CE 10 septembre 2018, devant la Cour de Bakirköy à Istanbul, comparaissaient 17 avocats de l'Association turque des Juristes Progressistes (CHD) dont son président Selçuk Kozagaçli. Compte rendu d'une audience mouvementée au cours de laquelle des prévenus ont été battus par la police.
Levée du secret professionnel : oser faire marche arrière
Audience du 10 septembre 2018 en cause de 17 avocats du CHD (Istanbul)
1. Résumé de l'audience du lundi 10 septembre
Selçuk Kozağaçlı, avocat et président de l’Association turque des juristes
progressistes #ÇHD emprisonné depuis 10 mois, prononce l’une des défenses
politiques les plus audacieuses de l’histoire. Selçuk accuse.
Ce lundi matin, 21 avocats poursuivis pour leur prétendue appartenance à une organisation
marxiste clandestine ont comparu devant la Cour de Bakirköy à Istanbul.
Au départ, les autorités turques étaient déterminées à les juger à distance, par visioconférence.
Finalement, au bout du 3e jour de grève de la faim des avocats, les juges ont dû plier face à leur
détermination.
Les 21 avocats ont donc pu comparaître, une situation inespérée quand on connaît le nombre
d'opposants politiques qui ont subi un procès expéditif par visioconférence.
Des dizaines de soutiens ont fait le déplacement pour assister au procès parmi lesquels leurs
clients: familles de mineurs de fond morts dans la catastrophe minière de Soma (301 morts),
familles de manifestants tués parmi lesquels la mère du petit Berkin Elvan abattu à 13 ans et mort
à 14 ans ou encore Nuriye Gülmen, l'universitaire victime des purges.
Parmi les soutiens, notons aussi la présence de plusieurs bâtonniers, de l'Association d'entraide
avec les familles des détenus politiques (TAYAD), de députés du Parti démocratique des peuples
(HDP, gauche pro-kurde) et du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate et kémaliste)
ainsi que plusieurs observateurs représentant des associations internationales de juristes comme
l'Association européenne des juristes pour la démocratie et les droits de l'homme (EJDH), les
Avocats européens démocrates (AED), l'Association internationale des juristes démocrates
(AIJD) et la Confédération des avocats d'Asie et du Pacifique (COLAP).
Trois avocats belges du barreau de Liège ont également fait le déplacement et manifesté aux
portes du tribunal avant d'entrer dans la salle d'audience pleine à craquer.
Ce fut les grandes retrouvailles entre les avocats emprisonnés et le public après un an d'absence.
L'isolement des avocats est d'autant plus dur qu'il a été renforcé par une mesure de dispersion.
Les avocats étaient aux quatre coins du pays, séparés les uns des autres et séparés de leurs
compagnons de lutte.
D'entrée de jeu, Selçuk Kozaçagli a annoncé la couleur. Il a taxé le système judiciaire d'immense
"Village Potemkine" (du nom de ces fausses façades érigées sur demande du ministre russe
Potemkine pour cacher la pauvreté des villages que devait visiter l'impératrice Catherine II) et les
juges de "panneau Potemkine". "Je n'ai pas l'impression de me trouver devant un tribunal. (...)
Les salles d'audience sont factices."
Il poursuit: "L'acte d'accusation est bâclé. "
"Le système judiciaire compte 37 cours d'assises est atteint d'un cancer. Il est rongé par les
métastases. Nous voyons l'état de putréfaction, de déliquescence, de décomposition car nous
nous trouvons derrière le décor.
"Le métier d'avocat est un métier dangereux et sérieux."
2. Et d'ajouter à propos des témoins anonymes: "Ces êtres vils ont été incapables d'exprimer une
opinion portant atteinte à notre dignité. Il disent de nous que nous sommes des gens de
confiance pour nos clients, que nous nous battons jusqu'au bout pour nos clients, que nous ne les
abandonnons pas. Oui, c'est vrai. C'est la façon dont nous concevons notre métier".
"Deux des policiers qui se trouvaient dans cette salle m'ont battu pour tenter de prendre mes
empreintes digitales. J'étais pourtant en possession e ma carte d'identité et ma carte d'avocat.
Était-il nécessaire de prélever une nouvelle fois notre empreinte digitale? Vous était-il utile de
nous faire tabasser par ces enfants? Non, mais vous leur avez tout de même permis de nous
frapper."
"Vous tentez de tuer le métier d'avocat. Si vous nous demandez de prendre nos distances par
rapport à nos clients pour que nous passions dans votre camp, sachez-le, jamais nous ne
l'accepterons."
"Toute honte bue, on dit de moi dans une note que j'ai défendu les mineurs de Soma pour me
draper d'une certaine légitimité. Des galeries souterraines se sont effondrées (dans les mines de
Soma). 301 ouvriers ont perdu la vie. Je défendrai leurs droits en toute circonstance. Les familles
de mineurs se trouvent aujourd'hui dans cette salle et je leur en suis infiniment reconnaissant.
Nous faisons partie de la même famille. Je les défendrais au prix de ma vie."
De la salle, des slogans s'élèvent: "Les pauvres sont fiers de toi".
"Nous sommes socialistes. Nous sommes des femmes et des hommes qui luttons pour le
socialisme. Avons-nous des liens avec des organisations clandestines? Oui, et c'est une obligation
pour nous. Sans ces liens, comment pourrions-nous exercer notre métier d'avocat?"
"J'ai enduré des moments difficiles dans l'exercice de ma profession. Plus de 150 de mes clients
ont perdu la vie. J'ai assisté à l'autopsie de certains d'entre eux. Leurs corps étaient à ce point
mutilés qu'ils étaient méconnaissables. Nous ne jouons pas au gauchisme. Nous travaillons au
point de contact entre la violence de l'Etat et la violence révolutionnaire. Mes clients n'ont jamais
recouru à une violence visant le peuple. Leur combat vise le pouvoir."
"Il y a un individu (de droit commun) qui se trouve dans la cellule voisine. Il a tué 50 personnes à
lui seul. Connaissez-vous le nom de ses avocats? Ils font le même métier que moi. Ils écoutent
leur client et lui disent: "Si tu invoques tel motif, tu auras telle peine de prison."
"Les juges de la République ont tous agité le sabre, quel que soit la nature du pouvoir. Juntes
militaires, confréries religieuses, nationalistes. Tout le monde a montré la lame. Vous n'êtes
qu'une copie ratée de cette tradition."
"Le cabinet du président a une influence sur la justice. Les juges craignent de prononcer un
verdict qui déplaise au pouvoir."
Il lance aux juges: "Je n'ai aucune confiance en vous. Je suis prêt à endurer tous les châtiments
que vous m'infligerez. J'ai formé des dizaines de stagiaires. Ils sont dans cette salle. Notre
tradition n'est pas prête de se tarir. Jamais nous ne nous inclinerons. Jamais nous
n'abandonnerons."
3. Nervosité parmi les gendarmes. Ils attaquent les avocats, brisent les lunettes de l'accusé Süleyman
Gökten et passent des menottes aux poignets de Selçuk Kozagaçli.
Aytaç Ünsal prend la parole: "Nous ne sommes pas venus nous battre avec les gendarmes.
Nous sommes venus pour expliquer nos soucis. Mais nous avons été jetés à terre et roués de
coups. L'insécurité régnera tant que les gendarmes se trouveront dans cette salle. Nous voulons
une identification des auteurs de l'agression".
Les avocats des avocats interviennent: "Nous demandons une enquête sur les gendarmes qui ont
maltraité nos clients. Ils sont à leur merci. Les gendarmes ont plus de pouvoir que vous,
messieurs les juges."
L'accusé Ahmet Mandaci: "La journaliste Canan Coskun a enquêté sur notre procès. Elle a pris
deux ans. Je salue tous les journalistes qui pratiquent leur métier avec dignité. Nous aussi sommes
en prison car nous faisons notre métier avec dignité."
Il ajoute: "La direction de lutte antiterroriste est dans l'obligation de mener des rafles comme celle
qui nous a visées. Les policiers sont en effet mis sous pression par leurs supérieurs qui risquent
d'être mutés en cas de baisse du nombre d'opérations."
"Parmi ces rafles, il y a l'opération qui a visé Nuriye et Semih (enseignants en grève de la faim
pour protester contre les purges). Il ne s'agissait pas d'une opération fortuite. Durant notre mise
en garde à vue, le ministre de l'intérieur Süleyman Soylu a fait le déplacement. C'est la preuve du
caractère politique de ce procès."
Toujours Ahmet Mandaci: "Le pouvoir veut façonner la police et le monde de la finance selon
ses exigences. C'est pareil pour les avocats. Nous ne rentrerons pas dans le moule. Nous
préférons remplir nos responsabilités envers le peuple."
"Sous le régime d'état d'urgence, 16 grèves ont été interdites. 1412 associations ont été mises sous
scellés. 969 entreprises ont été mises sous tutelle. Leur valeur: 41 milliards de dollars. Le pouvoir
s'est enrichi grâce à l'état d'urgence. Tel en était le motif."
Ahmet Mandaci: "Notre crime est de ne pas croire aux dieux de l'Etat. (...) "Nous n'attendons pas
de sauveur. Nous sommes les soldats de notre propre combat."
Voici les quelques notes Twitter de Jennifer Halter, avocate pénaliste du barreau de Paris présente
à l'audience:
"Propos liminaire d'Ayse Acinikli, ici en défense de confrères qui l'ont eux-mêmes défendue, sur
les principes de La Havane, constamment foulés au pied par les juridictions turques.
Rappel aussi de la loi turque: l'autorisation de ministre de la justice doit être obtenue pour lancer
des investigations sur un avocat, comme toujours, une telle autorisation n'a même pas été
sollicitée.
Il est demandé de suspendre le procès dans l'attente de l'autorisation du ministre. Enorme
suspense sur la réponse du juge. (...)
4. La demande de sursis à statuer dans l'attente de l'avis du ministre a été refusée car les droits
applicables aux avocats ne trouveraient pas à s'appliquer pour les infractions en lien avec le
terrorisme. Donc quand vous risquez de prendre cher, vos droits sont inversement
proportionnels.
(...)
On en est à la prise de parole des accusés et c'est Selçuk qui commence. Je n'ai plus de traducteur
attitré m'étant incrustée avec les avocats de la défense, donc je n'ai pas tout le détail de son
discours.
Mais sa passion dépasse les problèmes de compréhension et l'admiration de sous ses confrères
qui l'écoutent religieusement est une leçon en soi. Il parle de ce qu'est l'avocat. What else.
Nouvelle interruption de service due à ce que l'on appellerait pudiquement un "incident dans le
box", soit un tabassage des accusés par les gendarmes après un mouvement d'humeur. Les
matraques, les hurlements, le mouvement de foule et les visages rougis voire tuméfiés.
La salle n'a pas été évacuée pour autant, et devant tous les témoins médusés, le Président du
tribunal a recueilli les plaintes des accusés dont il se fera certainement des confettis ce soir".