1. 3
7
14
CE MATIN-LÀ, 0°54’ S, 89°36’ O, ON DISTINGUA LE SCANDENS
DU MAGNIROSTRIS, LE PALLIDUS DE L’INORNATA, LE PSITTACULA
DU FORTIS... IL EN FUT AINSI QUATORZE FOIS.
ET TOUT S’EN SUIVIT.
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13
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11. LA PROIE
POUR L’OMBRE
CELA S’EST CONSTRUIT
SUR UN BESOIN DE SILENCE.
LE SILENCE ? À ENTENDRE
NON COMME UN REFUGE MAIS
TEL UN SPORT DE COMBAT.
CELA ENCOURAGE À LÂCHER.
UNE SOCIÉTÉ DÉVORANTE, LE
PRÉSENT DÉPASSÉ, LA PROIE
POUR L’OMBRE, LÂCHER ?
À SAISIR NON COMME UN
ABANDON MAIS TEL UN SUR-
SAUT.
IL EST L’HEURE.
DANS LE SILENCE ET L’OMBRE,
FAISONS CONNAISSANCE.
15. J’ai repris la route pour rentrer chez moi, à
New York. Je traîne le poids d’un projet
avorté. J’étais parti en Virgine-Occidentale,
le long du fleuve Ohio, pour passer
quelque temps en compagnie de forains
qui vont de ville en ville pour amuser les
habitants avec des manèges étourdissants,
des sucreries bien grasses et du frisson à
pas cher. Au début, ce projet m’avait sem-
blé prometteur mais, après une semaine
de travail avec les Carney (ils m’ont très
bien accueilli), j’ai peur que mes photos
ressemblent à celles d’un autre. Pire, je
crains que ma photographie ne soit deve-
nue une imitation. Peut-être de Walker
Evans ou Emmet Gowin.
Juste avant de rejoindre l’autoroute pour
New York, je traverse une petite bourgade
construite au bord de l’eau : c’est Mounds-
ville, Virginie-Occidentale, nommée ainsi
en l’honneur des monticules érigés par les
indigènes pré-chrétiens. Je parcours les
quelques rues en voiture, à la recherche
de… je ne sais quoi. Un fragment d’Amé-
rique. Au bout d’une rue se dresse un
énorme bâtiment qui ressemble à un châ-
teau. Il est noir et exsude la peur. Peut-être
est-ce exactement ce que je cherche. Je
m’avance pour y jeter un œil. Il s’agit de la
centrale de Virginie-Occidentale, le péni-
tencier à sécurité maximale pour les pires
criminels de l’État.
Je me gare et frappe à la porte. J’explique
à la femme de l’accueil que je souhaiterais
prendre quelques photos.
- Allez-y, répond-elle.
- À l’intérieur, je précise.
- Oh. Je vais demander au directeur.
AUTOMNE 1977
VIRGINIE-OCCIDENTALE
21. Quelques minutes plus tard, je me retrouve
dans le bureau du directeur. Je lui explique
que je suis journaliste, que j’ai travaillé pour
Life, Time et le New York Times (ce qui est
presque vrai). Je sais d’avance qu’il ne me
laissera pas entrer et je suis prêt à repartir.
Pourtant, il me dit que je peux accéder à la
cour, si je veux. Il m’attribue un garde pour
m’accompagner. Je me promène pendant
une demi-heure, approche quelques
hommes et leur demande si je peux les
prendre en photo. Ils acceptent. Voilà, c’est
fini. Je me retrouve dehors, dans ma voi-
ture. Dix heures plus tard, je suis de retour
à New York, vaguement conscient que
quelque chose d’énorme vient peut-être de
se produire. Je commence à travailler sur
les pellicules. Les photos des forains sont
intéressantes, mais elles ne se tiennent pas.
Exactement comme je le craignais. En re-
vanche, parmi les photos de prison, j’en dé-
couvre une qui me saute aux yeux. Je sais
aussitôt que c’est meilleur que tout ce que
j’ai pu faire jusqu’à présent. Pourquoi ?
Parce que, dans cette photo, je n’essaie pas
à tout prix d’être photographe. Je laisse
juste le moment et l’occasion se présenter.
Il faut que j’y retourne. J’écris tout de suite
au directeur pour lui demander si je peux
revenir. Persuadé qu’il va refuser. Pourtant,
à nouveau, il accepte. Quelques mois plus
tard, je suis de retour dans son bureau, prêt
à passer une semaine en prison pour tra-
vailler.
- Nous avons un problème. Je n’ai aucun
garde de disponible.
- Qu’est-ce qu’on fait, alors ?
- Je pourrais peut-être vous donner un dé-
tenu.
- Ça me va.
Je franchis la première porte, celle qui sé-
pare l’atmosphère familière de l’administra-
tion et celle, complètement étrangère, de la
vraie prison. Tout change. Certains sons ré-
sonnent depuis si loin à l’intérieur que je ne
pourrais pas en dire l’origine. À présent,
tout n’est plus qu’un fracas de métal, de
portes, de voix, de stations de radio, de
chants et de cris.
Ce jour-là, et pour le reste de la semaine, la
lumière est si faible que je passe la plupart
de mon temps en intérieur avec un trépied.
Même dehors, la nuit tombe vers quatre
heures de l’après-midi.
Lors d’un autre séjour, pendant une cani-
cule dans le sud de l’Alabama, je baigne
dans la sueur toute la journée, que ce soit
dehors dans les champs ou à l’intérieur. La
chaleur devient partie intégrante de l’atmo-
sphère unique de l’expérience. Malgré cela,
j’éprouve le besoin de courir à la fin de
chaque journée, de bondir le long des
routes près de l’endroit où je loge, pour ten-
ter d’évacuer la tension qui habite mon
corps.
Il y a tant d’aspects de la prison que l’on ne
retrouve nulle part ailleurs. Je ressens cette
étrange différence à chacune de mes qua-
tre visites, deux à Moundsville, deux en Ala-
bama, une semaine à chaque fois, espacées
sur deux ans de temps. Après chaque visite,
je pense que j’en ai terminé. Puis, environ
six mois plus tard, je regarde mon travail et
je sais que ma tâche n’est pas finie. Le tra-
vail m’attend. Je ne sais pas encore quoi et
la seule façon de savoir, c’est d’y retourner.
Aujourd’hui, quand je regarde ces photos,
j’entends ce bruit assourdissant et indis-
tinct, je perçois la chaleur et le froid. Je res-
sens également l’excitation intense d’alors,
sachant que chaque jour, j’allais plus loin
dans mon travail, plus loin dans tout ce que
j’avais pu entreprendre. J’ai l’impression
que ces photos font naître ces mêmes sen-
sations chez les autres. Sans doute parce
que les gens ne parlent pas vraiment.
Quand ils commencent à regarder, ils de-
viennent silencieux. Je crois que c’est bon
signe, une preuve que les photos fonction-
nent.
Pourquoi ai-je entrepris ce projet et y ai-je
consacré tant de moi-même ? Parce que je
savais que cela me changerait. Parce qu’il
m’a conduit dans un autre univers et que
c’est ce que j’ai toujours voulu (aujourd’hui
encore). Je me suis mis à la photo en espé-
rant me retrouver dans des situations qui ne
ressemblaient en rien à ce que j’avais pu
connaître dans ma vie, et voir ce qui existait
dans le monde en dehors de mon existence
familiale relativement normale. Je voulais
être transporté hors de moi-même, hors de
mon esprit, de ma vision construite du
monde. Je savais que cela se produirait en
prison. J’y ai croisé toute l’obscurité à la-
quelle on s’attend, mais aussi de la clarté et
de la bonté.
Cette expérience a bel et bien changé mon
esprit et m’a ouvert. À l’intérieur, ils étaient
tous humains. Comme moi.
CERTAINS SONS
RÉSONNENT
DEPUIS SI LOIN A
L’INTÉRIEUR QUE JE
NE POURRAIS PAS
EN DIRE L’ORIGINE
22.
23.
24. Je jouissais d’une liberté totale dans l’en-
ceinte des prisons. Je crois que les prison-
niers et les membres de l’administration se
sont habitués à ma présence. J’ai fini par
faire partie du décor. Une sorte de familia-
rité s’est développée entre nous. Je n’ai ren-
contré personne de vraiment mauvais – du
moins, je ne le pense pas –, mais certains
prisonniers étaient méchants, d’autres stu-
pides, d’autres simplement tristes. Certains
étaient gentils et l’un d’entre eux était
même un saint, même s’il ne serait sans
doute pas de cet avis. Je suis resté en
contact avec certains hommes, mais même
ceux que je n’ai vus qu’une seule fois sa-
vaient qui j’étais et on m’acceptait. En fait,
je les intriguais. Ces hommes étaient sur-
veillés en permanence, mais personne ne
faisait vraiment attention à eux, du moins,
pas de façon bienveillante. Je n’étais pas
leur adversaire. La plupart des photo-
graphes qui visitent les prisons ne restent
qu’une heure. Moi, je me suis mêlé à la po-
pulation. J’envoyais toujours des tirages,
lorsque je rentrais chez moi. J’ai corres-
pondu avec plusieurs des détenus. L’un
d’eux m’a même appelé pour bavarder,
après s’être évadé.
Ces photos sont très vivantes pour moi,
bien sûr. Je ressens encore ce que j’éprou-
vais quand j’étais là-bas, de la peur mêlée à
ce sentiment que les photographes éprou-
vent parfois, comme si rien ne pouvait leur
arriver. Évidemment, je sais que ce n’est pas
vrai. J’ai aussi conscience que la photogra-
phie accorde une certaine licence, un privi-
lège, et permet d’aborder de parfaits
étrangers en leur expliquant qu’on est à la
recherche de la Vérité. J’ai découvert que
l’un des aspects les plus difficiles de la pho-
tographie, et de la vie elle-même, est de
conserver sa lucidité d’enfant, de ne pas
tomber dans des habitudes, ni de ne voir
que ce que l’on cherche. La prison m’a ré-
veillé, m’a pris par surprise.
24
25.
26.
27. QUOI QUE VOUS TENIEZ POUR VRAI, IL
EXISTE UN ENDROIT AU PLUS PROFOND
DE CE LABYRINTHE D’ACIER, DE BÉTON
ET DE PIERRE, OÙ CETTE VÉRITÉ EST
FAUSSE
31. Depuis, je cherche des situations qui vont
me saisir et me réveiller. Cela m’a conduit à
travailler dans un club de boxe en Afrique,
au Kampala Boxing Club, et dans la réserve
indienne Crow du Montana.
Je n’avais jamais vraiment écrit sur mon tra-
vail dans les pénitenciers, jusqu’à présent.
J’ai essayé, mais les photos semblaient tou-
jours en dire plus long que mes mots. La
seule chose à laquelle je pense est la sui-
vante : il est difficile de comprendre la pri-
son avec l’esprit. Quoi que vous teniez pour
vrai, il existe un endroit au plus profond de
ce labyrinthe d’acier, de béton et de pierre,
où cette vérité est fausse. SK
42. UN VISAGE
RÉAPPARAÎT DANS
CHAQUE IMAGE.
MON VISAGE.
MON VISAGE À LA
PLACE DE LEURS
VISAGES. À LA PLACE
DES VÔTRES.
PAVEL MARIA SMEJKAL
42
43.
44. J’essaie de comprendre le monde
qui nous entoure, je cherche des ré-
ponses à des questions fondamen-
tales et mon travail photographique
m’aide en ce sens. Les séries dans
lesquelles j’utilise un matériau histo-
rique emprunté et modifié aident à
ma réflexion. À travers la visualisa-
tion de certains moments et situa-
tions limites, je crée un monde
hypothétique au travers duquel je
pose des questions, tout en essayant
en même temps d’y répondre. Je
m’intéresse toujours à l’ensemble,
au principe, à la loi. J’envisage la vie
des individus en tant que parties
d’un tout. C’est crucial pour moi. Les
situations individuelles de nos vies
se répètent sans cesse. Je m’en sers
donc comme d’exemples, modèles,
archétypes, généralement valides et
porteurs de sens, non seulement du
point de vue de l’individu, mais aussi
du tout, c’est-à-dire de l’humanité.
Voilà ce qui m’intéresse.
47. La mémoire est importante dans la vie.
Après tout, nous ne prenons conscience de
la façon dont la nature fonctionne que grâce
aux informations génétiques et lorsque
nous comprenons à quel point l’apprentis-
sage est important pour toute forme de vie.
Plus on se souvient, plus on a de chances
dans la lutte. L’invention de l’écriture et des
images a aidé l’humanité de façon fonda-
mentale. En particulier, le travail de l’image
est l’une des principales caractéristiques de
la civilisation occidentale et, j’en suis
convaincu, l’une des raisons de son succès.
La photographie est, depuis ses origines, un
vecteur clé pour l’image, précisément à
cause de sa capacité à étendre notre mé-
moire. Même si l’on dit que les choses les
plus essentielles sont invisibles, les yeux et
les perceptions visuelles sont des éléments
cruciaux de notre compréhension du
monde. Cependant, tout est aussi en
grande partie une question d’interprétation
de ce qu’on voit, car nous savons qu’il est
possible de regarder sans voir, ou de voir
sans remarquer, ou de remarquer sans
comprendre…
L’art nous permet justement de dépasser la
surface, même dans des cas où nous utili-
sons la photographie.
Depuis longtemps, j’ai le sentiment que
nous vivons dans le futur. Que notre posi-
tion et notre connaissance nous donnent
vraiment la possibilité de contempler cer-
tains instants depuis une perspective future.
D’une certaine façon, nous pouvons prédire
l’avenir de moments capturés dans le
passé. Si je regarde une fillette qui fuit une
attaque au napalm, je peux dire : « elle aura
deux enfants et deviendra Canadienne ». Si
je regarde la photo de l’équipe de Scott au
Pôle Sud, je peux dire : « dans quelques se-
maines, aucun de ces hommes ne sera en-
core vivant ». Et je sais que j’ai raison. Je ne
cesse pourtant de me demander s’il aurait
pu en être autrement. Il existe bon nombre
d’autres questions en suspens que nous
pouvons poser devant d’anciennes photos.
Je me les pose à moi-même.
Je cherche ma place dans l’espace-temps,
dans la société humaine. Je me demande
qui je suis et pourquoi je ne suis pas
quelqu’un d’autre, même si je sais que j’au-
rais pu vivre dans d’autres circonstances,
dans des mondes complètement différents,
dans d’autres conditions. J’aurais alors agi
comme ces gens dans les photos d’ar-
chives. PMS
65. POURTANT, IL Y A BIEN LÀ UN ANIMAL.
PAS UN BRUIT. AUCUNE ODEUR. L’OUÏE ET
L’ODORAT NOUS ALERTENT. UNE IMPRES-
SION DE MOUVEMENT, MAIS RIEN NE
BOUGE. LA VUE CONTEMPLE UNE SCÈNE
FIGÉE. UN INSTANT, LE TROUBLE NOUS SAI-
SIT. COMME AU DÉPART D’UN TRAIN À CÔTÉ
D’UN AUTRE TRAIN. EST-CE CELUI DANS LE-
QUEL NOUS SOMMES QUI SE DÉPLACE, OU
L’AUTRE ? UN INTERSTICE SE CRÉE PAR LE-
QUEL ON PERÇOIT... QUOI ? LA VIE DANS
UNE ALLÉGORIE ? LA MORT DANS CE CADA-
VRE ? DU VIDE OU DU PLEIN, LE VIDE DE
L’ANIMAL, LE PLEIN DE NOUS-MÊMES ?
NOUS-MÊMES : NOTRE POUVOIR DE DO-
MESTIQUER ? NOTRE IMPUISSANCE À
DURER ? ENTRE MENSONGE ET VÉRITÉ, LA
TAXIDERMIE JOUE AVEC NOS NERFS. ET SI
LA QUESTION ÉTAIT CELLE DE NOTRE SEN-
TIMENT D’ÉTERNITÉ ?
JÉRÔME RICHEZ
69. En 2004, l’exposition “Nanoq: Flat Out and
Bluesome” ou “la vie culturelle des ours
polaires”, s’est ouverte à Spike Island, un
vaste espace aux murs blancs dédié aux
arts à Bristol. Dix ours polaires naturalisés
étaient exposés, chacun isolé dans sa pro-
pre vitrine en verre. Tous provenaient des
quatre coins de la Grande-Bretagne, afin
de cohabiter brièvement dans leur soli-
tude. Cette exposition marquait la conclu-
sion de la quête de Bryndis
Snæbjörnsdóttir et Mark Wilson, qui ont
traqué et photographié tous les ours po-
laires empaillés du Royaume-Uni, un péri-
ple de trois ans qui leur a permis d’en
dénicher trente-quatre. La plupart des
spécimens se trouvaient dans des mu-
séums d’histoire naturelle, parfois expo-
sés, parfois en réserve dans des caisses,
au milieu des archives et d’autres articles
mis au rebut. Certains ours ornaient le
salon ou le hall d’entrée chez des particu-
liers, ou bien se mêlaient au décor éclec-
tique d’un pub rustique.
Tous les ours ont été photographiés in situ,
à l’endroit même où Bryndis Snæbjörns-
dóttir et Mark Wilson les ont découverts,
saisis dans le bric-à-brac de leur habitat –
pas leur environnement naturel, c’est cer-
tain, mais leur résidence secondaire et fi-
nale. S’il se dégage de ces photos une
certaine vitalité haute en couleur, elles
transmettent aussi une mélancolie indé-
terminée, un sentiment de langueur ou
d’attente : la douce tristesse de la persé-
vérance stoïque de ces ours, face à des
morceaux de banquise artificielle, des
bouteilles de bière et des animaux
d’Afrique. L’un des ours tient un panier en
osier chargé de fleurs en plastique épa-
nouies ; un autre est enfermé entre un
wallaby et un tigre ; un troisième encore a
été oublié derrière une bicyclette poussié-
reuse et un cheval à bascule en bois. Ces
situations embarrassantes enveloppent les
ours d’un vague sentiment de noblesse
tragique, une aura capturée par le titre du
projet à la mélancolie ambigüe. « Nanoq »
est le nom inuit de l’ours polaire. En an-
glais, le terme de « flat out » sous-entend
une notion d’absolu, de mort et de fuite en
avant, et s’étire comme une peau tendue ;
« bluesome », dérivé de l’adjectif « blue »,
suggère à la fois la lumière bleutée des
neiges arctiques et le poids de la mélan-
colie.
La nostalgie qui se dégage de ces photos
et le titre de l’exposition étaient accentués
par la présence même des dix ours. L’at-
mosphère de la galerie était marquée par
un silence oppressant, un sentiment d’ab-
sence, de solitude, de manque, d’aspira-
tion ou d’attente. Peut-être était-ce
l’austérité de l’espace, avec ses murs
blancs, son sol blanc, tout ce verre et ce
métal blanc et propre, et ces ours blancs
isolés. Ou, peut-être, la simple présence
physique de ces ours capturait et commu-
niquait-elle quelque chose que des photos
en deux dimensions ne pourraient jamais
rendre.
Dans le cadre de leur projet, les artistes se
sont renseignés sur l’histoire personnelle
de chaque spécimen. Les ours ont été soit
abattus au cours de diverses aventures
arctiques, soit euthanasiés dans des zoos.
L’un d’eux est mort de vieillesse ; un autre
voyageait avec un cirque. Pourtant, quels
que soient leur histoire et leur parcours
détaillés, ces ours polaires restent étran-
gers au Royaume-Uni : ils ont tous été en-
levés à leur environnement naturel à
différents stades de leur vie ou mort, puis
placés par la main de l’homme dans des
postures d’éternité. Le choix des artistes
de s’intéresser à une espèce arctique, plu-
tôt qu’à des créatures indigènes en
Grande-Bretagne, confère une significa-
tion supplémentaire à ces ours polaires. Il
ne s’agit pas là de créatures indigènes
“communes”. Ce ne sont pas des espèces
colonisatrices indésirables, mais des im-
portations convoitées et, en tant que
telles, elles sont nécessairement chargées
d’attentes et d’espérance. Sans le désir de
capturer, de tuer, de voir, de documenter,
ces ours ne seraient pas arrivés en
Grande-Bretagne et n’auraient certaine-
ment pas été empaillés.
De nombreux ours datent de la moitié du
dix-neuvième siècle, vestiges de la fasci-
nation victorienne pour l’Arctique. L’ours
du Muséum d’histoire naturelle de Lon-
dres a sans doute été tué lors de la tenta-
tive du capitaine William Parry pour
découvrir le Passage du Nord-Ouest, au
début des années 1820. L’ours du Mu-
séum national d’Irlande a été abattu en
1851 à Baffin Bay, au cours d’une mission
de reconnaissance pour découvrir ce qui
était arrivé à l’expédition Franklin. L’ours
du Kendal Museum a été tué par le comte
de Lonsdale, lors d’un voyage arctique or-
ganisé à la demande de la reine Victoria.
Quant à l’ours du Dover Museum, c’est
l’un des soixante spécimens abattus lors
LA SOLITUDE ET LE
DÉSIR HANTENT NOTRE
ÉTRANGE EXPÉRIENCE
DE CRÉATURES À LA FOIS
INCLUES ET EXCLUES DU
RÈGNE ANIMAL
71. de l’expédition Jackson-Harmsworth qui
croisa de façon inattendue les explora-
teurs norvégiens Fridtjof Nansen et Hjal-
mar Johansen de l’expédition Fram, ces
derniers ayant survécu à l’hiver en se
nourrissant de viande d’ours polaire et de
morse . Riches de cette histoire anté-
rieure, les ours en évincent presque l’en-
gouement victorien pour la taxidermie.
Certains ours ont été naturalisés par de
grands noms de la taxidermie de la fin de
l’époque victorienne, particulièrement
Rowland Ward et Edward Gerrard & Sons.
Les poses agressives des ours debout
mettent en lumière les fantasmes de
l’époque sur les dangers que représen-
taient ces animaux exotiques dans leurs
îles lointaines. De fait, les ours sont des té-
moignages d’un imaginaire culturel britan-
nique, qui a glissé, heureusement ou non,
pour toujours dans l’Histoire.
De façon plus urgente, d’un point de vue
contemporain, les ours peuvent égale-
ment être perçus comme un récit inquiet
sur le réchauffement climatique. Voyez
tous ces ours en provenance de territoires
menacés. Pourtant, si les ours sont des ar-
guments environnementaux perturbants,
ils font aussi office d’éducateurs silen-
cieux. Ils offrent aux visiteurs la possibilité
de faire l’expérience de la taille majes-
tueuse des ours polaires et d’apprécier
personnellement et intimement, la dignité
et le caractère exceptionnel de cette es-
pèce. Si les ours constituent une critique
de pratiques collectives passées, ils ren-
dent également tangible la valeur intrin-
sèque de la naturalisation des animaux. Si
une espèce s’éteint, peu importe la quan-
tité de matériel vidéo ou photographique
amassée, car rien ne remplace la pré-
sence physique de l’animal, même s’il
s’agit d’un spécimen mort et empaillé. Les
restes naturalisés de pigeons migrateurs,
zèbres quagga, grands pingouins et de
toutes les autres espèces éteintes sont
plus précieux qu’on ne saurait le dire. Ils
sont la définition même de l’irremplaçable.
Exposés à Spike Island, les ours sont éga-
lement des objets scientifiques détournés.
La plupart d’entre eux ont été sortis de
muséums d’histoire naturelle, où ils ser-
vaient d’échantillons de leur espèce et de
représentants de la blancheur arctique.
L’exposition de dix ours polaires est très
probablement une occurrence historique
unique. Il serait rare de voir dix ours po-
laires – espèce particulièrement solitaire –
réunis dans la nature, et un tel rassemble-
ment n’aurait jamais lieu dans un muséum
d’histoire naturelle. La plupart des musées
possèdent un seul ours, n’ayant ni la place
ni le besoin pédagogique d’en exposer
plus d’un à la fois. Ce serait une répétition
inutile. Amassés ensemble dans l’espace
neutre de cette galerie d’art, déconnectés
de leur parure didactique du muséum, les
ours polaires sont transfigurés par leur
nombre et leur disposition. Ensemble, ils
deviennent des animaux-objets qui n’ap-
partiennent vraiment ni à la science, ni à
l’art : mystérieux, dérangeants, provoca-
teurs et d’un magnétisme visuel écrasant.
Une conférence unique a été donnée dans
la galerie. Intitulée White Out, elle visait à
aborder la question du sens porté par ces
ours. Le titre de la conférence suggère un
blizzard, un anéantissement environne-
mental, un effacement toxique des mots
et significations, une ardoise blanche, un
nouveau départ, les ours faisant toujours
office de support blanchâtre sur lequel les
humains ont apposé du sens. Ce titre am-
bigu est très approprié : la présence phy-
sique des ours ne peut être entièrement
expliquée par le langage. Même des ours
vivants présentent une multitude d’inter-
prétations. « Nous avons constaté », écri-
vent Snæbjörnsdóttir et Wilson dans le
catalogue de l’exposition, « que, dans la
mémoire humaine vivante, l’image de
l’ours polaire a été reprise pour servir des
buts aussi variés qu’improbables – vendre
du rêve, des sucreries, un mode de vie,
des voyages. » À la fois prédateur et icône
de Coca-Cola dans une fantasmagorie
merveilleuse et kitch de l’hiver, l’ours po-
laire est un « catalogue de paradoxes », un
« prisme capable de contenir et réfléchir
toutes sortes de réponses en nous : peur,
horreur, respect, pathos, affection, hu-
mour » . Quel degré de complexité peu-
vent encore atteindre ces ours polaires ?
D’un côté, ce sont des trophées datant de
LA NATURALISATION
DÉSORIENTE
74. la passion britannique pour les territoires
antarctiques au dix-neuvième siècle ; de
l’autre, ce sont des témoignages édifiants,
des traces d’activité humaine gravées
dans la nature. Ce sont des œuvres d’art
contemporain, des spécimens scienti-
fiques, des merveilles de la nature et le
symbole de l’angoisse environnementale
contemporaine. Ils nous offrent l’occasion
d’observer de très près un terrible préda-
teur de l’homme et le pur plaisir de
contempler des bêtes parfois vieilles de
plus de deux siècles. À la fois symboliques
et individuels, victimes et rescapés, les
ours polaires résistent à toute interpréta-
tion facile. C’est justement cette ambiguïté
qui fait d’eux des objets si puissants.
En tant qu’animaux morts et empaillés, les
ours sont des objets profondément cultu-
rels. Cependant, en tant qu’éléments de la
nature, ils se situent bien au-delà de la cul-
ture. Animaux ou objets ? Animaux et ob-
jets ? Telle est la tension insoluble qui
définit toute la taxidermie. Alors, que com-
muniquent ces dix ours aux visiteurs ? Et
d’ailleurs, que peut offrir n’importe quel
exemple de taxidermie ? Parlent-ils de
leurs créateurs, des romances de l’homme
et de son obsession pour les animaux et la
nature ? Ou bien nous parlent-ils d’eux-
mêmes ? Avec la taxidermie, il n’y a pas
de réponse évidente.
Les raisons pour naturaliser des animaux
sont aussi diverses que la faune ainsi pré-
sentée : flatter le talent ou la virilité d’un
chasseur, maîtriser la nature, immortaliser
ANIMAUX OU OBJETS ?
THEIDIOTS
74
75. un animal de compagnie chéri, réunir des
archives du monde, commémorer une ex-
périence, documenter une espèce mena-
cée, fournir une preuve, conserver un
savoir, décorer un mur, amuser, éduquer,
fasciner, déranger, horrifier et même
tromper. Cette liste peut-être simplifiée en
huit styles ou genres distincts de taxider-
mie : trophées de chasse, spécimens
d’histoire naturelle, merveilles de la nature
(albinos, spécimens à deux têtes, etc.), es-
pèces disparues, animaux de compagnie
conservés, créatures frauduleuses, taxi-
dermie anthropomorphique (crapauds sur
balançoire) et fragments d’animaux utili-
sés dans la mode ou la décoration d’inté-
rieur. Un trophée sportif n’a rien à voir
avec Martha, exposée en compagnie d’au-
tres oiseaux éteints à la Smithsonian Insti-
tution de Washington, D.C. : elle est le
dernier pigeon voyageur américain, es-
pèce victime de la surchasse au dix-neu-
vième siècle. Ces deux exemples sont
encore très différents des Misfits, une
série déconcertante d’animaux empaillés
créée par l’artiste contemporainThomas
Grünfeld, qui comprend des créatures hy-
brides, telles qu’un singe doté d’une tête
de perroquet ou un kangourou avec des
jambes d’autruche et une tête de paon.
Dans un autre registre encore, un animal
de compagnie empaillé ou un troupeau de
caribous arrangés dans une scène « natu-
relle » derrière une vitre dans un musée,
ou un diorama miniature de chatons en
train de prendre le thé. Malgré les motifs
divers de la taxidermie et la pléthore de
genres, et aussi contre-intuitif que cela
puisse paraître, je soutiens que toute natu-
ralisation est profondément marquée par
une aspiration humaine. Bien plus que la
mort et la destruction, la taxidermie ex-
pose toujours les désirs et fantasmes qui
entourent les relations humaines avec le
monde naturel et au sein même de celui-
ci.
Toute matière organique suit une trajec-
toire de la vie à la mort, la décomposition
et enfin, la disparition matérielle. Le fait
que nous sommes nés et que nous allons
inévitablement disparaître nous définit,
d’un point de vue organique. La taxidermie
existe justement à cause de cette progres-
sion inéluctable vers la dissolution. La taxi-
dermie veut arrêter le temps. Conserver la
vie. Chérir ce qui n’est plus, comme s’il
s’agissait d’une entité immortelle. Le désir
de retenir quelque chose, de l’empêcher
de suivre sa course irréversible et de profi-
ter de sa forme in perpetuum témoigne
d’une forme insolite de désir. Pourquoi ce
spécimen plutôt qu’un autre ? Pourquoi ce
besoin de retenir ce qui aurait dû disparaî-
tre ? La taxidermie n’est pas vraiment une
pratique simple ni rapide. Elle exige de la
patience, du talent, du temps et du travail,
qui dépendent tous d’un intense désir
d’empêcher certaines créatures de dispa-
raître. Il existe sans doute de nombreux
motifs caractéristiques, mais dans mon
livre “The Breathless Zoo: Taxidermy and
the Culture of Longing”, je présente sept
motivations, que j’appelle des narrations
de l’espérance, qui sont à l’origine de la
création taxidermique : émerveillement,
beauté, spectacle, ordre, récit, allégorie et
souvenir. Ces sept aspirations prennent
des formes différentes. Certaines sont des
soifs esthétiques, d’autres sont motivées
par des questionnements intellectuels,
des souvenirs, ou la force de la personna-
lité, mais toutes partagent une même in-
ANIMAUX ET OBJETS ?
77. stabilité. Toutefois, dans une certaine me-
sure, ces sept aspirations sont palpables
dans toute forme de taxidermie. Toute na-
turalisation désoriente et reste insondable.
La taxidermie est motivée par la capture
de la beauté animale. C’est toujours un
spectacle, dont la signification dépend en
partie de la particularité de l’animal ex-
posé. Ce qui la provoque, c’est le désir de
raconter des histoires sur qui nous
sommes et sur notre voyage au sein du
vaste monde social et naturel. Elle est mo-
tivée par ce qui est sous-jacent à la forme
animale, par les métaphores et allégories
que nous employons pour donner du sens
à notre monde. Enfin, la taxidermie est
toujours un geste de souvenir : la bête
n’existe plus. Comme le suggère le terme
même de « longing » dans le titre anglais
(terme qui recouvre à la fois des notions
de nostalgie, de regret, de désir et d’espé-
rance, d’aspiration, d’attente), la satisfac-
tion reste toujours juste hors de notre
portée.
L’aspiration, ce « longing », est en soi un
état étrange. Elle agit comme une sorte de
douleur qui relie les histoires que nous
nous racontons et les objets que nous uti-
lisons en tant que conteurs. D’une certaine
façon, c’est un mécanisme qui permet à la
fois d’apaiser et d’entretenir divers désirs
ou soifs, en créant des objets capables de
générer du sens. Ici, les objets de souve-
nirs sont exemplaires.
Un souvenir, en tant qu’objet, est une
preuve d’authenticité d’une expérience
vécue qui s’attarde dans notre mémoire :
une tour Eiffel en plastique d’un voyage à
Paris, un coquillage trouvé sur une plage,
le ruban d’un bouquet de mariée. C’est le
besoin de regarder dans notre passé, de
raconter encore et encore les mêmes his-
toires, de les évoquer avec mélancolie, qui
donne naissance au souvenir : sans les
exigences de la nostalgie, nous n’aurions
pas besoin de tels supports de mémoire.
Mais la nostalgie ne peut être maintenue
sans perte et les souvenirs restent tou-
jours de simples fragments d’expériences
ou d’événements de plus en plus distants.
De fait, ils sont nécessairement incom-
plets, partiels et appauvris. Toutefois, c’est
justement cette perte qui donne sa force
au souvenir, car celui-ci ne recouvre ja-
mais vraiment un événement tel qu’il a
réellement eu lieu, mais résonne d’images
dorées. En d’autres termes, un souvenir
est un fragment puissant qui efface la dis-
tinction entre un événement réel et la
façon dont nous aurions voulu ou rêvé
qu’il se déroule. De façon tout aussi impor-
tante, son existence dépend de l’impossi-
bilité de sa réalisation. Le désir et la
rêverie contenus dans les souvenirs ne
peuvent jamais être satisfaits : ces expé-
riences chéries existent pour toujours
dans le passé.
La mémoire n’est qu’un des motifs possi-
bles de la taxidermie, pourtant elle offre
une solide illustration de la relation entre
narration, puissance des objets et incerti-
tude (ou impossibilité) d’atteindre la satis-
faction totale inhérente à toute
naturalisation. La taxidermie est motivée
par le désir de préserver certaines créa-
tures, mais ce qui motive ce désir est
quelque chose de bien plus nébuleux que
l’animal exposé : l’objet convoité est à la
fois la pulsion motrice et ne l’est pas. Tout
comme avec les objets du souvenir, toute
narration d’une aspiration et ses animaux
naturalisés oeuvrent main dans la main
pour créer une étrange tension circulaire.
D’un côté, le désir crée ses propres objets :
des animaux naturalisés qui n’existent pas
à l’état naturel. De l’autre, l’animal lui-
même qui active, justifie et perpétue ce
besoin maladif de l’homme pour sa vitalité
et sa forme. Ce désir insatiable imprègne
toute taxidermie : l’espérance, le désir, la
nostalgie pour la bête marquent la beauté,
la dangerosité ou la familiarité de celle-ci.
Les sept aspirations adoptent leurs pro-
pres formes et emphases, mais elles ten-
dent toutes vers la capture de la puissance
de la nature, afin de lui donner un sens. Si
nous n’étions pas affectés par la nature,
nous n’éprouverions pas ce besoin de la
rendre immortelle. C’est ce besoin simul-
tané de capturer des fragments de nature
et de raconter des histoires – qu’elles
soient culturelles, intellectuelles, émotion-
nelles ou esthétiques – sur leur significa-
tion au sein de nos vies humaines, qui
rend la taxidermie si profondément em-
preinte de nostalgie. Nous n’avons que
faire de souvenirs d’événements peu mé-
morables et il en va de même pour tout
fragment de nature préservée : nous
n’avons ni besoin ni envie de fragments
qui ne nous parlent pas de ce que nous
sommes, de ce que nous pensons savoir
de nous-mêmes et de qui nous rêvons
d’être.
La narration est une composante impor-
tante de toute confrontation avec la taxi-
LA NATURE EST UN
CHAOS DE FORMES, DE
COULEURS, DE STRUC-
TURES ET DE FORCES.
LES DIVERSES FAÇONS
DONT CE CHAOS A ÉTÉ
DÉMÉLÉ ET RENDU LISI-
BLES NE DEVRAIENT JA-
MAIS ÊTRE
CONSIDÉRÉES COMME
DES VÉRITÉS SUR LA NA-
TURE, MAIS PLUTÔT
COMME UNE DES POSSI-
BILITÉS DE LA NATURE
AU SEIN DE L’IMAGINAIRE
HUMAIN.
78. dermie, et d’ailleurs, de la plupart des
confrontations avec la nature. Par narra-
tion, j’entends l’interprétation humaine et
la création de sens : la façon dont nous
donnons des formes significatives et élo-
quentes à des fragments que nous tirons
du monde. Depuis les peintures rupestres
des esprits d’animaux jusqu’aux zoos, des
animaux de compagnie aux trophées de
chasse, la nature et tous ses habitants
non-humains sont restés des éléments
cruciaux dans la quête humaine de sens et
d’accomplissement. Comme l’écrit Ste-
phen Kellert, le « besoin humain de nature
est lié non seulement à l’exploitation ma-
térielle de l’environnement, mais aussi à
l’influence du monde naturel sur notre dé-
veloppement émotionnel, cognitif, esthé-
tique et même spirituel. Même la tendance
à éviter, rejeter et, parfois, à détruire les
éléments du monde naturel peut être
considérée comme une extension d’un
besoin inné de se lier intimement et en
profondeur avec le vaste spectre de la vie
qui nous entoure » . Les portions de nature
que nous redoutons ou admirons, notre
attitude vis-à-vis des animaux, les philoso-
phies que nous projetons sur le monde
naturel et les hiérarchies que nous
construisons sont autant de traces de la
lutte humaine que nous menons pour
donner un sens à notre monde et y trouver
notre place. Toutefois, la nature possède
sa propre abondance et existe au-delà du
« sens », lequel restera toujours une in-
jonction et un besoin humain. La plupart
du temps, ce que nous choisissons de dire
sur la nature est plus révélateur sur les
croyances, les peurs et les désirs de
l’homme que sur le monde naturel. Cela
ne signifie pas pour autant que la nature
est pour toujours emprisonnée sous un
vernis trouble apposé par l’homme et
qu’elle est toujours mieux appréciée en
tant que construction d’un but culturel et
politique. En revanche, cela revient à dire
que la nature est un chaos de formes, de
couleurs, de structures et de forces, et que
les diverses façons dont ce chaos a été
démêlé et rendu lisible ne devraient jamais
être considérées comme des vérités sur la
nature, mais plutôt comme une des possi-
bilités de la nature au sein de l’imaginaire
humain.
La taxidermie est un moyen d’imposer un
sens possible ou, plus exactement, d’expo-
ser le désir humain de découvrir du sens
dans la nature, mais toujours de façon in-
directe et souvent contradictoire. Il n’y a
rien d’équivoque dans cette pratique, en
dehors du fait que les animaux sont morts,
sans être disparus. Dérivée du grec “taxis”,
l’ordre, et “derma”, la peau, la taxidermie
signifie littéralement “agencement de la
peau”, mais elle ne s’est jamais limitée à
un processus pragmatique d’assemblage.
Comment serait-ce possible ? La taxider-
mie requiert la mort de nos plus proches,
de nos semblables, les créatures sensi-
bles. Si la mort est ce qui rend la taxider-
THEIDIOTS
78
79. mie possible, celle-ci n’est pas motivée
par la brutalité. Son but n’est pas de dé-
truire la nature, mais de la préserver,
presque de façon éternelle, afin de perpé-
tuer l’émerveillement des formes les plus
belles de la nature. En tant que tel, la taxi-
dermie nous raconte toujours des his-
toires sur des instants culturels
particuliers, sur les spectacles de la nature
que nous désirons voir, sur notre supério-
rité supposée, notre soif de vérités ca-
chées et sur la solitude et le désir qui
hantent notre étrange existence de créa-
tures à la fois inclues et exclues du règne
animal. RP
DONNER DES FORMES
SIGNIFICATIVES ET
ÉLOQUENTES À DES
FRAGMENTS QUE NOUS
TIRONS DU MONDE
83. Je suis une fille matérialiste. Pas comme la
célèbre « Material Girl » de Madonna, mais
dans la façon dont je conçois la vie, l’univers
et le reste. Cela dit, Madonna avait raison :
j’adore m’entourer de belles choses très
chères, mais je parle ici de LA question : à
savoir, qui nous sommes et ce qui nous at-
tend après la mort.
Bien sûr, c’est un sujet bien pesant, mais
cela n’est pas une raison suffisante pour ne
pas en parler. Alors que j’essaie de trouver
les mots justes, je contemple mon aqua-
rium. Mes poissons s’appellent tous
Charles, d’après mes Charles préférés,
comme Bukowski, Chaplin ou Ray. Mon
préféré s’appelle Charles Darwin, ce qui
vous donnera peut-être une petite idée de
la façon dont je vois la vie. Nous faisons tous
partie de cette blague bizarre mais merveil-
leuse qu’est l’évolution. Si on regarde le ta-
bleau dans son ensemble, nous ne sommes
pas aussi spéciaux que nous le croyons. Le
monde est plein de créatures qui engendre-
ront de nouvelles créatures qui, à leur tour,
feront la même chose et cela se perpétuera
pendant des millions d’années. Nous vi-
vons, nous mourrons et tout continue.
L’idée de mourir n’a rien d’effrayant, car je
sais que ce n’est pas la fin du monde. Litté-
ralement.
Vous pouvez me traiter de fille pratique, me
traiter d’atrabilaire, mais, en ce qui concerne
la mort, je suis très claire. En bonne maté-
rialiste, je crois que nous ne sommes rien
de plus que de la matière. Nous sommes ce
que nous pensons et notre cerveau est
notre identité. Pas de prétendue âme, pas
de vie après la mort. Tout ce qui fait de nous
ce que nous sommes pendant la vie s’ar-
rête. Nos pensées, sentiments, souvenirs,
tout cela disparaîtra. Je sais que pour beau-
coup de gens, cette idée est horrible, mais
c’est ce que je ressens. Telle est ma vérité.
Quant à la taxidermie, vous comprendrez
qu’elle ne me pose de fait aucun problème.
Après la mort, tout ce qui composait la vie
disparaît, mais le corps reste. Alors, pour-
quoi ne pas s’en servir ? Dans mon travail
“Well, they were already dead anyway” (“De
toute façon, ils étaient déjà morts”), j’ai es-
sayé de trouver différentes façons d’utiliser
des restes d’animaux pour fabriquer des
objets. Tous ont été réalisés à partir de
poussins d’un jour, matériel résiduel de la
bio-industrie, qui peuvent être achetés sur-
gelés dans toutes les animaleries. Même
s’ils proviennent du même sac d’un kilo, la
façon dont on les transforme fait une
grande différence pour beaucoup de gens.
Ils trouvent très beaux des colliers en por-
celaine, mais une balle anti-stress en pous-
sin les horrifie. Un poussin empaillé
traditionnel leur est familier et, de fait, passe
très bien, mais une toque de fourrure avec
des petites pattes attachées les choque. Je
ne fais pas cette distinction. Pour moi, c’est
la même chose. Cela revient au même sur
l’échelle de la culpabilité, puisque, comme
il a été précisé plus haut, quand on est mort,
on est mort.
Alors, qu’en est-il de la vie et de la mort ? Je
pense qu’il faut profiter de la vie au maxi-
mum, parce que c’est tout ce qu’on a. Et la
mort ? Vous pouvez bien en faire ce que
vous voulez. MB
A MATERIAL GIRL
MEREL BEKKING
84. LA TAXIDERMIE C’EST PRÉ-
SERVER QUELQUE CHOSE
DE MORT, ÉTUDIER ET RE-
CONSTRUIRE LA FORME
NATURELLE. NOUS, ON
CHANGE CELA EN LUI
DONNANT UNE ÉMOTION
HUMAINE, EN RACONTANT
UNE FABLE, UNE HISTOIRE
OU UN MOMENT D’UNE
HISTOIRE.
C’EST COMME FIXER UN
INSTANT ET CRÉER UNE
FANTAISIE IMAGINAIRE ET
SILENCIEUSE SAUF
QU’ELLE EXISTE VRAIMENT.
DANS LE FUTUR, LA TAXI-
DERMIE POURRAIT SE DÉ-
VELOPPER AVEC LA
SCIENCE ET LA TECHNO-
LOGIE, COMME LES NANO-
TECHNOLOGIES. EN
FANTASMANT, ON POUR-
RAIT IMAGINER : UN PA-
PIER PEINT VIVANT ? UN
CAMÉLÉON QUI CHANGE-
RAIT DE COULEUR APRÈS
LA MORT ? DES ORGA-
NISMES VIVANTS CLONÉS
ET INTÉGRÉS DANS DES
PRODUITS ? DES ANIMAUX
QUI GRANDIRAIENT EN
FORME DE CHAUSSURES
DE DIFFÉRENTES TAILLES,
OU DE GANTS, DE SACS ?
DES ORGANES DANS UN
DISTRIBUTEUR AUTOMA-
TIQUE, COMME DES
BARRES DE CHOCOLAT ?
ON NE L’ESPÈRE PAS, MAIS
ON EST TRÈS CURIEUSES...
AFKE GOLSTEIJN, FLORIS BAKKER,
COLLECTIF THE IDIOTS
84
87. “QUAND MON CHAT ORVILLE EST MORT, TUÉ PAR UNE VOI-
TURE, J’AI EU BESOIN DE LA TAXIDERMIE POUR RACONTER
SON HISTOIRE. ON SE SOUVIENDRA TOUJOURS DE LUI COMME
“ORVILLECOPTÈRE”
BART JANSEN
92. NOUS NE SAVONS PAS SI CELA EST VRAI.
NOUS POUVONS PENSER QUE CELA EST FAUX.
C'EST EN TOUT CAS BIEN RÉEL.
ELLES ÉTAIENT COMPTABLE CHEZ HABITAT,
INGÉNIEUR À LA SNECMA, ÉQUIPIÈRE CHEZ
MAC DONALD'S, STAGIAIRE À MÉTÉO FRANCE
OU ENCORE JOURNALISTE À FRANCE SOIR.
PUIS ELLES CHOISIRENT UNE VOIE PARALLÈLE
À CETTE NORMALITÉ, UNE FORME D'ART
DRAMATIQUE, LES ARTS DIVINATOIRES...
DIVINES
PHOTOGRAPHIE VINCENT DESAILLY - TEXTE JÉRÔME RICHEZ
92
93. LA VIE AMOUREUSE D’UN MÉDIUM
N’EST PAS TOUJOURS FACILE.
JE VOIS TOUT.
KAREN
94.
95. MA GRAND-MÈRE GLISSAIT
SOUS MON MATELAS D'EN-
FANT UN LIVRE DE PRIÈRES,
AVEC UN COUTEAU GLISSÉ
ENTRE LES PAGES. POUR
ME PROTÉGER DU MAUVAIS
SORT.
KAREN
Un jour, “jeune femme un peu perdue”,
Karen entre dans une librairie ésotérique.
Un inconnu en sort. Il s'arrête face à elle.
Théo est mort aujourd’hui mais, ce jour-là,
il lui dit : "tu es une passeuse d'âmes. Tu
vas devoir t'occuper des enfants". Une
passeuse d'âmes ? "C'est les enfants qui
choisissent les parents. Il ne faut jamais
annoncer sa grossesse avant trois ou qua-
tre mois. Car l'enfant à naître peut changer
d'avis, considérer que vous n'êtes pas faits
pour lui et repartir".
Karen frissonne. La flamme de la bougie,
posée entre elle et cette femme d’une cin-
quantaine d’années, vacille. Dès son en-
trée dans la pièce, Karen a vu une entité à
ses côtés. Une entité ? “Un défunt”. Elle a
vu un défunt près de cette femme ?
“Comme si je voyais une photographie”.
"C'est une petite fille, avec un parfum de
framboise et de chocolat". La femme lui
dira : “ma nièce est morte”.
Karen sent croître en elle son pouvoir de
parler avec les morts. Et cela fait peur à
celle qui fut, un temps, comptable chez
Habitat.
96. C'EST ANGOISSANT LES GENS
QUI ARRIVENT À VIVRE SANS
CROIRE À L'EXISTENCE DE
DIEU
MATHÉO
97.
98. AU PAYS DE CANDY,
COMME DANS TOUS LES PAYS,
ON S'AMUSE, ON PLEURE, ON RIT,
IL Y A DES MÉCHANTS ET DES GENTILS.
ET POUR SORTIR DES MOMENTS
DIFFICILES,
AVOIR DES AMIS C'EST TRÈS UTILE.
UN PEU D'ASTUCE, D'ESPIÈGLERIE,
C'EST LA VIE DE CANDY.
MAIS ELLE RÊVE ET ELLE IMAGINE
TOUS LES SOIRS EN S'ENDORMANT
QUE LE PETIT PRINCE DES COLLINES
VIENT LUI PARLER DOUCEMENT
POUR CHASSER SA TRISTESSE
ELLE CHERCHE LA TENDRESSE,
CÂLINE ET TAQUINE, TOUJOURS JOLIE,
C'EST CANDY, CANDY !
(Paroles de Charles Level).
99. "J'ai cinq ans. Je suis dans le jardin de mes
grands parents, à la campagne, en bordure
d'une forêt. Je me promène, c'est joyeux et
beau comme au pays de Candy. Dans l'herbe
verte, des objets brillent. Ce sont des bagues !
Des alliances. Je les glisse à mes doigts.
J'aimecela.Jegratteunpeulaterre.Alorssur-
gissent des visages d'hommes, des trous
béants à la place des yeux". Imaginez cet en-
fant. Il s'appelle Mathéo. Les visages ? "Ma
première vision de médium". L'histoire du jar-
din ? "Je ne savais pas. La Gestapo y tua des
résistants.Cesbagues,cesontlesleurs". Ima-
ginez-le : un métissage d'origines, d'italiens
du sud, de gens du voyage et de juifs autri-
chiens. Il est "plutôt seul, dans un monde ima-
ginaire", croyant mais "rétif à l'ordre religieux",
un enfant "androgyne, à la voix aigüe". Imagi-
nez son avenir. Sa mue commence. Sa voix ?
Celle d'un baryton martin, formée au conser-
vatoire d'art lyrique. Sa voie ? Celle de vivre à
Paris, où il trouve l'amour, la bohème et, ques-
tion d'époque, un job au Mac Do. Son don est
avec lui. "Il y a des rêves que je fais qui ne sont
pas pour moi" dit-il, désormais médium, taro-
logue, numérologue, vu à la télé. Vendre ses
rêves ? C'est un métier. Lui parle d'une
"supra-conscience commune aux artistes,
inspirés, aux mystiques, appelés, et aux mé-
diums, guidés".
100. ON N’IMAGINE PAS L’IMMENSE
DÉTRESSE AFFECTIVE DES
MILLIARDAIRES
ANNABELLE DE VILLEDIEU
101.
102. Qu'est-ce qu'un carcan ? C'est un collier
que portait les esclaves, ou les forçats, que
l'on rivait à froid par derrière. C'est un col,
haut et rigide. C’est peut-être, aussi, une
famille aristocrate et catholique en Lor-
raine à la fin des années soixante. Anna-
belle de Villedieu est née aristocrate,
catholique et lorraine. Mais pas seulement :
"je suis arrivée au monde avec une autre
forme de conscience. Pour moi, enfant, la
réincarnation était déjà une vérité". Le père
est architecte, la mère au foyer, l'éducation
stricte, le décalage immense. "Je parlais au
soleil", dit Annabelle, "au soleil et à la
pluie". "Avec ta sensiblerie, tu ne feras rien
de bon dans la vie" lui disait sa mère. An-
nabelle a dix ans, l'âge de la pension. Elle
part en maison d'éducation de la Légion
d'Honneur. Sept ans à vivre en robe bleu
marine, chemisier blanc à manches
courtes l'été, longues l'hiver. Sept ans à
grandir dans "l'honneur et la dignité". Sept
ans dans un lieu où le soir est le temps du
silence, suivi de l'extinction des feux. An-
nabelle ne s'est pas éteinte. Elle dit : "à
quatorze ans, j'étais en amour avec le
sacré cœur de Jésus". Elle dit aussi : "je
me suis toujours sentie accompagnée par
une présence divine, la lumière de la
source". Elle dit encore : "on est le fruit de
l'Amour universel".
De sa trajectoire - Annabelle de Villedieu,
ingénieur en métallurgie, major de promo-
tion, cadre à la SNECMA, société spéciali-
sée dans l'étude et la fabrication de
moteurs pour l'industrie aéronautique et
spatiale, civile et militaire - elle a fait "son
chemin de vie". Jusqu'au crash. A trente
trois ans, emploi envolé, logement perdu,
elle se retrouve elle-même. Aujourd'hui,
Annabelle est voyante, médium et théra-
peute. Elle voyage. Rencontre des maîtres
hindouistes. A récemment vécu sa propre
mort avec des guérisseurs au Mexique.
Aujourd'hui, Annabelle a construit son nid
au deuxième étage d'un immeuble mo-
derne. Il est empli de couleurs, de bougies,
de statues de Boudha, d'images de Jésus,
de chats et de jouets d'enfants. Annabelle
a retrouvé sa place au soleil.
103.
104. LES FRANÇAIS SE POSENT
TROP DE QUESTIONS AVANT
D’AGIR
MIKAËL RUBEN
105.
106.
107. C'est un toulousain de trente quatre ans né le treize du mois de juin.
C'est une personne qui ne dit pas qu'elle est médium.
C'est un bac+5 diplômé en physique appliquée.
C'est un voyant qui dit : "mon côté scientifique a besoin de preuve".
C'est un adolescent passionné de météorologie.
C'est un jeune homme cloué un an sur un lit d'hôpital.
C'est un trop plein d'énergie qui détraque les appareils électroniques.
C'est un ami qui ne veut pas influencer le choix des autres.
C'est un scientifique qui observe un amas stellaire dans un centre d'études spatiales.
C'est une phrase : "marcher relève pour moi du miracle".
C'est un salarié qui n'a jamais pu se sentir bien en entreprise.
C'est un frère religieux.
C'est une capacité à vous dire si c'est un garçon ou une fille.
C'est une famille originaire du Maroc et de l'Algérie.
C'est un malade qui rencontre un astrologue dans un centre de rééducation.
C'est quelqu'un qui se ressource en se baignant dans la mer morte.
C'est une personne qui ne peux pas discuter longtemps avec une autre.
C'est un indépendant qui fait de la voyance par téléphone.
C'est un don "dans la mesure où on ne l'a pas appris".
C'est une question : "mais qui l'a donné ?"
C'est un enfant effrayé dans son berceau.
C'est une vie. Celle d'un homme à la voix douce : Mikaël Ruben.
111. A l'âge où certains se résignent,
Sonia Lazareff demeure une carnassière
parée de couleurs. Ce genre de femmes
que la vie amuse malgré tout, le sourire
léger, le cœur lourd, l’ironie séduisante.
Mais l'acide ronge.
A l'âge où certains sont enfants,
Sonia Lazareff voyait déjà l'avenir et vou-
lait vivre. Vivre "oui, mais pas comme une
humaine", horrifiée à dix ans d'être desti-
née un jour "à se marier et à pondre". Vivre
avec panache à la manière de son oncle
Pierre. Vivre à la russe comme cet ancêtre
en guerre contre Raspoutine à la cour de
Nicolas II. Vivre à la diable et aimer les
hommes qui vivent ainsi, "tel un Malraux
de vingt ans voleur de statuettes dans les
temples d'Angkor". Vivre, comme on dirait
mordre.
A l'âge où certains s'interrogent,
Sonia Lazareff vécut : danseuse dans la
compagnie de Roland Petit, "pas très
bonne, je voulais toujours rester en l'air",
puis élève d'un centre d'art dramatique,
"avec théâtre antique, masque, improvisa-
tion et escrime", on la retrouve illusion-
niste parcourant le monde avec des
tourterelles. Jusqu'au jour où, au pied de la
passerelle d'un avion - elle le racontera
dans un livre - "un appel farouche : c'est ici !".
Ici, c’est l’Afrique. Ici, elle vivra auprès des
marabouts et des féticheurs. Ici, elle ven-
gera la mort de l’homme qui l’aimait. Œil
pour œil. Dent pour dent.
A l'heure où certains s'endorment,
la voyante-occultiste Sonia Lazareff est,
dans sa tanière parisienne, telle une
tragédienne qui sourit. Et mord.
114. SONIA LA PUTE
BRUXELLES. SONIA, 50 ANS, TIMBRE
DISTINGUÉ, AVEC UNE POINTE D’AC-
CENT BELGE, TENDANCE CHIC. INGRID,
PLUS JEUNE, MOINS STYLÉE, SYMPA-
THIQUE.
INGRID : ici on est dans le quartier qui
jouxte la gare du Nord. dans le quartier ré-
servé aux femmes qui se prostituent dans
les vitrines. Et pas un quartier où il y a de la
prostitution de rue. C’est de la prostitution
de vitrine, qu’on appelle à Bruxelles “carré”.
C’est chouette, c’est sympa, c’est un beau
quartier, j’aime bien.
On loue un rez-de-chaussée. Et on travaille,
une seule fille par rez-de-chaussée. Je suis
assise derrière un carreau et il y a un néon
rose et un néon bleu qui signifient que je
suis prostituée. J’ai une TV, pour quand c’est
un peu plus calme, quand c’est creux. Ici, un
petit salon. Et là, vous avez la pièce, où ça
se passe, quoi. Donc j’ai un lit, un évier, un
bidet, pour... l’hygiène. Et une chaîne stéréo
pour un peu de musique et un éclairage...
très intime.
SONIA : Je suis Sonia. Je travaille ici dans
un carré. J’ai 50 ans et trente ans de métier.
Je fais de la prostitution tout à fait librement.
Cela signifie que non seulement je n’ai per-
sonne qui me met un fusil ou un couteau
sous la gorge pour m’obliger à travailler,
mais librement, ça veut aussi dire que je
suis absolument libre de prendre qui je
veux comme client, et de refuser les pra-
tiques dont je n’ai pas envie.
Je suis rentrée dans le métier tout à fait par
hasard, à une époque où je travaillais dans
un bar. A cette époque-là, on ne faisait pas
l’amour. C’était des caresses abouties, on
buvait du champagne, et ça s’est fait dou-
cement, avec l’évolution. Et puis j’ai com-
mencé à faire l’amour et j’ai toujours été
libre. D’ailleurs, j’ai souvent arrêté le métier
parce qu’il y a des moments où ma vie pri-
vée ne le permettait plus. J’ai arrêté comme
on peut arrêter tous les métiers. Et j’ai re-
commencé parce que, vraiment, je crois
que le destin de quelqu’un, c’est aussi de
savoir pour quoi on est fait. Et moi, j’ai es-
sayé beaucoup de métiers, des métiers que
j’aimais, mais je crois que, définitivement,
celui-là est le métier que je préfère, le mé-
tier dans lequel je suis la meilleure.
J’ai été secrétaire dans des grandes firmes,
même chez Air France. J’ai eu des maga-
sins, j’ai tenu une agence de groupes de
rock, j’ai travaillé longtemps comme ser-
veuse... Oui, j’ai fait vraiment beaucoup de
choses, un peu trop pour m’en souvenir.
Mais chaque fois, je suis revenue. Je suis re-
venue malgré le poids de la société qui me
disait toujours que ce que je faisais n’était
pas bien, et que j’étais quelqu’un d’immoral,
de vicieux, de largué, de victime. Et il faut
être très fort pour résister à ça.
Donc j’ai eu 40 ans, il y a une dizaine d’an-
nées, je me suis dit : “Mais est-ce que je suis
vraiment quelqu’un de complètement im-
moral, de complètement dégueulasse ?
Est-ce que je ne sais pas ce que je fais, je
ne me rends pas compte ?” Et j’ai fait une
thérapie, que je fais encore d’ailleurs, et, pas
de chance pour les féministes, mais non
seulement je me suis aperçue que ce mé-
tier était bien, mais maintenant je sais qu’il
est bon pour moi.
Leur gratitude est quelque chose de fabu-
leux. En entrant, le nombre de clients qui
vous étreignent, comme ça, comme un ami
ou un parent... Et quand ils font l’amour ils
nous disent “je t’aime”. Ils nous disent plein
de choses. C’est bon, quand même. Ils me
disent “bonjour”, y en a qui me disent “ma-
dame”. Et quand ils sortent, les hommes me
disent “merci”. Ils croient qu’ils viennent ici
pour jouir. Mais, en fait, c’est simplement
pour avoir une relation avec quelqu’un,
même si c’est une relation qui dure cinq mi-
nutes. Comme chez les psys, ils viennent
décharger leur fureur, leur douleur, leur
désespoir... Je dis toujours que c’est un mé-
tier qui est comme le métier de psy, mais il
y a le sperme en plus.
Et puis il y a plein de fantasmes que je vis
sous couvert de mon métier parce que c’est
intéressant parfois, certains fantasmes que
les clients vous demandent de faire. Quand
il y a des hommes qui vous demandent
114
116. QUAND IL Y A
DES HOMMES QUI
VOUS DEMANDENT
D’ÊTRE UNE
MAMAN ET DE LES
LANGER ET QU’ILS
VOUS DISENT :
“OH ! MAMAN,
MAMAN, TU ES LA
PLUS GENTILLE
DES MAMANS”,
C’EST TROUBLANT...
C’EST TROUBLANT.
116
117.
118. d’être une maman et de les langer et qu’ils
disent : “Oh ! maman, maman, tu es la plus
gentille des mamans”, c’est troublant...
c’est troublant.
Dans la maison où j’ai commencé, il y avait
une vieille patronne. Avec elle c’était moi-
tié-moitié. C’était une vieille maquerelle
absolument extraordinaire. Les premières
fois, elle prenait des clients qu’elle
connaissait bien, et alors elle disait : “Bon...
je vais te montrer un peu...” et le client ser-
vait d’objet. Elle me montrait ce qu’il faut
toucher, ce qu’il ne faut pas faire... Elle m’a
appris comment les faire jouir, elle m’a ap-
pris ce qu’on ne peut pas laisser faire,
parce que dans ce métier, on a des droits
aussi. On croit toujours que le pouvoir est
du côté du client. Mais un homme qui est
rentré à l’intérieur, ici, qui est avec son
pantalon sur les talons et sa capote à la
queue, je ne sais pas s’il est vraiment en
position de puissance totale ! En rentrant,
le client demande à pouvoir rentrer : on
peut dire “non”. Il demande les pratiques :
on peut dire “non”. On est derrière, il veut
nous embrasser : on dit “non”. Il veut nous
sodomiser : on dit “non”. Il peut être
confronté à tout moment à un “non”. Tout
est pour la prostituée. Dès le départ, dès la
première seconde, se positionner en sujet.
Se dire : “J’existe !”
Par exemple, on est toujours vigilant
quand on a un client qu’on ne connaît pas.
Moi, par exemple, quand je fais l’amour
avec un client, je tiens toujours son sexe à
la base du préservatif. Que ce soit par l’ar-
rière, par l’avant, je m’arrange toujours.
Quand le client me demande pourquoi je
lui dis : “C’est pour tenir la capote”. Mais
juste à côté de la fin du préservatif, y a les
couilles. Et si le client n’est pas gentil, je
serre les couilles. Ce sont des choses
qu’on apprend. A être vigilant, à savoir ce
qui peut faire mal à l’homme, son corps,
notre corps aussi. Ce qui peut être mau-
vais aussi pour soi-même.
INGRID : A un moment donné, y avait une
association qui avait voulu créer une école.
Ça a été très mal perçu... Mais moi je sais
que quand on a 18 ou 19 ans, qu’on entre
comme ça en prostitution et qu’on ne
connaît rien, c’est hyper-dangereux. Et je
trouvais que ces cours, c’était intéressant :
comment mettre un préservatif, comment
se protéger, comment ne pas se faire
agresser, ou mettre des miroirs dans les
carrés, parce que quand on est prise en le-
vrette le client est derrière nous, mettre un
miroir devant... Des cours de droit, des
cours de comptabilité, des cours de santé,
enfin tout tout tout, moi je trouvais ça ex-
traordinaire ! Mais ça a été hyper-média-
tisé, ça a été très mal perçu, et c’est tombé
à l’eau.
SONIA : On montre rarement des prosti-
tuées classiques. Faut me regarder, enfin,
vous pouvez en témoigner : j’ai deux yeux,
j’ai des dents, je suis normale ! Comme les
autres, je vais au théâtre, je vais au cinéma,
je suis un être humain, hein ! Le nom n’est
pas très important en fait. Il y a “travailleuse
du sexe”, “péripatéticienne”, “prostituée”,
il y plein de noms. Mais si ça leur plaît de
m’appeler pute, qu’ils m’appelent pute...
Quand on me dit “sale pute”, le seul truc
qui me dérange c’est le “sale”. C’est pas le
“pute”. Moi je n’ai pas de problème avec
ça. C’est ce qui me définit le mieux. Mais
je ne fais pas du tout de prosélytisme pour
la prostitution, et je dis toujours que la
prostitution est un métier, il faut être fait
pour ça. Etre pute quand on n’aime pas
faire ça ou quand on déteste faire ça, c’est
de la torture. Et je me battrai toujours pour
que des femmes qui sont contraintes à la
prostitution ne soient plus contraintes à le
faire.
Moi, je n’ai pas vraiment de préférence
pour les clients. Il y en a que j’aime mieux
que d’autres, c’est comme tout le monde,
dans les bureaux, on a des préférences
pour certains collègues et pas d’autres, et
voilà. Et puis quand ils me plaisent vrai-
ment et qu’ils sont célibataires et ben, je
fais une love affaire avec... Ah oui ! Tous
mesancienspetitsamis,c’étaientdesanciens
clients. Comme ça je passe l’étape “Qu’est-
ce que tu fais dans la vie ma chérie ?” Parce
que l’étape “Qu’est-ce que tu fais dans la
vie ma chérie ? - Bah, je suis pute”, c’est
parfois un peu dur. Comme ça c’est bien
déterminé, je fais mon métier, j’aime mon
métier, et voilà. Dans ces cas-là, on sent
quelque chose qui se passe pas seule-
ment physiquement mais quelque chose
dans ... le cœur. T’as des bulles de cham-
pagne, quand il vient tout ça... Et puis, si lui
a la même chose, ça commence comme
ça... Comme avec un collègue de bureaux
! C’est pas plus différent qu’une autre ren-
contre amoureuse. Sauf qu’on a déjà fait
l’amour. Mais quand je fais l’amour avec un
homme, hors argent, c’est comme si c’était
la première fois.
Mon dernier petit ami, il était client pen-
dant neuf ans avant qu’on commence une
histoire. Mais la première fois que j’ai fait
l’amour avec lui hors du boulot, sans l’ar-
gent, c’était comme si je faisais l’amour
avec lui la première fois, parce que y a pas
le même investissement ! Parce que faire
l’amour dans le boulot c’est faire l’amour
avec le corps, et la tête; faire l’amour en
dehors, c’est faire l’amour avec le cœur.
C’est différent, tous les ressentis sont dif-
118
123. “LES PIEDS SUR TERRE”, C’EST D’ABORD UN
GÉNÉRIQUE. “PERSONNE NE SAIT CE QUI SE
PASSE AUJOURD’HUI PARCE QUE PERSONNE
NE VEUT QU’IL SE PASSE QUELQUE CHOSE”...
LA PAROLE SCANDÉE DE JEAN-PIERRE
LÉAUD, EXTRAITE DE LIBERTÉ, LA NUIT, IN-
TRODUIT L’ÉMISSION DANS DES BRUITS DE
MANIFESTATION ET DE GRENADES LACRYMO-
GÈNES... “NE VOUS AFFOLEZ PAS, C’EST LES
MANIFESTANTS, LA RUE EST ENVAHIE” POUR-
SUIT UNE VOIX.
DEPUIS DIX ANS, DU LUNDI AU VENDREDI
SUR FRANCE CULTURE, “LES PIEDS SUR
TERRE” DONNE À ENTENDRE CEUX QU’ON
N’ENTEND PAS SAUF DANS L’ANONYMAT DES
STATISTIQUES, DES SONDAGES ET DES
URNES. CES “GENS DE PEU” SONT POURTANT
DOUÉS DE LANGAGE. L’ÉMISSION DÉLIVRE
LEUR PAROLE, TOUTE LEUR PAROLE, RIEN
QUE LEUR PAROLE. VINGT HUIT MINUTES
QUOTIDIENNES AVEC LE RÉEL. “LE RÉEL ?
C’EST QUAND ON SE COGNE” DISAIT
JACQUES LACAN. “NE VOUS AFFOLEZ PAS,
C’EST LES MANIFESTANTS, LA RUE EST ENVA-
HIE”... LA PAROLE EST À SONIA KRONLUND,
PRODUCTRICE DES “PIEDS SUR TERRE”.
PHOTOGRAPHIE PAOLA GUIGOU - PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME RICHEZ
125. L'IDÉE. "Etonnament, malgré ma formation
universitaire et intellectuelle, je fais ce travail
de manière très intuitive. Avec des convic-
tions inébranlables. Des convictions poli-
tiques, humaines et des enseignements du
terrain. Voilà l'idée première : rencontrer les
gens. Aller à la rencontre, cerner la per-
sonne, trouver et donner à entendre ce qu'il
y a de plus merveilleux, de plus touchant,
d'étonnant ou d'atroce. C'est un peu naïf de
dire cela mais j'adore les gens, vraiment. On
a besoin de les aimer. Je suis curieuse de
chaque personne. Je suis en éveil, un éveil
curieux et amoureux. J'ai produit plus de
trois mille reportages. Ce qui reste ce sont
les rencontres, les personnalités. Il y en a
qui me font toujours pleurer quand je les
écoute. Des gens courageux et des gens ré-
sistants".
LA SUITE DE L'IDÉE. "Il y a aussi l'idée de
faire passer des idées. De dire quelques pe-
tites choses, modestement. Et d'utiliser, oui
"utiliser", pourquoi pas ce mot là, les gens
que l'on rencontre, cette matière humaine,
pour dire ce que l'on a à dire".
LE RÉEL. "On n'est pas un tuyau branché
sur le réel. On fait des choix de sujets, de
personnes, de montages. Tout le monde
pense que ce sont des reportages bruts.
Pas du tout : c'est archi-monté, archi-pensé,
archi-écrit de telle sorte que cela ait l'air brut
de réel. Et on embellit les gens. Cela peut
choquer mais on refait leurs phrases au
montage pour que cela ne soit pas alambi-
qué, que ce soit parfaitement clair et lisible,
intelligent. On embellit et on facilite
l'écoute".
LA FICTION. "Si les gens me racontent
n'importe quoi, au fond cela m'est un peu
égal, pourvu que l'on écoute l'histoire et que
les idées m'intéressent. Si vous me racontez
quelque chose que vous n'avez pas fait, peu
m'importe. Je ne suis pas journaliste. Je ne
fais pas du fact checking. Je ne cherche pas
une vérité qui viendrait du réel. Je veux que
l'auditeur rencontre ces gens. Je lui donne
un cadre de fiction. La forme doit raconter
une histoire. La fiction documentaire, c'est
simplement faire en sorte qu'il écoute du
début à la fin. Je ne veux pas de construc-
tion documentaire intellectuelle. Je veux un
début, un milieu et une fin. Quand c'est
réussi, c'est comme une scène théâtrale".
L'ÉMOTION. "On a besoin des gens, de
l'émotion, de la sensibilité, on a besoin de
les toucher, de prendre leur bras. Avec l'ex-
périence, ce n'est pas les larmes que l'on
cherche, rien de plus facile à obtenir. C'est
l'émotion dans la retenue. L'émotion est in-
dispensable".
L'OBSESSION. "Chacun fait toujours le
même reportage. J'ai dû faire deux cent fois
le même. On a des obsessions et c'est dans
ces obsessions là que l'on va chercher. La
banlieue est un des sujets qui m'intéresse
le plus. Je ne cesse d'être étonnée par ces
gamins, par leur intelligence, par leur éner-
gie. C'est politiquement correct mais la
bien-pensance ne me gène pas. On a ren-
contré récemment trois jeunes de banlieue,
menacés pour un prétexte futile. Il fallait les
entendre discuter sur ce qu'il faut faire
contre le racisme, sur la démocratie, la ma-
nière de faire progresser les choses. lls
s'écoutaient entre eux, ils échangeaient des
arguments, c'était d'un haut niveau d'intel-
ligence. Les talents sont là, c'est là qu'il faut
aller les chercher. Ces mecs, ce sont des
prix Nobel ! "
L'ANGOISSE. "Je n'ai pas de famille, pas
d'héritage, pas d'économie, rien... Mon an-
goisse fondamentale est d'être SDF !"
L'IDENTITÉ. "J'ai grandi dans un envi-
ronnement cosmopolite. Les revendi-
cations identitaires nationales me sont
étrangères. Du coup, elles m'intéressent.
Mais me sentir française, je m'en moque".
JE NE CHERCHE PAS UNE VÉRITÉ
QUI VIENDRAIT DU RÉEL
138. DANS LE BLANC
DES YEUX
ILLUSTRATION GABRIELLE MANGLOU - TEXTE JÉRÔME RICHEZ
12
139.
140. M. et moi accompagnions Anna à l'hôpital
Necker à Paris. Une consultation pédia-
trique en ophtalmologie, un sentiment
d'inquiétude même si l'air de rien on se dit
ce n'est rien et si c'était quelque chose. Un
poids diffus, l'attente, puis une suspicion
de colobome se transforme en un grain de
beauté à l'œil gauche. Ce n'était rien, cela
ne pouvait pas être à l'âge de trois mois et
même cela ajoutera un grain à sa beauté,
nous sourions avec S., le médecin. Il fallut
trois heures pour que ce rien advienne.
Trois heures suspendues hors du monde
durant lesquelles votre vie se fige et, peut-
être, redémarre. Trois heures en opthal-
mologie à ouvrir les yeux dans une cour
sans miracle. Trois heures, trois tragédies,
peut-être quatre.
140
141. UN GARÇON DE TROIS ANS, UN ENFANT DE VINGT ANS,
UNE FILLE DE HUIT ANS, UN PRÉMATURÉ VIEUX DE QUELQUES
HEURES. J’AI VÉCU HIER UNE SÉRIE DE TRAGÉDIES.
TROIS, PEUT-ÊTRE QUATRE.
143. Un enfant de trois ans est assis dans une
poussette-cane. Il ressemble aux garçons
de son âge. La capote est baissée, son vi-
sage dans la pénombre. Ses cheveux sont
mi-longs sur son front, sur sa nuque, en
bataille. La poussette tressaute. L'enfant
émet un son continu, comme s'il fredon-
nait une chanson bouche fermée. Il n'y a
pas de chanson. La poussette tressaute au
rythme de ses bras et de ses jambes. Elas-
tiques, désordonnés, ils se soulèvent, se
tendent et retombent. Une vague. Un dan-
seur attaché. Sa mère est assise près de
lui. Les cheveux courts, un ensemble à
fleurs, elle est jeune encore. Dans
quelques minutes, elle apprendra la cécité
de son enfant, il est aveugle, sera aveugle,
c'est inéluctable. Cette maladie dégénéra-
tive attaque ses nerfs optiques. Elle re-
montera alors en neurologie où l'enfant
est hospitalisé, épuisée sans résignation,
digne, efficace, seule, du début à la fin. Je
pense : un film dont le son aurait été
coupé.
144. Pour l'instant, dans ce couloir d'attente où
nous sommes tous, une femme s'assied à
côté d'elle. Elle aussi est mère. La cin-
quantaine, peut-être beaucoup moins. Les
cheveux courts. A ses pieds, son bébé : il a
vingt ans, répond t-elle. Elles se parlent,
courtoises. L'une de son petit danseur.
L'autre de ce jeune homme au visage si
caractéristique, personnage tout droit sorti
d'aventures qui enchantent au cinéma, un
hobbit. Il n'est toujours pas propre, dit-elle
sans que cela sonne comme un reproche.
Elles parlent. Des centres d'accueil cer-
tains jours de la semaine, l'un s'y épanouit
et progresse, l'autre y aurait été maltraité,
son poignet cassé, plainte a été déposée.
Elles parlent. Du jour où elles ont appris,
du sentiment d'êtres mises au ban du
monde. Elles parlent. Des tragédies et des
petits riens. Elles parlent naturellement de
leur douleur. Elles se reconnaissent, peut-
être à leurs corps défendants. Tout le
monde écoute. Personne n'écoute. Je me
demande où sont les pères. Il a trop de tra-
vail dans la journée, il n'a pas la patience,
dit l'une. L'échange s'interrompt : un mé-
decin annonce à l'autre la cécité de son
enfant, il est aveugle, sera aveugle, c'est
inéluctable. Le petit danseur remonte en
neurologie avec sa mère, ce monument.
Notre ami le hobbit part lui avec une
goutte à mettre dans ses yeux, une seule
goutte, tous les six mois. Un elixir sans
doute. Les portes du couloir s'ouvrent et
se referment. Une mère aux cheveux
courts - mais où sont les pères ? - est en-
trée avec sa fille de huit ans.
144
147. Une enfant menue et jolie. Une face de
Pierrot lunaire. Mais un Pierrot dont on au-
rait remplacé le talc blanc par une poudre
écarlate. Son visage est rouge vif. Une
brûlure ? De la vapeur peut-être. On
pense, images imposées, à une enfant
gourmande soulevant imprudemment le
couvercle d'une marmite de confitures. On
pense aux enfants déguisés en petits ho-
mards à la fête de l'école. On ne pense pas
spontanément à la tragédie. Huit ans !
Chaque mois, depuis huit ans, elle vient à
l'hôpital, souffrant d'un psoriasis géant. Il la
mange, la démange, craquelle sa peau,
des pieds à la tête. Cette enfant écoute,
grave, sa mère raconter son histoire, la
cortisone à un milligramme par kilo, un
nouveau traitement inefficace, le choc
anaphylactique, le ban du monde, les pe-
tits riens. Tout le monde écoute. Personne
n'écoute. Elles s'écartent pour laisser pas-
ser un convoi au ralenti : une autre mère
aux cheveux courts, jeune femme hagarde
aux épaules basses, un gilet sur sa che-
mise de nuit, son pantalon de survêtement
tombant sur ses pieds, précède un nou-
veau né dans une couveuse reposant sur
un chariot, entourée de deux personnes
habillées de bleue, suivie d'une autre en
blanc, un homme - le père ? - clôturant la
marche. Que venait faire ici ce petit hu-
main ? Un miracle, j'espère. JRZ
157. Le fait est qu'il agit, assuré-
ment, mais d'une façon vague
et obscure. D'ailleurs, il serait
étrange, à notre époque, d'exi-
ger des gens la clarté ! Une
chose, néanmoins, est hors de
doute : c'est un homme
étrange, voire un original. Mais
loin de conférer un droit à l'at-
tention, l'étrangeté et l'origina-
lité nuisent, surtout quand tout
le monde s'efforce de coor-
donner les individualités et de
dégager un sens général de
l'absurdité collective.
Dostoïevski - Les Frères Karamazov
158. CRÉATION ET RÉALISATION :
JÉRÔME RICHEZ
JEROME.RICHEZ@14BIRDS.COM
AVEC LA CONTRIBUTION DE :
JOCELYN ALLEN
JOCELYNALLEN.CO.UK
MEREL BEKKING MERELBEKKING.NL
VINCENT DESAILLY
VINCENT-DESAILLY.COM
ANNA WANDA GOGUSEY
WANDALOVESYOU.COM
PAOLA GUIGOU
PAOLAGUIGOU.COM
SEAN KERNAN SEANKERNAN.COM
GABRIELLE MANGLOU
GABRIELLEMANGLOU.ULTRA-
BOOK.COM
PHILIPPE PACHE
PHILIPPEPACHE.COM
RACHEL POLIQUIN
RAVISHINGBEASTS.COM
LAËTITIA PRIEUR
LAETITIAPRIEURPHOTOGRAPHIE.COM
PIERRE SEINTURIER
PIERRESEINTURIER.COM
CRÉDITS :
TRADUCTION : LUCIE DELPLANQUE
(TEXTES DE S. KERNAN, R. POLIQUIN
ET M. BEKKING). PHOTOGRAPHIE :
PHILIPPE PACHE (COUVERTURE),
PAVEL MARIA SMEJKAL (SÉRIE FATES-
CAPES, PP. 2 À 11 ET SÉRIE FAMILY OF
MAN PP. 40 À 48), SEAN KERNAN (PP.
12 À 32), JOHN CLANG (PP. 34 À 38 ET
PP. 124 À 129), JOCELYN ALLEN (PP.
52 À 60), PEKKA JYLHÄ (PP. 62 À 67),
THE IDIOTS (PP. 68, 70, 74, 75, 76, 78,
79), IRIS SCHIEFERSTEIN (PP. 72 À 73
ET P. 85), GÉZA SZÖLLÖSI (PP. 80, 81),
MEREL BEKKING (P. 82), CRIS TOALA
OLIVARES (PP. 86, 87), LAËTITIA
PRIEUR (P. 88), VINCENT DESAILLY
(PP. 88 À 108), PAOLA GUIGOU (P. 122),
ARCHIVES NATIONALES (P. 135, PP.
146 À 155). ILLUSTRATION : PIERRE
SEINTURIER (PP. 112 À 120), GA-
BRIELLE MANGLOU (PP. 136 À 145),
ANNA WANDA GOGUSEY (P. 159). MA-
QUETTE : JRZ. TYPOGRAPHIE : AKZI-
DENZ-GROTESK.
REMERCIEMENTS :
AUX ÉQUIPES DE LA MAISON DEY-
ROLLE ET DE L’ATELIER VAILLIER.
A MARION BALAC, CAROLINE BLAN-
VILLAIN, AMANDINE CIOSI, JEAN-BAP-
TISTE FOURNIER, PIERRE-HENRI
GOUYON ET MARYLÈNE VICARI.
À CLÉO ET ANNA.
161. 3
7
14
CE MATIN-LÀ, 0°54’ S, 89°36’ O, ON DISTINGUA LE SCANDENS
DU MAGNIROSTRIS, LE PALLIDUS DE L’INORNATA, LE PSITTACULA
DU FORTIS... IL EN FUT AINSI QUATORZE FOIS.
ET TOUT S’EN SUIVIT.
10
13
12
165. OH ! MAMAN,
TU ES LA PLUS
GENTILLE
DES MAMANS
PERCER MAGAZINE
BORN TO LOSE
PAPA
PERCER MAGAZINE
JE VOIS TOUT
PERCER MAGAZINE
PERCER
MAGAZINE
PERCER MAGAZINE
QU’EST-CE QUE
TU FAIS DANS LA
VIE MA CHÉRIE ?
PERCER MAGAZINE
ORVILLECOPTÈRE
PERCER MAGAZINE
VAGUE
ET OBSCUR
PERCER MAGAZINE
PERCER
LA RÉALITÉ
PERCER MAGAZINE