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Commercialisé en 1992, le téléphone portable a multiplié succès
et excès. Retour sur une technologie qui a changé nos vies,
jusqu’à nous rendre complètement accros.
’était le 1er
juillet 1991.
Muni d’un prototype de
téléphone portable
Nokia, le Premier mi-
nistre finlandais Harri
Holkeri appelle la maire
adjointe de la ville de
Tampere. Le contenu
de cette conversation
est dérisoire au regard
de la révolution amorcée: le GSM
(pour Global System for Mobile com-
munications) vient de naître. Et l’an-
née suivante, il est commercialisé.
Vingt ans plus tard, le mobile consti-
tue un des objets les plus usuels et
indispensables de notre quotidien.
De un milliard en 2000, le nombre
d’abonnements est passé de nos
jours à 6 milliards, dont 5 rien que
dans les pays en voie de développe-
ment. Avec le prix des terminaux en
baisse constante et des réseaux tou-
jours plus étendus, le nombre de
GSM dépassera très bientôt celui de
la population mondiale. En Belgique,
le cap est d’ores et déjà franchi.
Cette omniprésence a conduit à bien
des changements dans nos compor-
tements. “Alors que, jusque-là, ils
étaient plutôt pudiques, les gens ont
commencé à étaler leur vie privée en
public”, juge l’écrivain Phil Marso, or-
ganisateur des Journées mondiales
sans téléphone portable (chaque 6,
7 et 8 février). Thierry Desmedt, pro-
fesseur de communication à l’UCL,
explique: “Celui qui téléphone, c’est
celui qui montre aux autres qu’il a
encore du réseau, au sens social”.
C’est là tout le paradoxe d’un outil de
communication qui nous pousse de
plus en plus à interagir avec les gens
que l’on connaît mais de moins en
moins avec notre voisin proche. “Voir
des couples au restaurant, avec leur
smartphone posé à côté de leur as-
L’APPEL DU SUCCÈS
GSM
siette, prêts à répondre à tout ins-
tant, je trouve ça terrible”, s’émeut
Phil Marso.
T’ES OÙ? J’ARRIVE!
Le portable à table reste un sujet
d’agacement pour beaucoup de gens,
à commencer par les parents. Pas
facile d’exclure du repas familial la
“troisième main” des ados, celle qui
maintient leur réseau intime à portée
de doigts. D’autant que ces pères et
mères ont été confrontés, dès le dé-
but des années 2000, à ce qu’on a
baptisé la “génération des pouces”:
ces adolescents tapant une quantité
incroyable de mots à la minute, sans
même regarder l’écran. “Leurs mes-
sages ne contiennent souvent aucune
information, relève Thierry Desmedt.
Ils servent juste à vérifier que l’autre
est toujours là. Le GSM joue le rôle de
cordon ombilical.” D’ailleurs, une en-
1985
Premier cellulaire qui mérite le quali-
ficatif “mobile”: signé Motorola, il
quitte l’auto et le format valise. Son
autonomie: une heure.
1995
Lancement du
GSM en Belgique.
1998
Proximus lance son service SMS.
Cette année-là, dans le monde, il
se vend plus de mobiles que de voi-
tures et d’ordinateurs réunis.
Ouverture commerciale
du service GSM sur le
réseau public.
1992
Inspiré par le “communicateur”
de la série Star Trek, le télé-
phone à clapet apparaît, en
même temps que le vibreur.
1996
20ANS D
ACTUALITÉS L’ANNIVERSAIRE
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quête révèle que les SMS les plus
envoyés sont le célèbre “t’es où?” et
sa réponse toute trouvée “j’arrive”.
Certains messages s’avèrent toute-
fois autrement plus importants. Selon
une étude britannique, une personne
sur dix se serait ainsi déjà fait larguer
par texto. “Le portable nous rend
lâches”, estime Phil Marso. Et que
dire de ces patrons qui licencient
leurs employés par SMS? La pratique,
certes cavalière, est légale en Bel-
gique et de plus en plus courante. Elle
est aussi un signe supplémentaire du
poids que le GSM fait peser sur le
monde du travail. La limite, aupara-
vant assez nette, entre vie privée et
professionnelle est devenue floue.
Les patrons peuvent joindre leurs
employés à tout moment, y compris
le week-end et pendant les vacances.
Et à l’heure des puces GPS permet-
tant de géolocaliser les utilisateurs,
la pression et le contrôle risquent de
s’accentuer. Faudrait-il un garde-fou
pour prévenir tout harcèlement télé-
phonique en dehors des heures de
travail? Après tout, en Allemagne, les
syndicats de Volkswagen ont obtenu
de la direction que leurs salariés ne
soient plus sollicités par e-mail entre
18h15 et 7 h le lendemain…
Véronique, elle, ne craint pas d’être
contactable à tout instant. Au
contraire, sa hantise, c’est de se re-
trouver hors réseau. “Si j’oublie mon
téléphone en allant au boulot, je fais
demi-tour illico. Quitte à arriver en re-
tard”, avoue cette accro de 26 ans.
Elle fait partie des 72 % de Belges
équipés d’un smartphone qui
confessent ne jamais sortir sans
leur précieux engin. Et,
comme 40 % des
utilisateurs,
2000
L’antenne externe disparaît
avec le très populaire Nokia
3210. On compte un milliard de
GSM sur le globe.
2007
Sortie de l’iPhone, le premier té-
léphone d’Apple, avec interface
tactile. Une révolution qui booste
le marché du smartphone.
DEMAIN
Le GSM servira de
moyen de paiement
et même de titre de
transport.
Apparition du WAP
qui permet d’accé-
der à Internet
depuis son GSM.
1999
La plupart des
modèles disposent
désormais d’une
fonction photo.
2001
Le monde compte six milliards
d’abonnés. Chaque seconde, plus
de 50.000 SMS sont échangés.
2012
S DEFOLIE
ê
En 1992, aurait-on pu
croire que nous fini-
rions par nous sentir
tout nus sans nos té-
léphones portables
intelligents?
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Tueur
de fourmis
Des centaines d’études ont été consa-
crées aux effets néfastes des ondes
GSM sur notre santé, et notamment
sur les liens supposés entre micro-
ondes et cancer. Sans déboucher tou-
tefois sur des certitudes. N’empêche,
certaines d’entre elles interpellent.
Comme en 2008, lorsque Dirk Adang,
chercheur à l’UCL, montre que les rats
exposés aux ondes GSM perdent la mé-
moire et meurent prématurément…
Tout récemment, c’est vers les fourmis
que s’est tournée une équipe de l’ULB.
Soumis à un générateur d’ondes, les
insectes se sont mis à marcher avec
difficulté, à manger peu, puis finale-
ment, incapables de rentrer au nid
après avoir trouvé de la nourriture, à
mourir les uns après les autres.
“Mon travail montre que le rayonnement
affecte particulièrement la membrane et
les cils de la cellule, puis à travers eux,
le système nerveux”, explique la biolo-
giste Marie-Claire Cammaerts, initia-
trice de cette recherche. “Or, nous les
humains, nous disposons de cellules
cillées dans notre oreille. Elles sont in-
dispensables à l’équilibre et à l’audition.
Et elles sont très fragiles…” La cher-
cheuse estime que son étude sur les
fourmis pourrait mettre en évidence
des effets préoccupants du GSM sur
l’homme: “Des problèmes d’audition,
des maux de tête ou de la fatigue, et à
long terme, une diminution de la mémo-
risation”. Des chercheurs avaient déjà
prouvé qu’un GSM placé au cœur
d’une ruche entraînait la mort de
toutes les abeilles, donnant un écho
glaçant à cette prophétie qu’on se
plaît à attribuer à Einstein: “Si les
abeilles venaient à disparaître, l’huma-
nité n’aurait plus que quatre années de-
vant elle”. De quoi donner toute sa lé-
gitimité au principe de précaution.
elle surfe aussi aux toilettes.
“Mais aussi dans mon bain, à table,
en voiture et même devant un film en
amoureux. Ce qui a le don d’énerver
mon compagnon.” Et quand on se
risque à lui demander si elle pourrait
vivre sans, Véronique répond du tac
au tac: “J’aurais l’impression d’avoir
un bras en moins…”. Elle n’est pas la
seule: outre-Manche, un tiers des 16-
24 ans préférerait se passer de sexe,
de chocolat ou de boissons chaudes
(le sacro-saint tea time) plutôt que de
GSM. Cette véritable dépendance
porte un nom: la “nomophobie”,
contraction de “no mobile phobia”,
c’est-à-dire la peur panique de ne pas
avoir son portable à portée de main.
Sans rire, c’est une pathologie préoc-
cupante. Les symptômes? Respira-
tion difficile, nausée, tremblements,
crises d’angoisse…
À props de ces accros aux mobiles,
Thierry Desmedt évoque, lui, le “syn-
drome de la caserne de pompiers”:
“Dans l’attente d’un appel, ils sont en
stand-by permanent”. Avec un effet
pervers: cette situation de stress nuit
à la capacité de planifier et à poser
des choix autonomes, car toute tâche
peut être remise en question par un
appel impromptu. Qu’il soit réel ou
imaginaire, d’ailleurs! Un phénomène,
anodin mais symptomatique, est ap-
paru ces dernières années: la “vibra-
tion fantôme”. Sans doute en avez-
vous déjà eu l’expérience: vous avez
l’impression que votre téléphone
vient de vibrer mais lorsque vous le
saisissez, aucun message, aucun
appel. C’est votre cerveau qui vous a
joué un tour. Pour Pierre Schepens,
chef de l’unité de psychiatrie de l’hô-
pital Saint-Pierre (Bruxelles), c’est “la
preuve qu’on n’est jamais totalement
apaisé et serein dans l’instant”.
Alors forcément, dans un tel état,
quand on égare son joujou, on de-
vient fou. Selon une récente étude
américaine, 73 % des gens pa-
niquent, 14 % se sentent désespé-
rés et 7 % tombent carrément ma-
lades. On s’étonnera donc à peine
que trois sondés sur cinq jugent
plus grave de perdre leur GSM que
leur portefeuille ou les clés de leur
maison. “Quand on égare son réper-
toire d’amis, c’est comme si, symbo-
liquement, on n’avait plus d’amis”,
décode Pierre Schepens. D’autant
qu’avec la convergence des ser-
vices sur smartphone, ce dernier
est devenu un véritable couteau
suisse. Voire un journal intime. “On
met énormément de soi dans ces
appareils: textes, photos, vidéos,
musique, confirme le psychiatre.
C’est devenu le prolongement de
son identité.”
EN DÉSINTOX
Ce glissement de l’appareil du “pure-
ment” utilitaire vers l’affectif peut
être dangereux. Exemple extrême
mais édifiant: en 2008, deux Espa-
gnols de 12 et 13 ans ont dû être
admis dans une unité de pédopsy-
chiatrie parce qu’ils restaient rivés à
leur GSM 5 à 6 heures par jour, ce
qui les a conduits à l’échec scolaire.
L’addiction au portable, un hôtel haut
de gamme de Chigaco a décidé de
s’y attaquer. Il propose une cure de
désintoxication à ses clients accros
au BlackBerry. Un marché sans nul
doute prometteur, lorsqu’on sait que,
demain, nos téléphones portables
contiendront toujours plus de don-
nées personnelles, voire administra-
tives, et serviront même de terminal
de paiements.
h Pierre Scheurette
CES COUPLES
AU RESTO,
AVEC LEUR
SMARTPHONE
À CÔTÉ DE
LEUR
ASSIETTE,
PRÊTS À
RÉPONDRE,
C’EST
TERRIBLE.
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