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UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE




                                CELSA



Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication




                        MASTER 2ème année


               Mention : Information et Communication
                Spécialité : Médias et Communication




  L’amateur et la pratique artistique sur Internet
                        L’exemple d’Instagram




      Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD




                                     Nom, Prénom : Maretto Sylvain
                                     Promotion : 2011-2012
                                     Option : Communication, médias et
                                     médiatisation
                                     Soutenu le :
                                     Note du mémoire :
                                     Mention :
MARETTO SYLVAIN




L’AMATEUR ET LA PRATIQUE ARTISTIQUE SUR
               INTERNET

         L’EXEMPLE D’INSTAGRAM
Remerciements




        J’adresse mes remerciements à Bertrand Horel et à Etienne
        Candel, respectivement rapporteur professionnel et rapporteur
        universitaire de ce travail d’étude et de recherche.

        Je remercie également Hadrien, Lucas et Aurélien pour leur
        contribution à la réalisation de ce travail.

        J’ai enfin une pensée pour toutes les personnes que j’ai eu la
        chance de croiser ces dernières semaines et qui ont su me dire,
        chacune à leur manière, “Surtout ne déconne pas et finis-le, ce
        mémoire.”
Table des matières
INTRODUCTION GENERALE :                                         1
QU’EST-CE QU’INSTAGRAM ?                                        5
PROBLÉMATIQUE :                                                 7
CORPUS ET MÉTHODOLOGIE :                                        9

CHAPITRE I : UNE CONSTRUCTION COMME RESEAU SOCIAL ARTISTIQUE   11
A)   UNE INGÉNIERIE SOCIALE                                    11
1)   L’UTILISATEUR 2.0                                         12
2)   LES FORMES DE SOCIABILITÉ                                 14
B)   UNE INGÉNIERIE DU GOÛT                                    17
1)   LE « J’AIME » COMME ÉCHELLE DE VALEUR                     18
2)   UNE PRATIQUE ISSUE DE L’IMAGINAIRE TECHNIQUE DU MÉDIA     21

CHAPITRE II : UNE SOCIOLOGIE DE LA PHOTOGRAPHIE 2.0            25
A)   INSTAGRAM COMME NOUVELLE PHOTOGRAPHIE AMATEUR             25
1)   UNE DÉFINITION DE LA PHOTOGRAPHIE AMATEUR ?               25
2)   AUTORISATION ET CRÉATION DU CRÉATEUR                      28
B)   LA FONCTION SOCIALE D’INSTAGRAM                           31
1)   LA DISTINCTION COMME MOTIVATION SOCIALE                   32
2)   L’USAGE DES FILTRES COMME RÉALITÉ SOCIOLOGIQUE            33

CHAPITRE III : INSTAGRAM, UN ART SANS ŒUVRE ?                  36
A)   LA COMMUNICATION COMME MOMENT SOCIAL                      39
B)   UNE ESTHÉTIQUE DE LA COMMUNICATION                        42
C)   L’ART FACE À LA COMMUNICATION                             47

CHAPITRE IV : LA CONSTRUCTION DE LA FIGURE DE L’AMATEUR        54
A)   L’AMATEURISME COMME PASSION                               55
1)   LA PHOTOGRAPHIE, UNE PASSION                              57
2)   UN PROCESSUS DE NATURALISATION DE LA PASSION              60
3)   VERS UNE SÉMIOTIQUE DE LA PASSION DE LA PHOTOGRAPHIE      63
B)   RECTION ET CONFORMATION                                   66
1)   LE PARATEXTE COMME INSTITUTION DE RECTION                 66
2)   L’ARCHITEXTE COMME FORMATION DU CONTENU                   69

CONCLUSION GENERALE :                                          74

BIBLIOGRAPHIE                                                  79

ANNEXES                                                        81
Introduction générale :


     L’image a toujours eu une portée pratique, directe et expressive, contrairement
au texte, qui a besoin d’être lu, d’être procédé, pour produire ces effets. Ne dit-on pas
au journal télévisé de vingt heures « attention, ces images peuvent choquer » ? Un
long chemin a été parcouru depuis les premières peintures rupestres, les premières
représentations picturales, jusqu’à l’image numérisée, malléable et volatile. Mais
c’est bien de représentation dont nous parlons encore aujourd’hui. Un long chemin,
en terme d’innovations techniques, de pratiques nouvelles, de démocratisation du
matériel et de la compétence. Bien que cette assertion soit sans doute valable depuis
150 ans sans discontinuité, l’image est plus que jamais au centre de nos
communications. La télévision est toujours là, le renouveau de la presse se fait par
écrits d’écrans, sur les tablettes tactiles derniers cris, et enrichi d’une dose
renouvelée de « multimédia » et « d’interactivité ». À côté, les dispositifs de prise de
vue deviennent tellement ubiquitaires que la notion de panoptisme (Foucault, Paris,
Gallimard, Surveiller et punir, 1975) n’a plus lieu d’être questionnée. L’immense
amas de données, comprenant de nombreuses photographies et images, collectées
chaque jour sur chacun de nous, constitue une archive de l’être humain sans
précédent.

     Cette image se retrouve également portée aux nues dans les domaines du
marketing et de la communication. À travers les nouveaux services tels que Pinterest
et Instagram, la photographie apparaît comme un nouvel Eldorado marketing, car
elle semble répondre à la plus grande problématique de l’Internet commercial
contemporain, l’économie de l’attention. De part la richesse des contenus et du
nombre d’informations présents sur Internet, l’attention humaine se retrouve ainsi
fractionnée, atomisée. Pour autant le temps n’a pas ralenti, et il devient difficile
d’assimiler ce torrent de données quotidien. Mais ne dit-on pas qu’un dessin vaut
mieux qu’un long discours ?




                                                                                       1
Cependant, l’image en elle-même n’est pas le point d’articulation de ce
mémoire, ni dans sa dimension pure de représentation, ni dans son rôle dans
l’économie communicationnelle d’aujourd’hui.

     Initialement, ce mémoire devait être consacré à une étude du beau sur Internet,
au travers des pratiques artistiques des amateurs, et de la distorsion que crée le
numérique sur cette notion de beau, qui a été maintes et maintes fois discutée dans
les sphères philosophiques et esthétiques, car il nous apparaissait relativement
novateur en matière de recherche, tout en restant dans la continuité des études sur
les imaginaires d’Internet. Le beau, dans le même registre que le luxe, l’amour,
ignore les codes et le pragmatisme que l’on pourrait retrouver dans l’étude d’autres
objets, et c’est en cela qu’il apparaît différent des autres sujets traités à travers la
figure de l’amateur sur Internet. Sujet passionnant s’il en est, il s’est vite avéré bien
trop complexe pour être traité dans le temps et la quantité impartie pour ce mémoire.
Le beau, comme objet d’étude, est absolument multidimensionnel. Il nous apparaît
impossible de le traiter, même dans l’optique d’éviter le débat philosophique, sans
s’intéresser à l’objet au travers, tour à tour, de la sociologie, de la sémiotique, de la
médiologie et de l’étude des arts. La notion en elle même fait appel à de nombreuses
autres catégories d’objets, sur lesquelles il est impossible de faire l’impasse, telles
que les arts, l’inspiration, l’émotion, la passion.

     Cependant, en retournant le sujet initial, il est apparu qu’il pouvait être très
intéressant d’aborder le sujet de façon détournée, par un petit bout du raisonnement.
Il a donc été décidé d’orienter l’objet de ce mémoire sur l’analyse de l’amateur en art
sur Internet, à travers la catégorie de la photographie, qui nous apparaît comme
révélatrice des caractéristiques des pratiques autour du beau et des arts sur Internet,
pratiques que l’on suspecte d’être homogènes à travers cette catégorie du beau.
Elles ne dépendraient plus de certains pragmatismes, mais répondant à d’autres
logiques et concepts, tels que la distinction, la différenciation, tout en questionnant
cette sacralisation du beau et l’effet dit « démocratique » d’Internet.

     Comme nous l’avons vu plus haut, il existe un nouveau champion dans le
monde de l’image, et de la photographie, et il s’appelle Instagram. Lors de la décision
de s’intéresser à l’amateur en beau, cette application de photographie nous est


                                                                                       2
apparue avoir la capacité d’être déconstruite et questionnée afin de devenir un
potentiel idéaltype de l’imbrication du beau et de l’Internet contemporain. Un
idéaltype entend qu’il est soumis, comme modèle presque parfait, à la comparaison,
permettant de dégager de grands principes. Il n’est pas question de comparaisons
dans ce mémoire de recherche appliquée, qui ne comportera qu’une analyse ainsi
que quelques recommandations à mettre en œuvre en matière d’amateur en beau
sur Internet. Il pourra néanmoins servir, je l’espère, de base pour d’autres, à ce
travail de comparaison qui permettrait d’avancer dans une étude du beau sur
Internet, car l’effort sera fait, dans ce mémoire, de s’intéresser à Instagram à la fois
d’un point de vue sociologique, d’un point de vue des sciences de l’information
communication, et d’un point de vue de l’étude de l’art.

      Pour en revenir à la vidéosphère1, il convient de s’intéresser à ce qu’est la
photographie et ce qu’elle représente. Malgré son antériorité vis à vis de la vidéo,
l’image fixe, inerte, est toujours un élément important de l’expression et de la
communication. Bien qu’elle n’était au début qu’un art sensé supplanter le dessin
dans la représentation de la réalité et le monde, la photographie a évolué, dans sa
technique et ses pratiques, et fait aujourd’hui figure à la fois d’un art pur, d’un fil de
l’histoire, et d’une chronique de notre quotidien. Elle croise respectivement plusieurs
dimensions du temps, l’instant, le long, et le routinier. La photographie a transformé
les modalités de transmission d’images, d’informations, de traces, d’une manière qui
tranche avec ces prédecesseurs. La production n’est plus le travail de la main, mais
devient celui de la technique, de la physique, à travers les procédés optiques et la
fixation de la lumière sur un support résistant et amené à être reproduit.

      Comparée à ses prédécesseurs, la peinture ou la sculpture par exemple, la
photographie demeure un art particulièrement jeune, et qui s’est malgré tout
développé d’une manière beaucoup moins élitistes, sans grands maîtres de la
discipline, hérités de l’artisanat ou de la religion, tels qu’on pouvait les trouver dans la
peinture et la sculpture justement. Cet art plus populaire, sans l’être totalement




1
 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident, Paris, Gallimard,
Bibliothèque des idées, 1992.


                                                                                                3
comme nous le verrons, a été défini par Pierre Bourdieu comme un art moyen2.
D’une noblesse inférieure à celle de la peinture et de la sculpture, la photographie
témoigne néanmoins d’un capital artistique suffisant pour permettre à la classe
moyenne de se distinguer de la populaire. Cette inégalité entre les arts s’est traduite
par le retard qu’a pris la photographie afin d’être reconnue comme art par les
musées, les galeries et les critiques. Elle ne faut d’ailleurs pas partie de la liste des
sept arts, constituant simplement une sous catégorie, à cheval sur celle du cinéma,
celle de la télévision et celle des arts dits « numériques ».

      Le développement du petit format (en opposition au moyen format, destiné aux
professionnels) est l’évolution majeure qui a introduit l’appareil photographique dans
les foyers. Comme de nombreux autres produits, c’est la diminution de la taille des
boitiers, synonyme de technique de production mieux maîtrisée, qui a été facteur
d’adoption continue par le public. Des appareils de plus en plus petits, pratiques à
prendre en main, à transporter, à avoir toujours avec soi, qui ont permis aux familles,
puis aux individus de garder des traces de leur réalité et de leur monde, de constituer
ces collections de clichés en fil historique.

      L’avènement du numérique a amené à son tour une nouvelle révolution dans le
domaine de la photographie. La photographie se fait, dès la fin des années 90 et
l’apparition des premiers appareils photo numériques, plus simple, plus rapide, mon
chère et moins avare de compétences techniques. Elle entre très rapidement dans
les mœurs, à la suite de l’informatique domestique et d’Internet. Mais ce sursaut
technique de la prise de vue n’est pas la seule évolution, plus progressive, induite
par la révolution numérique. Dès le début des années 2000, on a vu apparaître des
services Internet relatifs à la photographie en ligne, permettant de stocker ces
photographies de façon dématérialisée. Le plus connu est Flickr, qui permettait (et
permet encore) de mettre ses photos en ligne, de les organiser, et de les partager.
Cependant, les photos hébergées sur le site sont encore en grande partie des
photographies réalisées avec de véritables appareils photos, qui sont simplement
mises en galerie sur le site. On ne peut pas ici parler de pratique artistique.


2
 BOURDIEU, Pierre, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les
éditions de minuit, coll. Le sens commun, 1965.


                                                                                               4
Cependant, on a vu apparaître quelques services permettant à la fois de
prendre des photos, puis de mes organiser et les faire circuler, tout ceci sur la même
plateforme. Le plus populaire est bien sûr Instagram, qui dépassant les possibilités
permises par les téléphones portables, nouvelle forme des appareils photos
numériques, permet de retoucher de façon automatisée les photos afin de leur
donner l’apparence de clichés artistiques réalisés par un virtuose de la photographie.




Qu’est-ce qu’Instagram ?


     Instagram est une application qui pourrait être qualifiée de service de partage
de photos associé à un réseau social Internet, uniquement disponible sur téléphone
mobile, et fut lancé en octobre 2010. Le service permet aux utilisateurs de prendre
des photos, de leur appliquer un filtre digital, et ensuite de partager ces photos aux
autres utilisateurs du réseau social, ainsi qu’à ceux d’une grande variété d’autres
réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter ou Flickr. C’est en quelque sorte la
possibilité de mettre en image le quotidien d’une manière originale.




                 Photographies issues du compte Instagram de Justin Bieber.


     Plus récemment, deux nouvelles fonctionnalités clés ont fait leur apparition,
permettant d’appliquer des flous sélectifs sur les photographies ainsi que de modifier
la forme de la photographie en modifiant sa taille et son contour à la manière des
photos prises par les anciens Kodaks et Polaroïds (le ratio habituel des capteurs
photo des téléphones mobiles est de 4:3). En quelques mots, Instagram permet de
valoriser la créativité et l’originalité des utilisateurs en leur proposant à la fois le
moyen de faire de belles photos, et le moyen de les faire circuler. Cependant, malgré
le fait que la photographie soit considérée comme un art, beaucoup refusent


                                                                                      5
d’accepter comme concevable la possibilité de faire de l’art avec Instagram, ou de
considérer sa production comme pouvant relever du domaine de l’art.




     L’application n’a longtemps été disponible que sur les terminaux de la marque
Apple, tels que les iPhones, les iPad et les iPod Touch. Elle est cependant
désormais disponible sur tous les téléphones utilisant le système d’exploitation de
Google, appelé Android, à partir de la version 2.2 (FroYo). La volonté des
fournisseurs d’application étant de contrôler le marché, les systèmes d’achat et
d’installation sont extrêmement verrouillés. L’application n’est donc disponible que
sur le iTunes App Store et Google Play, plateformes étant respectivement les
propriétés de Apple et de Google.

     L’histoire d’Instagram fait presque office d’un roman dans le paysage des start-
up. Son développement a démarré à San Francisco, lorsque Kevin Systrom et Michel
Krieger choisirent de modifier leur toute nouvelle application de géolocalisation
(application de check-in) codée en HTML5 afin de l’orienter vers la photographie
mobile. Comme c’est le but de toute start-up, l’entreprise réalisa quelques levées de
fonds, qui permirent au projet d’être lancé sur l’App Store d’Apple le 6 octobre 2010.
Dans les mois qui suivirent, de nombreuses fonctionnalités furent implémentées dans
l’application, comme les hashtags, importés de Twitter, permettant de catégoriser les




                                                                                    6
contenus mis en ligne sur l’application, où encore la possibilité de créer des flous (tilt
shift en anglais)…

     La version (iPhone) actuelle, sur laquelle se fonde cette analyse, est celle mise
en service le 3 avril 2012, le jour de la sortie de l’application sur Android, version qui
fut téléchargée plus d’un million de fois lors de cette journée. Elle représente la
version 3.0.0 pour iPhone et désormais la version 3.0.5 pour téléphones Android.

     La dernière actualité en date pour Instagram a été son rachat très médiatisé par
Facebook, effectué le 12 avril 2012, au prix incroyable de 1 milliard de dollars, réparti
entre cash et stock options. Le montant de l’opération, qui coûta à Facebook près
d’un quart de ses réserves d’argent, raviva grandement les débats autour d’une
probable seconde bulle Internet, dont témoigneraient les sommes astronomiques
investies dans des services Internet ne possédant même pas de business model (ce
qui est le cas d’Instagram), ou encore dans les services ayant des difficultés à
monétiser leur activité (comme c’est le cas de Facebook). Chose importante à
signaler, le deal fait par Facebook permet à Instagram de conserver son
indépendance, en garantissant qu’il ne sera pas assimilé par Facebook, et apporte
une assurance dans la pérennisation de son modèle fonctionnel actuel.

     En terme d’utilisateurs, Instagram a atteint son premier million d’utilisateurs en
décembre 2010, et vient récemment, en juin 2012, de passer le cap des 80 millions
de comptes ouverts et des 4 milliards de photos. L’entreprise est peu avare de
chiffres, qui restent donc sujet à critiques et doivent faire l’objet d’un certain recul
quant à leur signification et leur exactitude. L’entreprise a néanmoins laisser
échapper quelques chiffres chocs, à destination des médias, afin d’entretenir le
mythe qui cache l’absence de modèle économique. En 2012, il y aurait donc, à
chaque seconde, 58 photos mises en ligne et un nouvel utilisateur enregistré.




Problématique :




                                                                                        7
Comme nous l’avons vu en introduction générale, ce travail de recherche se
penche plus particulièrement sur le cas de l’amateur en beau, dont la photographie
n’est qu’une porte d’entrée, tout en cherchant à ne pas tomber dans les pièges
philosophiques des notions de beau, d’art et d’esthétique. Il a cependant la volonté
de mettre en lumière les particularités de l’imbrication de la construction de la figure
d’amateur dans celle de la pratique du beau sur Internet, et dit de manière moins
pompeuse quant à l’ambition de ce mémoire, la pratique de l’art photographique à
l’heure de ce que l’on appelle le web 2.0, notion qui sera déconstruite lors de ce
travail de recherche.

Elle pourrait donc être formulée dans ces termes :

Qu’elles sont les particularités de la construction de l’amateur en photographie
artistique dans le cadre de l’Internet contemporain ?

Les questions qui la sous-tendent sont :

Sur Internet, où s’arrête l’art et commence la communication ? Et vice-versa ? Et
comment cette pratique est-elle autorisée, ce photographe légitimé et cette culture
composée ?

     Nous allons donc nous intéresser au concept de réseau social sur Internet, de
ce qui fait qu’un service peut être considéré comme réseau social, au niveau de
l’individu et de la construction de lien social. Nous allons également nous pencher
sur les liens qui existent entre art et communication, car c’est sur Internet que cette
frontière apparaît désormais la plus ténue, les deux catégories partageant alors un
grand nombre de caractéristiques. Une attention toute particulière sera consacrée à
l’analyse de la construction de la figure de l’amateur sur Instagram, de façon à porter
un regard critique sur les imaginaires d’Internet quand à sa dimension démocratique.
Il conviendra également de s’intéresser à la construction du jugement et du goût,
deux concepts que l’on ne peut éviter dès lors que l’on s’intéresse aux arts et au
beau en général.

     La volonté d’extrapolation des conclusions faites dans cette analyse, Instagram
faisant office d’idéaltype, témoigne d’une hypothèse fondatrice à ce travail de



                                                                                      8
recherche, qui est qu’Internet, malgré sa conception comme ensemble de territoires
hébergeant des habitants ayant des pratiques différentes, a tendance, au gré des
modes et des innovations techniques, à homogénéiser les pratiques, sans pour
autant exclure tout braconnage et dissidence. Les pratiques de la part des acteurs
d’Internet, seraient alors particulières et plus ou moins exclusive à la catégorie du
beau, du fait de la présence de motivations particulières à la pratique du beau, qui a
par exemple pour usage social de créer de la distinction, dans un lieu riche de
représentations de soi. Il existerait donc de grandes lignes à suivre dans le cas du
développement d’un service autour du beau ou des arts sur Internet, qui
permettraient, spécifiquement dans le cadre du beau et de l’art, de légitimer le
créateur, d’autoriser sa pratique et de composer une culture.




Corpus et méthodologie :


     Le corpus devait, dans le cadre du sujet initial, regrouper plusieurs sites et
services Internet, parmi lesquels figuraient déjà Instagram, mais aussi Flickr, Vimeo,
et les sites Fubiz.net et Artskills.net.

     Le corpus final ne contient plus que le service Instagram, qui s’avère cependant
assez riche de matériel pour produire une analyse pertinente. Sa place de réseau
social mobile numéro un nous assure de l’existence et de la répartition des pratiques
qu’il génère.

     La méthodologie va consister en la déconstruction sociologique de concepts
clés tels que celui de réseau social puis de photographe amateur. Nous ferons appel
à des auteurs en sciences sociales afin de nous éclairer, à l’aide de leurs
recherches, sur certains concepts tels que les liens entre art et communication. Nous
utiliserons enfin l’analyse discursive et l’analyse sémiotechnique afin d’analyser
l’application en elle même, et de comprendre les mécanismes qui sous-tendent son
fonctionnement.




                                                                                    9
Aucun entretien n’a été réalisé dans le cadre de ce mémoire, toutes les citations
qu’il contient sont tirées d’articles d’actualité, de conférences ou de parutions
scientifiques.




                                                                                   10
Chapitre I : Une construction comme réseau
social artistique



   a) Une ingénierie sociale


     Apparaissant comme le digne héritier de Flicker, Instagram se retrouve
propulsé comme aboutissement de l’esprit du web 2.0 en matière de photographie,
en l’organisant comme un réseau social largement inspiré de ses grands frères, tel
que Facebook, quand Flickr se rapprochait plus des portfolios des photographes
professionnels. Il convient de nous interroger sur l’élément au centre du réseau,
l’individu, puis de ce qui fait que l’on qualifie Instagram de réseau social, donc de la
place des relations sociales dans le fonctionnement de l’application. Malgré
l’apparente trivialité de la dénomination, on peut qualifier, pour une précision accrue
dans la suite de l’analyse de l’objet, Instagram de photographie 2.0. Ce 2.0 constitue
une espèce de mot valise, emprunt d’une forte idéologie, mais il me semble le moyen
le plus simple d’intégrer dans cette catégorie de la photographie son nécessaire
complément, sa composante de réseau social.




                                                                                     11
1) L’utilisateur 2.0
     Malgré l’apparition d’Instagram sur le tard du 2.0 (2010), la validité et la
légitimité de l’expression font toujours débat. Au même titre que le mot « interactif »,
le « 2.0 » est utilisé à tort et à travers dès qu’il s’agit de qualifier une nouveauté, une
innovation ou l’originalité d’un objet sur Internet. La dénomination scripturale héritée
du développement informatique Open Source, décrivant les versions successives
d’un même programme sous la forme d’un X.X, n’est point étonnante quand on
constate l’imbrication de ces deux concepts dans l’imaginaire d’Internet. Ce 2.0
traduit alors la possibilité d’une évolution perpétuelle, dans la recherche d’une
amélioration constante, du progrès, pour lequel on suppose la constance des
changements et donc de l’apparition de versions mises à jour. Cette dénomination
s’oppose donc à « l’ancienne » version d’Internet, la 1.0, moins riche et moins
performante, et à la prétendue prochaine version, la 3.0, que d’aucuns ne s’empêche
de couramment prévoir l’arrivée proche à travers telle ou telle innovation. Il apparaît
nécessaire, afin de trouver une définition exhaustive du 2.0, de s’intéresser à la fois
aux catégories de la technologie, de l’esthétique, du marketing, de la culture, mais
nous allons ici nous intéresser plus précisément à la catégorie du social, à travers
l’aspect réseau social d’Instagram.

     L’idée de réseau social est très souvent associée au web 2.0, en témoigne
l’explosion des sites consacrés aux réseaux sociaux (Myspace, Facebook, Twitter...)
depuis quelques années. Cependant, la définition du réseau social reste aussi floue
que générale : un réseau est social à partir du moment où des relations (de natures
variables) sont établies entre les personnes. Appliquée à internet, la notion de réseau
social ne fait qu’apporter une simple précision à la définition originelle du réseau
social : les différentes relations entre les personnes se construisent à l’aide de
différentes plateformes sur Internet et des outils que proposent ces plateformes, tels
que les chats, commentaires, jeux... L’un des aspects les plus importants de la
définition d’un réseau social est la catégorie sociale autour duquel ce réseau se
construit, dans le sens où une même personne peut appartenir à plusieurs réseaux
sociaux : familial, scolaire, universitaire, professionnel, linguistique, etc. Si l’on
ramène cette idée de réseau social à son noyau (l’individu), il devient alors
intéressant d’interroger la notion d’utilisateur d’un site ou d’une application qui se


                                                                                        12
veut être un réseau social construit autour de la photo, car c’est bien cette position
qu’adopte Instagram.

      Selon les travaux menés par le sociologue Mark Granovetter3, les liens faibles
définissent assez fidèlement la structure d’un réseau social sur Internet.
Contrairement aux liens forts qui existent dans les communautés préexistantes de
valeurs et d’intentions, telles que la famille ou les amis proches, les relations
existantes au sen de ces réseaux se caractérisent, selon Granovetter, par « la
formation opportuniste de liens et de collectifs qui ne se présupposent pas,
préalablement, d’intentionnalité collective ou d’appartenance communautaire ». Le
concept d’un site entier construit autour de la pratique amateur de la photographie
permet de matérialiser parfaitement cette idée de la collaboration faible, car la
pratique de la photographie n’est a priori pas supposée être collective mais
individuelle, au moins dans le cas de la prise du vue, car il existe depuis longtemps
des clubs de photo, permettant de partager ses clichés et son expérience auprès
d’une communauté d’intérêt. En dehors des photographes professionnels et des
clubs (relativement élitistes), la pratique de la photographie « à plusieurs » n’est pas
évidente et entendue dès le départ. C’est ici que les services de photo en ligne,
Flicker en étant le tout premier, mais désormais détrôné par sa version 2.0,
Instagram, ont amené une nouvelle dimension à la pratique de la photographie. Il est
impossible de quantifier le nombre d’utilisateurs actifs d’Instagram tant l’entreprise
est peu avare sur ce terrain là. On sait néanmoins qu’en juillet 2012, la barre des 80
millions d’utilisateurs a été franchie4, et l’ergonomie ultra simplifiée de l’application,
associée aux chiffres relatifs à la prise de photo sur téléphone (78% des Français
prennent des photos avec leur téléphone – chiffres Harris Interactif Juin 2012) nous
portent à croire que la théorie des 20% d’utilisateurs producteurs et des 80%
organisateurs des contenus du site est mise en défaut par Instagram.




3
  GRANOVETTER, Mark, “The strength of weak ties”, American Journal of Sociology, Volume 78,
Issue 6 (Mai 1973), 1360-1380.
4
  The Instagram team, “The Instagram community hits 80 millions users”,
http://blog.instagram.com/post/28067043504/the-instagram-community-hits-80-million-users, publié le
27 juillet 2012.


                                                                                                 13
2) Les formes de sociabilité
        En plus d’une timeline5 similaire à celle de Facebook dans les fonctionnalités
(messages impersonnels avertissant simplement de l’activité de votre réseau), les
deux principales interactions mises à la disposition des utilisateurs sont les photos et
les commentaires. Point de poke, de messages privés pour Instagram. Sa diffusion
multimodale mais néanmoins centrée sur le mobile contraint l’application à un devoir
de simplicité au niveau de son interface et de ses fonctionnalités. Cinq modes
d’interlocution sont alors disponibles pour les utilisateurs.

        Tout d’abord, la publication de photographies, que l’on peut choisir
d’accompagner d’une légende. La particularité étant que la photographie peut être
retouchée à l’aide des filtres, de flous et de bordures.

        Le commentaire général, classique, pouvant faire office de critique de la
photographie, constitue le second mode d’interlocution.

        Dans les commentaires, il est possible d’envoyer un message de réponse, dit
commentaire de citation6, à travers l’utilisation du « @ », sous la forme
@pseudonyme, fonctionnalité directement inspirée de Twitter. Cela permet de
simplifier l’application tout en proposant par une syntaxe particulière la possibilité de
spécialiser les échanges en permettant de s’adresser à un utilisateur en particulier,
d’attirer son attention sur un message qui le concerne en particulier.

        Toujours via les commentaires, il est possible, toujours via la mention d’un
utilisateur, de transmettre un message, de le rattacher à un utilisateur. Ce mode se
détache du message de réponse car il se rapproche plutôt du « cc @pseudonyme »
présent sur Twitter, qui fait que le contenu est directement adressé à un utilisateur,
sans rentrer dans une structure d’élocution fondée sur le question – réponse.

        Enfin, il est possible de liker les photographies mises en lignes par les
utilisateurs sur le même système de vote mis en place par Facebook.




5
    Annexe 1.
6
    Annexe 8.


                                                                                      14
Instagram a également récupéré chez Twitter, la notion de follower (abonné en
français), qui permet de distancier un peu plus les utilisateurs que lors de l’utilisation
du système ami/fan de Facebook. Cette distanciation permet de se rapprocher des
interactions moins familières présentes dans les sphères professionnelles, sous un
modèle du je te suis / tu me suis.

        Le profil « avatar »7 s’avère pour sa part très peu informatif, d’affichant que
notre photo d’avatar, notre nom ou pseudonyme, l’adresse du site Internet de
l’utilisateur s’il en possède un, le nombre de photos postée, le nombre d’abonnés à
l’utilisateur et le nombre d’abonnements (following) de l’utilisateur. Il est en revanche
possible de consulter une carte appelée « carte photo », unique à chaque utilisateur,
permettant de géolocaliser sur la base des cartes de Google Maps, les lieux où ont
été prises les photos de l’utilisateur.

        Instagram nous apparaît, suite à cette rapide analyse, comme un objet hybride,
indéfinissable, qui tire en grande partie, du moins pour sa partie réseau social, sa
légitimité d’autres médias sociaux.

        Le système de hashtag « # », calqué sur celui de Twitter, met en lumière les
spécificités des modes de l’échange sur Instagram. À travers cette fonctionnalité, les
services tiers, sous couvert de pseudo innovation, peuvent mettre en place des
systèmes d’audit de liens dans les messages rediffusés et ainsi modéliser la
circulation des énoncés. Il amène à la création d’effets d’agrégations, par la méta-
catégorisation des profils et des messages. La popularité se joue alors dans
l’instantanéité, ou du moins, une pseudo instantanéité dupliquée sur le modèle de la
« news » classique. Cette caractéristique a été largement analysée, dans le cas de
Twitter, lors des usages informationnels de Twitter, dans le cadre général du
journalisme citoyen et du traitement de l’actualité sur Twitter, dont les premières
esquisses ont été entrevues lors des tremblements de terre au Japon en 2011, et
dans le cadre des usages militants des réseaux sociaux lors des révolutions arabes
au printemps 2011. La valeur du message n’existe alors que par l’autre, à travers un




7
    Annexe 11.


                                                                                       15
système égotique, relatif à la reconnaissance de soi. Le hashtag met alors le « moi »
à la recherche d’un « nous » inclusif d’approbation.

      La capillarité de l’audience est très importante, car elle repose sur un bouche à
oreille pseudo virtuel, dans lequel la qualité prime au détriment de la quantité, car
cette qualité entraîne alors d’elle même, dans la théorie, une augmentation de la
quantité, de façon proportionnelle. La quantité n’étant dès lors en elle même pas
indispensable pour faire écho, les services tels que Twitter et Instagram ne peuvent
pas être qualifiés de médias de masse.

      Le hashtag participe, à travers les repères culturels et les affinités qu’il véhicule,
à la logique de « friending », d’acquisition de followers, de connaissances, de
création de liens faibles. La syndication8 opérée par Instagram amène à mettre en
avant les « plus », les hashtags les plus trendy, populaires, les utilisateurs les plus
actifs, les photos les plus aimées… À cela s’ajoute les stratégies plurimedias
encouragée par Instagram qui autorise la publication des photos sur Facebook,
Twitter, Flickr9, qui achève de sélectionner les contenus afin de les rediffuser.

      Le hashtag s’est donc imposé sur Instagram comme méta-catégorisation, dans
un contexte où la question du « comment faire de la culture et de la communication
dans une plateforme mondialisée ? » reste problématique. Il implique un rôle de
l’espace-temps dans la production et la diffusion des contenus. Le faux argument de
l’éphémère permet d’inviter les utilisateurs à la publication de nouveaux contenus.
Ces traces conservées permettent alors de mettre en place un fil narratif pour
l’utilisateur, de constituer une historicité de la production. Par différenciation, il
autorise donc l’apparition d’une culture, de rituels de reproduction du communautaire,
tels que l’on peut les trouver sur Twitter, par exemple avec l’utilisation du #caturday,
hashtag relatif au samedi, jour où il faut poster une photo de chat, héritier du #FF
(Follow Friday) de Twitter.




8
  Mot anglais désinant la pratique consistant à vendre le droit de reproduire un contenu ou de diffuser
un programme à plusieurs diffuseurs. Dans le cas d’Instagram, l’application rediffuse le contenu créé
par ses utilisateur sur ses propres canaux de mise en visibilité, comme la page Explorer en Annexe 6.
9
  Annexes 4 et 15.


                                                                                                     16
b) Une ingénierie du goût


      E.Candel, dans sa thèse10, analyse le goût comme dépendant de deux
dimensions simultanément. Tout d’abord, le goût, en ce qu’il est relatif à une
expérience artistique, appartient à la sphère de la subjectivité. Il est du domaine de
l’intensité, il témoigne d’une visée et déploie un paradigme. Ensuite, en ce qu’il
s’inscrit dans une démarche de prescription, ou, plus précisément, « de
caractérisation relative à la personnalité par rupture, ou par comparaison, avec
d’autres individus, il relève du domaine de l’étendue, correspondant à une saisie, il
est un élément d’un syntagme. » Par l’utilisation des deux couples de termes
intensité-visée et étendue-saisie, issues de la structure tensive11 (Fontanille et
Zilberberg, 1998, Paris, Mardaga, Philosophie et langage), E.Candel propose par ce
biais une image simplifiée des relations entre le sujet et ce qui lui est extérieur. Il
cherche à manifester aussi clairement que possible le fait que le goût, lorsqu’il se
développe comme jugement, doit se concevoir comme « une expérience intime et
subjective      s’orientant     de     plus    en    plus     vers    une     expression        externe         et
intersubjective ». De par sa place dans la relation entre l’individuel et le collectif, le
goût se situe dans une tension entre l’impression et l’expression.

      Ces deux dimensions apparaissent cependant complémentaires. Si la première
s’intéresse à la subjectivité, la seconde se tourne plutôt vers l’intersubjectivité, une
intersubjectivité regardée, désignée, manifestée. La photographie 2.0 se situe au
croisement de ces deux aspects, car elle relève très certainement autant de
l’expérience intime du sujet, que de la communication et de la mise en scène de cette
expérience. Nous devons également prendre en compte, à nouveau, l’imaginaire
technique d’Internet, pensé comme un média sophistiquant de façon délibérée et
manifeste les médiations préexistantes.



10
  CANDEL Etienne, Autoriser une pratique, légitimer une écriture, composer une culture : les
conditions de possibilité d’une critique littéraire participative sur Internet. Etude éditoriale de six sites
amateurs, à paraître, 2007.
11
  FONTANILLE Jacques et ZILBERBERG Claude, Tension et signification, Paris, Mardaga, coll.
Philosophie et langage, 1998.


                                                                                                            17
De cette conception du goût et de cet imaginaire d’Internet, nous allons nous
intéresser à cette ingénierie technique du goût, qui nous apparaît comme condition
de mise en place de mécaniques de distinction sociale et d’institution de l’application
comme véritable réseau social.




      1) Le « j’aime » comme échelle de valeur
        En plus des commentaires, on peut voir qu’Instagram et les nombreux réseaux
sociaux, sur lesquels la photographie peut être médiatisée de manière automatisée,
ont mis en place un système sémiotisé de jugement de goût, pouvant faire l’objet
d’une appropriation facilitée par le public destinataire du contenu. On retrouve
particulièrement cette mécanique, en plus d’Instagram, sur Facebook, qui reste à
l’heure actuelle le plus gros réseau social du monde, ainsi que sur Tumblr, dans ces
trois cas à l’aide de la dénomination « j’aime ». Ce « j’aime », accompagné d’un
cœur, est devenu aussi générique que le système d’étoiles sur les sites de cinéma,
ce qui traduit l’importance de l’affect quand on en vient à faire circuler des objets
relatifs à notre intimité, qu’elle relève de nos actes personnels quotidiens ou encore
de notre propre production artistique, comme c’est le cas, en partie sur Tumblr, et
entièrement sur Instagram.

        On ne peut donc rationnellement pas parler de note sur l’application, étant
donné que le signe symbolisant l’adhérence ou non à une photographie est un cœur.
Cependant, le nombre de « j’aime » totalisé par une photographie est comptabilisé,
et demeure visible, mettant en exergue la valeur de ce « j’aime », en modulant son
intensité, et permettant de catégoriser selon une échelle de valeur, la valeur et la
popularité de la photographie. Il faut en effet garder à l’esprit que les photographies
qui disposent d’une mise en popularité sur la page « explorer12 » sont sélectionnées
parmi les photographies ayant recueillies le plus de « j’aime » sur les dernières
heures. On peut alors considérer que cette quantification de l’appréciation comme
note.




12
     Annexes 6, 7, 8 et 9.

                                                                                    18
Tout d’abord, on peut voir dans ce procédé une tentative rationnelle de traduire
en actions une évaluation, selon un principe de gradualité. Cette note a une portée
pragmatique, presque scientiste, qui repose sur le fait que l’utilisateur, lorsqu’il doit
évaluer une œuvre en terme de qualité, est au même moment porté à le faire en
terme de quantité, c’est-à-dire à lui attribuer une valeur au sens scientifique du mot.
Nous avons ici affaire à une projection, à la construction d’une équivalence entre un
degré d’intensité et un degré d’étendue, l’étendue devant traduire et exprimer
l’intensité. Ce type d’expression n’est pas rare car comme nous le fait remarquer
E.Candel, elle se rattache au système scolaire, mais aussi à une tradition
sociologique de l’enquête quantitative, développée à partir du XIXe siècle.

        Selon Foucault, qui dans la partie de Surveiller et punir13 consacrée au
développement de l’examen dans les sociétés de discipline a théorisé l’apparition
des méthodes chiffrées de la surveillance des individus, explique que l’attribution de
notes, de données chiffrées, à des actions humaines, relève d’une procédure de
pouvoir, qui s’apparente alors à une procédure documentaire ; l’individu et l’individuel
deviennent dès lors l’objet d’un possible calcul. Cela nous amène à remarquer le lien
qu’il existe entre le développement de cette documentation sur l’individu et
l’émergence des « sciences de l’homme », en ce qu’elles sont à la fois des sciences
du collectif et de l’individuel. Dès lors, le caractère de la donnée chiffrée fascine, car
elle ouvre la possibilité d’une prise en compte individualisée du collectif, ou collective
de l’individualité. Si la totalisation des « j’aime » sur Instagram ne relève pas au sens
pur d’une note que chacun attribue à une photographie, elle relève très certainement
de cette prise en compte collective de l’individualité, la quantification étant réalisée
par le collectif. Le chiffre, en tant que signe écrit, permet d’orienter vers une
conception régulée et normalisées de données qui ont pour vocation de rendre
compte d’une individualité, mais saisie dans ses rapports avec le groupe. Il devient
par conséquent l’élément central de l’établissement d’une norme, norme de la
surveillance chez Foucault, et norme du goût dans le cadre des systèmes de critique
littéraire, de critique cinéma, et dans le cas qui nous intéresse ici, dans le cas de
l’autorisation de la distinction autour de la photographie 2.0. On ne peut s’empêcher


13
     FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1975 (1998).


                                                                                       19
de penser que cette norme s’avère particulièrement pertinente dans tous les
domaines artistiques, étant donné qu’elle est déjà appliquée dans la littérature, le
cinéma et la photographie.

     Le premier mode de sémiotisation de la note est donc l’utilisation de chiffres,
sans qu’il y ait traduction par des icônes. Ce n’est pas le cas ici puisque nous
sommes en face d’un système iconographique utilisant un cœur accompagné des
mots « j’aime » comme sémiotisation de la note, bien qu’elle demeure en partie
exprimée sous forme de chiffre, comme nous venons de le voir.

     Comme le fait remarquer E.Candel, l’utilisation d’étoiles correspond à une
tradition héritée des guides de voyages. Cette transposition au domaine de la critique
n’est pas non plus une invention car elle apparaissait déjà dans la presse papier. Ce
procédé chiffré tendrait alors à se généraliser à tous les secteurs et activités où
peuvent se manifester un goût, une préférence, un jugement. Un changement de
paradigme semble cependant s’être déroulé depuis l’écriture de thèse. Bien
qu’encore largement utilisé sur les sites comprenant au moins une partie dédiée à la
critique amateur, tant dans le cinéma que dans la littérature, depuis l’avènement et
l’explosion populaire des réseaux sociaux, le « like/j’aime » semble gagner du terrain.
Il apparaît la première fois sur Facebook, mais associé à un pouce levé. Ce
retournement sémiotique semble présager d’une plus grande prise en compte de
l’affect dans ce type d’action symbolique, laissant les étoiles impersonnelles de coté,
afin de renforcer le lien social résultant de ces actions. On assiste aux premières
sémiotisations de type émotionnelles des moments sociaux sur les réseaux sur
Internet. Tumblr récupère à son tour cette sémiotisation de la note à l’aide du
« like/j’aime », qui se retrouve mis en scène sur chacun des posts par une liste écrite
détaillant tous les likes ayant été réalisés sur un post particulier, sous la forme
« [pseudonyme] aime cette publication ». On découvre alors pour la première fois le
symbole du cœur comme bouton sur lequel cliquer pour activer l’action de liker. La
mention « j’aime » n’est qu’une métadonnée du bouton, ne s’affichant donc que
lorsque l’on effectue un « mouse over », c’est-à-dire lorsque l’on passe la souris au-
dessus du bouton en question.




                                                                                    20
Le cas d’Instagram semble être le cas le plus développé de cette sémiotisation
de l’affect, du fait de la coprésence constante du symbole du cœur, et de la mention
« j’aime ». Dans le cas de la critique littéraire et cinéma sur Internet, l’apparition des
échelles de valeur a permis une quantification de la qualité des objets critiqués. Mais
dans le cas d’Instagram, et de façon élargie, à toutes les productions artistiques
amateur que nous pourrions rencontrer sur Internet, elles participent pleinement de la
distinction sociale résultant de la pratique d’une art, qu’il soit noble ou profane, en
légitimant le créateur et en sémiotisant l’étendue de son capital artistique. La
distinction comme différenciation des classes sociales, théorisée par Pierre Bourdieu,
n’est peut-être plus tout à fait d’actualité, car l’apparition du numérique a semble-t-il
modifié, en partie, ses mécaniques, même si l’on peut toujours considérer la
fréquentation des opéras, des représentations d’orchestres symphoniques ou des
expositions de peintures de maîtres comme efficaces en matière de distinction,
malgré leur démocratisation (qui reste à questionner). On peut cependant la voir à
l’œuvre dans certaines pratiques, telles que le Personal Branding, dans laquelle il
s’agira de se donner la meilleure image possible, et cela passant, dans le cas de
l’utilisation d’Instagram, à la réalisation des meilleures photographies possibles, ou
dans le cas des relations à l’intérieur de son cercle de connaissance, où l’aura du
photographe et de l’artiste produira toujours un effet.




   2) Une pratique issue de l’imaginaire technique du média
     Voir dans la pratique de la note une innovation de la sémiotisation du jugement
serait inexact. Comme nous l’avons vu, ce type de pratique est très répandu dans les
écrits de réseau mais aussi dans la presse. Je pense particulièrement au bonhomme
en noir et blanc du magazine Télérama, qui semble plus ou moins heureux selon que
le film ou la série critiquée est considéré comme étant de bonne ou de mauvaise
qualité.

     La différence ici est que la note est systématiquement transformée en vote, que
la note individuelle tend donc vers la détermination d’une voix collective. Nous
sommes en face d’une sorte d’expression de la prédilection personnelle et de
l’accommodation d’une forme de jugement collectif. Le geste de noter, quand il passe


                                                                                       21
par un simple « j’aime », détermine politiquement parlant (en passant par la
médiation du collectif, du communautaire sur les réseaux sociaux) un geste de voter.

        Ce mode de gestion de la variété des goûts à deux conséquences. D’une part, il
tend à instituer l’utilisateur dans sa posture critique, à lui faire prendre un rôle de
médiateur culturel car en ajoutant à un possible commentaire un « j’aime », il sait que
ce vote sera l’objet d’une computation. Son intervention sera donc traitée comme
partie d’une expression collective du goût. Il y a ainsi ce que l’on pourrait qualifier de
rupture qualitative entre l’expression que l’on suppose subjective, et l’expression
censée trouver sa place dans le traitement communautaire de la signification. La
note n’est donc pas une simple traduction de l’avis critique ou du commentaire. En
porte en elle la marque et la conscience de son traitement comme support
d’appropriations collectives et de traitements sociaux.

        D’autre part, la gestion de la variété des goûts, par le vote et la note, institue
l’autorité de l’application ou du site. La demande de formulation d’une note ou d’un
vote imprime la présence du collectif dans l’individuel, et attire alors l’attention des
utilisateurs sur le cadre dans lequel il s’exprime, l’énonciation devenant une instance
mixte, que l’on ne peut plus réduire à un simple utilisateur. De plus, l’application
manifeste de cette façon son pouvoir sur l’intervention de ses utilisateurs.
L’application se détermine dans sa nature de polis à partir de cette gestion du divers
et de l’individuel.

        Le vote intègre donc la note, de part la possibilité technique du média, mais
aussi en raison de la présence de nombreuses représentations des rapports entre
l’homme et la machine dans l’imaginaire attaché à ce média. Les travaux de Patrice
Flichy sur l’imaginaire d’Internet14 permettent de comprendre que c’est d’une manière
particulièrement vive que se remotivent techniquement les pratiques de note et de
vote.

        D’une point de vue de la note, la remotivation est d’ordre technique : Il y a
comme une « ère » du numérique, caractérisée par le traitement technique des
objets, par leur mathématisation. Le goût est lui aussi l’objet d’un tel traitement. En

14
     FLICHY Patrice, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, coll. Sciences et société, 2001.


                                                                                                       22
effet, il semble que la numérisation tende à modifier les données de la culture, au
point que soit mise en question la permanence de ses formes traditionnelles.

        Du point de vue du vote, l’imaginaire d’Internet est en partie au moins un
imaginaire politique. C’est sous la forme d’une « république des informaticiens15 »,
tenant à la fois de l’organisation scientifique et de l’imaginaire anarchique de la
communauté libre, que se structure l’imaginaire politique d’Internet. Le traitement de
la note en vote ajoute quelque chose à l’appréhension mathématisée, chiffrée, de la
culture. En effet, il ne s’agit pas seulement de traduire une critique en note ou en
icônes signifiantes, il est aussi question de confronter les chiffres ainsi obtenus des
critiques, afin de créer un effet de voix communautaire en lieu et place d’une
accumulation d’avis subjectifs. Pour reprendre ce qu’en conclut E.Candel, « le média,
en tant qu’il est informatisé, invite au traitement numérique du linguistique, le texte,
en tant que texte de réseau, invite à l’écriture de réseau, à la mise en présence, à la
com-putation d’un donné linguistique devenu donnée informatique. Le vote dans sa
manipulation informatisée est à la note ce que la volonté générale est à l’expression
subjective.16 ».

        On s’aperçoit cependant que ce qui est mis en valeur, c’est le commun, le
partagé, l’entendu, qui efface le ressenti individuel, l’interprétation. La synthèse par la
médiation de la note et du vote permet la simplification de la médiation culture et
l’accélération de la distinction, au détriment d’un réel retour de la part des utilisateurs
critiques. On perçoit bien ici le processus de construction de la figure de l’amateur en
photographie, qui tant qu’il apparaît légitime et sa pratique autorisée, n’a pas un réel
besoin de véritable critique, les procédés d’énonciation devenant un simple réseau
social permettant de créer du social, au travers de la simple volonté de recruter de
l’utilisateur et de graisser les rouages du réseau social basique qui se cache derrière
la photographie.

        En cela, il vaudrait mieux parler d’un imaginaire démocratique plutôt que de
démocratie effective dans la pratique de note et de vote. Seul le sémantisme de la



15
     Ibid. p-80.
16
     CANDEL Etienne, op. cit. p-141, 2007.


                                                                                           23
démocratie est important dans le champ culturel de la photographie 2.0 et des
réseaux sociaux.

        Il est intéressant de constater que cette pratique, avec l’essor de l’Internet
social, tend à se répandre, en particulier sur les sites ayant un rapport avec le beau
ou l’inspiration. Facebook ayant une position de domination sur le secteur, on aurait
pu penser que la plupart des sites adopteraient le social plug-in Facebook, qui
permet de pouvoir poster un comment et liker n’importe quel contenu sur Internet. Il
n’en est point le cas. Un petit tour d’horizon sur les sites autour du beau et pratiquant
une construction de la figure de l’amateur, tels que Fubiz.net17 ou Vimeo.com18, nous
révèle qu’ils s’engagent tous dans la même direction qu’Instagram, utilisant leur
propre système de notation, non pas celui de Facebook, et utilisant une icône en
forme de cœur, associée à la mention like.




17
     Annexe 22.
18
     Annexe 23.


                                                                                      24
Chapitre II : Une sociologie de la photographie
2.0



      a) Instagram comme nouvelle photographie amateur

        À l’heure du numérique, des téléphones mobiles, tout le monde est
photographe ! Mais avant de se demander comment est construit la figure de
l’amateur en photographie, il convient de se poser la question de ce qui fait « un
photographe », qu’est-ce que l’acte de photographie ? Cette qualification ne peut pas
être le simple fait d’avoir un appareil photographique en main, sinon nous serions
effectivement plus ou moins tous des photographes. Hors ce n’est pas le cas. Nous
allons tout d’abord tenter d’apporter des éléments à la définition de la photographie,
puis nous mettrons en lumière le fait que le statut de photographe dépend d’un
certain nombre de postures et de pratiques que nous questionnerons.



      1) Une définition de la photographie amateur ?
        On peut considérer que l’ouvrage de Roland Barthes, La chambre claire19, fait
office de référence sur la photographie. Dans cet ouvrage, il cherche à décrire la



19
     BARTHES Roland, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980.


                                                                                        25
notion de « génie » qui serait propre à la photographie, à la différence des autres arts
de représentation tels que la peinture ou le dessin. Il se demande alors ce qui fait
qu’une photo nous intéresse, nous plaît, ou au contraire, nous repousse. Barthes
pose alors ce qu’il estime être les fondamentaux nécessaires à la compréhension de
la photographie, en s’appuyant sur sa propre expérience de la photographie (celle du
sujet regardé et du sujet regardant) pour comprendre ses motivations qui le pousse à
préférer une photo parmi d’autres. Il ne tient pas compte dans son analyse des
règles de composition d’un paysage afin de se consacrer à l’analyse de celles devant
lesquelles il éprouve plaisir ou émotion. Il théorise alors deux concepts relatifs à la
création du plaisir à la vue d’une photo.

        Le concept de studium représente le goût pour quelqu’un ou quelque chose,
lorsque l’on arrive d’une manière ou d’une autre à rencontrer l’intention du
photographe. Il prend comme exemple une photographie d’une famille noire
américaine, et explique le studium comme étant ici le choix d’un bon sujet culturel.

        Le punctum, lui, représente ce que Barthes appelle « la piqûre », le détail
poignant, « quelque chose qui me pointe, qui vient me toucher directement ». Dans
l’exemple de la photo de la famille noire, un des personnages, bras croisés, porte
une large ceinture. Ce détail fascine Barthes et constitue son punctum. Grâce à ce
punctum, il y aurait l’apparition d’un champ aveugle, d’une espèce de subtil hors-
champ, qui confèrerait une vie extérieure à la photographie.

        Ce qui l’intéresse aussi fortement, une fois découverts les mécanismes latents
de son désir, c’est de découvrir la nature de la photographie. Faisant écho au livre de
Régis Debray intitulé Vie et Mort de l’image20, qui paraîtra 15 ans plus tard, Barthes
réalise que la photographie a un rapport avec la mort, à travers le fait qu’elle rende
immobile tout sujet (on parlait à une époque « d’instantanés » en parlant de la photo,
de fixation d’un instant afin qu’il persiste dans le temps). Barthes découvre en effet
une photo de sa mère, des années après la mort de celle ci. Il se rend alors compte
que l’amour, l’affect, et la mort interviennent dans son choix de photo unique et
irremplaçable. La photographie serait en fait le théâtre et le témoignage d’une


20
     DEBRAY Régis, op. cit. 1995.


                                                                                       26
coprésence de la réalité et du passé, l’amenant à statuer que le génie de la
photographie réside dans le fait que ce qui a été photographié a réellement existé, et
qu’elle fait revivre ce qui a existé. La photographie n’invente pas, comme peut le faire
tout autre langage ou forme d’art, « elle est l’authentification même ». Ce qu’il nous
est donné de voir sur la pellicule et le papier est aussi sûr que ce que l’on peut
toucher.

      L’amateur se tiendrait alors au plus près de la photographie, l’analyse de
Barthes amenant à ne faire aucune différence ontologique entre ce que pourrait
vouloir signifier « la photographie » face à « la photographie amateur », toute la
photographie ne tournant autour que d’un objet intentionnel de la pensée : « ça a
été ». La seule particularité du photographe professionnel étant qu’il est payé pour
réaliser ses clichés.

      Ces écrits constituent un excellent point de départ lorsqu’on veut essayer de
définir ce qu’est la photo amateur. La définition pure que l’on pourrait tirer des
définitions de photo et d’amateur21 est définitivement réductrice, dans la mesure ou la
seule opposition à la photographie professionnelle ne permet pas d’évoquer ce qui
est au noyau de la pratique de la photographie, c’est-à-dire l’intention, le choix d’une
prise de vue. Toujours en rapport avec les travaux de Roland Barthes, l’intention fait
partie intégrante de l’essence d’une prise de vue, car « une photo est surprenante
lorsque l’on ne sait pas pourquoi elle a été prise ». L’intention ou la motivation sont
en dehors de tout choix fonctionnel ou social car elles sont au cœur du processus
photographiques, ce sont elles qui provoquent le processus photographique, qui «
font prendre » une photo à un instant donné et pas à un autre.

      Il apparaît important de questionner l’existence d’une « esthétique » de la
photographie amateur, qui pourrait justifier d’une différence réelle avec ce qui est
entendu comme relevant de la photographie professionnelle. Michel Frizot, historien
de la photographie, et ayant travaillé sur le renouvellement du processus
photographique, nous propose une nouvelle lecture de la photographie. En 2004, à
l’occasion d’une conférence de l’Université de tous les savoir sur le thème de l’image

21
  “Personne qui s’adonne à une activité artistique, sportive, etc., pour son plaisir et sans en faire
profession, par opposition au professionnel” selon Larousse.fr.


                                                                                                        27
donnée, il commençait son intervention par les termes suivants : « [...] la difficulté
avec la photographie, c’est que nous pensons la connaître, au prétexte que nous en
sommes entourés, [...] nous baignons littéralement dedans ; et cette omniprésence
de la photographie nous cache la singularité de l’image photographique [...] ». En
réponse à une possible existence d’une esthétique amateur, il oppose les « trop
grandes variations entre toutes les photographies amateurs ». Cette différence entre
amateurs et professionnels résiderait en fait dans un « laisser-aller » par opposition à
la « domination ».

         L’intention première de la photo amateur ne serait pas l’esthétique, que l’on
peut associer grossièrement au studium tel que défini par Barthes mais plutôt de
l’ordre du souvenir et de la mémorisation, qui serait alors plus proche du punctum. La
photo amateur s’opposerait à la photographie professionnelle dans le sens où les
images qu’elle comprend sont universellement représentatives, et ce sans production
volontaire de sens. La photographie professionnelle serait produite pour soutenir,
porter un message ou une intention d’expression précise et définie (le photo
journalisme ou la photographie pour la publicité par exemple), quand la photographie
amateur ne l’est que beaucoup plus rarement.




      2) Autorisation et création du créateur
         Comme nous l’avons vu plus haut, Michel Frizot soutient l’idée qu’il n’existe pas
d’esthétique de la photographie amateur car il estime qu’il est impossible de classer
dans la même catégorie l’immense diversité des clichés produits de nos jours. Dès
l’époque de la photographie argentique, le nombre toujours croissant de différents
modèles, que ce soit de boîtiers, d’objectifs ou de pellicules, compliquait déjà cette
catégorisation sociologique. L’apparition des appareils photo numériques n’a pas
arrangé la situation. Les reflex22 étant les appareils les plus plebiscités par les
professionnels (ce qui apparaît de plus en plus questionnable), la quantité de
dispositifs à même de prendre des photographies numériques nous épargne
désormais le besoin d’avoir un véritable appareil photo sur nous en permanence. Les


22
     Pour Appareil photographique reflex mono-objectif.


                                                                                       28
appareils photo numériques, que ce soit reflex, bridges ou compacts, mais
également les téléphones portables, les ordinateurs et bientôt, des dispositifs tels
que les Google Glasses23, sont autant d’objets à même de réaliser des photos d’une
qualité très convenable. Le fait qu’ils soient à portée de main en quasi permanence,
et associés aux innovations proposées par les services numériques, participe
largement de l’évolution constatée de l’autorisation morale du photographe.

      Dans sa tentative de définir la photographie, Roland Barthes expliquait, en
parlant de sa propre expérience, la sensation étrange qu’il éprouvait face à l’objectif.
Il était à la fois « celui qu’il se croit, celui qu’il voudrait qu’on le croie, celui que le
photographe le croit, et enfin celui dont il – le photographe – se sert pour exhiber son
art ». Ces multiples facettes qui s’exprimaient toutes en même temps créaient en lui
une désagréable sensation d’inauthenticité, dans la mesure où il disait se transformer
en objet prêt à être pris en photo. Cette réification de sa personne se rapproche de
l’effet des institutions totales (une institution totale est « un lieu de résidence et de
travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du
monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie
recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». Celles-ci
détruisent partiellement l'identité des reclus, bien qu’ils soient capables d’adaptations
ingénieuses.) qu’avait théorisé Erving Goffman24. Roland Barthes se retrouve dans la
même situation, face à l’objectif, qu’un malade en asile psychiatrique, il n’a plus de
contrôle sur le visage, le masque25 qu’il présente à la société. Devenu objet, c’est
désormais le photographe qui manipule son identité.

      Selon Barthes, l’immobilisme de la photographie rend le sujet lourd, grave. Si
l’on essaie de transférer cette idée d’une certaine gravité dans chaque photo, le fait
qu’il soit possible de prendre des photos à n’importe quel endroit et à n’importe quel
moment rend l’instant de la photographie moins grave et plus léger. Il devient réflexe



23
   CHAMPEAU Guillaume, “Tout savoir sur les lunettes Google Glass”,
http://www.numerama.com/magazine/23033-tout-savoir-sur-les-lunettes-google-glass.html, publié le
28 juin 2012.
24
   GOFFMAN Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus,
Paris, Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1979.
25
   GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne 1: la présentation de soi, Paris, Éditions
de Minuit, coll. Le sens commun, 1973.


                                                                                                  29
quand il était auparavant préméditation. En effet, prendre une photo nécessitait alors
une préparation, un « avant », plus ou moins long, pendant lequel le sujet devenait
objet. On ne retrouve plus nécessairement cette idée là dans l’ethos de la
photographie telle qu’elle est pensée aujourd’hui, entre autres à cause des évolutions
techniques autour du numérique : une multitude d’instantanés pris sur le vif,
rapidement diffusés et dont la circulation est artificiellement conditionnée. Ce
changement dans le rapport entre l’individu et la prise de vue met en lumière l’idée
d’une autorisation morale. Prendre une photo était auparavant réservé à la classe, à
la caste des photographes, face à qui l’on se transformait en objet, et que l’on
autorisait à nous prendre en photo. Cette autorisation morale recouvre l’idée que la
photographie n’était alors pas un acte anodin, léger. Il était important et chargé de
signification, comme en témoigne le sacré des premières photographies de famille et
des portraits dès la seconde moitié du XIXe siècle, qui était alors prise par un
photographe professionnel, chargé de re-présenter la famille sous son meilleur jour.
Une fois passées dans les mains des profanes, la pratique photographique a
complètement changé de visage.

      Suite à ces nombreuses évolutions techniques, qui remplacent le temps
d’apprentissage et le talent nécessaire à la légitimation, prendre un cliché est devenu
une façon de s’approprier cette autorisation morale. Elle va désormais de pair avec la
possession d’un appareil photographique, et Instagram, sur un modèle plus abouti
que Flickr, permet de faciliter cette autorisation, en instituant le photographe comme
virtuose à l’aide de la technique de l’application, en autorisant la diffusion des clichés,
tout en conservant la facilité de la prise du vue proposée par les téléphones mobiles
(une application, une mise au point automatique, un bouton déclenchant le tout…).
Cette différence d’autorisation morale nous apparaît révélatrice des enjeux au cœur
des débats opposant photographie argentique, considérée comme traditionnelle et
authentique, et photographie numérique, qui serait celle de la facilité et de la
superficialité.

      L’adjonction d’un système de réseau social à la photographie participe
également d’un même effort d’autorisation morale, sous la forme d’une création
sociale du créateur. Le fait de pouvoir partager, commenter, aimer les photographies



                                                                                        30
publiées sur Instagram amène à un retournement de la configuration. Discuter sur la
photographie, c’est discuter la photographie elle-même. Bourdieu expliquait alors :




                Les discours critiques [...] contribuent à la production de l’œuvre d’art qu’ils paraissent
        enregistrer. S’il est nécessaire de rompre avec le discours de célébration qui se pense comme
        acte de « recréation » rééditant la « création » originelle, il faut se garder d’oublier que ce
        discours et la représentation de la production culturelle qu’il contribue à accréditer font partie de
        la définition complète de ce processus de production très particulier, au titre de conditions de la
                                                           26
        création sociale du « créateur » comme fétiche.




        Instagram s’avère être une application construite pour légitimer l’utilisateur dans
une position de créateur, dépassant le status de simple profane. Il devient un fétiche,
c’est-à-dire un objet auquel l’on a attribué des qualités mystiques, voire religieuses,
ici au travers d’un rituel automatisé par la technique d’Instagram.




      b) La fonction sociale d’Instagram


        Le succès populaire de l’application est généralement justifié par son simple
génie en terme d’innovation technique et de ressenti d’une mode. Cependant, nous
pouvons constater si l’on cherche à dépasser ces préconçus, que ce succès peut en
partie s’expliquer par le fait qu’Instagram a réussi à intégrer dans son fonctionnement
deux mécanismes sociologiques qui répondent parfaitement aux attentes des
utilisateurs. Tout d’abord, l’application met son système de prise de photos et de
circulation au service d’une distinction sociale, construite par la pratique artistique de
la photographie en elle-même, comme nous le supposions en introduction. Ensuite,
bien que les filtres correctifs de l’application n’aient l’air que de simples gadgets, ils
participent en réalité à une réponse au besoin de stimuler la nostalgie de celui qui
visionne les photos, ce qui renforce l’impact émotionnel de la photographie.


26
     BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art: genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.


                                                                                                             31
1) La distinction comme motivation sociale
      L’analyse de Michel Frizot nous apparaît questionnable, tant elle fait l’impasse
sur la complexité des mécaniques relatives à l’art comme acte ou formateur d’actes
communicationnels. Pour reprendre les théories de Pierre Bourdieu, une des
caractéristiques des arts et de la culture est de produire de la distinction27. Bourdieu
classe les agents sociaux à l’intérieur de ce qu’il appelle un « espace social des
positions relatives ». Il construit cet espace à partir d’une analyse statistique
multidimensionnelle        selon    deux      axes     censés     représenter       les   caractères
socioculturels des agents concernés. Le premier représente l’étendue, le volume
global de capital qu’un agent possède, capital social, capital culturel et capital
économique confondus. Il croît de bas en haut. Le second axe représente alors le
rapport entre capital culturel et le capital économique des agents. L’espace social est
par conséquent défini dans son ouvrage comme un champ de forces, étant donné
que les propriétés retenues afin de le définir sont des propriétés agissantes.

      Dans ce champ social spécifique, les agents se meuvent à travers ce qu’il
appelle une lutte pour la distinction, qui a pour objectif de hiérarchiser les différences
culturelles et sociales afin de procéder à une catégorisation du social, et ce même au
travers de différences potentiellement très faibles, qui deviennent alors des
différences radicales, et exclusives. Cette différenciation procède d’un besoin de se
légitimer dans un champ, et pour être reconnu dans un champ, il faut s’y distinguer,
par la pratique, l’excellence, l’innovation. Après la notion de consommation
ostentatoire28, on peut parler avec la distinction de pratiques ostentatoires, dont fait
partie la pratique des arts.

      Dans le cas d’Instagram, on perçoit nettement les potentiels débouchés de
cette théorie, avec une application qui mêle pratiques artistiques (la photographie) et
la possibilité de mettre en scène cette légitimité dans un champ, et donc de se


27
   BOURDIEU Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, coll. Le
sens commun, 1979.
28
   La consommation ostentatoire est une consommation destinée soit à montrer un statut social, un
mode de vie ou une personnalité, soit à faire croire aux autres que l'on possède ce statut social, mode
de vie ou personnalité.


                                                                                                    32
distinguer, en se construisant comme un réseau social. Il convient alors plus
particulièrement de questionner cette association d’art et de social, ce que nous
ferons dans une autre partie. La pratique d’un art, indépendamment de
l’intentionnalité de l’auteur, participe toujours, du point de vue du spectateur, d’une
création de distinction, du fait des conditions de sa réception. Dans le cas
d’Instagram, les conditions de production de la photographie se prêtent aisément à
une intentionnalité de la création de distinction. Cette photographie amateur ne serait
alors pas intrinsèquement gratuite et sans production de sens tel que le laisse
entendre Michel Frizot.




      2) L’usage des filtres comme réalité sociologique
        Néanmoins, il est un point du raisonnement de Michel Frizot qui me paraît
essentiel, c’est le rôle que joue la photographie comme souvenir dans la
mémorisation, car comme l’a dit Barthes, la photographie « a été ». La particularité
d’Instagram par rapport aux autres applications de photographie en ligne ou de
galérisation de photographies, telles que Flickr.com, tient dans la présence des
nombreux filtres applicables aux photos, ainsi que la possibilité d’application un flou
gaussien sur une zone précise de l’image (effet tilt shift), afin de mettre en exergue
un élément et créer cet espèce de champ aveugle, de hors champ dont nous parlions
dans la définition du punctum.

        Comme il est possible de le voir sur le visuel explicatif des filtres Instagram29, la
plupart des filtres sont directement inspirés d’associations entre appareils
photographiques old school et de différentes pellicules argentiques et Polaroïd, mais
tous cependant bien réels. Apparent effet de mode de la part d’Instagram, c’est en
partie possible, mais analyser la dimension revival et kitsch de l’application n’est pas
ce qui nous intéresse dans ce mémoire.

        Les compositions photographiques permises par Instagram sont effectivement
empruntes d’un imaginaire « reconstruit » de la conservation autour d’appareils ayant
marqué l’histoire de la photographie, principalement sous la forme de toy cameras.

29
     Annexe 21.


                                                                                          33
Dans le champ de la photographie, toy camera fait référence aux appareils
photographiques très simples et bons marchés, souvent produits à l’origine en
Russie et en Chine sous les gouvernements communistes. Les boitiers les plus
connus sont le Diana, le Holga et le LOMO, ayant donné son nom au mouvement de
la lomographie. Cette imaginaire a été totalement assimilé dans ce que l’on appelle
désormais le genre Iphoneography30 qui gagne en légitimité au fur et à mesure que
la résolution des capteurs des iPhones augmentent. En témoigne le nombre
grandissant de photographes professionnels utilisant les derniers modèles d’iPhone
comme appareil photographique de poche, lors de déplacements afin de couvrir
l’actualité, ainsi que les reportages d’été utilisant Instagram publiés par le New York
Times au moins d’août 2011.

      Les déclarations de Mathieu Bernard-Reymond31 dans le quotidien suisse Le
Temps du 12 avril 2011 nous aiguille dans le rôle sociologique des filtres
d’Instagram, en dehors du simple effet de mode. Selon lui, appliquer un filtre
vieillissant permettrait d’accéder plus vite à la nostalgie :




             « Même sans filtre, même prises avec désinvolture, les photos saisies dans un cadre
      familial sont estampillées "bon moment que je me réjouis de me rappeler dans dix ans".
      Appliquer un filtre vieillissant, c'est vouloir accélérer ce processus, en appliquant directement à
      l'image les codes visuels du souvenir. C'est peut-être aussi une manière d'accéder
      immédiatement à la nostalgie qui se dégage toujours d'une photo de famille. »




Il nous aiguille aussi sur le rôle de l’auto-exposition photographique et fait
directement le lien avec la théorie de la distinction :




             « Il n’y a rien de nouveau dans cette forme de narcissisme. Les clubs de photos existent
      depuis longtemps et ont toujours eu cette fonction. On confie aux autres, en l'occurrence à ses
      pairs, le soin de nous conforter dans l'idée que nous sommes capables de créativité. Les
      réseaux du type Instagram ne sont qu'un outil de plus au service de la séduction à distance. Ou
      qu'un symptôme de plus que la micro-célébrité est la principale aspiration de notre époque. »




30
  Art de prendre des photos avec un téléphone iPhone de la marque Apple.
31
  Artiste-photographe et spécialiste du traitement numérique des images et enseignant à l’Ecole
supérieure d’arts appliqués de Vevey.


                                                                                                      34
La mécanique mise en place afin de simplifier les processus d’appréciation de
l’œuvre, court-circuitant le punctum, nous apparaît alors clairement. Cette adhésion
facilitée ainsi que cette mise en auto-exposition cherchent à créer une conception
particulièrement triviale de la photo. Toutes les photos d’Instagram sont et doivent
être appréciées, et doivent circuler de la manière la plus fluide possible. On s’éloigne
ici assez fortement de ce qu’est censé être une photographie, en se rapprochant d’un
objet visuel simplifié, policé, à la fois flatté et flatteur pour son créateur.




                                                                                     35
Chapitre III : Instagram, un art sans œuvre ?



     La popularisation d’Instagram a soulevé de nombreux débats dans les
communautés artistiques, amateurs et professionnels, autour de la nature artistique
ou non de ce service, ainsi que sa situation à cheval sur la production de contenu
artistique et de réseau social. Sans tomber dans les méandres d’une analyse
philosophique du concept d’art et de performance artistique, il peut être intéressant
d’essayer d’interpréter et d’analyser Instagram et sa potentialité communicationnelle
au travers d’une analyse de la dimension sociale de la communication. Dans
Technocommunication et esthétique sociale32, Stéphane Hugon cherche à mettre en
évidence, au travers d’une analyse sociologique, les points de rencontre entre les
arts contemporains et contextuels, et la communication sur les réseaux online. A
première vue, l’exercice paraît compliqué, mais il s’efforce de décloisonner les
catégories sociales afin d’en arriver à une analyse la plus honnête possible, car le
champ d’interpénétration entre la sociologie et l’étude de l’art reste pour l’instant
largement délaissé par la recherche. L’exercice s’avère néanmoins hautement
révélateur de la nature d’un service Internet comme Instagram, qui semble coller au
plus près de ce que Hugon appelle « un art sans œuvre », un art par ses modalités
actancielles et ses référents, et une communication en réseau Internet – social – du



32
  HUGON Stéphane, «“Un art sans oeuvre”, Technocommunication et esthétique sociale», Sociétés
no 79, 2003/1, p.139-p.150.


                                                                                            36
fait de sa nature technique. Instagram se fait producteur de lien social au travers de
l’acte et de l’intention de création, sans, à priori, produire un contenu questionnable
du point de vue de la notion d’œuvre.




               « La foule fait naître en l’homme qui s’y abandonne une sorte d’ivresse qui s’accompagne
         d’illusions très particulières, de sorte qu’il se flatte, en voyant le passant emporté dans la foule,
                                                                                                33
         de l’avoir, d’après son extérieur, classé, reconnu dans les replis de son âme. »




         Les communications pures ne se compteraient pas à leurs bandes passantes, à
leurs flux et à leurs contenus, bien que la preuve de la communication dans notre
société pourrait se résumer à un volume, une évènementialité et à la place qu’elle
occupe, ostensiblement, dans cette société. Il convient toutefois de prendre en
compte la nature phénoménale de ces communications pures, et ceci plus
particulièrement lorsqu’elles doivent leur circulation aux nouvelles technologies. On
accorde désormais à cet objet la reconnaissance de son existence, tant les mondes
scientifique, médiatique et populaire se sont accordés autour d’un consensus autour
du fait social de la communication.

         Prenons d’un coté les grandes explosions médiatiques, dignes d’un spectacle
et qui s’inscrivent très fortement dans les imaginaires collectifs, et de l’autre coté
toute la communication discrète, indicible, de notre mise en scène quotidienne. Il est
aisé de constater qu’une approche de la communication ne peut pas se borner à ses
manifestions purement médiatiques. Cela pose ainsi très clairement la question du
rapport de la communication au social, aux formes sociales qui participent de ces
communications. Dans notre monde contemporain, où il est courant de parler de
l’explosion des nouvelles technologies et de la communication, quelle est la nature
du lien social qui s’y développe. Cette explosion ne serait-elle pas l’événement et
l’avènement d’une nouvelle sociabilité en réseau, qui transformerait le simple acte de
communiquer en acte fondateur ?



33
     BENJAMIN, Walter, Paris, capitale du XIXème siècle, Paris, Gallimard, 1991.


                                                                                                              37
Comme le propose Hugon, il est important de « souligner l’aspect vitaliste,
dynamique, fragmentaire et souvent irrationnel des modes d’achanges collectifs des
communications en ligne, laissant augurer et confirmer le nécessaire abandon de
l’approche télégraphique et/ou systémiste et substantialiste de la communication. »
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est d’aborder le social (et par extension le social des
communications en ligne) au travers de l’esthétique car même si la communication
n’est pas le social, elle en demeure une trace. Ceci dévoile, à mes yeux, tout son
intérêt dans le cas d’Instagram, qui se situe entre les deux concepts d’art et de
réseau social, à la fois donc créateur de socialisation au travers d’une
communication numérique et créateur de performance artistique, qu’on pourrait dans
ce cas traduire par photographie.

      L’analyse de Hugon nous propose d’aborder « le social en terme de
postmodernité, et par le levier sociologique de l’esthétique », avec J.-M. Guyau34 et
M. Maffesoli35. Il apparaît en effet à mes yeux que faire le lien entre sociologie,
posture sociologique et étude de l’art constitue une posture heuristique parfaitement
adaptée à l’analyse de cet objet, car la tentation de tomber dans l’analyse purement
esthétique, au sens philosophique, des concepts liés à la catégorie de l’art et du
beau, reste forte et facile. Nous allons donc nous appuyer sur le raisonnement de
l’auteur afin de comprendre et mettre en exergue les similitudes qui peuvent
apparaître entre les réseaux de communication en ligne et l’art contemporain, au
travers tout d’abord d’une mise en perspective historique de l’institution de la
communication comme créatrice de lien sociale. Nous nous intéresserons ensuite
aux différences entre communication et information afin de comprendre la notion de
moment social puis nous rentrerons dans l’étude de l’art afin de comprendre cette
mise en perspective de la communication contemporaine.




34
   GUYAU Jean-Marie, L’art au point de vue sociologique, Paris, Fayard, coll. Corpus des oeuvres de
philosophie en lange française, 1888 (2001).
35
   MAFFESOLI Michel, Au creux des apparences : pour une éthique de l’esthétique, Paris, La table
ronde, coll. La petite Vermillon, 1990 (2007).


                                                                                                 38
a) La communication comme moment social


     Dans son article, S.Hugon nous rappelle que la communication n’est pas le
social, car la réalité du terrain s’éloigne fortement des théories élaborées dans le
cadre de l’économie de l’échange, qu’il considère comme trop classiques ou encore
purement cybernétiques. La communication serait donc un moment social dont l’objet
et ce que l’on espère en retirer ne seraient plus les conditio sine qua non de sa
réalisation. Hugon en vient à dire, à propos du quotidien de l’échange, qu’il « se
structure de manière complexe, par un mélange subtil d’une poétique du contact
empreint d’une certaine entropie, et parfois même d’un abandon de l’idée de
l’efficacité du transfert d’information » et en appelle donc à une conjonction des
approches plutôt qu’en une substitution.

     Le concept de contexte social et de participation émotionnelle devient ici
prépondérant, dans une ère médiatique où le message et l’information ne sont plus
uniquement ce autour de quoi la relation, le lien, s’établit et se maintient. Hugon nous
propose, en guise d’illustrations, trois courts exemples issus de différents moments
de l’histoire des médias.

     Le premier exemple est celui du contexte télévisuel de l’ORTF à la fin des
années soixante. Sans parler de recherches en sciences sociales, il est trivial de dire
que l’ORTF, qui n’offrait alors qu’une seule puis deux chaînes de programmes, avait
produit, au travers de cette offre univoque, un effet structurant, que ce soit pour la
contre-culture autant que dans l’adhésion, issue de la participation synchrone à cet
événement, et ceci particulièrement dans le cas des journaux télévisés.
Effectivement, il était apparu que le contenu et la volonté de transmettre, ne
suffisaient pas à assurer la réalisation de la communication télévisuelle. On disait
alors que l’acte de regarder la télévision, pour le spectateur, faisait office de rituel
social car cela lui permettait de savoir et de partager ce que tous les autres
téléspectateurs avaient aussi regardé. Et ceci pour les deux publics, produits d’une
dichotomie idéologique et culturelle, qui partageait alors, dans l’acceptation ou le
refus, le même référent télévisuel, voire le même référent médiatique. Charles De
Gaulle avait vu juste quand il qualifiait alors les médias contemporains de « voix de la

                                                                                     39
France ». La nature de l’énoncé devenait secondaire, tant le contexte de l’échange et
les conditions sociales de sa réception avaient prise de l’ampleur.

      Le second exemple est celui de l’arrivée de la logique de marché dans le média
télévisuel après avoir vu l’offre fortement augmenter, lui permettant d’accéder à un
statut de média de masse tel que l’avait connu la presse un siècle plus tôt. Cette
nouvelle économie avait déclenché de vives critiques relatives à la qualité des
programmes, victime de la disparition de la « télévision des réalisateurs ». Hugon voit
en cette période, un plébiscite renouvelé de cette forme de communication par le
public qui aurait encore préféré la logique de participation vu plus haut, face à la
faiblesse de la relation verticale : le message. Cette reconnaissance du plébiscite est
sûrement restée occultée par la prévalence de l’argument de la passivité et de la
manipulation de masse. Cependant, on ne peut nier l’immense puissance
symbolique de cette économie médiatique, de cette sociabilité médiagénique, qui
offre un partage d’image que l’on pourrait qualifier de mystique. Hugon ajoute qu’il ne
faut pas négliger les phénomènes de « reliance » dont une approche sociologique
peut rendre compte. De nombreuses études ont montré, particulièrement au Brésil, le
potentiel fédératif et socialisant des programmes télévisuels tels que les telenovellas
ou le cinéma36.

      Le troisième exemple porte sur les réseaux, car il apparaît important de prendre
la mesure de cette fonction d’adhésion, dans une époque culturellement marquée par
la rencontre plus récente des médias et du social. Hugon voit ici une des raisons
principales du succès des technologies interactives, de l’Internet grand public et des
services qu’il a engendré. Selon lui, cette capacité que possède cette nouvelle
économie de la communication de valoriser la qualité purement relationnelle, permet
d’augmenter de manière improbable la fonction phatique de Jakobson, qu’il choisit
d’appeler fonction sociale. Au travers d’un rituel bien établi, les membres d’un forum
en ligne et d’un chat vont trouver « dans l’événement de la relation le moyen […] de
reproduire et célébrer le groupe dans une fonction de pur partage ». Ce rituel
introspectif, au travers de la reproduction de l’image publique que le groupe a de lui-


36
  FREITAS Cristiane, « L’imaginaire cinématographique : une représentation culturelle », Sociétés no
94, 2006/1, p.111-p.119.


                                                                                                 40
même, se voit imprégné de vertus de réactivation identitaire37, s’éloignant d’une
simple communication dans les objectifs et les contenus, afin de privilégier le lien
social, l’établissement d’un lien de proximité et d’adhésion à un moment fondateur.
Le chat s’avère en cela particulièrement intéressant, et il est aisé de comprendre
(surtout pour ma génération d’étudiants ayant pratiqué le chat lors de notre initiation
au numérique avec MSN messenger ou les très médiatiques chats Caramail) que
malgré une qualité de contenu très médiocre, il développe néanmoins une force
relationnelle très importante. On retrouve désormais cette capacité à faire du lien
(même s’il ne s’agit que des weak ties de Granovetter) dans ce que l’on appelle les
réseaux et médias sociaux. Hugon s’est effectivement penché sur le cas de
caramail.com, sur lequel plus de la moitié des échanges réalisés par un adolescent
participant à une discussion consistaient à construire, reconnaître et conforter la
présence de ses correspondants (DEA S. Hugon / CeaQ 2000) au travers d’un
énoncé proche de l’oralité, devenant quasiment non verbal par le biais de nombreux
codes visuels, typographiques (smileys, abréviations…) et symboliques (il fallait alors
exprimer dans un espèce de paratexte visuellement différencié, les actions réalisées
par notre corps numérique dans la salle du chat – chatroom). Le rythme et la couleur
employés se substituaient alors au signifié. Hugon compare cette logique d’échange,
cette éloge du groupe à un feu prenant place au centre d’une discussion, que l’on
viendrait entretenir. G. Tarde et A. Moles nous rappellent, dans le cas d’une logique
de discussion de café ou de relation de voisinage, que l’on pourrait rattacher à ce
phénomène, l’aspect hautement superflu mais intensément sociologiquement
fondateur de ces interactions. Cette communication en ligne et en réseau, serait en
fait « une angoisse du vide et enchantement d’une probable rencontre », au regard
de la place qu’elle laisse à une logique participative et d’adhésion, constamment
réactivée et entretenue par le collectif.

      Pour en terminer avec ses exemples, Hugon nous ramène à la réalité crue de
l’économie des technologies de l’information, en nous proposant de nous retourner
sur l’essor disproportionné de ces technologies à la fin des années 90 et leur chute



37
  DURKHEIM Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1912
(2003).


                                                                                                   41
suite à l’éclatement de la première bulle Internet à l’orée des années 2000, qui fait
office de mise en lumière d’une contradiction. Cette contradiction serait celle de
l’opposition entre le besoin d’aborder la nature du lien social sur ces espaces en
terme « d’éphémérité, de légèreté et de partage momentané d’un imaginaire
commun au sein d’un groupe donné » d’un coté, et de l’autre la nécessité de prendre
en compte le net rejet de toute rationalité contractuelle et responsabilisante qui
découlait de la mise en ordre par le marché de ces technologies. L’affect,
l’implication émotionnelle, n’aurait pas permis la participation économique. L’auteur
en vient à réaliser que la promesse future d’un quelconque contenu – le message –
n’est en aucun cas la raison d’utilisation de ces services et technologies. Les
utilisateurs présents sur ces espaces le font par attrait du lieu en lui-même et la
jouissance immédiate découlant de la participation. On se retrouve donc face à deux
motivations et deux temporalités qui s’opposent, avec d’un coté l’Internet du contrat,
transformé en espace marchand, demandant une capacité de négociation et de
rationalisation du calcul économique, rapidement mis en biais, et de l’autre l’Internet
du lien social, découlant du plaisir immédiat suscité par l’adhésion collective.

     Il nous apparaît crucial que la communication dont il est question se révèle
totalement paradoxale, en ce qu’elle oppose une disproportion de moyen à une
faiblesse apparente, mais elle demeure néanmoins constitutive d’une expérience
sociale importante, dépassant le simple dispositif de transfert d’information.




   b) Une esthétique de la communication


     Le manque de contenu dans une communication devient envisageable dès lors
que l’on accepte d’éviter les approches télégraphique et mass-médiatique lorsque
l’on aborde les réseaux de communication en ligne. Il convient alors de nous
intéresser à la communication, non plus en tant que communication pure et
phénomène, mais comme événement. Afin de nourrir le propos, il est intéressant de
mentionner les recherches de Juremir Machado da Silva, autour de la divergence


                                                                                    42
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Mémoire master II PGC - La MuseumWeek 2015 : quelle place pour « le premier ...
 

L'amateur et la pratique artistique sur Internet. L'exemple d'Instagram.

  • 1. UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE CELSA Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication MASTER 2ème année Mention : Information et Communication Spécialité : Médias et Communication L’amateur et la pratique artistique sur Internet L’exemple d’Instagram Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD Nom, Prénom : Maretto Sylvain Promotion : 2011-2012 Option : Communication, médias et médiatisation Soutenu le : Note du mémoire : Mention :
  • 2.
  • 3. MARETTO SYLVAIN L’AMATEUR ET LA PRATIQUE ARTISTIQUE SUR INTERNET L’EXEMPLE D’INSTAGRAM
  • 4. Remerciements J’adresse mes remerciements à Bertrand Horel et à Etienne Candel, respectivement rapporteur professionnel et rapporteur universitaire de ce travail d’étude et de recherche. Je remercie également Hadrien, Lucas et Aurélien pour leur contribution à la réalisation de ce travail. J’ai enfin une pensée pour toutes les personnes que j’ai eu la chance de croiser ces dernières semaines et qui ont su me dire, chacune à leur manière, “Surtout ne déconne pas et finis-le, ce mémoire.”
  • 5. Table des matières INTRODUCTION GENERALE : 1 QU’EST-CE QU’INSTAGRAM ? 5 PROBLÉMATIQUE : 7 CORPUS ET MÉTHODOLOGIE : 9 CHAPITRE I : UNE CONSTRUCTION COMME RESEAU SOCIAL ARTISTIQUE 11 A) UNE INGÉNIERIE SOCIALE 11 1) L’UTILISATEUR 2.0 12 2) LES FORMES DE SOCIABILITÉ 14 B) UNE INGÉNIERIE DU GOÛT 17 1) LE « J’AIME » COMME ÉCHELLE DE VALEUR 18 2) UNE PRATIQUE ISSUE DE L’IMAGINAIRE TECHNIQUE DU MÉDIA 21 CHAPITRE II : UNE SOCIOLOGIE DE LA PHOTOGRAPHIE 2.0 25 A) INSTAGRAM COMME NOUVELLE PHOTOGRAPHIE AMATEUR 25 1) UNE DÉFINITION DE LA PHOTOGRAPHIE AMATEUR ? 25 2) AUTORISATION ET CRÉATION DU CRÉATEUR 28 B) LA FONCTION SOCIALE D’INSTAGRAM 31 1) LA DISTINCTION COMME MOTIVATION SOCIALE 32 2) L’USAGE DES FILTRES COMME RÉALITÉ SOCIOLOGIQUE 33 CHAPITRE III : INSTAGRAM, UN ART SANS ŒUVRE ? 36 A) LA COMMUNICATION COMME MOMENT SOCIAL 39 B) UNE ESTHÉTIQUE DE LA COMMUNICATION 42 C) L’ART FACE À LA COMMUNICATION 47 CHAPITRE IV : LA CONSTRUCTION DE LA FIGURE DE L’AMATEUR 54 A) L’AMATEURISME COMME PASSION 55 1) LA PHOTOGRAPHIE, UNE PASSION 57 2) UN PROCESSUS DE NATURALISATION DE LA PASSION 60 3) VERS UNE SÉMIOTIQUE DE LA PASSION DE LA PHOTOGRAPHIE 63 B) RECTION ET CONFORMATION 66 1) LE PARATEXTE COMME INSTITUTION DE RECTION 66 2) L’ARCHITEXTE COMME FORMATION DU CONTENU 69 CONCLUSION GENERALE : 74 BIBLIOGRAPHIE 79 ANNEXES 81
  • 6. Introduction générale : L’image a toujours eu une portée pratique, directe et expressive, contrairement au texte, qui a besoin d’être lu, d’être procédé, pour produire ces effets. Ne dit-on pas au journal télévisé de vingt heures « attention, ces images peuvent choquer » ? Un long chemin a été parcouru depuis les premières peintures rupestres, les premières représentations picturales, jusqu’à l’image numérisée, malléable et volatile. Mais c’est bien de représentation dont nous parlons encore aujourd’hui. Un long chemin, en terme d’innovations techniques, de pratiques nouvelles, de démocratisation du matériel et de la compétence. Bien que cette assertion soit sans doute valable depuis 150 ans sans discontinuité, l’image est plus que jamais au centre de nos communications. La télévision est toujours là, le renouveau de la presse se fait par écrits d’écrans, sur les tablettes tactiles derniers cris, et enrichi d’une dose renouvelée de « multimédia » et « d’interactivité ». À côté, les dispositifs de prise de vue deviennent tellement ubiquitaires que la notion de panoptisme (Foucault, Paris, Gallimard, Surveiller et punir, 1975) n’a plus lieu d’être questionnée. L’immense amas de données, comprenant de nombreuses photographies et images, collectées chaque jour sur chacun de nous, constitue une archive de l’être humain sans précédent. Cette image se retrouve également portée aux nues dans les domaines du marketing et de la communication. À travers les nouveaux services tels que Pinterest et Instagram, la photographie apparaît comme un nouvel Eldorado marketing, car elle semble répondre à la plus grande problématique de l’Internet commercial contemporain, l’économie de l’attention. De part la richesse des contenus et du nombre d’informations présents sur Internet, l’attention humaine se retrouve ainsi fractionnée, atomisée. Pour autant le temps n’a pas ralenti, et il devient difficile d’assimiler ce torrent de données quotidien. Mais ne dit-on pas qu’un dessin vaut mieux qu’un long discours ? 1
  • 7. Cependant, l’image en elle-même n’est pas le point d’articulation de ce mémoire, ni dans sa dimension pure de représentation, ni dans son rôle dans l’économie communicationnelle d’aujourd’hui. Initialement, ce mémoire devait être consacré à une étude du beau sur Internet, au travers des pratiques artistiques des amateurs, et de la distorsion que crée le numérique sur cette notion de beau, qui a été maintes et maintes fois discutée dans les sphères philosophiques et esthétiques, car il nous apparaissait relativement novateur en matière de recherche, tout en restant dans la continuité des études sur les imaginaires d’Internet. Le beau, dans le même registre que le luxe, l’amour, ignore les codes et le pragmatisme que l’on pourrait retrouver dans l’étude d’autres objets, et c’est en cela qu’il apparaît différent des autres sujets traités à travers la figure de l’amateur sur Internet. Sujet passionnant s’il en est, il s’est vite avéré bien trop complexe pour être traité dans le temps et la quantité impartie pour ce mémoire. Le beau, comme objet d’étude, est absolument multidimensionnel. Il nous apparaît impossible de le traiter, même dans l’optique d’éviter le débat philosophique, sans s’intéresser à l’objet au travers, tour à tour, de la sociologie, de la sémiotique, de la médiologie et de l’étude des arts. La notion en elle même fait appel à de nombreuses autres catégories d’objets, sur lesquelles il est impossible de faire l’impasse, telles que les arts, l’inspiration, l’émotion, la passion. Cependant, en retournant le sujet initial, il est apparu qu’il pouvait être très intéressant d’aborder le sujet de façon détournée, par un petit bout du raisonnement. Il a donc été décidé d’orienter l’objet de ce mémoire sur l’analyse de l’amateur en art sur Internet, à travers la catégorie de la photographie, qui nous apparaît comme révélatrice des caractéristiques des pratiques autour du beau et des arts sur Internet, pratiques que l’on suspecte d’être homogènes à travers cette catégorie du beau. Elles ne dépendraient plus de certains pragmatismes, mais répondant à d’autres logiques et concepts, tels que la distinction, la différenciation, tout en questionnant cette sacralisation du beau et l’effet dit « démocratique » d’Internet. Comme nous l’avons vu plus haut, il existe un nouveau champion dans le monde de l’image, et de la photographie, et il s’appelle Instagram. Lors de la décision de s’intéresser à l’amateur en beau, cette application de photographie nous est 2
  • 8. apparue avoir la capacité d’être déconstruite et questionnée afin de devenir un potentiel idéaltype de l’imbrication du beau et de l’Internet contemporain. Un idéaltype entend qu’il est soumis, comme modèle presque parfait, à la comparaison, permettant de dégager de grands principes. Il n’est pas question de comparaisons dans ce mémoire de recherche appliquée, qui ne comportera qu’une analyse ainsi que quelques recommandations à mettre en œuvre en matière d’amateur en beau sur Internet. Il pourra néanmoins servir, je l’espère, de base pour d’autres, à ce travail de comparaison qui permettrait d’avancer dans une étude du beau sur Internet, car l’effort sera fait, dans ce mémoire, de s’intéresser à Instagram à la fois d’un point de vue sociologique, d’un point de vue des sciences de l’information communication, et d’un point de vue de l’étude de l’art. Pour en revenir à la vidéosphère1, il convient de s’intéresser à ce qu’est la photographie et ce qu’elle représente. Malgré son antériorité vis à vis de la vidéo, l’image fixe, inerte, est toujours un élément important de l’expression et de la communication. Bien qu’elle n’était au début qu’un art sensé supplanter le dessin dans la représentation de la réalité et le monde, la photographie a évolué, dans sa technique et ses pratiques, et fait aujourd’hui figure à la fois d’un art pur, d’un fil de l’histoire, et d’une chronique de notre quotidien. Elle croise respectivement plusieurs dimensions du temps, l’instant, le long, et le routinier. La photographie a transformé les modalités de transmission d’images, d’informations, de traces, d’une manière qui tranche avec ces prédecesseurs. La production n’est plus le travail de la main, mais devient celui de la technique, de la physique, à travers les procédés optiques et la fixation de la lumière sur un support résistant et amené à être reproduit. Comparée à ses prédécesseurs, la peinture ou la sculpture par exemple, la photographie demeure un art particulièrement jeune, et qui s’est malgré tout développé d’une manière beaucoup moins élitistes, sans grands maîtres de la discipline, hérités de l’artisanat ou de la religion, tels qu’on pouvait les trouver dans la peinture et la sculpture justement. Cet art plus populaire, sans l’être totalement 1 DEBRAY, Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en occident, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1992. 3
  • 9. comme nous le verrons, a été défini par Pierre Bourdieu comme un art moyen2. D’une noblesse inférieure à celle de la peinture et de la sculpture, la photographie témoigne néanmoins d’un capital artistique suffisant pour permettre à la classe moyenne de se distinguer de la populaire. Cette inégalité entre les arts s’est traduite par le retard qu’a pris la photographie afin d’être reconnue comme art par les musées, les galeries et les critiques. Elle ne faut d’ailleurs pas partie de la liste des sept arts, constituant simplement une sous catégorie, à cheval sur celle du cinéma, celle de la télévision et celle des arts dits « numériques ». Le développement du petit format (en opposition au moyen format, destiné aux professionnels) est l’évolution majeure qui a introduit l’appareil photographique dans les foyers. Comme de nombreux autres produits, c’est la diminution de la taille des boitiers, synonyme de technique de production mieux maîtrisée, qui a été facteur d’adoption continue par le public. Des appareils de plus en plus petits, pratiques à prendre en main, à transporter, à avoir toujours avec soi, qui ont permis aux familles, puis aux individus de garder des traces de leur réalité et de leur monde, de constituer ces collections de clichés en fil historique. L’avènement du numérique a amené à son tour une nouvelle révolution dans le domaine de la photographie. La photographie se fait, dès la fin des années 90 et l’apparition des premiers appareils photo numériques, plus simple, plus rapide, mon chère et moins avare de compétences techniques. Elle entre très rapidement dans les mœurs, à la suite de l’informatique domestique et d’Internet. Mais ce sursaut technique de la prise de vue n’est pas la seule évolution, plus progressive, induite par la révolution numérique. Dès le début des années 2000, on a vu apparaître des services Internet relatifs à la photographie en ligne, permettant de stocker ces photographies de façon dématérialisée. Le plus connu est Flickr, qui permettait (et permet encore) de mettre ses photos en ligne, de les organiser, et de les partager. Cependant, les photos hébergées sur le site sont encore en grande partie des photographies réalisées avec de véritables appareils photos, qui sont simplement mises en galerie sur le site. On ne peut pas ici parler de pratique artistique. 2 BOURDIEU, Pierre, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les éditions de minuit, coll. Le sens commun, 1965. 4
  • 10. Cependant, on a vu apparaître quelques services permettant à la fois de prendre des photos, puis de mes organiser et les faire circuler, tout ceci sur la même plateforme. Le plus populaire est bien sûr Instagram, qui dépassant les possibilités permises par les téléphones portables, nouvelle forme des appareils photos numériques, permet de retoucher de façon automatisée les photos afin de leur donner l’apparence de clichés artistiques réalisés par un virtuose de la photographie. Qu’est-ce qu’Instagram ? Instagram est une application qui pourrait être qualifiée de service de partage de photos associé à un réseau social Internet, uniquement disponible sur téléphone mobile, et fut lancé en octobre 2010. Le service permet aux utilisateurs de prendre des photos, de leur appliquer un filtre digital, et ensuite de partager ces photos aux autres utilisateurs du réseau social, ainsi qu’à ceux d’une grande variété d’autres réseaux sociaux tels que Facebook, Twitter ou Flickr. C’est en quelque sorte la possibilité de mettre en image le quotidien d’une manière originale. Photographies issues du compte Instagram de Justin Bieber. Plus récemment, deux nouvelles fonctionnalités clés ont fait leur apparition, permettant d’appliquer des flous sélectifs sur les photographies ainsi que de modifier la forme de la photographie en modifiant sa taille et son contour à la manière des photos prises par les anciens Kodaks et Polaroïds (le ratio habituel des capteurs photo des téléphones mobiles est de 4:3). En quelques mots, Instagram permet de valoriser la créativité et l’originalité des utilisateurs en leur proposant à la fois le moyen de faire de belles photos, et le moyen de les faire circuler. Cependant, malgré le fait que la photographie soit considérée comme un art, beaucoup refusent 5
  • 11. d’accepter comme concevable la possibilité de faire de l’art avec Instagram, ou de considérer sa production comme pouvant relever du domaine de l’art. L’application n’a longtemps été disponible que sur les terminaux de la marque Apple, tels que les iPhones, les iPad et les iPod Touch. Elle est cependant désormais disponible sur tous les téléphones utilisant le système d’exploitation de Google, appelé Android, à partir de la version 2.2 (FroYo). La volonté des fournisseurs d’application étant de contrôler le marché, les systèmes d’achat et d’installation sont extrêmement verrouillés. L’application n’est donc disponible que sur le iTunes App Store et Google Play, plateformes étant respectivement les propriétés de Apple et de Google. L’histoire d’Instagram fait presque office d’un roman dans le paysage des start- up. Son développement a démarré à San Francisco, lorsque Kevin Systrom et Michel Krieger choisirent de modifier leur toute nouvelle application de géolocalisation (application de check-in) codée en HTML5 afin de l’orienter vers la photographie mobile. Comme c’est le but de toute start-up, l’entreprise réalisa quelques levées de fonds, qui permirent au projet d’être lancé sur l’App Store d’Apple le 6 octobre 2010. Dans les mois qui suivirent, de nombreuses fonctionnalités furent implémentées dans l’application, comme les hashtags, importés de Twitter, permettant de catégoriser les 6
  • 12. contenus mis en ligne sur l’application, où encore la possibilité de créer des flous (tilt shift en anglais)… La version (iPhone) actuelle, sur laquelle se fonde cette analyse, est celle mise en service le 3 avril 2012, le jour de la sortie de l’application sur Android, version qui fut téléchargée plus d’un million de fois lors de cette journée. Elle représente la version 3.0.0 pour iPhone et désormais la version 3.0.5 pour téléphones Android. La dernière actualité en date pour Instagram a été son rachat très médiatisé par Facebook, effectué le 12 avril 2012, au prix incroyable de 1 milliard de dollars, réparti entre cash et stock options. Le montant de l’opération, qui coûta à Facebook près d’un quart de ses réserves d’argent, raviva grandement les débats autour d’une probable seconde bulle Internet, dont témoigneraient les sommes astronomiques investies dans des services Internet ne possédant même pas de business model (ce qui est le cas d’Instagram), ou encore dans les services ayant des difficultés à monétiser leur activité (comme c’est le cas de Facebook). Chose importante à signaler, le deal fait par Facebook permet à Instagram de conserver son indépendance, en garantissant qu’il ne sera pas assimilé par Facebook, et apporte une assurance dans la pérennisation de son modèle fonctionnel actuel. En terme d’utilisateurs, Instagram a atteint son premier million d’utilisateurs en décembre 2010, et vient récemment, en juin 2012, de passer le cap des 80 millions de comptes ouverts et des 4 milliards de photos. L’entreprise est peu avare de chiffres, qui restent donc sujet à critiques et doivent faire l’objet d’un certain recul quant à leur signification et leur exactitude. L’entreprise a néanmoins laisser échapper quelques chiffres chocs, à destination des médias, afin d’entretenir le mythe qui cache l’absence de modèle économique. En 2012, il y aurait donc, à chaque seconde, 58 photos mises en ligne et un nouvel utilisateur enregistré. Problématique : 7
  • 13. Comme nous l’avons vu en introduction générale, ce travail de recherche se penche plus particulièrement sur le cas de l’amateur en beau, dont la photographie n’est qu’une porte d’entrée, tout en cherchant à ne pas tomber dans les pièges philosophiques des notions de beau, d’art et d’esthétique. Il a cependant la volonté de mettre en lumière les particularités de l’imbrication de la construction de la figure d’amateur dans celle de la pratique du beau sur Internet, et dit de manière moins pompeuse quant à l’ambition de ce mémoire, la pratique de l’art photographique à l’heure de ce que l’on appelle le web 2.0, notion qui sera déconstruite lors de ce travail de recherche. Elle pourrait donc être formulée dans ces termes : Qu’elles sont les particularités de la construction de l’amateur en photographie artistique dans le cadre de l’Internet contemporain ? Les questions qui la sous-tendent sont : Sur Internet, où s’arrête l’art et commence la communication ? Et vice-versa ? Et comment cette pratique est-elle autorisée, ce photographe légitimé et cette culture composée ? Nous allons donc nous intéresser au concept de réseau social sur Internet, de ce qui fait qu’un service peut être considéré comme réseau social, au niveau de l’individu et de la construction de lien social. Nous allons également nous pencher sur les liens qui existent entre art et communication, car c’est sur Internet que cette frontière apparaît désormais la plus ténue, les deux catégories partageant alors un grand nombre de caractéristiques. Une attention toute particulière sera consacrée à l’analyse de la construction de la figure de l’amateur sur Instagram, de façon à porter un regard critique sur les imaginaires d’Internet quand à sa dimension démocratique. Il conviendra également de s’intéresser à la construction du jugement et du goût, deux concepts que l’on ne peut éviter dès lors que l’on s’intéresse aux arts et au beau en général. La volonté d’extrapolation des conclusions faites dans cette analyse, Instagram faisant office d’idéaltype, témoigne d’une hypothèse fondatrice à ce travail de 8
  • 14. recherche, qui est qu’Internet, malgré sa conception comme ensemble de territoires hébergeant des habitants ayant des pratiques différentes, a tendance, au gré des modes et des innovations techniques, à homogénéiser les pratiques, sans pour autant exclure tout braconnage et dissidence. Les pratiques de la part des acteurs d’Internet, seraient alors particulières et plus ou moins exclusive à la catégorie du beau, du fait de la présence de motivations particulières à la pratique du beau, qui a par exemple pour usage social de créer de la distinction, dans un lieu riche de représentations de soi. Il existerait donc de grandes lignes à suivre dans le cas du développement d’un service autour du beau ou des arts sur Internet, qui permettraient, spécifiquement dans le cadre du beau et de l’art, de légitimer le créateur, d’autoriser sa pratique et de composer une culture. Corpus et méthodologie : Le corpus devait, dans le cadre du sujet initial, regrouper plusieurs sites et services Internet, parmi lesquels figuraient déjà Instagram, mais aussi Flickr, Vimeo, et les sites Fubiz.net et Artskills.net. Le corpus final ne contient plus que le service Instagram, qui s’avère cependant assez riche de matériel pour produire une analyse pertinente. Sa place de réseau social mobile numéro un nous assure de l’existence et de la répartition des pratiques qu’il génère. La méthodologie va consister en la déconstruction sociologique de concepts clés tels que celui de réseau social puis de photographe amateur. Nous ferons appel à des auteurs en sciences sociales afin de nous éclairer, à l’aide de leurs recherches, sur certains concepts tels que les liens entre art et communication. Nous utiliserons enfin l’analyse discursive et l’analyse sémiotechnique afin d’analyser l’application en elle même, et de comprendre les mécanismes qui sous-tendent son fonctionnement. 9
  • 15. Aucun entretien n’a été réalisé dans le cadre de ce mémoire, toutes les citations qu’il contient sont tirées d’articles d’actualité, de conférences ou de parutions scientifiques. 10
  • 16. Chapitre I : Une construction comme réseau social artistique a) Une ingénierie sociale Apparaissant comme le digne héritier de Flicker, Instagram se retrouve propulsé comme aboutissement de l’esprit du web 2.0 en matière de photographie, en l’organisant comme un réseau social largement inspiré de ses grands frères, tel que Facebook, quand Flickr se rapprochait plus des portfolios des photographes professionnels. Il convient de nous interroger sur l’élément au centre du réseau, l’individu, puis de ce qui fait que l’on qualifie Instagram de réseau social, donc de la place des relations sociales dans le fonctionnement de l’application. Malgré l’apparente trivialité de la dénomination, on peut qualifier, pour une précision accrue dans la suite de l’analyse de l’objet, Instagram de photographie 2.0. Ce 2.0 constitue une espèce de mot valise, emprunt d’une forte idéologie, mais il me semble le moyen le plus simple d’intégrer dans cette catégorie de la photographie son nécessaire complément, sa composante de réseau social. 11
  • 17. 1) L’utilisateur 2.0 Malgré l’apparition d’Instagram sur le tard du 2.0 (2010), la validité et la légitimité de l’expression font toujours débat. Au même titre que le mot « interactif », le « 2.0 » est utilisé à tort et à travers dès qu’il s’agit de qualifier une nouveauté, une innovation ou l’originalité d’un objet sur Internet. La dénomination scripturale héritée du développement informatique Open Source, décrivant les versions successives d’un même programme sous la forme d’un X.X, n’est point étonnante quand on constate l’imbrication de ces deux concepts dans l’imaginaire d’Internet. Ce 2.0 traduit alors la possibilité d’une évolution perpétuelle, dans la recherche d’une amélioration constante, du progrès, pour lequel on suppose la constance des changements et donc de l’apparition de versions mises à jour. Cette dénomination s’oppose donc à « l’ancienne » version d’Internet, la 1.0, moins riche et moins performante, et à la prétendue prochaine version, la 3.0, que d’aucuns ne s’empêche de couramment prévoir l’arrivée proche à travers telle ou telle innovation. Il apparaît nécessaire, afin de trouver une définition exhaustive du 2.0, de s’intéresser à la fois aux catégories de la technologie, de l’esthétique, du marketing, de la culture, mais nous allons ici nous intéresser plus précisément à la catégorie du social, à travers l’aspect réseau social d’Instagram. L’idée de réseau social est très souvent associée au web 2.0, en témoigne l’explosion des sites consacrés aux réseaux sociaux (Myspace, Facebook, Twitter...) depuis quelques années. Cependant, la définition du réseau social reste aussi floue que générale : un réseau est social à partir du moment où des relations (de natures variables) sont établies entre les personnes. Appliquée à internet, la notion de réseau social ne fait qu’apporter une simple précision à la définition originelle du réseau social : les différentes relations entre les personnes se construisent à l’aide de différentes plateformes sur Internet et des outils que proposent ces plateformes, tels que les chats, commentaires, jeux... L’un des aspects les plus importants de la définition d’un réseau social est la catégorie sociale autour duquel ce réseau se construit, dans le sens où une même personne peut appartenir à plusieurs réseaux sociaux : familial, scolaire, universitaire, professionnel, linguistique, etc. Si l’on ramène cette idée de réseau social à son noyau (l’individu), il devient alors intéressant d’interroger la notion d’utilisateur d’un site ou d’une application qui se 12
  • 18. veut être un réseau social construit autour de la photo, car c’est bien cette position qu’adopte Instagram. Selon les travaux menés par le sociologue Mark Granovetter3, les liens faibles définissent assez fidèlement la structure d’un réseau social sur Internet. Contrairement aux liens forts qui existent dans les communautés préexistantes de valeurs et d’intentions, telles que la famille ou les amis proches, les relations existantes au sen de ces réseaux se caractérisent, selon Granovetter, par « la formation opportuniste de liens et de collectifs qui ne se présupposent pas, préalablement, d’intentionnalité collective ou d’appartenance communautaire ». Le concept d’un site entier construit autour de la pratique amateur de la photographie permet de matérialiser parfaitement cette idée de la collaboration faible, car la pratique de la photographie n’est a priori pas supposée être collective mais individuelle, au moins dans le cas de la prise du vue, car il existe depuis longtemps des clubs de photo, permettant de partager ses clichés et son expérience auprès d’une communauté d’intérêt. En dehors des photographes professionnels et des clubs (relativement élitistes), la pratique de la photographie « à plusieurs » n’est pas évidente et entendue dès le départ. C’est ici que les services de photo en ligne, Flicker en étant le tout premier, mais désormais détrôné par sa version 2.0, Instagram, ont amené une nouvelle dimension à la pratique de la photographie. Il est impossible de quantifier le nombre d’utilisateurs actifs d’Instagram tant l’entreprise est peu avare sur ce terrain là. On sait néanmoins qu’en juillet 2012, la barre des 80 millions d’utilisateurs a été franchie4, et l’ergonomie ultra simplifiée de l’application, associée aux chiffres relatifs à la prise de photo sur téléphone (78% des Français prennent des photos avec leur téléphone – chiffres Harris Interactif Juin 2012) nous portent à croire que la théorie des 20% d’utilisateurs producteurs et des 80% organisateurs des contenus du site est mise en défaut par Instagram. 3 GRANOVETTER, Mark, “The strength of weak ties”, American Journal of Sociology, Volume 78, Issue 6 (Mai 1973), 1360-1380. 4 The Instagram team, “The Instagram community hits 80 millions users”, http://blog.instagram.com/post/28067043504/the-instagram-community-hits-80-million-users, publié le 27 juillet 2012. 13
  • 19. 2) Les formes de sociabilité En plus d’une timeline5 similaire à celle de Facebook dans les fonctionnalités (messages impersonnels avertissant simplement de l’activité de votre réseau), les deux principales interactions mises à la disposition des utilisateurs sont les photos et les commentaires. Point de poke, de messages privés pour Instagram. Sa diffusion multimodale mais néanmoins centrée sur le mobile contraint l’application à un devoir de simplicité au niveau de son interface et de ses fonctionnalités. Cinq modes d’interlocution sont alors disponibles pour les utilisateurs. Tout d’abord, la publication de photographies, que l’on peut choisir d’accompagner d’une légende. La particularité étant que la photographie peut être retouchée à l’aide des filtres, de flous et de bordures. Le commentaire général, classique, pouvant faire office de critique de la photographie, constitue le second mode d’interlocution. Dans les commentaires, il est possible d’envoyer un message de réponse, dit commentaire de citation6, à travers l’utilisation du « @ », sous la forme @pseudonyme, fonctionnalité directement inspirée de Twitter. Cela permet de simplifier l’application tout en proposant par une syntaxe particulière la possibilité de spécialiser les échanges en permettant de s’adresser à un utilisateur en particulier, d’attirer son attention sur un message qui le concerne en particulier. Toujours via les commentaires, il est possible, toujours via la mention d’un utilisateur, de transmettre un message, de le rattacher à un utilisateur. Ce mode se détache du message de réponse car il se rapproche plutôt du « cc @pseudonyme » présent sur Twitter, qui fait que le contenu est directement adressé à un utilisateur, sans rentrer dans une structure d’élocution fondée sur le question – réponse. Enfin, il est possible de liker les photographies mises en lignes par les utilisateurs sur le même système de vote mis en place par Facebook. 5 Annexe 1. 6 Annexe 8. 14
  • 20. Instagram a également récupéré chez Twitter, la notion de follower (abonné en français), qui permet de distancier un peu plus les utilisateurs que lors de l’utilisation du système ami/fan de Facebook. Cette distanciation permet de se rapprocher des interactions moins familières présentes dans les sphères professionnelles, sous un modèle du je te suis / tu me suis. Le profil « avatar »7 s’avère pour sa part très peu informatif, d’affichant que notre photo d’avatar, notre nom ou pseudonyme, l’adresse du site Internet de l’utilisateur s’il en possède un, le nombre de photos postée, le nombre d’abonnés à l’utilisateur et le nombre d’abonnements (following) de l’utilisateur. Il est en revanche possible de consulter une carte appelée « carte photo », unique à chaque utilisateur, permettant de géolocaliser sur la base des cartes de Google Maps, les lieux où ont été prises les photos de l’utilisateur. Instagram nous apparaît, suite à cette rapide analyse, comme un objet hybride, indéfinissable, qui tire en grande partie, du moins pour sa partie réseau social, sa légitimité d’autres médias sociaux. Le système de hashtag « # », calqué sur celui de Twitter, met en lumière les spécificités des modes de l’échange sur Instagram. À travers cette fonctionnalité, les services tiers, sous couvert de pseudo innovation, peuvent mettre en place des systèmes d’audit de liens dans les messages rediffusés et ainsi modéliser la circulation des énoncés. Il amène à la création d’effets d’agrégations, par la méta- catégorisation des profils et des messages. La popularité se joue alors dans l’instantanéité, ou du moins, une pseudo instantanéité dupliquée sur le modèle de la « news » classique. Cette caractéristique a été largement analysée, dans le cas de Twitter, lors des usages informationnels de Twitter, dans le cadre général du journalisme citoyen et du traitement de l’actualité sur Twitter, dont les premières esquisses ont été entrevues lors des tremblements de terre au Japon en 2011, et dans le cadre des usages militants des réseaux sociaux lors des révolutions arabes au printemps 2011. La valeur du message n’existe alors que par l’autre, à travers un 7 Annexe 11. 15
  • 21. système égotique, relatif à la reconnaissance de soi. Le hashtag met alors le « moi » à la recherche d’un « nous » inclusif d’approbation. La capillarité de l’audience est très importante, car elle repose sur un bouche à oreille pseudo virtuel, dans lequel la qualité prime au détriment de la quantité, car cette qualité entraîne alors d’elle même, dans la théorie, une augmentation de la quantité, de façon proportionnelle. La quantité n’étant dès lors en elle même pas indispensable pour faire écho, les services tels que Twitter et Instagram ne peuvent pas être qualifiés de médias de masse. Le hashtag participe, à travers les repères culturels et les affinités qu’il véhicule, à la logique de « friending », d’acquisition de followers, de connaissances, de création de liens faibles. La syndication8 opérée par Instagram amène à mettre en avant les « plus », les hashtags les plus trendy, populaires, les utilisateurs les plus actifs, les photos les plus aimées… À cela s’ajoute les stratégies plurimedias encouragée par Instagram qui autorise la publication des photos sur Facebook, Twitter, Flickr9, qui achève de sélectionner les contenus afin de les rediffuser. Le hashtag s’est donc imposé sur Instagram comme méta-catégorisation, dans un contexte où la question du « comment faire de la culture et de la communication dans une plateforme mondialisée ? » reste problématique. Il implique un rôle de l’espace-temps dans la production et la diffusion des contenus. Le faux argument de l’éphémère permet d’inviter les utilisateurs à la publication de nouveaux contenus. Ces traces conservées permettent alors de mettre en place un fil narratif pour l’utilisateur, de constituer une historicité de la production. Par différenciation, il autorise donc l’apparition d’une culture, de rituels de reproduction du communautaire, tels que l’on peut les trouver sur Twitter, par exemple avec l’utilisation du #caturday, hashtag relatif au samedi, jour où il faut poster une photo de chat, héritier du #FF (Follow Friday) de Twitter. 8 Mot anglais désinant la pratique consistant à vendre le droit de reproduire un contenu ou de diffuser un programme à plusieurs diffuseurs. Dans le cas d’Instagram, l’application rediffuse le contenu créé par ses utilisateur sur ses propres canaux de mise en visibilité, comme la page Explorer en Annexe 6. 9 Annexes 4 et 15. 16
  • 22. b) Une ingénierie du goût E.Candel, dans sa thèse10, analyse le goût comme dépendant de deux dimensions simultanément. Tout d’abord, le goût, en ce qu’il est relatif à une expérience artistique, appartient à la sphère de la subjectivité. Il est du domaine de l’intensité, il témoigne d’une visée et déploie un paradigme. Ensuite, en ce qu’il s’inscrit dans une démarche de prescription, ou, plus précisément, « de caractérisation relative à la personnalité par rupture, ou par comparaison, avec d’autres individus, il relève du domaine de l’étendue, correspondant à une saisie, il est un élément d’un syntagme. » Par l’utilisation des deux couples de termes intensité-visée et étendue-saisie, issues de la structure tensive11 (Fontanille et Zilberberg, 1998, Paris, Mardaga, Philosophie et langage), E.Candel propose par ce biais une image simplifiée des relations entre le sujet et ce qui lui est extérieur. Il cherche à manifester aussi clairement que possible le fait que le goût, lorsqu’il se développe comme jugement, doit se concevoir comme « une expérience intime et subjective s’orientant de plus en plus vers une expression externe et intersubjective ». De par sa place dans la relation entre l’individuel et le collectif, le goût se situe dans une tension entre l’impression et l’expression. Ces deux dimensions apparaissent cependant complémentaires. Si la première s’intéresse à la subjectivité, la seconde se tourne plutôt vers l’intersubjectivité, une intersubjectivité regardée, désignée, manifestée. La photographie 2.0 se situe au croisement de ces deux aspects, car elle relève très certainement autant de l’expérience intime du sujet, que de la communication et de la mise en scène de cette expérience. Nous devons également prendre en compte, à nouveau, l’imaginaire technique d’Internet, pensé comme un média sophistiquant de façon délibérée et manifeste les médiations préexistantes. 10 CANDEL Etienne, Autoriser une pratique, légitimer une écriture, composer une culture : les conditions de possibilité d’une critique littéraire participative sur Internet. Etude éditoriale de six sites amateurs, à paraître, 2007. 11 FONTANILLE Jacques et ZILBERBERG Claude, Tension et signification, Paris, Mardaga, coll. Philosophie et langage, 1998. 17
  • 23. De cette conception du goût et de cet imaginaire d’Internet, nous allons nous intéresser à cette ingénierie technique du goût, qui nous apparaît comme condition de mise en place de mécaniques de distinction sociale et d’institution de l’application comme véritable réseau social. 1) Le « j’aime » comme échelle de valeur En plus des commentaires, on peut voir qu’Instagram et les nombreux réseaux sociaux, sur lesquels la photographie peut être médiatisée de manière automatisée, ont mis en place un système sémiotisé de jugement de goût, pouvant faire l’objet d’une appropriation facilitée par le public destinataire du contenu. On retrouve particulièrement cette mécanique, en plus d’Instagram, sur Facebook, qui reste à l’heure actuelle le plus gros réseau social du monde, ainsi que sur Tumblr, dans ces trois cas à l’aide de la dénomination « j’aime ». Ce « j’aime », accompagné d’un cœur, est devenu aussi générique que le système d’étoiles sur les sites de cinéma, ce qui traduit l’importance de l’affect quand on en vient à faire circuler des objets relatifs à notre intimité, qu’elle relève de nos actes personnels quotidiens ou encore de notre propre production artistique, comme c’est le cas, en partie sur Tumblr, et entièrement sur Instagram. On ne peut donc rationnellement pas parler de note sur l’application, étant donné que le signe symbolisant l’adhérence ou non à une photographie est un cœur. Cependant, le nombre de « j’aime » totalisé par une photographie est comptabilisé, et demeure visible, mettant en exergue la valeur de ce « j’aime », en modulant son intensité, et permettant de catégoriser selon une échelle de valeur, la valeur et la popularité de la photographie. Il faut en effet garder à l’esprit que les photographies qui disposent d’une mise en popularité sur la page « explorer12 » sont sélectionnées parmi les photographies ayant recueillies le plus de « j’aime » sur les dernières heures. On peut alors considérer que cette quantification de l’appréciation comme note. 12 Annexes 6, 7, 8 et 9. 18
  • 24. Tout d’abord, on peut voir dans ce procédé une tentative rationnelle de traduire en actions une évaluation, selon un principe de gradualité. Cette note a une portée pragmatique, presque scientiste, qui repose sur le fait que l’utilisateur, lorsqu’il doit évaluer une œuvre en terme de qualité, est au même moment porté à le faire en terme de quantité, c’est-à-dire à lui attribuer une valeur au sens scientifique du mot. Nous avons ici affaire à une projection, à la construction d’une équivalence entre un degré d’intensité et un degré d’étendue, l’étendue devant traduire et exprimer l’intensité. Ce type d’expression n’est pas rare car comme nous le fait remarquer E.Candel, elle se rattache au système scolaire, mais aussi à une tradition sociologique de l’enquête quantitative, développée à partir du XIXe siècle. Selon Foucault, qui dans la partie de Surveiller et punir13 consacrée au développement de l’examen dans les sociétés de discipline a théorisé l’apparition des méthodes chiffrées de la surveillance des individus, explique que l’attribution de notes, de données chiffrées, à des actions humaines, relève d’une procédure de pouvoir, qui s’apparente alors à une procédure documentaire ; l’individu et l’individuel deviennent dès lors l’objet d’un possible calcul. Cela nous amène à remarquer le lien qu’il existe entre le développement de cette documentation sur l’individu et l’émergence des « sciences de l’homme », en ce qu’elles sont à la fois des sciences du collectif et de l’individuel. Dès lors, le caractère de la donnée chiffrée fascine, car elle ouvre la possibilité d’une prise en compte individualisée du collectif, ou collective de l’individualité. Si la totalisation des « j’aime » sur Instagram ne relève pas au sens pur d’une note que chacun attribue à une photographie, elle relève très certainement de cette prise en compte collective de l’individualité, la quantification étant réalisée par le collectif. Le chiffre, en tant que signe écrit, permet d’orienter vers une conception régulée et normalisées de données qui ont pour vocation de rendre compte d’une individualité, mais saisie dans ses rapports avec le groupe. Il devient par conséquent l’élément central de l’établissement d’une norme, norme de la surveillance chez Foucault, et norme du goût dans le cadre des systèmes de critique littéraire, de critique cinéma, et dans le cas qui nous intéresse ici, dans le cas de l’autorisation de la distinction autour de la photographie 2.0. On ne peut s’empêcher 13 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1975 (1998). 19
  • 25. de penser que cette norme s’avère particulièrement pertinente dans tous les domaines artistiques, étant donné qu’elle est déjà appliquée dans la littérature, le cinéma et la photographie. Le premier mode de sémiotisation de la note est donc l’utilisation de chiffres, sans qu’il y ait traduction par des icônes. Ce n’est pas le cas ici puisque nous sommes en face d’un système iconographique utilisant un cœur accompagné des mots « j’aime » comme sémiotisation de la note, bien qu’elle demeure en partie exprimée sous forme de chiffre, comme nous venons de le voir. Comme le fait remarquer E.Candel, l’utilisation d’étoiles correspond à une tradition héritée des guides de voyages. Cette transposition au domaine de la critique n’est pas non plus une invention car elle apparaissait déjà dans la presse papier. Ce procédé chiffré tendrait alors à se généraliser à tous les secteurs et activités où peuvent se manifester un goût, une préférence, un jugement. Un changement de paradigme semble cependant s’être déroulé depuis l’écriture de thèse. Bien qu’encore largement utilisé sur les sites comprenant au moins une partie dédiée à la critique amateur, tant dans le cinéma que dans la littérature, depuis l’avènement et l’explosion populaire des réseaux sociaux, le « like/j’aime » semble gagner du terrain. Il apparaît la première fois sur Facebook, mais associé à un pouce levé. Ce retournement sémiotique semble présager d’une plus grande prise en compte de l’affect dans ce type d’action symbolique, laissant les étoiles impersonnelles de coté, afin de renforcer le lien social résultant de ces actions. On assiste aux premières sémiotisations de type émotionnelles des moments sociaux sur les réseaux sur Internet. Tumblr récupère à son tour cette sémiotisation de la note à l’aide du « like/j’aime », qui se retrouve mis en scène sur chacun des posts par une liste écrite détaillant tous les likes ayant été réalisés sur un post particulier, sous la forme « [pseudonyme] aime cette publication ». On découvre alors pour la première fois le symbole du cœur comme bouton sur lequel cliquer pour activer l’action de liker. La mention « j’aime » n’est qu’une métadonnée du bouton, ne s’affichant donc que lorsque l’on effectue un « mouse over », c’est-à-dire lorsque l’on passe la souris au- dessus du bouton en question. 20
  • 26. Le cas d’Instagram semble être le cas le plus développé de cette sémiotisation de l’affect, du fait de la coprésence constante du symbole du cœur, et de la mention « j’aime ». Dans le cas de la critique littéraire et cinéma sur Internet, l’apparition des échelles de valeur a permis une quantification de la qualité des objets critiqués. Mais dans le cas d’Instagram, et de façon élargie, à toutes les productions artistiques amateur que nous pourrions rencontrer sur Internet, elles participent pleinement de la distinction sociale résultant de la pratique d’une art, qu’il soit noble ou profane, en légitimant le créateur et en sémiotisant l’étendue de son capital artistique. La distinction comme différenciation des classes sociales, théorisée par Pierre Bourdieu, n’est peut-être plus tout à fait d’actualité, car l’apparition du numérique a semble-t-il modifié, en partie, ses mécaniques, même si l’on peut toujours considérer la fréquentation des opéras, des représentations d’orchestres symphoniques ou des expositions de peintures de maîtres comme efficaces en matière de distinction, malgré leur démocratisation (qui reste à questionner). On peut cependant la voir à l’œuvre dans certaines pratiques, telles que le Personal Branding, dans laquelle il s’agira de se donner la meilleure image possible, et cela passant, dans le cas de l’utilisation d’Instagram, à la réalisation des meilleures photographies possibles, ou dans le cas des relations à l’intérieur de son cercle de connaissance, où l’aura du photographe et de l’artiste produira toujours un effet. 2) Une pratique issue de l’imaginaire technique du média Voir dans la pratique de la note une innovation de la sémiotisation du jugement serait inexact. Comme nous l’avons vu, ce type de pratique est très répandu dans les écrits de réseau mais aussi dans la presse. Je pense particulièrement au bonhomme en noir et blanc du magazine Télérama, qui semble plus ou moins heureux selon que le film ou la série critiquée est considéré comme étant de bonne ou de mauvaise qualité. La différence ici est que la note est systématiquement transformée en vote, que la note individuelle tend donc vers la détermination d’une voix collective. Nous sommes en face d’une sorte d’expression de la prédilection personnelle et de l’accommodation d’une forme de jugement collectif. Le geste de noter, quand il passe 21
  • 27. par un simple « j’aime », détermine politiquement parlant (en passant par la médiation du collectif, du communautaire sur les réseaux sociaux) un geste de voter. Ce mode de gestion de la variété des goûts à deux conséquences. D’une part, il tend à instituer l’utilisateur dans sa posture critique, à lui faire prendre un rôle de médiateur culturel car en ajoutant à un possible commentaire un « j’aime », il sait que ce vote sera l’objet d’une computation. Son intervention sera donc traitée comme partie d’une expression collective du goût. Il y a ainsi ce que l’on pourrait qualifier de rupture qualitative entre l’expression que l’on suppose subjective, et l’expression censée trouver sa place dans le traitement communautaire de la signification. La note n’est donc pas une simple traduction de l’avis critique ou du commentaire. En porte en elle la marque et la conscience de son traitement comme support d’appropriations collectives et de traitements sociaux. D’autre part, la gestion de la variété des goûts, par le vote et la note, institue l’autorité de l’application ou du site. La demande de formulation d’une note ou d’un vote imprime la présence du collectif dans l’individuel, et attire alors l’attention des utilisateurs sur le cadre dans lequel il s’exprime, l’énonciation devenant une instance mixte, que l’on ne peut plus réduire à un simple utilisateur. De plus, l’application manifeste de cette façon son pouvoir sur l’intervention de ses utilisateurs. L’application se détermine dans sa nature de polis à partir de cette gestion du divers et de l’individuel. Le vote intègre donc la note, de part la possibilité technique du média, mais aussi en raison de la présence de nombreuses représentations des rapports entre l’homme et la machine dans l’imaginaire attaché à ce média. Les travaux de Patrice Flichy sur l’imaginaire d’Internet14 permettent de comprendre que c’est d’une manière particulièrement vive que se remotivent techniquement les pratiques de note et de vote. D’une point de vue de la note, la remotivation est d’ordre technique : Il y a comme une « ère » du numérique, caractérisée par le traitement technique des objets, par leur mathématisation. Le goût est lui aussi l’objet d’un tel traitement. En 14 FLICHY Patrice, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, coll. Sciences et société, 2001. 22
  • 28. effet, il semble que la numérisation tende à modifier les données de la culture, au point que soit mise en question la permanence de ses formes traditionnelles. Du point de vue du vote, l’imaginaire d’Internet est en partie au moins un imaginaire politique. C’est sous la forme d’une « république des informaticiens15 », tenant à la fois de l’organisation scientifique et de l’imaginaire anarchique de la communauté libre, que se structure l’imaginaire politique d’Internet. Le traitement de la note en vote ajoute quelque chose à l’appréhension mathématisée, chiffrée, de la culture. En effet, il ne s’agit pas seulement de traduire une critique en note ou en icônes signifiantes, il est aussi question de confronter les chiffres ainsi obtenus des critiques, afin de créer un effet de voix communautaire en lieu et place d’une accumulation d’avis subjectifs. Pour reprendre ce qu’en conclut E.Candel, « le média, en tant qu’il est informatisé, invite au traitement numérique du linguistique, le texte, en tant que texte de réseau, invite à l’écriture de réseau, à la mise en présence, à la com-putation d’un donné linguistique devenu donnée informatique. Le vote dans sa manipulation informatisée est à la note ce que la volonté générale est à l’expression subjective.16 ». On s’aperçoit cependant que ce qui est mis en valeur, c’est le commun, le partagé, l’entendu, qui efface le ressenti individuel, l’interprétation. La synthèse par la médiation de la note et du vote permet la simplification de la médiation culture et l’accélération de la distinction, au détriment d’un réel retour de la part des utilisateurs critiques. On perçoit bien ici le processus de construction de la figure de l’amateur en photographie, qui tant qu’il apparaît légitime et sa pratique autorisée, n’a pas un réel besoin de véritable critique, les procédés d’énonciation devenant un simple réseau social permettant de créer du social, au travers de la simple volonté de recruter de l’utilisateur et de graisser les rouages du réseau social basique qui se cache derrière la photographie. En cela, il vaudrait mieux parler d’un imaginaire démocratique plutôt que de démocratie effective dans la pratique de note et de vote. Seul le sémantisme de la 15 Ibid. p-80. 16 CANDEL Etienne, op. cit. p-141, 2007. 23
  • 29. démocratie est important dans le champ culturel de la photographie 2.0 et des réseaux sociaux. Il est intéressant de constater que cette pratique, avec l’essor de l’Internet social, tend à se répandre, en particulier sur les sites ayant un rapport avec le beau ou l’inspiration. Facebook ayant une position de domination sur le secteur, on aurait pu penser que la plupart des sites adopteraient le social plug-in Facebook, qui permet de pouvoir poster un comment et liker n’importe quel contenu sur Internet. Il n’en est point le cas. Un petit tour d’horizon sur les sites autour du beau et pratiquant une construction de la figure de l’amateur, tels que Fubiz.net17 ou Vimeo.com18, nous révèle qu’ils s’engagent tous dans la même direction qu’Instagram, utilisant leur propre système de notation, non pas celui de Facebook, et utilisant une icône en forme de cœur, associée à la mention like. 17 Annexe 22. 18 Annexe 23. 24
  • 30. Chapitre II : Une sociologie de la photographie 2.0 a) Instagram comme nouvelle photographie amateur À l’heure du numérique, des téléphones mobiles, tout le monde est photographe ! Mais avant de se demander comment est construit la figure de l’amateur en photographie, il convient de se poser la question de ce qui fait « un photographe », qu’est-ce que l’acte de photographie ? Cette qualification ne peut pas être le simple fait d’avoir un appareil photographique en main, sinon nous serions effectivement plus ou moins tous des photographes. Hors ce n’est pas le cas. Nous allons tout d’abord tenter d’apporter des éléments à la définition de la photographie, puis nous mettrons en lumière le fait que le statut de photographe dépend d’un certain nombre de postures et de pratiques que nous questionnerons. 1) Une définition de la photographie amateur ? On peut considérer que l’ouvrage de Roland Barthes, La chambre claire19, fait office de référence sur la photographie. Dans cet ouvrage, il cherche à décrire la 19 BARTHES Roland, La chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980. 25
  • 31. notion de « génie » qui serait propre à la photographie, à la différence des autres arts de représentation tels que la peinture ou le dessin. Il se demande alors ce qui fait qu’une photo nous intéresse, nous plaît, ou au contraire, nous repousse. Barthes pose alors ce qu’il estime être les fondamentaux nécessaires à la compréhension de la photographie, en s’appuyant sur sa propre expérience de la photographie (celle du sujet regardé et du sujet regardant) pour comprendre ses motivations qui le pousse à préférer une photo parmi d’autres. Il ne tient pas compte dans son analyse des règles de composition d’un paysage afin de se consacrer à l’analyse de celles devant lesquelles il éprouve plaisir ou émotion. Il théorise alors deux concepts relatifs à la création du plaisir à la vue d’une photo. Le concept de studium représente le goût pour quelqu’un ou quelque chose, lorsque l’on arrive d’une manière ou d’une autre à rencontrer l’intention du photographe. Il prend comme exemple une photographie d’une famille noire américaine, et explique le studium comme étant ici le choix d’un bon sujet culturel. Le punctum, lui, représente ce que Barthes appelle « la piqûre », le détail poignant, « quelque chose qui me pointe, qui vient me toucher directement ». Dans l’exemple de la photo de la famille noire, un des personnages, bras croisés, porte une large ceinture. Ce détail fascine Barthes et constitue son punctum. Grâce à ce punctum, il y aurait l’apparition d’un champ aveugle, d’une espèce de subtil hors- champ, qui confèrerait une vie extérieure à la photographie. Ce qui l’intéresse aussi fortement, une fois découverts les mécanismes latents de son désir, c’est de découvrir la nature de la photographie. Faisant écho au livre de Régis Debray intitulé Vie et Mort de l’image20, qui paraîtra 15 ans plus tard, Barthes réalise que la photographie a un rapport avec la mort, à travers le fait qu’elle rende immobile tout sujet (on parlait à une époque « d’instantanés » en parlant de la photo, de fixation d’un instant afin qu’il persiste dans le temps). Barthes découvre en effet une photo de sa mère, des années après la mort de celle ci. Il se rend alors compte que l’amour, l’affect, et la mort interviennent dans son choix de photo unique et irremplaçable. La photographie serait en fait le théâtre et le témoignage d’une 20 DEBRAY Régis, op. cit. 1995. 26
  • 32. coprésence de la réalité et du passé, l’amenant à statuer que le génie de la photographie réside dans le fait que ce qui a été photographié a réellement existé, et qu’elle fait revivre ce qui a existé. La photographie n’invente pas, comme peut le faire tout autre langage ou forme d’art, « elle est l’authentification même ». Ce qu’il nous est donné de voir sur la pellicule et le papier est aussi sûr que ce que l’on peut toucher. L’amateur se tiendrait alors au plus près de la photographie, l’analyse de Barthes amenant à ne faire aucune différence ontologique entre ce que pourrait vouloir signifier « la photographie » face à « la photographie amateur », toute la photographie ne tournant autour que d’un objet intentionnel de la pensée : « ça a été ». La seule particularité du photographe professionnel étant qu’il est payé pour réaliser ses clichés. Ces écrits constituent un excellent point de départ lorsqu’on veut essayer de définir ce qu’est la photo amateur. La définition pure que l’on pourrait tirer des définitions de photo et d’amateur21 est définitivement réductrice, dans la mesure ou la seule opposition à la photographie professionnelle ne permet pas d’évoquer ce qui est au noyau de la pratique de la photographie, c’est-à-dire l’intention, le choix d’une prise de vue. Toujours en rapport avec les travaux de Roland Barthes, l’intention fait partie intégrante de l’essence d’une prise de vue, car « une photo est surprenante lorsque l’on ne sait pas pourquoi elle a été prise ». L’intention ou la motivation sont en dehors de tout choix fonctionnel ou social car elles sont au cœur du processus photographiques, ce sont elles qui provoquent le processus photographique, qui « font prendre » une photo à un instant donné et pas à un autre. Il apparaît important de questionner l’existence d’une « esthétique » de la photographie amateur, qui pourrait justifier d’une différence réelle avec ce qui est entendu comme relevant de la photographie professionnelle. Michel Frizot, historien de la photographie, et ayant travaillé sur le renouvellement du processus photographique, nous propose une nouvelle lecture de la photographie. En 2004, à l’occasion d’une conférence de l’Université de tous les savoir sur le thème de l’image 21 “Personne qui s’adonne à une activité artistique, sportive, etc., pour son plaisir et sans en faire profession, par opposition au professionnel” selon Larousse.fr. 27
  • 33. donnée, il commençait son intervention par les termes suivants : « [...] la difficulté avec la photographie, c’est que nous pensons la connaître, au prétexte que nous en sommes entourés, [...] nous baignons littéralement dedans ; et cette omniprésence de la photographie nous cache la singularité de l’image photographique [...] ». En réponse à une possible existence d’une esthétique amateur, il oppose les « trop grandes variations entre toutes les photographies amateurs ». Cette différence entre amateurs et professionnels résiderait en fait dans un « laisser-aller » par opposition à la « domination ». L’intention première de la photo amateur ne serait pas l’esthétique, que l’on peut associer grossièrement au studium tel que défini par Barthes mais plutôt de l’ordre du souvenir et de la mémorisation, qui serait alors plus proche du punctum. La photo amateur s’opposerait à la photographie professionnelle dans le sens où les images qu’elle comprend sont universellement représentatives, et ce sans production volontaire de sens. La photographie professionnelle serait produite pour soutenir, porter un message ou une intention d’expression précise et définie (le photo journalisme ou la photographie pour la publicité par exemple), quand la photographie amateur ne l’est que beaucoup plus rarement. 2) Autorisation et création du créateur Comme nous l’avons vu plus haut, Michel Frizot soutient l’idée qu’il n’existe pas d’esthétique de la photographie amateur car il estime qu’il est impossible de classer dans la même catégorie l’immense diversité des clichés produits de nos jours. Dès l’époque de la photographie argentique, le nombre toujours croissant de différents modèles, que ce soit de boîtiers, d’objectifs ou de pellicules, compliquait déjà cette catégorisation sociologique. L’apparition des appareils photo numériques n’a pas arrangé la situation. Les reflex22 étant les appareils les plus plebiscités par les professionnels (ce qui apparaît de plus en plus questionnable), la quantité de dispositifs à même de prendre des photographies numériques nous épargne désormais le besoin d’avoir un véritable appareil photo sur nous en permanence. Les 22 Pour Appareil photographique reflex mono-objectif. 28
  • 34. appareils photo numériques, que ce soit reflex, bridges ou compacts, mais également les téléphones portables, les ordinateurs et bientôt, des dispositifs tels que les Google Glasses23, sont autant d’objets à même de réaliser des photos d’une qualité très convenable. Le fait qu’ils soient à portée de main en quasi permanence, et associés aux innovations proposées par les services numériques, participe largement de l’évolution constatée de l’autorisation morale du photographe. Dans sa tentative de définir la photographie, Roland Barthes expliquait, en parlant de sa propre expérience, la sensation étrange qu’il éprouvait face à l’objectif. Il était à la fois « celui qu’il se croit, celui qu’il voudrait qu’on le croie, celui que le photographe le croit, et enfin celui dont il – le photographe – se sert pour exhiber son art ». Ces multiples facettes qui s’exprimaient toutes en même temps créaient en lui une désagréable sensation d’inauthenticité, dans la mesure où il disait se transformer en objet prêt à être pris en photo. Cette réification de sa personne se rapproche de l’effet des institutions totales (une institution totale est « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées ». Celles-ci détruisent partiellement l'identité des reclus, bien qu’ils soient capables d’adaptations ingénieuses.) qu’avait théorisé Erving Goffman24. Roland Barthes se retrouve dans la même situation, face à l’objectif, qu’un malade en asile psychiatrique, il n’a plus de contrôle sur le visage, le masque25 qu’il présente à la société. Devenu objet, c’est désormais le photographe qui manipule son identité. Selon Barthes, l’immobilisme de la photographie rend le sujet lourd, grave. Si l’on essaie de transférer cette idée d’une certaine gravité dans chaque photo, le fait qu’il soit possible de prendre des photos à n’importe quel endroit et à n’importe quel moment rend l’instant de la photographie moins grave et plus léger. Il devient réflexe 23 CHAMPEAU Guillaume, “Tout savoir sur les lunettes Google Glass”, http://www.numerama.com/magazine/23033-tout-savoir-sur-les-lunettes-google-glass.html, publié le 28 juin 2012. 24 GOFFMAN Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1979. 25 GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne 1: la présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1973. 29
  • 35. quand il était auparavant préméditation. En effet, prendre une photo nécessitait alors une préparation, un « avant », plus ou moins long, pendant lequel le sujet devenait objet. On ne retrouve plus nécessairement cette idée là dans l’ethos de la photographie telle qu’elle est pensée aujourd’hui, entre autres à cause des évolutions techniques autour du numérique : une multitude d’instantanés pris sur le vif, rapidement diffusés et dont la circulation est artificiellement conditionnée. Ce changement dans le rapport entre l’individu et la prise de vue met en lumière l’idée d’une autorisation morale. Prendre une photo était auparavant réservé à la classe, à la caste des photographes, face à qui l’on se transformait en objet, et que l’on autorisait à nous prendre en photo. Cette autorisation morale recouvre l’idée que la photographie n’était alors pas un acte anodin, léger. Il était important et chargé de signification, comme en témoigne le sacré des premières photographies de famille et des portraits dès la seconde moitié du XIXe siècle, qui était alors prise par un photographe professionnel, chargé de re-présenter la famille sous son meilleur jour. Une fois passées dans les mains des profanes, la pratique photographique a complètement changé de visage. Suite à ces nombreuses évolutions techniques, qui remplacent le temps d’apprentissage et le talent nécessaire à la légitimation, prendre un cliché est devenu une façon de s’approprier cette autorisation morale. Elle va désormais de pair avec la possession d’un appareil photographique, et Instagram, sur un modèle plus abouti que Flickr, permet de faciliter cette autorisation, en instituant le photographe comme virtuose à l’aide de la technique de l’application, en autorisant la diffusion des clichés, tout en conservant la facilité de la prise du vue proposée par les téléphones mobiles (une application, une mise au point automatique, un bouton déclenchant le tout…). Cette différence d’autorisation morale nous apparaît révélatrice des enjeux au cœur des débats opposant photographie argentique, considérée comme traditionnelle et authentique, et photographie numérique, qui serait celle de la facilité et de la superficialité. L’adjonction d’un système de réseau social à la photographie participe également d’un même effort d’autorisation morale, sous la forme d’une création sociale du créateur. Le fait de pouvoir partager, commenter, aimer les photographies 30
  • 36. publiées sur Instagram amène à un retournement de la configuration. Discuter sur la photographie, c’est discuter la photographie elle-même. Bourdieu expliquait alors : Les discours critiques [...] contribuent à la production de l’œuvre d’art qu’ils paraissent enregistrer. S’il est nécessaire de rompre avec le discours de célébration qui se pense comme acte de « recréation » rééditant la « création » originelle, il faut se garder d’oublier que ce discours et la représentation de la production culturelle qu’il contribue à accréditer font partie de la définition complète de ce processus de production très particulier, au titre de conditions de la 26 création sociale du « créateur » comme fétiche. Instagram s’avère être une application construite pour légitimer l’utilisateur dans une position de créateur, dépassant le status de simple profane. Il devient un fétiche, c’est-à-dire un objet auquel l’on a attribué des qualités mystiques, voire religieuses, ici au travers d’un rituel automatisé par la technique d’Instagram. b) La fonction sociale d’Instagram Le succès populaire de l’application est généralement justifié par son simple génie en terme d’innovation technique et de ressenti d’une mode. Cependant, nous pouvons constater si l’on cherche à dépasser ces préconçus, que ce succès peut en partie s’expliquer par le fait qu’Instagram a réussi à intégrer dans son fonctionnement deux mécanismes sociologiques qui répondent parfaitement aux attentes des utilisateurs. Tout d’abord, l’application met son système de prise de photos et de circulation au service d’une distinction sociale, construite par la pratique artistique de la photographie en elle-même, comme nous le supposions en introduction. Ensuite, bien que les filtres correctifs de l’application n’aient l’air que de simples gadgets, ils participent en réalité à une réponse au besoin de stimuler la nostalgie de celui qui visionne les photos, ce qui renforce l’impact émotionnel de la photographie. 26 BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art: genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 31
  • 37. 1) La distinction comme motivation sociale L’analyse de Michel Frizot nous apparaît questionnable, tant elle fait l’impasse sur la complexité des mécaniques relatives à l’art comme acte ou formateur d’actes communicationnels. Pour reprendre les théories de Pierre Bourdieu, une des caractéristiques des arts et de la culture est de produire de la distinction27. Bourdieu classe les agents sociaux à l’intérieur de ce qu’il appelle un « espace social des positions relatives ». Il construit cet espace à partir d’une analyse statistique multidimensionnelle selon deux axes censés représenter les caractères socioculturels des agents concernés. Le premier représente l’étendue, le volume global de capital qu’un agent possède, capital social, capital culturel et capital économique confondus. Il croît de bas en haut. Le second axe représente alors le rapport entre capital culturel et le capital économique des agents. L’espace social est par conséquent défini dans son ouvrage comme un champ de forces, étant donné que les propriétés retenues afin de le définir sont des propriétés agissantes. Dans ce champ social spécifique, les agents se meuvent à travers ce qu’il appelle une lutte pour la distinction, qui a pour objectif de hiérarchiser les différences culturelles et sociales afin de procéder à une catégorisation du social, et ce même au travers de différences potentiellement très faibles, qui deviennent alors des différences radicales, et exclusives. Cette différenciation procède d’un besoin de se légitimer dans un champ, et pour être reconnu dans un champ, il faut s’y distinguer, par la pratique, l’excellence, l’innovation. Après la notion de consommation ostentatoire28, on peut parler avec la distinction de pratiques ostentatoires, dont fait partie la pratique des arts. Dans le cas d’Instagram, on perçoit nettement les potentiels débouchés de cette théorie, avec une application qui mêle pratiques artistiques (la photographie) et la possibilité de mettre en scène cette légitimité dans un champ, et donc de se 27 BOURDIEU Pierre, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1979. 28 La consommation ostentatoire est une consommation destinée soit à montrer un statut social, un mode de vie ou une personnalité, soit à faire croire aux autres que l'on possède ce statut social, mode de vie ou personnalité. 32
  • 38. distinguer, en se construisant comme un réseau social. Il convient alors plus particulièrement de questionner cette association d’art et de social, ce que nous ferons dans une autre partie. La pratique d’un art, indépendamment de l’intentionnalité de l’auteur, participe toujours, du point de vue du spectateur, d’une création de distinction, du fait des conditions de sa réception. Dans le cas d’Instagram, les conditions de production de la photographie se prêtent aisément à une intentionnalité de la création de distinction. Cette photographie amateur ne serait alors pas intrinsèquement gratuite et sans production de sens tel que le laisse entendre Michel Frizot. 2) L’usage des filtres comme réalité sociologique Néanmoins, il est un point du raisonnement de Michel Frizot qui me paraît essentiel, c’est le rôle que joue la photographie comme souvenir dans la mémorisation, car comme l’a dit Barthes, la photographie « a été ». La particularité d’Instagram par rapport aux autres applications de photographie en ligne ou de galérisation de photographies, telles que Flickr.com, tient dans la présence des nombreux filtres applicables aux photos, ainsi que la possibilité d’application un flou gaussien sur une zone précise de l’image (effet tilt shift), afin de mettre en exergue un élément et créer cet espèce de champ aveugle, de hors champ dont nous parlions dans la définition du punctum. Comme il est possible de le voir sur le visuel explicatif des filtres Instagram29, la plupart des filtres sont directement inspirés d’associations entre appareils photographiques old school et de différentes pellicules argentiques et Polaroïd, mais tous cependant bien réels. Apparent effet de mode de la part d’Instagram, c’est en partie possible, mais analyser la dimension revival et kitsch de l’application n’est pas ce qui nous intéresse dans ce mémoire. Les compositions photographiques permises par Instagram sont effectivement empruntes d’un imaginaire « reconstruit » de la conservation autour d’appareils ayant marqué l’histoire de la photographie, principalement sous la forme de toy cameras. 29 Annexe 21. 33
  • 39. Dans le champ de la photographie, toy camera fait référence aux appareils photographiques très simples et bons marchés, souvent produits à l’origine en Russie et en Chine sous les gouvernements communistes. Les boitiers les plus connus sont le Diana, le Holga et le LOMO, ayant donné son nom au mouvement de la lomographie. Cette imaginaire a été totalement assimilé dans ce que l’on appelle désormais le genre Iphoneography30 qui gagne en légitimité au fur et à mesure que la résolution des capteurs des iPhones augmentent. En témoigne le nombre grandissant de photographes professionnels utilisant les derniers modèles d’iPhone comme appareil photographique de poche, lors de déplacements afin de couvrir l’actualité, ainsi que les reportages d’été utilisant Instagram publiés par le New York Times au moins d’août 2011. Les déclarations de Mathieu Bernard-Reymond31 dans le quotidien suisse Le Temps du 12 avril 2011 nous aiguille dans le rôle sociologique des filtres d’Instagram, en dehors du simple effet de mode. Selon lui, appliquer un filtre vieillissant permettrait d’accéder plus vite à la nostalgie : « Même sans filtre, même prises avec désinvolture, les photos saisies dans un cadre familial sont estampillées "bon moment que je me réjouis de me rappeler dans dix ans". Appliquer un filtre vieillissant, c'est vouloir accélérer ce processus, en appliquant directement à l'image les codes visuels du souvenir. C'est peut-être aussi une manière d'accéder immédiatement à la nostalgie qui se dégage toujours d'une photo de famille. » Il nous aiguille aussi sur le rôle de l’auto-exposition photographique et fait directement le lien avec la théorie de la distinction : « Il n’y a rien de nouveau dans cette forme de narcissisme. Les clubs de photos existent depuis longtemps et ont toujours eu cette fonction. On confie aux autres, en l'occurrence à ses pairs, le soin de nous conforter dans l'idée que nous sommes capables de créativité. Les réseaux du type Instagram ne sont qu'un outil de plus au service de la séduction à distance. Ou qu'un symptôme de plus que la micro-célébrité est la principale aspiration de notre époque. » 30 Art de prendre des photos avec un téléphone iPhone de la marque Apple. 31 Artiste-photographe et spécialiste du traitement numérique des images et enseignant à l’Ecole supérieure d’arts appliqués de Vevey. 34
  • 40. La mécanique mise en place afin de simplifier les processus d’appréciation de l’œuvre, court-circuitant le punctum, nous apparaît alors clairement. Cette adhésion facilitée ainsi que cette mise en auto-exposition cherchent à créer une conception particulièrement triviale de la photo. Toutes les photos d’Instagram sont et doivent être appréciées, et doivent circuler de la manière la plus fluide possible. On s’éloigne ici assez fortement de ce qu’est censé être une photographie, en se rapprochant d’un objet visuel simplifié, policé, à la fois flatté et flatteur pour son créateur. 35
  • 41. Chapitre III : Instagram, un art sans œuvre ? La popularisation d’Instagram a soulevé de nombreux débats dans les communautés artistiques, amateurs et professionnels, autour de la nature artistique ou non de ce service, ainsi que sa situation à cheval sur la production de contenu artistique et de réseau social. Sans tomber dans les méandres d’une analyse philosophique du concept d’art et de performance artistique, il peut être intéressant d’essayer d’interpréter et d’analyser Instagram et sa potentialité communicationnelle au travers d’une analyse de la dimension sociale de la communication. Dans Technocommunication et esthétique sociale32, Stéphane Hugon cherche à mettre en évidence, au travers d’une analyse sociologique, les points de rencontre entre les arts contemporains et contextuels, et la communication sur les réseaux online. A première vue, l’exercice paraît compliqué, mais il s’efforce de décloisonner les catégories sociales afin d’en arriver à une analyse la plus honnête possible, car le champ d’interpénétration entre la sociologie et l’étude de l’art reste pour l’instant largement délaissé par la recherche. L’exercice s’avère néanmoins hautement révélateur de la nature d’un service Internet comme Instagram, qui semble coller au plus près de ce que Hugon appelle « un art sans œuvre », un art par ses modalités actancielles et ses référents, et une communication en réseau Internet – social – du 32 HUGON Stéphane, «“Un art sans oeuvre”, Technocommunication et esthétique sociale», Sociétés no 79, 2003/1, p.139-p.150. 36
  • 42. fait de sa nature technique. Instagram se fait producteur de lien social au travers de l’acte et de l’intention de création, sans, à priori, produire un contenu questionnable du point de vue de la notion d’œuvre. « La foule fait naître en l’homme qui s’y abandonne une sorte d’ivresse qui s’accompagne d’illusions très particulières, de sorte qu’il se flatte, en voyant le passant emporté dans la foule, 33 de l’avoir, d’après son extérieur, classé, reconnu dans les replis de son âme. » Les communications pures ne se compteraient pas à leurs bandes passantes, à leurs flux et à leurs contenus, bien que la preuve de la communication dans notre société pourrait se résumer à un volume, une évènementialité et à la place qu’elle occupe, ostensiblement, dans cette société. Il convient toutefois de prendre en compte la nature phénoménale de ces communications pures, et ceci plus particulièrement lorsqu’elles doivent leur circulation aux nouvelles technologies. On accorde désormais à cet objet la reconnaissance de son existence, tant les mondes scientifique, médiatique et populaire se sont accordés autour d’un consensus autour du fait social de la communication. Prenons d’un coté les grandes explosions médiatiques, dignes d’un spectacle et qui s’inscrivent très fortement dans les imaginaires collectifs, et de l’autre coté toute la communication discrète, indicible, de notre mise en scène quotidienne. Il est aisé de constater qu’une approche de la communication ne peut pas se borner à ses manifestions purement médiatiques. Cela pose ainsi très clairement la question du rapport de la communication au social, aux formes sociales qui participent de ces communications. Dans notre monde contemporain, où il est courant de parler de l’explosion des nouvelles technologies et de la communication, quelle est la nature du lien social qui s’y développe. Cette explosion ne serait-elle pas l’événement et l’avènement d’une nouvelle sociabilité en réseau, qui transformerait le simple acte de communiquer en acte fondateur ? 33 BENJAMIN, Walter, Paris, capitale du XIXème siècle, Paris, Gallimard, 1991. 37
  • 43. Comme le propose Hugon, il est important de « souligner l’aspect vitaliste, dynamique, fragmentaire et souvent irrationnel des modes d’achanges collectifs des communications en ligne, laissant augurer et confirmer le nécessaire abandon de l’approche télégraphique et/ou systémiste et substantialiste de la communication. » Mais ce qui nous intéresse ici, c’est d’aborder le social (et par extension le social des communications en ligne) au travers de l’esthétique car même si la communication n’est pas le social, elle en demeure une trace. Ceci dévoile, à mes yeux, tout son intérêt dans le cas d’Instagram, qui se situe entre les deux concepts d’art et de réseau social, à la fois donc créateur de socialisation au travers d’une communication numérique et créateur de performance artistique, qu’on pourrait dans ce cas traduire par photographie. L’analyse de Hugon nous propose d’aborder « le social en terme de postmodernité, et par le levier sociologique de l’esthétique », avec J.-M. Guyau34 et M. Maffesoli35. Il apparaît en effet à mes yeux que faire le lien entre sociologie, posture sociologique et étude de l’art constitue une posture heuristique parfaitement adaptée à l’analyse de cet objet, car la tentation de tomber dans l’analyse purement esthétique, au sens philosophique, des concepts liés à la catégorie de l’art et du beau, reste forte et facile. Nous allons donc nous appuyer sur le raisonnement de l’auteur afin de comprendre et mettre en exergue les similitudes qui peuvent apparaître entre les réseaux de communication en ligne et l’art contemporain, au travers tout d’abord d’une mise en perspective historique de l’institution de la communication comme créatrice de lien sociale. Nous nous intéresserons ensuite aux différences entre communication et information afin de comprendre la notion de moment social puis nous rentrerons dans l’étude de l’art afin de comprendre cette mise en perspective de la communication contemporaine. 34 GUYAU Jean-Marie, L’art au point de vue sociologique, Paris, Fayard, coll. Corpus des oeuvres de philosophie en lange française, 1888 (2001). 35 MAFFESOLI Michel, Au creux des apparences : pour une éthique de l’esthétique, Paris, La table ronde, coll. La petite Vermillon, 1990 (2007). 38
  • 44. a) La communication comme moment social Dans son article, S.Hugon nous rappelle que la communication n’est pas le social, car la réalité du terrain s’éloigne fortement des théories élaborées dans le cadre de l’économie de l’échange, qu’il considère comme trop classiques ou encore purement cybernétiques. La communication serait donc un moment social dont l’objet et ce que l’on espère en retirer ne seraient plus les conditio sine qua non de sa réalisation. Hugon en vient à dire, à propos du quotidien de l’échange, qu’il « se structure de manière complexe, par un mélange subtil d’une poétique du contact empreint d’une certaine entropie, et parfois même d’un abandon de l’idée de l’efficacité du transfert d’information » et en appelle donc à une conjonction des approches plutôt qu’en une substitution. Le concept de contexte social et de participation émotionnelle devient ici prépondérant, dans une ère médiatique où le message et l’information ne sont plus uniquement ce autour de quoi la relation, le lien, s’établit et se maintient. Hugon nous propose, en guise d’illustrations, trois courts exemples issus de différents moments de l’histoire des médias. Le premier exemple est celui du contexte télévisuel de l’ORTF à la fin des années soixante. Sans parler de recherches en sciences sociales, il est trivial de dire que l’ORTF, qui n’offrait alors qu’une seule puis deux chaînes de programmes, avait produit, au travers de cette offre univoque, un effet structurant, que ce soit pour la contre-culture autant que dans l’adhésion, issue de la participation synchrone à cet événement, et ceci particulièrement dans le cas des journaux télévisés. Effectivement, il était apparu que le contenu et la volonté de transmettre, ne suffisaient pas à assurer la réalisation de la communication télévisuelle. On disait alors que l’acte de regarder la télévision, pour le spectateur, faisait office de rituel social car cela lui permettait de savoir et de partager ce que tous les autres téléspectateurs avaient aussi regardé. Et ceci pour les deux publics, produits d’une dichotomie idéologique et culturelle, qui partageait alors, dans l’acceptation ou le refus, le même référent télévisuel, voire le même référent médiatique. Charles De Gaulle avait vu juste quand il qualifiait alors les médias contemporains de « voix de la 39
  • 45. France ». La nature de l’énoncé devenait secondaire, tant le contexte de l’échange et les conditions sociales de sa réception avaient prise de l’ampleur. Le second exemple est celui de l’arrivée de la logique de marché dans le média télévisuel après avoir vu l’offre fortement augmenter, lui permettant d’accéder à un statut de média de masse tel que l’avait connu la presse un siècle plus tôt. Cette nouvelle économie avait déclenché de vives critiques relatives à la qualité des programmes, victime de la disparition de la « télévision des réalisateurs ». Hugon voit en cette période, un plébiscite renouvelé de cette forme de communication par le public qui aurait encore préféré la logique de participation vu plus haut, face à la faiblesse de la relation verticale : le message. Cette reconnaissance du plébiscite est sûrement restée occultée par la prévalence de l’argument de la passivité et de la manipulation de masse. Cependant, on ne peut nier l’immense puissance symbolique de cette économie médiatique, de cette sociabilité médiagénique, qui offre un partage d’image que l’on pourrait qualifier de mystique. Hugon ajoute qu’il ne faut pas négliger les phénomènes de « reliance » dont une approche sociologique peut rendre compte. De nombreuses études ont montré, particulièrement au Brésil, le potentiel fédératif et socialisant des programmes télévisuels tels que les telenovellas ou le cinéma36. Le troisième exemple porte sur les réseaux, car il apparaît important de prendre la mesure de cette fonction d’adhésion, dans une époque culturellement marquée par la rencontre plus récente des médias et du social. Hugon voit ici une des raisons principales du succès des technologies interactives, de l’Internet grand public et des services qu’il a engendré. Selon lui, cette capacité que possède cette nouvelle économie de la communication de valoriser la qualité purement relationnelle, permet d’augmenter de manière improbable la fonction phatique de Jakobson, qu’il choisit d’appeler fonction sociale. Au travers d’un rituel bien établi, les membres d’un forum en ligne et d’un chat vont trouver « dans l’événement de la relation le moyen […] de reproduire et célébrer le groupe dans une fonction de pur partage ». Ce rituel introspectif, au travers de la reproduction de l’image publique que le groupe a de lui- 36 FREITAS Cristiane, « L’imaginaire cinématographique : une représentation culturelle », Sociétés no 94, 2006/1, p.111-p.119. 40
  • 46. même, se voit imprégné de vertus de réactivation identitaire37, s’éloignant d’une simple communication dans les objectifs et les contenus, afin de privilégier le lien social, l’établissement d’un lien de proximité et d’adhésion à un moment fondateur. Le chat s’avère en cela particulièrement intéressant, et il est aisé de comprendre (surtout pour ma génération d’étudiants ayant pratiqué le chat lors de notre initiation au numérique avec MSN messenger ou les très médiatiques chats Caramail) que malgré une qualité de contenu très médiocre, il développe néanmoins une force relationnelle très importante. On retrouve désormais cette capacité à faire du lien (même s’il ne s’agit que des weak ties de Granovetter) dans ce que l’on appelle les réseaux et médias sociaux. Hugon s’est effectivement penché sur le cas de caramail.com, sur lequel plus de la moitié des échanges réalisés par un adolescent participant à une discussion consistaient à construire, reconnaître et conforter la présence de ses correspondants (DEA S. Hugon / CeaQ 2000) au travers d’un énoncé proche de l’oralité, devenant quasiment non verbal par le biais de nombreux codes visuels, typographiques (smileys, abréviations…) et symboliques (il fallait alors exprimer dans un espèce de paratexte visuellement différencié, les actions réalisées par notre corps numérique dans la salle du chat – chatroom). Le rythme et la couleur employés se substituaient alors au signifié. Hugon compare cette logique d’échange, cette éloge du groupe à un feu prenant place au centre d’une discussion, que l’on viendrait entretenir. G. Tarde et A. Moles nous rappellent, dans le cas d’une logique de discussion de café ou de relation de voisinage, que l’on pourrait rattacher à ce phénomène, l’aspect hautement superflu mais intensément sociologiquement fondateur de ces interactions. Cette communication en ligne et en réseau, serait en fait « une angoisse du vide et enchantement d’une probable rencontre », au regard de la place qu’elle laisse à une logique participative et d’adhésion, constamment réactivée et entretenue par le collectif. Pour en terminer avec ses exemples, Hugon nous ramène à la réalité crue de l’économie des technologies de l’information, en nous proposant de nous retourner sur l’essor disproportionné de ces technologies à la fin des années 90 et leur chute 37 DURKHEIM Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1912 (2003). 41
  • 47. suite à l’éclatement de la première bulle Internet à l’orée des années 2000, qui fait office de mise en lumière d’une contradiction. Cette contradiction serait celle de l’opposition entre le besoin d’aborder la nature du lien social sur ces espaces en terme « d’éphémérité, de légèreté et de partage momentané d’un imaginaire commun au sein d’un groupe donné » d’un coté, et de l’autre la nécessité de prendre en compte le net rejet de toute rationalité contractuelle et responsabilisante qui découlait de la mise en ordre par le marché de ces technologies. L’affect, l’implication émotionnelle, n’aurait pas permis la participation économique. L’auteur en vient à réaliser que la promesse future d’un quelconque contenu – le message – n’est en aucun cas la raison d’utilisation de ces services et technologies. Les utilisateurs présents sur ces espaces le font par attrait du lieu en lui-même et la jouissance immédiate découlant de la participation. On se retrouve donc face à deux motivations et deux temporalités qui s’opposent, avec d’un coté l’Internet du contrat, transformé en espace marchand, demandant une capacité de négociation et de rationalisation du calcul économique, rapidement mis en biais, et de l’autre l’Internet du lien social, découlant du plaisir immédiat suscité par l’adhésion collective. Il nous apparaît crucial que la communication dont il est question se révèle totalement paradoxale, en ce qu’elle oppose une disproportion de moyen à une faiblesse apparente, mais elle demeure néanmoins constitutive d’une expérience sociale importante, dépassant le simple dispositif de transfert d’information. b) Une esthétique de la communication Le manque de contenu dans une communication devient envisageable dès lors que l’on accepte d’éviter les approches télégraphique et mass-médiatique lorsque l’on aborde les réseaux de communication en ligne. Il convient alors de nous intéresser à la communication, non plus en tant que communication pure et phénomène, mais comme événement. Afin de nourrir le propos, il est intéressant de mentionner les recherches de Juremir Machado da Silva, autour de la divergence 42