Interview Les Echos le 4 janv 2014 sur la charte familiale
Salariés actionnaires: un délicat mélange des genres
1. 1. Salariés actionnaires : un délicat mélange des genres
L'analyse d'un certain nombre de réformes récentes démontre l'accélération d'une tendance de
fond qui affecte profondément l'ordre juridique économique et social français depuis les
années 1960. Il s'agit de la volonté des pouvoirs publics de favoriser, par l'instauration d'un
certain nombre de mécanismes convergents, l'accession des salariés au capital des entreprises
constituées en sociétés par actions.
La réforme de l'épargne salariale (1)
est un bon exemple de cette politique, qui apparaît
nettement à la lecture des débats parlementaires : « La structure du capital des sociétés va
peu à peu se modifier avec le développement des salariés actionnaires. [...] Cet
amendement s'inscrit dans le contexte d'un rééquilibrage des relations de pouvoir au sein
des entreprises en faveur des salariés... (2)
». Ainsi que le fait remarquer un sénateur, « il
aurait été plus judicieux et plus lisible d'intituler l'ensemble de ce texte : « projet de loi
pour la promotion de l'actionnariat salarié» au lieu de retenir la notion neutre d' « épargne
salariale» (3)
».
Cette volonté politique a ainsi conduit à l'introduction dans notre droit de nombreuses
innovations juridiques et fiscales, parmi lesquelles on peut citer :
- l'instauration du mécanisme des bons de souscription de parts de créateur d'entreprise
(BSPCE) ;
- la possibilité pour les titulaires d'un plan d'épargne d'entreprise (PEE) d'utiliser les sommes
bloquées sur ces comptes pour acquérir des stock-options ;
- la possibilité (4)
d'investir les sommes recueillies dans le cadre d'un PEE dans des valeurs
mobilières émises par les entreprises appartenant au même groupe, que ce soit par
l'intermédiaire d'un fonds commun de placement d'entreprise (FCPE) (5)
ou en direct ;
- l'obligation faite à l'assemblée générale des actionnaires décidant d'une augmentation de
capital de statuer sur un projet de résolution proposant une augmentation de capital réservée
aux salariés (6)
.
Cette évolution ne va pas sans soulever certaines difficultés tant au regard du droit des
sociétés et du droit boursier, qu'au regard du droit social. En droit des sociétés, les principales
difficultés rencontrées découlent de la dernière innovation ci-dessus (1). En droit boursier, la
question est de savoir si les opérations destinées aux salariés relèvent ou non de l'appel public
2. à l'épargne (2). Enfin, l'essentiel des difficultés rencontrées en droit social tient au cumul des
qualités de salarié et d'actionnaire (3).
1. ACTIONNARIAT SALARIÉ ET AUGMENTATION DE CAPITAL RÉSERVÉE
Lors des décisions d'augmentation du capital, la loi (6
) exige désormais que l'assemblée
générale des actionnaires statue sur un projet d'augmentation de capital réservée aux salariés.
1.1. - Existence préalable d'un PEE ?
La première difficulté, longuement discutée, portait sur le point de savoir si cette obligation
s'imposait à toutes les sociétés, ou seulement à celles qui avaient mis en place un PEE - ou un
plan partenarial d'épargne d'entreprise volontaire (PPESV (7)
). La question est d'importance, car
la sanction du non respect de cette nouvelle obligation légale est la nullité de la décision
d'augmentation de capital principale. La jurisprudence (8)
vient de prendre position sur une
controverse qui agitait la doctrine, précisant que la règle énoncée par le nouvel article 225-129
VII est d'ordre public de direction et que la nullité encourue est absolue (9)
.
La doctrine (10)
, l'administration (11)
et finalement les tribunaux (12)
ont considéré que la mise en
place d'un PEE (ou PPESV) n'était pas une condition préalable, mais une simple condition de
mise en œuvre dans l'hypothèse où la résolution recueillerait un vote positif.
1.2. - Nature des augmentations de capital déclenchantes ?
La deuxième série de difficultés a porté sur la question de la nature des augmentations de
capital « déclenchantes» de la nouvelle obligation que la loi avait entendu viser. Ce sujet a
entraîné tant de confusion qu'il a fallu que le législateur intervienne à nouveau pour clarifier
ses intentions initiales.
Cela a été le cas, notamment, pour les augmentations de capital intervenant à l'occasion de la
conversion à l'euro, dont la loi MURCEF (13)
a dû préciser, a posteriori, qu'elles n'entraînaient
pas obligation de faire application des nouvelles dispositions sous certaines conditions (14)
.
Cela a été le cas, également, pour les augmentations de capital par apport en nature, que la
loi de sécurité financière a clairement exclues du champ d'application de l'article L. 225-129,
après qu'une partie de la doctrine s'est prononcée en sens contraire (15)
.
La doctrine avait également souligné que ces dispositions seraient d'une application
particulièrement difficile lorsque des valeurs mobilières complexes (BSA (16)
, ABSA (17)
, OBSA
(18)
, OCA (19)
, etc.) auraient été émises. Notons que ceci est fréquent dans les grands groupes
cotés, où, précisément, l'actionnariat salarié est le plus développé. Il est en effet impossible au
3. moment de l'émission de ces instruments de savoir si l'option qu'ils comportent sera ou non
levée par le bénéficiaire à son échéance. La loi de sécurité financière a depuis précisé que se
trouvaient exclues du champ d'application de l'article L. 225-129 les décisions « résultant
d'une émission au préalable de valeurs mobilières donnant droit à l'attribution de titres
représentant une quotité du capital».
Il faut cependant remarquer qu'il est encore permis d'hésiter sur la nature d'une décision de
mise en œuvre d'un plan d'options de souscription d'actions, qui pourrait entraîner, à terme,
une augmentation de capital.
On le voit, les difficultés d'application pratiques soulevées par cette seule innovation sont
nombreuses.
1.3. - Méthodes d'évaluation des actions proposées aux salariés
La loi du 19 février 2001 a introduit, pour les sociétés non cotées, une nouvelle formule de
détermination du prix de souscription des actions émises lors d'une augmentation de capital
réservée aux adhérents d'un PEE, prix qui désormais doit être fixé « selon les méthodes
objectives retenues en matière d'évaluation d'actions en tenant compte de la situation
nette comptable, de la rentabilité et des perspectives d'activité de l'entreprise [...]
appréciées sur une base consolidée, en tenant compte des éléments financiers issus de
filiales significatives». La loi sur l'épargne salariale précise qu'à défaut, il conviendra
d'appliquer les méthodes antérieurement prévues par les textes (20)
, i.e. « division du montant
de l'actif net réévalué selon le bilan le plus récent par le nombre de titres existant ou, à
défaut, à dire d'expert». Le législateur n'apporte malheureusement aucune précision quant à la
manière d'articuler entre elles ces différentes méthodes d'évaluation.
Une dernière question est celle de savoir s'il y a appel public à l'épargne lorsque l'augmentation
de capital réservée aux salariés au titre de l'article L. 225-129 concerne plus de 100 salariés.
2. ACTIONNARIAT SALARIÉ ET APPEL PUBLIC À L'ÉPARGNE
Cette question peut certes paraître théorique car il est en pratique peu probable que les
résolutions proposées dans ce cadre recueillent un vote positif.
Elle mérite néanmoins d'être examinée non seulement à propos des augmentations de capital
réservées, mais encore à propos des autres mécanismes d'accès au capital institués au profit
des salariés (plans de cession d'actions, par exemple).
4. 2.1. - Cas où l'émetteur est coté
S'agissant des sociétés cotées, le règlement no
98-01 de la Commission des Opérations de
Bourse (COB) prévoit, en son article 12-3 b), que l'émetteur est dispensé d'établir un
prospectus «lorsque les instruments financiers dont l'admission est demandée sont des
titres de capital réservés aux salariés de l'émetteur ou du groupe de l'émetteur».
L'émetteur est néanmoins tenu de publier et diffuser « un document comprenant des
renseignements sur le nombre et la nature des instruments financiers ainsi que sur les
motifs et les modalités de l'opération».
Pourtant l'examen des opérations récentes (21)
permet de constater que cette dispense n'est pas
en pratique appliquée.
En son temps, la COB (22)
a en effet considéré que les opérations destinées aux salariés relèvent
de l'appel public à l'épargne dès que le nombre des salariés visés est supérieur à 100 (23)
. Un
prospectus simplifié doit alors être établi.
Cette position est critiquable (24)
en ce qu'elle ne tient pas compte des règles spécifiques
applicables aux opérations réservées aux salariés. Elle est pourtant constante depuis 1992 et a
été réitérée depuis (25)
. Il est intéressant de noter que cette position est également contraire
aux dispositions de la directive européenne « Prospectus» (26)
, qui énoncent le principe d'une
dérogation à l'obligation de publier un prospectus lorsque l'opération est destinée aux salariés.
À ce sujet, l'Association nationale des sociétés par actions (ANSA) rappelle utilement (27)
qu'il ne
peut y avoir appel public à l'épargne que dans la mesure où l'émetteur utilise l'un des moyens
visés par la loi, à savoir publicité, démarchage, recours à des établissements de crédit ou à des
prestataires de services d'investissement. La question de savoir combien de personnes sont
concernées ne devrait en principe être examinée que dans un second temps, dans la seule
hypothèse où l'un de ces moyens a été utilisé. En effet, à défaut d'utilisation desdits moyens, il
n'y a pas appel public à l'épargne et la question de savoir si la présomption de placement privé
résultant du critère du cercle restreint d'investisseurs s'applique ou non n'a donc pas lieu d'être
examinée.
2.2. - Cas où l'émetteur n'est pas coté
S'agissant des sociétés non cotées, le règlement no
98-08 de la COB prévoit que l'offre au public
par appel public à l'épargne doit donner lieu à l'établissement d'un prospectus simplifié visé par
la COB (28)
(aujourd'hui l'AMF). L'autorité de marché a pris soin de préciser que les
5. augmentations de capital réservées aux salariés de l'émetteur ou du groupe de l'émetteur ne
font pas partie des cas de dispense autorisés (29)
.
La règle s'applique aussi bien aux sociétés françaises qu'aux sociétés étrangères, notamment
américaines, qui sont nombreuses à offrir leurs actions aux salariés de leurs filiales françaises,
dans le cadre de plans d'actionnariat mondiaux.
La question a été débattue (30)
de savoir si, en deçà du seuil de 100 personnes, la preuve de
l'appel public à l'épargne peut ou non être reçue. Si l'on admet qu'il s'agit d'une présomption
irréfragable, les opérations visant moins de 100 personnes devraient pouvoir bénéficier de la
présomption de placement privé au titre du critère du cercle restreint d'investisseurs sans qu'il
soit besoin de prouver l'existence de liens personnels avec les dirigeants.
Telle n'est cependant pas la position exprimée par la COB lors de la réforme de l'appel public à
l'épargne (31)
.
L'examen des opérations donnant lieu à publication permet de vérifier qu'un prospectus
simplifié est parfois exigé même lorsque le nombre des bénéficiaires est inférieur à 100 (32)
.
Si les principales difficultés rencontrées en droit des sociétés trouvent leur origine dans les
mécanismes qui permettent l'accession des salariés au capital, en droit social, en revanche,
c'est le cumul de la qualité de salarié avec celle d'actionnaire qui est susceptible d'engendrer
des difficultés.
3. ACTIONNARIAT SALARIÉ ET SALARIÉS ACTIONNAIRES
Parmi les différentes catégories de salariés actionnaires, des situations très diverses existent :
elles sont liées à la part de capital détenue par les salariés : la fraction détenue peut varier de
quelques actions à des pourcentages significatifs voire prépondérants.
La qualité d'actionnaire est susceptible de mettre en cause la qualité de salarié lorsque la
position d'actionnaire est majoritaire au sein du collège des actionnaires.
Les propos qui suivent s'adressent aussi bien aux salariés qui deviennent actionnaires, qu'aux
actionnaires devenant salariés, la seule impossibilité étant pour l'actionnaire ayant déjà un
mandat d'administrateur de devenir salarié (33)
.
Après avoir rappelé ce qui caractérise la notion de salarié (3.1), il faut distinguer la situation
du salarié actionnaire minoritaire (3.2) de celle du salarié actionnaire majoritaire (3.3) pour
comprendre l'antagonisme qui peut apparaître entre la qualité de salarié et celle d'actionnaire.
6. 3.1. - Le salarié
Le contrat de travail, acte juridique fondateur du statut de salarié suppose la réunion des trois
conditions suivantes :
- la fourniture d'une activité au salarié par l'employeur,
- le versement d'une rémunération en contrepartie,
- l'exercice de cette activité s'inscrivant dans une relation de subordination du salarié à l'égard
de l'employeur.
L'élément caractéristique du contrat de travail par opposition à un contrat de collaboration ou
de prestation de services est le lien de subordination : le salarié travaille pour l'employeur sous
son contrôle et sa responsabilité. Malgré l'autonomie qui peut être sienne lorsqu'il a le statut
de salarié cadre, le salarié n'est pas indépendant dans son activité : il effectue une activité au
nom et pour le compte de son employeur.
3.2. - Le salarié actionnaire minoritaire
À sa qualité de salarié s'ajoute celle d'actionnaire.
Cette nouvelle situation place le salarié dans une position inhabituelle : celle de posséder une
fraction du capital de son employeur et donc de contrôler la gestion effectuée par son
employeur. Certes, ce pouvoir dévolu à tout actionnaire peut se révéler plus ou moins
significatif selon l'importance du capital détenu : est considéré comme actionnaire minoritaire
celui qui détient moins de 50 % du capital social.
Cette double qualité de salarié et d'actionnaire n'est pas considérée comme antinomique :
l'intéressé est salarié malgré sa position d'actionnaire minoritaire. En effet, le lien de
subordination, qui est la caractéristique principale du contrat de travail, existe dès lors que
l'intéressé n'a pas les moyens de contrôle ou d'influence suffisants sur la société qui est son
employeur. En d'autres termes, un actionnaire peut être salarié de la société dont il est
actionnaire sans perdre sa qualité de salarié dès lors qu'il n'est pas en mesure d'influer
significativement sur les décisions des actionnaires et qu'il ne contrôle donc pas son propre
employeur.
Un tel cas de figure est rare dans les sociétés anonymes non cotées, leur actionnariat étant
concentré entre quelques mains seulement. Il peut néanmoins se présenter dans les sociétés
d'origine familiale.
7. En pratique, l'immense majorité des salariés actionnaires de sociétés non cotées est détentrice
d'une fraction très minoritaire du capital, le plus souvent acquise par le biais des mécanismes
d'épargne salariale ou de souscription/achat d'actions (autrement dénommés « stock-options»).
Le contrat de travail de ces salariés n'est donc pas affecté par leur qualité d'actionnaires, les
règles du droit du travail s'appliquant naturellement.
3.3. - Le salarié actionnaire majoritaire
Par les termes de salarié actionnaire majoritaire, il faut entendre le salarié qui détient plus de
50 % des droits de vote aux assemblées générales d'actionnaires. À ce titre, il influence très
significativement la marche de la société, en nommant et contrôlant a posteriori la direction
générale. Dans ces conditions, il existe un risque que les conditions requises pour qualifier une
relation de collaboration en contrat de travail entre l'intéressé et la société dont il est
actionnaire majoritaire ne soient pas réunies : la qualité d'actionnaire majoritaire fait alors
obstacle à l'existence d'un réel lien de subordination et donc à l'effectivité du contrat de
travail.
C'est ce qu'a décidé la jurisprudence à plusieurs reprises en refusant toute indemnisation à un
président du directoire actionnaire majoritaire, qui avait par ailleurs une position de directeur
technique (position qu'il avait occupée sans discontinuer depuis son entrée dans la société en
tant que salarié non actionnaire) (34)
.
L'argumentation des tribunaux est fondée sur le fait que l'intéressé « disposait de tous les
pouvoirs sans aucun contrôle» et qu'il « exerçait sa fonction technique en toute indépendance
sans avoir à en référer à quiconque».
Ils s'attachent à vérifier si le lien de subordination a trouvé application (35)
et, à défaut, conclut
à l'absence de contrat.
Si l'idée d'un cumul entre actionnaire majoritaire et contrat de travail est, bien entendu,
concevable juridiquement (36)
en pareil cas, le constat, selon lequel la position d'actionnaire
majoritaire met l'intéressé en situation de contrôle de son propre employeur, s'impose et
entraîne, par voie de conséquence, la conclusion selon laquelle la qualité de salarié ne peut
être attribuée à un actionnaire majoritaire, voire minoritaire (37)
en dépit de compétences et
d'une fonction techniques indiscutables.
On voit que les difficultés juridiques soulevées par l'articulation des statuts de salarié et
d'actionnaire sont nombreuses. Elles méritent d'autant plus d'être considérées que le
développement prévisible des opérations de LBO (38)
risque de faire apparaître de nouveaux
8. écueils. A-t-on suffisamment réfléchi, par exemple, aux interrogations que soulève la situation
des dirigeants qui sont aux commandes de l'entreprise objet du LBO, lorsqu'ils sont en même
temps candidats actionnaires, en leur qualité d'équipe pressentie pour participer au capital aux
côtés du fonds d'investissement repreneur ? Quelles informations sont-ils en droit de
communiquer à leur partenaire-investisseur et quelles informations doivent-ils au contraire
traiter comme confidentielles et n'utiliser qu'en leur qualité de salariés dirigeants de
l'entreprise ? Comment gérer les situations de conflit d'intérêts qui ne manqueront pas de se
présenter à eux dans une telle situation ? Quelle interprétation donner au délit d'entrave quand
le dirigeant est en même temps candidat actionnaire ?
Valérie TANDEAU DE MARSAC - Anne-Élisabeth COMBES
Avocats associés, cabinet EY Law