tirent la quasi-totalité de leurs moyens
d’existence des ressources naturelles locales, se retrouvent plus vulnĂ©rables Ă  l’instabilitĂ©
climatique88
.
Il existe en effet de grandes inégalités dans la façon dont les humains vivent les bouleversements
climatiques. Le principe de justice Ă©cologique 89
Ă©merge du constat de l’existence d’une
concordance pernicieuse entre les inégalités sociales ou économiques et les inégalités
écologiques. Pourquoi les moins nantis et les plus vulnérables sont-ils aussi ceux qui subissent les
impacts écologiques les plus importants? Autour des années 1980, on a vu émerger un des
premiers mouvements pour une « justice environnementale » aux États-Unis, soit celle de la lutte
contre le racisme environnemental, qui a entre autres été menée par le chercheur Robert D.
Bullard90
. À cette Ă©poque, on dĂ©nonçait que les lieux d’enfouissement des stocks de dĂ©chets ou
encore ceux du rejet des eaux usées ou des produits toxiques, par exemple, concordaient trop
souvent avec l’endroit oĂč vivaient les minoritĂ©s raciales. Aujourd’hui, la dynamique des
injustices Ă©cologiques concerne autant l’élimination des dĂ©chets que la qualitĂ© de l’air et de l’eau
ou encore les catastrophes climatiques. Elle peut s’observer à travers le monde et constitue l’un
des enjeux les plus importants de notre siĂšcle.
88
IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and
Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, pp. 6-
7, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultée le 12 janvier
2015).
89
Il est possible d’observer un certain consensus dans la littĂ©rature en ce qui concerne l’utilisation du terme justice
écologique. Cette terminologie est expliquée dans la section 2.1.2 Inégalités climatiques et équité.
90
Robert D. Bullard est reconnu comme étant un des piliers de la « justice environnementale » grùce, entre autres, à
ses nombreux travaux sur le racisme environnemental aux États-Unis.
31
La réflexion en ce qui concerne la justice climatique implique de considérer les causes et les
effets des changements climatiques d’un point de vue Ă©thique, mais aussi d’examiner les enjeux
des droits de la personne et de la responsabilité collective vis-à-vis des conditions de vie de tous
les humains ainsi que celles des générations futures. Les définitions de la justice climatique
demeurent néanmoins trÚs nombreuses et le consensus en ce qui concerne son application est
encore loin d’ĂȘtre atteint. Pour Christopher Foreman, la multiplicitĂ© des conceptions de la justice
écologique et la difficulté de mettre une limite à sa définition rendent la notion « trÚs efficace
comme rhĂ©torique Ă  usage politique », mais la rendent moins « opĂ©rationnelle » dans l’action
publique91
.
Étudier les diffĂ©rentes perspectives de la justice Ă©cologique, et plus particuliĂšrement de la justice
climatique, peut permettre de cibler certains éléments de consensus. Or, nous avons vu que
l’approche des capabilitĂ©s telle que dĂ©veloppĂ©e par Amartya Sen et Martha Nussbaum implique
de se prĂ©occuper non seulement de la qualitĂ© de vie des individus ainsi que de leur bien-ĂȘtre, mais
aussi de la libertĂ© et des possibilitĂ©s rĂ©elles qu’ils possĂšdent pour mener Ă  bien la vie qu’ils
souhaitent mener. D’autre part, il est possible d’affirmer que les impacts humains des
changements climatiques modifient de façon importante les capabilités de certains individus,
particuliÚrement les plus pauvres de nos sociétés. Les capabilités pourraient-elles alors servir de
base dans l’application d’une justice climatique? Dans les prochaines sections, nous verrons tout
d’abord dans quelle mesure la problĂ©matique des changements climatiques peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e
comme une problĂ©matique d’ordre moral. Nous tenterons ensuite de bien dĂ©finir quelques-unes
des perspectives théoriques de la justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps les
principales notions associĂ©es Ă  l’approche distributive puisque son utilisation est assurĂ©ment la
plus rĂ©pandue dans les politiques de gestion des impacts environnementaux. C’est aussi une des
thĂ©ories qui fait Ă  la fois l’objet de plusieurs critiques. Le concept rĂ©cent des inĂ©galitĂ©s
Ă©cologiques sera aussi discutĂ©, car son existence ne fait plus de doute. Nous verrons qu’il existe
effectivement une forte relation entre les inégalités écologiques, sociales et économiques et que le
dĂ©veloppement d’une justice climatique doit aussi passer par la considĂ©ration de ce phĂ©nomĂšne.
Nous aborderons aussi la question de la justice intergénérationnelle en nous posant la question
91
C. H. FOREMAN JR. The Promise and Peril of Environmental Justice, Washington, DC, Brookings Institution
Press, 1998, p. 12.
32
suivante : oĂč se situe la responsabilitĂ© de l’humanitĂ© en ce qui concerne les gĂ©nĂ©rations futures?
En effet, les dĂ©cisions prises aujourd’hui en ce qui concerne la lutte aux changements climatiques
auront un impact majeur sur les conditions de vie de nos descendants. Finalement, le principe de
RCMD nous rappellera qu’une justice Ă©cologique mondiale doit aussi considĂ©rer une variation
dans la contribution des pays à la concentration de GES dans l’atmosphùre ainsi que leur
responsabilité actuelle à la lutte aux changements climatiques. AprÚs avoir défini ces approches
thĂ©oriques, nous Ă©tudierons la façon dont certains groupes revendiquent l’application d’une
justice climatique. L’objectif sera ensuite de dĂ©couvrir si les capabilitĂ©s peuvent effectivement se
forger une place dans l’élaboration d’une justice climatique.
2.1 Les changements climatiques posés comme problÚme moral
L’étude des changements climatiques est pluridisciplinaire. Elle exige un dialogue entre les
sciences naturelles, le droit, l’économie, la science politique, la philosophie, etc. Si, dans cet
essai, nous abordons la problématique des changements climatiques sous un angle politico-
philosophique, c’est qu’il s’agit d’un enjeu dont les questionnements moraux et Ă©thiques sont
nombreux. Toutefois, comme le mentionne Pierre-Yves Néron, il ne faudrait pas considérer que
toutes les questions morales relatives aux changements climatiques relĂšvent du domaine de
l’éthique environnementale 92
. Certaines questions portant, par exemple, sur la pratique du
commerce, sur la responsabilitĂ© des entreprises ou encore sur la lĂ©gitimitĂ© d’un marchĂ© de
carbone relĂšvent davantage de l’éthique des affaires. L’éthique des relations internationales peut
aussi apporter plusieurs idées en ce qui concerne les fondements du systÚme international comme
l’importance de la souverainetĂ© des États face aux changements climatiques.
Or, la problématique des changements climatiques au niveau mondial a dans une certaine mesure
été prise en charge par le droit international. Plusieurs textes internationaux93
ont été signés par
92
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 2, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril
2015).
93
En voici quelques-uns : Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – 1992, Convention
des Nations unies sur la diversitĂ© biologique – 1992, DĂ©claration de Rio sur l’environnement et le dĂ©veloppement –
1992, DĂ©claration de l’UNESCO sur les responsabilitĂ©s des gĂ©nĂ©rations prĂ©sentes envers les gĂ©nĂ©rations futures –
1997, Protocole de Kyoto – 1997, DĂ©claration universelle des droits de l’homme – 1948, etc.
33
une majoritĂ© de pays et peuvent ĂȘtre utilisĂ©s dans l’intention de diminuer les impacts des
changements climatiques ou pour préserver certains droits acquis. Toutefois, un des principaux
obstacles auquel fait face la communauté internationale, et plus particuliÚrement les
communautĂ©s vulnĂ©rables, est l’absence de mĂ©canismes juridiquement contraignants dans
l’application de ces textes. Il n’existe donc jusqu’à maintenant aucune instance internationale
pouvant assurer une réglementation mondiale obligatoire visant à limiter les émissions de GES et
ainsi minimiser les impacts des changements climatiques94
. La problématique de la lutte aux
changements climatiques est donc reléguée à la volonté morale des acteurs en cause.
DĂ©velopper une justice climatique comportant les arguments moraux ayant le potentiel de
convaincre les dĂ©cideurs d’agir constitue en soi un grand dĂ©fi. Pour NĂ©ron, c’est principalement
parce que ces arguments ne concordent pas avec l’ensemble des « conceptions "classiques" de la
justice distributive, qui de maniÚre générale, semblent échouer à nous proposer des outils pour
saisir toute cette complexité. » 95
. La nature internationale et intergénérationnelle de la
problématique des changements climatiques exige de repenser les fondements des conceptions les
plus répandues de la justice.
Pour John Broome, il faut ajouter une réflexion morale à la dimension économique pour régler la
problématique du changement climatique et cette morale se divise entre une morale privée et une
morale publique 96
. Chacune d’elle est dirigĂ©e par ses propres principes. Ainsi, la morale
individuelle en ce qui concerne les changements climatiques est guidée par le « devoir de justice
de ne pas nuire »97
davantage que dans le but de changer le monde. Cela relĂšve de la morale
privĂ©e. On peut donc affirmer que puisqu’il contribue de façon significative au rĂ©chauffement
climatique et que sa contribution engendre des impacts à d’autres personnes, chaque individu a le
devoir de réduire son empreinte écologique. Or, la morale publique, quant à elle, concerne les
94
UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications Ă©thiques du
changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et
des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 23.
95
P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique
publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultée le 24 avril
2015).
96
J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, pp. 73-
81.
97
Ibid, p. 14.
34
devoirs du gouvernement. Ceux-ci doivent faire la promotion du bien et rendre le monde
meilleur98
. Ce devoir incarne toutefois un problĂšme : il est difficile, voire impossible, de cibler ce
qui rend le monde meilleur. Et cela rejoint en grande partie le problĂšme qu’avait relevĂ© Amartya
Sen lorsqu’il notait notre incapacitĂ© Ă  crĂ©er un consensus en matiĂšre de justice. Pour un
utilitariste comme John Broome, c’est la maximisation du bien-ĂȘtre99
qui constitue la base
informationnelle qui devrait guider les décisions gouvernementales en matiÚre de lutte aux
changements climatiques.
Peu importe de quelle façon elle est abordée, la problématique des changements climatiques
demeure un dĂ©fi moral et Ă©thique d’une grande importance. Et cela ne concerne pas seulement ses
effets, mais aussi ses causes et ses fondements. Dans un rapport intitulé Les implications éthiques
du changement climatique mondial publiĂ© par la Commission mondiale d’éthique des
connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), l’on conclue que l’enjeu Ă©thique du
changement climatique s’énonce en quatre points100
que nous synthétiserons ici: (1) la nature
anthropique du changement climatique, (2) les préjudices causés aux populations humaines et
non-humaines et qui s’aggraveront, (3) l’existence d’une possibilitĂ© d’attĂ©nuer, interrompre, voire
inverser le changement climatique si des mécanismes optimaux sont fixés et appliqués et (4) les
Ă©missions passĂ©es de GES exigent de porter un effort sur l’adaptation immĂ©diate et Ă  long terme
aux effets des changements climatiques. Ainsi, tout exercice de comprĂ©hension, d’étude ou de
prise en charge du phénomÚne du réchauffement climatique nécessite une réflexion éthique
approfondie : « L’éthique ne vient pas s’ajouter Ă  la somme des problĂšmes soulevĂ©s par le
changement climatique mondial : elle représente la part constitutive de toute réponse justifiée, en
raison, aux défis posés par le changement climatique. »101
98
J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 188.
99
Ibid, p. 126.
100
UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications Ă©thiques du
changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et
des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 39.
101
Ibid, p. 42.
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30
Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

Mais conteĂșdo relacionado

Destaque

Manifesto Blog RH
Manifesto Blog RHManifesto Blog RH
Manifesto Blog RHrmen
 
Web 2.0 - France Gestion
Web 2.0 - France GestionWeb 2.0 - France Gestion
Web 2.0 - France GestionXavier LAIR
 
La construcciĂłn de patrimonios culturales
La construcciĂłn de patrimonios culturalesLa construcciĂłn de patrimonios culturales
La construcciĂłn de patrimonios culturalesRoberto CĂłrdoba
 
Ponencia grupo 12 second life definitiva lamia
Ponencia grupo 12 second life definitiva lamiaPonencia grupo 12 second life definitiva lamia
Ponencia grupo 12 second life definitiva lamiaGIOCONDA MOROCHO
 
Les Gaufres
Les GaufresLes Gaufres
Les Gaufrescecshd
 
Biz Model VersiĂłn Corta
Biz Model VersiĂłn CortaBiz Model VersiĂłn Corta
Biz Model VersiĂłn CortaBobby James
 
Alberg a Quillan
Alberg a QuillanAlberg a Quillan
Alberg a QuillanElodie G.
 
Gerencia de uno mismo
Gerencia de uno mismoGerencia de uno mismo
Gerencia de uno mismoElena Tapias
 
Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)
Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)
Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)rmen
 
Sponsors rc landen
Sponsors rc landenSponsors rc landen
Sponsors rc landenHans Decoster
 
Joyeux Noel(Tb)
Joyeux Noel(Tb)Joyeux Noel(Tb)
Joyeux Noel(Tb)guest2256ba
 
C 984 de 2000
C 984 de 2000C 984 de 2000
C 984 de 2000Elena Tapias
 
Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013
Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013
Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013GIOCONDA MOROCHO
 
Bits ESKOLA (Septiembre)
Bits ESKOLA (Septiembre)Bits ESKOLA (Septiembre)
Bits ESKOLA (Septiembre)Diana Ruiz Varela
 
ConstituciĂłn polĂ­tica
ConstituciĂłn polĂ­ticaConstituciĂłn polĂ­tica
ConstituciĂłn polĂ­ticaElena Tapias
 

Destaque (20)

Manifesto Blog RH
Manifesto Blog RHManifesto Blog RH
Manifesto Blog RH
 
Imex
ImexImex
Imex
 
Les lOulOus
Les lOulOusLes lOulOus
Les lOulOus
 
Web 2.0 - France Gestion
Web 2.0 - France GestionWeb 2.0 - France Gestion
Web 2.0 - France Gestion
 
protocole-pous_RN_13-03-2007
protocole-pous_RN_13-03-2007protocole-pous_RN_13-03-2007
protocole-pous_RN_13-03-2007
 
La construcciĂłn de patrimonios culturales
La construcciĂłn de patrimonios culturalesLa construcciĂłn de patrimonios culturales
La construcciĂłn de patrimonios culturales
 
Ponencia grupo 12 second life definitiva lamia
Ponencia grupo 12 second life definitiva lamiaPonencia grupo 12 second life definitiva lamia
Ponencia grupo 12 second life definitiva lamia
 
Les Gaufres
Les GaufresLes Gaufres
Les Gaufres
 
Biz Model VersiĂłn Corta
Biz Model VersiĂłn CortaBiz Model VersiĂłn Corta
Biz Model VersiĂłn Corta
 
Alberg a Quillan
Alberg a QuillanAlberg a Quillan
Alberg a Quillan
 
Gerencia de uno mismo
Gerencia de uno mismoGerencia de uno mismo
Gerencia de uno mismo
 
Java Fx
Java FxJava Fx
Java Fx
 
Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)
Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)
Manifesto Moovement Créez votre blog (2006)
 
Sponsors rc landen
Sponsors rc landenSponsors rc landen
Sponsors rc landen
 
Joyeux Noel(Tb)
Joyeux Noel(Tb)Joyeux Noel(Tb)
Joyeux Noel(Tb)
 
C 984 de 2000
C 984 de 2000C 984 de 2000
C 984 de 2000
 
Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013
Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013
Ciu di propuesta capacitac_desarrollodemimodulo_1 julio2013
 
Bits ESKOLA (Septiembre)
Bits ESKOLA (Septiembre)Bits ESKOLA (Septiembre)
Bits ESKOLA (Septiembre)
 
BICEC RAPPORT
BICEC RAPPORTBICEC RAPPORT
BICEC RAPPORT
 
ConstituciĂłn polĂ­tica
ConstituciĂłn polĂ­ticaConstituciĂłn polĂ­tica
ConstituciĂłn polĂ­tica
 

Semelhante a Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...
Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...
Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...GADIOUX Jean-Luc
 
Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...
Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...
Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...AmlieHulin
 
Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?
Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?
Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?Axel OLIVIER
 
Le paradoxe des banques coopératives
Le paradoxe des banques coopérativesLe paradoxe des banques coopératives
Le paradoxe des banques coopérativesDelphine Pennec
 
Convictions projet 2010
Convictions projet 2010Convictions projet 2010
Convictions projet 2010azazee
 
Rapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashing
Rapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashingRapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashing
Rapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashingIsabelle Masson
 
Etude credoc - la société collaborative - mythe et réalité
Etude credoc - la société collaborative - mythe et réalitéEtude credoc - la société collaborative - mythe et réalité
Etude credoc - la société collaborative - mythe et réalitépolenumerique33
 
RepĂšres DĂ©veloppement Durable
RepĂšres DĂ©veloppement DurableRepĂšres DĂ©veloppement Durable
RepĂšres DĂ©veloppement Durablebenjaminpierron
 
"Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p...
"Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p..."Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p...
"Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p...Clément Picard
 
Rapprocher chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques ...
Rapprocher  chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques  ...Rapprocher  chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques  ...
Rapprocher chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques ...ZoPoirierStephens1
 
GIECO IPBC - GT2 predation
GIECO IPBC - GT2 predationGIECO IPBC - GT2 predation
GIECO IPBC - GT2 predationnous sommes vivants
 
Rapport Nouvelles Trajectoires
Rapport Nouvelles TrajectoiresRapport Nouvelles Trajectoires
Rapport Nouvelles TrajectoiresHĂ©lĂšne Boulay
 
Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires
Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoiresTravail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires
Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoiresFrédéric GASNIER
 
La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...
La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...
La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...Conseil Economique Social et Environnemental
 
Publication etat deslieaux_democratie_participative_0
Publication etat deslieaux_democratie_participative_0Publication etat deslieaux_democratie_participative_0
Publication etat deslieaux_democratie_participative_0Fanny Despouys
 
Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015
Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015
Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015Gaia Education
 
SynthĂšse vers def
SynthĂšse vers defSynthĂšse vers def
SynthĂšse vers defcsgrainedevie
 

Semelhante a Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30 (20)

Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...
Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...
Mémoire Master II - Associations et médias sociaux : Relation de complémentar...
 
Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...
Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...
Les facteurs explicatifs de l'engagement des dirigeants d'entreprise dans le ...
 
Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?
Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?
Le militantisme radical bouleverse t-il les pratiques sur les réseaux sociaux ?
 
Le paradoxe des banques coopératives
Le paradoxe des banques coopérativesLe paradoxe des banques coopératives
Le paradoxe des banques coopératives
 
Convictions projet 2010
Convictions projet 2010Convictions projet 2010
Convictions projet 2010
 
Rapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashing
Rapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashingRapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashing
Rapport de développement durable : des chiffres au dialogue, sans greenwashing
 
Etude credoc - la société collaborative - mythe et réalité
Etude credoc - la société collaborative - mythe et réalitéEtude credoc - la société collaborative - mythe et réalité
Etude credoc - la société collaborative - mythe et réalité
 
RepĂšres DĂ©veloppement Durable
RepĂšres DĂ©veloppement DurableRepĂšres DĂ©veloppement Durable
RepĂšres DĂ©veloppement Durable
 
"Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p...
"Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p..."Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p...
"Social TV : en attendant la révolution - Attentes, réalités et enjeux d'un p...
 
Rapprocher chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques ...
Rapprocher  chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques  ...Rapprocher  chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques  ...
Rapprocher chercheurs et acteurs municipaux: vers des politiques publiques ...
 
Note nudges vp
Note nudges vpNote nudges vp
Note nudges vp
 
Rapport de recherche Etudiants et aide sociale
Rapport de recherche Etudiants et aide socialeRapport de recherche Etudiants et aide sociale
Rapport de recherche Etudiants et aide sociale
 
GIECO IPBC - GT2 predation
GIECO IPBC - GT2 predationGIECO IPBC - GT2 predation
GIECO IPBC - GT2 predation
 
Rapport Nouvelles Trajectoires
Rapport Nouvelles TrajectoiresRapport Nouvelles Trajectoires
Rapport Nouvelles Trajectoires
 
Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires
Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoiresTravail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires
Travail, Emploi, Numérique : les nouvelles trajectoires
 
La vague du siĂšcle s'amplifie - Institut Esprit Service - Juin 2016
La vague du siĂšcle s'amplifie  -  Institut Esprit Service - Juin 2016La vague du siĂšcle s'amplifie  -  Institut Esprit Service - Juin 2016
La vague du siĂšcle s'amplifie - Institut Esprit Service - Juin 2016
 
La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...
La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...
La participation de tous à la réduction de gaz à effet de serre depuis 2 ans ...
 
Publication etat deslieaux_democratie_participative_0
Publication etat deslieaux_democratie_participative_0Publication etat deslieaux_democratie_participative_0
Publication etat deslieaux_democratie_participative_0
 
Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015
Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015
Brochure Institutionnelle_Gaia Education_2015
 
SynthĂšse vers def
SynthĂšse vers defSynthĂšse vers def
SynthĂšse vers def
 

Essai_Ma version finale personnelle_2015-11-30

  • 1. ÉCOLE DE POLITIQUE APPLIQUÉE FacultĂ© des lettres et sciences humaines UniversitĂ© de Sherbrooke LES CAPABILITÉS : UNE NOUVELLE APPROCHE EN JUSTICE CLIMATIQUE? par Esther Girard-Godin PrĂ©sentĂ© Ă  M. Jonathan Lorange-Millette (codirecteur), M. Serge Granger (codirecteur) et M. Jean-Herman Guay (lecteur) Dans le cadre de l’activitĂ© GEP 831 Essai Sherbrooke Hiver 2015
  • 2. i Composition du jury Les capabilitĂ©s : une nouvelle approche en justice climatique? Esther Girard-Godin Cet essai a Ă©tĂ© Ă©valuĂ© par un jury composĂ© des personnes suivantes : Jonathan Lorange-Millette, codirecteur de recherche (École de politique appliquĂ©e, FacultĂ© des lettres et sciences humaines) Serge Granger, codirecteur de recherche (École de politique appliquĂ©e, FacultĂ© des lettres et sciences humaines) Jean-Herman Guay, lecteur (École de politique appliquĂ©e, FacultĂ© des lettres et sciences humaines)
  • 3. ii Remerciements Je tiens tout d’abord Ă  remercier mon codirecteur Jonathan Lorange-Millette pour sa supervision et son soutien tout au long de mon processus de rĂ©daction. Son savoir, sa gĂ©nĂ©rositĂ©, son humanisme ainsi que sa grande disponibilitĂ© m’ont permis de trouver la discipline et le plaisir d’écrire. Je veux aussi le remercier ainsi que Catherine CĂŽtĂ©, EugĂ©nie Dostie-Goulet et Karine PrĂ©mont de m’avoir fait confiance comme auxiliaire d’enseignement. Je remercie aussi mon codirecteur Serge Granger ainsi que le corps professoral de l’École de politique appliquĂ©e qui a contribuĂ© Ă  rendre mes annĂ©es Ă  l’UniversitĂ© de Sherbrooke intĂ©ressantes et stimulantes. Je tiens Ă  remercier plus particuliĂšrement EugĂ©nie Dostie-Goulet pour sa grande disponibilitĂ© et son soutien tout au long de ma maĂźtrise. J’ai aussi une pensĂ©e spĂ©ciale pour mes collĂšgues du dĂ©partement, ainsi que ceux et celles du SAREUS, du RECSEP et du REMDUS avec qui j’ai dĂ©veloppĂ©, dans plusieurs cas, une grande amitiĂ©. Je ne saurais passer sous silence l’appui quotidien et inconditionnel de ma mĂšre, Pascale, dont l’ouverture d’esprit et la curiositĂ© sont sans limites; ainsi que celui de mon pĂšre, Yvan, qui continue de nourrir ma quĂȘte intellectuelle et avec qui j’ai partagĂ© le dĂ©fi des Ă©tudes supĂ©rieures. Les discussions et les dĂ©bats que nous avons lors des nombreux soupers familiaux sont la source de mon Ă©panouissement intellectuel. Un merci tout spĂ©cial aussi Ă  Jacques, RenĂ©e, Catherine, Roger et Émilie qui ont toujours dĂ©montrĂ© un intĂ©rĂȘt pour mes projets et avec qui je ressens un plaisir immense Ă  discuter. Leur prĂ©sence ainsi que leur gĂ©nĂ©rositĂ© ont assurĂ©ment contribuĂ© Ă  mon cheminement. Enfin, je ne remercierai jamais assez mon compagnon de vie, Xavier, Ă  qui je dois une grande partie de mes rĂ©alisations et qui m’amĂšne Ă  me surpasser toujours un peu plus chaque jour. Son soutien, ses conseils ainsi que nos discussions constituent la base de l’évolution de ma rĂ©flexion.
  • 4. iii Table des matiĂšres RĂ©sumĂ©.............................................................................................................................................v Liste des abrĂ©viations......................................................................................................................vi Introduction ......................................................................................................................................1 PremiĂšre partie - L’approche des capabilitĂ©s .................................................................................10 1.1 L’idĂ©e de justice d’Amartya Sen..............................................................................................11 1.1.1 La valeur de la libertĂ© ....................................................................................................11 1.1.2 La base d’informations ..................................................................................................13 1.1.3 L’égalitĂ© et la qualitĂ© de vie...........................................................................................14 1.2 La rĂ©flexion de Martha Nussbaum...........................................................................................17 1.2.1 La dignitĂ© humaine ........................................................................................................18 1.2.2 Les capabilitĂ©s centrales Ă  la vie humaine .....................................................................19 1.2.3 Le rĂŽle de l’État .............................................................................................................21 1.3 Application de l’approche des capabilitĂ©s................................................................................22 1.3.1 DĂ©fis dans l’application de l’approche des capabilitĂ©s..................................................25 1.3.2 Quelle place pour les capabilitĂ©s en environnement ?...................................................27 DeuxiĂšme partie - Penser la justice climatique ..............................................................................30 2.1 Les changements climatiques posĂ©s comme problĂšme moral..................................................32 2.2 Perspectives thĂ©oriques ............................................................................................................35 2.2.1 L’approche distributive..................................................................................................35 2.2.2 InĂ©galitĂ©s climatiques et Ă©quitĂ©......................................................................................37 2.2.3 Justice intergĂ©nĂ©rationnelle............................................................................................40 2.2.4 Principe de responsabilitĂ©s communes, mais diffĂ©renciĂ©es (RCMD)............................43 2.3 De la thĂ©orie Ă  la pratique ........................................................................................................45 2.3.1 Convergence entre la pensĂ©e et l’action.........................................................................46 2.3.2 Revendications des mouvements issus de la sociĂ©tĂ© civile............................................48 2.3.3 Quelle place pour l’approche distributive dans les luttes Ă©cologiques ? .......................52 2.3.4 Les capabilitĂ©s comme fondements Ă  une justice climatique ........................................55
  • 5. iv TroisiĂšme partie - L’approche des capabilitĂ©s appliquĂ©e aux impacts humains des changements climatiques..........57 3.1 L’environnement dans l’approche des capabilitĂ©s ...................................................................58 3.1.1 La dimension environnementale chez Amartya Sen......................................................58 3.1.2 La dimension environnementale chez Martha Nussbaum .............................................61 3.1.3 L’environnement comme mĂ©tacapabilitĂ©.......................................................................63 3.2 Changements climatiques et capabilitĂ©s humaines ..................................................................65 3.2.1 ConsĂ©quences des changements climatiques sur les capabilitĂ©s....................................66 3.2.2 Prise en compte des capabilitĂ©s dans la lutte aux changements climatiques .................69 Conclusion......................................................................................................................................73 Bibliographie..................................................................................................................................80
  • 6. v RĂ©sumĂ© Cet essai a pour objectif d’explorer la façon dont une approche fondĂ©e sur les capabilitĂ©s humaines pourrait constituer une base normative au dĂ©veloppement d’une justice climatique qui demeurerait cohĂ©rente avec le paradigme libĂ©ral dominant dans nos sociĂ©tĂ©s et institutions modernes. Il s’agira d’étudier certains principes de justice Ă©cologique et d’observer dans quelle mesure les capabilitĂ©s, initialement conçues dans le champ du dĂ©veloppement humain, peuvent s’y intĂ©grer. Il sera aussi question d’explorer la façon dont cette approche peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e dans l’élaboration des politiques publiques en matiĂšre de lutte aux impacts humains des changements climatiques. Il sera dĂ©montrĂ© que les capabilitĂ©s, bien qu’elles comportent certaines limites, peuvent contribuer au renforcement thĂ©orique d’une justice Ă©cologique, mais que leur prise en compte dans les politiques publiques constitue un rĂ©el dĂ©fi malgrĂ© leur fondement idĂ©ologique libĂ©ral. Pour illustrer notre propos, une attention particuliĂšre sera accordĂ©e Ă  l’approche distributive, l’une des plus rĂ©pandues dans nos institutions en matiĂšre de gestion des impacts humains des changements climatiques, mais aussi l’une des plus critiquĂ©es par les mouvements issus de la sociĂ©tĂ© civile. Pour ce faire, nous analyserons certaines des revendications des organisations non gouvernementales Ɠuvrant en environnement afin d’illustrer la cohĂ©rence qu’elles peuvent entretenir avec l’approche des capabilitĂ©s.
  • 7. vi Liste des abrĂ©viations CAN Climate Action Network GDI Gender Developement Index GEM Gender Empowerment Measure GES Gaz Ă  effet de serre HDCA Human Development & Capability Association IDH Indice de dĂ©veloppement humain IIG Indice d’inĂ©galitĂ©s de genre OBNL Organisation Ă  but non lucratif ONG Organisation non gouvernementale PNUD Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement RCMD ResponsabilitĂ©s communes mais diffĂ©renciĂ©es
  • 8. 1 Introduction La fin du 20e ainsi que le dĂ©but du 21e siĂšcle auront Ă©tĂ© caractĂ©risĂ©s par une prise de conscience gĂ©nĂ©rale ainsi que par l’essor de la connaissance scientifique concernant la dĂ©gradation environnementale mondiale. Il s’agit aussi de la pĂ©riode oĂč l’on recense un nombre grandissant d’effets liĂ©s Ă  la dĂ©gradation de l'environnement : bouleversements climatiques, pollution et baisse des ressources en eau douce, destruction des Ă©cosystĂšmes et perte de biodiversitĂ©, dĂ©forestation, dĂ©sertification, inondation, consommation de masse gĂ©nĂ©rant un nombre grandissant de dĂ©chets, pollution atmosphĂ©rique, pression dĂ©mographique et Ă©talement urbain, surexploitation des sols cultivables et Ă©levage de masse, entre autres. La problĂ©matique du rĂ©chauffement climatique mondial, des rapides changements qu’il engendre sur l’évolution du climat ainsi que la responsabilitĂ© humaine Ă  l’origine de ces bouleversements ont amenĂ©, Ă  partir de 1992, les pays Ă  se rencontrer annuellement pour tenter de trouver une solution Ă  ce problĂšme1 . Plus de 20 ans plus tard, les cibles que s’étaient fixĂ©es plusieurs pays n’ont pas Ă©tĂ© atteintes et la communautĂ© internationale tarde Ă  donner les rĂ©sultats escomptĂ©s2 . L’échec apparent des nĂ©gociations internationales sur le climat et, par consĂ©quent, l’accroissement des impacts humains liĂ©s aux changements climatiques font en sorte que l’on voit Ă©merger plusieurs inĂ©galitĂ©s dans la façon dont se manifestent ces bouleversements climatiques, mais aussi dans les capacitĂ©s d’adaptation des diffĂ©rentes communautĂ©s face Ă  ces impacts. Ce constat amĂšne ainsi l’humanitĂ© Ă  repenser quelques-uns des principes de justice en ce qui concerne la reconnaissance des droits des individus et des communautĂ©s Ă  vivre dans un 1 Avec l’adoption de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), le Sommet de la Terre qui s’est tenu Ă  Rio de Janeiro en 1992 a Ă©tĂ© le coup d’envoi aux nĂ©gociations internationales sur le climat. Pour plus de dĂ©tails : UNFCCC, United Nations Framework Convention on Climate Change, Historique, 2014, [En ligne], http://unfccc.int/portal_francophone/historique/items/3293.php, (Page consultĂ©e le 12 janvier 2015). 2 Les cibles fixĂ©es par le Protocole de Kyoto, adoptĂ© en 1997, n’ont mondialement pas Ă©tĂ© atteintes lors de son Ă©chĂ©ance Ă  la fin de l’annĂ©e 2012. L’accord a toutefois Ă©tĂ© prolongĂ© jusqu’en 2020. Pour plus de dĂ©tails : Q. SCHIERMEIER. « The Kyoto Protocol : Hot Air », Nature Journal, Vol. 491, pp. 656-658, [En ligne], http://www.nature.com/news/the-kyoto-protocol-hot-air-1.11882, (Page consultĂ©e le 12 janvier 2015).
  • 9. 2 environnement sain, en regard des effets des changements climatiques d’origine anthropique3 . DĂšs lors, une rĂ©flexion s’impose sur la façon dont l’humanitĂ© peut prendre en charge les inĂ©galitĂ©s rĂ©sultant de la crise climatique. Ce phĂ©nomĂšne amĂšne aussi de plus en plus de chercheurs Ă  se questionner sur les causes de l’échec des nĂ©gociations internationales sur le climat, mais aussi sur les alternatives qui peuvent ĂȘtre proposĂ©es4 . Cette impasse est cependant gĂ©nĂ©ralement attribuĂ©e Ă  des problĂšmes politiques classiques. Plusieurs analyses politiques5 portant sur les enjeux climatiques mondiaux abordent ce problĂšme sous l’angle des relations interĂ©tatiques, des ententes Ă©conomiques, de la sĂ©curitĂ© Ă©nergĂ©tique ou encore des questions juridiques. Par consĂ©quent, l’importance accordĂ©e aux perspectives idĂ©ologiques ainsi qu’aux idĂ©es politiques dans les analyses politiques des changements climatiques est rarement considĂ©rĂ©e. Or, notre prĂ©tention est qu’en se distinguant des prĂ©occupations politiques et Ă©conomiques gĂ©nĂ©ralement rĂ©pandues, une rĂ©flexion philosophique approfondie, fondĂ©e sur une analyse des paradigmes idĂ©ologiques dominants dans nos sociĂ©tĂ©s, doit occuper un plus grand espace dans l’analyse des politiques environnementales mondiales. Quels pourraient ĂȘtre les facteurs d’influence conceptuels ou idĂ©els pouvant expliquer les limites de l’action publique dans la lutte aux changements climatiques? Nous croyons qu’ils ne sont pas seulement d’ordre structurel, diplomatique ou Ă©conomique, mais qu’ils reprĂ©sentent plutĂŽt le symptĂŽme d’une incohĂ©rence 3 L’influence de l’activitĂ© humaine Ă  l’origine du rĂ©chauffement climatique mondial a Ă©tĂ© confirmĂ©e par le GIEC. Pour plus de dĂ©tails : GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Changements climatiques 2013 – Les Ă©lĂ©ments scientifiques, Contribution du groupe de travail I au cinquiĂšme rapport d’évaluation, RĂ©sumĂ© Ă  l’intention des dĂ©cideurs, 2013, p. 15, [En ligne] : http://www.ipcc.ch/pdf/assessment- report/ar5/wg1/WG1AR5_SPM_brochure_fr.pdf, (Page consultĂ©e le 12 janvier 2015). 4 Voir entre autres l’article suivant : F. GEMENNE. « Les nĂ©gociations internationales sur le climat - Une histoire sans fin? », NĂ©gociations internationales, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 395-422, [En ligne], www.cairn.info/negociations-internationales--9782724612813-page-395.htm, (Page consultĂ©e le 12 janvier 2015). 5 Voir, entre autres, les travaux de Simon Maxwell sur le dĂ©veloppement et les changements climatiques, ceux de Lawrence H. Goulder et William A. Pizer sur l’économie des changements climatiques, ou encore l’ouvrage d’Anthony Giddens, un des plus connu en ce qui concerne l’analyse politique des changements climatiques : A. GIDDENS. The Politics of Climate Change, Cambridge, Polity Press, 2011, 272 p.
  • 10. 3 idĂ©ologique entre le modĂšle politico-Ă©conomique prĂ©conisĂ© dans nos sociĂ©tĂ©s modernes et les actions que nĂ©cessite la problĂ©matique du bouleversement climatique mondial6 . Immanuel Wallerstein explique que sur le plan de l’histoire des idĂ©es politiques, l’époque contemporaine est marquĂ©e par trois principales idĂ©ologies : le libĂ©ralisme, le conservatisme et le socialisme.7 Il mentionne toutefois que les diffĂ©rentes alliances entre ces idĂ©ologies ont amenĂ© le conservatisme et le socialisme Ă  se dĂ©finir comme des variantes du libĂ©ralisme puisqu’elles se sont inscrites dans sa logique qui apparaĂźt comme permanente8 . Ainsi, le 20e siĂšcle serait marquĂ© par « l’apothĂ©ose du libĂ©ralisme Ă  l’échelle mondiale »9 , ce qui ferait de ses valeurs les plus rĂ©pandues dans nos sociĂ©tĂ©s modernes. ConsidĂ©rant que le libĂ©ralisme est devenu, au cours des derniers siĂšcles, l’idĂ©ologie dominante dans nos institutions politiques, nous pourrions ĂȘtre portĂ©s Ă  croire qu’elle est une des causes de l’impasse actuelle dans la lutte aux changements climatiques. Les alternatives critiques au paradigme libĂ©ral, proposĂ©es entre autres par certains acteurs de la sociĂ©tĂ© civile10 , ne semblent cependant pas ĂȘtre prises en compte par les dĂ©cideurs. Ainsi, sur la question climatique, force est de constater que le libĂ©ralisme a Ă©chouĂ© Ă  offrir l’accĂšs Ă  un environnement sain Ă  tous les ĂȘtres humains. Nous pouvons donc en dĂ©duire que le paradigme politico-Ă©conomique actuellement dominant semble ne pas ĂȘtre en mesure de rĂ©soudre cet Ă©tat d’urgence. Le 5e et dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) note que les changements climatiques d’origine anthropique accroissent, entre autres, les problĂšmes de santĂ© chronique, modifient nĂ©gativement les pratiques agricoles et augmentent le risque de sĂ©cheresses 6 Par exemple, la journaliste et auteure Naomi Klein a publiĂ© rĂ©cemment un ouvrage portant sur les raisons pour lesquelles le modĂšle Ă©conomique mondial basĂ© sur l’idĂ©ologie du libre-marchĂ© est Ă  l’origine de la crise climatique : N. KLEIN. This Changes Everything : Capitalism vs. Climate, New York, Simon and Schuster, 2014, 576 p. 7 I. WALLERSTEIN. Trois idĂ©ologies ou une seule? La problĂ©matique de la modernitĂ©, Revue GenĂšses, No. 9, 1992, pp. 7-24, [En ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_1155- 3219_1992_num_9_1_1134, (Page consultĂ©e le 11 janvier 2015). 8 Ibid, p. 22. 9 Ibid, p. 23. 10 Les revendications de certaines organisations issues de la sociĂ©tĂ© civile sont abordĂ©es dans la deuxiĂšme partie du prĂ©sent essai.
  • 11. 4 et d’inondations importantes11 . Plusieurs milliards d’individus continuent de voir les impacts des changements climatiques modifier leurs conditions de vie, leurs primary goods12 , leur bien-ĂȘtre13 et mĂȘme leurs capabilitĂ©s fondamentales14 . Dans cet ordre d’idĂ©es, existerait-il une approche qui saurait contribuer au renforcement d’une justice climatique tout en demeurant compatible au paradigme idĂ©ologique dominant? Il existe aujourd’hui une multitude d’approches qui tentent de rĂ©soudre la crise climatique. Certains croient que l’humanitĂ© doit changer radicalement sa façon de concevoir sa relation avec la nature et retrouver un respect pour la vie des Ă©cosystĂšmes et des autres animaux non humains vivant sur la planĂšte. Cette approche Ă©cocentrĂ©e15 issue de l’écologie profonde ne sera toutefois pas retenue dans la prĂ©sente analyse. Cette dĂ©cision n’est toutefois pas due Ă  un dĂ©sintĂ©ressement de cette approche, car il s’agit d’une des rĂ©flexions qui aurait le potentiel non seulement de changer de paradigme, mais de lutter mondialement et durablement contre les impacts des changements climatiques sur tous les organismes vivant sur la planĂšte. L’objectif de la prĂ©sente analyse est toutefois de cibler une approche qui serait en mesure de rĂ©pondre Ă  la pensĂ©e 11 IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, p. 12, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultĂ©e le 12 janvier 2015). 12 Les primary goods (ou biens premiers) sont un concept dĂ©veloppĂ© par le philosophe amĂ©ricain John Rawls. Il s’agit de ce que tout citoyen libre, Ă©galitaire, rationnel et raisonnable devrait avoir pour s’assurer une bonne vie. Les primary goods reprĂ©sentent une base commune pour la sĂ©lection unanime des principes de justice dans la position originelle. John Rawls dĂ©finie les primary goods dans : J. RAWLS. ThĂ©orie de la justice, Paris, Points Essais, (1re Ă©dition : 1971) 2009, p. 93. 13 Amartya Sen dĂ©veloppe sa propre Ă©conomie du bien-ĂȘtre qui se place en opposition Ă  la conception de bonheur chez les utilitaristes et celle du « welfarisme ». Pour Sen, les capabilitĂ©s peuvent servir d’indication au bien-ĂȘtre d’un individu. Nous y revenons dans la premiĂšre partie du prĂ©sent essai. 14 Dans son approche, Martha Nussbaum dĂ©finie dix capabilitĂ©s centrales Ă  la vie humaine. Ces capabilitĂ©s se prĂ©sentent comme des possibilitĂ©s que les individus dĂ©cident d’exercer ou non. Ces fonctions sont universelles par leurs seuils et prioritĂ©s relatifs Ă  chaque contexte culturel, social, politique et Ă©conomique. Les idĂ©es de Martha Nussbaum sont expliquĂ©es plus en dĂ©tails dans la premiĂšre partie du prĂ©sent essai. 15 L’approche Ă©cocentrĂ©e (ou Ă©cologie profonde) estime que tous les Ă©lĂ©ments vivants (humains et non-humains) doivent ĂȘtre protĂ©gĂ©s de par leur valeur unique, extĂ©rieure Ă  l’utilitĂ© humaine. Elle place au centre de sa rĂ©flexion le rapport qu’entretient l’humain avec la nature et critique la façon dont l’anthropocentrisme place l’humain Ă  la fois au centre et au sommet de la nature. Pour plus de dĂ©tails sur cette approche : G. HOTTOIS et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopĂ©die de bioĂ©thique, Bruxelles, DeBoeck UniversitĂ©, 2001, pp. 337-339.
  • 12. 5 contemporaine dominante en matiĂšre d’environnement et aussi celle que l’on observe dans les nĂ©gociations internationales sur le climat, soit l’approche anthropocentrĂ©e16 . Or, le libĂ©ralisme est la doctrine la plus influente depuis plus d’un siĂšcle et la plus appliquĂ©e dans nos sociĂ©tĂ©s occidentales. ConsidĂ©rant que les pays de l’Occident ont une grande part d’influence dans les dĂ©cisions qui concernent la gestion des impacts humains des changements climatiques et qu’il y a urgence d’agir, analyser l’efficience d’une approche libĂ©rale de la justice pour rĂ©soudre la crise humaine liĂ©e aux changements climatiques devient pertinent. L’idĂ©ologie libĂ©rale qui a Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e et alimentĂ©e par plusieurs penseurs depuis le 17e siĂšcle a Ă©tĂ©, dans sa forme contemporaine, fortement influencĂ©e par la philosophie politique de John Rawls. Pour ce dernier, les libertĂ©s individuelles ne doivent pas freiner la justice sociale, car celle-ci doit ĂȘtre conçue comme Ă©quitĂ© (fairness)17 . L’égalitĂ© des chances est donc nĂ©cessaire pour rĂ©aliser cette Ă©quitĂ©. Depuis la publication de ThĂ©orie de la justice, plusieurs auteurs ont rĂ©pondu et ont apportĂ© une critique aux idĂ©es de Rawls et parmi eux, l’on compte le philosophe Ă©conomique indien Amartya Sen. Dans ses travaux, Sen a entre autres dĂ©veloppĂ© son approche des capabilitĂ©s18 dans l’objectif d’offrir une alternative aux estimations quantitatives du revenu national, particuliĂšrement rĂ©pandues dans les Ă©tudes Ă©conomiques sur le dĂ©veloppement 19 . Selon lui, les indicateurs d’évaluation telle le Produit national brut (PNB) ou le Produit intĂ©rieur brut (PIB), de par leur orientation sur les moyens et la « croissance d’objets de confort »20 , nĂ©gligent certains aspects 16 L’approche anthropocentrĂ©e, dans la lutte aux changements climatiques, place au centre de sa rĂ©flexion et de ses actions les besoins humains. Les Ă©lĂ©ments de la nature sont donc gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©s comme ressources devant ĂȘtre exploitĂ©es de maniĂšre durable pour satisfaire les besoins humains. Pour plus de dĂ©tails sur cette approche : G. HOTTOIS. et J-N. MISSA. Nouvelle encyclopĂ©die de bioĂ©thique, Bruxelles, DeBoeck UniversitĂ©, 2001, pp. 61-66. 17 J. RAWLS. ThĂ©orie de la justice, Paris, Points Essais, (1re Ă©dition : 1971) 2009, pp. 138-144. 18 Le nĂ©ologisme « capabilitĂ© » (fusion de « capacitĂ© » et « capable ») rĂ©fĂšre Ă  sa distinction avec le terme « capacitĂ© » et est reconnu dans les versions traduites de l’anglais au français des ouvrages de Martha Nussbaum et Amartya Sen. Il contient aussi Ă  lui seul l’essentiel de la thĂ©orie de la justice sociale d’Amartya Sen. Plusieurs auteurs francophones (ex. : Fabrice Flipo, Éric Monnet, Fabienne BrugĂšre) ayant traitĂ© de cette approche utilisent et reconnaissent cet emprunt lexical. 19 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 277-279. 20 Ibid, p.277.
  • 13. 6 fondamentaux de la vie humaine comme la qualitĂ© de vie, le bien-ĂȘtre et les libertĂ©s21 . En faisant le pont entre la prospĂ©ritĂ© Ă©conomique et la qualitĂ© des vies humaines, l’approche des capabilitĂ©s d’Amartya Sen s’intĂ©resse non seulement Ă  la vie qu’une personne parvient Ă  mener, mais aussi Ă  la libertĂ© rĂ©elle que cette personne a de choisir entre diffĂ©rentes façons de vivre22 . Ainsi, en s'inscrivant dans une approche libĂ©rale de la justice, l’approche des capabilitĂ©s peut s’intĂ©grer au paradigme dominant dans les nĂ©gociations internationales sur le climat, tout en se dĂ©marquant des trois principales thĂ©ories libĂ©rales de la justice, soit l’utilitarisme, le libertarianisme et l’approche rawlsienne23 . En effet, en se concentrant sur la « dimension de possibilitĂ© de la libertĂ© vue sous un angle "global" »24 , l’approche de Sen se distingue de l’attention portĂ©e au rĂ©sultat dans les approches consĂ©quentialistes. En ce sens, les capabilitĂ©s auraient le potentiel de servir de cadre normatif dans la lutte aux changements climatiques. L’objectif principal de la prĂ©sente analyse est donc d’explorer la façon dont une approche basĂ©e sur les capabilitĂ©s saurait pallier les carences exprimĂ©es en ce qui concerne le paradigme politico- idĂ©ologique dominant, dans la recherche de solutions durables aux enjeux humains des changements climatiques. Les objectifs spĂ©cifiques concernent dans un premier temps une explication claire et concise de l’approche des capabilitĂ©s. Il sera en effet nĂ©cessaire de bien dĂ©finir les diffĂ©rentes notions caractĂ©risant cette approche pour faciliter son utilisation par la suite. Il sera alors important de marquer les diffĂ©rences dans l’interprĂ©tation et l’utilisation de l’approche par nos deux principaux auteurs, Amartya Sen et Martha Nussbaum. Un deuxiĂšme objectif spĂ©cifique consiste Ă  rendre compte de la pertinence de l’application de l’approche des capabilitĂ©s dans le champ de l’environnement. Nous verrons que son utilisation dans ce domaine demeure trĂšs marginale malgrĂ© son grand potentiel dans l’analyse des inĂ©galitĂ©s environnementales. Il sera toutefois aussi question d’établir les limites de l’approche des capabilitĂ©s, tant au plan thĂ©orique qu’en ce qui concerne sa prise en compte dans l’action publique. Notre quatriĂšme objectif spĂ©cifique sera de dĂ©finir le principe de justice climatique et de mettre en lumiĂšre son caractĂšre hĂ©tĂ©rogĂšne dans les politiques mondiales en matiĂšre de lutte 21 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 278. 22 Ibid, p. 279. 23 Ibid, p. 284. 24 Ibid, p. 285.
  • 14. 7 aux changements climatiques. Finalement, notre dernier objectif spĂ©cifique sera de prĂ©senter les enjeux humains des changements climatiques dans sa dimension morale, c’est-Ă -dire d’exprimer les problĂšmes Ă©thiques reliĂ©s Ă  ce phĂ©nomĂšne. Cet essai ne se concentrera donc pas sur un cas particulier, mais tentera plutĂŽt d’explorer la pertinence d’une approche dans un champ prĂ©cis. Un des obstacles Ă  l’application de l’approche des capabilitĂ©s aux impacts humains des changements climatiques est le peu d’attention portĂ©e par Amartya Sen aux enjeux environnementaux dans l’ensemble de sa thĂ©orie. Comme le mentionne Fabrice Flipo, pour Sen, « [l]a biosphĂšre et l’écologie n’apparaissent que de maniĂšre marginale, au dĂ©tour d’une phrase, sans analyse approfondie. Les personnes et les sociĂ©tĂ©s ne participent pas de la nature. Si nature il y a, elle est situĂ©e en pĂ©riphĂ©rie, composĂ©e de stocks monofonctionnels et inĂ©puisables. »25 NĂ©anmoins, la crise Ă©cologique mondiale nous oblige Ă  reconsidĂ©rer le rapport qu’entretient l’humain avec la nature, mais aussi la façon dont cette crise exacerbe les inĂ©galitĂ©s sociales. Ce constat nous permet d’ouvrir et d’élargir la thĂ©orie d’Amartya Sen dans d’autres perspectives du dĂ©veloppement humain. Par consĂ©quent, nous dĂ©veloppons une recherche davantage exploratoire que confirmatoire. À l’aide de la recherche documentaire, l’objectif sera d’identifier un problĂšme pour ensuite conduire notre Ă©tude Ă  partir des idĂ©es des auteurs prĂ©conisĂ©s. Cet essai prendra ainsi la forme d’une revue de littĂ©rature analytique. La premiĂšre partie prĂ©sentera donc les Ă©lĂ©ments essentiels Ă  la comprĂ©hension de cet essai, soit les principales notions constituant l’approche des capabilitĂ©s. Il sera premiĂšrement question de dĂ©finir la philosophie Ă©conomique d’Amartya Sen et des trois principales notions qui se retrouvent au cƓur de sa thĂ©orie de la justice, soit la valeur de la libertĂ©, la base d’informations ainsi que l’égalitĂ© et la qualitĂ© de vie. Ayant aussi contribuĂ© au dĂ©veloppement de l’approche des capabilitĂ©s, nous aborderons ensuite les idĂ©es de Martha Nussbaum sous trois angles : la dignitĂ© humaine, les capabilitĂ©s centrales Ă  la vie humaine et le rĂŽle de l’État. Nous prĂ©senterons dans quelle mesure les deux auteurs se rejoignent sur la mĂ©thode et les Ă©lĂ©ments fondamentaux des capabilitĂ©s, mais aussi en quoi Nussbaum se distingue de Sen entre autres sur le plan de 25 F. FLIPO. « Pour une Ă©cologisation du concept de capabilitĂ© d'Amartya Sen », Natures Sciences SociĂ©tĂ©s, Vol. 13, 2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015).
  • 15. 8 l’application de l’approche. AprĂšs avoir dĂ©fini l’approche des capabilitĂ©s, nous verrons dans quels champs elle a Ă©tĂ© appliquĂ©e ainsi que les dĂ©fis que pose son passage dans l’action publique. Nous amorcerons ensuite notre rĂ©flexion sur son application dans le domaine de l’environnement. Cette section nous permettra de saisir le contexte d’émergence de l’approche des capabilitĂ©s, en plus de fournir d’importantes notions Ă  notre analyse. Nous exposerons ensuite, dans la deuxiĂšme partie, la question des inĂ©galitĂ©s rĂ©sultant des consĂ©quences des changements climatiques, et plus particuliĂšrement celle du dĂ©veloppement d’une justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps la dimension Ă©thique relative aux impacts humains des changements climatiques, lorsque posĂ©s comme problĂšme moral. Cela nous amĂšnera ensuite Ă  dĂ©finir quelques-unes des perspectives thĂ©oriques sous les thĂšmes de l’approche distributive, des inĂ©galitĂ©s climatiques et de l’équitĂ©, de la justice intergĂ©nĂ©rationnelle et du principe de responsabilitĂ©s communes, mais diffĂ©renciĂ©es (RCMD), pour ensuite faire le pont entre la thĂ©orie et la pratique. C’est alors que nous prĂ©senterons la façon dont certains chercheurs ont travaillĂ© Ă  faire converger la thĂ©orie avec la pratique en ce qui concerne la justice Ă©cologique. Nous verrons ensuite qu’il existe une multitude de conceptions de la justice Ă©cologique au sein des luttes sociales menĂ©es par certaines organisations non gouvernementales (ONG). Nous tenterons donc de cibler quelques Ă©lĂ©ments de consensus entre ces diffĂ©rentes conceptions pour ensuite arriver Ă  dĂ©montrer dans quelles mesures l’approche des capabilitĂ©s peut ĂȘtre utilisĂ©e comme fondement et base normative au dĂ©veloppement d’une justice climatique. Finalement, la troisiĂšme partie prĂ©sentera la façon dont l’approche des capabilitĂ©s peut ĂȘtre appliquĂ©e aux impacts humains des changements climatiques. Il sera alors question de prĂ©senter la dimension environnementale telle qu’exposĂ©e dans les travaux d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, pour ensuite Ă©largir la rĂ©flexion Ă  partir des idĂ©es de Breena Holland sur le sujet. Nous aborderons les Ă©lĂ©ments qui ont amenĂ© cette derniĂšre Ă  concevoir l’environnement comme une « mĂ©tacapabilitĂ© ». Nous verrons que cette approche permet non seulement de mesurer l’ampleur de l’influence des changements climatiques sur les vies humaines, mais qu’elle offre aussi une perspective nouvelle dans la façon de concevoir l’approche des capabilitĂ©s.
  • 16. 9 Nous tenterons ensuite de dĂ©montrer en quoi les capabilitĂ©s humaines sont affectĂ©es par les changements climatiques et aussi de quelle maniĂšre elles peuvent ĂȘtre prises en compte dans la lutte aux changements climatiques. En conclusion, nous ferons un retour sur les principaux Ă©lĂ©ments abordĂ©s dans la recherche, en plus de faire un bilan de l’analyse. Nous terminerons avec une rĂ©flexion critique sur la place que peuvent occuper les capabilitĂ©s dans lutte au rĂ©chauffement climatique.
  • 17. 10 PremiĂšre partie L’approche des capabilitĂ©s Les travaux d’Amartya Sen sont d’abord inspirĂ©s de la ThĂ©orie du choix social Ă  laquelle Sen a aussi fortement contribuĂ©. Celle-ci se rĂ©sume Ă  l’étude de la relation entre les prĂ©fĂ©rences individuelles et les choix collectifs que l’on fait en sociĂ©tĂ©26 . L’interprĂ©tation moderne de la ThĂ©orie du choix social trouve ses racines dans les travaux de Kenneth J. Arrow27 et, entre autres, dans son « thĂ©orĂšme d’impossibilitĂ© » dĂ©montrant que la simple agrĂ©gation des prĂ©fĂ©rences individuelles ne permet pas de cibler les prĂ©fĂ©rences d’une collectivitĂ©28 . Sen a par la suite soulevĂ© l’existence d’un risque de dĂ©duire des gĂ©nĂ©ralitĂ©s excessives dans cette procĂ©dure d’agrĂ©gation. Il proposait donc de classifier les problĂšmes individuels en un certain nombre de catĂ©gories et d’ensuite Ă©tudier la structure adĂ©quate pour chacune de ces catĂ©gories29 . C’est dans ce mĂȘme ordre d’idĂ©es qu’il a dĂ©veloppĂ© sa propre conception de la justice qui tente, dans une certaine mesure, de rĂ©concilier les valeurs et les intĂ©rĂȘts individuels avec les dĂ©cisions collectives. Lorsqu’il a dĂ©veloppĂ© son approche des capabilitĂ©s dans les annĂ©es 198030 , Amartya Sen s’est alors inscrit dans une rĂ©flexion beaucoup plus globale en ce qui concerne les fondements du libĂ©ralisme. Au-delĂ  de la primautĂ© des libertĂ©s, des responsabilitĂ©s et du droit individuels comme valeurs fondamentales dans nos sociĂ©tĂ©s, qu’en est-il de la qualitĂ© de vie des individus? Sen propose de s’y attarder et de dĂ©finir en quoi consiste le bien-ĂȘtre humain. Cette partie explorera donc l’origine et le contexte d’émergence de l’approche des capabilitĂ©s dĂ©veloppĂ©e par Amartya Sen ainsi que l’apport significatif de Martha Nussbaum Ă  cette approche. Nous verrons que leur conception de l’approche des capabilitĂ©s se rejoint sur la majoritĂ© des points, notamment en ce qui concerne l’évaluation qualitative du bien-ĂȘtre individuel, la libertĂ© substantielle que 26 A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol. 45, No. 1, 1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultĂ©e le 5 mai 2015). 27 K. J. ARROW. Social Choice and Individual Values, Londres, Yale University Press, (1re edition : 1951) 2012, 192 p. 28 M. MORREAU. « Arrow's Theorem », The Stanford Encyclopaedia of Philosophy, 2014, [En ligne], http://plato.stanford.edu/archives/win2014/entries/arrows-theorem, (page consultĂ©e le 5 mai 2015). 29 A. SEN. « Social Choice Theory: A Re-Examination », Econometrica, The Econometric Society, Vol.45, No.1, 1977, p. 53, [En ligne], http://www.jstor.org/stable/1913287, (Page consultĂ©e le 5 mai 2015). 30 T. WELLS. « Sen’s Capability Approach », Internet Encyclopaedia of Philosophy (IEP), [En ligne], http://www.iep.utm.edu/sen-cap/, (Page consultĂ©e le 6 mai 2015).
  • 18. 11 reprĂ©sentent les capabilitĂ©s ou encore l’importance de l’empowerment31 dans le dĂ©veloppement humain. Nous constaterons toutefois qu’elle se distancie lorsqu’il est question du rĂŽle de l’État, des capabilitĂ©s fondamentales et de la notion de dignitĂ©. L’objectif de cette premiĂšre partie est de bien comprendre le dĂ©veloppement de l’approche des capabilitĂ©s pour faciliter la manipulation que nous en ferons dans les parties subsĂ©quentes. Nous souhaitons donc exposer les principales notions qui serviront Ă  notre dĂ©monstration. Nous conclurons cette partie en introduisant d’emblĂ©e l’objet sur lequel nous nous concentrerons dans cet essai, soit l’application de l’approche des capabilitĂ©s aux impacts humains des changements climatiques. 1.1 L’idĂ©e de justice d’Amartya Sen Paru en 2009, L’idĂ©e de justice d’Amartya Sen se situe comme suite et critique Ă  ThĂ©orie de la justice de John Rawls. Une des principales critiques adressĂ©es Ă  la thĂ©orie rawlsienne concerne son approche distributive des primary goods. Autrement dit, Sen se questionne sur la variation d’aptitudes qu’ont les humains Ă  transformer ces primary goods en vie satisfaisante32 . Son livre propose essentiellement de revoir la nature de la justice ainsi que les objectifs du dĂ©veloppement humain. Le but de l’ouvrage rĂ©side aussi davantage dans la prise de conscience des situations d’injustice comme moyen d’établir les meilleures conditions pour combattre ces injustices que dans l’élaboration d’un idĂ©al de justice suivant une procĂ©dure bien dĂ©finie. Dans ce qui suit, nous proposons de rĂ©sumer trois Ă©lĂ©ments centraux menant au dĂ©veloppement de l’approche des capabilitĂ©s que propose Amartya Sen dans L’idĂ©e de justice. 1.1.1 La valeur de la libertĂ© Le libĂ©ralisme classique a placĂ© au centre de sa thĂ©orie la primautĂ© de la valeur de la libertĂ© individuelle. Également issu de la tradition libĂ©rale, Amartya Sen ne fait pas exception Ă  cet usage. Selon lui, pour qu’un humain devienne concrĂštement libre, il importe, d’une part, d’accroĂźtre les revenus, mais aussi de renforcer le pouvoir des individus de choisir et de mener la 31 Difficilement traduisible en français, le concept d’empowerment vise Ă  augmenter l’autonomisation des individus ainsi que leur pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, Ă©conomiques, environnementales et autres. 32 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 94-95.
  • 19. 12 vie Ă  laquelle ils aspirent. Cet ancrage empirique ainsi que l’attention portĂ©e par Sen Ă  la qualitĂ© de vie, Ă  l’équitĂ©, au bien-ĂȘtre individuel ainsi qu’aux rĂ©elles possibilitĂ©s individuelles le dĂ©marque de ses prĂ©dĂ©cesseurs. Pour lui, une des principales raisons pour laquelle la libertĂ© est si prĂ©cieuse est parce qu’elle « nous offre la possibilitĂ© d’accomplir ce que nous valorisons, quelle que soit la façon dont cela se produit. »33 En d’autres termes, la libertĂ© nous permet de dĂ©cider de vivre comme nous l’entendons et d’Ɠuvrer Ă  atteindre nos objectifs. Ce contexte de libertĂ© favorise ainsi le libre arbitre et la prise de dĂ©cision individuelle. Sen propose toutefois une distinction pragmatique entre la notion de libertĂ© et celle de libertĂ© rĂ©elle, soit la vĂ©ritable possibilitĂ© qu’ont les individus d’accomplir la vie qu’ils souhaitent accomplir dans un « mode d’organisation sociale »34 . Il attire l’attention sur la distinction entre les notions « d’accomplissement » et de « libertĂ© d’accomplissement »35 . L’accomplissement, c’est « ce que nous faisons en sorte de rĂ©aliser », alors que la libertĂ© d’accomplir est la possibilitĂ© rĂ©elle que nous avons de faire ce que nous valorisons. Cette subtile nuance reprĂ©sente justement l’écart entre la libertĂ© que l’on pourrait dire proposĂ©e Ă  un individu et la libertĂ© rĂ©elle dont il dispose. Il est essentiel pour Sen de construire un pont entre la façon dont nous concevons thĂ©oriquement la libertĂ© et la façon dont elle s’applique et se pratique dans la vie des gens. Il y a donc un problĂšme lorsque l’on juge « les possibilitĂ©s dont disposent les gens en se demandant uniquement si, en fin de compte, ils font bien ce que, hors de toute contrainte, ils auraient choisi de faire. »36 Pour Sen, affirmer qu’un individu est libre par le seul constat qu’il se trouve dans la mĂȘme situation que celle oĂč il se serait retrouvĂ© par choix est une conclusion qui dĂ©nature le concept mĂȘme de « possibilitĂ© ». Plus prĂ©cisĂ©ment, ce constat rĂ©vĂšle un schisme entre la possibilitĂ© de choisir librement de rĂ©aliser une action et la simple possibilitĂ© de rĂ©alisation d’une action. En effet, la conception de la libertĂ© rĂ©elle s’évalue davantage dans l’analyse globale d’un rĂ©sultat, c’est-Ă -dire en considĂ©rant le processus ou encore la façon dont 33 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 281. 34 Par « mode d’organisation sociale », Amartya Sen entend toute structure socialisĂ©e, soit une sociĂ©tĂ© donnĂ©e, une nation, un État, une communautĂ© ou encore une organisation. 35 A. SEN. Repenser l’inĂ©galitĂ©, Paris, Points Économie, (1re Ă©dition 1992) 2000, p. 63. 36 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283.
  • 20. 13 une personne parvient Ă  une situation finale, que dans celle d’un rĂ©sultat purement final qui nous amĂšnerait Ă  omettre certaines contraintes dans la prise de dĂ©cision. D’un point de vue collectif, l’analyse des libertĂ©s individuelles implique de considĂ©rer la pluralitĂ© dans les conditions de vie des individus au sein d’une sociĂ©tĂ©. C’est ce qui nous permettrait de mesurer en quelque sorte l’écart de possibilitĂ©s entre les individus, mais aussi d’évaluer les capabilitĂ©s d’une personne de mener le type de vie qu’elle valorise au-delĂ  de la seule option qui s’est finalement concrĂ©tisĂ©e. L’attention portĂ©e sur les possibilitĂ©s permet au contraire une approche plus large qui tient compte de la procĂ©dure de choix, en particulier « des autres solutions [qu’une personne peut] choisir, dans les limites de sa capacitĂ© rĂ©elle Ă  le faire. »37 1.1.2 La base d’informations Une autre question essentielle qu’Amartya Sen pose dans L’idĂ©e de justice est celle de la base informationnelle. Sur quelles bases juge-t-on de ce qui est juste ou injuste dans nos sociĂ©tĂ©s? Toute thĂ©orie concrĂšte de la philosophie politique doit choisir une base d’informations, c’est-Ă - dire l’ensemble des informations (ou critĂšres) dont il est nĂ©cessaire de disposer pour formuler un jugement, mais aussi l’ensemble des informations exclues de cette Ă©valuation.38 Cette base repose sur des valeurs et permet d’évaluer selon les critĂšres retenus l’avantage global d’un individu par rapport Ă  un autre. Ainsi, les prioritĂ©s, souvent implicites, peuvent ĂȘtre isolĂ©es et analysĂ©es en identifiant la base d’informations sur laquelle se fonde le jugement d’évaluation dans telle ou telle thĂ©orie. En consĂ©quence, cette base informationnelle se situe au cƓur des diffĂ©rences entre les conceptions de la justice. Par exemple, la thĂ©orie rawlsienne accorde une prioritĂ© Ă  l’équitĂ© dans sa base informationnelle, alors que chez les utilitaristes, ce sera plutĂŽt la somme totale de l’utilitĂ© (mesure selon le plaisir et le bonheur, donc le bien-ĂȘtre) qui constituera le moteur du jugement. D’autres mĂ©thodes, employĂ©es dans plusieurs Ă©valuations Ă©conomiques, Ă©valueront l’avantage d’un individu d’un point de vue financier, c’est-Ă -dire Ă  partir de son niveau de revenu, de capital ou de ressources39 . 37 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 283. 38 A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re Ă©dition : 1999) 2003, p. 83. 39 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 284.
  • 21. 14 Pour illustrer cette incapacitĂ© Ă  crĂ©er un consensus en matiĂšre de justice ainsi que l’existence d’une pluralitĂ© des conceptions de la justice et donc de l’inefficacitĂ© d’une approche procĂ©durale de la justice, Sen propose d’illustrer trois enfants et une flĂ»te40 . Anne affirme que la flĂ»te lui revient parce qu’elle est la seule qui sache en jouer, Bob parce qu’il est pauvre au point de n’avoir aucun jouet et Carla parce qu’elle a passĂ© des mois Ă  la fabriquer. Comment trancher entre ces trois revendications, toutes aussi lĂ©gitimes? Selon Sen, aucune institution ni procĂ©dure ne permettront de rĂ©soudre ce diffĂ©rend d’une maniĂšre qui serait universellement acceptĂ©e comme juste. Au contraire, la pluralitĂ© dans l’existence des conceptions de la justice fait en sorte qu’il n’est pas possible de concevoir un seul systĂšme de valeurs et de critĂšres pour penser la justice. Ainsi, le choix que l’on fera pour trancher Ă  qui revient la flĂ»te s’arrĂȘtera sur le cas qui nous semble le plus juste selon les valeurs en cause et la base informationnelle que l’on prĂ©conise. L’approche de la justice de Sen prend pour base d’informations les capabilitĂ©s par l’entremise des libertĂ©s individuelles, qu’il distingue des utilitĂ©s, mĂȘme s’il prend aussi en considĂ©ration leurs consĂ©quences.41 Nous verrons toutefois que l’approche des capabilitĂ©s ne propose pas de recette particuliĂšre ni de procĂ©dure sur la façon d’utiliser cette information. Elle est en fait une mĂ©thode d’ordre gĂ©nĂ©ral qui oriente l’attention vers l’information sur les avantages individuels, jugĂ©s, comme nous l’avons vu, en termes de possibilitĂ©s et non en fonction d’un « projet » spĂ©cifique sur la bonne façon d’organiser une sociĂ©tĂ©.42 En ce sens, les capabilitĂ©s permettent de franchir le caractĂšre tĂ©lĂ©ologique souvent prĂ©sent dans les approches procĂ©durales de la justice. 1.1.3 L’égalitĂ© et la qualitĂ© de vie Au mĂȘme titre que John Rawls, une des principales prĂ©occupations d’Amartya Sen est celle de l’égalitĂ©. Toutefois, plusieurs thĂ©ories libĂ©rales acceptent certaines formes d’inĂ©galitĂ©s fondĂ©es, par exemple, sur des incitatifs43 . C’est un peu ce que Rawls dĂ©fend dans son principe de 40 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 38. 41 A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re Ă©dition : 1999) 2003, p. 85. 42 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 285. 43 Ibid, pp. 91-92.
  • 22. 15 diffĂ©rence. Certaines inĂ©galitĂ©s peuvent exister tant et aussi longtemps qu’elles avantagent les plus dĂ©munis ou qu’elles engendrent une motivation44 . Or, l’importance de la notion d’égalitĂ© depuis les LumiĂšres ne fait plus dĂ©bat selon Sen. La prĂ©sence de la notion d’égalitĂ© dans toutes les thĂ©ories normatives et contemporaines de la justice sociale dĂ©montre bien le consensus global en ce qui concerne sa valeur. En effet, ces thĂ©ories exigent toutes l’égalitĂ© de quelque chose; quelque chose que la thĂ©orie en question juge « particuliĂšrement crucial »45 . Or, deux grandes questions se posent pour une analyse Ă©thique de l’égalitĂ© : (1) Pourquoi l’égalitĂ©? et (2) L’égalitĂ© de quoi? Pour Sen, ces deux questions sont non seulement interdĂ©pendantes, mais elles sont nĂ©cessaires Ă  la comprĂ©hension de la force de la valeur de l’égalitĂ©. Une thĂ©orie de l’égalitĂ© ne doit pas ĂȘtre abstraite. Si, toutefois, nous arrivons Ă  rĂ©pondre Ă  la deuxiĂšme question, demeure-t-il nĂ©cessaire de rĂ©pondre Ă  la premiĂšre? Sen dĂ©montre que, logiquement, si nous arrivons Ă  dĂ©velopper un raisonnement en faveur de l’égalitĂ© de x (quel que soit x – revenus, fortunes, chances, accomplissements rĂ©els, libertĂ©s, droits, etc.), nous nous prononçons dĂ©jĂ  en faveur de l’égalitĂ© sous cette forme46 . Dans ce cas, la rĂ©ponse Ă  la premiĂšre question existe par dĂ©faut. Toutefois, mĂȘme si la majoritĂ© des thĂ©ories normatives traitent de l’égalitĂ© de quelque chose, cela ne suffit pas Ă  dire qu’elles favorisent un traitement Ă©gal Ă  tous les humains. L’utilitarisme, par exemple, insiste sur « la maximisation de la somme totale des utilitĂ©s de tous les individus pris ensemble [
] »47 Les utilitaristes ne prĂ©conisent pas, en gĂ©nĂ©ral, l’égalitĂ© du total des utilitĂ©s dont jouissent des individus diffĂ©rents. En ce sens, l’utilitarisme n’est pas particuliĂšrement Ă©galitaire et sa conception de la justice n’est pas transcendantale48 . Cela constitue d’ailleurs une des principales critiques de Sen Ă  l’endroit des thĂ©ories utilitaristes. Deux des Ă©lĂ©ments sur lesquels Sen se concentre dans sa rĂ©flexion sur l’égalitĂ© et qui l’amĂšnent, par le fait mĂȘme, Ă  dĂ©velopper son approche des capabilitĂ©s sont les problĂšmes de l’égalitĂ© de base et de la diversitĂ© humaine. Comme nous l’avons mentionnĂ© plus tĂŽt, Sen se prĂ©occupe de la 44 J. RAWLS. ThĂ©orie de la justice, Paris, Points Essais, (1re Ă©dition : 1971) 2009, pp. 315-323. 45 Ibid, p. 351. 46 A. SEN. Repenser l’inĂ©galitĂ©, Paris, Points Économie, (1re Ă©dition 1992) 2000, p. 35. 47 Ibid, p. 37. 48 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, pp. 91-92.
  • 23. 16 considĂ©ration de la pluralitĂ© des conditions humaines au sein de la sociĂ©tĂ©. C’est d’un point de vue comparatif que les notions de libertĂ© et d’égalitĂ© deviennent problĂ©matiques : « Les sociĂ©tĂ©s et les communautĂ©s auxquelles nous appartenons dĂ©terminent trĂšs diffĂ©remment ce que nous pouvons faire ou non. »49 Non seulement les diffĂ©rences dans notre environnement affectent nos possibilitĂ©s, mais chaque individu vient aussi au monde avec des traits et des caractĂ©ristiques personnelles (sexe, handicap, aptitudes physiques et mentales, etc.). Ces derniĂšres sont principalement importantes, car elles exercent une influence notoire sur la façon que se manifestera la libertĂ© d’un individu. Elles doivent donc se retrouver au cƓur de l’évaluation des inĂ©galitĂ©s. Une personne handicapĂ©e, par exemple, pourra faire beaucoup moins avec le mĂȘme niveau de revenu qu’une personne n’ayant pas de handicap. Si, dans une sociĂ©tĂ©, les individus Ă©taient parfaitement semblables, l’égalitĂ© de l’un – par exemple, sur les revenus – tendrait Ă  converger vers celle des autres. Au contraire, l’ampleur de la diversitĂ© humaine fait en sorte que l’égalitĂ© des revenus ou mĂȘme celui d’un environnement naturel et social peut laisser subsister de fortes inĂ©galitĂ©s dans la capacitĂ© des individus Ă  faire ce qu’ils valorisent50 . Sen critique donc le fait que nous ayons autant de difficultĂ© Ă  faire entrer ces diffĂ©rences individuelles dans le cadre usuel d’évaluation qui sert Ă  mesurer l’inĂ©galitĂ©51 . Il constate en fait que les indicateurs utilisĂ©s pour lutter contre les injustices sont essentiellement basĂ©s sur l’évaluation de la richesse des individus et de l’écart entre leur revenu. Sa rĂ©flexion est, qu’au- delĂ  de ces indicateurs Ă©conomiques, la qualitĂ© de vie des individus doit devenir un critĂšre de prospĂ©ritĂ© pour un pays52 . Ainsi, l’évaluation de la qualitĂ© des vies humaines implique de s’intĂ©resser non seulement Ă  celles que l’on parvient Ă  mener, mais aussi Ă  la libertĂ© rĂ©elle que l’on a de choisir entre diffĂ©rentes façons de vivre (ou combinaisons de fonctionnement). C’est prĂ©cisĂ©ment Ă  travers cette rĂ©flexion qu’émerge la perspective des capabilitĂ©s qui, elle, insiste sur « la facultĂ© qu’ont les gens de vivre la vie qu’ils souhaitent et qu’ils ont raison de souhaiter et l’amĂ©lioration des choix Ă  leur disposition, pour y parvenir. »53 49 A. SEN. Repenser l’inĂ©galitĂ©, Paris, Points Économie, (1re Ă©dition 1992) 2000, p. 47. 50 Idem. 51 Ibid, p. 58. 52 Amartya Sen a d’ailleurs dĂ©veloppĂ© l’Indice de dĂ©veloppement humain (IDH) dans cet ordre d’idĂ©es. Nous en discutons plus en dĂ©tail dans la partie 1.3 Application de l’approche des capabilitĂ©s. 53 A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re Ă©dition : 1999) 2003, p. 369.
  • 24. 17 La question est donc de dĂ©finir quels peuvent ĂȘtre les obstacles au plein Ă©panouissement de cette facultĂ©. Si des soins de santĂ© ainsi qu’une Ă©ducation de qualitĂ© peuvent favoriser cette facultĂ©, qu’en est-il de de la qualitĂ© de l’air et de l’accĂšs Ă  l’eau potable, par exemple? Les conditions environnementales exercent une influence notoire sur la qualitĂ© de vie des personnes, non seulement en ce qui concerne les besoins de base Ă  leur survie, mais aussi sur leurs conditions Ă©conomiques. Nous y reviendrons en troisiĂšme partie. 1.2 La rĂ©flexion de Martha Nussbaum La façon de concevoir la libertĂ© par les capabilitĂ©s est aussi soutenue, Ă©tudiĂ©e et alimentĂ©e par les travaux de Martha Nussbaum qui a travaillĂ© Ă©troitement avec Amartya Sen dans les annĂ©es 1980 sur les enjeux de dĂ©veloppement et d’éthique. Leur collaboration a menĂ© Ă  la publication en 1993 de l’ouvrage The Quality of Life et Ă  la fondation en 2003 de la Human Development & Capability Association (HDCA). La rĂ©flexion de Nussbaum concernant le dĂ©veloppement humain et sa mĂ©thode rejoint en grande partie celle de Sen. Tous deux soutiennent que, combinĂ©s Ă  une rĂ©flexion abstraite, les formes de vie et les exemples issus de la rĂ©alitĂ© sont essentiels pour « construire un discours philosophique enracinĂ© dans un diagnostic du prĂ©sent mondialisĂ©. » 54 Dans les prochaines lignes, nous survolerons certains des thĂšmes majeurs prĂ©sents dans la rĂ©flexion de Martha Nussbaum en ce qui concerne l’approche des capabilitĂ©s, soit la dignitĂ© et les capabilitĂ©s centrales Ă  la vie humaine ainsi que le rĂŽle de l’État dans le soutien des capabilitĂ©s. Nous verrons aussi ce qui l’a amenĂ©e Ă  contribuer au dĂ©veloppement de cette approche ainsi que la portĂ©e de cette contribution. 54 F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la dĂ©mocratie des capabalitĂ©s », Essais et dĂ©bats, CoopĂ©rative La vie des idĂ©es, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultĂ©e le 7 janvier 2015).
  • 25. 18 1.2.1 La dignitĂ© humaine La qualitĂ© de vie ainsi que la dignitĂ© humaine sont des critĂšres aussi importants pour Nussbaum que pour Sen. Cela suppose donc de considĂ©rer les opportunitĂ©s qui s’offrent aux personnes ainsi que le sens qu’ils attachent Ă  leur existence. Ainsi, trois critĂšres55 sont Ă  retenir pour Ă©valuer la qualitĂ© de vie d’un individu : (1) la recherche du bien-ĂȘtre, (2) la libertĂ© de l’agent Ă  choisir ce qu’il accomplit et (3) une conception du bien qui ne repose sur aucune objectivitĂ© prĂ©constituĂ©e (du type des primary goods chez Rawls ou du revenu rĂ©el dans les analyses du PIB), mais plutĂŽt sur les choix et les dĂ©cisions des sujets. Cette conception Ă©merge d’une rĂ©flexion basĂ©e sur les conditions sociales de la justice. Au mĂȘme titre que Sen, Nussbaum nous amĂšne Ă  explorer les limites des dĂ©bats relatifs Ă  la justice sociale et Ă  en Ă©tendre les frontiĂšres au-delĂ  de ce que permet une approche purement procĂ©durale de la justice. Elle explique que la thĂ©orie sociale du contrat repose essentiellement sur l’indĂ©pendance des contractants et ne permet donc pas d’instituer un traitement Ă©gal de tous les ĂȘtres humains. Une des principales critiques que Nussbaum adresse au libĂ©ralisme repose sur l’idĂ©e que le culte de l’individu autonome et responsable autour duquel s’est articulĂ©e cette idĂ©ologie considĂšre, fictivement, que tout le monde a les mĂȘmes moyens d’ĂȘtre actif et libre alors que l’humain est fondamentalement vulnĂ©rable. Comme l’a exprimĂ© le sociologue Richard Sennett, « la dignitĂ© de la dĂ©pendance n’est jamais apparue au libĂ©ralisme comme un projet politique valable. »56 Nussbaum propose donc de renouveler la perspective de la libertĂ© humaine Ă  travers la libertĂ© d’accomplissement, ce qui, dans son essence, concorde avec la rĂ©flexion d’Amartya Sen. Toutefois, les problĂ©matiques modernes liĂ©es Ă  l’internationalisme et aux impacts d’une Ă©conomie mondialisĂ©e sur le libĂ©ralisme imposent Ă  Nussbaum de porter une attention particuliĂšre Ă  la dignitĂ© humaine. MĂȘme s’il reconnaĂźt son importance, Sen ne fait pas un usage thĂ©orique central du concept de dignitĂ© humaine. Or, Nussbaum y accorde une place importante dans sa philosophie politique. Elle fait remarquer que le respect de la dignitĂ© humaine passe 55 F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la dĂ©mocratie des capabalitĂ©s », Essais et dĂ©bats, CoopĂ©rative La vie des idĂ©es, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 56 R. SENNETT. Respect - De la dignitĂ© de l’homme dans un monde d’inĂ©galitĂ©s, Paris, Hachette, (1re Ă©dition : 1982), 2005, p. 144.
  • 26. 19 habituellement par une remise en question des rapports de pouvoir entre les individus – pauvres et riches, ruraux et urbains, femmes et hommes, sud et nord, etc. –, mais aussi par le respect de la valeur d’égalitĂ© entre les personnes. Dans son analyse des travaux de Martha Nussbaum, Fabienne BrugĂšre propose que la question principale soit formulĂ©e comme suit : « Qu’est-ce que chaque personne dans son contexte de vie est capable de faire et d’ĂȘtre ? »57 La notion de dignitĂ© humaine implique un humanisme capable de cibler la possibilitĂ© rĂ©elle de disposer des choix les plus larges possible. L’objectif est donc de trouver les moyens de donner du pouvoir d’ĂȘtre et d’agir Ă  ceux dont la libertĂ© est restreinte par toutes sortes d’obstacles. Pour Nussbaum, l’égalitĂ© se pense Ă  travers l’égale dignitĂ© des ĂȘtres humains58 . Ainsi, les lois et les institutions ont un rĂŽle majeur Ă  jouer pour assurer un traitement Ă©gal des individus, ce qui ne garantit pas que chacun arrivera nĂ©cessairement Ă  la mĂȘme condition. Toutefois, le dĂ©ploiement des talents et des efforts offrant la capacitĂ© Ă  un individu de construire une vie en accord avec ses projets et ses dĂ©sirs ne doit pas ĂȘtre empĂȘchĂ© ou rĂ©servĂ© Ă  quelques-uns. Au contraire, la dignitĂ© humaine est liĂ©e Ă  la possibilitĂ© pour tous les humains d’ĂȘtre actifs dans leurs ambitions. 1.2.2 Les capabilitĂ©s centrales Ă  la vie humaine L’approche des capabilitĂ©s reprĂ©sente l’espace le plus adaptĂ© pour comparer les qualitĂ©s de vie selon Nussbaum. Cette approche est prĂ©fĂ©rable aux perspectives utilitaristes ou de tendance rawlsienne, car elle ne s’intĂ©resse pas seulement au bien-ĂȘtre total ou moyen, mais aux possibilitĂ©s offertes Ă  chaque personne. Elle considĂšre « chaque personne comme une fin »59 . Alors qu’Amartya Sen utilise ce cadre uniquement pour l’analyse de la qualitĂ© des vies humaines, Martha Nussbaum s’intĂ©resse aussi aux capabilitĂ©s des animaux non humains.60 C’est toutefois sa rĂ©flexion sur les conditions de vie humaine qui nous intĂ©ressera dans le prĂ©sent essai. 57 F. BRUGÈRE. « Martha Nussbaum ou la dĂ©mocratie des capabalitĂ©s », Essais et dĂ©bats, CoopĂ©rative La vie des idĂ©es, 2013, [En ligne], http://www.laviedesidees.fr/Martha-Nussbaum-ou-la-democratie.html, (page consultĂ©e le 6 mai 2015). 58 M. NUSSBAUM. Frontiers of Justice, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2009, pp. 292-293. 59 M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 37. 60 Ibid, p. 36.
  • 27. 20 Nussbaum rappelle que l’objectif principal de Sen dans son dĂ©veloppement de l’approche des capabilitĂ©s Ă©tait de la prĂ©senter comme l’espace de comparaison le plus pertinent pour Ă©valuer les qualitĂ©s de vie et d’ainsi modifier l’orientation du dĂ©bat sur le dĂ©veloppement61 . Elle note toutefois que sa version ne propose pas de description prĂ©cise de la justice de base. Il n’existe donc pas de seuil ni de liste qui permettrait de hiĂ©rarchiser en quelque sorte les capabilitĂ©s, mĂȘme si Sen reconnaĂźt une plus grande importance Ă  certaines d’entre elles (par exemple la santĂ© et l’éducation). C’est dans cet ordre d’idĂ©es que Nussbaum Ă©labore les dix « capabilitĂ©s centrales »62 Ă  la vie humaine, soit (1) la vie, (2) la santĂ© du corps, (3) l’intĂ©gritĂ© du corps, (4) les sens, l’imagination et la pensĂ©e, (5) les Ă©motions, (6) la raison pratique, (7) l’affiliation, (8) les autres espĂšces, (9) le jeu et (10) le contrĂŽle sur son environnement. Une vie Ă  laquelle il manquerait une seule de ces capabilitĂ©s ne saurait ĂȘtre une vie pleine, malgrĂ© tout ce dont elle disposerait par ailleurs. Si Nussbaum reproche Ă  Sen de ne pas proposer de seuil des capabilitĂ©s, il ne semble pourtant pas exister de hiĂ©rarchie dans la garantie de ces capabilitĂ©s si ce n’est qu’elles dĂ©marquent des autres qui n’apparaissent pas dans sa liste. En effet, un seuil minimal est exigĂ© pour chacune de ces dix capabilitĂ©s. La dĂ©finition de ces capabilitĂ©s fondamentales Ă©merge de la question suivante : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne exige? » La question, par exemple, ne concerne donc pas tant l’accĂšs ou le droit au logement pour tous que le fait que tout humain puisse vivre dans un logement dĂ©cent. Cela implique donc de dĂ©finir en quoi consiste un logement convenable. Bien que le dĂ©veloppement des capabilitĂ©s se fait de maniĂšre individuelle, il doit tout de mĂȘme ĂȘtre placĂ© sous la responsabilitĂ© de la sociĂ©tĂ© et cet objectif passe principalement par des politiques publiques. Alors que Sen insiste sur la libertĂ© du bien-ĂȘtre, soit la libertĂ© de choisir comment on fonctionne, Nussbaum insiste sur la responsabilitĂ© du gouvernement de garantir Ă  tous les citoyennes et citoyens au moins un seuil de ces dix capabilitĂ©s centrales. 61 M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 38. 62 Ibid, pp. 55-57.
  • 28. 21 1.2.3 Le rĂŽle de l’État Lorsque Sen discute de la responsabilitĂ© individuelle, il explique que certains chefs d’État accordent parfois une si grande importance Ă  l’autonomie individuelle que la seule idĂ©e que certains individus puissent dĂ©pendre des autres est une nĂ©gation d’estime de soi et est condamnable63 . Bien qu’il ne s’oppose pas Ă  cette idĂ©e, Sen exprime que la responsabilitĂ© individuelle demeure sujette Ă  discussion. Selon lui, l’affirmation mĂȘme de cette responsabilitĂ© individuelle dĂ©pend d’un ensemble de circonstances personnelles, sociales et environnementales. Une personne n’ayant pas accĂšs Ă  une Ă©ducation ou Ă  des soins de santĂ© de base, par exemple, se voit privĂ©e de la facultĂ© de mener sa vie de façon autonome et ne peut donc pas ĂȘtre totalement tenue responsable de sa situation. En effet, Sen considĂšre que le sens de la responsabilitĂ© est infĂ©rieur Ă  la notion de capabilitĂ©, car elle exige la libertĂ©.64 Et il ne voit pas lĂ  une solution binaire entre, d’une part, la responsabilitĂ© individuelle et d’autre part « l’État nourrice ». L’acceptation Ă©troite de la responsabilitĂ© individuelle doit donc non seulement ĂȘtre Ă©largie au rĂŽle de l’État, mais aussi en identifiant les fonctions d’autres institutions et ONG entre autres. Pour Nussbaum, le gouvernement a un rĂŽle dĂ©finitif Ă  jouer pour garantir aux individus une vie digne et minimalement Ă©panouie. Ainsi, le respect de la dignitĂ© humaine passe par les lois et les institutions. Cela fait en sorte que les pays ne sont pas seulement un point de dĂ©part thĂ©orique pour la construction d’une justice sociale, mais que leur gouvernement est aussi responsable de soutenir les capabilitĂ©s centrales de chaque individu65 . Nussbaum part toutefois du principe que seules les sociĂ©tĂ©s « raisonnablement » dĂ©mocratiques sont en mesure d’assurer une autonomie individuelle, car elles puisent – en thĂ©orie – la source de leurs lois directement auprĂšs de la population. Les individus seraient donc, en principe, supportĂ©s par des lois qu’ils ont eux-mĂȘmes choisies. Dans cet ordre d’idĂ©e, le pays se trouve ainsi dotĂ© d’un rĂŽle moral enracinĂ© dans le soutien des capabilitĂ©s individuelles. Les inĂ©galitĂ©s mondiales qui perdurent et que nous continuons d’observer aujourd’hui sont les consĂ©quences d’une justice constamment violĂ©e selon Nussbaum. Car les pays riches ont non seulement les moyens d’assurer Ă  leurs citoyennes et 63 A. SEN. Un nouveau modĂšle Ă©conomique, Paris, Odile Jacob, (1re Ă©dition : 1999) 2003, pp. 43-48. 64 Ibid, p. 377. 65 M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 155.
  • 29. 22 citoyens les capabilitĂ©s centrales, mais ils ont aussi le devoir d’assister les efforts des pays pauvres66 . Ce raisonnement est principalement basĂ© sur les arguments voulant que les nombreux problĂšmes des pays pauvres trouvent leur origine dans l’exploitation coloniale ou encore que les inĂ©galitĂ©s observĂ©es dans les pays pauvres soient la cause des habitudes de vie et de consommation observĂ©es dans les pays riches. L’ambition idĂ©aliste de Nussbaum repose donc sur un renforcement de la lĂ©gitimitĂ© des traitĂ©s et accords internationaux dans le but d’imposer certaines normes Ă  la « communautĂ© des nations ». La justice internationale passe ainsi par un respect du droit international de la part de chaque pays. 1.3 Application de l’approche des capabilitĂ©s L’application la plus marquante de l’approche des capabilitĂ©s est probablement la crĂ©ation en 1990 de l’Indice de dĂ©veloppement humain (IDH). DĂ©veloppĂ© en majeure partie par Amartya Sen, l’IDH est calculĂ© par la moyenne de trois principales dimensions: une vie longue et saine, l'acquisition de connaissances et un niveau de vie dĂ©cent. L’IDH est aujourd’hui un indice reconnu et utilisĂ© par le Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement (PNUD) dans l’évaluation du dĂ©veloppement humain Ă  travers tous les pays67 . La pertinence de l’application de l’approche classique des capabilitĂ©s comme le propose Amartya Sen a aussi fait l’objet de certaines Ă©tudes. Par exemple, en 2011, une Ă©tude commune germano- autrichienne s’est basĂ©e sur les projets en cours au sein des pays de l’OCDE ayant Ă©tĂ© commandĂ©s par les gouvernements allemands et britanniques. Les auteurs ont observĂ© entre 66 M. NUSSBAUM. CapabilitĂ©s – Comment crĂ©er les conditions d’un monde plus juste?, Paris, Flammarion, 2012, p. 158. 67 Selon le Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement (PNUD), l’IDH Ă©tĂ© crĂ©Ă© « pour souligner que les personnes et leurs capacitĂ©s devraient constituer le critĂšre ultime pour Ă©valuer le dĂ©veloppement d'un pays, pas seulement la croissance Ă©conomique. L'IDH peut Ă©galement ĂȘtre utilisĂ© pour remettre en question des choix politiques nationaux, en se demandant comment deux pays ayant les mĂȘmes niveaux de revenu national brut (RNB) par habitant peuvent obtenir des rĂ©sultats diffĂ©rents en termes de dĂ©veloppement humain. Ces contrastes peuvent susciter le dĂ©bat sur les prioritĂ©s politiques des gouvernements. » Pour plus de dĂ©tails : PNUD, Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement, Indice de dĂ©veloppement humain (IDH), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/indice-de-d%C3%A9veloppement-humain-idh, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015).
  • 30. 23 autres une augmentation considĂ©rable des applications basĂ©es sur l’approche des capabilitĂ©s dans les pays Ă  revenus Ă©levĂ©s de l’OCDE. Une des principales conclusions de leur Ă©tude explique que leurs observations basĂ©es sur le dĂ©veloppement humain et l’approche des capabilitĂ©s ont confirmĂ© que le caractĂšre multidimensionnel de cette approche peut produire une valeur ajoutĂ©e considĂ©rable pour l’évaluation du bien-ĂȘtre, celui-ci ne pouvant pas ĂȘtre saisi que par les seules mesures du revenu68 . Ce caractĂšre multidimensionnel se retrouve effectivement dans plusieurs Ă©tudes oĂč l’on a appliquĂ© l’approche des capabilitĂ©s. Or, son application dans le champ de l’environnement reste trĂšs limitĂ©e et sous-estimĂ©e. TrĂšs peu d’études se sont intĂ©ressĂ©es Ă  l’utilisation de l’approche des capabilitĂ©s comme cadre d’évaluation des problĂšmes Ă©cologiques ou encore sur la façon dont la dĂ©gradation de l’environnement influence l’épanouissement des capabilitĂ©s humaines. Le domaine dans lequel cette approche demeure la plus appliquĂ©e est celui de la lutte Ă  la pauvretĂ© et plus particuliĂšrement dans la comparaison entre les mesures traditionnelles d’évaluation de la pauvretĂ© basĂ©es sur le revenu et d’autres mesures dites multidimensionnelles dans lesquelles s’intĂšgre l’approche des capabilitĂ©s. DĂ©jĂ  en 1999, le Groupe d'Ă©conomie du dĂ©veloppement de l'UniversitĂ© Montesquieu Bordeaux IV se penche sur le diffĂ©rentiel spatial de pauvretĂ© au Burkina Faso et Ă©value la pauvretĂ© rĂ©gionale de maniĂšre multidimensionnelle en comparant la « pauvretĂ© monĂ©taire » et la pauvretĂ© « en terme de capabilitĂ©s »69 . Le chercheur conclue que « l’approche en termes de "capabilities" met en Ă©vidence des diffĂ©rences sensibles selon le sexe et le statut professionnel du chef de mĂ©nage, et suggĂšre des actions diffĂ©renciĂ©es en matiĂšre de lutte contre la pauvretĂ©, modulĂ©es selon les zones, tant en ce qui concerne l’accĂšs aux biens privĂ©s qu’aux services collectifs. »70 Plus rĂ©cemment, en 2013, l’International Journal of Social Economics publie une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par trois chercheurs provenant des universitĂ©s de Cape Town et du NigĂ©ria qui dĂ©montre la pertinence de l’application de l’approche des capabilitĂ©s dans la comprĂ©hension de la pauvretĂ© au 68 J. VOLKERT et F. SCHNEIDER. The Application of the Capability Approach to High-Income OECD Countries: A Preliminary Survey, CESifo Working Papers, 2011, p. 29. 69 J-P. LACHAUD. « Le diffĂ©rentiel spatial de pauvretĂ© au Burkina Faso : “capabilities” versus dĂ©penses », Pessac (France), Groupe d'Ă©conomie du dĂ©veloppement de l'UniversitĂ© Montesquieu Bordeaux IV, 1999, [En ligne], http://www.researchgate.net/publication/5178561_Le_diffrentiel_spatial_de_pauvret_au_Burkina_Faso___capabiliti es__versus_dpenses, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 70 Ibid, RĂ©sumĂ©.
  • 31. 24 NigĂ©ria71 . Les chercheurs notent que les capabilitĂ©s reprĂ©sentent en fait la dimension manquante dans l’analyse et l’explication de la pauvretĂ©. Il s’agit d’une nouvelle mĂ©thodologie qui doit ĂȘtre directement appliquĂ©e dans l’évaluation de l’appauvrissement et de la privation. Les capabilitĂ©s ont aussi fait l’objet d’études sur le genre et plus prĂ©cisĂ©ment sur la condition et le dĂ©veloppement des femmes. En 2008, l’école de travail social de l’UniversitĂ© Tulane en Nouvelle-OrlĂ©ans a utilisĂ© comme cadre d’analyse l’approche des capabilitĂ©s pour Ă©tudier la violence faite aux femmes dans un contexte de pauvretĂ©72 . Plusieurs indices servant Ă  Ă©valuer les inĂ©galitĂ©s des genres ont aussi Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©s sur la base thĂ©orique de l’approche des capabilitĂ©s et sont aujourd’hui rĂ©guliĂšrement utilisĂ©s par les Nations unies : l’Indice d’inĂ©galitĂ©s de genre (IIG)73 , le Gender Empowerment Measure (GEM)74 et le Gender Development Index (GDI)75 . Au QuĂ©bec, on s’intĂ©resse aussi Ă  l’application de l’approche des capabilitĂ©s dans le champ de la santĂ© mentale. Paul Morin, professeur Ă  l’École de travail social de l’UniversitĂ© de Sherbrooke, croit que « le pouvoir d’ĂȘtre et de faire des personnes usagĂšres comme par exemple l’établissement de liens effectifs entre la participation citoyenne et l’inclusion sociale sont mis en valeur par l’approche par les capabilitĂ©s. » 76 M. Morin a d’ailleurs participĂ© en 2009 Ă  71 J. E-O. ATAGUBA, H. EME ICHOKU et W. M. FONTA. « Multidimensional Poverty Assessment: Applying the Capability Approach », International Journal of Social Economics, Vol. 40, No. 4, 2013, pp. 331-354, [En ligne], http://www.emeraldinsight.com/doi/full/10.1108/03068291311305017, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 72 L. PYLES. The Capabilities Approach and Violence Against Women: Implications for Social Development, International social work, 2008, pp. 25-36, [En ligne], http://isw.sagepub.com/content/51/1/25.short, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 73 Pour plus de dĂ©tails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement, L’indice d’inĂ©galitĂ©s de genre (IIG), Human Developement Reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/fr/content/lindice- din%C3%A9galit%C3%A9s-de-genre-iig, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 74 Quoiqu’il soit difficile de traduire prĂ©cisĂ©ment en français le concept d’empowerment, le GEM pourrait ĂȘtre traduit par « Indice d’autonomisation des genres (ou des femmes) ». Pour plus de dĂ©tails sur cet indice : NATION MASTER. Gender Empowerment : Countries Compared, Country Info – Stats, 2014, [En ligne], http://www.nationmaster.com/country-info/stats/People/Gender-empowerment, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 75 Pour plus de dĂ©tails concernant cet indice : PNUD, Programme des Nations unies pour le dĂ©veloppement, Gender Developement Index (GDI), Human developement reports, [En ligne], http://hdr.undp.org/en/content/gender- development-index-gdi, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 76 P. MORIN. L'approche par les capabilitĂ©s et son apport thĂ©orique et pratique dans le champ de la santĂ© mentale, RĂ©sumĂ© de prĂ©sentation, 80e CongrĂšs de l’ACFAS, 2012, [En ligne], http://www.acfas.ca/evenements/congres/programme/80/400/467/c, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015).
  • 32. 25 l’élaboration d’un rapport de recherche sur le dĂ©veloppement des capabilitĂ©s des jeunes Ă  l’attention de l’organisme Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke77 . 1.3.1 DĂ©fis dans l’application de l’approche des capabilitĂ©s En constatant les nombreuses applications de l’approche des capabilitĂ©s dans divers champs sociaux, on pourrait croire que sa prise en compte dans nos politiques publiques ne reprĂ©sente pas un dĂ©fi majeur. NĂ©anmoins, malgrĂ© son attrait pour les ONG, l’approche des capabilitĂ©s demeure relativement absente des politiques Ă©laborĂ©es par les dirigeants. Cela peut s’expliquer par les nombreux dĂ©fis que reprĂ©sente la prise en compte des capabilitĂ©s dans nos institutions publiques en ce qui concerne, par exemple, une modification des positions idĂ©ologiques, la complexitĂ© de son application ou encore les obstacles liĂ©s Ă  la prise de dĂ©cisions et au rĂ©gime politique. Commençons toutefois par observer dans quelles sphĂšres Amartya Sen constate lui-mĂȘme les dĂ©fis que peut poser l’application de son approche des capabilitĂ©s. Comme nous l’avons vu plus tĂŽt, la notion d’égalitĂ© est au cƓur de la philosophie politique de Sen. Ainsi, si l’égalitĂ© est importante et que les capabilitĂ©s sont un Ă©lĂ©ment central Ă  la vie humaine, ne serait-il pas juste d’exiger l’égalitĂ© des capabilitĂ©s? Dans L’idĂ©e de justice, Sen pose cette question pour illustrer en quelque sorte une des limites de son approche78 . Il fait remarquer que si l’égalitĂ© des capabilitĂ©s est souhaitable dans certaines circonstances, son impĂ©ratif pourrait devenir dangereux lorsqu’il entre en conflit avec d’autres considĂ©rations morales. Sen donne un exemple en partant de la prĂ©misse qu’il est bien Ă©tabli que les femmes vivent plus longtemps que les hommes de maniĂšre gĂ©nĂ©rale. Si l’on rĂ©flĂ©chit seulement en termes de capabilitĂ©s et que l’on souhaite Ă©galiser la « capabilitĂ© de longĂ©vitĂ© », on pourrait tendre Ă  soutenir davantage de soins mĂ©dicaux aux hommes qu’aux femmes pour compenser leur dĂ©ficit de capabilitĂ©. Mais cela pose un sĂ©rieux problĂšme sur le plan moral, car comme l’explique Sen, « [
] moins soigner les 77 P. MORIN et S. TURCOTTE. Le Tremplin 16-30 de Sherbrooke et le dĂ©veloppement des capabilitĂ©s des jeunes, Groupe rĂ©gional d’activitĂ©s partenariales de l’Estrie UniversitĂ© de Sherbrooke/Centre de santĂ© et de services sociaux – Institut universitaire de gĂ©riatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), Rapport de recherche, 2009, [En ligne], http://www.csss-iugs.ca/c3s/data/files/Tremplin%2016-30_corr2011.pdf, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 78 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 356.
  • 33. 26 femmes que les hommes pour les mĂȘmes problĂšmes de santĂ© serait une violation flagrante d’un impĂ©ratif important de l’équitĂ© procĂ©durale (soit celui de traiter tout le monde de la mĂȘme façon devant les questions de vie et de mort) [
] »79 En ce sens, l’approche des capabilitĂ©s peut donc s’avĂ©rer importante pour Ă©valuer les possibilitĂ©s rĂ©elles des gens ainsi que leur qualitĂ© de vie, mais il faut demeurer attentif Ă  la dimension procĂ©durale de la libertĂ© dans l’évaluation de ce qui est juste. S’il est important d’accorder une valeur Ă  l’égalitĂ© des capabilitĂ©s, on ne doit pas nĂ©cessairement l’exiger lorsqu’elle est en contradiction avec d’autres prĂ©occupations. Cette façon de faire placerait la capabilitĂ© dans un statut « d’atout maĂźtre », alors qu’elle doit davantage ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme « un des aspects de la libertĂ© liĂ© aux possibilitĂ©s concrĂštes »80 . Un autre dĂ©fi que peut poser l’application de l’approche des capabilitĂ©s est l’opposition entre les concepts de libertĂ© positive et de libertĂ© nĂ©gative81 . Si l’on conçoit la libertĂ© rĂ©elle en termes de capabilitĂ©s, nous avons vu qu’il est essentiel de se concentrer sur la façon dont une personne peut agir ainsi que sur ce qu’elle est capable de faire dans le plus de sphĂšres possible; cela dans l’idĂ©e que chaque individu puisse ĂȘtre libre d’accomplir ce qu’il dĂ©sire. On accepte ainsi que la libertĂ© d’un individu dĂ©pende de quelque chose ou d’une structure qui le dĂ©passe. Mais cette dĂ©pendance ne limite-t-elle pas la libertĂ© rĂ©elle de cette personne? Être libre de faire quelque chose indĂ©pendamment des autres donne Ă  la libertĂ© d’un individu une force qui lui manque lorsque sa libertĂ© d’agir dĂ©pend d’une aide extĂ©rieure. Cette comprĂ©hension de la libertĂ© nĂ©gative rencontre toutefois ses limites devant les contraintes rĂ©elles qui pĂšsent sur les individus. Lorsque Sen affirme qu’avant de penser la justice, il faut prendre conscience des situations d’injustice et Ă©tablir les meilleures conditions pour combattre ces injustices, c’est justement dans l’idĂ©e qu’une conception de la justice ne peut pas reposer que sur des principes, mais doit plutĂŽt ĂȘtre ancrĂ©e dans le rĂ©el : « Ce clivage entre pouvoir et ne pas pouvoir faire quelque chose est capital, car ce qu’une personne est concrĂštement capable de faire compte vraiment. »82 Dans le mĂȘme ordre 79 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 357. 80 Ibid, p. 356. 81 À titre de rappel, la libertĂ© nĂ©gative peut se dĂ©finir par l’absence de contrainte et la possibilitĂ© qu’une personne a d’agir sans empĂȘchement ni ingĂ©rence. Une des valeurs sous-jacentes Ă  cette conception de la libertĂ© est la responsabilitĂ© individuelle. La libertĂ© positive se dĂ©finit davantage dans le droit qu’une personne a d’agir selon ses convictions, soit la possibilitĂ© qu’elle a d’atteindre ses buts. Cela implique donc une certaine intervention sociale dans la garantie des droits individuels. Une des valeurs sous-jacentes Ă  cette conception de la libertĂ© peut ĂȘtre l’égalitĂ© des chances. 82 A. SEN. L’idĂ©e de justice, Paris, Flammarion, 2010, p. 368.
  • 34. 27 d’idĂ©es, il est important de rappeler que l’absence de contrainte dans les agissements d’une personne peut effectivement affecter ceux d’une ou plusieurs autres. Les problĂ©matiques environnementale et climatique en sont de parfaits exemples et nous nous y attarderons plus en dĂ©tail dans la 3e partie. Ainsi, jusqu’à prĂ©sent, l’application de l’approche des capabilitĂ©s passe essentiellement par des initiatives communautaires dans des milieux ciblĂ©s. Son dĂ©veloppement au sein de l’appareil Ă©tatique tarde Ă  s’observer. L’attention portĂ©e aux capabilitĂ©s dans les politiques publiques implique non seulement une rĂ©flexion profonde sur la nature des mesures d’évaluation de la qualitĂ© de vie, mais aussi des investissements durables de la part de l’État. La rĂ©flexion doit aussi se faire Ă  travers une remise en question de la façon dont nos programmes sociaux exacerbent la notion de responsabilitĂ© individuelle. Si l’on conçoit la pauvretĂ© par un manque de capabilitĂ©s et pas simplement par l’absence de certains biens ou revenus, cela implique d’accepter l’existence d’une interdĂ©pendance entre les individus et par le fait mĂȘme une plus grande intervention collective sur le dĂ©veloppement des libertĂ©s individuelles. 1.3.2 Quelle place pour les capabilitĂ©s en environnement ? Les problĂšmes environnementaux et ses consĂ©quences humaines sont dĂ©finitivement les grands oubliĂ©s dans l’application de l’approche des capabilitĂ©s. Sa rĂ©ussite dans plusieurs autres champs offre pourtant une bonne base et une confiance dans l’analyse des impacts humains des changements climatiques et plus prĂ©cisĂ©ment dans ce que l’on nomme la « justice Ă©cologique »83 . Peu de chercheurs se sont jusqu’à aujourd’hui intĂ©ressĂ©s Ă  une application de l’approche des capabilitĂ©s aux enjeux environnementaux. Fabrice Flipo s’est penchĂ© en 2005 sur ce qu’il nomme une « Ă©cologisation du concept de capabilitĂ© »84 . Pour lui, la pertinence de cette approche dans le domaine de l’environnement ne fait pas de doute : « Le concept, qui a permis de sortir du 83 La dĂ©finition ainsi que les raisons qui justifient le choix de privilĂ©gier le terme « justice Ă©cologique » dans le prĂ©sent essai seront prĂ©sentĂ©es dans la partie 2.1.2 InĂ©galitĂ©s climatiques et Ă©quitĂ©. 84 F. FLIPO. « Pour une Ă©cologisation du concept de capabilitĂ© d'Amartya Sen », Natures Sciences SociĂ©tĂ©s, Vol. 13, 2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015).
  • 35. 28 rĂ©ductionnisme marchand, permettra-il aussi de sortir du rĂ©ductionnisme Ă©conomique, qui se contente d’envisager la nature comme un entrepĂŽt de matĂ©riaux inĂ©puisables ou pour le moins substituables entre eux ? »85 Il en vient Ă  rĂ©pondre qu’effectivement, l’approche des capabilitĂ©s se rĂ©vĂšle bien adaptĂ©e Ă  la problĂ©matique Ă©cologique, en ce qu’elle permet de saisir la crise Ă©cologique sous un nouveau jour : celui des droits de la personne. Tout rĂ©cemment, en octobre 2014, un groupe français de chercheurs en Ă©conomie a Ă©tudiĂ© les pistes que peut fournir l’approche des capabilitĂ©s Ă  la « justice environnementale » sous l’angle de la justice comparative. Les chercheurs ont conclu que les personnes dĂ©favorisĂ©es vivaient souvent dans des environnements de faible qualitĂ© comparativement aux personnes mieux nanties86 . Ils mentionnent aussi que l’approche permettrait de constituer une mesure adĂ©quate pour Ă©valuer la situation de ces individus. L’objectif, dans les prochaines pages, sera donc de revoir les diffĂ©rentes conceptions de la justice Ă©cologique et de dĂ©finir plus prĂ©cisĂ©ment la notion de justice climatique, pour ensuite Ă©valuer la pertinence de la pensĂ©e politico-Ă©conomique d’Amartya Sen basĂ©e sur l’approche des capabilitĂ©s appliquĂ©e aux impacts humains des changements climatiques. Le caractĂšre riche et multidimensionnel de la thĂ©orie de Sen nous a dĂ©montrĂ© que ses implications peuvent ĂȘtre multiples. Toutefois, comme le mentionne Fabrice Flipo, « Amartya Sen reste un thĂ©oricien ancrĂ© dans le paradigme Ă©conomiste classique de la nature. »87 Et puisque la crise Ă©cologique nous oblige Ă  revoir le concept mĂȘme de la nature, l’approche des capabilitĂ©s conservera-t-elle son intĂ©rĂȘt dans ce domaine? C’est effectivement possible si elle est utilisĂ©e comme cadre d’analyse et non pas comme mesure de rĂ©fĂ©rence absolue. L’approche des capabilitĂ©s demeure trĂšs mallĂ©able et nous verrons que sa complexitĂ© ainsi que son caractĂšre pluridisciplinaire offrent un 85 F. FLIPO. « Pour une Ă©cologisation du concept de capabilitĂ© d'Amartya Sen », Natures Sciences SociĂ©tĂ©s, Vol. 13, 2005, p. 68, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 86 J. BALLET, D. BAZIN et J. PELENC. Justice environnementale et approche par les capabilitĂ©s, HAL archive ouverte, R2D 2, 2014, [En ligne], http://dumas.ccsd.cnrs.fr/UNIV-BORDEAUX4/halshs-01071203v1 (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015). 87 F. FLIPO. « Pour une Ă©cologisation du concept de capabilitĂ© d'Amartya Sen », Natures Sciences SociĂ©tĂ©s, Vol. 13, 2005, pp. 68-75, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-natures-sciences-societes-2005-1-page-68.htm, (Page consultĂ©e le 7 janvier 2015).
  • 36. 29 certain atout lorsqu’il est question de traiter des problĂšmes humains liĂ©s Ă  la dĂ©gradation de l’environnement.
  • 37. 30 DeuxiĂšme partie Penser la justice climatique Les consĂ©quences de la dĂ©gradation de l’environnement amĂšnent les chercheurs Ă  observer la façon dont ces consĂ©quences se font sentir sur les humains Ă  travers le monde. Les sĂ©cheresses et les inondations rĂ©currentes ainsi que la pollution atmosphĂ©rique, par exemple, ont des impacts dĂ©vastateurs sur les populations et l’économie de plusieurs pays du Sud, alors que d’autres pays du Nord rĂ©ussissent jusqu’à prĂ©sent Ă  s’en tirer sans trop de dommages. C’est gĂ©nĂ©ralement l’absence de ressources financiĂšres et technologiques ainsi que l’insĂ©curitĂ© alimentaire qui fait en sorte que les communautĂ©s des pays du Sud, qui tirent la quasi-totalitĂ© de leurs moyens d’existence des ressources naturelles locales, se retrouvent plus vulnĂ©rables Ă  l’instabilitĂ© climatique88 . Il existe en effet de grandes inĂ©galitĂ©s dans la façon dont les humains vivent les bouleversements climatiques. Le principe de justice Ă©cologique 89 Ă©merge du constat de l’existence d’une concordance pernicieuse entre les inĂ©galitĂ©s sociales ou Ă©conomiques et les inĂ©galitĂ©s Ă©cologiques. Pourquoi les moins nantis et les plus vulnĂ©rables sont-ils aussi ceux qui subissent les impacts Ă©cologiques les plus importants? Autour des annĂ©es 1980, on a vu Ă©merger un des premiers mouvements pour une « justice environnementale » aux États-Unis, soit celle de la lutte contre le racisme environnemental, qui a entre autres Ă©tĂ© menĂ©e par le chercheur Robert D. Bullard90 . À cette Ă©poque, on dĂ©nonçait que les lieux d’enfouissement des stocks de dĂ©chets ou encore ceux du rejet des eaux usĂ©es ou des produits toxiques, par exemple, concordaient trop souvent avec l’endroit oĂč vivaient les minoritĂ©s raciales. Aujourd’hui, la dynamique des injustices Ă©cologiques concerne autant l’élimination des dĂ©chets que la qualitĂ© de l’air et de l’eau ou encore les catastrophes climatiques. Elle peut s’observer Ă  travers le monde et constitue l’un des enjeux les plus importants de notre siĂšcle. 88 IPCC, Intergovernmental Panel on Climate Change, Climate Change 2014 – Impacts, Adaptation, and Vulnerability, Working group II contribution to the fifth assessment report, Summary for Policymakers, 2014, pp. 6- 7, [En ligne], https://ipcc-wg2.gov/AR5/images/uploads/WG2AR5_SPM_FINAL.pdf, (Page consultĂ©e le 12 janvier 2015). 89 Il est possible d’observer un certain consensus dans la littĂ©rature en ce qui concerne l’utilisation du terme justice Ă©cologique. Cette terminologie est expliquĂ©e dans la section 2.1.2 InĂ©galitĂ©s climatiques et Ă©quitĂ©. 90 Robert D. Bullard est reconnu comme Ă©tant un des piliers de la « justice environnementale » grĂące, entre autres, Ă  ses nombreux travaux sur le racisme environnemental aux États-Unis.
  • 38. 31 La rĂ©flexion en ce qui concerne la justice climatique implique de considĂ©rer les causes et les effets des changements climatiques d’un point de vue Ă©thique, mais aussi d’examiner les enjeux des droits de la personne et de la responsabilitĂ© collective vis-Ă -vis des conditions de vie de tous les humains ainsi que celles des gĂ©nĂ©rations futures. Les dĂ©finitions de la justice climatique demeurent nĂ©anmoins trĂšs nombreuses et le consensus en ce qui concerne son application est encore loin d’ĂȘtre atteint. Pour Christopher Foreman, la multiplicitĂ© des conceptions de la justice Ă©cologique et la difficultĂ© de mettre une limite Ă  sa dĂ©finition rendent la notion « trĂšs efficace comme rhĂ©torique Ă  usage politique », mais la rendent moins « opĂ©rationnelle » dans l’action publique91 . Étudier les diffĂ©rentes perspectives de la justice Ă©cologique, et plus particuliĂšrement de la justice climatique, peut permettre de cibler certains Ă©lĂ©ments de consensus. Or, nous avons vu que l’approche des capabilitĂ©s telle que dĂ©veloppĂ©e par Amartya Sen et Martha Nussbaum implique de se prĂ©occuper non seulement de la qualitĂ© de vie des individus ainsi que de leur bien-ĂȘtre, mais aussi de la libertĂ© et des possibilitĂ©s rĂ©elles qu’ils possĂšdent pour mener Ă  bien la vie qu’ils souhaitent mener. D’autre part, il est possible d’affirmer que les impacts humains des changements climatiques modifient de façon importante les capabilitĂ©s de certains individus, particuliĂšrement les plus pauvres de nos sociĂ©tĂ©s. Les capabilitĂ©s pourraient-elles alors servir de base dans l’application d’une justice climatique? Dans les prochaines sections, nous verrons tout d’abord dans quelle mesure la problĂ©matique des changements climatiques peut ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme une problĂ©matique d’ordre moral. Nous tenterons ensuite de bien dĂ©finir quelques-unes des perspectives thĂ©oriques de la justice climatique. Nous aborderons dans un premier temps les principales notions associĂ©es Ă  l’approche distributive puisque son utilisation est assurĂ©ment la plus rĂ©pandue dans les politiques de gestion des impacts environnementaux. C’est aussi une des thĂ©ories qui fait Ă  la fois l’objet de plusieurs critiques. Le concept rĂ©cent des inĂ©galitĂ©s Ă©cologiques sera aussi discutĂ©, car son existence ne fait plus de doute. Nous verrons qu’il existe effectivement une forte relation entre les inĂ©galitĂ©s Ă©cologiques, sociales et Ă©conomiques et que le dĂ©veloppement d’une justice climatique doit aussi passer par la considĂ©ration de ce phĂ©nomĂšne. Nous aborderons aussi la question de la justice intergĂ©nĂ©rationnelle en nous posant la question 91 C. H. FOREMAN JR. The Promise and Peril of Environmental Justice, Washington, DC, Brookings Institution Press, 1998, p. 12.
  • 39. 32 suivante : oĂč se situe la responsabilitĂ© de l’humanitĂ© en ce qui concerne les gĂ©nĂ©rations futures? En effet, les dĂ©cisions prises aujourd’hui en ce qui concerne la lutte aux changements climatiques auront un impact majeur sur les conditions de vie de nos descendants. Finalement, le principe de RCMD nous rappellera qu’une justice Ă©cologique mondiale doit aussi considĂ©rer une variation dans la contribution des pays Ă  la concentration de GES dans l’atmosphĂšre ainsi que leur responsabilitĂ© actuelle Ă  la lutte aux changements climatiques. AprĂšs avoir dĂ©fini ces approches thĂ©oriques, nous Ă©tudierons la façon dont certains groupes revendiquent l’application d’une justice climatique. L’objectif sera ensuite de dĂ©couvrir si les capabilitĂ©s peuvent effectivement se forger une place dans l’élaboration d’une justice climatique. 2.1 Les changements climatiques posĂ©s comme problĂšme moral L’étude des changements climatiques est pluridisciplinaire. Elle exige un dialogue entre les sciences naturelles, le droit, l’économie, la science politique, la philosophie, etc. Si, dans cet essai, nous abordons la problĂ©matique des changements climatiques sous un angle politico- philosophique, c’est qu’il s’agit d’un enjeu dont les questionnements moraux et Ă©thiques sont nombreux. Toutefois, comme le mentionne Pierre-Yves NĂ©ron, il ne faudrait pas considĂ©rer que toutes les questions morales relatives aux changements climatiques relĂšvent du domaine de l’éthique environnementale 92 . Certaines questions portant, par exemple, sur la pratique du commerce, sur la responsabilitĂ© des entreprises ou encore sur la lĂ©gitimitĂ© d’un marchĂ© de carbone relĂšvent davantage de l’éthique des affaires. L’éthique des relations internationales peut aussi apporter plusieurs idĂ©es en ce qui concerne les fondements du systĂšme international comme l’importance de la souverainetĂ© des États face aux changements climatiques. Or, la problĂ©matique des changements climatiques au niveau mondial a dans une certaine mesure Ă©tĂ© prise en charge par le droit international. Plusieurs textes internationaux93 ont Ă©tĂ© signĂ©s par 92 P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 2, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultĂ©e le 24 avril 2015). 93 En voici quelques-uns : Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – 1992, Convention des Nations unies sur la diversitĂ© biologique – 1992, DĂ©claration de Rio sur l’environnement et le dĂ©veloppement – 1992, DĂ©claration de l’UNESCO sur les responsabilitĂ©s des gĂ©nĂ©rations prĂ©sentes envers les gĂ©nĂ©rations futures – 1997, Protocole de Kyoto – 1997, DĂ©claration universelle des droits de l’homme – 1948, etc.
  • 40. 33 une majoritĂ© de pays et peuvent ĂȘtre utilisĂ©s dans l’intention de diminuer les impacts des changements climatiques ou pour prĂ©server certains droits acquis. Toutefois, un des principaux obstacles auquel fait face la communautĂ© internationale, et plus particuliĂšrement les communautĂ©s vulnĂ©rables, est l’absence de mĂ©canismes juridiquement contraignants dans l’application de ces textes. Il n’existe donc jusqu’à maintenant aucune instance internationale pouvant assurer une rĂ©glementation mondiale obligatoire visant Ă  limiter les Ă©missions de GES et ainsi minimiser les impacts des changements climatiques94 . La problĂ©matique de la lutte aux changements climatiques est donc relĂ©guĂ©e Ă  la volontĂ© morale des acteurs en cause. DĂ©velopper une justice climatique comportant les arguments moraux ayant le potentiel de convaincre les dĂ©cideurs d’agir constitue en soi un grand dĂ©fi. Pour NĂ©ron, c’est principalement parce que ces arguments ne concordent pas avec l’ensemble des « conceptions "classiques" de la justice distributive, qui de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, semblent Ă©chouer Ă  nous proposer des outils pour saisir toute cette complexitĂ©. » 95 . La nature internationale et intergĂ©nĂ©rationnelle de la problĂ©matique des changements climatiques exige de repenser les fondements des conceptions les plus rĂ©pandues de la justice. Pour John Broome, il faut ajouter une rĂ©flexion morale Ă  la dimension Ă©conomique pour rĂ©gler la problĂ©matique du changement climatique et cette morale se divise entre une morale privĂ©e et une morale publique 96 . Chacune d’elle est dirigĂ©e par ses propres principes. Ainsi, la morale individuelle en ce qui concerne les changements climatiques est guidĂ©e par le « devoir de justice de ne pas nuire »97 davantage que dans le but de changer le monde. Cela relĂšve de la morale privĂ©e. On peut donc affirmer que puisqu’il contribue de façon significative au rĂ©chauffement climatique et que sa contribution engendre des impacts Ă  d’autres personnes, chaque individu a le devoir de rĂ©duire son empreinte Ă©cologique. Or, la morale publique, quant Ă  elle, concerne les 94 UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications Ă©thiques du changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 23. 95 P-Y. NÉRON. « Penser la justice climatique », Peuples autochtones et enjeux d’éthique publique, Revue Éthique publique, Vol. 14, No. 1, 2012, p. 4, [En ligne], http://ethiquepublique.revues.org/937, (Page consultĂ©e le 24 avril 2015). 96 J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, pp. 73- 81. 97 Ibid, p. 14.
  • 41. 34 devoirs du gouvernement. Ceux-ci doivent faire la promotion du bien et rendre le monde meilleur98 . Ce devoir incarne toutefois un problĂšme : il est difficile, voire impossible, de cibler ce qui rend le monde meilleur. Et cela rejoint en grande partie le problĂšme qu’avait relevĂ© Amartya Sen lorsqu’il notait notre incapacitĂ© Ă  crĂ©er un consensus en matiĂšre de justice. Pour un utilitariste comme John Broome, c’est la maximisation du bien-ĂȘtre99 qui constitue la base informationnelle qui devrait guider les dĂ©cisions gouvernementales en matiĂšre de lutte aux changements climatiques. Peu importe de quelle façon elle est abordĂ©e, la problĂ©matique des changements climatiques demeure un dĂ©fi moral et Ă©thique d’une grande importance. Et cela ne concerne pas seulement ses effets, mais aussi ses causes et ses fondements. Dans un rapport intitulĂ© Les implications Ă©thiques du changement climatique mondial publiĂ© par la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), l’on conclue que l’enjeu Ă©thique du changement climatique s’énonce en quatre points100 que nous synthĂ©tiserons ici: (1) la nature anthropique du changement climatique, (2) les prĂ©judices causĂ©s aux populations humaines et non-humaines et qui s’aggraveront, (3) l’existence d’une possibilitĂ© d’attĂ©nuer, interrompre, voire inverser le changement climatique si des mĂ©canismes optimaux sont fixĂ©s et appliquĂ©s et (4) les Ă©missions passĂ©es de GES exigent de porter un effort sur l’adaptation immĂ©diate et Ă  long terme aux effets des changements climatiques. Ainsi, tout exercice de comprĂ©hension, d’étude ou de prise en charge du phĂ©nomĂšne du rĂ©chauffement climatique nĂ©cessite une rĂ©flexion Ă©thique approfondie : « L’éthique ne vient pas s’ajouter Ă  la somme des problĂšmes soulevĂ©s par le changement climatique mondial : elle reprĂ©sente la part constitutive de toute rĂ©ponse justifiĂ©e, en raison, aux dĂ©fis posĂ©s par le changement climatique. »101 98 J. BROOME. Climate Matters: Ethics in a Warming World, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 188. 99 Ibid, p. 126. 100 UNESCO, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, Les implications Ă©thiques du changement climatique mondial, rapport de la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST), Paris, UNESCO, 2010, p. 39. 101 Ibid, p. 42.