Optimal investment strategies for Sovereign Wealth Funds
La diplomatie économique des nouvelles puissances
1. Géoéconomie 56
56
56 - Hiver 2010-2011
entretien
l’ambition renouvelée du niger
Hama amadou
dossier
l’âge d’or de l a diplomatie Économique
l’âge d’or de l a diplomatie Économique
l a diplomatie Économique dans l a gouvernance mondiale
les priorités de la diplomatie économique française et de la présidence du g20
delphine d’amarZit
la sécurité collective par la diplomatie économique
michel sapin
l’émergence d’une diplomatie économique européenne au g20 ?
Henri plagnol
du concert des nations à la cacophonie des organisations :
le nouveau visage du multilatéralisme
François danglin
diplomatie économique multilatérale et influence
claude revel
les Formes et les pratiques de l a diplomatie Économique
diplomatie économique et compétition des États
Géoéconomie
Éric denÉcÉ
la stratégie indirecte de la diplomatie économique taïwanaise
michel ching long lu
revue trimestrielle - Hiver 2010-2011
la diplomatie économique des nouvelles puissances
Géoéconomie
alexandre Kateb
diplomatie économique et sécurité humaine
bruno lartigue
la diplomatie économique des entreprises
François pitti
aide humanitaire, ong et diplomatie économique
l’âge d’or de l a
alain boinet
diplomatie Économique
varia
privatisation des entreprises publiques en algérie
Hamamda mohamed taHar
d iffus ion :
direction de l’information
légale et administrative
2 9 , q u a i vo l t a i r e 20 euros
75 3 4 0 p a r i s c e d e x 0 7
té l é p h o n e : 01 4 0 15 7 0 0 0
té l é c o p i e : 01 4 0 15 6 8 0 0
w w w. l a d o c u m e n t a t i o n f r a n c a i s e . f r revue
2. La diplomatie économique des
nouvelles puissances
Alexandre KATeb
Maître de conférences à Sciences Po, directeur du cabinet COMPÉTENCE FINANCE, auteur
du livre Les Nouvelles Puissances. Les BRIC dans le nouvel ordre mondial (à paraître aux
éditions Ellipses au printemps 2011).
Le sommet de Pittsburgh en septembre 2009 a consacré le G20, qui
regroupe les 20 plus grandes économies de la planète et représente 90 %
du PIB mondial, comme le principal forum de discussion des grandes
questions économiques et financières internationales, faisant du G7 une
réalité historiquement datée, selon les mots du président brésilien Lula. Ce
faisant le G20 a mis en lumière de nouvelles puissances, qui aspirent à jouer
un rôle plus actif dans la gouvernance mondiale, au côté des économies du
G7 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Canada).
Ces nouvelles puissances émergentes – ou ré-émergentes 1 – incluent les
BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) mais aussi des pays comme la Corée du
Sud, l’Indonésie, le Mexique, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Arabie Saoudite
ou encore l’Argentine.
1. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la Chine était encore la première puissance économique
mondiale. Voir A. Maddison, L’Économie mondiale. Une perspective millénaire, OCDE,
2001.
GÉOÉCONOMIE | Hiver 2010-2011
3. Alexandre KATeb
Ces puissances appartiennent à des ensembles géographiques et culturels
disparates, et sont tributaires d’expériences qui leur sont propres. Il est donc
difficile d’inférer, de l’étude des expériences nationales, des conclusions
qui s’appliqueraient ad idem à l’ensemble de ces pays. Néanmoins, sur ce
terrain par excellence de l’interaction entre action publique et initiative
privée qu’est la diplomatie économique, les dynamiques à l’œuvre au sein
de ces nouvelles puissances présentent des caractéristiques communes, que
l’on peut relier au contexte dans lequel ces dynamiques s’inscrivent. C’est
pourquoi, avant d’évoquer diverses expériences nationales, il convient de
préciser ce que l’on entend par diplomatie économique, dans un contexte
de mondialisation qui se traduit, nolens volens, par une diminution du
rôle des États, et de leur influence sur des acteurs privés engagés dans des
échanges qui transcendent les frontières politiques.
La notion de diplomatie est de prime abord indissociable de celle d’État. On
pourrait la définir comme la poursuite par des moyens pacifiques – c’est-à-
dire par la négociation – de certaines fins (puissance, sécurité) par des États
engagés dans des relations avec d’autres États. Cette définition minimaliste
et procédurale fait apparaître la diplomatie essentiellement comme un modus
88 operandi, au service de fins qui la dépassent. Est-ce à dire que la diplomatie
n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens, comme semblent
le penser les théoriciens du courant réaliste, de Hans Morgenthau à Henri
Kissinger, en passant par Raymond Aron ? Appliquée à l’économie, cette
approche réactive la vieille idée mercantiliste de « guerre économique »,
que se livreraient les nations dans un jeu à somme nulle 2. La diplomatie
économique ne serait alors qu’une manière pour un État de renforcer sa
puissance face aux autres États, en se servant des moyens de l’économie :
négociations commerciales internationales (de type GATT/OMC), mesures de
soutien à l’expansion internationale des entreprises nationales, ou à l’inverse,
mesures d’attraction des investissements étrangers sur le sol national.
Mais, s’il est vrai que l’on ne peut évacuer le « nationalisme méthodologique »
lorsque l’on aborde les questions de défense et de sécurité, qui touchent
à la survie même des États, la transposition pure et simple d’une telle
vision hobbesienne aux questions économiques et financières méconnaît
profondément les interdépendances multiples, qui existent à l’échelle
de la planète entre différents acteurs économiques, publics ou privés,
2. Cette conception se retrouve sous des formes plus ou moins subtiles dans un grand nombre
de discours et d’analyses contemporaines. Voir A. Laïdi, Les États en guerre économique,
Paris, éditions du Seuil, 2010.
4. La diplomatie économique des nouvelles puissances
indépendamment de leur « nationalité 3 ». Ces interdépendances créent de
facto un espace de représentations individuelles et collectives dégagées,
en partie, des présupposés d’un référentiel stato-centré. Les diasporas aux
identités multiples, à la fois d’ici et de là-bas, comme la diaspora d’affaires
chinoise en Asie du Sud-Est, ou la diaspora indienne au Moyen-Orient et en
Afrique orientale, mais aussi aux États-Unis, illustrent bien cette nouvelle
donne transnationale.
Autrement dit, comme le souligne Guy Carron de la Carrière 4, la prise en
compte des transformations engendrées par la mondialisation éloigne de plus
en plus la diplomatie économique des canons de la diplomatie régalienne
traditionnelle. Ces transformations sapent « l’unité de temps et de lieu » de
la diplomatie classique, en opérant à la fois par le haut, avec l’insertion des
négociations économiques et commerciales dans un cadre multilatéral 5, et
par le bas, avec l’émergence d’une diplomatie non gouvernementale, dite
de track II ou track III, selon la terminologie anglo-saxonne. Cette dernière
est caractérisée par l’immixtion de différents groupes d’intérêts (grandes
entreprises, lobbies d’affaires, ONG, diasporas, collectivités locales) dans
le champ de la négociation internationale 6. Dans ce contexte, même s’ils
continuent de fixer l’agenda, les diplomates professionnels ne représentent 89
plus qu’un pôle parmi d’autres, dans un jeu d’interactions complexes.
À cet égard, il faut sans doute distinguer les États unitaires forts, comme
la Chine ou la Russie, avec une tradition bien ancrée de centralisation des
décisions politiques et administratives – ce que Vladimir Poutine appelle
« la verticale du pouvoir » – qui se reflète dans les modalités et les formes
3. Les réactions hostiles face à l’OPA de Mittal Steel sur le groupe Arcelor en 2006 illustrent
les ambiguïtés du concept de nationalité, appliqué à des acteurs par nature transnationaux.
Mittal Steel était en effet une société européenne, au sens juridique du terme, avec un siège
social à Rotterdam, même si son actionnaire principal était d’origine indienne.
4. Voir G. Carron de la Carrière, La Diplomatie économique. Le diplomate et le marché,
Paris, Economica, 1998.
5. On assiste ainsi à une « multilatéralisation » et à une « juridicisation » de questions
traitées auparavant par des diplomates dans un cadre bilatéral. C’est le cas pour les questions
commerciales avec l’organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC. Ce serait aussi le cas
pour les négociations environnementales, si une organisation mondiale de l’environnement
voyait le jour.
6. La reconnaissance d’un statut pour les ONG à l’ONU, et dans la plupart des agences
multilatérales, dans les années 2000, est révélatrice de cette évolution.
5. Alexandre KATeb
de leur diplomatie économique 7, des grands États décentralisés comme le
Brésil ou l’Inde, où la décision politique est le résultat d’un compromis,
acquis de haute lutte, par la négociation entre une pluralité d’acteurs aux
intérêts divergents, voire contradictoires. Ainsi, pour prendre l’exemple du
Brésil, quelle cohérence doctrinale y a-t-il, a priori, entre la position de ce
pays en faveur d’une libéralisation totale des échanges agricoles, visiblement
inspirée par le lobby de l’agrobusiness, et sa revendication, au côté de l’Inde
et de l’Afrique du Sud 8, pour un traitement différencié en matière de droit
des brevets pharmaceutiques ?
Tout comme pour les pays du G7, la diplomatie économique des grandes
puissances émergentes doit s’adapter à la mondialisation, et à l’estompement
des limites qu’elle entraîne entre les sphères interne et externe. À l’ère de
la mobilité des biens, des personnes et des capitaux, cette diplomatie doit
constamment se « décentrer », pour intégrer les revendications de divers
groupes de pression diffus, qui se substituent à un « intérêt national »
défini de manière trop étroite. Là encore, il faut nuancer le propos, selon
que l’on considère des États dirigés par un pouvoir exécutif fort ou par des
majorités parlementaires. Il faut aussi tenir compte du degré d’autonomie
90 de l’administration – ministère des Affaires étrangères et ministères
« sectoriels » chargés de l’Économie et des Finances – par rapport au pouvoir
politique. L’existence de traditions diplomatiques bien établies atteste de
cette autonomie, comme le montrent les exemples de l’Itamaraty au Brésil
ou du MID en Russie 9.
Cela ne signifie pas pour autant que les États aient renoncé à toute
prérogative régalienne en matière de diplomatie économique. Celle-ci reflète
in fine la politique économique mise en œuvre sur le plan interne, et il ne
faut pas négliger la dimension coercitive de l’« arme économique », surtout
7. Cependant, même dans ces pays à tradition politique centralisée, l’activité économique
tend à échapper partiellement ou totalement au pouvoir central. Certaines provinces chinoises
disposent ainsi de leurs propres bureaux de représentation économique à l’étranger, et il
n’est pas rare de rencontrer des grandes entreprises issues des pays émergents qui possèdent
une « signature de crédit » supérieure à celle de leur État d’origine.
8. Ces trois pays ont créé en juin 2003 le groupe IBSA (ou BASI en anglais), afin de
coordonner leurs positions au sein de l’OMC.
9. Ces deux ministères des Relations extérieures possèdent leur propre école de formation
diplomatique : Instituto Rio Branco au Brésil, MGIMO en Russie.
6. La diplomatie économique des nouvelles puissances
lorsqu’elle est utilisée à des fins politiques 10. De plus, certaines questions
comme l’énergie mettent en jeu des intérêts géostratégiques tellement
importants, que ces derniers priment souvent sur les considérations purement
commerciales, et relèvent en dernier ressort des instances politiques 11.
Enfin, les États conservent la haute main sur les questions financières et
monétaires, perçues comme des attributs essentiels de la souveraineté. Le
débat sur la « guerre des monnaies » et l’absence de consensus au sein des
pays du G20 sur les causes des grands déséquilibres de balances courantes
– tantôt attribués à la sous-évaluation de la monnaie chinoise, et tantôt à
l’endettement excessif des ménages américains – illustrent la permanence
d’antagonismes latents, qui relativisent la vision irénique d’un monde
entièrement pacifié par le commerce 12.
Mais en définitive, la capacité à se projeter à l’extérieur – ce que Joseph Nye
appelle le soft power – est beaucoup plus tributaire de la puissance financière,
et de l’attractivité per se d’une économie, que de vaines gesticulations
politiques. À cet égard, les lois d’airain de l’économie finissent toujours par
l’emporter sur les constructions idéologiques. C’est ce que montre l’échec
du projet de Nouvel ordre économique international (NOEI), défendu par les
pays du Sud dans les années 1970, et le succès, a contrario, des coalitions 91
à géométrie variable entre plusieurs pays émergents dans les années 2000.
Dans le premier cas, l’entente entre pays en développement, réunis au
sein du G77, était fondée sur la revendication d’un « droit générique au
développement » et sur une opposition systématique aux pays du Nord.
Mais cette entente a rapidement achoppé sur l’hétérogénéité des situations
propres à chaque pays 13. Dans le second cas, le G20-Sud constitué autour
du Brésil a réussi à « casser » la mainmise des États-Unis et de l’Union
10. L’acceptation par la Chine et la Russie des sanctions économiques promues par les
États-Unis contre l’Iran montre que ces pays sont prêts à sacrifier des intérêts à court terme
pour préserver leur relation stratégique avec la puissance hégémonique. L’opposition du
Brésil et de la Turquie à ces sanctions relève, à l’inverse, d’une posture destinée à affirmer
leur statut de puissances autonomes, et leur volonté de promouvoir une vision multipolaire
des relations internationales.
11. On en a eu une illustration en 2005 lorsque le Congrès américain a opposé son veto à
la tentative de rachat de la société UNOCAL par le groupe pétrolier CNOOC, contrôlé par le
gouvernement chinois.
12. Ces antagonismes soulignent aussi en creux les « ratés » de l’intégration économique
et financière internationale et renvoient, au-delà du G20, aux réformes des institutions de
Bretton Woods, seules à même de permettre le traitement de ces questions dans un cadre
multilatéral « dépassionné ».
13. Le G77 rassemblait à la fois des pays exportateurs et des pays importateurs nets de pétrole.
Mais en réclamant un prix mondial élevé pour les matières premières, les pays exportateurs
de pétrole ont mis à mal la solidarité de façade de cet ensemble hétérogène.
7. Alexandre KATeb
européenne sur l’OMC 14, à partir d’un constat partagé entre les 20 pays
réunis à cette occasion. Le succès de cette « coalition de seconde génération »,
selon l’expression de Philippe Marchesin 15, repose sur le pragmatisme, le
caractère ciblé des revendications et l’acceptation d’éventuelles divergences
sur d’autres questions.
À ce propos, la percée diplomatique de la Chine en Afrique dans les
années 2000 doit être jugée à l’aune de ce schéma interprétatif, sur la base
d’un pragmatisme assumé et de l’acceptation de différences idéologiques
– notamment en matière de gouvernance politique – qui n’empêchent pas
de développer des partenariats sur le plan économique. Certains parlent
même d’un Consensus de Pékin 16, qui se substituerait au Consensus
de Washington, pour décrire cette nouvelle relation sino-africaine. Ce
Consensus serait fondé sur le respect de la souveraineté politique et sur la
non-ingérence dans les affaires intérieures du pays partenaire. En un sens,
c’est une réactualisation des principes de la Charte de Bandung, énoncée
en 1955 à l’issue de la conférence du même nom, qui avait jeté les bases du
mouvement des non-alignés. Mais, si le discours officiel n’a pas tellement
changé, depuis les voyages de Zhou Enlai en Afrique jusqu’à ceux de Hu
92 Jintao, les relations sino-africaines s’inscrivent aujourd’hui dans une logique
totalement désidéologisée. Les communiqués publiés à l’issue des sommets
sino-africains, dont le premier s’est déroulé à Pékin en novembre 2006,
mettent l’accent sur des initiatives concrètes, comme la réduction de la dette
des pays africains, et évitent à dessein les questions polémiques.
On retrouve cette approche pragmatique chez une puissance moyenne
comme la Turquie, dont le dynamisme économique et la position géostratégique
exceptionnelle, à cheval entre plusieurs continents, identités et cultures, lui
ouvre les horizons d’une diplomatie multipolaire, d’inspiration néo-ottomane.
À défaut d’intégrer complètement l’espace européen et de se fondre dans
cet espace, où sa spécificité islamique et son poids démographique font
peur, la Turquie s’érige en puissance autonome, axant tous ses efforts sur la
promotion de ses intérêts économiques et commerciaux. Sous l’égide de son
nouveau ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, la diplomatie
turque est devenue le meilleur allié des Tigres Anatoliens, ces entrepreneurs
du BTP et du textile, proches des milieux islamo-conservateurs de l’AKP,
qui sont partis à la conquête des marchés étrangers, du Maghreb à l’Asie
14. Le blocage de la conférence de l’OMC à Cancún en septembre 2003, orchestré par le
G20-Sud, avait des airs de revanche sur le sommet Nord-Sud de Cancún en octobre 1981,
« torpillé » par les pays du Nord.
15. Voir P. Marchesin, La Revanche du Sud, Paris, L’infini, 2010.
16. Voir J. Ramo Cooper, The Beijing Consensus, The Foreign Policy Centre, 2004.
8. La diplomatie économique des nouvelles puissances
centrale, en passant par les Balkans, le Proche-Orient et la Russie. De plus,
« utilisant l’Organisation de la conférence islamique (OCI), Ankara a signé
de nombreux traités de libre-échange et des accords de libre circulation avec
près de 60 pays 17 ». Dans un habile renversement de perspective, c’est la
diplomatie classique qui se met ici au service de la diplomatie économique,
cette dernière permettant en retour de consolider une influence régionale,
voire mondiale, en accord avec le concept de « profondeur stratégique »
défendu par Ahmet Davutoglu 18.
Dans un registre similaire, les relations d’interdépendance en matière
énergétique entre l’Union européenne et la Russie, à travers des projets
structurants comme les gazoducs Nord Stream et South Stream, qui relient
directement les pays consommateurs du Nord et du Sud de l’Europe
aux terminaux gaziers du géant Gazprom 19, participent pleinement à la
renaissance d’une diplomatie russe qui retrouve pied en Europe. Ces projets
sont mis en valeur par la Russie pour promouvoir un « agenda » d’intégration
multidimensionnel avec le Vieux Continent, à travers des initiatives comme
le « traité de sécurité européenne », proposé par le président russe Dmitri
Medvedev. Il est trop tôt cependant pour dire si ces initiatives préludent
à la construction d’un véritable espace commun entre la Russie et l’UE, 93
ou si elles reflètent simplement des préoccupations de bon voisinage, et
le souci de donner un habillage juridique à des rapports de type « client-
fournisseur ».
Quoi qu’il en soit, tous ces exemples montrent la dimension duale de
la diplomatie économique, qui exprime, d’une part, l’instrumentalisation
de l’économie par un État, au service de sa politique de puissance, dans
l’acception la plus westphalienne du terme 20 et, d’autre part, le dépassement
inéluctable de la logique stato-centrée, à travers l’insertion de l’économie
dans des ensembles géographiques de plus en plus vastes, et la prise en
compte d’intérêts non étatiques dans la conduite, sinon dans l’élaboration,
17. Voir G. Perrier, « Les nouveaux horizons de la diplomatie turque », Le Monde, 21 avril
2010.
18. Selon Davutoglu, la « profondeur stratégique » de la Turquie s’appuie sur sa situation
géographique et historique, en tant qu’héritière directe de l’Empire ottoman. Voir A. Murinson,
“The Strategic Depth Doctrine of Turkish Foreign Policy”, Middle Eastern Studies, vol. 42,
n° 6, 2006.
19. En contournant les pays de transit (Biélorussie, Ukraine) situés dans l’« étranger proche »
de la Russie, avec lesquels cette dernière entretient des relations en demi-teinte.
20. Telle que l’envisageait par exemple l’empereur allemand Guillaume II avec son projet
de « Bagdadbahn » (ligne ferrée de Berlin à Bagdad) qui avait pour finalité, sous couvert
de développement économique, de mettre fin à l’hégémonie franco-britannique au Moyen-
Orient.
9. Alexandre KATeb
de la politique étrangère. Les puissances émergentes n’échappent pas à
cette dualité, qui va de pair avec l’affaiblissement tendanciel de l’influence
des États sur les acteurs non étatiques 21. À l’exception des BRIC, dont la
diplomatie s’est forgée au fil des décennies, à mesure que leur puissance
s’affirmait (ou se réaffirmait), pour nombre de puissances émergentes
« moyennes » comme le Mexique, la Corée du Sud ou l’Indonésie, cantonnées
auparavant dans une attitude passive de paradigm takers, l’enjeu essentiel
consiste aujourd’hui à trouver un positionnement qui reflète cette dualité,
sans susciter la méfiance des puissances établies. Dans ce contexte, la
construction d’une Realpolitik adaptée aux enjeux du XXIe siècle, entre
multilatéralisme de façade et multipolarité effective, passe de plus en plus par
la dissociation entre la sphère géostratégique, où l’asymétrie est manifeste
avec l’Hégémôn américain et ses challengers immédiats 22 (Chine, Russie),
et la sphère économique, où l’utilisation judicieuse de certains « effets
de levier » permet d’acquérir un « droit au chapitre » dans les enceintes
internationales.
La montée en puissance des « fonds souverains » issus des pays émergents 23,
à la faveur du super-cycle de croissance des années 2000, et plus encore de
94 la crise des subprimes de 2007-2008, lorsqu’ils sont venus à la rescousse des
grandes banques anglo-saxonnes en difficulté (Citigroup, Barclays, HSBC,
etc.), illustre l’un de ces « effets de levier » offerts par la mondialisation. En
octobre 2008, l’intervention de ces fonds souverains a contribué à stabiliser
les marchés et a sans doute permis d’éviter la banqueroute de certains
établissements financiers, qui étaient solvables mais à court de liquidités.
Cela a permis à de petits pays émergents comme les Émirats arabes unis ou
Singapour d’acquérir un capital politique appréciable aux États-Unis, où leur
rôle a été perçu positivement, contrairement à la Chine qui est de plus en
plus critiquée pour sa politique de sous-évaluation du yuan. De fait, même
21. Ce n’est évidemment pas le cas des acteurs étatiques, comme les grandes entreprises
publiques, ou contrôlées par l’État, dont le poids constitue une caractéristique essentielle
de l’économie des grands pays émergents comme la Chine, l’Inde, la Russie et le Brésil.
Ce « capitalisme d’État » est évidemment plus facile à orienter dans le sens des intérêts
géopolitiques de ces pays. Voir à ce sujet mon livre sur les BRIC, à paraître aux éditions
Ellipses au printemps 2011.
22. De surcroît lorsque ces pays sont liés par des alliances militaires avec les États-Unis,
comme c’est le cas de la Corée du Sud depuis 1953 ou dans une moindre mesure de
l’Arabie Saoudite depuis 1951 (il ne s’agit pas dans ce cas d’une « alliance » militaire stricto
sensu).
23. Les plus anciens de ces fonds, comme la Kuwait Investment Authority, remontent aux
années 1950. La plupart d’entre eux ont été créés dans les années 1970, comme le fonds
TEMASEK de Singapour créé en 1974, ou le fonds ADIA de l’émirat d’Abu Dhabi créé en
1976. Mais leur essor date des années 2000.
10. La diplomatie économique des nouvelles puissances
si leur mission première est de fructifier un patrimoine national, les fonds
souverains s’affirment, par leur proximité avec les décideurs politiques,
comme des acteurs incontournables dans la nouvelle « géopolitique du
capital », qui émerge des décombres de la crise financière.
L’innovation technologique constitue un autre exemple d’effet de levier
à l’ère de la mondialisation. Il a été utilisé avec succès par les grandes
firmes coréennes (Samsung, LG, Hyundai) dans les années 1990-2000,
avec le soutien de leur gouvernement, pour infléchir en leur faveur les
grands équilibres économiques mondiaux 24. Ces multinationales émergentes
répliquent une stratégie qui avait réussi aux firmes japonaises, des secteurs de
l’automobile et de l’électronique, dans les années 1970-1980. L’engagement
du gouvernement coréen en faveur de la R&D des entreprises, avec des
programmes ciblés sur quelques technologies de rupture – comme les cartes
mémoire dans les années 1980, ou les écrans plasma dans les années 1990 –
a porté ses fruits bien au-delà des espérances. La combinaison des mesures
publiques et des efforts des entreprises elles-mêmes, qui dépensent jusqu’à
10 % de leur chiffre d’affaires en R&D, a permis à des firmes comme Samsung
ou LG de conquérir des parts de marché dans le monde entier, devenant de
véritables ambassadeurs de la Corée du Sud à l’étranger 25. 95
La diplomatie économique des puissances émergentes s’appuie donc,
en partie, sur des moyens sensiblement similaires à ceux utilisés par les
grandes économies de la Triade. L’efficacité de cette diplomatie réside dans
la capacité des acteurs publics à coordonner leurs actions avec les décisions
des acteurs privés, qui échappent en tout ou en partie aux logiques de
contrôle et d’influence étatique. C’est sans doute plus vrai aujourd’hui que
ça ne l’a jamais été, en raison de la puissante dynamique d’intégration
et d’homogénéisation à l’œuvre à l’échelle planétaire. Mais la théorie
ricardienne des avantages comparatifs, qui constitue la justification du
commerce international, et in fine celle de la mondialisation, trouve aussi
son pendant dans le domaine diplomatique. On observe en effet une certaine
forme de « spécialisation » dans ce domaine, selon des modi operandi qui
permettent de maximiser l’avantage compétitif national, tout en reflétant la
culture politico-administrative du pays, grand ou petit, émergent ou émergé,
et sa capacité effective à intégrer les « facteurs clés de succès » qui fondent
une insertion optimale dans la chaîne de production mondiale.
24. Voir A. Rugman, C. Hoon Oh, “Korea’s Multinationals in a Regional World”, Journal of
World Business, n° 43, 2008.
25. En 2007, le groupe coréen Samsung a dépensé plus en R&D que le géant américain IBM,
selon un rapport de l’OCDE. Voir OCDE, Tendances récentes de l’internationalisation de la
R&D du secteur des entreprises, 2008.
11. Alexandre KATeb
Résumé
Le sommet du G20 à Pittsburgh, en septembre 2009, a consacré l’émergence de nouvelles
puissances économiques (BRIC, Mexique, Corée du Sud, Indonésie, Turquie, Arabie Saoudite,
Afrique du Sud, Argentine) qui aspirent à jouer un rôle accru dans la gouvernance mondiale,
au côté des puissances traditionnelles du G7. Mais en quoi consiste la diplomatie économique
de ces nouvelles puissances, à l’ère du soft power et de la mondialisation ? Les exemples tirés
des expériences nationales montrent que la mondialisation a profondément transformé les
pratiques diplomatiques, dans le sens d’un plus grand pragmatisme, d’une adaptation des
modi operandi aux réalités d’un monde interdépendant et multipolaire, et d’une meilleure
intégration des enjeux économiques et géostratégiques. Dans ce contexte, l’efficacité de la
diplomatie économique dépend surtout de la capacité de ses promoteurs à réaliser des synergies
entre acteurs publics et privés, et à utiliser intelligemment certains « effets de levier », pour
accroître leur influence dans les enceintes internationales comme le G20.
Abstract
The G20 summit in Pittsburgh, in September 2009, endorsed the idea of associating the
emerging economic powers (BRIC countries, Mexico, Indonesia, Turkey, Saudi Arabia, South
Africa, South Korea) to the traditional G7 powers in discussing global governance matters.
This has prompted questions about the features of these countries’ economic diplomacy. As
examples driven from these countries experiences show, the process of globalization has deeply
transformed economic diplomacy, towards greater pragmatism, an adaptation of its modi
96 operandi to the realities of an interdependent and multipolar world, and an integration between
economic and geopolitical issues. In this context, the efficiency of economic diplomacy rests
on the ability of its proponents to realize synergies between public and private players, and
to make an intelligent use of certain “leverage effects”, in order to increase their influence in
international fora such as the G20.
12. Géoéconomie
56
56 Dossier | L’âge D’or De La
DipLomatie économique
l’âge d’or de l a diplomatie Économique
diale Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’économie
accapare une part grandissante des relations diplomatiques.
Alors qu’elle était auparavant essentiellement commerciale ou
servait de moyen de pression dans le cadre de négociations
politiques ou militaires, il semble évident aujourd’hui que les
sujets politiques reculent en faveur des grandes questions
que
économiques. Avec la mondialisation, la multipolarisation et
Géoéconomie l’interdépendance de l’économie mondiale, chaque Etat ou
revue trimestrielle - Hiver 2010-2011
grand ensemble économique exprime sa puissance par son
Géoéconomie
rayonnement économique, il cherche donc autant à défendre
l’âge d’or de l a ses intérêts économiques et ses atouts stratégiques qu’à pré-
diplomatie Économique server la santé et la stabilité économique mondiale dont il dé-
pend.
Parmi les nombreuses instances internationales qui ont vu le
jour depuis cinquante ans, le G8 et le G20 figurent les réunions
20 euros
des puissances qui peuvent décider de l’avenir économique et
revue politique du monde.
Revue trimestrielle
Régulation financière à l’heure de la crise, sécurité inter-
144 pages | 155 x 240 nationale, compétition entre états, question de la diplomatie
20 euros TTC européenne, stratégies d’influence au sein des organisations
Achat en ligne sur internationales, ce dossier exceptionnel de Géoéconomie exa-
www.choiseul-editions.com mine en détail l’ensemble des enjeux contemporains de la di-
plomatie économique mondiale.
Au sommaire
ENTRETIEN Les formes et les pratiques de la diplomatie écono-
L’ambition renouvelée du Niger, Hama AMADOU mique
DossIER Diplomatie économique et compétition des états
L’âgE D’oR DE La DIpLomaTIE écoNomIquE Éric DENÉCÉ
La stratégie indirecte de la diplomatie économique
La diplomatie économique dans la gouvernance
taïwanaise, Michel Ching Long LU
mondiale
La diplomatie économique des nouvelles puissances
Les priorités de la diplomatie économique française et de
Alexandre KATEB
la présidence du G20, Delphine D’AMARZIT
Diplomatie économique et sécurité humaine
La sécurité collective par la diplomatie économique
Bruno LARTIGUE
Michel SAPIN
La diplomatie économique des entreprises
L’émergence d’une diplomatie économique européenne
François PITTI
au G20 ?
Henri PLAGNOL Aide humanitaire, ONG et diplomatie économique
Alain BOINET
Du concert des nations à la cacophonie des organisa-
tions : le nouveau visage du multilatéralisme VaRIa
François DANGLIN Privatisation des entreprises publiques en Algérie
Diplomatie économique multilatérale et influence Hamamda Mohamed TAHAR
Claude REVEL
13. >> DERNIERs DossIERs
géoéconomie n°55 | La Francophonie face à la mondialisation
La Francophonie est un ensemble culturel hétérogène qui regroupe 200 millions de personnes dans plus de
70 pays. Communauté linguistique et culturelle avant tout, la Francophonie est également un lieu d’échanges et
de partenariats, politiques et commerciaux.
géoéconomie n°54 | Football, puissance, influence
Personne n’ignore que les enjeux de la discipline ne sont pas seulement sportifs : le foot est aussi – et avant
tout ? – un business. Chiffres d’affaires des clubs, transferts de joueurs et mercato, paris en lignes, sponsors, droits
télévisuels et publicité, argent sale : les enjeux financiers dans ce sport sont pharaoniques. À tel point que le foot-
ball est devenu une composante économique et stratégique de premier plan dans les relations internationales.
géoéconomie n°53 | Les batailles du savoir
Rencontres, échanges, partenariats, débats, séminaires, communications, publications et mutualisation des com-
pétences forment le quotidien des équipes de chercheurs : c’est le versant positif et connu du public. Mais dans un
monde globalisé où la recherche, pourtant non-profitable à court terme, est soumise à une forte concurrence, les
nations se livrent des batailles sans merci pour attirer les cerveaux, pour innover toujours davantage, pour avoir
sans cesse un pas d’avance sur les autres nations savantes.
Géoéconomie
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