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1
Didier Pezant
LE SERMENT DES MONSTRES
2
« Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde,
dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. » (Friedrich
Nietzsche)
« Curtis Le May disait que si nous avions perdu la guerre, nous
aurions tous été poursuivis comme criminels de guerre. Et je
crois qu’il avait raison. Il s’est conduit comme un criminel de
guerre, et j’ajouterai que moi aussi. Qu’est-ce qui rend une
action immorale si on perd et morale si on gagne ? » (Robert S.
McNamara - The Fog of War)
3
Prologue
Il faisait nuit. Aucun bruit ne filtrait de la rue. Martha était
réveillée depuis plus d'une heure et ne parvenait toujours pas à
trouver le sommeil. Blottie sous une chaude couverture, elle
gardait les yeux ouverts dans l'obscurité comme pour percer à
jour des détails qu’elle s'imaginait au plafond. Mais elle ne
distinguait rien, rien d'autre que des pensées qui l'assaillaient.
Martha n'osait pas bouger pour ne pas réveiller Hantz, ni
déclencher des questions du genre « Pourquoi tu ne dors pas
? », « A quoi tu penses ? », « Qu’est-ce qui ne va pas ? ». Elle
ne voulait pas s’expliquer, en tout cas pas maintenant.
De toute façon Martha avait une sainte horreur de répondre à ce
genre d’interrogation. Elle en avait souvent fait les frais dans son
enfance et son adolescence.
Le problème des rêveurs, songea-t’elle, c’est que leur cerveau
travaille en permanence, mais en silence. Alors voilà pourquoi, à
ce genre de question, elle répondait le plus souvent par un
« rien » véhément et parfois rageur, ce qui offusquait sa mère.
« Laisse-la tranquille, si elle a envie d’en parler, elle en
parlera », l’encourageait alors son père, dont la désinvolture
feinte cachait une curiosité qu’il croyait pouvoir être assouvie
par quelques futures confidences… qui ne viendraient pas,
pensait Martha, pas dupe de ce petit jeu entre ses parents.
Le souvenir de ces instants saugrenus en famille lui revenait
maintenant pour finalement la décider à en faire autant avec les
éventuelles questions de Hantz. Heureusement, la curiosité ne
constituait pas son principal trait de caractère.
Elle gardait donc le silence et fixait son regard dans le vague,
immobile. La nuit allait bientôt se dissiper dans la pénombre du
petit matin et Martha réfléchissait toujours, anxieuse. Elle tourna
la tête et posa ses yeux sur son mari. Il dormait à poings fermés,
d'un sommeil profond de bébé que rien ne semblait pouvoir
interrompre.
4
L’homme de sa vie pensa-t-elle. Elle l'admira, esquissant un
instant un sourire amoureux comme au premier jour, mais son
visage se durcit soudain. Un flot de tristesse la
submergea. Incontrôlable. Leur vie avait changé et elle savait
qu’un jour ou l’autre elle changerait encore plus radicalement.
L’avenir semblait tellement incertain et fragile. Elle prit une
profonde inspiration et soupira, regardant à nouveau vers le
plafond, les yeux dans le vague.
Leur histoire, si belle en apparence, semblait prendre un
tour inéluctable dans une direction qu’elle n’aurait jamais cru
imaginer au début de leur mariage. Mais les caractères changent,
s’affirment, mûrissent, les opinions aussi, et c’était sans doute
cela, la cause...
« Mon Dieu, se prit-elle à songer. Comment en est-on arrivé là
? »
Elle cligna des yeux plusieurs fois pour empêcher des larmes de
couler sur ses joues. Sans succès. Elle connaissait la réponse à
cette question, sans encore trop oser se l’avouer à elle-même.
Car l’aveu était peut-être la première étape avant de subir le
changement, ou plutôt d’en être à l’origine.
« Que va-t-il se passer maintenant ? »
En attendant de formuler une vraie réponse, Martha n’avait que
ses questions et ses idées noires. Et surtout, comme une
appréhension, le sentiment inexplicable que le pire était à venir.
Non seulement pour elle et Hantz, mais pour tout un monde.
« Les gens ne s'en rendent pas compte ? Si je pouvais savoir où
et quand cela a dégénéré. »
5
1
Les premières lueurs du jour perçaient sur la ville. Engourdie
dans le froid de février, la vie reprenait lentement son cours
habituel. Comme bien souvent, la nuit avait été calme sur
Dresde. Située au sud-est de l’Allemagne, éloignée des zones de
combat, l’agglomération semblait protégée, réfugiée sous
l’apparent abri de ses batteries anti-aériennes. Pour la plupart des
habitants, les bombardiers alliés, au rayon d’action soi-disant
moyen, semblaient incapables de l’atteindre. Ils conservaient
ainsi une fausse sensation, celle d’une guerre lointaine qui
n’arriverait jamais jusqu’aux rives de l’Elbe. Même si quelques
frappes avaient pourtant été déplorées ces derniers mois dans la
région, sans trop de dommages pour la ville, elle avait peu subi
les effets du conflit et semblait vivre dans une sorte de vase clos.
Attablés dans leur petite cuisine, Hantz et Martha se faisaient
face. Comme chaque matin, ils partageaient un petit-déjeuner
frugal avant d’aller travailler. La conversation portait sur le
temps prévu dans la journée. Encore des températures froides, ce
matin. Rien de plus normal à cette époque. Ils étaient habitués à
vivre chaque année des hivers rigoureux mais celui-ci n’en
finissait pas. Particulièrement précoce, il s’était installé depuis
novembre, couvrant la ville d’un duvet glacial de plus en plus
difficile à supporter. Les beaux jours semblaient encore si loin.
Les rives de l’Elbe pouvaient se targuer d’offrir ainsi un
panorama fantomatique et merveilleux à la fois, baigné chaque
matin dans la brume, sous la neige et la glace.
Hantz et Martha terminaient leur repas sans échanger un
mot. Seul le bruit de la pendule accrochée au mur terne de la
cuisine venait perturber ce silence. Ils portaient de temps en
temps leur regard vers l’extérieur et depuis le quatrième et
dernier étage de l'immeuble, ils pouvaient découvrir à l’horizon
des nuages de fumées blanches qui s’échappaient des toits. Ces
6
petits panaches semblaient s’envoler comme autant de signes de
vie et de messages d’espoir. Ou d’appels de détresse ?
- On devrait avoir une journée ensoleillée, lança Hantz pour
briser le silence. C’est ce qu'ils prévoient à la radio. Ils disent
même que les températures vont monter cet après-midi, un
avant goût de printemps.
Le regard tendu vers l’extérieur, Martha hocha la tête, toujours
plongée dans ses pensées, celles des fantômes de sa nuit
d’insomnie. Nul doute que la population accueillerait cette
nouvelle avec soulagement, songeât-elle. Enfin un peu de soleil
et de ciel bleu, en espérant que cette prévision soit suffisamment
fiable pour réchauffer un minimum l’atmosphère et surtout les
cœurs.
Le décor de leur appartement était dépouillé. Il respirait la
simplicité, celle d’un jeune couple installé depuis peu et qui ne
roulait pas sur l’or. Sur la table trônaient une cafetière Moka
offerte par Hantz juste avant la guerre, deux petites tasses,
quelques couverts et chiffons, et une boîte en fer dans laquelle
s’amassaient des morceaux de sucre avec quelques gâteaux. Le
couple vivait dans un logement exigu mais fonctionnel. C’était
un modeste deux-pièces avec une chambre, une salle de séjour et
une petite cuisine. Malgré leurs faibles moyens, ils l'avaient
décoré avec goût lorsqu’ils avaient emménagé. Seul bémol, les
sanitaires se trouvaient sur le palier, ce qui, en ce moment,
n’était pas de première commodité. L’immeuble se trouvait sur
Guericke Strasse, à l’est de Dresde, dans le quartier de Leuben.
C’était l’une des nombreuses communes qui faisaient
anciennement partie de la banlieue de la ville. Située à moins de
dix kilomètres à l’est du centre historique, elle avait été absorbée
par l’urbanisation galopante.
7
Le bâtiment avait été construit au début des années 1910. A
l’époque, l’activité industrielle de l’agglomération en plein essor
avait engendré une pénurie de logements. De nombreux
programmes immobiliers étaient alors sorti de terre dans cette
partie de Leuben. Ils avaient rapidement transformé la
physionomie de la ville et de ses faubourgs. L’immeuble était
habité par plusieurs familles ouvrières et se trouvait à quelques
encablures à peine de leur lieu de travail respectif. C’était une
enclave plutôt ouvrière à l’est du poumon vert que formaient le
Grosser Garten et le jardin botanique, et dans lequel ils avaient
pris l’habitude de se promener le weekend.
Martha avait fait chauffer du café, un luxe de plus en plus rare en
cette période de pénurie. Il restait encore quelques biscuits au
fond de la boite en fer. Le temps des restrictions
était maintenant venu. On était loin des petits déjeuners d’avant-
guerre, et ceux du dimanche où la charcuterie, le fromage et
parfois la confiture égayaient la table. C’était il y a longtemps,
une éternité presque, à l’époque où les sourires illuminaient leurs
visages et éclairaient les journées. Désormais, même si le conflit
semblait encore loin, l’humeur était morose. Malgré ce que l’on
pouvait entendre sur les grandes ondes, de sombres
nouvelles commençaient à affluer de l’est. Mais aussi du front
ouest. Les allusions devenaient de plus en plus claires. Alors la
propagande tentait par tous les moyens d'étouffer le bruit des
rumeurs et de rehausser le moral de la population. Cela semblait
fonctionner jusqu’à présent. Pourtant Martha n’était pas dupe. A
l’hôpital où elle travaillait, elle voyait et entendait beaucoup de
choses sur la situation réelle. Elle était désormais convaincue que
tôt ou tard la guerre serait perdue. C’était une question de mois.
Le régime ne pourrait plus tenir longtemps, elle le pressentait. Et
surtout, contrairement à son mari, elle n’y croyait plus. Il fallait
maintenant songer à l’après guerre.
Elle resservit Hantz, qui la gratifia d’un sourire amoureux.
8
- Profites-en, lui dit-elle, il ne nous reste plus de café
maintenant. On n’en trouve plus. Alors on n'est pas prêts d’en
reboire à nouveau, je peux te le garantir.
Hantz hocha la tête en silence, interdit. Ce n’était pas le manque
de café qui l’interpellait, mais plutôt le ton qu’elle avait
employé. Depuis plusieurs mois, il la trouvait de plus en plus
soucieuse et sèche. Il se doutait bien que son moral était lié à la
situation du pays. Mais la politique était un sujet qu’ils ne
préféraient pas aborder ensemble car c’était à coup sûr une
source de friction. Pour avoir vécu dans le passé des
conversations passionnées, au début de leur relation, ils savaient
qu'il y avait des sujets à éviter. Ils en avaient fait un principe
sacré, une sorte de pacte : ici, on ne parlait pas de ça. A l’origine,
il leur semblait que c’était le gage d’une parfaite harmonie dans
leur couple. Et puis Martha avait fini par trouver cela
confortable. Mais elle ne tenait plus et elle y faisait de plus en
plus allusion, sans avoir l’air d’y toucher, à petites doses. La
pression qu’elle connaissait à son travail n’y était sans doute pas
étrangère. Ce n’était rien, juste quelques mots, quelques
références de temps en temps et quelques anecdotes sur ce
qu’elle voyait à l’hôpital. Mais cela suffisait à alerter Hantz
désormais. Malgré tout, il préférait ne pas polémiquer. Il avait la
sensation que Martha s’était comme résolu à la défaite, comme si
elle lui lançait ce message subliminal. Mais lui, il y croyait
toujours. Peut-être était-ce lié à son éternel côté optimiste et
insouciant. Ou bien au milieu familial dans lequel il avait baigné
dans son enfance. Des oncles tombés dans les tranchées, des
parents résolument nationalistes qui avaient vécu la défaite et le
traité de Versailles comme une humiliation qu’il faudrait un jour
venger. Ou bien, tout simplement, Hantz était-il influencé par les
discours de la propagande. L’Allemagne possédait de nouvelles
armes, des armes révolutionnaires, alors il n’en doutait pas : à
coup sûr elles allaient changer le cours de la guerre. Finalement
Martha finirait bien par accepter cette évidence. C’était la guerre
totale désormais, comme disaient les autorités, et ils allaient la
gagner.
9
***
Hantz avait trente-deux ans. C'était un grand jeune homme,
plutôt beau garçon. Sa carrure athlétique, ses cheveux bruns et
ses yeux gris lui conféraient un charme inné. Difficile
d’échapper à son regard craquant et à son sourire désarmant. Il
était né à Dresde, où il avait toujours vécu. C’était le petit dernier
de la famille, une famille impliquée dans le régime comme
beaucoup à l’époque. C’était aussi, peut-être, pour s’assurer la
tranquillité et ne pas s’attirer d’ennuis, plus que par conviction
politique. A vingt ans, dans l’insouciance de la jeunesse, il s’était
engagé dans l’armée de l’air et avait prêté serment au drapeau et
au Führer. C’était un peu poussé par ses parents, et pour montrer
aussi qu’il pouvait prendre sa vie en main, à l’instar de ses frères
également sous les drapeaux. C’était en 1933, peu après l’arrivée
d’Hitler au pouvoir. A l’époque, l’avenir lui semblait radieux.
Avec un tel Guide à sa tête, l’Allemagne pouvait désormais
porter haut et fort ses couleurs dans le monde, face à ceux qui
l’avaient humiliée après la défaite. Pour un jeune garçon comme
lui, faire sien cette promesse d’avenir avait quelque chose de
grisant. Certes, contrairement à d’autres plus fanatiques, il était
loin de vouer une adoration sans bornes pour le Führer. Mais il
lui trouvait cependant un charisme séduisant et magnétique,
somme toute difficile à expliquer. Il y avait quelque chose
d’ensorcelant chez cet homme, qui forçait le respect.
Suffisamment en tout cas pour accepter ses thèses nationalistes
et antisémites. Il avait sans doute raison. Et puis cette notion
d’ordre, de devoir, de responsabilités que le Führer véhiculait, lui
était essentielle. C’était aussi le fruit de son éducation familiale.
Voilà pourquoi le projet de redressement du pays avait autant
d'importance pour lui. Et surtout, il avait prêté serment. Dans son
esprit, cet acte avait une signification primordiale. Il avait donné
sa parole. Cela revêtait autant de valeur que son mariage avec
Martha. Alors, comment pourrait-il revenir dessus aujourd’hui ?
Avant tout, Hantz était passionné d’aviation. Depuis sa plus
tendre enfance, il portait son regard vers le ciel et les nuages. La
10
conquête des airs dans ces machines fabuleuses avait alimenté
ses plus beaux rêves de gosse. Pour lui, l’avenir était là-haut. Dès
qu’il en eut la possibilité, il effectua sa formation à l’école de
l’air. Il voulait devenir pilote et comme beaucoup de jeunes de sa
génération. Il s’y engagea à fond et sorti parmi les premiers de sa
promotion, ce qui lui donna l’opportunité de rejoindre alors la
Luftwaffe renaissante. Il choisit d’être affecté à l’aérodrome
militaire de Klotzsche, au nord-est de Dresde. Il connaissait bien
cet endroit pour s’y être rendu fréquemment quand il était gamin.
Avec d’autres copains, il prenait le tramway de la ligne 7 qui
montait vers le nord, direction Weixdorf. Après quelques
minutes de marche, il pouvait se retrouver près de l’aérodrome,
aux premières loges pour voir pendant des heures les avions
décoller, atterrir et effectuer des manoeuvres d’entraînement. Ses
yeux d’enfant brillaient devant ce spectacle. Un jour il serait l’un
de ces héros dans les airs. Pendant les cinq années qui suivirent
son incorporation, il vécut alors comme dans un rêve. Il pilota,
s’entraîna, effectua chaque jour des exercices de combat. Il
appartenait enfin à la glorieuse Luftwaffe et il avait le sentiment
de participer au renouveau de l’Allemagne, dont les ambitions
n’avaient désormais plus de limites. Aux commandes de son
Messerschmitt, il se sentait puissant et se voyait déjà prêt à
suivre le projet du Führer et à porter le glaive aussi haut que
possible pour la gloire de son pays. Mais il ignorait que son rêve
se briserait.
Car le destin avait prévu autre chose pour lui et l’année 1938
allait remettre en question l’avenir qu’il s’était imaginé. Il aura
suffit pour cela qu’un jour, au retour d’une mission
d'entrainement, une panne de moteur lui fasse perdre le contrôle
de son appareil à l'atterrissage. Ecrasé en bout de piste dans son
épave fumante, il trouva cependant les ressources nécessaires
pour s'en extraire, alors que les secouristes arrivaient. A bout de
forces, mais vivant, il s’effondra avant que son avion ne prenne
feu. Ses jambes ne le portaient plus et il était facile pour lui de
réaliser aussitôt la gravité de ses blessures. Touché au dos et aux
jambes, il était inutile de se voiler la face, son avenir de pilote
était désormais bien compromis. Cet accident allait totalement
bouleverser sa vie, tant dans sa chair que dans son coeur.
11
Transporté à l’hôpital Rudolf Hess de Dresde, l’un des plus
grand centre médical de la ville, on lui fit aussitôt comprendre
qu’il ne devait pas se faire d’illusions sur son avenir dans la
Luftwaffe.
Hantz resta plusieurs mois en soins, le corps en souffrance, dans
cet hôpital grouillant. C’était aussi une faculté de médecine
réputée et il pouvait se dire qu’il était entouré par un personnel
médical qualifié. Il ne croyait pas si bien dire. Au fil des mois
son état de santé s’était amélioré et il put entamer sa rééducation.
Hantz voyait dans cette épreuve une remise en question totale de
sa vie. Il allait devoir faire preuve de courage pour avancer. Mais
sur le chemin de la convalescence, il n’avait pas imaginé pouvoir
compter sur un allié surprise, en la personne de Martha.
***
Martha était employée à l’hôpital et c'est là qu’elle fit la
connaissance de Hantz. Il avait vingt-cinq ans, elle en avait dix-
huit et venait d'intégrer l'établissement un peu plus tôt cette
même année, comme assistante du directeur. Elle devait mettre à
jour les dossiers administratifs des patients et était tombée sur
celui de Hantz. Le dossier semblait incomplet et surtout, au delà
de ça, sa situation l’avait intriguée et elle avait décidé de lui
rendre visite. Ce fut un véritable coup de foudre au premier
regard. Immédiatement chacun sut que leur vie serait
bouleversée à jamais. C'était comme une évidence. Ils avaient
devant eux, juste sous leurs yeux, la personne dont ils avaient
rêvé, qu'ils avaient tant de fois imaginée.
Enfin. Aucun des deux ne croyait au coup de foudre ni aux
contes de fées, mais pourtant, il fallait se rendre à l’évidence.
C’était sûr. C’était là, inutile de tergiverser, inutile de chercher
ailleurs. C’était inespéré. Leur premier regard imposa
12
naturellement un sourire béat sur leur visage, simultanément. Pas
un mot. Juste un regard. C’était clair, comme un soulagement de
ne pas avoir à chercher. Nul besoin de lutter. Inutile de poser des
mots sur leurs sensations. La réponse était là, devant eux.
Martha venait tous les jours lui rendre visite. Elle prenait des
nouvelles et passait dès que possible du temps avec lui. Ce petit
manège n’avait pas échappé au directeur, ce qui le faisait sourire.
Cela lui rappelait tellement de choses. Les deux amoureux
apprirent à s’apprivoiser et firent connaissance. Au fil des mois
cet amour ne cessa de grandir, leurs conversations devenaient de
plus en plus intimes, les rendant plein d’allégresse et d’espoir
dans l’avenir, malgré les nuages noirs de la guerre qui
s’amoncelaient au-dessus de l’Europe.
Grace à cette rencontre, à l'attention et la présence quotidienne
de Martha tout au long de sa convalescence, Hantz put
concentrer son attention et ses forces sur sa récupération. Ce
n’était plus un challenge personnel, mais c’était
pour Martha qu’il le faisait. Il ne se sentait plus seul, il avait un
objectif, loin de l’armée, celui de construire quelque chose
avec elle à ses côtés, et à terme pourquoi pas, fonder une famille.
Quelques mois plus tard Hantz apprit officiellement qu’il ne
pourrait plus piloter. Même s'il le pressentait, cette décision fut
difficile à accepter. Il devait dire adieu à son rêve de gosse. Il
pouvait tout de même rester dans l’armée de l’air mais dans un
poste au sol qui l’ennuyait. Lorsque la guerre commença, on lui
proposa soit de rejoindre la Flak, la défense anti-aérienne de
Dresde, soit de travailler en détachement à la défense civile.
- Vous vous sentez de gérer une batterie anti-aérienne ?
- Franchement, je ne sais pas. Ce n’est pas ce qui m’intéresse le
plus. Et Dresde n’est pas non plus une cible stratégique.
13
J’aurai préféré intercepter des bombardiers ennemis en plein
vol.
- Je le sais, Hantz. Mais ce n’est plus possible. C’est la Flak ou
la défense civile. On vous laisse le choix, estimez-vous
heureux.
Il y avait fort à parier qu'il s'ennuierait à ce poste, alors il préféra
choisir la seconde option.
Dès le début du conflit, il fut affecté au château d’Albrechtsberg,
dans le quartier de Loschwitz, au nord-est de Dresde. L’endroit
se trouvait perché sur une colline de la rive gauche de l’Elbe, à
l’est de Neustadt. Situé sur les bords du fleuve ses deux tours
imposantes et moyenâgeuses embrassaient de leur hauteur le
quartier de Blasewitz de l’autre côté du fleuve. Comme une
coïncidence, c’est là-même où se trouvait l’hôpital où travaillait
Martha. Une vue magnifique s’offrait sur la vallée de l’Elbe et la
ville avec la Frauenkirche et la place Adolf Hitler où se
trouvaient l’opéra Semper et le Palais Zwinger.
Depuis 1937, le château, ainsi que le parc et les écuries, étaient
utilisés par une division de SA, les Sections d’Assaut. Puis, au
début de la guerre et à cause des menaces d’attaques alliées, les
caves du château avaient été reconverties en abri anti-aérien.
C’est là qu’il officiait. A partir de 1943, le château recueillit des
orphelins qui étaient logés dans les chambres du bâtiment. Et
maintenant, depuis plusieurs semaines, on voyait des colonnes de
réfugiés rejoindre continuellement le complexe afin d’être
hébergées sur place ainsi que dans les dépendances du parc.
Cette arrivée massive sensibilisa pour la première fois Hantz à la
situation de son pays. Mais elle était loin de remettre en question
sa loyauté et sa foi dans un avenir meilleur.
14
***
Martha se resservit à son tour et termina le fond de la cafetière,
sous le regard tendre de Hantz. Elle était toujours aussi belle. Il
lui sourit et lui caressa la main amoureusement. Elle lui rendit
son sourire. Elle venait d’avoir vingt-cinq ans et resplendissait de
beauté. Elle était grande et sa silhouette élancée lui donnait un
charme et une élégance naturelles. Ses cheveux blonds mettaient
en valeur de magnifiques yeux verts. Son regard semblait
constamment analyser la situation et percer à jour les gens
qu’elle observait. Il témoignait de sa vivacité d’esprit et de son
intelligence. C’est ce qui avait séduit Hantz dès le premier
instant. Avec son sourire, tellement craquant. Au contraire d’elle,
il se sentait parfois ridicule ou insignifiant face à sa perspicacité.
Martha reposa la cafetière, désormais vide. Par son attitude
désinvolte elle sembla le déplorer d’un air gêné, comme
s’excusant d’être à court de denrées.
- Ce n’est pas grave, dit Hantz. Cela va s’arranger.
Martha l’observa machinalement et sourit, sans un mot. Croit-il
vraiment à ce qu’il vient de dire, se demanda-t-elle. Elle le fixa,
pensive. Chaque fois qu’elle le regardait, elle revoyait le beau
jeune homme qu’elle avait rencontré suite à son accident. Il était
si mignon et si attentionné. Elle avait succombé à la beauté
naturelle de ses vingt-cinq ans. C’était devenu son héros. Il
l’avait rendue heureuse, la faisait rire chaque jour. Aujourd’hui,
l’amour qui les liait était toujours aussi fort et le temps avait
agrémenté leur relation de multiples centres d’intérêts,
alimentant continuellement leurs conversations et leur
complicité. Mais Martha regrettait qu’ils ne soient plus sur la
même longueur d’onde. Elle savait qu’il y avait encore du
chemin à faire pour qu’ils puissent évoquer la situation sans
confronter leur désaccord.
15
- C'est vrai, tu verras. Ca va aller, continua Hantz.
Devant une telle remarque, Martha ne chercha pas à polémiquer.
Elle se dit que le manque de café n’était pas un prétexte suffisant
pour débattre avec lui de la chute du régime. En tout cas elle
n’osa pas l’utiliser pour parler de la défaite qu’elle savait
inéluctable. Et de ce terrible secret qu’elle devait garder. Jusqu’à
quand arriverait-elle à lui cacher la vérité ? Elle se sentait mal de
porter le fardeau du silence, mais c’était pourtant nécessaire. Elle
ne pouvait faire autrement. Il en allait de leur sécurité. Si
seulement il pouvait la comprendre, pensa-t-elle.
- Ca va ? interrogea Hantz, intrigué par son silence soudain.
Martha sortit de ses pensés. Une fois de plus elle cacha
automatiquement la vérité, s’en voulant aussitôt de ne pas lui
dire tout simplement que non, cela n’allait pas du tout, que l’on
allait perdre la guerre, que les alliés prenaient le pays en tenaille,
qu’ils fonçaient sur Berlin tant depuis l’est que depuis l’ouest.
Toutes ces informations que Hantz ignorait, ou faisait semblant
d’ignorer, parasité par la propagande.
- Oui, oui, tout va bien, s’entendit-elle répondre.
Martha sentit aussitôt qu’une nouvelle occasion venait de
s'évanouir. Et quand bien même elle l’aurait saisie, qu’aurait-elle
dit à Hantz ? Comment réagirait-il si elle lui annonçait que les
Russes avaient découvert un camp d’extermination à Auschwitz,
le mois dernier ? Qu’ils ne cessaient de progresser. Que c’était
pareil avec les Américains, à l’ouest. Lesquels des deux seraient
les premiers à investir la ville ? Les Américains ou les Russes ?
Elle voulait avant tout préserver son couple. C’est l’une des
raisons pour lesquelles, bien avant le début du conflit, Martha
avait toujours voulu rester à l’écart de la propagande du régime.
Sur son échelle de valeurs, la politique venait bien loin derrière
16
ses convictions religieuses qui, pourtant, lui importaient si peu.
Elle voulait éloigner tout cela de sa vie. Car elle n’avait jamais
souhaité s’impliquer. Jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux. Jusqu’à
ce qu’elle découvre la vérité et surtout l'horreur. Aujourd’hui elle
regrettait cette sacro-sainte règle d’or instaurée entre eux.
Comme c’était puéril ! Cette règle risquait un jour de faire
éclater leur couple devant la réalité. Elle le savait, plus elle
temporisait dans le mensonge, et plus l’explosion serait violente.
Mais comment faire autrement maintenant ?
Qu’elle le veuille ou non, Martha était désormais sensibilisée à la
situation. Dès les premières années de guerre, l’afflux des
blessés et des réfugiés l’avait inquiété. Cela avait surtout remis
en cause sa vision du système. Son esprit critique s’éveilla
lentement. Etait-elle la seul à voir ce qui se passait ? A ressentir
cet horrible sentiment de culpabilité, tout en devant garder le
silence ?
***
Au fil des ans, elle devint très liée au directeur de l’hôpital, Horst
Neumann. Elle éprouvait beaucoup de respect pour lui et, avec le
temps, une confiance de plus en plus forte s’était installée entre
eux, comme entre un père et sa fille. Horst avait détecté dans
l’attitude générale de Martha et dans quelques-unes de ses
réactions à l’hôpital, un certain potentiel critique. Mais il voulait
en avoir le coeur net. A plusieurs occasions il lui avait tendu
quelques perches pour qu’elle s’exprime. « Vous en pensez
quoi, Martha ? ».
Au début Martha avait essayé de noyer le poisson. Mais l’air
jovial du directeur facilitait la confidence. « Vous pouvez me le
dire, cela ne sortira pas de ce bureau ».
- Je ne sais pas, je préfère ne pas en parler. On s’est interdit
d’en parler d’ailleurs chez nous avec Hantz.
17
- Je comprends, évidemment. Il y a des choses qu’il est
préférable de garder pour soi, s’amusait-il à répéter, sourire
malicieux aux lèvres.
Martha l’ignorait mais, dès le début de leur collaboration, toutes
ces questions furent pour le directeur le moyen de pressentir les
opinions de Martha et de voir si elle pourrait être un jour une
personne de confiance capable de lui être utile et de
l’assister dans ses missions.
Le directeur se voyait en effet affecté de plus en plus souvent à
des missions d’étude sur le terrain. Ses qualités de management
et d’organisation en médecine d’urgence lui permettaient de
jouer un rôle de plus en plus important. C’était un atout précieux
aux yeux de la hiérarchie militaire médicale. Lorsqu’on lui
proposa début 1943 de partir quelques semaines en mission sur
le front de l’est, il prit la décision de demander à Martha de
l’accompagner pour l’assister dans le recensement des
besoins. En tant que directeur d’un des plus grands
établissements de Dresde, Horst avait été délégué pour réaliser
toute sorte d’audits des besoins des troupes en matière de
médecine de guerre. C’était quelques mois après la défaite de
Stalingrad. Le ravitaillement et l’organisation autour des services
de santé était au plus mal et nécessitait un état des lieux précis
avant de nouvelles prises de décision et d’éventuels
réorientations.
Au terme de cette affectation, Martha revint à Dresde
bouleversée par cette expérience. Elle changea alors
définitivement son opinion sur le régime. Au contact des soldats,
elle découvrit à quel point la situation était désormais dramatique
sur le terrain. La boue, le dénuement des troupes, le manque
d’habits, de matériel médical et de médicaments sautait aux
yeux. Les blocs opératoires étaient sous-équipés et les infections
et les gangrènes compliquaient la tâche des équipes médicales.
18
Le taux de mortalité était indigne d’une armée moderne et
poussait le moral au plus bas. Les soldats désertaient, d’autres se
suicidaient. Beaucoup devaient se droguer ou boire pour résister
à la pression. Sans parler qu’ils commettaient des exactions.
Ce séjour de quelques mois lui permit d’observer la lente agonie
des troupes et l’horreur de la guerre. De part et d’autre, le tableau
des horreurs prenait une teinte abominable. Les ennemis se
rejoignaient dans la soif d’anéantissement et dans l’immoralité.
Et contrairement à ce que racontait la propagande, cela
préfigurait l’avenir sombre du régime. Cette expérience fut donc
effarante pour elle et remit définitivement en question le rôle de
spectatrice qu’elle avait joué jusqu’à présent.
Alors ici, au centre hospitalier, contrairement à ce qui se passait
chez elle, Martha pouvait extérioriser maintenant ses craintes et
développer son esprit critique. Ils avaient de très fréquentes
discussions sur le système, le gouvernement, la situation
politique et militaire du pays. Mais rien ne sortait de leur bureau.
S’en était trop. Un soir, prise de remords, elle brisa le silence et
se confia au directeur.
- Sérieusement, on ne peut pas gagner cette guerre. Ce n’est pas
possible. Non ? Après tout ce que nous avons vu là-bas ?
- Je sais, Martha.
- Sincèrement, on bat en retraite ! Personne ne le sait ? Et il faut
nous taire, évidemment ? Dire que tout va bien ?
- C’est ce que nous sommes sensés faire, oui. Nous taire et
suivre les consignes. Approuver la situation en cachant la
réalité. Dire que les approvisionnements en médicaments sont
corrects, dire que les soins sont efficaces. Que les pertes sont
minimisées. C’est le travail de la propagande de faire croire
que nous progressons, que nous cumulons les succès contre
l’ennemi. Que des revers comme Stalingrad ne forment pas
19
une retraite ni une défaite, mais plutôt un changement de
stratégie. Et ça marche, tu sais. Aujourd’hui seuls les cadres
du Parti sont au courant des pertes exactes de ce conflit. Tu
vois, Martha, il est préférable de continuer à croire. Sinon il y
a bien sûr une autre possibilité. C’est tenter de faire
comprendre la teneur réelle de la situation. Mais c’est moins
confortable. Plus risqué. Et la majorité ne veut pas finir
fusillée sur la place de la Mairie.
Face au regard perplexe et déterminé de Martha, le directeur
sourit. Sa réaction était saine. Martha avait le potentiel idéal pour
l’assister. Ainsi il lui suggéra de s’impliquer un peu plus à ses
cotés.
- Tu sais, Martha, je fais des visites pour la Croix-Rouge depuis
un an maintenant. Ce sont des visites de prisonniers, des
inspections dans des Stalags et des Offlag. J’ai pour rôle de
les encadrer.
- Je sais, oui.
- Je songe à poursuivre et à étendre ce programme de visites, en
complément de la Croix-Rouge. J’ai déjà un peu commencé.
C’est nécessaire. Alors je me suis posé la question. J’y songe
depuis quelques temps. Voudrais-tu venir avec moi ?
- Dans quel but, je veux dire, c’est toujours dans le cadre de la
Croix-Rouge ?
- Disons que j’utilise cette casquette officielle pour effectuer
ces visites de ma propre initiative, enfin, avec l’accord tacite
de quelques amis à l’administration sanitaire et à la Croix-
Rouge.
- C’est légal, je veux dire…?
- Je ne suis pas résistant, si tu veux tout savoir. Et d’ailleurs,
qui pourrait être résistant dans ce pays aujourd’hui ? Disons
que j’apporte juste de l’aide. C'est une petite contribution. Il y
20
a beaucoup de choses à faire, beaucoup de travail, de visites.
D’aide à donner car il y a beaucoup de monde en détresse.
C’est pour cela que j’ai besoin d’être épaulé. Et j’ai pensé à
toi. Mais attention, cela nécessite que tu n’en parles à
personne, pas même à Hantz. Tu devras garder le secret. Tu
n’es pas obligée de répondre maintenant. Réfléchis Martha.
Martha avait pris le temps de la réflexion, pesant le pour et le
contre mais c’est essentiellement son coeur qui faisait pencher la
balance. Un exercice solitaire qui devait décider dans quel sens
son destin allait basculer. Un exercice dans lequel elle avait dû
exclure Hantz. C’était le prix à payer. Elle avait pris la décision
quelques semaines plus tard, début 1943, alors que ses nuits
étaient hantées des souvenirs fantomatiques des victimes
mourantes et mutilées qu’elle avait côtoyées à l’arrière du front.
Si elle avait pris cette décision, c’était avant tout pour elle et
pour le pays. Mais en faisant ce choix, elle avait choisi de
retourner la carte du secret et de cacher la vérité à Hantz.
- Alors d’accord. Cela m’intéresse, lui avait-elle annoncé un
matin en arrivant au bureau.
Le directeur avait accueilli cette nouvelle avec satisfaction mais
de manière sobre. Il avait désormais conscience de la tâche qui
attendait Martha, et des sacrifices qu’elle serait contrainte
d’accepter.
- Très bien Martha. Je t’en suis reconnaissant. Mais sache que
maintenant le plus dur nous attend. Je te tiendrai au courant de
la suite à venir. Et je compte sur ton silence auprès de Hantz.
Moins de personnes sont au courant de notre petit réseau
d’entraide, et plus longtemps nous pourrons contribuer à
améliorer les choses. A notre modeste niveau.
21
Martha se souvenait de cette conversation comme si elle avait eu
lieu la veille. Elle avait conditionné son avenir mais aussi celui
de son couple. Dès cette période, avec le directeur, ils opérèrent
principalement auprès des camps de prisonniers de guerre
alliés. Martha put alors apporter sa modeste contribution au
réseau d’entraide comme l’appelait Horst. En revanche, dès cet
instant, elle affichait chez elle un double visage pour ne rien
révéler à Hantz. Voilà pourquoi, depuis deux ans maintenant,
elle lui cachait ses activités, mais au prix d’un sentiment de
culpabilité de plus en plus difficile à supporter.
***
Hantz reprit un dernier morceau de pain tandis que Martha se
leva pour déposer la cafetière sur le réchaud derrière elle. Puis il
brisa le silence.
- Qu’as-tu prévu pour aujourd'hui Martha ?
Martha s’assit lentement. A peine remise de son occasion
manquée, peut-être pouvait-elle en saisir une nouvelle. Et si le
soudain intérêt de Hantz pour son programme de la journée
lui permettait d’évoquer enfin la situation ? Pourrait-il admettre
la réalité, quitte à le pousser dans ses retranchements
idéologiques qu’elle sentait pourtant encore loin de s’effondrer.
Hantz n’était pas un fervent Nazi de la première heure. Juste un
jeune homme qui croyait que ses choix étaient les bons et qu’il
pouvait changer le monde. Juste un jeune homme qui récitait un
discours qu’il avait appris depuis si longtemps. Un jeune homme
sans esprit critique et qui croyait au bien fondé des ses actions.
Un maillon dans une immense chaîne de mort. Alors il faudrait
bien qu’il admette un jour ou l’autre la réalité. Et que la vérité
jaillisse. Martha avait conservé le secret depuis trop longtemps.
Elle était lasse de devoir mentir au quotidien. Pourtant il le
fallait, c’était trop risqué. Pour tous.
22
Elle répondit à Hantz d'un ton désabusé.
- Cela ne va pas être joyeux. Il y a de nouveaux réfugiés qui
arrivent. Ils fuient les Russes. Entre les blessés du front et les
familles qui ont tout perdu, cela commence à devenir
difficilement gérable pour nous.
- Je sais, renchérit Hantz, coupant alors Martha. Pour nous
aussi. On va devoir en accueillir de plus en plus au château, et
la place risque de manquer. Heureusement cela ne devrait plus
durer longtemps. J’ai vu qu’il y avait des renforts en route
pour le front. On a des pièces d’artillerie de la Flak qui sont
envoyées à l’est aussi. Ils repousseront les Russes.
Cette dernière remarque agaça au plus haut point Martha qui ne
put s’empêcher de fermer les yeux et de souffler. Le vernis
d'indifférence qu'elle avait maquillé sur son visage s'effrita enfin,
dans un profond soupir.
- S’il te plaît, Hantz, arrête avec ta propagande ! Tu sais très
bien qu’on ne pourra pas stopper les Russes. Il va bien falloir
que vous vous en rendiez tous compte, non?
La franchise de la réponse de Martha étonna Hantz. Il tenta de se
justifier.
- Ce n’est pas de la propagande Martha.
- Mais si. Tu récites mot pour mot le discours de Goebbels. Il
serait temps que tu ouvres les yeux. Les Russes sont à peine à
cent cinquante kilomètres d’ici. On a déjà été bombardés deux
fois cette année alors qu’on avait toujours été à l’abri jusque-
là. Tu ne sens pas que le vent a tourné ? Il faut qu’on passe à
autre chose maintenant. Regarde la vérité en face.
23
- Si tu t’entendais Martha. Tu te rends compte de ce que tu dis ?
Allons, tu verras que tout s’arrangera.
- Non. Non ! Je suis désolée ! Non ! Et puis ça va s’arranger
pour qui ? En tout cas pas pour nous.
- Tu es trop défaitiste, Martha, tu...
- Oui, oui, je suis défaitiste ! Et figure-toi que j’ai de bonnes
raisons de l’être. Surtout si tu voyais ce que je vois tous les
jours à l'hôpital. Il va bien falloir que ce gâchis cesse.
- Tu vois tout en noir, plutôt.
- J’adore ton optimisme, Hantz. Mais excuse-moi, tu te rendras
bien à l’évidence tôt ou tard. Et cela viendra bien plus vite que
tu ne l'imagines !
- Bon, allez, il vaut mieux qu’on arrête cette conversation. On
avait dit qu’on en parlait pas. On ne va pas se fâcher pour ça.
- Bien sûr. On ne va pas se fâcher pour ça.
- Oui.
Hantz conclut ainsi la conversation et se leva pour poser sa tasse
dans l'évier. Martha débarrassa rapidement la table de la cuisine
et l’essuya, dans un silence lourd de sens. Son cœur battait à tout
rompre, elle était encore effrayée et surprise à la fois par son
culot, son insolence et par leur altercation. Malgré l’amour et
l’admiration qu’elle avait pour lui, la crédulité de son
compagnon l’assommait tout comme sa foi dans le discours d’un
régime auquel elle ne croyait plus. Mais il serait difficile de
convaincre Hantz. Pourtant le vif échange qui venait de les
opposer était peut-être de nature à la rassurer sur sa capacité à
faire éclater bientôt la vérité au grand jour. Ou peut-être pas. Le
clivage était de plus en plus grand. Comment le combler sans
trahir ?
24
Seulement, dans sa tête, les pensées se bousculaient maintenant.
Si rien ne se passait, peut-être Martha devrait-elle un jour se
résoudre à une autre évidence, bien plus lourde de sens. Petit à
petit elle voyait que leur couple avait changé. Elle l'avait senti
imperceptiblement, les instants de connivence et leur complicité,
la guerre les avait comme effacés, elle les avait recouvert d'un
voile de réalité funeste, comme une chape de plomb qui rendait
leur quotidien pesant. Et puis il y avait ce poids terrible, celui des
non dits sur son activité. La vérité jaillirait bien sûr un jour ou
l'autre, mais quand ? Et dans quelles circonstances ?
À vrai dire elle sentait qu’il y avait bien plus que cela. Tous deux
avaient changé. Chacun s'était peu à peu renfermé sous cette
couverture chaude et douillette du train-train quotidien, ce drap
de mensonges qui les engourdissait jour après jour et dont la
seule issue était de noyer leur couple dans la défaite. Hantz la
trouvait parfois fuyante, esquivant certaines de ses remarques,
elle s'emportait de plus en plus lorsqu'il évoquait la situation.
Martha pouvait en dire autant de lui, qu'elle ne parvenait plus à
suivre dans son idéologie et dans son inaction. Tous deux
semblaient se fuir comme deux aimants de même pôle. Certes,
hantz n'était pas du genre à épancher ses sentiments, il les
masquait au début derrière une véhémence politique et des
emportements insupportables qui souvent dépassaient ses
pensées. Même s’ils étaient sur le ton de l’humour ou dans un
style vachard revendicatif, ils avaient maintenant le don d’agacer
Martha. C’était pourtant ce qui l’avait séduite aussi au démarrage
de leur relation. Mais plus maintenant. Aujourd’hui, il était
davantage question de silence et de replis, de banalités, le temps
qu’il fait, le travail, l’activité, et ils échangeaient de moins en
moins. Il était rare maintenant qu'il se confie à elle, sur ce qu'il
ressentait et ce qui le bouleversait et lorsque les rares occasions
s'étaient présentées, il retournait systématiquement la situation et
ses états d'âme vers un espoir prochain d'amélioration, comme
insouciant. Les quelques fois où ils avaient évoqué ensemble la
situation, la tension était immédiatement montée. Alors plus
personne n'abordait le vrai problème. Hantz la devinait
25
tourmentée, inquiète, mettant cela sur le compte de la situation
qui les éprouvait. Chacun restait à sa place, aveuglé de fausses
certitudes, de celles qui repoussent les échéances à plus tard,
mais de celles qui au final détruisent les couples. Personne ne
voulait de cette issue. Alors Martha avait peur. Elle avait peur un
jour de devoir faire face à la réalité, faire face à la vérité, elle
avait peur un jour de regretter de n'avoir rien dit. Elle rêvait d'en
finir avec les non-dits, d'en finir avec le secret, elle rêvait d'être
enfin un jour en paix avec elle-même et avec ses mensonges.
Être en paix dans un monde en paix. Mais était-ce seulement
possible ?
Ils passèrent leur manteau et quittèrent leur domicile. Arrivés sur
le trottoir devant l’entrée de leur immeuble, ils retrouvèrent le
side-car de Hantz. Une fois la bâche de protection ôtée, Martha
sangla son casque et prit place dans le panier côté passager,
tandis qu’il enfourcha l’engin, ajustant ses lunettes avant de
démarrer. Comme tous les matins, ils firent la route ensemble et
Hantz déposa Martha devant l’entrée principale de l’hôpital. Un
baiser d’au revoir et la promesse de se retrouver le soir, puis
Hantz reprit la route vers sa caserne. Cette journée promettait
d’être belle, c’était Mardi gras. Les enfants allaient investir les
rues toute la journée en se déguisant pour l'occasion. Et demain
ce serait la Saint-Valentin. Il ne faudra pas oublier d’y penser,
songea-t-il.
26
2
Hantz mit les gaz, slalomant pour son plaisir dans les rues de
cette cité millénaire à l’architecture baroque incomparable.
Dresde, c’était la ville qui l'avait vu grandir. Il l’adorait. Même si
ses connaissances culturelles étaient limitées, il éprouvait une
fierté sans nom pour cette ville d'art et d'histoire, une ville de
culture, de musées, ouverte au monde, grouillante de vie et où il
faisait bon vivre. La simple vue de la cité depuis les berges du
fleuve lui suffisait pour considérer qu’il avait devant lui la plus
belle ville d’Europe, voire du monde. Lorsqu’il en avait le
temps, il s’installait sur la grande terrasse de l’Albrechtsberg et
admirait le panorama magnifique des rives de l’Elbe. Cela faisait
partie de ses plus grands plaisirs.
Tous les jours, il effectuait ce même trajet vers son lieu de
travail, c’était devenu comme un rituel. Il roulait jusqu’à l’est du
centre-ville dans le quartier de Blasewitz et y déposait d'abord
Martha à l’hôpital. Puis il prenait ensuite la direction du nord-est
en longeant les quais par l’Hindenburg Ufer, traversant ensuite
l’Elbe par le pont de Loschwitz. Il longeait alors les bords du
fleuve par la Körner Weg, vers l’ouest, avant de monter vers le
château de l’Albrechtsberg et de prendre son service au comité
de défense civile.
Il affectionnait ce trajet au volant de son bolide. Il se sentait
envahi par une incroyable sensation de liberté comme il en
éprouvait rarement. Une fois chaussé de ses lunettes d’aviateurs,
qu’il avait conservées en souvenir de son passé de pilote, il
pouvait s'élancer, les yeux protégés de l’air glacial. Il retrouvait
aussitôt ses réflexes comme aux commandes de son avion et
voguait dans le flot de la circulation avec l’agilité d’une
hirondelle. Les larges avenues de la ville lui permettaient ce
luxe. L’hiver n’était pas la meilleure période pour en profiter le
plus. Malgré les gants qui le protégeaient, il sentait le froid
27
engourdir ses mains. Il préférait de loin l’été. Là, il se permettait
d’ôter son casque et de circuler cheveux au vent. Comme
lorsqu'il pilotait. Il aurait tellement aimé voler à nouveau. Hélas,
depuis ce fatal accident, il n'avait plus jamais eu l'occasion de
revoler. C'était bel et bien terminé. Sans cela, qui sait, peut-être
serait-il devenu un As de l’aviation allemande. Peut-être
pourrait-il combattre, voler de victoire en victoire, faire la fierté
de ses glorieux aînés. Mais c’était ainsi aujourd’hui. Et puis, sans
cet accident il n’aurait jamais rencontré Martha.
Ce matin, contrairement aux jours précédents, Hantz devait faire
face à une circulation beaucoup plus dense. Les tramways
notamment circulaient au ralenti. C’était conforme à ce que lui
avait dit Martha un peu plus tôt. Il y avait sur sa route de
nombreuses colonnes de civils. Les réfugiés fuyaient l’avancée
des troupes communistes. La plupart d’entre eux provenaient des
régions du front de l’est, anciennement annexées par
l’Allemagne. Il s’agissait essentiellement des Etats Baltes et de
la Silésie. Les pauvres avaient échappé aux exactions de l’Armée
Rouge en progression et qui, disait-on, dévastait tout sur son
chemin. Plus que le soulagement d’avoir sauvé leur peau, le
visage des réfugiés exprimait la terreur de ceux qui avaient
assisté au pire. Leur plus grande angoisse maintenant était de
voir les bolchéviques s’emparer de leur ville d’accueil. Ils
seraient alors inéluctablement envoyés dans des camps de
prisonniers, ou pire, exécutés. Autant dire qu’une mort certaine
les attendait. A leurs yeux, Dresde constituait le dernier havre de
paix, avec l’espoir que leur situation puisse maintenant
s’améliorer.
Tous ces malheureux voyageaient avec les quelques affaires
qu’ils avaient pu sauver dans leur fuite. Certains semblaient
revenir d’un long périple, les traits marqués. Pris en charge plus
loin à l’est, ils avaient réussi à rejoindre Dresde par la route ou
par le train. Un curieux chassé-croisé s’opérait par endroit avec
les troupes partant en renfort. Les convois de civils fuyant les
28
Soviétiques croisaient ainsi les convois de militaires envoyés sur
le front pour tenter de contenir l’inexorable avancée.
Hantz éprouvait un certain malaise devant cette vision de
détresse humaine. Visiblement ces pauvres gens avaient tout
abandonné. Et aujourd’hui rien ne l’assurait qu’il ne devrait pas
en faire de même avec Martha, si jamais les Russes
investissaient Dresde pour tout détruire, comme ils avaient la
réputation d'agir. Oui, si les Russes arrivaient, que feraient-ils ?
Dieu seul sait ce qu’ils deviendraient. Ils devraient fuir sans
aucun doute, comme tous ces gens. Et où iraient-ils ? Ils
n’avaient aucune famille en dehors de Dresde pour les
accueillir. Et si Martha avait raison ? Il l’avait trouvée si bizarre
ce matin, avec ses allusions pessimistes. Elle semblait ne plus
croire à la victoire de l’armée allemande. Pourtant, Hantz n’osait
imaginer la défaite. Cela lui paraissait impossible. Il balaya
aussitôt cette pensée sinistre, la trouvant ridicule. De toute façon,
l’afflux de soldats vers le front et le déplacement des batteries
anti-aériennes devraient suffire à enrayer l’avancée des
Soviétiques. Le Führer le leur avait promis. Sans parler des
nouveaux avions, les ME 262 à réaction. L’un de ses amis pilote
lui en avait parlé. Ces flèches d’acier volaient à plus de
800 kilomètres à l’heure. Elles pouvaient fondre en quelques
secondes sur les appareils ennemis et les pulvériser de quelques
rafales de mitraille. Le décrochage ensuite était parait-il
vertigineux, au point que les pilotes subissaient une pression
énorme dans leur cockpit. Cette arme absolue était sans nul
doute vouée à écraser les chasseurs ennemis. Comme il aimerait
en piloter un, ne serait-ce qu’une heure.
Hantz poursuivit sa route, plongé dans ses rêves d’aviateur. Son
trajet en moto lui permettait de cultiver ses glorieuses illusions.
Il parvint enfin sur son lieu de travail, se gara et coupa le contact
de son side-car. Il retrouva alors avec plaisir ses collègues. Une
intense journée de travail l’attendait.
29
3
Martha se présenta dans les couloirs de l’hôpital, salua ses
collègues et rejoignit son bureau. L’établissement était l’un des
principaux centres de santé de la ville. Dresde était réputée dans
toute la région pour ses infrastructures modernes. Elle comptait
plus d’une vingtaine d’hôpitaux civils et d’infirmeries, mais
aussi de nombreux postes de secours militaires. C’était
désormais l’une des principales villes où les blessés du front
étaient soignés. L’endroit dans lequel elle travaillait comprenait
un grand bâtiment administratif jouxtant un grand complexe
hospitalier qui regroupait une dizaine de baraquements en dur. A
proximité se trouvait une clinique qui accueillait essentiellement
des femmes et plus loin, près d’un parc arboré, se situait une
école d’infirmières.
Une nouvelle journée de travail pouvait commencer. Martha
allait devoir comptabiliser à nouveau le flot ininterrompu
d’entrées à l’hôpital, afin de déterminer les besoins et d’ajuster le
planning des interventions. Il n’y avait rien de bien
enthousiasmant, mais c’était un travail administratif nécessaire
au bon fonctionnement de l’établissement. Le directeur n’était
pas encore arrivé. La porte de son bureau, mitoyen au sien,
restait fermée. Elle s’installa et commença à travailler, ouvrant
du courrier d’un geste machinal puis, posant le coupe papier sur
le bureau, elle se lança dans le classement d’une pile de
documents. Le directeur fit son apparition quelques minutes plus
tard, la salua et entra prestement dans son bureau. Il referma
aussitôt la porte derrière lui. Cette apparition éclair étonna
Martha. Même pressé, le directeur ne l’avait pas habituée à un
comportement aussi cavalier. Il avait l’habitude de s’intéresser à
elle, et lui lancer une blague ou une anecdote sur un ton léger et
amical. Néanmoins Martha ne dit rien et s’en retourna à son
activité. Il devait être accaparé par les soucis.
30
***
Horst Neumann était âgé de cinquante-cinq ans. C'était un grand
gaillard assez corpulent, qui dégageait une aura de pouvoir
autour de lui. Son port altier, presque aristocratique, et sa voix
grave et forte inspiraient le respect. Son visage rond était
souligné par une barbe blanche. Il avait des yeux marron et son
regard perçant semblait analyser en détail ses interlocuteurs,
sondant leur esprit et leurs pensées, ce qui le rendait
impressionnant. Il fumait la pipe et lorsqu’il recevait un invité, il
prenait un malin plaisir à observer chaque étape du rite de
l’allumage. Tenant la tête délicatement dans le creux de sa main,
il tassait méticuleusement le tabac dans le fourneau, avec un
rictus de plaisir et le sourire aux lèvres. Lentement, il s’amusait à
souffler quelques bouffées et projeter en l’air un nuage de fumée
odorante. Ainsi, ce cérémonial lui permettait de jauger ses
interlocuteurs. Et bien souvent ceux-ci s’impatientaient. En
apparence austère au premier abord, Horst était en réalité un bon
vivant, un être jovial avec ceux qui le connaissaient.
Il travaillait dans l’hôpital depuis de nombreuses années
maintenant. Il avait d’abord rejoint l’établissement comme
chirurgien, au début des années vingt, alors qu’il venait de fêter
ses trente ans. Treize ans plus tard, on lui proposa de prendre la
direction de l’hôpital. Il était apprécié et aimé de tous, reconnu
tant pour sa gentillesse que pour ses compétences médicales et
administratives. Il accepta avec joie. Son acharnement à la tâche
lui avait permis de gravir tous les échelons jusqu’au poste
suprême.
Ce caractère positif cachait en réalité un véritable puits de
tristesse, fruit du drame qui l'avait touché quelques années plus
tôt, en 1920. Cette année augurait pourtant d’être marquante, il
était sur le point de devenir chirurgien et sa femme Maria allait
donner naissance à leur première fille. La fierté de Horst en était
31
décuplée. Mais l’espace d’une journée, un pan entier de sa vie
allait s’effondrer, avec le décès en couche de sa femme. Il avait
suffit d’à peine quelques heures pour que sa vie soit anéantie
avec la perte de Maria et de leur enfant.
Dans ces heures sombres, Horst pouvait pourtant compter sur
quelqu’un d’inattendu. Herbert était le pasteur de la petite église
Sainte Barbara à Eschdorf. Dans cette bourgade de la grande
banlieue de Dresde, tout le monde se connaissait. Et le pasteur
appréciait particulièrement bien Maria, l’une de ses meilleures
paroissiennes. Maria avait passé son enfance à Eschdorf et
Herbert l’avait ainsi suivie dans toutes les étapes de sa jeunesse.
Elle se confiait souvent au pasteur qui était devenu peu à peu un
ami proche, comme il pouvait l’être avec de nombreuses
familles. Si bien qu’elle lui avait présenté Horst le jour où elle
s’était fiancée avec lui. Ainsi, tout naturellement, le pasteur les
avait mariés quelques années plus tard, en juin 1914. A vingt
quatre ans, Horst terminait ses études de médecine à Dresde et
n’imaginait pas endosser quelques mois plus tard la blouse de
médecin militaire sur le front. Comme départ dans la profession
il y avait mieux. La guerre lui était tombée dessus deux mois
après son mariage et le séparait déjà de Maria.
Avec le décès de Maria, c’est un autre destin, bien plus cruel, qui
s’était abattu sur Horst. Que faire, quelle décision prendre ?
Rester chez lui, seul parmi tous ses souvenirs, à déprimer et se
morfondre sur son sort ? Ou rebondir pour oublier, et de quelle
façon ? Là-aussi, les paroles et le soutien du pasteur avaient été
déterminants.
- Je connaissais très bien Maria, Horst.
Elle t’aimait passionnément, profondément. C’était quelqu’un
d’altruiste et savoir que tu avais dédié ta vie aux malades était
ce qui la rendait le plus fière. Elle aurait été heureuse de voir
que tu gardes la foi, qui tu ne baisses pas les bras, que tu
n’abandonnes pas tout et que tu penses à elle dans tout ce que
tu entreprends, au quotidien.
32
Les paroles réconfortantes du pasteur avaient touché juste. Le
choix lui apparu clairement, mais en avait-t-il un autre ? A force
d’abnégation et de volonté il progressa et gravit les échelons au
sein de l’hôpital, jusqu’à en devenir directeur. Le travail était le
seul moyen qu’il avait trouvé pour ne pas sombrer dans la folie
du deuil.
Le travail et la foi. Car dans cette épreuve l’attitude attentionnée
du pasteur avait imprimé les fondations de futures années
d’amitié et de confidences partagées.
Aujourd’hui, plusieurs portraits de Maria ornaient les murs de
son bureau. Le visiteur pouvait ainsi contempler des photos
d’instants de bonheur dans la vallée de l’Elbe, Maria et lui, tous
deux souriants et comblés d’amour. L’image comme l’esprit de
Maria faisaient constamment partie de sa vie, veillant sur lui. Le
bureau était décoré avec goût et soigneusement rangé. En
revanche, Horst n’avait pu empêcher que l’on accroche au mur
un portrait du Führer. Il n’avait pas eu le choix.
Depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1933, Horst préférait se
tenir à l’écart de l’agitation politique. Certes, il s’était rallié au
NSDAP, le parti national-socialiste des travailleurs allemands.
Mais c’était par pure nécessité, afin de conforter sa position de
directeur d’établissement hospitalier, poste ô combien important
dans la hiérarchie. Lui, il ne militait pas. Car malgré tout, son
appartenance au parti ne l’empêchait pas d’éprouver un malaise
en voyant la politique d’exclusion et les persécutions du
gouvernement. Mais il préférait se taire et suivre le mouvement,
comme tous, c’était plus sûr ainsi. Toutefois, lorsque les partis et
les syndicats furent interdits, il commença à prendre la vraie
mesure du problème. Mais la situation était arrivée à un point de
non retour. La machine de guerre nazie était lancée à pleine
vitesse et plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Que faire ? Tout
33
risquer ? Non. Horst préférait se préoccuper en priorité de ses
malades et de son personnel. Chaque allemand préférait d’abord
gérer le plus important, le travail, le quotidien, suffisamment
précaire pour l’ensemble de la société et subvenir aux besoins de
leurs familles. Pour le reste, quelle importance ? Le régime se
chargeait de s’occuper de tout, pour peu qu’on lui en laisse la
possibilité. Mais qu’on le veuille ou non, le régime s’était lui-
même octroyé toutes les prérogatives et les citoyens n’avaient
plus voix au chapitre. Tant pis ou tant mieux, si cela permettait à
terme de réparer l’humiliation ? Alors pour Horst, l’idée de
s’engager contre le régime lui paraissait inutile car trop
dangereuse. La fatalité l'avait envahi, comme elle avait envahi la
grande majorité des citoyens.
Il n’y a qu’avec le pasteur, et en privé lors de leurs rencontres,
qu’il pouvait se permettre de faire quelques allusions à la
situation. Horst se rendait en effet assez souvent sur la tombe
de Maria dans le petit cimetière mitoyen de l’église. C’était
ensuite pour lui l’occasion de rendre visite à Herbert. Le
souvenir de Maria les animait et leur permettait de mettre un peu
de côté la pression de plus en plus forte exercée par le régime sur
la vie quotidienne des allemands. Mais le spectre de la réalité
revenait bien souvent dans la conversation et ils en venaient alors
à aborder certains aspects de la société. Horst pouvait de moins
en moins mettre ces sujets de côté tant les doutes
le nourrissaient.
- Fermer les yeux, c’est ce qu’on devrait faire, vous croyez ?
- C’est la guerre Horst, maintenant. On ne peut plus rien y faire
et quand bien même il y aurait quelque chose à faire, quoi ? Je
ne sais pas
- Moi non plus je ne sais pas.
Jusqu’à la guerre il resta silencieux, comme beaucoup, pensant
qu’un jour les choses changeraient, naturellement, et que la
chape de plomb qui recouvrait le pays finirait par disparaître. Sa
fonction le confrontait pourtant de plus en plus à la tragédie que
34
vivait la population, mais il préférait ne rien dire et travailler
simplement. Songer à résister, et comment le faire, n’était même
pas imaginable. Et puis cette décision avait une valeur
particulièrement importante à ses yeux. C’était aussi le cas pour
un grand nombre d’Allemands. Dire non ne signifiait pas
seulement lutter contre Hitler et son régime, mais c’était aussi, et
surtout, devenir un traître à la patrie. Cette patrie qui était
maintenant en guerre à ses frontières et qu’il fallait défendre à
tout prix. Et puis, dans le pays, la stigmatisation
des réfractaires prenait de plus en plus d’ampleur à mesure que
le conflit s’étendait. Quant à la Gestapo, son organisation
méthodique avait tissé sa toile dans toute la société et son
acharnement à traquer les traîtres s’effectuait avec une
abnégation dramatique. Pour le directeur, comme pour bon
nombre de citoyens, le risque était trop grand. Il valait mieux se
faire petit et ne pas attirer l’attention sur soi.
Horst se réfugiait donc dans ses conversations avec le pasteur, au
cours de leurs promenades près de l’église. 1941 était l’année
charnière qui allait décider de tout et Horst ne pouvait plus
masquer ses préoccupations. Certains évènements allaient
déclencher chez lui un processus de prise de conscience augurant
d’un prochain passage à l’acte.
- Qu’est-ce qui te préoccupe Horst ?
- Je ne sais pas si vous êtes au courant. Je pense que non. Vous
saviez que l’on avait commencé à faire disparaitre certains
malades ? Des malades mentaux. Des handicapés physiques ?
- Oh, mon Dieu, oui, je ne le sais que trop.
- J’ai entendu parler que le processus était maintenant
systématique.
- C’est vrai ?
- Il semble. On euthanasie les « semi-humains », comme on dit.
Les déficients mentaux, les enfants avec des maladies
35
génétiques ou des malformations. Ce serait à grande échelle
maintenant. Une extermination pour la pureté de la race.
- Mon Dieu. C’est diabolique. Mais que pourrions-nous faire ?
- Hélas rien, j’ai l’impression.
- Peut-être diffuser l’information. Mais cela ne changerait rien.
- Je ne vous vois pas diffuser cela ici, à la paroisse, dans vos
sermons.
- C’est vrai qu’il y a trop de risques à agir, mais comment le
faire sinon ? Regarde autour de toi, Horst. Il n’y a pas de
résistance dans ce pays, pas d’associations, pas d’opposition,
plus de détracteurs, plus de presse libre, plus de syndicats.
Aucune organisation. Tout est… anéanti.
- C’est évident.
- Nous sommes muselés. L’appareil bureaucratique et la
surveillance sont en place. La répression fonctionne à plein.
Que faire ? Rien ! Nous devons attendre. Et prier.
- Sans doute. Vous avez raison.
***
Pourtant, à la fin de l’automne 1941, deux événements le
poussèrent à agir. Le constat de la vitesse fulgurante avec
laquelle affluaient de plus en plus de blessés de guerre, des
soldats gravement mutilés et d’autres traumatisés. Beaucoup
souffraient en effet de séquelles psychologiques graves et parfois
irréparables. Il retrouvait des symptômes qu’il n’avait que trop
vus dans les tranchées. Le second évènement fut son
autorisation, dans le cadre de ses obligations à l’hôpital,
de visiter les camps de prisonniers de guerre de la région. Ce
36
nouveau statut lui ouvrit les yeux et fut une vraie prise de
conscience. Ce fut un choc. Au cours de ses premières visites, il
réalisa de façon définitive à quel point la situation, tant
extérieure qu’intérieure, s’était détériorée. Observant autour de
lui, alors un long processus se mît en place. Il s’en confia au
pasteur un jour, après de longs moments de réflexion et
d'interrogations.
- Vous savez que j’ai été réquisitionné dans le cadre des
opérations de la Croix-Rouge ?
- Oui, tu m’en avais parlé la dernière fois.
- Eh bien cela m’a donné une idée.
- Ah oui ? Et laquelle ?
- Je pense qu’on pourrait faire de l’aide humanitaire.
- Tu crois ? Mais comment ? Dans quel cadre ?
- Je pense qu’on pourrait se débrouiller pour apporter de l’aide
aux prisonniers de guerre ou à la population. Ce n’est pas de
la résistance à proprement parler, non ? C’est de l’aide
humanitaire. La Croix-Rouge le fait bien, pourquoi pas nous ?
Les services de santé ?
- Oui, j’entends bien, mais, méfie-toi. La Croix-Rouge a un
mandat et l’aide est encadrée par les autorités. Tu crois qu’il y
aurait une alternative ?
- Il y a deux choses qui peuvent aider. L’Eglise. Et la santé.
- Attention. Le régime surveille de très près la religion en
général et les églises en particulier. Tant luthériennes que
catholiques. Il faut être très méfiant. Leur objectif est de nous
faire disparaître, tu sais.
- Oui, et c’est pour cela que je pense aux services de santé. On
pourrait peut-être réfléchir à faire de l’aide via la santé.
37
- C’est limite, Horst. Parce que de toute façon, quoiqu’on fasse,
les services de la Gestapo tenteront d’empêcher
toute velléité de d’organisation. Regarde avec La Rose
Blanche. Sans parler des complots ratés contre Hitler. Il est
difficile de retourner les habitants contre le régime. Je ne te
parle même pas des critiques, il y a des oreilles qui trainent
partout. Alors envisager cela…
- Non, ce que je veux dire, c’est qu'on n’aura pas les moyens
d’organiser un réseau de résistance. Et quand bien même nous
le ferions nous aurions une espérance de vie réduite. Non, en
revanche, ce que je pense possible c’est de créer un réseau
d’entraide.
- Oui, mais à terme tu voudrais qu’on verse dans la résistance
ou pas ?
- Non. A terme non. Ce sera suffisamment dangereux comme
ça. Mais ce que je crois possible, c’est d’anticiper
ou plutôt d’accompagner la chute. Si l’on agit comme aide
humanitaire par exemple, auprès des prisonniers de guerre
alliés, je crois que nous pouvons communiquer auprès d’eux,
leur faire comprendre qu’il n’y a pas que des monstres en
Allemagne. Mais qu’il y a aussi des pacifistes, des gens qui
tentent d’améliorer les choses, qui luttent mais qui sont
muselés et contraints à la clandestinité. On tente d’exister.
C’est ce message qu’il faut faire passer aux alliés. Nous ne
sommes pas tous pour Hitler. Nous subissons aussi Hitler.
- D’accord. Je comprends. Pas une résistance violente, mais une
communauté de bonnes volontés.
- Oui. Une résistance pacifique. Nous n’avons pas les moyens
de nous battre, de faire sauter des ponts ou des voies de
chemin de fer. Et puis nous n’avons pratiquement pas
d’armes. Autour de nous je ne connais que des religieux ou du
personnel hospitalier. Et ce ne sont pas les alliés qui vont nous
parachuter des armes et des munitions. On n’existe même pas
pour eux et de toute façon on serait considérés comme des
espions du régime.
38
- Tu ne penses pas être l’objet de soupçons par ton activité aux
côtés de la Croix-Rouge ? Si l’on t’interroge, que dire ?
- Que c’est peut-être un moyen d’amadouer les prisonniers
alliés et de recueillir des informations ? Comme pour jouer
double jeu. De les retourner en somme.
- Cela me semble très périlleux.
- C’est pour cela qu’il faut le faire en douceur. On ne va pas
lever une armée.
- C’est sûr. Mais réfléchissons bien avant de prendre une
décision.
***
L’année 1942 était l'année de tous les dangers. Elle augurait des
futurs revers sur le front de l’est. L’avancée allemande était
stoppée par les Russes et l'armée s’enfonçait dans le bourbier de
Stalingrad. La propagande cachait à son peuple la situation réelle
de son armée, bientôt mise sur le reculoir. Le directeur était sûr
que le rapport de force allait changer définitivement en faveur
des Russes.
Horst utilisa donc son travail avec la Croix-Rouge pour le
compte de son futur projet de réseau. Il nota des échanges, des
conversations, des remarques de son entourage proche mais aussi
plus lointain, professionnel ou pas. Dès lors, à la faveur de ses
contacts dans les différentes couches de la société, dans le
monde ouvrier et auprès des membres locaux de l’Eglise,
Luthérienne et Catholique, il commença discrètement à sonder
les esprits et les mentalités. Certains étaient évidemment pour le
régime et Horst ne préférait pas les approcher plus que de raison.
39
Il fallait se méfier, savoir à qui l’on s’adressait, quelles étaient
les rôles, les prérogatives et attributions de chacune des
personnes qu’il croisait, s’assurer de ne pas être soupçonné, de
ne pas être suivi, laisser la sensation d’être irréprochable et
engagé pour sa mission aux côtés de la Croix-Rouge en se
montrant digne d’avoir été choisi pour y participer.
Mais d'autres, plus discrets ne laissaient entrevoir leurs doutes
qu'en très petit comité. Il eut ainsi des conversations informelles
mais néanmoins intéressantes qui le firent progresser dans son
désir de vérité et de justice, dans la conviction qu’il avait vu
juste, qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Il disait ainsi
qu'il voulait à sa manière apporter de l’aide aux persécutés dans
les camps de prisonniers. Mais ses idées traduisaient une soif
d'égalité et de justice. Pourtant tout cela valait-il la peine de
prendre autant de risques et d’entraîner avec lui d’autres
personnes dans son éventuelle chute si jamais il était arrêté ?
Etait-il justement possible de constituer ce petit cercle ? De le
créer lentement autour de lui et du pasteur ? Un petit cercle de
penseurs ? De gens qu'il avait pour certains déjà côtoyés et qui
ressentaient les mêmes sentiments sur la situation ?
Toutes ses connaissances pouvaient lui être utiles le cas échéant,
mais peut-être valait-il mieux rester prudent pour l’instant, avant
d’étendre le cercle dans son entourage. De par sa position à
l'hôpital, Horst pouvait déjà apporter une aide modeste mais
précieuse à son niveau. Cela pouvait déjà suffire pour
commencer. Alors il ne s'en priva pas.
Il était conscient que ce ne serait qu’à la faveur de quelques
opportunités et de circonstances que le cercle pourrait étendre
peu à peu son influence. Peut-être qu’un jour il
pourrait commencer à cacher quelques déserteurs de l’armée
allemande, ou des pilotes alliés abattus. Mais pour le moment il
40
n’était pas question de mettre le pied dans l’organisation d’un
réseau de grande ampleur. Chaque chose en son temps. Plus il
resterait longtemps à ce niveau et plus il avait de chances d’être
efficace et de rester vivant.
Pour masquer son activité secrète, le directeur pouvait compter
sur l’aura de sa fonction. Elle lui permettait de composer un
personnage de façade et de frayer avec la fine fleur culturelle et
politique dresdoise. Il semblait en effet particulièrement apprécié
par les membres de la société civile et militaire. Il apparaissait
d’ailleurs aux yeux de tous comme un sympathisant honorable
du parti, au-dessus de tout soupçon. Il se rendait ainsi volontiers
aux cocktails et autres mondanités organisées par l’élite
intellectuelle du parti. D’ailleurs, la simple évocation d’élite
intellectuelle pour le parti Nazi le faisait sourire. Comment ses
membres pouvaient se considérer comme des intellectuels ? Et
surtout des élites ? Quelle antinomie ! Mais, grâce à cette
précieuse couverture, ses activités furent heureusement toujours
dissimulées.
Sans faire de vagues, sans faire parler de lui, au fil de ses
missions pour la Croix Rouge, il était devenu un élément
précieux qui alimentait le pasteur d'informations importantes. Il
était clair qu’un jour elles pourraient être utiles et servir aux
intérêts d’une structure plus large dans laquelle il pourrait jouer
un rôle de plus en plus important. Il sentait cependant le besoin
d'être épaulé dans les missions les plus délicates, en particulier
lors des visites de camps de prisonniers. Afin de l'assister, il
avait songé à Martha dès la fin de l’année 1942. Pourquoi ne pas
la recruter ? La visite sur le front de l’est allait être un élément
déclencheur.
- Tu penses que c’est nécessaire ?
- Oui, le fardeau est trop lourd, seul, pendant les missions. J’ai
besoin de m’appuyer sur elle.
41
- C’est comme tu préfères. C’est toi qui la connais le mieux, si
tu penses qu’elle peut être fiable. Mais c’est peut-être délicat
pour elle ? Si tu la penses capable à cent pour cent d’endosser
ce rôle, je n’y vois pas d’inconvénient.
- Je compte sur mon séjour sur le front pour voir ses réactions
sur le terrain et si c’est positif ou pas. Je déciderai après.
- Et comment penses-tu qu’elle réagira confrontée aux
évènements ?
- On verra. Peut-être qu’elle prendra parti. Je lui proposerai
alors de travailler avec moi.
- Comme tu le souhaites. Et si elle travaille avec toi, ce sera
dans quel cadre ?
- Ce sera dans le cadre des visites de camps. Cela doit s’arrêter
là. Pour le reste je m’en occupe.
- Bon, d’accord.
- Je tiens à laisser le cercle fermé. Elle n’interviendra pas au
niveau de mes contacts.
- D’accord. De ce que tu m’en dis, elle ressemble beaucoup à
Maria, non ?
- Par certains traits de caractère, peut-être.
- Tu sais, Horst, elle n’est pas Maria. Et elle n’est pas ta fille
non plus. Alors sois prudent si elle te rejoints dans le cercle.
Je ne voudrais pas que tu regrettes un jour de l’avoir
embarquée dans ce piège.
- Je ferais attention. Mais si elle rejoint notre groupe, ce sera
d’abord son choix.
- Très bien. Personne dans votre entourage ne devra être au
courant.
42
- Bien sur. D’ailleurs, à propos d’autre chose, j’ai discuté avec
un ami banquier. Il me dit une chose intéressante. Le Plan
d’Epargne de Fer, dont on entend parler, ne fonctionne pas.
Personne n’y souscrit.
- Pourtant le taux est alléchant je crois ?
- 15%. Mais il est lié à la victoire alors il n’y a que les cadres
du parti qui le prennent. Ils y sont forcés. Il semblerait que la
situation financière du pays soit très mauvaise. Or figure-toi
que mon ami me dit qu’il y a de moins en moins d’assurances
vie et d’emprunts qui se sont contractés cette année. Une
tendance forte.
- Tu crois que les gens commencent à ouvrir les yeux ?
- Je ne sais pas, en tout cas c’est un signe.
- Peut-être. C’est une première étape mais la route est encore
longue.
- Hitler sera jugé responsable de la défaite à l’est. Les gens
finiront par le comprendre. A mon âge, je ne me fais plus
guère d’illusions, mais je sais que le vent de l’histoire
tournera.
Horst était persuadé d’avoir vu juste à propos de Martha. Par ses
compétences et par son regard acerbe sur la société, la jeune
femme pouvait apporter une aide précieuse à Horst. Celle-ci
semblait en effet sincèrement touchée par la situation que
vivaient le pays et sa population. Le départ sur le front de
l’est eut lieu au début de l’année 1943. L’ordre était l’évaluation
des besoins médicaux de l’armée et la mission ne devait pas
sortir de ce cadre.
C'était ce qu'il attendait et elle réagit comme il l’avait prévu.
C’est ainsi qu’elle s’engagea. Martha sentait qu’elle pourrait être
43
utile à quelque chose pour faire avancer son pays. Elle se disait
que si tout le monde agissait de cette façon peut-être cela
pourrait-il changer le cours des évènements et aider le pays à
sortir de l’ornière dans lequel le nazisme l’avait plongé. Cela
supposait de faire le sacrifice de son avenir et d’entrer dans une
forme de clandestinité en travaillant en sous-main avec Horst et
en le suivant dans ses visites. C’était peu de chose, mais cette
décision avait un poids à ses yeux. En apparence cela ne
changerait pas ses habitudes. Sauf qu’elle ne devrait en parler à
personne. Si intégrer le groupe était la seule solution pour jouer
un rôle positif et tenter d’améliorer la situation, alors cela en
valait la peine. Il fallait au moins enrayer la souffrance. Horst lui
avait dit qu’au final ils n’auraient rien à se reprocher. Ils ne
trahissaient en effet personne, ils faisaient juste de l’humanitaire.
C’était la réalité aussi.
Quelques semaines plus tard, au printemps 1943, Martha pouvait
désormais l’accompagner dans ses futures missions et agir à ses
côtés, en visitant des camps de prisonniers de guerre. Le travail
de Martha était bienvenu, il permettait d’amplifier l’efficacité
des visites. Cette activité s’était en effet intensifiée malgré les
risques encourus. C'était une mission d’aide humanitaire sous
l'égide des autorités carcérales et de la Croix-Rouge. Mais, sous
l’aspect officiel de simples visites médicales, elle était en réalité
le moyen de créer des contacts, d’échanger secrètement des
messages et de faire passer des documents ou des vivres pour
améliorer l’ordinaire.
La région de Dresde comprenait un grand nombre de camps de
prisonniers de guerre de toutes nationalités. Elle faisait partie du
secteur militaire IV qui regroupait la région de Dresde et celle de
Leipzig et de Chemnitz. Ces trois villes formaient une sorte de
triangle de l'incarcération. Pas moins de sept Stalags avaient été
construits dans ce périmètre, portant des initiales de A à G. Deux
Stalags gérés par la Luftwaffe y étaient également présents.
Quant aux camps d’officiers prisonniers de guerre, les Oflags, ils
étaient au nombre de quatre.
44
Elle devint ainsi son bras droit. La confiance était maintenant
totale entre eux. A tel point qu’aux yeux de Horst, Martha
représentait quelque part la fille qu’il n’avait pas eue.
***
Le directeur était assis derrière son bureau, l’air grave. Il
consulta un document dactylographié qu’il plia et rangea dans
une enveloppe, puis referma à clé dans un tiroir. Il se leva et
lança un bref regard vers le portrait de Maria avant d'ouvrir la
porte du bureau de Martha. Le directeur lui demanda de le
rejoindre. Elle prit son calepin et entra, refermant directement
derrière elle. Alors Horst annonça dans un murmure.
- Martha, il faut que je vous parle, asseyez-vous, lui annonça-t-
il en lui indiquant le siège devant son bureau. Elle s'exécuta.
Elle savait ce que signifiait ce ton de confidence. Quelque-chose
d’important allait se passer, sous le sceau du secret. Personne
dans cet hôpital n’était au courant du pacte qui les liait. Horst
s’éloigna de la porte et s’approcha de la fenêtre, s’assurant que
personne à l’extérieur ne se trouve à proximité et ne puisse
entendre. Même fermées, les fenêtres avaient des oreilles. Il
retrouva sa place, et s'assit à son tour devant elle. Il parla d’une
voix grave mais calme.
- J’ai appris que la Gestapo a redoublé d’effort depuis deux
semaines pour traquer des résistants qui opèrent apparemment
dans les environs, à partir de Leipzig. Alors il nous faudra
rester sur nos gardes. Ils ont procédé à une série
d’arrestations dans la région et poursuivent des fugitifs. Ils
recherchent notamment des aviateurs alliés qui se sont
parachuté. Ils sont certainement pris en charge quelque part.
Ils recherchent aussi un prêtre connu pour ses sermons
45
contestataires. Il a été dénoncé et a dû fuir sa paroisse. En fait,
il se trouve qu’il s’est présenté ici hier soir et je l’ai
provisoirement caché dans une des caves du sous-sol de
l’hôpital. Mais l’endroit n’est pas sûr. On m’a d’ailleurs
signalé des mouvements d’agents dans les parages. Alors nous
allons devoir rapidement le transférer vers un autre lieu en
sécurité.
L’information ébranla Martha, elle sentait battre son cœur à tout
rompre. Passé le choc, elle reprit ses esprits, tandis que Horst
continua, semblant tout de même obligé de se justifier.
- Oui, je sais. Nous entrons maintenant dans un autre domaine,
que je n’avais pas prévu, enfin, que je n’aurais pas cru venir
aussi rapidement. Et de cette manière. C’est pourquoi je dois
le cacher ailleurs en sécurité. Et vite.
- Où cela ?
- Il devra rejoindre l’un de nos amis. Il faudra procéder à
l’extraction dès ce soir et l’emmener à l’église Sainte-Barbara.
C'est à Eschdorf. Tu vois où c’est. Le pasteur là-bas est des
nôtres. Il le mettra à l’abri une fois sur place, grâce à ses
contacts.
- Pourquoi ce soir ?
- Parce que c'est le carnaval. Cela devrait rendre l’opération
plus aisée. C’est toi qui te chargeras de le conduire. Moi, je
suis bloqué ici et je dois rester. Tu devrais d’ailleurs prévenir
Hantz maintenant, et lui dire que tu rentreras tard ce soir. Dis-
lui que tu es de garde avec moi à cause des réfugiés et du
carnaval.
- D’accord.
46
Martha semblait toutefois pensive. Elle allait devoir à nouveau
mentir à Hantz pour cacher ses activités. Les scrupules
l’assaillirent, mais elle ne voyait pas d’autre solution. Le
directeur l’interpella.
- Martha, ça va ? A quoi penses-tu ?
- Rien, c’est juste que j’ai de plus en plus de mal à mentir à
Hantz. J'ai peur qu'il ait des soupçons un jour et d'être obligée
de lui dire la vérité à un moment donné. Et puis je ne vois pas
comment ni quand je pourrais lui dire la vérité. J’ai
l’impression d’être dans une situation sans issue.
- Nous avons déjà eu cette conversation, Martha. Tu dois
absolument lui cacher ton rôle. Et cela le plus longtemps
possible. Il sera bien assez tôt pour lui dire, mais uniquement
lorsque les évènements nous seront favorables. Le moment
n’est pas venu, tu le sais. D’autant plus que nous sommes
contraints de passer maintenant à un autre niveau de
résistance…
- De résistance. Oui, je sais. Je comprends.
- Pourquoi ? Tu crains qu’il ne découvre la vérité, c’est cela ?
- Je crains plutôt qu’il ait des soupçons.
- Et s’il en avait, comment crois-tu qu’il se comporterait envers
toi ?
- Je l’ignore à vrai dire. Je pense qu’il se sentirait trahi, et ce
serait normal, non ?
- Et tu penses qu'il irait jusqu'à te dénoncer à la Gestapo ?
Écoute Martha, je vais te dire le fond de ma pensée. Que se
passerait-il ? De deux choses l’une. Soit il ne comprendrait
pas pourquoi tu fais ça. Ce qui est normal sachant qu’il est
quelque part impliqué dans le régime et qu’il y croit. Peut-être
qu'il te dénoncerait. Ou qu'il partirait. Je ne sais pas. Soit il ne
pourrait que constater l’évidence et se rallier à toi, ou au pire
47
se taire. En complice en quelque sorte. Il t’a toujours fait
confiance, non ?
- Jusqu’à présent oui.
- Et vous avez prêté serment tous les deux, non, quand vous
vous êtes mariés ?
- Oui, mais je ne vois pas ce que cela a à voir avec...
- J’y viens justement. La question est : quel serment
l’emportera ? Celui de son devoir envers le régime ou celui de
son amour pour toi ? Tu réfléchis à cette question et tu auras
une partie de ta réponse, Martha. En attendant, le secret est ta
meilleure couverture. C’est ce qui nous sauvera tous.
Martha acquiesça en silence, perplexe devant l'aplomb du
directeur. Il connaissait Hantz que grâce à quelques photos
qu’elle avait montrées de lui. Et par la façon dont elle l’avait
décrit. Or, même s'il ne l'avait rencontré qu'à très peu de reprises,
le directeur semblait bien sûr de son fait, avec un avis bien
tranché. Pendant ce temps de réflexion, ce dernier avait enchaîné
sur la situation qui le préoccupait. Il lui parla alors des détails de
la mission. Après avoir reçu toutes les explications nécessaires,
Martha prit congé de lui. Elle se retrouva seule, assise derrière
son bureau. Elle tourna son regard vers la fenêtre. Les yeux fixés
sur l’horizon, elle resta pensive de nombreuses minutes. Au
dehors, le froid engourdissait la ville.
48
4
La tension était palpable. L'unité était réunie dans la salle de
briefing pour recevoir les dernières instructions. L'officier les
toisa du regard en attendant que tout le monde prenne place.
Beaucoup de jeunes figuraient dans l'assemblée. Il était loin
d’en être étonné et les regarda s'installer. C’était devenu une
curieuse habitude de les observer. Ils dégageaient sans le vouloir
une parfaite inexpérience qu’ils tentaient de masquer dans une
attitude de fausse sérénité. Difficile de cacher son trac ou sa peur
dans de telles circonstances. S’embarquer dans un avion et voler
pendant des heures pour bombarder une cible n’avait rien de
naturel. On s’apercevait alors que la vie ne tenait qu’à un fil, là-
haut dans les airs. Un problème technique, une panne, des éclats
de shrapnells de la DCA ennemie, les balles des chasseurs
allemands. Il avait vu tellement de gamins rassemblés ici pour
leur dernier vol. Des cercueils volants, voilà ce qu’étaient ces
bombardiers. Il haussa les sourcils et roula les yeux, se
retournant pour contempler la grande carte d'Europe placardée
au mur et entourée de tableaux noirs et de paper boards.
Organisée depuis plusieurs semaines, l'opération Thunderclap
devait être décisive pour les alliés. La planification avait été
méticuleuse et aujourd'hui tout était prêt pour lancer ce nouveau
raid. Inspecté, alimenté en carburant et en bombes, le matériel
était opérationnel. Aucun échec n'était permis. Le Bomber
Command lui avait donné des ordres stricts ainsi qu'une feuille
de route à respecter à la lettre. Les hommes n'avaient plus qu'à
suivre la tactique d'attaque mise en place. L’officier se souvint
être resté incrédule quelques secondes lorsqu’on lui avait désigné
la nouvelle cible à détruire. L’ordre venait d’en haut,
indiscutable. Derrière cela il y avait certainement des intérêts
stratégiques qu’il ne valait mieux pas chercher à comprendre et
qui le dépassaient.
Le bruit des chaises et les voix se turent progressivement,
laissant la place à une nervosité silencieuse qui rendit soudain
l'atmosphère lourde. Les pilotes et membres d'équipage étaient
49
prêts maintenant à écouter les instructions. C'était le briefing de
la cinquième flotte de bombardiers de la RAF. Stationnée à
l'aérodrome de Reading, à l´ouest de Londres elle était
essentiellement composée de Lancaster, les bombardiers de nuit
de la RAF. Ils avaient déjà fait preuve de leur efficacité sur
Berlin, Hambourg et Cologne, grâce aussi aux nouvelles
tactiques d'attaque des flottes alliées. Si toutefois l’on pouvait
dire que déverser un tapis de bombes sur les villes faisait partie
d’une tactique. Briser le moral de la population pour renverser le
pouvoir, cela avait-il un sens, s’interrogea l’officier. Peut-être.
C’était la revanche de Coventry ou de Londres. Mais ces
bombardements allemands avaient surtout soudé la population
autour de Churchill. Etait-ce le bon choix? Il ne valait mieux pas
songer à tout cela et exécuter plutôt les ordres, tels que définis
par le Bomber Command.
L'officier s'assura que ses collègues à ses côtés soient prêts
également, puis se racla la gorge. L'assemblée l'observa,
attentive, alors qu'il prit la parole.
- Bien.
Il agrippa la tige de bois qui lui servait à indiquer les objectifs
sur la carte et au tableau puis commença son discours.
- Messieurs, l'objectif de cette nuit sera la ville de Dresde.
On entendit quelques murmures parcourir l'assistance, avec
quelques signes de joie chez ceux qui voulaient en découdre.
L'officier poursuivit son speech.
- Il y aura trois vagues d'assaut et vous ferez partie de la
première. Dresde se situe à un peu plus de 1000 kilomètres et
à plus de 5 heures de vol d'ici. Vous devrez parcourir au total
environ 2700 kilomètres aller-retour, car vous l'imaginez,
50
vous ne volerez pas en ligne droite. Pour arriver sur zone à
l'heure prévue, vous décollerez à partir de 17h30. Le trajet que
vous devrez emprunter survolera le nord de la France en
direction du cœur de l'Allemagne. Là où je pointe vous serez
alors derrière la ligne de front. Aujourd'hui elle occupe toute
cette zone. Vous ne devriez pas rencontrer de résistance
normalement, la chasse allemande n’est pas au mieux, mais
soyez tout de même vigilants. A partir d'ici vous bifurquerez
alors par un couloir situé entre Dortmund et Bonn, ici, et
remonterez par le nord, vers Magdebourg pour redescendre
ensuite par le nord de Leipzig, selon une route sud/sud-est en
direction de Dresde. Ceci doit permettre de faire croire à la
Flak que nous allons faire un raid sur Berlin.
- Et on peut pas bombarder Berlin plutôt ? Lança une voix dans
l'assistance.
Cela eut le mérite de détendre la situation et l'officier sourit, à
l'instar de ses collègues derrière lui.
- Désolé mais Berlin ce sera pour une autre fois. Chacun doit
avoir droit à son lot de bombes, non ? Plus sérieusement, une
fois que vous serez en vue de Dresde, le point d'orientation
initial sera le terrain de football à l’ouest du vieux centre de la
ville, que vous pouvez voir ici sur cette carte. Il se situe ici par
rapport au centre ville, dans la banlieue.
Plus précisément dans le grand parc Ostra Gehege. Vous
devriez arriver en suivant l’axe de la Pieschner Allee, ici. Ce
terrain, c’est le stade de Ostra Gehege. Il servira de marqueur
cible pour les autres vagues alors il ne faut pas le louper. Vous
devriez arriver sur zone aux alentours de 22h00, 22h15. Votre
vague sera constituée de trois groupes d'action. Le premier
groupe et le plus petit en nombre s'occupera de placer les
marqueurs. Vous décollerez à 17h30. Au mieux vous serez sur
zone à 21h45, selon les vents. Le second groupe, dans la
foulée, sera équipé de bombes explosives, et quelques
incendiaires. Vous connaissez le procédé, on détruit les
bâtiments et on empêche l'accès aux secours. Le troisième
groupe comprendra le reste des incendiaires. Nous avons pour
51
mission de noyer la ville sous les cendres, alors soyez sans
pitié. Tout le monde a bien compris ? Vous ne quittez la zone
qu'une fois toute votre cargaison larguée. Vous aurez votre
affectation de groupe en sortant. Souvenez-vous d'une chose.
Traverser l'Allemagne est la mission la plus dangereuse. Vous
aurez une escorte de Mosquitos et volerez à haute altitude.
Une fois que vous aurez largué vos bombes vous emprunterez
le trajet de retour par le sud avec un passage par cet itinéraire,
au sud de la ville de Nuremberg, ici, et vous suivrez ensuite
cette route vers le nord de la France. Est-ce que tout est clair ?
Des questions ?
- Oui. La gare fait partie de l'objectif ? Je ne la vois pas sur le
plan.
- Toute la ville fait partie de l'objectif. Pour votre information,
la gare se trouve ici. Au sud. Et là se trouve la Prager Strasse
qui mène au vieux centre. Tout doit être détruit. Avec le
vecteur que vous allez emprunter, la ville constitue la cible
principale avec la gare, la vieille ville et l'Altmarkt. Jusqu’au
grand jardin, là. Vous toucherez également la banlieue et la
rive de l'Elbe près du centre. Les ponts aussi sont à détruire.
C’est tout ? Ok. Vous avez encore quelques heures avant le
décollage alors profitez-en pour vous préparer et revoir les
procédures. Rendez-vous à 16h30 sur le tarmac. Vous pouvez
disposer.
Dans l'assistance, Richard n’avait pas perdu une miette du
briefing de l'officier. Il restait dans ses pensées tandis que, autour
de lui, les équipages commençaient à se lever pour quitter la
salle et regagner leurs quartiers dans un brouhaha fait de
remarques en tout genre et de blagues sur le prochain
bombardement. Confronté à la mort, on évacuait le stress
souvent par l'humour et la dérision. Mais Richard n'y parvenait
pas. C'était sa première mission de guerre. Son voisin l'observa
et le sorti de ses pensées.
- Si tu ne bouges pas on ne risque pas de décoller. Ça va ? T'as
l'air bien songeur ?
52
Richard le regarda et revint aussitôt à la réalité.
- Oui, oui, pardon.
- Toi, c'est ton premier raid on dirait, pas vrai ?
- Oui je sors de l'instruction.
- La bleusaille. T'inquiète alors, tout se passera bien. Tu fais
juste ce qu'on te dit.
- Ok.
- Et tout ira bien.
Richard acquiesça. Il se leva et laissa le pilote passer puis le
suivit vers la sortie pour rejoindre son équipage. Dresde. Il
connaissait cette ville, non pas qu'il ait déjà eu l'occasion d'y
aller, mais parce que son père lui en avait souvent parlé. Il
travaillait dans un cirque, avant la guerre, et s'occupait des
animaux. Lui-même avait voulu suivre la voie paternelle avant
que n'éclate le conflit. Son père lui avait souvent parlé des zoos
et des autres cirques d'Europe car il avait eu l'occasion d'en
visiter pendant sa carrière. Et il lui avait parlé de celui de Dresde,
le cirque Sarrasani. C'était d'après lui le plus majestueux des
cirques qu'il avait connu. Lui, il ne le connaissait pas mais il
allait certainement devoir bombarder le cirque que son père
adorait. Il évacua cette pensée en rejoignant son affectation, se
forçant à masquer son appréhension.
53
5
La journée s’écoula dans une atmosphère particulièrement
enjouée, qui parvenait jusqu’aux fenêtres du bureau de Martha.
Ce 13 février n’était pas un jour normal. C’était Mardi Gras et à
cette occasion, la population avait eut l’autorisation de célébrer
l’événement. Le prétexte était idéal, en effet, pour éloigner
pendant quelques heures les soucis et le spectre d’une guerre qui
se rapprochait à grand pas.
Pour fêter le carnaval, beaucoup d’enfants s’étaient déguisés et
peints le visage. Ils étaient sortis dans les rues avec la
bénédiction de leurs parents qui souvent les accompagnaient. Les
portes cochères des immeubles, les places, les jardins étaient
devenu des lieux de fête où les enfants s'amusaient, criaient,
chantaient et dansaient. Un air d’avant-guerre régnait sur la
ville. Cette journée ensoleillée et relativement chaude était
parfaite, même si les colonnes de réfugiés que l'on apercevait
parfois au détour d’un coin de rue rappelaient à tout le monde
l'ombre lugubre du conflit.
La soirée serait placée sous le même signe. Elle ne faisait que
commencer, et plusieurs évènements avaient été prévus pour
l’animer. Ce soir, la représentation du cirque Sarrasani
promettait disait-on d’être exceptionnelle. De nombreux parents
avaient prévu d’y emmener leurs enfants pour, l’espace de
quelques heures, faire de cette journée une fête. De renommée
internationale, le cirque n’avait jamais fermé depuis le conflit et
avait au contraire vu son affluence accroître. Il offrait de
superbes numéros équestres avec également la présence
exceptionnelle d’animaux exotiques. Quant au spectacle de
clowns, sa réputation se lisait sur les lèvres des enfants excités
par l’évènement et promettait de ravir chaque spectateur.
54
Les personnes qui recherchaient davantage le calme ou le côté
esthète d’un rendez-vous culturel de standing, avaient préféré se
rendre au Semperoper. On y jouait ce soir « Der Freischütz », un
opéra en trois actes de Carl Maria Von Weber. Le cadre
majestueusement baroque de l’endroit accueillait une foule de
passionnés d’art lyrique, venus sur leur trente-et-un. On faisait
tout pour se rappeler ainsi les soirées d’avant-guerre. C'était un
soir de sorties, de cirque, de cinéma et les visages
radieux balayaient ainsi le voile de la guerre.
Plus la soirée avançait, et plus les rues se remplissaient de
badauds. Les gens sortaient en couple ou entre amis, et
affrontaient les températures redevenues fraîches avec la nuit
tombante. Une population bigarrée de civils, de personnes âgées,
d’enfants et de soldats en uniforme déambulait ainsi dans les
rues. On se retrouvait dans les tavernes, où l’on se réchauffait, on
y buvait quelques bières et on jouait aux cartes. Ce soir, c’était
une atmosphère particulière que les gens ressentaient. Quelque
chose qu’ils n’avaient plus connu depuis longtemps. Le
sentiment de vivre en paix.
Si la guerre semblait vraiment loin, elle était pourtant à moins de
cent cinquante kilomètres de là. Et bientôt, elle serait encore plus
proche.
55
6
Les locaux du siège de la police secrète étaient restés
hermétiques à cette atmosphère festive. L'effervescence y était
tout à fait différente. Le chef de la Gestapo avait reçu ce matin le
rapport hebdomadaire d'activité de ses services et avait convoqué
Wilfried, l’un des sous-officiers qui en était l'auteur. Le rapport
revenait notamment sur une affaire qui occupait les enquêteurs
depuis quelques semaines. Un poste de TSF avait été retrouvé
dans la cellule d'un camp de prisonniers de la région. Il provenait
à coup sûr de l'extérieur. D'habitude la Gestapo ne s'occupait pas
de ces affaires internes, c’était même du ressort de la SS, mais
étant donné la situation du régime, elle s'y était intéressé. La
menace pesait non plus sur une éventuelle évasion mais sur la
provenance de cet objet, preuve que des réseaux subversifs
continuaient à agir dans la clandestinité.
Jusqu’à présent, le travail de la police secrète avait toujours
empêché la formation de réseaux de résistance. L’activité
d’éventuels opposants ait été enrayée en partie grâce à un
maillage efficace de toutes les couches de la société. Il suffisait
de quelques démonstrations violentes bien ciblées, de
quelques exécutions publiques pour l’exemple, souvent
précédées de procès politiques largement médiatisés par la
propagande pour étouffer dans l’œuf toute velléité d’opposition.
A cela s’ajoutait la pression permanente exercée par les agents
de renseignement quadrillant le terrain et la peur insufflée dans
toute la société. Ainsi rassemblés, tous ces éléments
s’accumulaient avec leur lot de dénonciations. Ils remontaient de
précieuses informations, parfois inutiles, et faisaient régner ainsi
une chape de plomb sur tout le pays. Pourtant, de plus en plus,
l’efficacité de cette organisation atteignait ses limites.
Wilfried fit son apparition et fut invité à s'asseoir. C'était un
sous-officier de confiance et de grande valeur, qui prenait à cœur
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  • 2. 2 « Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. » (Friedrich Nietzsche) « Curtis Le May disait que si nous avions perdu la guerre, nous aurions tous été poursuivis comme criminels de guerre. Et je crois qu’il avait raison. Il s’est conduit comme un criminel de guerre, et j’ajouterai que moi aussi. Qu’est-ce qui rend une action immorale si on perd et morale si on gagne ? » (Robert S. McNamara - The Fog of War)
  • 3. 3 Prologue Il faisait nuit. Aucun bruit ne filtrait de la rue. Martha était réveillée depuis plus d'une heure et ne parvenait toujours pas à trouver le sommeil. Blottie sous une chaude couverture, elle gardait les yeux ouverts dans l'obscurité comme pour percer à jour des détails qu’elle s'imaginait au plafond. Mais elle ne distinguait rien, rien d'autre que des pensées qui l'assaillaient. Martha n'osait pas bouger pour ne pas réveiller Hantz, ni déclencher des questions du genre « Pourquoi tu ne dors pas ? », « A quoi tu penses ? », « Qu’est-ce qui ne va pas ? ». Elle ne voulait pas s’expliquer, en tout cas pas maintenant. De toute façon Martha avait une sainte horreur de répondre à ce genre d’interrogation. Elle en avait souvent fait les frais dans son enfance et son adolescence. Le problème des rêveurs, songea-t’elle, c’est que leur cerveau travaille en permanence, mais en silence. Alors voilà pourquoi, à ce genre de question, elle répondait le plus souvent par un « rien » véhément et parfois rageur, ce qui offusquait sa mère. « Laisse-la tranquille, si elle a envie d’en parler, elle en parlera », l’encourageait alors son père, dont la désinvolture feinte cachait une curiosité qu’il croyait pouvoir être assouvie par quelques futures confidences… qui ne viendraient pas, pensait Martha, pas dupe de ce petit jeu entre ses parents. Le souvenir de ces instants saugrenus en famille lui revenait maintenant pour finalement la décider à en faire autant avec les éventuelles questions de Hantz. Heureusement, la curiosité ne constituait pas son principal trait de caractère. Elle gardait donc le silence et fixait son regard dans le vague, immobile. La nuit allait bientôt se dissiper dans la pénombre du petit matin et Martha réfléchissait toujours, anxieuse. Elle tourna la tête et posa ses yeux sur son mari. Il dormait à poings fermés, d'un sommeil profond de bébé que rien ne semblait pouvoir interrompre.
  • 4. 4 L’homme de sa vie pensa-t-elle. Elle l'admira, esquissant un instant un sourire amoureux comme au premier jour, mais son visage se durcit soudain. Un flot de tristesse la submergea. Incontrôlable. Leur vie avait changé et elle savait qu’un jour ou l’autre elle changerait encore plus radicalement. L’avenir semblait tellement incertain et fragile. Elle prit une profonde inspiration et soupira, regardant à nouveau vers le plafond, les yeux dans le vague. Leur histoire, si belle en apparence, semblait prendre un tour inéluctable dans une direction qu’elle n’aurait jamais cru imaginer au début de leur mariage. Mais les caractères changent, s’affirment, mûrissent, les opinions aussi, et c’était sans doute cela, la cause... « Mon Dieu, se prit-elle à songer. Comment en est-on arrivé là ? » Elle cligna des yeux plusieurs fois pour empêcher des larmes de couler sur ses joues. Sans succès. Elle connaissait la réponse à cette question, sans encore trop oser se l’avouer à elle-même. Car l’aveu était peut-être la première étape avant de subir le changement, ou plutôt d’en être à l’origine. « Que va-t-il se passer maintenant ? » En attendant de formuler une vraie réponse, Martha n’avait que ses questions et ses idées noires. Et surtout, comme une appréhension, le sentiment inexplicable que le pire était à venir. Non seulement pour elle et Hantz, mais pour tout un monde. « Les gens ne s'en rendent pas compte ? Si je pouvais savoir où et quand cela a dégénéré. »
  • 5. 5 1 Les premières lueurs du jour perçaient sur la ville. Engourdie dans le froid de février, la vie reprenait lentement son cours habituel. Comme bien souvent, la nuit avait été calme sur Dresde. Située au sud-est de l’Allemagne, éloignée des zones de combat, l’agglomération semblait protégée, réfugiée sous l’apparent abri de ses batteries anti-aériennes. Pour la plupart des habitants, les bombardiers alliés, au rayon d’action soi-disant moyen, semblaient incapables de l’atteindre. Ils conservaient ainsi une fausse sensation, celle d’une guerre lointaine qui n’arriverait jamais jusqu’aux rives de l’Elbe. Même si quelques frappes avaient pourtant été déplorées ces derniers mois dans la région, sans trop de dommages pour la ville, elle avait peu subi les effets du conflit et semblait vivre dans une sorte de vase clos. Attablés dans leur petite cuisine, Hantz et Martha se faisaient face. Comme chaque matin, ils partageaient un petit-déjeuner frugal avant d’aller travailler. La conversation portait sur le temps prévu dans la journée. Encore des températures froides, ce matin. Rien de plus normal à cette époque. Ils étaient habitués à vivre chaque année des hivers rigoureux mais celui-ci n’en finissait pas. Particulièrement précoce, il s’était installé depuis novembre, couvrant la ville d’un duvet glacial de plus en plus difficile à supporter. Les beaux jours semblaient encore si loin. Les rives de l’Elbe pouvaient se targuer d’offrir ainsi un panorama fantomatique et merveilleux à la fois, baigné chaque matin dans la brume, sous la neige et la glace. Hantz et Martha terminaient leur repas sans échanger un mot. Seul le bruit de la pendule accrochée au mur terne de la cuisine venait perturber ce silence. Ils portaient de temps en temps leur regard vers l’extérieur et depuis le quatrième et dernier étage de l'immeuble, ils pouvaient découvrir à l’horizon des nuages de fumées blanches qui s’échappaient des toits. Ces
  • 6. 6 petits panaches semblaient s’envoler comme autant de signes de vie et de messages d’espoir. Ou d’appels de détresse ? - On devrait avoir une journée ensoleillée, lança Hantz pour briser le silence. C’est ce qu'ils prévoient à la radio. Ils disent même que les températures vont monter cet après-midi, un avant goût de printemps. Le regard tendu vers l’extérieur, Martha hocha la tête, toujours plongée dans ses pensées, celles des fantômes de sa nuit d’insomnie. Nul doute que la population accueillerait cette nouvelle avec soulagement, songeât-elle. Enfin un peu de soleil et de ciel bleu, en espérant que cette prévision soit suffisamment fiable pour réchauffer un minimum l’atmosphère et surtout les cœurs. Le décor de leur appartement était dépouillé. Il respirait la simplicité, celle d’un jeune couple installé depuis peu et qui ne roulait pas sur l’or. Sur la table trônaient une cafetière Moka offerte par Hantz juste avant la guerre, deux petites tasses, quelques couverts et chiffons, et une boîte en fer dans laquelle s’amassaient des morceaux de sucre avec quelques gâteaux. Le couple vivait dans un logement exigu mais fonctionnel. C’était un modeste deux-pièces avec une chambre, une salle de séjour et une petite cuisine. Malgré leurs faibles moyens, ils l'avaient décoré avec goût lorsqu’ils avaient emménagé. Seul bémol, les sanitaires se trouvaient sur le palier, ce qui, en ce moment, n’était pas de première commodité. L’immeuble se trouvait sur Guericke Strasse, à l’est de Dresde, dans le quartier de Leuben. C’était l’une des nombreuses communes qui faisaient anciennement partie de la banlieue de la ville. Située à moins de dix kilomètres à l’est du centre historique, elle avait été absorbée par l’urbanisation galopante.
  • 7. 7 Le bâtiment avait été construit au début des années 1910. A l’époque, l’activité industrielle de l’agglomération en plein essor avait engendré une pénurie de logements. De nombreux programmes immobiliers étaient alors sorti de terre dans cette partie de Leuben. Ils avaient rapidement transformé la physionomie de la ville et de ses faubourgs. L’immeuble était habité par plusieurs familles ouvrières et se trouvait à quelques encablures à peine de leur lieu de travail respectif. C’était une enclave plutôt ouvrière à l’est du poumon vert que formaient le Grosser Garten et le jardin botanique, et dans lequel ils avaient pris l’habitude de se promener le weekend. Martha avait fait chauffer du café, un luxe de plus en plus rare en cette période de pénurie. Il restait encore quelques biscuits au fond de la boite en fer. Le temps des restrictions était maintenant venu. On était loin des petits déjeuners d’avant- guerre, et ceux du dimanche où la charcuterie, le fromage et parfois la confiture égayaient la table. C’était il y a longtemps, une éternité presque, à l’époque où les sourires illuminaient leurs visages et éclairaient les journées. Désormais, même si le conflit semblait encore loin, l’humeur était morose. Malgré ce que l’on pouvait entendre sur les grandes ondes, de sombres nouvelles commençaient à affluer de l’est. Mais aussi du front ouest. Les allusions devenaient de plus en plus claires. Alors la propagande tentait par tous les moyens d'étouffer le bruit des rumeurs et de rehausser le moral de la population. Cela semblait fonctionner jusqu’à présent. Pourtant Martha n’était pas dupe. A l’hôpital où elle travaillait, elle voyait et entendait beaucoup de choses sur la situation réelle. Elle était désormais convaincue que tôt ou tard la guerre serait perdue. C’était une question de mois. Le régime ne pourrait plus tenir longtemps, elle le pressentait. Et surtout, contrairement à son mari, elle n’y croyait plus. Il fallait maintenant songer à l’après guerre. Elle resservit Hantz, qui la gratifia d’un sourire amoureux.
  • 8. 8 - Profites-en, lui dit-elle, il ne nous reste plus de café maintenant. On n’en trouve plus. Alors on n'est pas prêts d’en reboire à nouveau, je peux te le garantir. Hantz hocha la tête en silence, interdit. Ce n’était pas le manque de café qui l’interpellait, mais plutôt le ton qu’elle avait employé. Depuis plusieurs mois, il la trouvait de plus en plus soucieuse et sèche. Il se doutait bien que son moral était lié à la situation du pays. Mais la politique était un sujet qu’ils ne préféraient pas aborder ensemble car c’était à coup sûr une source de friction. Pour avoir vécu dans le passé des conversations passionnées, au début de leur relation, ils savaient qu'il y avait des sujets à éviter. Ils en avaient fait un principe sacré, une sorte de pacte : ici, on ne parlait pas de ça. A l’origine, il leur semblait que c’était le gage d’une parfaite harmonie dans leur couple. Et puis Martha avait fini par trouver cela confortable. Mais elle ne tenait plus et elle y faisait de plus en plus allusion, sans avoir l’air d’y toucher, à petites doses. La pression qu’elle connaissait à son travail n’y était sans doute pas étrangère. Ce n’était rien, juste quelques mots, quelques références de temps en temps et quelques anecdotes sur ce qu’elle voyait à l’hôpital. Mais cela suffisait à alerter Hantz désormais. Malgré tout, il préférait ne pas polémiquer. Il avait la sensation que Martha s’était comme résolu à la défaite, comme si elle lui lançait ce message subliminal. Mais lui, il y croyait toujours. Peut-être était-ce lié à son éternel côté optimiste et insouciant. Ou bien au milieu familial dans lequel il avait baigné dans son enfance. Des oncles tombés dans les tranchées, des parents résolument nationalistes qui avaient vécu la défaite et le traité de Versailles comme une humiliation qu’il faudrait un jour venger. Ou bien, tout simplement, Hantz était-il influencé par les discours de la propagande. L’Allemagne possédait de nouvelles armes, des armes révolutionnaires, alors il n’en doutait pas : à coup sûr elles allaient changer le cours de la guerre. Finalement Martha finirait bien par accepter cette évidence. C’était la guerre totale désormais, comme disaient les autorités, et ils allaient la gagner.
  • 9. 9 *** Hantz avait trente-deux ans. C'était un grand jeune homme, plutôt beau garçon. Sa carrure athlétique, ses cheveux bruns et ses yeux gris lui conféraient un charme inné. Difficile d’échapper à son regard craquant et à son sourire désarmant. Il était né à Dresde, où il avait toujours vécu. C’était le petit dernier de la famille, une famille impliquée dans le régime comme beaucoup à l’époque. C’était aussi, peut-être, pour s’assurer la tranquillité et ne pas s’attirer d’ennuis, plus que par conviction politique. A vingt ans, dans l’insouciance de la jeunesse, il s’était engagé dans l’armée de l’air et avait prêté serment au drapeau et au Führer. C’était un peu poussé par ses parents, et pour montrer aussi qu’il pouvait prendre sa vie en main, à l’instar de ses frères également sous les drapeaux. C’était en 1933, peu après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. A l’époque, l’avenir lui semblait radieux. Avec un tel Guide à sa tête, l’Allemagne pouvait désormais porter haut et fort ses couleurs dans le monde, face à ceux qui l’avaient humiliée après la défaite. Pour un jeune garçon comme lui, faire sien cette promesse d’avenir avait quelque chose de grisant. Certes, contrairement à d’autres plus fanatiques, il était loin de vouer une adoration sans bornes pour le Führer. Mais il lui trouvait cependant un charisme séduisant et magnétique, somme toute difficile à expliquer. Il y avait quelque chose d’ensorcelant chez cet homme, qui forçait le respect. Suffisamment en tout cas pour accepter ses thèses nationalistes et antisémites. Il avait sans doute raison. Et puis cette notion d’ordre, de devoir, de responsabilités que le Führer véhiculait, lui était essentielle. C’était aussi le fruit de son éducation familiale. Voilà pourquoi le projet de redressement du pays avait autant d'importance pour lui. Et surtout, il avait prêté serment. Dans son esprit, cet acte avait une signification primordiale. Il avait donné sa parole. Cela revêtait autant de valeur que son mariage avec Martha. Alors, comment pourrait-il revenir dessus aujourd’hui ? Avant tout, Hantz était passionné d’aviation. Depuis sa plus tendre enfance, il portait son regard vers le ciel et les nuages. La
  • 10. 10 conquête des airs dans ces machines fabuleuses avait alimenté ses plus beaux rêves de gosse. Pour lui, l’avenir était là-haut. Dès qu’il en eut la possibilité, il effectua sa formation à l’école de l’air. Il voulait devenir pilote et comme beaucoup de jeunes de sa génération. Il s’y engagea à fond et sorti parmi les premiers de sa promotion, ce qui lui donna l’opportunité de rejoindre alors la Luftwaffe renaissante. Il choisit d’être affecté à l’aérodrome militaire de Klotzsche, au nord-est de Dresde. Il connaissait bien cet endroit pour s’y être rendu fréquemment quand il était gamin. Avec d’autres copains, il prenait le tramway de la ligne 7 qui montait vers le nord, direction Weixdorf. Après quelques minutes de marche, il pouvait se retrouver près de l’aérodrome, aux premières loges pour voir pendant des heures les avions décoller, atterrir et effectuer des manoeuvres d’entraînement. Ses yeux d’enfant brillaient devant ce spectacle. Un jour il serait l’un de ces héros dans les airs. Pendant les cinq années qui suivirent son incorporation, il vécut alors comme dans un rêve. Il pilota, s’entraîna, effectua chaque jour des exercices de combat. Il appartenait enfin à la glorieuse Luftwaffe et il avait le sentiment de participer au renouveau de l’Allemagne, dont les ambitions n’avaient désormais plus de limites. Aux commandes de son Messerschmitt, il se sentait puissant et se voyait déjà prêt à suivre le projet du Führer et à porter le glaive aussi haut que possible pour la gloire de son pays. Mais il ignorait que son rêve se briserait. Car le destin avait prévu autre chose pour lui et l’année 1938 allait remettre en question l’avenir qu’il s’était imaginé. Il aura suffit pour cela qu’un jour, au retour d’une mission d'entrainement, une panne de moteur lui fasse perdre le contrôle de son appareil à l'atterrissage. Ecrasé en bout de piste dans son épave fumante, il trouva cependant les ressources nécessaires pour s'en extraire, alors que les secouristes arrivaient. A bout de forces, mais vivant, il s’effondra avant que son avion ne prenne feu. Ses jambes ne le portaient plus et il était facile pour lui de réaliser aussitôt la gravité de ses blessures. Touché au dos et aux jambes, il était inutile de se voiler la face, son avenir de pilote était désormais bien compromis. Cet accident allait totalement bouleverser sa vie, tant dans sa chair que dans son coeur.
  • 11. 11 Transporté à l’hôpital Rudolf Hess de Dresde, l’un des plus grand centre médical de la ville, on lui fit aussitôt comprendre qu’il ne devait pas se faire d’illusions sur son avenir dans la Luftwaffe. Hantz resta plusieurs mois en soins, le corps en souffrance, dans cet hôpital grouillant. C’était aussi une faculté de médecine réputée et il pouvait se dire qu’il était entouré par un personnel médical qualifié. Il ne croyait pas si bien dire. Au fil des mois son état de santé s’était amélioré et il put entamer sa rééducation. Hantz voyait dans cette épreuve une remise en question totale de sa vie. Il allait devoir faire preuve de courage pour avancer. Mais sur le chemin de la convalescence, il n’avait pas imaginé pouvoir compter sur un allié surprise, en la personne de Martha. *** Martha était employée à l’hôpital et c'est là qu’elle fit la connaissance de Hantz. Il avait vingt-cinq ans, elle en avait dix- huit et venait d'intégrer l'établissement un peu plus tôt cette même année, comme assistante du directeur. Elle devait mettre à jour les dossiers administratifs des patients et était tombée sur celui de Hantz. Le dossier semblait incomplet et surtout, au delà de ça, sa situation l’avait intriguée et elle avait décidé de lui rendre visite. Ce fut un véritable coup de foudre au premier regard. Immédiatement chacun sut que leur vie serait bouleversée à jamais. C'était comme une évidence. Ils avaient devant eux, juste sous leurs yeux, la personne dont ils avaient rêvé, qu'ils avaient tant de fois imaginée. Enfin. Aucun des deux ne croyait au coup de foudre ni aux contes de fées, mais pourtant, il fallait se rendre à l’évidence. C’était sûr. C’était là, inutile de tergiverser, inutile de chercher ailleurs. C’était inespéré. Leur premier regard imposa
  • 12. 12 naturellement un sourire béat sur leur visage, simultanément. Pas un mot. Juste un regard. C’était clair, comme un soulagement de ne pas avoir à chercher. Nul besoin de lutter. Inutile de poser des mots sur leurs sensations. La réponse était là, devant eux. Martha venait tous les jours lui rendre visite. Elle prenait des nouvelles et passait dès que possible du temps avec lui. Ce petit manège n’avait pas échappé au directeur, ce qui le faisait sourire. Cela lui rappelait tellement de choses. Les deux amoureux apprirent à s’apprivoiser et firent connaissance. Au fil des mois cet amour ne cessa de grandir, leurs conversations devenaient de plus en plus intimes, les rendant plein d’allégresse et d’espoir dans l’avenir, malgré les nuages noirs de la guerre qui s’amoncelaient au-dessus de l’Europe. Grace à cette rencontre, à l'attention et la présence quotidienne de Martha tout au long de sa convalescence, Hantz put concentrer son attention et ses forces sur sa récupération. Ce n’était plus un challenge personnel, mais c’était pour Martha qu’il le faisait. Il ne se sentait plus seul, il avait un objectif, loin de l’armée, celui de construire quelque chose avec elle à ses côtés, et à terme pourquoi pas, fonder une famille. Quelques mois plus tard Hantz apprit officiellement qu’il ne pourrait plus piloter. Même s'il le pressentait, cette décision fut difficile à accepter. Il devait dire adieu à son rêve de gosse. Il pouvait tout de même rester dans l’armée de l’air mais dans un poste au sol qui l’ennuyait. Lorsque la guerre commença, on lui proposa soit de rejoindre la Flak, la défense anti-aérienne de Dresde, soit de travailler en détachement à la défense civile. - Vous vous sentez de gérer une batterie anti-aérienne ? - Franchement, je ne sais pas. Ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Et Dresde n’est pas non plus une cible stratégique.
  • 13. 13 J’aurai préféré intercepter des bombardiers ennemis en plein vol. - Je le sais, Hantz. Mais ce n’est plus possible. C’est la Flak ou la défense civile. On vous laisse le choix, estimez-vous heureux. Il y avait fort à parier qu'il s'ennuierait à ce poste, alors il préféra choisir la seconde option. Dès le début du conflit, il fut affecté au château d’Albrechtsberg, dans le quartier de Loschwitz, au nord-est de Dresde. L’endroit se trouvait perché sur une colline de la rive gauche de l’Elbe, à l’est de Neustadt. Situé sur les bords du fleuve ses deux tours imposantes et moyenâgeuses embrassaient de leur hauteur le quartier de Blasewitz de l’autre côté du fleuve. Comme une coïncidence, c’est là-même où se trouvait l’hôpital où travaillait Martha. Une vue magnifique s’offrait sur la vallée de l’Elbe et la ville avec la Frauenkirche et la place Adolf Hitler où se trouvaient l’opéra Semper et le Palais Zwinger. Depuis 1937, le château, ainsi que le parc et les écuries, étaient utilisés par une division de SA, les Sections d’Assaut. Puis, au début de la guerre et à cause des menaces d’attaques alliées, les caves du château avaient été reconverties en abri anti-aérien. C’est là qu’il officiait. A partir de 1943, le château recueillit des orphelins qui étaient logés dans les chambres du bâtiment. Et maintenant, depuis plusieurs semaines, on voyait des colonnes de réfugiés rejoindre continuellement le complexe afin d’être hébergées sur place ainsi que dans les dépendances du parc. Cette arrivée massive sensibilisa pour la première fois Hantz à la situation de son pays. Mais elle était loin de remettre en question sa loyauté et sa foi dans un avenir meilleur.
  • 14. 14 *** Martha se resservit à son tour et termina le fond de la cafetière, sous le regard tendre de Hantz. Elle était toujours aussi belle. Il lui sourit et lui caressa la main amoureusement. Elle lui rendit son sourire. Elle venait d’avoir vingt-cinq ans et resplendissait de beauté. Elle était grande et sa silhouette élancée lui donnait un charme et une élégance naturelles. Ses cheveux blonds mettaient en valeur de magnifiques yeux verts. Son regard semblait constamment analyser la situation et percer à jour les gens qu’elle observait. Il témoignait de sa vivacité d’esprit et de son intelligence. C’est ce qui avait séduit Hantz dès le premier instant. Avec son sourire, tellement craquant. Au contraire d’elle, il se sentait parfois ridicule ou insignifiant face à sa perspicacité. Martha reposa la cafetière, désormais vide. Par son attitude désinvolte elle sembla le déplorer d’un air gêné, comme s’excusant d’être à court de denrées. - Ce n’est pas grave, dit Hantz. Cela va s’arranger. Martha l’observa machinalement et sourit, sans un mot. Croit-il vraiment à ce qu’il vient de dire, se demanda-t-elle. Elle le fixa, pensive. Chaque fois qu’elle le regardait, elle revoyait le beau jeune homme qu’elle avait rencontré suite à son accident. Il était si mignon et si attentionné. Elle avait succombé à la beauté naturelle de ses vingt-cinq ans. C’était devenu son héros. Il l’avait rendue heureuse, la faisait rire chaque jour. Aujourd’hui, l’amour qui les liait était toujours aussi fort et le temps avait agrémenté leur relation de multiples centres d’intérêts, alimentant continuellement leurs conversations et leur complicité. Mais Martha regrettait qu’ils ne soient plus sur la même longueur d’onde. Elle savait qu’il y avait encore du chemin à faire pour qu’ils puissent évoquer la situation sans confronter leur désaccord.
  • 15. 15 - C'est vrai, tu verras. Ca va aller, continua Hantz. Devant une telle remarque, Martha ne chercha pas à polémiquer. Elle se dit que le manque de café n’était pas un prétexte suffisant pour débattre avec lui de la chute du régime. En tout cas elle n’osa pas l’utiliser pour parler de la défaite qu’elle savait inéluctable. Et de ce terrible secret qu’elle devait garder. Jusqu’à quand arriverait-elle à lui cacher la vérité ? Elle se sentait mal de porter le fardeau du silence, mais c’était pourtant nécessaire. Elle ne pouvait faire autrement. Il en allait de leur sécurité. Si seulement il pouvait la comprendre, pensa-t-elle. - Ca va ? interrogea Hantz, intrigué par son silence soudain. Martha sortit de ses pensés. Une fois de plus elle cacha automatiquement la vérité, s’en voulant aussitôt de ne pas lui dire tout simplement que non, cela n’allait pas du tout, que l’on allait perdre la guerre, que les alliés prenaient le pays en tenaille, qu’ils fonçaient sur Berlin tant depuis l’est que depuis l’ouest. Toutes ces informations que Hantz ignorait, ou faisait semblant d’ignorer, parasité par la propagande. - Oui, oui, tout va bien, s’entendit-elle répondre. Martha sentit aussitôt qu’une nouvelle occasion venait de s'évanouir. Et quand bien même elle l’aurait saisie, qu’aurait-elle dit à Hantz ? Comment réagirait-il si elle lui annonçait que les Russes avaient découvert un camp d’extermination à Auschwitz, le mois dernier ? Qu’ils ne cessaient de progresser. Que c’était pareil avec les Américains, à l’ouest. Lesquels des deux seraient les premiers à investir la ville ? Les Américains ou les Russes ? Elle voulait avant tout préserver son couple. C’est l’une des raisons pour lesquelles, bien avant le début du conflit, Martha avait toujours voulu rester à l’écart de la propagande du régime. Sur son échelle de valeurs, la politique venait bien loin derrière
  • 16. 16 ses convictions religieuses qui, pourtant, lui importaient si peu. Elle voulait éloigner tout cela de sa vie. Car elle n’avait jamais souhaité s’impliquer. Jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux. Jusqu’à ce qu’elle découvre la vérité et surtout l'horreur. Aujourd’hui elle regrettait cette sacro-sainte règle d’or instaurée entre eux. Comme c’était puéril ! Cette règle risquait un jour de faire éclater leur couple devant la réalité. Elle le savait, plus elle temporisait dans le mensonge, et plus l’explosion serait violente. Mais comment faire autrement maintenant ? Qu’elle le veuille ou non, Martha était désormais sensibilisée à la situation. Dès les premières années de guerre, l’afflux des blessés et des réfugiés l’avait inquiété. Cela avait surtout remis en cause sa vision du système. Son esprit critique s’éveilla lentement. Etait-elle la seul à voir ce qui se passait ? A ressentir cet horrible sentiment de culpabilité, tout en devant garder le silence ? *** Au fil des ans, elle devint très liée au directeur de l’hôpital, Horst Neumann. Elle éprouvait beaucoup de respect pour lui et, avec le temps, une confiance de plus en plus forte s’était installée entre eux, comme entre un père et sa fille. Horst avait détecté dans l’attitude générale de Martha et dans quelques-unes de ses réactions à l’hôpital, un certain potentiel critique. Mais il voulait en avoir le coeur net. A plusieurs occasions il lui avait tendu quelques perches pour qu’elle s’exprime. « Vous en pensez quoi, Martha ? ». Au début Martha avait essayé de noyer le poisson. Mais l’air jovial du directeur facilitait la confidence. « Vous pouvez me le dire, cela ne sortira pas de ce bureau ». - Je ne sais pas, je préfère ne pas en parler. On s’est interdit d’en parler d’ailleurs chez nous avec Hantz.
  • 17. 17 - Je comprends, évidemment. Il y a des choses qu’il est préférable de garder pour soi, s’amusait-il à répéter, sourire malicieux aux lèvres. Martha l’ignorait mais, dès le début de leur collaboration, toutes ces questions furent pour le directeur le moyen de pressentir les opinions de Martha et de voir si elle pourrait être un jour une personne de confiance capable de lui être utile et de l’assister dans ses missions. Le directeur se voyait en effet affecté de plus en plus souvent à des missions d’étude sur le terrain. Ses qualités de management et d’organisation en médecine d’urgence lui permettaient de jouer un rôle de plus en plus important. C’était un atout précieux aux yeux de la hiérarchie militaire médicale. Lorsqu’on lui proposa début 1943 de partir quelques semaines en mission sur le front de l’est, il prit la décision de demander à Martha de l’accompagner pour l’assister dans le recensement des besoins. En tant que directeur d’un des plus grands établissements de Dresde, Horst avait été délégué pour réaliser toute sorte d’audits des besoins des troupes en matière de médecine de guerre. C’était quelques mois après la défaite de Stalingrad. Le ravitaillement et l’organisation autour des services de santé était au plus mal et nécessitait un état des lieux précis avant de nouvelles prises de décision et d’éventuels réorientations. Au terme de cette affectation, Martha revint à Dresde bouleversée par cette expérience. Elle changea alors définitivement son opinion sur le régime. Au contact des soldats, elle découvrit à quel point la situation était désormais dramatique sur le terrain. La boue, le dénuement des troupes, le manque d’habits, de matériel médical et de médicaments sautait aux yeux. Les blocs opératoires étaient sous-équipés et les infections et les gangrènes compliquaient la tâche des équipes médicales.
  • 18. 18 Le taux de mortalité était indigne d’une armée moderne et poussait le moral au plus bas. Les soldats désertaient, d’autres se suicidaient. Beaucoup devaient se droguer ou boire pour résister à la pression. Sans parler qu’ils commettaient des exactions. Ce séjour de quelques mois lui permit d’observer la lente agonie des troupes et l’horreur de la guerre. De part et d’autre, le tableau des horreurs prenait une teinte abominable. Les ennemis se rejoignaient dans la soif d’anéantissement et dans l’immoralité. Et contrairement à ce que racontait la propagande, cela préfigurait l’avenir sombre du régime. Cette expérience fut donc effarante pour elle et remit définitivement en question le rôle de spectatrice qu’elle avait joué jusqu’à présent. Alors ici, au centre hospitalier, contrairement à ce qui se passait chez elle, Martha pouvait extérioriser maintenant ses craintes et développer son esprit critique. Ils avaient de très fréquentes discussions sur le système, le gouvernement, la situation politique et militaire du pays. Mais rien ne sortait de leur bureau. S’en était trop. Un soir, prise de remords, elle brisa le silence et se confia au directeur. - Sérieusement, on ne peut pas gagner cette guerre. Ce n’est pas possible. Non ? Après tout ce que nous avons vu là-bas ? - Je sais, Martha. - Sincèrement, on bat en retraite ! Personne ne le sait ? Et il faut nous taire, évidemment ? Dire que tout va bien ? - C’est ce que nous sommes sensés faire, oui. Nous taire et suivre les consignes. Approuver la situation en cachant la réalité. Dire que les approvisionnements en médicaments sont corrects, dire que les soins sont efficaces. Que les pertes sont minimisées. C’est le travail de la propagande de faire croire que nous progressons, que nous cumulons les succès contre l’ennemi. Que des revers comme Stalingrad ne forment pas
  • 19. 19 une retraite ni une défaite, mais plutôt un changement de stratégie. Et ça marche, tu sais. Aujourd’hui seuls les cadres du Parti sont au courant des pertes exactes de ce conflit. Tu vois, Martha, il est préférable de continuer à croire. Sinon il y a bien sûr une autre possibilité. C’est tenter de faire comprendre la teneur réelle de la situation. Mais c’est moins confortable. Plus risqué. Et la majorité ne veut pas finir fusillée sur la place de la Mairie. Face au regard perplexe et déterminé de Martha, le directeur sourit. Sa réaction était saine. Martha avait le potentiel idéal pour l’assister. Ainsi il lui suggéra de s’impliquer un peu plus à ses cotés. - Tu sais, Martha, je fais des visites pour la Croix-Rouge depuis un an maintenant. Ce sont des visites de prisonniers, des inspections dans des Stalags et des Offlag. J’ai pour rôle de les encadrer. - Je sais, oui. - Je songe à poursuivre et à étendre ce programme de visites, en complément de la Croix-Rouge. J’ai déjà un peu commencé. C’est nécessaire. Alors je me suis posé la question. J’y songe depuis quelques temps. Voudrais-tu venir avec moi ? - Dans quel but, je veux dire, c’est toujours dans le cadre de la Croix-Rouge ? - Disons que j’utilise cette casquette officielle pour effectuer ces visites de ma propre initiative, enfin, avec l’accord tacite de quelques amis à l’administration sanitaire et à la Croix- Rouge. - C’est légal, je veux dire…? - Je ne suis pas résistant, si tu veux tout savoir. Et d’ailleurs, qui pourrait être résistant dans ce pays aujourd’hui ? Disons que j’apporte juste de l’aide. C'est une petite contribution. Il y
  • 20. 20 a beaucoup de choses à faire, beaucoup de travail, de visites. D’aide à donner car il y a beaucoup de monde en détresse. C’est pour cela que j’ai besoin d’être épaulé. Et j’ai pensé à toi. Mais attention, cela nécessite que tu n’en parles à personne, pas même à Hantz. Tu devras garder le secret. Tu n’es pas obligée de répondre maintenant. Réfléchis Martha. Martha avait pris le temps de la réflexion, pesant le pour et le contre mais c’est essentiellement son coeur qui faisait pencher la balance. Un exercice solitaire qui devait décider dans quel sens son destin allait basculer. Un exercice dans lequel elle avait dû exclure Hantz. C’était le prix à payer. Elle avait pris la décision quelques semaines plus tard, début 1943, alors que ses nuits étaient hantées des souvenirs fantomatiques des victimes mourantes et mutilées qu’elle avait côtoyées à l’arrière du front. Si elle avait pris cette décision, c’était avant tout pour elle et pour le pays. Mais en faisant ce choix, elle avait choisi de retourner la carte du secret et de cacher la vérité à Hantz. - Alors d’accord. Cela m’intéresse, lui avait-elle annoncé un matin en arrivant au bureau. Le directeur avait accueilli cette nouvelle avec satisfaction mais de manière sobre. Il avait désormais conscience de la tâche qui attendait Martha, et des sacrifices qu’elle serait contrainte d’accepter. - Très bien Martha. Je t’en suis reconnaissant. Mais sache que maintenant le plus dur nous attend. Je te tiendrai au courant de la suite à venir. Et je compte sur ton silence auprès de Hantz. Moins de personnes sont au courant de notre petit réseau d’entraide, et plus longtemps nous pourrons contribuer à améliorer les choses. A notre modeste niveau.
  • 21. 21 Martha se souvenait de cette conversation comme si elle avait eu lieu la veille. Elle avait conditionné son avenir mais aussi celui de son couple. Dès cette période, avec le directeur, ils opérèrent principalement auprès des camps de prisonniers de guerre alliés. Martha put alors apporter sa modeste contribution au réseau d’entraide comme l’appelait Horst. En revanche, dès cet instant, elle affichait chez elle un double visage pour ne rien révéler à Hantz. Voilà pourquoi, depuis deux ans maintenant, elle lui cachait ses activités, mais au prix d’un sentiment de culpabilité de plus en plus difficile à supporter. *** Hantz reprit un dernier morceau de pain tandis que Martha se leva pour déposer la cafetière sur le réchaud derrière elle. Puis il brisa le silence. - Qu’as-tu prévu pour aujourd'hui Martha ? Martha s’assit lentement. A peine remise de son occasion manquée, peut-être pouvait-elle en saisir une nouvelle. Et si le soudain intérêt de Hantz pour son programme de la journée lui permettait d’évoquer enfin la situation ? Pourrait-il admettre la réalité, quitte à le pousser dans ses retranchements idéologiques qu’elle sentait pourtant encore loin de s’effondrer. Hantz n’était pas un fervent Nazi de la première heure. Juste un jeune homme qui croyait que ses choix étaient les bons et qu’il pouvait changer le monde. Juste un jeune homme qui récitait un discours qu’il avait appris depuis si longtemps. Un jeune homme sans esprit critique et qui croyait au bien fondé des ses actions. Un maillon dans une immense chaîne de mort. Alors il faudrait bien qu’il admette un jour ou l’autre la réalité. Et que la vérité jaillisse. Martha avait conservé le secret depuis trop longtemps. Elle était lasse de devoir mentir au quotidien. Pourtant il le fallait, c’était trop risqué. Pour tous.
  • 22. 22 Elle répondit à Hantz d'un ton désabusé. - Cela ne va pas être joyeux. Il y a de nouveaux réfugiés qui arrivent. Ils fuient les Russes. Entre les blessés du front et les familles qui ont tout perdu, cela commence à devenir difficilement gérable pour nous. - Je sais, renchérit Hantz, coupant alors Martha. Pour nous aussi. On va devoir en accueillir de plus en plus au château, et la place risque de manquer. Heureusement cela ne devrait plus durer longtemps. J’ai vu qu’il y avait des renforts en route pour le front. On a des pièces d’artillerie de la Flak qui sont envoyées à l’est aussi. Ils repousseront les Russes. Cette dernière remarque agaça au plus haut point Martha qui ne put s’empêcher de fermer les yeux et de souffler. Le vernis d'indifférence qu'elle avait maquillé sur son visage s'effrita enfin, dans un profond soupir. - S’il te plaît, Hantz, arrête avec ta propagande ! Tu sais très bien qu’on ne pourra pas stopper les Russes. Il va bien falloir que vous vous en rendiez tous compte, non? La franchise de la réponse de Martha étonna Hantz. Il tenta de se justifier. - Ce n’est pas de la propagande Martha. - Mais si. Tu récites mot pour mot le discours de Goebbels. Il serait temps que tu ouvres les yeux. Les Russes sont à peine à cent cinquante kilomètres d’ici. On a déjà été bombardés deux fois cette année alors qu’on avait toujours été à l’abri jusque- là. Tu ne sens pas que le vent a tourné ? Il faut qu’on passe à autre chose maintenant. Regarde la vérité en face.
  • 23. 23 - Si tu t’entendais Martha. Tu te rends compte de ce que tu dis ? Allons, tu verras que tout s’arrangera. - Non. Non ! Je suis désolée ! Non ! Et puis ça va s’arranger pour qui ? En tout cas pas pour nous. - Tu es trop défaitiste, Martha, tu... - Oui, oui, je suis défaitiste ! Et figure-toi que j’ai de bonnes raisons de l’être. Surtout si tu voyais ce que je vois tous les jours à l'hôpital. Il va bien falloir que ce gâchis cesse. - Tu vois tout en noir, plutôt. - J’adore ton optimisme, Hantz. Mais excuse-moi, tu te rendras bien à l’évidence tôt ou tard. Et cela viendra bien plus vite que tu ne l'imagines ! - Bon, allez, il vaut mieux qu’on arrête cette conversation. On avait dit qu’on en parlait pas. On ne va pas se fâcher pour ça. - Bien sûr. On ne va pas se fâcher pour ça. - Oui. Hantz conclut ainsi la conversation et se leva pour poser sa tasse dans l'évier. Martha débarrassa rapidement la table de la cuisine et l’essuya, dans un silence lourd de sens. Son cœur battait à tout rompre, elle était encore effrayée et surprise à la fois par son culot, son insolence et par leur altercation. Malgré l’amour et l’admiration qu’elle avait pour lui, la crédulité de son compagnon l’assommait tout comme sa foi dans le discours d’un régime auquel elle ne croyait plus. Mais il serait difficile de convaincre Hantz. Pourtant le vif échange qui venait de les opposer était peut-être de nature à la rassurer sur sa capacité à faire éclater bientôt la vérité au grand jour. Ou peut-être pas. Le clivage était de plus en plus grand. Comment le combler sans trahir ?
  • 24. 24 Seulement, dans sa tête, les pensées se bousculaient maintenant. Si rien ne se passait, peut-être Martha devrait-elle un jour se résoudre à une autre évidence, bien plus lourde de sens. Petit à petit elle voyait que leur couple avait changé. Elle l'avait senti imperceptiblement, les instants de connivence et leur complicité, la guerre les avait comme effacés, elle les avait recouvert d'un voile de réalité funeste, comme une chape de plomb qui rendait leur quotidien pesant. Et puis il y avait ce poids terrible, celui des non dits sur son activité. La vérité jaillirait bien sûr un jour ou l'autre, mais quand ? Et dans quelles circonstances ? À vrai dire elle sentait qu’il y avait bien plus que cela. Tous deux avaient changé. Chacun s'était peu à peu renfermé sous cette couverture chaude et douillette du train-train quotidien, ce drap de mensonges qui les engourdissait jour après jour et dont la seule issue était de noyer leur couple dans la défaite. Hantz la trouvait parfois fuyante, esquivant certaines de ses remarques, elle s'emportait de plus en plus lorsqu'il évoquait la situation. Martha pouvait en dire autant de lui, qu'elle ne parvenait plus à suivre dans son idéologie et dans son inaction. Tous deux semblaient se fuir comme deux aimants de même pôle. Certes, hantz n'était pas du genre à épancher ses sentiments, il les masquait au début derrière une véhémence politique et des emportements insupportables qui souvent dépassaient ses pensées. Même s’ils étaient sur le ton de l’humour ou dans un style vachard revendicatif, ils avaient maintenant le don d’agacer Martha. C’était pourtant ce qui l’avait séduite aussi au démarrage de leur relation. Mais plus maintenant. Aujourd’hui, il était davantage question de silence et de replis, de banalités, le temps qu’il fait, le travail, l’activité, et ils échangeaient de moins en moins. Il était rare maintenant qu'il se confie à elle, sur ce qu'il ressentait et ce qui le bouleversait et lorsque les rares occasions s'étaient présentées, il retournait systématiquement la situation et ses états d'âme vers un espoir prochain d'amélioration, comme insouciant. Les quelques fois où ils avaient évoqué ensemble la situation, la tension était immédiatement montée. Alors plus personne n'abordait le vrai problème. Hantz la devinait
  • 25. 25 tourmentée, inquiète, mettant cela sur le compte de la situation qui les éprouvait. Chacun restait à sa place, aveuglé de fausses certitudes, de celles qui repoussent les échéances à plus tard, mais de celles qui au final détruisent les couples. Personne ne voulait de cette issue. Alors Martha avait peur. Elle avait peur un jour de devoir faire face à la réalité, faire face à la vérité, elle avait peur un jour de regretter de n'avoir rien dit. Elle rêvait d'en finir avec les non-dits, d'en finir avec le secret, elle rêvait d'être enfin un jour en paix avec elle-même et avec ses mensonges. Être en paix dans un monde en paix. Mais était-ce seulement possible ? Ils passèrent leur manteau et quittèrent leur domicile. Arrivés sur le trottoir devant l’entrée de leur immeuble, ils retrouvèrent le side-car de Hantz. Une fois la bâche de protection ôtée, Martha sangla son casque et prit place dans le panier côté passager, tandis qu’il enfourcha l’engin, ajustant ses lunettes avant de démarrer. Comme tous les matins, ils firent la route ensemble et Hantz déposa Martha devant l’entrée principale de l’hôpital. Un baiser d’au revoir et la promesse de se retrouver le soir, puis Hantz reprit la route vers sa caserne. Cette journée promettait d’être belle, c’était Mardi gras. Les enfants allaient investir les rues toute la journée en se déguisant pour l'occasion. Et demain ce serait la Saint-Valentin. Il ne faudra pas oublier d’y penser, songea-t-il.
  • 26. 26 2 Hantz mit les gaz, slalomant pour son plaisir dans les rues de cette cité millénaire à l’architecture baroque incomparable. Dresde, c’était la ville qui l'avait vu grandir. Il l’adorait. Même si ses connaissances culturelles étaient limitées, il éprouvait une fierté sans nom pour cette ville d'art et d'histoire, une ville de culture, de musées, ouverte au monde, grouillante de vie et où il faisait bon vivre. La simple vue de la cité depuis les berges du fleuve lui suffisait pour considérer qu’il avait devant lui la plus belle ville d’Europe, voire du monde. Lorsqu’il en avait le temps, il s’installait sur la grande terrasse de l’Albrechtsberg et admirait le panorama magnifique des rives de l’Elbe. Cela faisait partie de ses plus grands plaisirs. Tous les jours, il effectuait ce même trajet vers son lieu de travail, c’était devenu comme un rituel. Il roulait jusqu’à l’est du centre-ville dans le quartier de Blasewitz et y déposait d'abord Martha à l’hôpital. Puis il prenait ensuite la direction du nord-est en longeant les quais par l’Hindenburg Ufer, traversant ensuite l’Elbe par le pont de Loschwitz. Il longeait alors les bords du fleuve par la Körner Weg, vers l’ouest, avant de monter vers le château de l’Albrechtsberg et de prendre son service au comité de défense civile. Il affectionnait ce trajet au volant de son bolide. Il se sentait envahi par une incroyable sensation de liberté comme il en éprouvait rarement. Une fois chaussé de ses lunettes d’aviateurs, qu’il avait conservées en souvenir de son passé de pilote, il pouvait s'élancer, les yeux protégés de l’air glacial. Il retrouvait aussitôt ses réflexes comme aux commandes de son avion et voguait dans le flot de la circulation avec l’agilité d’une hirondelle. Les larges avenues de la ville lui permettaient ce luxe. L’hiver n’était pas la meilleure période pour en profiter le plus. Malgré les gants qui le protégeaient, il sentait le froid
  • 27. 27 engourdir ses mains. Il préférait de loin l’été. Là, il se permettait d’ôter son casque et de circuler cheveux au vent. Comme lorsqu'il pilotait. Il aurait tellement aimé voler à nouveau. Hélas, depuis ce fatal accident, il n'avait plus jamais eu l'occasion de revoler. C'était bel et bien terminé. Sans cela, qui sait, peut-être serait-il devenu un As de l’aviation allemande. Peut-être pourrait-il combattre, voler de victoire en victoire, faire la fierté de ses glorieux aînés. Mais c’était ainsi aujourd’hui. Et puis, sans cet accident il n’aurait jamais rencontré Martha. Ce matin, contrairement aux jours précédents, Hantz devait faire face à une circulation beaucoup plus dense. Les tramways notamment circulaient au ralenti. C’était conforme à ce que lui avait dit Martha un peu plus tôt. Il y avait sur sa route de nombreuses colonnes de civils. Les réfugiés fuyaient l’avancée des troupes communistes. La plupart d’entre eux provenaient des régions du front de l’est, anciennement annexées par l’Allemagne. Il s’agissait essentiellement des Etats Baltes et de la Silésie. Les pauvres avaient échappé aux exactions de l’Armée Rouge en progression et qui, disait-on, dévastait tout sur son chemin. Plus que le soulagement d’avoir sauvé leur peau, le visage des réfugiés exprimait la terreur de ceux qui avaient assisté au pire. Leur plus grande angoisse maintenant était de voir les bolchéviques s’emparer de leur ville d’accueil. Ils seraient alors inéluctablement envoyés dans des camps de prisonniers, ou pire, exécutés. Autant dire qu’une mort certaine les attendait. A leurs yeux, Dresde constituait le dernier havre de paix, avec l’espoir que leur situation puisse maintenant s’améliorer. Tous ces malheureux voyageaient avec les quelques affaires qu’ils avaient pu sauver dans leur fuite. Certains semblaient revenir d’un long périple, les traits marqués. Pris en charge plus loin à l’est, ils avaient réussi à rejoindre Dresde par la route ou par le train. Un curieux chassé-croisé s’opérait par endroit avec les troupes partant en renfort. Les convois de civils fuyant les
  • 28. 28 Soviétiques croisaient ainsi les convois de militaires envoyés sur le front pour tenter de contenir l’inexorable avancée. Hantz éprouvait un certain malaise devant cette vision de détresse humaine. Visiblement ces pauvres gens avaient tout abandonné. Et aujourd’hui rien ne l’assurait qu’il ne devrait pas en faire de même avec Martha, si jamais les Russes investissaient Dresde pour tout détruire, comme ils avaient la réputation d'agir. Oui, si les Russes arrivaient, que feraient-ils ? Dieu seul sait ce qu’ils deviendraient. Ils devraient fuir sans aucun doute, comme tous ces gens. Et où iraient-ils ? Ils n’avaient aucune famille en dehors de Dresde pour les accueillir. Et si Martha avait raison ? Il l’avait trouvée si bizarre ce matin, avec ses allusions pessimistes. Elle semblait ne plus croire à la victoire de l’armée allemande. Pourtant, Hantz n’osait imaginer la défaite. Cela lui paraissait impossible. Il balaya aussitôt cette pensée sinistre, la trouvant ridicule. De toute façon, l’afflux de soldats vers le front et le déplacement des batteries anti-aériennes devraient suffire à enrayer l’avancée des Soviétiques. Le Führer le leur avait promis. Sans parler des nouveaux avions, les ME 262 à réaction. L’un de ses amis pilote lui en avait parlé. Ces flèches d’acier volaient à plus de 800 kilomètres à l’heure. Elles pouvaient fondre en quelques secondes sur les appareils ennemis et les pulvériser de quelques rafales de mitraille. Le décrochage ensuite était parait-il vertigineux, au point que les pilotes subissaient une pression énorme dans leur cockpit. Cette arme absolue était sans nul doute vouée à écraser les chasseurs ennemis. Comme il aimerait en piloter un, ne serait-ce qu’une heure. Hantz poursuivit sa route, plongé dans ses rêves d’aviateur. Son trajet en moto lui permettait de cultiver ses glorieuses illusions. Il parvint enfin sur son lieu de travail, se gara et coupa le contact de son side-car. Il retrouva alors avec plaisir ses collègues. Une intense journée de travail l’attendait.
  • 29. 29 3 Martha se présenta dans les couloirs de l’hôpital, salua ses collègues et rejoignit son bureau. L’établissement était l’un des principaux centres de santé de la ville. Dresde était réputée dans toute la région pour ses infrastructures modernes. Elle comptait plus d’une vingtaine d’hôpitaux civils et d’infirmeries, mais aussi de nombreux postes de secours militaires. C’était désormais l’une des principales villes où les blessés du front étaient soignés. L’endroit dans lequel elle travaillait comprenait un grand bâtiment administratif jouxtant un grand complexe hospitalier qui regroupait une dizaine de baraquements en dur. A proximité se trouvait une clinique qui accueillait essentiellement des femmes et plus loin, près d’un parc arboré, se situait une école d’infirmières. Une nouvelle journée de travail pouvait commencer. Martha allait devoir comptabiliser à nouveau le flot ininterrompu d’entrées à l’hôpital, afin de déterminer les besoins et d’ajuster le planning des interventions. Il n’y avait rien de bien enthousiasmant, mais c’était un travail administratif nécessaire au bon fonctionnement de l’établissement. Le directeur n’était pas encore arrivé. La porte de son bureau, mitoyen au sien, restait fermée. Elle s’installa et commença à travailler, ouvrant du courrier d’un geste machinal puis, posant le coupe papier sur le bureau, elle se lança dans le classement d’une pile de documents. Le directeur fit son apparition quelques minutes plus tard, la salua et entra prestement dans son bureau. Il referma aussitôt la porte derrière lui. Cette apparition éclair étonna Martha. Même pressé, le directeur ne l’avait pas habituée à un comportement aussi cavalier. Il avait l’habitude de s’intéresser à elle, et lui lancer une blague ou une anecdote sur un ton léger et amical. Néanmoins Martha ne dit rien et s’en retourna à son activité. Il devait être accaparé par les soucis.
  • 30. 30 *** Horst Neumann était âgé de cinquante-cinq ans. C'était un grand gaillard assez corpulent, qui dégageait une aura de pouvoir autour de lui. Son port altier, presque aristocratique, et sa voix grave et forte inspiraient le respect. Son visage rond était souligné par une barbe blanche. Il avait des yeux marron et son regard perçant semblait analyser en détail ses interlocuteurs, sondant leur esprit et leurs pensées, ce qui le rendait impressionnant. Il fumait la pipe et lorsqu’il recevait un invité, il prenait un malin plaisir à observer chaque étape du rite de l’allumage. Tenant la tête délicatement dans le creux de sa main, il tassait méticuleusement le tabac dans le fourneau, avec un rictus de plaisir et le sourire aux lèvres. Lentement, il s’amusait à souffler quelques bouffées et projeter en l’air un nuage de fumée odorante. Ainsi, ce cérémonial lui permettait de jauger ses interlocuteurs. Et bien souvent ceux-ci s’impatientaient. En apparence austère au premier abord, Horst était en réalité un bon vivant, un être jovial avec ceux qui le connaissaient. Il travaillait dans l’hôpital depuis de nombreuses années maintenant. Il avait d’abord rejoint l’établissement comme chirurgien, au début des années vingt, alors qu’il venait de fêter ses trente ans. Treize ans plus tard, on lui proposa de prendre la direction de l’hôpital. Il était apprécié et aimé de tous, reconnu tant pour sa gentillesse que pour ses compétences médicales et administratives. Il accepta avec joie. Son acharnement à la tâche lui avait permis de gravir tous les échelons jusqu’au poste suprême. Ce caractère positif cachait en réalité un véritable puits de tristesse, fruit du drame qui l'avait touché quelques années plus tôt, en 1920. Cette année augurait pourtant d’être marquante, il était sur le point de devenir chirurgien et sa femme Maria allait donner naissance à leur première fille. La fierté de Horst en était
  • 31. 31 décuplée. Mais l’espace d’une journée, un pan entier de sa vie allait s’effondrer, avec le décès en couche de sa femme. Il avait suffit d’à peine quelques heures pour que sa vie soit anéantie avec la perte de Maria et de leur enfant. Dans ces heures sombres, Horst pouvait pourtant compter sur quelqu’un d’inattendu. Herbert était le pasteur de la petite église Sainte Barbara à Eschdorf. Dans cette bourgade de la grande banlieue de Dresde, tout le monde se connaissait. Et le pasteur appréciait particulièrement bien Maria, l’une de ses meilleures paroissiennes. Maria avait passé son enfance à Eschdorf et Herbert l’avait ainsi suivie dans toutes les étapes de sa jeunesse. Elle se confiait souvent au pasteur qui était devenu peu à peu un ami proche, comme il pouvait l’être avec de nombreuses familles. Si bien qu’elle lui avait présenté Horst le jour où elle s’était fiancée avec lui. Ainsi, tout naturellement, le pasteur les avait mariés quelques années plus tard, en juin 1914. A vingt quatre ans, Horst terminait ses études de médecine à Dresde et n’imaginait pas endosser quelques mois plus tard la blouse de médecin militaire sur le front. Comme départ dans la profession il y avait mieux. La guerre lui était tombée dessus deux mois après son mariage et le séparait déjà de Maria. Avec le décès de Maria, c’est un autre destin, bien plus cruel, qui s’était abattu sur Horst. Que faire, quelle décision prendre ? Rester chez lui, seul parmi tous ses souvenirs, à déprimer et se morfondre sur son sort ? Ou rebondir pour oublier, et de quelle façon ? Là-aussi, les paroles et le soutien du pasteur avaient été déterminants. - Je connaissais très bien Maria, Horst. Elle t’aimait passionnément, profondément. C’était quelqu’un d’altruiste et savoir que tu avais dédié ta vie aux malades était ce qui la rendait le plus fière. Elle aurait été heureuse de voir que tu gardes la foi, qui tu ne baisses pas les bras, que tu n’abandonnes pas tout et que tu penses à elle dans tout ce que tu entreprends, au quotidien.
  • 32. 32 Les paroles réconfortantes du pasteur avaient touché juste. Le choix lui apparu clairement, mais en avait-t-il un autre ? A force d’abnégation et de volonté il progressa et gravit les échelons au sein de l’hôpital, jusqu’à en devenir directeur. Le travail était le seul moyen qu’il avait trouvé pour ne pas sombrer dans la folie du deuil. Le travail et la foi. Car dans cette épreuve l’attitude attentionnée du pasteur avait imprimé les fondations de futures années d’amitié et de confidences partagées. Aujourd’hui, plusieurs portraits de Maria ornaient les murs de son bureau. Le visiteur pouvait ainsi contempler des photos d’instants de bonheur dans la vallée de l’Elbe, Maria et lui, tous deux souriants et comblés d’amour. L’image comme l’esprit de Maria faisaient constamment partie de sa vie, veillant sur lui. Le bureau était décoré avec goût et soigneusement rangé. En revanche, Horst n’avait pu empêcher que l’on accroche au mur un portrait du Führer. Il n’avait pas eu le choix. Depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1933, Horst préférait se tenir à l’écart de l’agitation politique. Certes, il s’était rallié au NSDAP, le parti national-socialiste des travailleurs allemands. Mais c’était par pure nécessité, afin de conforter sa position de directeur d’établissement hospitalier, poste ô combien important dans la hiérarchie. Lui, il ne militait pas. Car malgré tout, son appartenance au parti ne l’empêchait pas d’éprouver un malaise en voyant la politique d’exclusion et les persécutions du gouvernement. Mais il préférait se taire et suivre le mouvement, comme tous, c’était plus sûr ainsi. Toutefois, lorsque les partis et les syndicats furent interdits, il commença à prendre la vraie mesure du problème. Mais la situation était arrivée à un point de non retour. La machine de guerre nazie était lancée à pleine vitesse et plus rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Que faire ? Tout
  • 33. 33 risquer ? Non. Horst préférait se préoccuper en priorité de ses malades et de son personnel. Chaque allemand préférait d’abord gérer le plus important, le travail, le quotidien, suffisamment précaire pour l’ensemble de la société et subvenir aux besoins de leurs familles. Pour le reste, quelle importance ? Le régime se chargeait de s’occuper de tout, pour peu qu’on lui en laisse la possibilité. Mais qu’on le veuille ou non, le régime s’était lui- même octroyé toutes les prérogatives et les citoyens n’avaient plus voix au chapitre. Tant pis ou tant mieux, si cela permettait à terme de réparer l’humiliation ? Alors pour Horst, l’idée de s’engager contre le régime lui paraissait inutile car trop dangereuse. La fatalité l'avait envahi, comme elle avait envahi la grande majorité des citoyens. Il n’y a qu’avec le pasteur, et en privé lors de leurs rencontres, qu’il pouvait se permettre de faire quelques allusions à la situation. Horst se rendait en effet assez souvent sur la tombe de Maria dans le petit cimetière mitoyen de l’église. C’était ensuite pour lui l’occasion de rendre visite à Herbert. Le souvenir de Maria les animait et leur permettait de mettre un peu de côté la pression de plus en plus forte exercée par le régime sur la vie quotidienne des allemands. Mais le spectre de la réalité revenait bien souvent dans la conversation et ils en venaient alors à aborder certains aspects de la société. Horst pouvait de moins en moins mettre ces sujets de côté tant les doutes le nourrissaient. - Fermer les yeux, c’est ce qu’on devrait faire, vous croyez ? - C’est la guerre Horst, maintenant. On ne peut plus rien y faire et quand bien même il y aurait quelque chose à faire, quoi ? Je ne sais pas - Moi non plus je ne sais pas. Jusqu’à la guerre il resta silencieux, comme beaucoup, pensant qu’un jour les choses changeraient, naturellement, et que la chape de plomb qui recouvrait le pays finirait par disparaître. Sa fonction le confrontait pourtant de plus en plus à la tragédie que
  • 34. 34 vivait la population, mais il préférait ne rien dire et travailler simplement. Songer à résister, et comment le faire, n’était même pas imaginable. Et puis cette décision avait une valeur particulièrement importante à ses yeux. C’était aussi le cas pour un grand nombre d’Allemands. Dire non ne signifiait pas seulement lutter contre Hitler et son régime, mais c’était aussi, et surtout, devenir un traître à la patrie. Cette patrie qui était maintenant en guerre à ses frontières et qu’il fallait défendre à tout prix. Et puis, dans le pays, la stigmatisation des réfractaires prenait de plus en plus d’ampleur à mesure que le conflit s’étendait. Quant à la Gestapo, son organisation méthodique avait tissé sa toile dans toute la société et son acharnement à traquer les traîtres s’effectuait avec une abnégation dramatique. Pour le directeur, comme pour bon nombre de citoyens, le risque était trop grand. Il valait mieux se faire petit et ne pas attirer l’attention sur soi. Horst se réfugiait donc dans ses conversations avec le pasteur, au cours de leurs promenades près de l’église. 1941 était l’année charnière qui allait décider de tout et Horst ne pouvait plus masquer ses préoccupations. Certains évènements allaient déclencher chez lui un processus de prise de conscience augurant d’un prochain passage à l’acte. - Qu’est-ce qui te préoccupe Horst ? - Je ne sais pas si vous êtes au courant. Je pense que non. Vous saviez que l’on avait commencé à faire disparaitre certains malades ? Des malades mentaux. Des handicapés physiques ? - Oh, mon Dieu, oui, je ne le sais que trop. - J’ai entendu parler que le processus était maintenant systématique. - C’est vrai ? - Il semble. On euthanasie les « semi-humains », comme on dit. Les déficients mentaux, les enfants avec des maladies
  • 35. 35 génétiques ou des malformations. Ce serait à grande échelle maintenant. Une extermination pour la pureté de la race. - Mon Dieu. C’est diabolique. Mais que pourrions-nous faire ? - Hélas rien, j’ai l’impression. - Peut-être diffuser l’information. Mais cela ne changerait rien. - Je ne vous vois pas diffuser cela ici, à la paroisse, dans vos sermons. - C’est vrai qu’il y a trop de risques à agir, mais comment le faire sinon ? Regarde autour de toi, Horst. Il n’y a pas de résistance dans ce pays, pas d’associations, pas d’opposition, plus de détracteurs, plus de presse libre, plus de syndicats. Aucune organisation. Tout est… anéanti. - C’est évident. - Nous sommes muselés. L’appareil bureaucratique et la surveillance sont en place. La répression fonctionne à plein. Que faire ? Rien ! Nous devons attendre. Et prier. - Sans doute. Vous avez raison. *** Pourtant, à la fin de l’automne 1941, deux événements le poussèrent à agir. Le constat de la vitesse fulgurante avec laquelle affluaient de plus en plus de blessés de guerre, des soldats gravement mutilés et d’autres traumatisés. Beaucoup souffraient en effet de séquelles psychologiques graves et parfois irréparables. Il retrouvait des symptômes qu’il n’avait que trop vus dans les tranchées. Le second évènement fut son autorisation, dans le cadre de ses obligations à l’hôpital, de visiter les camps de prisonniers de guerre de la région. Ce
  • 36. 36 nouveau statut lui ouvrit les yeux et fut une vraie prise de conscience. Ce fut un choc. Au cours de ses premières visites, il réalisa de façon définitive à quel point la situation, tant extérieure qu’intérieure, s’était détériorée. Observant autour de lui, alors un long processus se mît en place. Il s’en confia au pasteur un jour, après de longs moments de réflexion et d'interrogations. - Vous savez que j’ai été réquisitionné dans le cadre des opérations de la Croix-Rouge ? - Oui, tu m’en avais parlé la dernière fois. - Eh bien cela m’a donné une idée. - Ah oui ? Et laquelle ? - Je pense qu’on pourrait faire de l’aide humanitaire. - Tu crois ? Mais comment ? Dans quel cadre ? - Je pense qu’on pourrait se débrouiller pour apporter de l’aide aux prisonniers de guerre ou à la population. Ce n’est pas de la résistance à proprement parler, non ? C’est de l’aide humanitaire. La Croix-Rouge le fait bien, pourquoi pas nous ? Les services de santé ? - Oui, j’entends bien, mais, méfie-toi. La Croix-Rouge a un mandat et l’aide est encadrée par les autorités. Tu crois qu’il y aurait une alternative ? - Il y a deux choses qui peuvent aider. L’Eglise. Et la santé. - Attention. Le régime surveille de très près la religion en général et les églises en particulier. Tant luthériennes que catholiques. Il faut être très méfiant. Leur objectif est de nous faire disparaître, tu sais. - Oui, et c’est pour cela que je pense aux services de santé. On pourrait peut-être réfléchir à faire de l’aide via la santé.
  • 37. 37 - C’est limite, Horst. Parce que de toute façon, quoiqu’on fasse, les services de la Gestapo tenteront d’empêcher toute velléité de d’organisation. Regarde avec La Rose Blanche. Sans parler des complots ratés contre Hitler. Il est difficile de retourner les habitants contre le régime. Je ne te parle même pas des critiques, il y a des oreilles qui trainent partout. Alors envisager cela… - Non, ce que je veux dire, c’est qu'on n’aura pas les moyens d’organiser un réseau de résistance. Et quand bien même nous le ferions nous aurions une espérance de vie réduite. Non, en revanche, ce que je pense possible c’est de créer un réseau d’entraide. - Oui, mais à terme tu voudrais qu’on verse dans la résistance ou pas ? - Non. A terme non. Ce sera suffisamment dangereux comme ça. Mais ce que je crois possible, c’est d’anticiper ou plutôt d’accompagner la chute. Si l’on agit comme aide humanitaire par exemple, auprès des prisonniers de guerre alliés, je crois que nous pouvons communiquer auprès d’eux, leur faire comprendre qu’il n’y a pas que des monstres en Allemagne. Mais qu’il y a aussi des pacifistes, des gens qui tentent d’améliorer les choses, qui luttent mais qui sont muselés et contraints à la clandestinité. On tente d’exister. C’est ce message qu’il faut faire passer aux alliés. Nous ne sommes pas tous pour Hitler. Nous subissons aussi Hitler. - D’accord. Je comprends. Pas une résistance violente, mais une communauté de bonnes volontés. - Oui. Une résistance pacifique. Nous n’avons pas les moyens de nous battre, de faire sauter des ponts ou des voies de chemin de fer. Et puis nous n’avons pratiquement pas d’armes. Autour de nous je ne connais que des religieux ou du personnel hospitalier. Et ce ne sont pas les alliés qui vont nous parachuter des armes et des munitions. On n’existe même pas pour eux et de toute façon on serait considérés comme des espions du régime.
  • 38. 38 - Tu ne penses pas être l’objet de soupçons par ton activité aux côtés de la Croix-Rouge ? Si l’on t’interroge, que dire ? - Que c’est peut-être un moyen d’amadouer les prisonniers alliés et de recueillir des informations ? Comme pour jouer double jeu. De les retourner en somme. - Cela me semble très périlleux. - C’est pour cela qu’il faut le faire en douceur. On ne va pas lever une armée. - C’est sûr. Mais réfléchissons bien avant de prendre une décision. *** L’année 1942 était l'année de tous les dangers. Elle augurait des futurs revers sur le front de l’est. L’avancée allemande était stoppée par les Russes et l'armée s’enfonçait dans le bourbier de Stalingrad. La propagande cachait à son peuple la situation réelle de son armée, bientôt mise sur le reculoir. Le directeur était sûr que le rapport de force allait changer définitivement en faveur des Russes. Horst utilisa donc son travail avec la Croix-Rouge pour le compte de son futur projet de réseau. Il nota des échanges, des conversations, des remarques de son entourage proche mais aussi plus lointain, professionnel ou pas. Dès lors, à la faveur de ses contacts dans les différentes couches de la société, dans le monde ouvrier et auprès des membres locaux de l’Eglise, Luthérienne et Catholique, il commença discrètement à sonder les esprits et les mentalités. Certains étaient évidemment pour le régime et Horst ne préférait pas les approcher plus que de raison.
  • 39. 39 Il fallait se méfier, savoir à qui l’on s’adressait, quelles étaient les rôles, les prérogatives et attributions de chacune des personnes qu’il croisait, s’assurer de ne pas être soupçonné, de ne pas être suivi, laisser la sensation d’être irréprochable et engagé pour sa mission aux côtés de la Croix-Rouge en se montrant digne d’avoir été choisi pour y participer. Mais d'autres, plus discrets ne laissaient entrevoir leurs doutes qu'en très petit comité. Il eut ainsi des conversations informelles mais néanmoins intéressantes qui le firent progresser dans son désir de vérité et de justice, dans la conviction qu’il avait vu juste, qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Il disait ainsi qu'il voulait à sa manière apporter de l’aide aux persécutés dans les camps de prisonniers. Mais ses idées traduisaient une soif d'égalité et de justice. Pourtant tout cela valait-il la peine de prendre autant de risques et d’entraîner avec lui d’autres personnes dans son éventuelle chute si jamais il était arrêté ? Etait-il justement possible de constituer ce petit cercle ? De le créer lentement autour de lui et du pasteur ? Un petit cercle de penseurs ? De gens qu'il avait pour certains déjà côtoyés et qui ressentaient les mêmes sentiments sur la situation ? Toutes ses connaissances pouvaient lui être utiles le cas échéant, mais peut-être valait-il mieux rester prudent pour l’instant, avant d’étendre le cercle dans son entourage. De par sa position à l'hôpital, Horst pouvait déjà apporter une aide modeste mais précieuse à son niveau. Cela pouvait déjà suffire pour commencer. Alors il ne s'en priva pas. Il était conscient que ce ne serait qu’à la faveur de quelques opportunités et de circonstances que le cercle pourrait étendre peu à peu son influence. Peut-être qu’un jour il pourrait commencer à cacher quelques déserteurs de l’armée allemande, ou des pilotes alliés abattus. Mais pour le moment il
  • 40. 40 n’était pas question de mettre le pied dans l’organisation d’un réseau de grande ampleur. Chaque chose en son temps. Plus il resterait longtemps à ce niveau et plus il avait de chances d’être efficace et de rester vivant. Pour masquer son activité secrète, le directeur pouvait compter sur l’aura de sa fonction. Elle lui permettait de composer un personnage de façade et de frayer avec la fine fleur culturelle et politique dresdoise. Il semblait en effet particulièrement apprécié par les membres de la société civile et militaire. Il apparaissait d’ailleurs aux yeux de tous comme un sympathisant honorable du parti, au-dessus de tout soupçon. Il se rendait ainsi volontiers aux cocktails et autres mondanités organisées par l’élite intellectuelle du parti. D’ailleurs, la simple évocation d’élite intellectuelle pour le parti Nazi le faisait sourire. Comment ses membres pouvaient se considérer comme des intellectuels ? Et surtout des élites ? Quelle antinomie ! Mais, grâce à cette précieuse couverture, ses activités furent heureusement toujours dissimulées. Sans faire de vagues, sans faire parler de lui, au fil de ses missions pour la Croix Rouge, il était devenu un élément précieux qui alimentait le pasteur d'informations importantes. Il était clair qu’un jour elles pourraient être utiles et servir aux intérêts d’une structure plus large dans laquelle il pourrait jouer un rôle de plus en plus important. Il sentait cependant le besoin d'être épaulé dans les missions les plus délicates, en particulier lors des visites de camps de prisonniers. Afin de l'assister, il avait songé à Martha dès la fin de l’année 1942. Pourquoi ne pas la recruter ? La visite sur le front de l’est allait être un élément déclencheur. - Tu penses que c’est nécessaire ? - Oui, le fardeau est trop lourd, seul, pendant les missions. J’ai besoin de m’appuyer sur elle.
  • 41. 41 - C’est comme tu préfères. C’est toi qui la connais le mieux, si tu penses qu’elle peut être fiable. Mais c’est peut-être délicat pour elle ? Si tu la penses capable à cent pour cent d’endosser ce rôle, je n’y vois pas d’inconvénient. - Je compte sur mon séjour sur le front pour voir ses réactions sur le terrain et si c’est positif ou pas. Je déciderai après. - Et comment penses-tu qu’elle réagira confrontée aux évènements ? - On verra. Peut-être qu’elle prendra parti. Je lui proposerai alors de travailler avec moi. - Comme tu le souhaites. Et si elle travaille avec toi, ce sera dans quel cadre ? - Ce sera dans le cadre des visites de camps. Cela doit s’arrêter là. Pour le reste je m’en occupe. - Bon, d’accord. - Je tiens à laisser le cercle fermé. Elle n’interviendra pas au niveau de mes contacts. - D’accord. De ce que tu m’en dis, elle ressemble beaucoup à Maria, non ? - Par certains traits de caractère, peut-être. - Tu sais, Horst, elle n’est pas Maria. Et elle n’est pas ta fille non plus. Alors sois prudent si elle te rejoints dans le cercle. Je ne voudrais pas que tu regrettes un jour de l’avoir embarquée dans ce piège. - Je ferais attention. Mais si elle rejoint notre groupe, ce sera d’abord son choix. - Très bien. Personne dans votre entourage ne devra être au courant.
  • 42. 42 - Bien sur. D’ailleurs, à propos d’autre chose, j’ai discuté avec un ami banquier. Il me dit une chose intéressante. Le Plan d’Epargne de Fer, dont on entend parler, ne fonctionne pas. Personne n’y souscrit. - Pourtant le taux est alléchant je crois ? - 15%. Mais il est lié à la victoire alors il n’y a que les cadres du parti qui le prennent. Ils y sont forcés. Il semblerait que la situation financière du pays soit très mauvaise. Or figure-toi que mon ami me dit qu’il y a de moins en moins d’assurances vie et d’emprunts qui se sont contractés cette année. Une tendance forte. - Tu crois que les gens commencent à ouvrir les yeux ? - Je ne sais pas, en tout cas c’est un signe. - Peut-être. C’est une première étape mais la route est encore longue. - Hitler sera jugé responsable de la défaite à l’est. Les gens finiront par le comprendre. A mon âge, je ne me fais plus guère d’illusions, mais je sais que le vent de l’histoire tournera. Horst était persuadé d’avoir vu juste à propos de Martha. Par ses compétences et par son regard acerbe sur la société, la jeune femme pouvait apporter une aide précieuse à Horst. Celle-ci semblait en effet sincèrement touchée par la situation que vivaient le pays et sa population. Le départ sur le front de l’est eut lieu au début de l’année 1943. L’ordre était l’évaluation des besoins médicaux de l’armée et la mission ne devait pas sortir de ce cadre. C'était ce qu'il attendait et elle réagit comme il l’avait prévu. C’est ainsi qu’elle s’engagea. Martha sentait qu’elle pourrait être
  • 43. 43 utile à quelque chose pour faire avancer son pays. Elle se disait que si tout le monde agissait de cette façon peut-être cela pourrait-il changer le cours des évènements et aider le pays à sortir de l’ornière dans lequel le nazisme l’avait plongé. Cela supposait de faire le sacrifice de son avenir et d’entrer dans une forme de clandestinité en travaillant en sous-main avec Horst et en le suivant dans ses visites. C’était peu de chose, mais cette décision avait un poids à ses yeux. En apparence cela ne changerait pas ses habitudes. Sauf qu’elle ne devrait en parler à personne. Si intégrer le groupe était la seule solution pour jouer un rôle positif et tenter d’améliorer la situation, alors cela en valait la peine. Il fallait au moins enrayer la souffrance. Horst lui avait dit qu’au final ils n’auraient rien à se reprocher. Ils ne trahissaient en effet personne, ils faisaient juste de l’humanitaire. C’était la réalité aussi. Quelques semaines plus tard, au printemps 1943, Martha pouvait désormais l’accompagner dans ses futures missions et agir à ses côtés, en visitant des camps de prisonniers de guerre. Le travail de Martha était bienvenu, il permettait d’amplifier l’efficacité des visites. Cette activité s’était en effet intensifiée malgré les risques encourus. C'était une mission d’aide humanitaire sous l'égide des autorités carcérales et de la Croix-Rouge. Mais, sous l’aspect officiel de simples visites médicales, elle était en réalité le moyen de créer des contacts, d’échanger secrètement des messages et de faire passer des documents ou des vivres pour améliorer l’ordinaire. La région de Dresde comprenait un grand nombre de camps de prisonniers de guerre de toutes nationalités. Elle faisait partie du secteur militaire IV qui regroupait la région de Dresde et celle de Leipzig et de Chemnitz. Ces trois villes formaient une sorte de triangle de l'incarcération. Pas moins de sept Stalags avaient été construits dans ce périmètre, portant des initiales de A à G. Deux Stalags gérés par la Luftwaffe y étaient également présents. Quant aux camps d’officiers prisonniers de guerre, les Oflags, ils étaient au nombre de quatre.
  • 44. 44 Elle devint ainsi son bras droit. La confiance était maintenant totale entre eux. A tel point qu’aux yeux de Horst, Martha représentait quelque part la fille qu’il n’avait pas eue. *** Le directeur était assis derrière son bureau, l’air grave. Il consulta un document dactylographié qu’il plia et rangea dans une enveloppe, puis referma à clé dans un tiroir. Il se leva et lança un bref regard vers le portrait de Maria avant d'ouvrir la porte du bureau de Martha. Le directeur lui demanda de le rejoindre. Elle prit son calepin et entra, refermant directement derrière elle. Alors Horst annonça dans un murmure. - Martha, il faut que je vous parle, asseyez-vous, lui annonça-t- il en lui indiquant le siège devant son bureau. Elle s'exécuta. Elle savait ce que signifiait ce ton de confidence. Quelque-chose d’important allait se passer, sous le sceau du secret. Personne dans cet hôpital n’était au courant du pacte qui les liait. Horst s’éloigna de la porte et s’approcha de la fenêtre, s’assurant que personne à l’extérieur ne se trouve à proximité et ne puisse entendre. Même fermées, les fenêtres avaient des oreilles. Il retrouva sa place, et s'assit à son tour devant elle. Il parla d’une voix grave mais calme. - J’ai appris que la Gestapo a redoublé d’effort depuis deux semaines pour traquer des résistants qui opèrent apparemment dans les environs, à partir de Leipzig. Alors il nous faudra rester sur nos gardes. Ils ont procédé à une série d’arrestations dans la région et poursuivent des fugitifs. Ils recherchent notamment des aviateurs alliés qui se sont parachuté. Ils sont certainement pris en charge quelque part. Ils recherchent aussi un prêtre connu pour ses sermons
  • 45. 45 contestataires. Il a été dénoncé et a dû fuir sa paroisse. En fait, il se trouve qu’il s’est présenté ici hier soir et je l’ai provisoirement caché dans une des caves du sous-sol de l’hôpital. Mais l’endroit n’est pas sûr. On m’a d’ailleurs signalé des mouvements d’agents dans les parages. Alors nous allons devoir rapidement le transférer vers un autre lieu en sécurité. L’information ébranla Martha, elle sentait battre son cœur à tout rompre. Passé le choc, elle reprit ses esprits, tandis que Horst continua, semblant tout de même obligé de se justifier. - Oui, je sais. Nous entrons maintenant dans un autre domaine, que je n’avais pas prévu, enfin, que je n’aurais pas cru venir aussi rapidement. Et de cette manière. C’est pourquoi je dois le cacher ailleurs en sécurité. Et vite. - Où cela ? - Il devra rejoindre l’un de nos amis. Il faudra procéder à l’extraction dès ce soir et l’emmener à l’église Sainte-Barbara. C'est à Eschdorf. Tu vois où c’est. Le pasteur là-bas est des nôtres. Il le mettra à l’abri une fois sur place, grâce à ses contacts. - Pourquoi ce soir ? - Parce que c'est le carnaval. Cela devrait rendre l’opération plus aisée. C’est toi qui te chargeras de le conduire. Moi, je suis bloqué ici et je dois rester. Tu devrais d’ailleurs prévenir Hantz maintenant, et lui dire que tu rentreras tard ce soir. Dis- lui que tu es de garde avec moi à cause des réfugiés et du carnaval. - D’accord.
  • 46. 46 Martha semblait toutefois pensive. Elle allait devoir à nouveau mentir à Hantz pour cacher ses activités. Les scrupules l’assaillirent, mais elle ne voyait pas d’autre solution. Le directeur l’interpella. - Martha, ça va ? A quoi penses-tu ? - Rien, c’est juste que j’ai de plus en plus de mal à mentir à Hantz. J'ai peur qu'il ait des soupçons un jour et d'être obligée de lui dire la vérité à un moment donné. Et puis je ne vois pas comment ni quand je pourrais lui dire la vérité. J’ai l’impression d’être dans une situation sans issue. - Nous avons déjà eu cette conversation, Martha. Tu dois absolument lui cacher ton rôle. Et cela le plus longtemps possible. Il sera bien assez tôt pour lui dire, mais uniquement lorsque les évènements nous seront favorables. Le moment n’est pas venu, tu le sais. D’autant plus que nous sommes contraints de passer maintenant à un autre niveau de résistance… - De résistance. Oui, je sais. Je comprends. - Pourquoi ? Tu crains qu’il ne découvre la vérité, c’est cela ? - Je crains plutôt qu’il ait des soupçons. - Et s’il en avait, comment crois-tu qu’il se comporterait envers toi ? - Je l’ignore à vrai dire. Je pense qu’il se sentirait trahi, et ce serait normal, non ? - Et tu penses qu'il irait jusqu'à te dénoncer à la Gestapo ? Écoute Martha, je vais te dire le fond de ma pensée. Que se passerait-il ? De deux choses l’une. Soit il ne comprendrait pas pourquoi tu fais ça. Ce qui est normal sachant qu’il est quelque part impliqué dans le régime et qu’il y croit. Peut-être qu'il te dénoncerait. Ou qu'il partirait. Je ne sais pas. Soit il ne pourrait que constater l’évidence et se rallier à toi, ou au pire
  • 47. 47 se taire. En complice en quelque sorte. Il t’a toujours fait confiance, non ? - Jusqu’à présent oui. - Et vous avez prêté serment tous les deux, non, quand vous vous êtes mariés ? - Oui, mais je ne vois pas ce que cela a à voir avec... - J’y viens justement. La question est : quel serment l’emportera ? Celui de son devoir envers le régime ou celui de son amour pour toi ? Tu réfléchis à cette question et tu auras une partie de ta réponse, Martha. En attendant, le secret est ta meilleure couverture. C’est ce qui nous sauvera tous. Martha acquiesça en silence, perplexe devant l'aplomb du directeur. Il connaissait Hantz que grâce à quelques photos qu’elle avait montrées de lui. Et par la façon dont elle l’avait décrit. Or, même s'il ne l'avait rencontré qu'à très peu de reprises, le directeur semblait bien sûr de son fait, avec un avis bien tranché. Pendant ce temps de réflexion, ce dernier avait enchaîné sur la situation qui le préoccupait. Il lui parla alors des détails de la mission. Après avoir reçu toutes les explications nécessaires, Martha prit congé de lui. Elle se retrouva seule, assise derrière son bureau. Elle tourna son regard vers la fenêtre. Les yeux fixés sur l’horizon, elle resta pensive de nombreuses minutes. Au dehors, le froid engourdissait la ville.
  • 48. 48 4 La tension était palpable. L'unité était réunie dans la salle de briefing pour recevoir les dernières instructions. L'officier les toisa du regard en attendant que tout le monde prenne place. Beaucoup de jeunes figuraient dans l'assemblée. Il était loin d’en être étonné et les regarda s'installer. C’était devenu une curieuse habitude de les observer. Ils dégageaient sans le vouloir une parfaite inexpérience qu’ils tentaient de masquer dans une attitude de fausse sérénité. Difficile de cacher son trac ou sa peur dans de telles circonstances. S’embarquer dans un avion et voler pendant des heures pour bombarder une cible n’avait rien de naturel. On s’apercevait alors que la vie ne tenait qu’à un fil, là- haut dans les airs. Un problème technique, une panne, des éclats de shrapnells de la DCA ennemie, les balles des chasseurs allemands. Il avait vu tellement de gamins rassemblés ici pour leur dernier vol. Des cercueils volants, voilà ce qu’étaient ces bombardiers. Il haussa les sourcils et roula les yeux, se retournant pour contempler la grande carte d'Europe placardée au mur et entourée de tableaux noirs et de paper boards. Organisée depuis plusieurs semaines, l'opération Thunderclap devait être décisive pour les alliés. La planification avait été méticuleuse et aujourd'hui tout était prêt pour lancer ce nouveau raid. Inspecté, alimenté en carburant et en bombes, le matériel était opérationnel. Aucun échec n'était permis. Le Bomber Command lui avait donné des ordres stricts ainsi qu'une feuille de route à respecter à la lettre. Les hommes n'avaient plus qu'à suivre la tactique d'attaque mise en place. L’officier se souvint être resté incrédule quelques secondes lorsqu’on lui avait désigné la nouvelle cible à détruire. L’ordre venait d’en haut, indiscutable. Derrière cela il y avait certainement des intérêts stratégiques qu’il ne valait mieux pas chercher à comprendre et qui le dépassaient. Le bruit des chaises et les voix se turent progressivement, laissant la place à une nervosité silencieuse qui rendit soudain l'atmosphère lourde. Les pilotes et membres d'équipage étaient
  • 49. 49 prêts maintenant à écouter les instructions. C'était le briefing de la cinquième flotte de bombardiers de la RAF. Stationnée à l'aérodrome de Reading, à l´ouest de Londres elle était essentiellement composée de Lancaster, les bombardiers de nuit de la RAF. Ils avaient déjà fait preuve de leur efficacité sur Berlin, Hambourg et Cologne, grâce aussi aux nouvelles tactiques d'attaque des flottes alliées. Si toutefois l’on pouvait dire que déverser un tapis de bombes sur les villes faisait partie d’une tactique. Briser le moral de la population pour renverser le pouvoir, cela avait-il un sens, s’interrogea l’officier. Peut-être. C’était la revanche de Coventry ou de Londres. Mais ces bombardements allemands avaient surtout soudé la population autour de Churchill. Etait-ce le bon choix? Il ne valait mieux pas songer à tout cela et exécuter plutôt les ordres, tels que définis par le Bomber Command. L'officier s'assura que ses collègues à ses côtés soient prêts également, puis se racla la gorge. L'assemblée l'observa, attentive, alors qu'il prit la parole. - Bien. Il agrippa la tige de bois qui lui servait à indiquer les objectifs sur la carte et au tableau puis commença son discours. - Messieurs, l'objectif de cette nuit sera la ville de Dresde. On entendit quelques murmures parcourir l'assistance, avec quelques signes de joie chez ceux qui voulaient en découdre. L'officier poursuivit son speech. - Il y aura trois vagues d'assaut et vous ferez partie de la première. Dresde se situe à un peu plus de 1000 kilomètres et à plus de 5 heures de vol d'ici. Vous devrez parcourir au total environ 2700 kilomètres aller-retour, car vous l'imaginez,
  • 50. 50 vous ne volerez pas en ligne droite. Pour arriver sur zone à l'heure prévue, vous décollerez à partir de 17h30. Le trajet que vous devrez emprunter survolera le nord de la France en direction du cœur de l'Allemagne. Là où je pointe vous serez alors derrière la ligne de front. Aujourd'hui elle occupe toute cette zone. Vous ne devriez pas rencontrer de résistance normalement, la chasse allemande n’est pas au mieux, mais soyez tout de même vigilants. A partir d'ici vous bifurquerez alors par un couloir situé entre Dortmund et Bonn, ici, et remonterez par le nord, vers Magdebourg pour redescendre ensuite par le nord de Leipzig, selon une route sud/sud-est en direction de Dresde. Ceci doit permettre de faire croire à la Flak que nous allons faire un raid sur Berlin. - Et on peut pas bombarder Berlin plutôt ? Lança une voix dans l'assistance. Cela eut le mérite de détendre la situation et l'officier sourit, à l'instar de ses collègues derrière lui. - Désolé mais Berlin ce sera pour une autre fois. Chacun doit avoir droit à son lot de bombes, non ? Plus sérieusement, une fois que vous serez en vue de Dresde, le point d'orientation initial sera le terrain de football à l’ouest du vieux centre de la ville, que vous pouvez voir ici sur cette carte. Il se situe ici par rapport au centre ville, dans la banlieue. Plus précisément dans le grand parc Ostra Gehege. Vous devriez arriver en suivant l’axe de la Pieschner Allee, ici. Ce terrain, c’est le stade de Ostra Gehege. Il servira de marqueur cible pour les autres vagues alors il ne faut pas le louper. Vous devriez arriver sur zone aux alentours de 22h00, 22h15. Votre vague sera constituée de trois groupes d'action. Le premier groupe et le plus petit en nombre s'occupera de placer les marqueurs. Vous décollerez à 17h30. Au mieux vous serez sur zone à 21h45, selon les vents. Le second groupe, dans la foulée, sera équipé de bombes explosives, et quelques incendiaires. Vous connaissez le procédé, on détruit les bâtiments et on empêche l'accès aux secours. Le troisième groupe comprendra le reste des incendiaires. Nous avons pour
  • 51. 51 mission de noyer la ville sous les cendres, alors soyez sans pitié. Tout le monde a bien compris ? Vous ne quittez la zone qu'une fois toute votre cargaison larguée. Vous aurez votre affectation de groupe en sortant. Souvenez-vous d'une chose. Traverser l'Allemagne est la mission la plus dangereuse. Vous aurez une escorte de Mosquitos et volerez à haute altitude. Une fois que vous aurez largué vos bombes vous emprunterez le trajet de retour par le sud avec un passage par cet itinéraire, au sud de la ville de Nuremberg, ici, et vous suivrez ensuite cette route vers le nord de la France. Est-ce que tout est clair ? Des questions ? - Oui. La gare fait partie de l'objectif ? Je ne la vois pas sur le plan. - Toute la ville fait partie de l'objectif. Pour votre information, la gare se trouve ici. Au sud. Et là se trouve la Prager Strasse qui mène au vieux centre. Tout doit être détruit. Avec le vecteur que vous allez emprunter, la ville constitue la cible principale avec la gare, la vieille ville et l'Altmarkt. Jusqu’au grand jardin, là. Vous toucherez également la banlieue et la rive de l'Elbe près du centre. Les ponts aussi sont à détruire. C’est tout ? Ok. Vous avez encore quelques heures avant le décollage alors profitez-en pour vous préparer et revoir les procédures. Rendez-vous à 16h30 sur le tarmac. Vous pouvez disposer. Dans l'assistance, Richard n’avait pas perdu une miette du briefing de l'officier. Il restait dans ses pensées tandis que, autour de lui, les équipages commençaient à se lever pour quitter la salle et regagner leurs quartiers dans un brouhaha fait de remarques en tout genre et de blagues sur le prochain bombardement. Confronté à la mort, on évacuait le stress souvent par l'humour et la dérision. Mais Richard n'y parvenait pas. C'était sa première mission de guerre. Son voisin l'observa et le sorti de ses pensées. - Si tu ne bouges pas on ne risque pas de décoller. Ça va ? T'as l'air bien songeur ?
  • 52. 52 Richard le regarda et revint aussitôt à la réalité. - Oui, oui, pardon. - Toi, c'est ton premier raid on dirait, pas vrai ? - Oui je sors de l'instruction. - La bleusaille. T'inquiète alors, tout se passera bien. Tu fais juste ce qu'on te dit. - Ok. - Et tout ira bien. Richard acquiesça. Il se leva et laissa le pilote passer puis le suivit vers la sortie pour rejoindre son équipage. Dresde. Il connaissait cette ville, non pas qu'il ait déjà eu l'occasion d'y aller, mais parce que son père lui en avait souvent parlé. Il travaillait dans un cirque, avant la guerre, et s'occupait des animaux. Lui-même avait voulu suivre la voie paternelle avant que n'éclate le conflit. Son père lui avait souvent parlé des zoos et des autres cirques d'Europe car il avait eu l'occasion d'en visiter pendant sa carrière. Et il lui avait parlé de celui de Dresde, le cirque Sarrasani. C'était d'après lui le plus majestueux des cirques qu'il avait connu. Lui, il ne le connaissait pas mais il allait certainement devoir bombarder le cirque que son père adorait. Il évacua cette pensée en rejoignant son affectation, se forçant à masquer son appréhension.
  • 53. 53 5 La journée s’écoula dans une atmosphère particulièrement enjouée, qui parvenait jusqu’aux fenêtres du bureau de Martha. Ce 13 février n’était pas un jour normal. C’était Mardi Gras et à cette occasion, la population avait eut l’autorisation de célébrer l’événement. Le prétexte était idéal, en effet, pour éloigner pendant quelques heures les soucis et le spectre d’une guerre qui se rapprochait à grand pas. Pour fêter le carnaval, beaucoup d’enfants s’étaient déguisés et peints le visage. Ils étaient sortis dans les rues avec la bénédiction de leurs parents qui souvent les accompagnaient. Les portes cochères des immeubles, les places, les jardins étaient devenu des lieux de fête où les enfants s'amusaient, criaient, chantaient et dansaient. Un air d’avant-guerre régnait sur la ville. Cette journée ensoleillée et relativement chaude était parfaite, même si les colonnes de réfugiés que l'on apercevait parfois au détour d’un coin de rue rappelaient à tout le monde l'ombre lugubre du conflit. La soirée serait placée sous le même signe. Elle ne faisait que commencer, et plusieurs évènements avaient été prévus pour l’animer. Ce soir, la représentation du cirque Sarrasani promettait disait-on d’être exceptionnelle. De nombreux parents avaient prévu d’y emmener leurs enfants pour, l’espace de quelques heures, faire de cette journée une fête. De renommée internationale, le cirque n’avait jamais fermé depuis le conflit et avait au contraire vu son affluence accroître. Il offrait de superbes numéros équestres avec également la présence exceptionnelle d’animaux exotiques. Quant au spectacle de clowns, sa réputation se lisait sur les lèvres des enfants excités par l’évènement et promettait de ravir chaque spectateur.
  • 54. 54 Les personnes qui recherchaient davantage le calme ou le côté esthète d’un rendez-vous culturel de standing, avaient préféré se rendre au Semperoper. On y jouait ce soir « Der Freischütz », un opéra en trois actes de Carl Maria Von Weber. Le cadre majestueusement baroque de l’endroit accueillait une foule de passionnés d’art lyrique, venus sur leur trente-et-un. On faisait tout pour se rappeler ainsi les soirées d’avant-guerre. C'était un soir de sorties, de cirque, de cinéma et les visages radieux balayaient ainsi le voile de la guerre. Plus la soirée avançait, et plus les rues se remplissaient de badauds. Les gens sortaient en couple ou entre amis, et affrontaient les températures redevenues fraîches avec la nuit tombante. Une population bigarrée de civils, de personnes âgées, d’enfants et de soldats en uniforme déambulait ainsi dans les rues. On se retrouvait dans les tavernes, où l’on se réchauffait, on y buvait quelques bières et on jouait aux cartes. Ce soir, c’était une atmosphère particulière que les gens ressentaient. Quelque chose qu’ils n’avaient plus connu depuis longtemps. Le sentiment de vivre en paix. Si la guerre semblait vraiment loin, elle était pourtant à moins de cent cinquante kilomètres de là. Et bientôt, elle serait encore plus proche.
  • 55. 55 6 Les locaux du siège de la police secrète étaient restés hermétiques à cette atmosphère festive. L'effervescence y était tout à fait différente. Le chef de la Gestapo avait reçu ce matin le rapport hebdomadaire d'activité de ses services et avait convoqué Wilfried, l’un des sous-officiers qui en était l'auteur. Le rapport revenait notamment sur une affaire qui occupait les enquêteurs depuis quelques semaines. Un poste de TSF avait été retrouvé dans la cellule d'un camp de prisonniers de la région. Il provenait à coup sûr de l'extérieur. D'habitude la Gestapo ne s'occupait pas de ces affaires internes, c’était même du ressort de la SS, mais étant donné la situation du régime, elle s'y était intéressé. La menace pesait non plus sur une éventuelle évasion mais sur la provenance de cet objet, preuve que des réseaux subversifs continuaient à agir dans la clandestinité. Jusqu’à présent, le travail de la police secrète avait toujours empêché la formation de réseaux de résistance. L’activité d’éventuels opposants ait été enrayée en partie grâce à un maillage efficace de toutes les couches de la société. Il suffisait de quelques démonstrations violentes bien ciblées, de quelques exécutions publiques pour l’exemple, souvent précédées de procès politiques largement médiatisés par la propagande pour étouffer dans l’œuf toute velléité d’opposition. A cela s’ajoutait la pression permanente exercée par les agents de renseignement quadrillant le terrain et la peur insufflée dans toute la société. Ainsi rassemblés, tous ces éléments s’accumulaient avec leur lot de dénonciations. Ils remontaient de précieuses informations, parfois inutiles, et faisaient régner ainsi une chape de plomb sur tout le pays. Pourtant, de plus en plus, l’efficacité de cette organisation atteignait ses limites. Wilfried fit son apparition et fut invité à s'asseoir. C'était un sous-officier de confiance et de grande valeur, qui prenait à cœur