L’épidémie frappe le continent africain à un moment où il est particulièrement vulnérable. Les conséquences sanitaires et économiques risquent d'être dramatiques.
1. Le Virus et l’Afrique
par
Dominique Strauss-Kahn
Au 22 mars, un millier de cas d’infection par le coronavirus « seulement » étaient détectés
dans plus de 40 pays d’Afrique. Ce chiffre semble évidemment assez faible. Mais qu’il
s’agisse d’un décalage dans la diffusion du virus ou d’une faiblesse du recensement, il est
illusoire de croire que l’Afrique restera durablement à l’abri.
Or la plupart des pays africains sont bien mal équipés pour répondre à une telle pandémie.
C’est le sens de la récente mise en garde de l’OMS suggérant que l’Afrique doit « se préparer
au pire ». En 2016, l’indice de vulnérabilité aux épidémies de la Rand Corporation situait en
Afrique 22 des 25 pays les plus vulnérables. Si l’on prend comme indicateur, très imparfait il
est vrai, l’épidémie d’Ebola en 2016, on mesure combien la tension exercée par ces épidémies
sur un système de santé fragile peut être désastreuse. Au Libéria, près d’un dixième des
personnels de santé décédèrent en raison de leur exposition au virus et dans la Guinée voisine
le nombre de consultations médicales fut divisé par deux au premier semestre 2014 en raison
de la pénurie de moyens médicaux accaparés par la lutte contre le virus. En conséquence, la
mortalité générale a fortement augmenté et l’espérance de vie a chuté de plusieurs années.
Or, l’épidémie frappe le continent africain à un moment où il est particulièrement vulnérable.
Il y a à cela plusieurs raisons. La première est liée à l’incapacité collective des pays
industrialisés à combattre le changement climatique. En Afrique, 2019 a été une année
catastrophique, plusieurs désastres naturels ont frappé le continent : la Zambie et le Zimbabwe
ont connu la pire sécheresse depuis 1981 ; les cyclones Idai et Kenneth ont dévasté des régions
entières notamment au Mozambique; des invasions de criquets ont ravagé les récoltes
d’Afrique de l’Est menaçant 20 millions de personnes de pénurie alimentaire.
La seconde raison, plus structurelle, tient à des situations budgétaires très tendues qui limitent
les capacités de réponse à la crise. Globalement, le ratio dette/PIB des économies sub-
sahariennes est passé de 30% en 2012 à 95% fin 2019. Ceci est aggravé par l’accroissement
2. de la part des emprunts commerciaux dans l’endettement total : depuis 2009, les
gouvernements africains ont émis plus de $130 milliards d’Eurobonds dont plus de 70 entre
2017 et 2019. Ce sont des emprunts couteux : le service de la dette est passé de 17,4% des
exportations en 2013 à 32,4% en 2019. Aujourd’hui, 18 pays africains à bas revenus sont en
crise d’endettement ou en grand risque de crise.
Parce que l’Afrique est particulièrement vulnérable, les conséquences économiques du Covid-
19 risquent d’y être encore plus dévastatrices qu’ailleurs.
Pour les pays producteurs de pétrole dont certains se relèvent à peine de l’effondrement des
cours de 2014-2016 , le choc peut être dramatique. La semaine dernière le prix du pétrole a
connu sa plus grande chute depuis la guerre du Golfe en 1991. Mercredi , le cours est tombé
sous $25 le baril contre 70, le 6 janvier. Les recettes budgétaires attendues par ces pays
s’effondrent rendant insoutenable leur dette publique.
Pour les pays dont la production est plus diversifiée, la situation n’est pas meilleure. En janvier
et février, les importations totales de la Chine n’ont baissé que de 4%, mais le chiffre monte
à 20% pour celles qui viennent d’Afrique. La chute des recettes touristiques frappe durement
nombre d’économies : au Cap Vert, le tourisme représente 44% du PIB et 39% de l’emploi.
Ceci a conduit, le 13 mars, la Commission Economique pour l’Afrique à réviser sa prévision
de croissance pour 2020 de 3,2% à 1,8% alors que la croissance démographique est de 2,7%
par an. Toutefois, il est à craindre qu’il ne s’agisse là d’une prévision encore trop optimiste.
Dans les semaines qui viennent, les flux de capitaux quittant l’Afrique vont atteindre des
sommets jusqu’alors inconnus. Au cours des 4 dernières semaines la fuite des capitaux dans
les pays émergents représente près de $50 milliards.
La crise sanitaire aura des répercussions terribles sur le plan économique. Dans de nombreux
pays du continent, une diminution du PIB par habitant est à attendre, un endettement
insoutenable rendra l’exécution des budgets impossible, le paiement des traitements des
fonctionnaires sera fortement réduit et les services publics seront durement touchés, aux
premiers rangs desquels, l’éducation et la santé. La profonde crise économique dans nombre
de pays africains, entraînant une forte dégradation des conditions de vie et l’effondrement des
systèmes sanitaires nationaux, seront autant d’éléments qui accroîtront la pression migratoire
vers l’Europe : ce ne sont plus des dizaines de milliers de migrants qui tenteront de rejoindre
l’Europe, mais des centaines voire des millions.
La riposte économique est déjà engagée de Pékin à Washington. Aux Etats-Unis, le Congrès
s’apprête à dépenser $1300 milliards pour soutenir son économie. L’Allemagne et la Chine
ont respectivement promis de débloquer $600 et $400 milliards de stimulus. Cet effort ne peut
pas laisser l’Afrique de côté. Face à l’ampleur de la crise prévisible, une mesure au moins
aussi ambitieuse que le programme Pays Pauvres Très Endettés de 2005 doit être mise en
œuvre rapidement et conduire à une annulation massive de la dette des pays les plus pauvres.
Depuis la mise en œuvre de ce programme doublée en 2009 par les prêts à taux zéro du FMI,
la croissance africaine a été forte, de l’ordre de 5% en moyenne malgré la crise pétrolière de
2014.
Le FMI vient de dégager un montant de $50 milliards avec seulement 10 milliards accessibles
aux pays les plus fragiles. D’une part, c’est malheureusement loin du compte. Mais, d’autre
part, ces mécanismes ne fonctionnent que si la dette est jugée soutenable, or justement pour
3. de nombreux pays ce ne sera pas le cas. C’est pourquoi un programme d’allègement des dettes
- rendu plus difficile en raison de l’importance prise par les dettes commerciales- doit
permettre à ces économies de ne pas sombrer à moyen terme. A plus court terme, la
communauté internationale doit envisager une émission massive de DTS, comme cela a été le
cas en 2009.
Au niveau mondial, la riposte suppose une coordination planétaire analogue à celle qui a
permis de surmonter la crise des subprimes et des décisions collectives de soutien économique
doivent être prises comme cela a été le cas avec succès lors du G20 de Londres en avril 2009.
Même si la coopération économique multilatérale n’est pas au goût du jour depuis 2016, elle
est plus que jamais indispensable. Pour l’Afrique, il faudra réunir autour d’un même
compromis les leaders du continent, divers créanciers privés, les banques régionales, les
institutions de Bretton Woods, le Club de Paris, la Chine et les philanthropes qui ont déjà
appelé à créer des fonds dédiés à l’Afrique comme Jack Ma ou Mohamed Bouamatou.
La population subsaharienne devrait augmenter d’un milliard d’individus d’ici 2050. La
communauté internationale ne peut pas laisser le coronavirus, les égoïsmes nationaux et les
guerres commerciales entre les puissants faire dérailler la croissance du continent. Le risque
serait alors que la pauvreté et ses conséquences en termes de malnutrition, de santé et
d’instabilité sociale soient à l’origine de plus de sinistres que le virus lui-même.
Une crise planétaire requiert une réponse planétaire. Mais s’agissant de l’Afrique, l'Europe
doit jouer un rôle particulier. Pour les Européens, tourner le dos à l'Afrique serait une tragédie
humanitaire et marquerait un recul considérable dans la coopération entre les deux continents
notamment sur les questions migratoires et la lutte contre le terrorisme.