1. La Croix -mercredi 8 juillet 2020
Grand format26
Le sport amateur
appeléàseréinventer
I
l s’est à l’évidence passé
quelque chose. Pendant les
deux mois du confinement,
de nombreux Français se sont
mis au sport, transformant
leur domicile en salle de gym, ar-
pentant leur quartier en faisant
du jogging. Boom des ventes des
rameurs et vélos d’appartement,
explosion des inscriptions aux ap-
plications numériques de running,
et tout le monde en selle, à peine
la porte du déconfinement entrou-
verte. Cet engouement n’est-il que
provisoire, simple occupation du
temps soudain dégagé par les res-
trictions sanitaires ? Ou la prise
de conscience généralisée que ce
corps doit peut-être être entretenu
et céder enfin aux injonctions du
sport santé? Tout ce grand cham-
bardement causé par le Covid-19
incite-t-il à penser différemment
les pratiques? Exige-t-il du sport
amateur une « réinvention », ce
nouveau Graal à la quête duquel
tous les secteurs seraient censés se
lancer? Certitude: pendant le confi-
nement, chacun fit son programme.
Une pratique sportive hors cadre,
libre, épousant toujours plus cette
autonomie revendiquée par les
pratiquants réguliers comme par
les sportifs du dimanche. «Ce phé-
nomène de mise en loisir du sport
s’est développé à la faveur de la ré-
volution du temps libre. Ce n’est pas
nouveau, mais sans doute le corona-
virus l’accélère-t-il», observe le so-
ciologue Olivier Bessy, responsable
du master loisirs, tourisme et déve-
loppement territorial de l’univer-
sité de Pau et des Pays de l’Adour.
«Les gens cherchent un nouvel art de
vivre. Il reste un plaisir de la perfor-
mance, mais ce n’est plus le même,
chacun se situant d’abord par rap-
port à soi-même. Ces pratiques inter-
rogent le mouvement sportif tradi-
tionnel des fédérations et des clubs
qui tentent de s’adapter, non sans
difficulté.»
Pas simple, il est vrai, pour
l’univers fédéral de sortir d’une
logique compétitive encore large-
ment dominante. «À quoi juge-t-
on le travail d’un président de fédé-
ration sportive? Aux titres conquis
par ses athlètes de haut niveau et
au nombre de ses licenciés ama-
teurs», rappelle le sociologue Ar-
naud Saurois, maître de confé-
rences à l’université de Poitiers
et coordinateur de l’Observatoire
du sport français. «Cela ne pousse
guère les dirigeants à réfléchir
autrement sur les pratiques qu’en
s’interrogeant pour savoir si elles
ramènent ou non des licenciés.»
Ce chercheur propose de redéfinir
l’unité de mesure qu’est la licence.
«Ce sont les clubs qui devraient ache-
ter les licences aux fédérations, pré-
conise-t-il, et les distribuer ensuite
sous deux formes: une licence gra-
tuite pour connaître et fédérer
Des cyclistes empruntent la rue de Rivoli à Paris, le 11 mai 2020, au premier jour
de l’assouplissement du confinement. Thomas Coex/AFP
Cet engouement
n’est-il que
provisoire ? Ou la
prise de conscience
généralisée
que ce corps doit
être entretenu ?
La pandémie de coronavirus
a accéléré certaines évolutions
des pratiques du sport,
à l’œuvre depuis des années.
Le mouvement sportif
va devoir s’adapter aux
nouveaux besoins exprimés
par les pratiquants amateurs.
P P P
2. La Croix -mercredi 8 juillet 2020
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le pratiquant; puis une licence
premium, cette fois payante en fonc-
tion des services proposés. Ce qui per-
mettrait de mieux poser ce que l’on
fait et pourquoi.» Arnaud Saurois l’a
évalué à travers ses enquêtes ou des
séances de réflexion menées pen-
dant le confinement: beaucoup de
bénévoles dans les clubs souhaite-
raient favoriser de nouvelles pra-
tiques mais ne savent pas comment
ou bien manquent d’outils.
Ces outils, Yohan Penel, 36 ans,
responsable de la commission dé-
veloppement durable et citoyen-
neté de la Fédération française de
badminton (FFBAD), aimerait les
faire émerger. D’où son «appel ci-
toyen» aux candidats et candidates
aux élections fédérales qui auront
lieu d’ici à avril 2021, pour un sport
«engagé et émancipateur, au service
de la société». Lui-même candidat
à la présidence de la FFBAD, il es-
père remettre au centre des débats
la question de l’impact sociétal du
sport. «Nous fabriquons des cham-
pions, nous offrons des loisirs, mais
nous ne fabriquons plus de citoyens,
juge-t-il. Nous devrions retrouver
cette ambition éducative, parce que
nos clubs restent des lieux majeurs
de lien social. Il ne s’agit pas d’être
dans la nostalgie du “c’était mieux
avant”, mais d’innover en faisant
prévaloir le rôle central et trans-
versal du sport.» Yohan Penel n’est
pas isolé. Le laboratoire d’idées eu-
ropéen Sport & Citoyenneté en ap-
pelle lui aussi à conforter la place
du sport dans la société. Et le collec-
tif des Colibris du sport plaide pour
l’émergence d’un «modèle réelle-
ment adapté aux besoins nouveaux
d’une société durable».
Christophe Lepetit, responsable
des études économiques au Centre
de droit et d’économie du sport
(Cdes) de Limoges et un des inspi-
rateurs des Colibris, est persuadé
que la pratique sportive va devenir
«une obligation, même si c’est cha-
cun à son rythme, de l’ultra-trail à
l’apprentissage de la chute dans les
Ehpad pour les personnes âgées».
Sur leur plateforme (1), les Colibris
souhaitent partager leur réflexion
mais aussi «les bonnes expériences
existant déjà, et à dupliquer, in-
dique l’économiste. Le sport peut
constituer un axe essentiel pour aller
vers une société plus douce, plus soli-
daire.» Exemple flagrant dans les
métropoles: le sport comme moteur
pour redessiner l’urbanisme. «Pour
pratiquer, on peut rechercher la na-
ture, la montagne ou la plage, dé-
taille Olivier Bessy. Mais c’était im-
possible pendant le confinement. La
ville s’impose de plus en plus comme
terrain de jeu, et sans doute sera-t-
elle encore plus demain ce théâtre de
pratiques qu’il faut penser en consé-
quence, dans le cadre d’un processus
de naturalisation auquel aspirent
d’ailleurs les citadins.»
Le sport peut également se re-
trouver au cœur des nouvelles mo-
bilités. «Nous assistons peut-être à
un basculement aujourd’hui. En se
déplaçant à pied ou à vélo, on fait
non seulement du bien à son corps
mais aussi à la planète», suggère
François Bellanger, directeur de
Transit-City, une structure de ré-
flexion spécialisée dans la prospec-
tive et l’innovation sur les villes et
les modes de vie. «Je plaide pour le
retour de certains moyens de trans-
port: aller au travail en kayak via la
Seine.Ilfaudral’organiser.Levéloen
ville ne devrait plus être un combat,
mais une évidence. Il faudrait penser
à des couloirs pour les coureurs. Ou à
des lieux d’escale pour ces nouvelles
mobilités, comme le sont les stations-
service pour les voitures. On manque
notamment de douches partout pour
les coureurs, les cyclistes…»
Douce utopie ou avenir enviable?
«Il reste difficile de penser ces sujets,
admet François Bellanger, d’autant
qu’il faudrait peut-être déjà être sur
le coup d’après : quelles pratiques
sportives, demain, avec le réchauf-
fement climatique? Pour l’instant,
sur ce sujet, le mouvement sportif n’a
strictementrienàdire,paspluspour
lemondeamateurquepourlemonde
professionnel.»
Ce monde professionnel, lui,
semble reparti de plus belle, spec-
tacle et business comme d’habitude,
en croisant les doigts pour que le vi-
rus ne grippe pas à nouveau la ma-
chine. Décevant? «Ce n’est pas une
spécificité du monde sportif, nuance
Arnaud Saurois. Tout le monde est
endifficultépourpenserlacriseenvi-
ronnementale. Face à tous ces défis,
le paramètre essentiel pour imaginer
le sport de demain sera la solidarité.
Le haut niveau comme le sport de
masse, ainsi que les entreprises du
secteur, les associations, tous les ac-
teurs doivent se rapprocher pour ré-
fléchir et remettre à plat le système.
Sans peur d’oser la disruption. Pour
certains, quand la compétition s’est
arrêtée pendant la pandémie, tout
s’est arrêté. D’autres ont pris ce mo-
ment pour réfléchir. C’est plutôt une
bonne nouvelle.»
Jean-Luc Ferré
(1) lescolibrisdusport.com
Séance de fitness dans une chambre à Bruguières (Haute-Garonne)
pendant le confinement, en mars. Frédéric Lancelot/Divergence
Beaucoup
de bénévoles
souhaiteraient
favoriser de
nouvelles pratiques
mais manquent
d’outils.
repères
Deux tiers des Français
font du sport
Les deux tiers (66%) des
Français de 15 ans et plus,
soit 36 millions de personnes,
pratiquent au moins une fois
dans l’année une activité
sportive. Ce chiffre figure
dans le baromètre national
des pratiques sportives,
mis en place par le ministère
des sports et l’Institut national
de la jeunesse et de l’éducation
populaire (Injep). Le baromètre
a été réalisé en collaboration
avec le Centre de recherche
pour l’étude et l’observation
des conditions de vie (Crédoc)
et publié pour la première fois
en janvier 2019.
La marche et la course à pied
dominent (40% des Français),
devant les activités de la
forme et de la gymnastique,
comme le fitness, la muscula-
tion ou le yoga (22%), les
activités aquatiques (20%)
et les sports de cycle ou motori-
sés (18%).
Le cadre de prédilection
est le plein air pour 47%
des pratiquants, dont 36% en
milieu naturel et 11% en ville,
la salle pour 29% et la maison
pour 18%.
61% des Français optent
pour une pratique autonome,
24% pratiquent en club
ou en association et 8% dans
une structure commerciale.
P P P