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Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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Nous savons tous qu’un rien aurait pu bouleverser notre vie	: si on
n’avait pas été à cette soirée où l’on a rencontré notre futur mari, si on avait
pensé à éteindre la guirlande lumineuse du sapin avant d’aller dormir et que la
maison n’avait pas brûlé, avec toute notre famille dedans. Ces événements-là
sont évidemment très saillants dans notre parcours et nous en mesurons les
conséquences. Mais parfois, les aiguillages de notre vie sont bien plus subtils
que cela…
Un mail bourré de fautes
Karim a 35 ans. Il est commercial grands comptes dans une société
d’informatique. Il a posé ses valises dans le quartier de la Duchère en 2015, au
moment où il s’est mis en couple avec Vanessa. Il habite au 6ème étage de son
immeuble fraîchement sorti de terre. Il a laissé sa femme s’occuper de la déco,
ce n’est pas son truc. Son truc, ce sont les ordinateurs, les serveurs, les applica-
tions, les routeurs, les anti-virus. Proposer à ses clients des solutions techniques
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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optimales qui leur garantissent un accès à tous les services informatiques sans
bug, sans panne. C’est un vrai pro, expérimenté et passionné.
Il y a deux mois, Karim s’est retrouvé avec un nouveau chef puisque le
précédent Directeur Commercial avait changé de boîte. Le nouveau est une
vraie buse. Mais c’est le gendre du patron. Il a déjà fait de petites démonstra-
tions de pouvoir lors des dernières réunions. Les commerciaux sont sur leurs
gardes	: ils sentent qu’il est du genre à provoquer des catastrophes ou à les
mettre volontairement en difficulté. Il ressemble à un furet.
Ce matin en arrivant au bureau, Karim suit le même rituel que les autres
jours. Buvant son café trop chaud à petites gorgées, il parcourt les mails qu’il a
reçus depuis la veille. Au milieu des demandes habituelles, l’un d’entre eux
attire son attention : à sa lecture, il découvre que son DirCo l’a court-circuité en
envoyant en direct un mail à l’un de ses plus anciens clients, proposant de re-
prendre le dossier pour faire un bilan de ses besoins. Sans en avoir parlé avant	;
bourré de fautes d’orthographe	; sans le mettre en copie. Karim n’est au cou-
rant que parce que son client est devenu un ami et le lui a transféré tôt ce ma-
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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tin. Dans le mail, le client exprime son désarroi	: il demande à Karim pourquoi
il n’est plus son interlocuteur.
Sans réfléchir, Karim repousse son fauteuil de bureau qui part heurter le
mur derrière lui. Il ouvre la porte de son bureau à la volée et entre, fou de rage,
dans le bureau du DirCo sans frapper. Il est là, avec le big boss assis en face de
lui. Ils sont en grande conversation, qu’il vient interrompre sans préambule ni
formule de politesse.
Karim se met à hurler sur le DirCo	: «	Mais qu’est-ce qui t’a pris,
d’envoyer un mail à Favier	? Tu veux me piquer mes clients, maintenant	? T’as
pas autre chose à foutre	?	»
Le DirCo lui répond, très posé, mains jointes sur son bureau, comme un
professeur s’adressant à un élève perturbateur	: «	J’ai vu passer le dernier devis,
Karim. Leurs ordis ont plus de 2 ans, ils te contactent pour un bug récurrent, et
toi, plutôt que de leur proposer du matos flambant neuf sur lequel on marge
bien, tu leur proposes des mises à jour	? Non mais mon pote, t’as rien compris	!
C’est pas comme ça qu’on fait des ronds	!	»
Karim éructe	: «	Ah ouais	? Toi qui débarques à peine dans la boîte, tu
crois que tu vas m’apprendre le métier	? Je t’ai pas attendu pour vendre, re-
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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garde mes chiffres	! Simplement, contrairement à toi, je suis pas un voleur, je
vais pas leur proposer de changer du matos qui fonctionne très bien pour faire
des ronds, comme tu dis	! Sinon y a plus de confiance, et dans 6 mois, ils sont
partis à la concurrence	! Faut pas jouer au plus malin, dans ce business… Et je
suis pas ton pote.	»
Le patron se tortille sur sa chaise	: il est très mal à l’aise, en plein conflit
de loyauté entre son gendre qui a visiblement fait une bourde et son salarié
fidèle et dévoué qui pète une durite.
Il essaie d’apaiser les choses	: «	Messieurs, un peu de calme, s’il vous
plaît. Il y a visiblement un malentendu, nous allons régler ça.	»
Le DirCo reprend la parole	: «	Il n’y a aucun malentendu, Claude. Ton
Karim, il n’est plus à la page, il faut qu’il apprenne à se remettre en question et
à respecter sa hiérarchie.	»
C’en est trop pour Karim. Avant de décocher une mandale à Crâne
d’œuf, il rebrousse chemin vers son bureau. Il récupère son manteau, sa sa-
coche et son ordi et réapparaît dans le couloir. Les autres commerciaux sortent
la tête de leur bureau pour assister au spectacle.
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 5	 	
Le DirCo, les bras croisés, adossé au mur du couloir, le met en garde
alors qu’il prend la direction de la sortie	: «	Attention Karim… Si tu quittes ce
bureau, c’est un abandon de poste, réfléchis bien à ce que tu fais…	».
Karim lui répond du tac au tac : «	Tu sais où tu peux te les carrer, tes me-
naces ? Va te faire foutre, Crâne d’œuf	!	».
Il sait qu’il a dépassé les bornes. Qu’il vient de franchir un point de non-
retour. Il est partagé entre le soulagement d’avoir dit ses quatre vérités à ce
petit merdeux et la colère qu’il éprouve envers lui-même d’avoir répondu à
cette provocation. Il s’est jeté dans le piège, Crâne d’œuf n’attendait que ça.
Tant pis. Maintenant il faut assumer.
Sur la route jusqu’à son appartement, il peine à se calmer. Il n’aime pas
les embrouilles. Il s’en est toujours tenu à distance. Mais le manque de respect,
la condescendance… Ça, il ne peut pas. Les torchons et les serviettes. Malgré ce
que son père lui a seriné durant toute son enfance, il n’a jamais eu l’impression
d’être un torchon. Il a bossé et y est arrivé. Point.
Arrivé sur le parking devant chez lui, il soupire en descendant de voi-
ture	: la même Clio que d’habitude, celle qui n’a plus qu’un seul rétro et dont la
carrosserie est verte d’un côté et bleue de l’autre, quitte le parking en vibrant
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 6	 	
sous l’effet de la chanson de rap écoutée à fond la caisse par son conducteur. Il
n’est pas d’humeur. Il prend l’escalier jusqu’au 6ème étage, avec l’intention de se
défaire de sa colère durant cette ascension.
En fin d’après-midi, sa femme est de retour. Il est encore tout tremblant
quand il lui raconte ce qui s’est passé au bureau. Il est surpris de la voir le re-
garder avec douceur – de le regarder tout simplement –, alors qu’il lui semble
tout à coup que cela fait des mois qu’elle fuit son regard. Elle le prend même
dans ses bras. Se sentant soutenu, les vannes s’ouvrent et il craque pour de bon.
Finalement, il se fait arrêter par son médecin traitant. Trois mois. C’est
très long et très court à la fois. Pour lui, tout change durant ce laps de temps	:
ses priorités, ses envies, son regard sur le monde. Il découvre une autre vie en-
dehors du boulot. Il se prend de passion pour la cuisine, redécouvre sa femme
qu’il avait délaissée ces derniers mois et qui semble presque heureuse de le
savoir à la maison. À sa reprise du boulot trois mois plus tard, sans grand éton-
nement, il se voit convoqué pour un entretien préalable à son licenciement.
Maintenant qu’il a pris du recul, il encaisse sans faire de vagues et y voit même
une opportunité. Il décide de réaliser une formation pour devenir éducateur
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 7	 	
spécialisé. Il se voit déjà partager des séances d’informatique et de cuisine avec
des gamins un peu paumés pour les aider à pousser droit. Pour qu’ils ne se
prennent pas pour des torchons. Il se projette, se sent utile.
Six mois plus tard, avec ses équivalences, il a terminé sa formation. Il
vient de croiser Léo dans le couloir, ce petit con qui met la musique à fond dans
sa Clio toute pourrie. Il est gentil au fond, ce gamin. Il a juste besoin d’exister.
Karim rentre chez lui, son contrat de travail en main. Il est rempli d’allégresse	:
avant même d’avoir reçu son diplôme en bonne et due forme, il vient d’être
embauché pour un poste d’EducSpé dans le quartier du Château, tout proche.
En réponse, le sourire aux lèvres, sa femme secoue un petit objet en plastique
du bout des doigts. Deux traits roses s’y affichent fièrement. Il va être papa. Il
est submergé de bonheur.
Il ne saura jamais que s’il n’avait pas reçu ce mail bourré de fautes ce
jour-là, sa femme lui aurait annoncé le soir même qu’elle le quittait parce qu’il
était trop absent, trop absorbé par son travail, trop taciturne. Elle aurait même
enfoncé le clou en lui avouant qu’elle continuait à prendre la pilule parce
qu’elle ne voulait pas d’enfant avec lui dans ces conditions	; alors qu’ils étaient
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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censés essayer depuis un an. Il se serait alors retrouvé seul dans cet apparte-
ment. Il serait retourné bosser dès le lundi suivant après avoir fait ses plus
plates excuses à son couillon de DirCo, se serait écrasé. L’ambiance serait res-
tée insupportable au boulot, entre humiliations et coups tordus. Il aurait tenu
bon encore deux ans, fidèle au fondateur de la boîte qu’il considérait un peu
comme un père de substitution. Et puis au moment de son départ en retraite, il
aurait fini par démissionner. Il aurait alors postulé pour devenir prof
d’informatique dans un collège et serait resté célibataire et sans enfant.
Une chanson d’MC Solaar
Léo a 18 ans depuis quelques mois. Il a acheté sa voiture avant même
d’avoir son permis et fait déjà des tours dans le quartier depuis longtemps, avec
la musique à bloc pour faire le malin. Maintenant ça y est, il peut officiellement
la conduire et ne s’en prive pas. Pour fuir l’appartement familial dans lequel
s’entassent ses parents et ses trois frères et sœur, il est souvent en virée chez ses
potes.
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Justement ce samedi-là, il est parti retrouver Momo, Joseph et Melvyn. À
peine installé dans le salon une bière à la main, il connecte son IPhone à
l’enceinte Bose et lance un vieil album d’MC Solaar. Ses potes se foutent de sa
gueule	: ils préfèrent Big Flo et Olly, Booba ou Damso. Pas cette zic de darons. Il
s’en fout, il veut l’écouter. Caroline. Bouge de là. Armand est mort. Ses potes se
roulent un pétard et parlent de meufs, ils l’ont zappé. Lui reste bloqué sur les
paroles. À plusieurs reprises, il va chercher des mots qu’il ne connaît pas sur
Google. Il est dans sa bulle. Finalement, il rentre tôt	: il voudrait se lever avant
midi le lendemain pour préparer son concours. Il n’en a parlé à personne. Il
s’est inscrit tout seul dans son coin après avoir entendu une pub à la radio pour
une école de commerce sur Lyon, l’ESDES. Il fait le chemin du retour avec le
dernier single de Nekfeu poussé à fond sur son autoradio, monte à petites fou-
lées sportives les 5 étages avant d’entrer dans l’appartement familial et file
directement jusqu’à sa chambre, qu’il partage avec ses deux frères.
Le lendemain, il se lève à 9 heures et fait des exercices de maths. Le con-
cours est dans trois jours. Il a prévu de sécher les cours pour le passer. Il ne va
pas demander une autorisation de ses parents, il a trop peur de les décevoir s’il
le rate.
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Il arrive en avance au Parc des Expositions, transformé en salle
d’examens. Il pose sa carte d’identité sur sa table et attend que les sujets de la
première épreuve leur soient distribués. Il commence par l’épreuve de syn-
thèse. Il connaît les consignes, il s’est renseigné	: il doit lire une palanquée de
textes et en faire un résumé, un truc bien structuré et réfléchi. Durant sa lec-
ture, il prend des notes. Honnêtement, il galère. Les textes sont denses et com-
plexes. Et comme par hasard, il retombe sur deux des mots de vocabulaire qu’il
avait cherchés en écoutant les chansons d’MC Solaar. Prérogatives. Genèse. Il y
voit un signe, il s’accroche. Il enchaîne avec les autres épreuves. En comparai-
son avec la synthèse, il les trouve faciles. Il est très bon en maths, il a des facili-
tés en anglais.
Quelques semaines plus tard, il apprend qu’il est reçu aux oraux. Il n’en
parle toujours pas à ses parents. Il se fait prêter un costard par un de ses potes
qui est vigile dans une bijouterie le soir et le week-end, pour aller passer ses
oraux dans une tenue appropriée. Juste après ses résultats du bac qu’il obtient
ras les miches, il apprend qu’il est pris dans cette école. Sous le choc de
l’annonce, il met quelques jours à réellement y croire. Il finit par l’annoncer à
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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ses parents, qui n’en reviennent pas	: ils sont fiers de lui. C’est la première fois
qu’il l’entend. Ils l’aident à monter un dossier pour une bourse, qu’il obtient.
En septembre, il intègre son école. Même s’il continue d’habiter chez ses
parents, il découvre un nouveau monde	: il se fait des amis de tous les milieux,
passe de plus en plus de temps dans le centre-ville de Lyon. Les profs lui don-
nent confiance, un en particulier qui croit vraiment en lui et le soutient comme
un grand frère. À chaque fois qu’il revient dans son quartier, le manque
d’espaces destinés aux jeunes – si on fait abstraction de la MJC, qui ne leur
offre qu’un pauvre baby-foot déglingué et une télé qui vient de fêter ses 200 ans
– lui saute aux yeux. Une idée commence à germer dans son esprit. Durant son
cursus, il choisit une spécialisation dans l’entrepreneuriat en économie colla-
borative : il fait ses classes dans des espaces de coworking de Lyon et intègre
ensuite l’incubateur de son école pour créer un coffice dans son quartier.
Quelques années plus tard, l’ancien petit kéké de la Duchère devient le
mentor des jeunes du quartier. Il les aide à changer leur destin. Tant et si bien
qu’il franchise son concept et le vend à d’autres villes cherchant à redynamiser
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
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certains quartiers. Il roule toujours au volant de sa Clio pourrie avec la musique
à fond. Disons que c’est son péché mignon.
Léo ne saura jamais que s’il n’avait pas écouté MC Solaar ce soir-là avec
ses potes, il aurait commencé par cette même épreuve de synthèse lors du con-
cours et se serait senti complètement largué au milieu de tout ce vocabulaire
inconnu. Il aurait quitté l’épreuve en cours de route et ne se serait pas présenté
aux autres. Il aurait été reçu au bac ras les miches. Avec ses inscriptions faites à
la va-vite sur ParcourSup, il se serait retrouvé à la Catho en fac de Droit pour
un semestre avant de laisser tomber. Sous la pression de ses parents, il aurait
pris un boulot chez Mac Do. Après plusieurs années à préparer des frites et des
burgers, il serait finalement devenu chef d’équipe et aurait repêché de temps à
autre des gamins du quartier en les embauchant en cuisine ou à la caisse, avec
l’espoir qu’ils connaissent le même parcours que lui.
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Un café renversé
Martine a 65 ans. Elle a travaillé 42 ans dans la même société en tant que
secrétaire de direction. Elle habite au 7ème et dernier étage de son immeuble et
n’est pas peu fière de la vue que cette situation lui offre sur le parc du Vallon.
Dommage que si peu de visiteurs ne passent la voir pour en profiter avec elle. Il
faut dire qu’elle s’est brouillée avec la plupart de ses voisins qui faisaient trop
de bruit à son goût. Elle a aussi appelé la police plusieurs fois à propos de cette
voiture qui débarque à n’importe quelle heure du jour et de la nuit avec cette
effroyable musique tonitruante qui la fait sursauter systématiquement, même
lorsqu’elle dort. Elle n’a jamais été mariée, n’a jamais eu d’enfant. Elle était trop
obnubilée par sa carrière, jusqu’à ce qu’elle se fasse mettre dehors à 63 ans
lorsque son patron adoré a cédé l’entreprise et que le nouveau venu a voulu
qu’elle prenne sa retraite, arrivant avec sa propre assistante. Voilà deux ans
qu’elle tourne en rond dans son appartement. L’un des seuls liens qu’elle a
encore avec l’extérieur est le facteur, qui lui monte gentiment ses recomman-
dés ou ses colis lorsqu’elle en reçoit. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour
lesquelles elle commande tant de babioles sur Internet.
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Ce matin, un colis Amazon est encore arrivé. Le facteur lui monte
jusqu’au 7ème après avoir sonné à l’interphone. Elle le reçoit comme toujours
avec une tasse de café. Dans son empressement à le rejoindre au salon, elle
renverse l’une des deux tasses sur son tailleur impeccable. Si elle laisse la tache
telle quelle, elle ne pourra plus le ravoir. Elle n’attend plus qu’une chose	: que
le facteur s’en aille pour descendre au pressing et faire enlever la tache.
Quelques minutes plus tard, arrivée place Abbé Pierre, elle ne s’aperçoit pas
que la façade a changé et fonce tête baissée dans ce qui était jusqu’alors son
pressing. Elle découvre avec stupéfaction qu’il a laissé place à un… à un quoi,
d’ailleurs	? Elle ressort, regarde la devanture	: un coffice. C’est quoi encore, cette
invention	? Elle entre à nouveau, regarde autour d’elle. Des jeunes gens, pour la
plupart, sont attablés comme dans un café ou un salon de thé. Beaucoup ont
devant eux un ordinateur ouvert, d’autres discutent en prenant des notes. Elle
est décontenancée.
Un jeune homme vient à sa rencontre visiblement aussi étonné qu’elle,
regardant le tailleur qu’elle porte plié sur son bras	: «	Bonjour madame, je peux
vous aider	?	».
Elle bredouille à voix basse	: «	Je cherche le pressing…	».
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Il sourit	: «	Désolée madame, mais depuis deux mois, nous avons repris
la boutique. Nous ne faisons plus pressing. Mais si vous voulez vous asseoir, on
a du bon café fraîchement moulu. Qui vient de chez le torréfacteur du quar-
tier.	Je suis le barrista. ».
Le barrista	?
Il lui présente déjà un fauteuil confortable. Elle s’assied de manière un
peu automatique. Elle prend la carte	: il y a bien les boissons et en-cas habi-
tuels, mais aussi une formule «	illimitée	», qui permet de rester sur un créneau
de 4 heures et de consommer à volonté tous les produits marqués d’un asté-
risque. Voilà qui est surprenant… Le jeune homme essaie de lui expliquer le
concept de vive voix, mais la musique qui passe en fond sonore est un peu
forte, elle a du mal à tout saisir. Elle finit par commander un expresso, se disant
qu’elle ne prend pas trop de risques. Il revient avec le café. Elle lui demande au
passage s’il peut baisser cette satanée musique. Il s’exécute et revient s’asseoir
en face d’elle, visiblement curieux. Alors elle raconte un peu sa vie, où elle
habite, le problème avec son café renversé. Il l’écoute.
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Elle prend l’habitude de venir boire son café là chaque matin et finit par
négocier une heure de reggae lors de ses visites matinales à la place du rap et
du hip-hop. Il accepte de bon cœur et lui soumet en retour une idée	: elle qui a
bossé dans une société toute sa vie aux côtés d’un chef d’entreprise, elle ne
voudrait pas faire du mentoring auprès des jeunes du quartier	?
Martine l’interroge	: «	Du mentoring	?	».
Léo, patient, explique	: «	Leur transmettre votre expérience, quoi. Leur
apprendre l’éloquence, la présentation d’un CV, la posture professionnelle…	».
Martine accepte sans hésiter et lance un premier atelier hebdomadaire
tous les samedis après-midi. Et puis un second le mercredi soir lorsque le pre-
mier affiche complet. Et ainsi de suite… Elle n’hésite pas à mettre tout le monde
à contribution pour accomplir sa nouvelle mission	: lorsqu’elle croise le jeune
geek du 1er, avec son teint blafard et ses traits tirés à force de passer toutes ses
journées et toutes ses nuits devant son écran, elle lui colle d’autorité dans les
bras une grosse pile de flyers à distribuer dans les boîtes aux lettres des im-
meubles environnants pour faire de la pub pour ses ateliers. Allez, au boulot la
jeunesse, et que ça saute	! Il n’ose pas refuser. Il faut dire qu’elle sait se montrer
convaincante, Mimi, comme ils l’appellent tous désormais.
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 17	 	
Avec son franc-parler et son énergie, Martine sait recadrer ce qui cloche,
mais maintenant qu’elle les connaît, ces jeunes, elle les comprend. Elle ne les
juge pas. Elle sait d’où ils viennent et le chemin qu’ils ont déjà parcouru.
Elle ne saura jamais que si le facteur avait été trop pressé ce jour-là, il au-
rait déposé rapidement le colis et refusé poliment son café. Elle serait restée
seule à contempler la vue sur le parc les yeux dans le vague et serait sortie de sa
léthargie seulement une fois la nuit tombée, se rendant compte avec effarement
qu’elle était dans le noir et qu’elle n’avait rien avalé de la journée. Une journée
entière de rien. Elle ne pouvait plus faire face à cela. Elle aurait alors été con-
sulter ses e-mails	: 22 e-mails reçus aujourd’hui. 17 spams, 3 factures et 2 récé-
pissés de commande. Pas un seul mail personnel. Elle aurait cliqué au hasard
sur l’un des spams qui affichait une belle photo de plage et de cocotiers. La
photo l’aurait menée à un article à propos de voyages accompagnés encadrés
par des guides seniors. Elle aurait eu une sorte de déclic	: le temps était peut-
être venu pour elle de larguer les amarres. Elle serait passée en mode projet	:
check-up de sa forme physique, démarches administratives, mise en vente de
son appartement et de sa voiture, placements financiers sans risque. Quelques
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mois plus tard, elle serait devenue accompagnatrice de voyages. Elle aurait
visité 3 continents et 22 pays durant les dix années suivantes, avant de s’installer
en Argentine où elle aurait coulé une retraite paisible jusqu’à sa mort, après
une vie bien plus remplie qu’elle n’aurait pu l’imaginer.
Une pizza brûlée
Quentin a 22 ans. Il a arrêté ses études une fois son bac en poche. Ça n’a
jamais été son truc, l’école. Il est saisonnier dans les stations de ski l’hiver et
dans les restos de Lyon l’été. Il est aussi complètement accro aux jeux en ligne.
Il a emménagé au 1er étage de la résidence il y a 6 mois, quand ses parents lui
ont demandé de débarrasser le plancher, lassés par son comportement imma-
ture. Ils ont daigné se porter caution pour l’appart’. Pour le reste, à lui de jouer.
Si l’on peut dire.
Ce jour-là, il est totalement absorbé par Fortnite depuis des heures. Il a
fini par mettre une pizza surgelée au four vers 19 heures, au moment où son
ventre l’a rappelé à l’ordre. Il a complètement oublié la pizza et reprend va-
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 19	 	
guement contact avec la réalité vers 20 heures, quand il entend l’autre rappeur
débile qui rentre chez lui en faisant autant de bruit que possible pour ameuter
tout le voisinage. C’est à ce moment qu’il sent comme une odeur de brûlé. Il se
lève difficilement du canapé et va jusqu’au four avec l’idée de simplement
l’arrêter et de continuer sa partie. Il a toujours les yeux rivés sur l’écran, le cou
tordu presque à 180°. Mais plus il s’approche, plus l’odeur devient tenace. Il ne
peut ignorer la fumée qui s’échappe par les interstices autour de la porte du
four. Quand il l’ouvre, un nuage de fumée opaque envahit rapidement la pièce.
Le détecteur de fumée de la kitchenette se déclenche dans la foulée. Il essaie
d’évacuer la fumée en ouvrant l’unique fenêtre, mais ça ne suffit pas. Il ouvre la
porte de son appart’ pour faire courant d’air, ce qui a pour effet de déclencher
également le détecteur de fumée du couloir. Les voisins du 1er sortent sur leur
palier pour voir ce qui se passe. Il tombe nez à nez avec sa nouvelle voisine d’en
face, Justine, qui a emménagé la semaine précédente. Elle lui avait dit bonjour
du bout des lèvres quand il l’avait croisée avec les déménageurs le week-end
dernier. Il se sent con, hirsute, les larmes aux yeux à cause de la fumée, en T-
shirt et jogging informe, face à cette belle nana. En même temps, elle est dans
un genre de salopette doudou avec une capuche licorne, on ne peut pas dire
qu’elle soit l’élégance incarnée	: ils se regardent de haut en bas et éclatent de
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 20	 	
rire. Les autres voisins rentrent chez eux en râlant. Justine lui demande ce qui
s’est passé chez lui. Il lui explique qu’il a fait cramer sa pizza et lui dit qu’il se
contentera d’un bol de céréales pour son dîner. Elle lui propose de partager les
sushis qu’elle a achetés	: il accepte, malgré son envie de reprendre sa partie. Il
embarque au passage un pack de bières, le dernier truc comestible qu’il lui
reste dans son frigo, et traverse le couloir. L’appart’ de Justine est déjà décoré et
sent la bougie parfumée. Il est propre et rangé. Tout l’inverse du sien.
Après deux bières et une poignée de sushis partagés, elle s’est bien dé-
tendue. Elle est juste un peu timide, en fait. Ils se racontent leurs vies	: elle vient
d’être embauchée comme caissière à la supérette et prend des cours à distance
pour devenir développeuse web.
Quentin lui demande	: «	C’est pour les filles, ça	?	».
Elle le rabroue vivement	: «	C’est quoi, cette remarque sexiste et débile	?
Tu crois vraiment qu’il y a des métiers que pour les mecs ou que pour les na-
nas	?	».
Il fait le canard. Il l’aime bien. Elle lui plaît.
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 21	 	
Ils commencent à se fréquenter, pour un apéro, pour un dîner. Ils finis-
sent par s’embrasser. Il lâche assez vite son appart’ à lui pour migrer dans le
sien	: de toute façon, il passe son temps chez elle.
Lors d’une soirée durant laquelle elle a invité des amis à elle, ces der-
niers expliquent à Quentin qu’ils suivent un cursus spécialisé pour devenir
programmeurs techniques de jeux vidéo. Il trouve ça génial. Ils lui proposent
de participer à la journée portes-ouvertes qui a justement lieu le week-end
suivant. Rempli d’enthousiasme par cette découverte, il s’inscrit et commence
une formation en alternance.
Deux ans plus tard, il est diplômé et elle aussi. Ce sont tous les deux des
cracks	: ils créent leur boîte et lancent ensemble la première plateforme fran-
çaise de jeux vidéo personnalisables à la demande pour des serious games et
des formations en entreprises… Et évidemment, ils passent leurs week-ends à
programmer et à jouer à des jeux qu’ils ont créés, pour le plaisir. Parfois leur
voisin du 6ème, Karim, se joint à eux. C’est un adversaire redoutable et il est très
fort pour savoir dès la première partie quels jeux deviendront des best-sellers.
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 22	 	
Quentin ne saura jamais que s’il n’avait pas laissé brûler sa pizza ce soir-
là, il aurait croisé sa nouvelle voisine quelques jours plus tard dans l’escalier.
Elle l’aurait bousculé, en retard pour aller bosser. Un malencontreux «	con-
nasse	» lui aurait échappé parce qu’il n’avait quasiment pas dormi de la nuit et
qu’il s’était levé du pied gauche. Elle l’aurait entendu et l’aurait insulté à son
tour. Ils ne se seraient plus jamais adressé la parole, s’ignorant à chaque fois
qu’ils se seraient croisés. Justine serait tombée amoureuse de son coiffeur
quelques mois plus tard et aurait emménagé chez lui, rendant les clés de son
appart’. Quentin aurait adopté le chat gris abandonné qui avait toujours rôdé
autour de l’immeuble et serait resté célibataire. Il serait devenu joueur profes-
sionnel de poker, faisant des économies toute l’année pour se payer un ou deux
voyages par an pour participer aux plus grands tournois et serait resté saison-
nier dans une station de ski l’hiver.
Privés de boule de cristal, nous ne pouvons imaginer ce que nous avons
gagné ou perdu à chaque aiguillage de notre vie. Nous ne savons même pas que
nous sommes passés à deux doigts d’un autre destin. Et c’est mieux ainsi, car
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 23	 	
cette idée est tout simplement… vertigineuse. Et sans limite. Par exemple, je ne
vous ai pas parlé d’Angèle	? Mais si… cette toute jeune fille de 11 ans, qui habite
l’appartement juste en face de celui de Karim. Eh bien figurez-vous que s’il
n’avait pas passé plusieurs minutes à chercher ses clés au fond de son sac sur
leur palier un mercredi après-midi, sa vie à elle aurait pris une tout autre tour-
nure. Et je ne vous parle pas de Laura, qui habite au 3ème et dont le destin tient à
un pneu crevé, ou encore de Wolfgang, le papi du 4ème pour qui une abeille au
fond d’une chope de bière a tout changé.
Une autre fois, peut-être.
Nouvelle «	Destins	» de Blandine CAIN
	
	 24	 	
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Si mon écriture vous plaît, je vous invite à découvrir mon premier roman
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Nouvelle DESTINS de Blandine Cain (2021)

  • 1.
  • 2. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 1 Nous savons tous qu’un rien aurait pu bouleverser notre vie : si on n’avait pas été à cette soirée où l’on a rencontré notre futur mari, si on avait pensé à éteindre la guirlande lumineuse du sapin avant d’aller dormir et que la maison n’avait pas brûlé, avec toute notre famille dedans. Ces événements-là sont évidemment très saillants dans notre parcours et nous en mesurons les conséquences. Mais parfois, les aiguillages de notre vie sont bien plus subtils que cela… Un mail bourré de fautes Karim a 35 ans. Il est commercial grands comptes dans une société d’informatique. Il a posé ses valises dans le quartier de la Duchère en 2015, au moment où il s’est mis en couple avec Vanessa. Il habite au 6ème étage de son immeuble fraîchement sorti de terre. Il a laissé sa femme s’occuper de la déco, ce n’est pas son truc. Son truc, ce sont les ordinateurs, les serveurs, les applica- tions, les routeurs, les anti-virus. Proposer à ses clients des solutions techniques
  • 3. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 2 optimales qui leur garantissent un accès à tous les services informatiques sans bug, sans panne. C’est un vrai pro, expérimenté et passionné. Il y a deux mois, Karim s’est retrouvé avec un nouveau chef puisque le précédent Directeur Commercial avait changé de boîte. Le nouveau est une vraie buse. Mais c’est le gendre du patron. Il a déjà fait de petites démonstra- tions de pouvoir lors des dernières réunions. Les commerciaux sont sur leurs gardes : ils sentent qu’il est du genre à provoquer des catastrophes ou à les mettre volontairement en difficulté. Il ressemble à un furet. Ce matin en arrivant au bureau, Karim suit le même rituel que les autres jours. Buvant son café trop chaud à petites gorgées, il parcourt les mails qu’il a reçus depuis la veille. Au milieu des demandes habituelles, l’un d’entre eux attire son attention : à sa lecture, il découvre que son DirCo l’a court-circuité en envoyant en direct un mail à l’un de ses plus anciens clients, proposant de re- prendre le dossier pour faire un bilan de ses besoins. Sans en avoir parlé avant ; bourré de fautes d’orthographe ; sans le mettre en copie. Karim n’est au cou- rant que parce que son client est devenu un ami et le lui a transféré tôt ce ma-
  • 4. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 3 tin. Dans le mail, le client exprime son désarroi : il demande à Karim pourquoi il n’est plus son interlocuteur. Sans réfléchir, Karim repousse son fauteuil de bureau qui part heurter le mur derrière lui. Il ouvre la porte de son bureau à la volée et entre, fou de rage, dans le bureau du DirCo sans frapper. Il est là, avec le big boss assis en face de lui. Ils sont en grande conversation, qu’il vient interrompre sans préambule ni formule de politesse. Karim se met à hurler sur le DirCo : « Mais qu’est-ce qui t’a pris, d’envoyer un mail à Favier ? Tu veux me piquer mes clients, maintenant ? T’as pas autre chose à foutre ? » Le DirCo lui répond, très posé, mains jointes sur son bureau, comme un professeur s’adressant à un élève perturbateur : « J’ai vu passer le dernier devis, Karim. Leurs ordis ont plus de 2 ans, ils te contactent pour un bug récurrent, et toi, plutôt que de leur proposer du matos flambant neuf sur lequel on marge bien, tu leur proposes des mises à jour ? Non mais mon pote, t’as rien compris ! C’est pas comme ça qu’on fait des ronds ! » Karim éructe : « Ah ouais ? Toi qui débarques à peine dans la boîte, tu crois que tu vas m’apprendre le métier ? Je t’ai pas attendu pour vendre, re-
  • 5. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 4 garde mes chiffres ! Simplement, contrairement à toi, je suis pas un voleur, je vais pas leur proposer de changer du matos qui fonctionne très bien pour faire des ronds, comme tu dis ! Sinon y a plus de confiance, et dans 6 mois, ils sont partis à la concurrence ! Faut pas jouer au plus malin, dans ce business… Et je suis pas ton pote. » Le patron se tortille sur sa chaise : il est très mal à l’aise, en plein conflit de loyauté entre son gendre qui a visiblement fait une bourde et son salarié fidèle et dévoué qui pète une durite. Il essaie d’apaiser les choses : « Messieurs, un peu de calme, s’il vous plaît. Il y a visiblement un malentendu, nous allons régler ça. » Le DirCo reprend la parole : « Il n’y a aucun malentendu, Claude. Ton Karim, il n’est plus à la page, il faut qu’il apprenne à se remettre en question et à respecter sa hiérarchie. » C’en est trop pour Karim. Avant de décocher une mandale à Crâne d’œuf, il rebrousse chemin vers son bureau. Il récupère son manteau, sa sa- coche et son ordi et réapparaît dans le couloir. Les autres commerciaux sortent la tête de leur bureau pour assister au spectacle.
  • 6. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 5 Le DirCo, les bras croisés, adossé au mur du couloir, le met en garde alors qu’il prend la direction de la sortie : « Attention Karim… Si tu quittes ce bureau, c’est un abandon de poste, réfléchis bien à ce que tu fais… ». Karim lui répond du tac au tac : « Tu sais où tu peux te les carrer, tes me- naces ? Va te faire foutre, Crâne d’œuf ! ». Il sait qu’il a dépassé les bornes. Qu’il vient de franchir un point de non- retour. Il est partagé entre le soulagement d’avoir dit ses quatre vérités à ce petit merdeux et la colère qu’il éprouve envers lui-même d’avoir répondu à cette provocation. Il s’est jeté dans le piège, Crâne d’œuf n’attendait que ça. Tant pis. Maintenant il faut assumer. Sur la route jusqu’à son appartement, il peine à se calmer. Il n’aime pas les embrouilles. Il s’en est toujours tenu à distance. Mais le manque de respect, la condescendance… Ça, il ne peut pas. Les torchons et les serviettes. Malgré ce que son père lui a seriné durant toute son enfance, il n’a jamais eu l’impression d’être un torchon. Il a bossé et y est arrivé. Point. Arrivé sur le parking devant chez lui, il soupire en descendant de voi- ture : la même Clio que d’habitude, celle qui n’a plus qu’un seul rétro et dont la carrosserie est verte d’un côté et bleue de l’autre, quitte le parking en vibrant
  • 7. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 6 sous l’effet de la chanson de rap écoutée à fond la caisse par son conducteur. Il n’est pas d’humeur. Il prend l’escalier jusqu’au 6ème étage, avec l’intention de se défaire de sa colère durant cette ascension. En fin d’après-midi, sa femme est de retour. Il est encore tout tremblant quand il lui raconte ce qui s’est passé au bureau. Il est surpris de la voir le re- garder avec douceur – de le regarder tout simplement –, alors qu’il lui semble tout à coup que cela fait des mois qu’elle fuit son regard. Elle le prend même dans ses bras. Se sentant soutenu, les vannes s’ouvrent et il craque pour de bon. Finalement, il se fait arrêter par son médecin traitant. Trois mois. C’est très long et très court à la fois. Pour lui, tout change durant ce laps de temps : ses priorités, ses envies, son regard sur le monde. Il découvre une autre vie en- dehors du boulot. Il se prend de passion pour la cuisine, redécouvre sa femme qu’il avait délaissée ces derniers mois et qui semble presque heureuse de le savoir à la maison. À sa reprise du boulot trois mois plus tard, sans grand éton- nement, il se voit convoqué pour un entretien préalable à son licenciement. Maintenant qu’il a pris du recul, il encaisse sans faire de vagues et y voit même une opportunité. Il décide de réaliser une formation pour devenir éducateur
  • 8. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 7 spécialisé. Il se voit déjà partager des séances d’informatique et de cuisine avec des gamins un peu paumés pour les aider à pousser droit. Pour qu’ils ne se prennent pas pour des torchons. Il se projette, se sent utile. Six mois plus tard, avec ses équivalences, il a terminé sa formation. Il vient de croiser Léo dans le couloir, ce petit con qui met la musique à fond dans sa Clio toute pourrie. Il est gentil au fond, ce gamin. Il a juste besoin d’exister. Karim rentre chez lui, son contrat de travail en main. Il est rempli d’allégresse : avant même d’avoir reçu son diplôme en bonne et due forme, il vient d’être embauché pour un poste d’EducSpé dans le quartier du Château, tout proche. En réponse, le sourire aux lèvres, sa femme secoue un petit objet en plastique du bout des doigts. Deux traits roses s’y affichent fièrement. Il va être papa. Il est submergé de bonheur. Il ne saura jamais que s’il n’avait pas reçu ce mail bourré de fautes ce jour-là, sa femme lui aurait annoncé le soir même qu’elle le quittait parce qu’il était trop absent, trop absorbé par son travail, trop taciturne. Elle aurait même enfoncé le clou en lui avouant qu’elle continuait à prendre la pilule parce qu’elle ne voulait pas d’enfant avec lui dans ces conditions ; alors qu’ils étaient
  • 9. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 8 censés essayer depuis un an. Il se serait alors retrouvé seul dans cet apparte- ment. Il serait retourné bosser dès le lundi suivant après avoir fait ses plus plates excuses à son couillon de DirCo, se serait écrasé. L’ambiance serait res- tée insupportable au boulot, entre humiliations et coups tordus. Il aurait tenu bon encore deux ans, fidèle au fondateur de la boîte qu’il considérait un peu comme un père de substitution. Et puis au moment de son départ en retraite, il aurait fini par démissionner. Il aurait alors postulé pour devenir prof d’informatique dans un collège et serait resté célibataire et sans enfant. Une chanson d’MC Solaar Léo a 18 ans depuis quelques mois. Il a acheté sa voiture avant même d’avoir son permis et fait déjà des tours dans le quartier depuis longtemps, avec la musique à bloc pour faire le malin. Maintenant ça y est, il peut officiellement la conduire et ne s’en prive pas. Pour fuir l’appartement familial dans lequel s’entassent ses parents et ses trois frères et sœur, il est souvent en virée chez ses potes.
  • 10. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 9 Justement ce samedi-là, il est parti retrouver Momo, Joseph et Melvyn. À peine installé dans le salon une bière à la main, il connecte son IPhone à l’enceinte Bose et lance un vieil album d’MC Solaar. Ses potes se foutent de sa gueule : ils préfèrent Big Flo et Olly, Booba ou Damso. Pas cette zic de darons. Il s’en fout, il veut l’écouter. Caroline. Bouge de là. Armand est mort. Ses potes se roulent un pétard et parlent de meufs, ils l’ont zappé. Lui reste bloqué sur les paroles. À plusieurs reprises, il va chercher des mots qu’il ne connaît pas sur Google. Il est dans sa bulle. Finalement, il rentre tôt : il voudrait se lever avant midi le lendemain pour préparer son concours. Il n’en a parlé à personne. Il s’est inscrit tout seul dans son coin après avoir entendu une pub à la radio pour une école de commerce sur Lyon, l’ESDES. Il fait le chemin du retour avec le dernier single de Nekfeu poussé à fond sur son autoradio, monte à petites fou- lées sportives les 5 étages avant d’entrer dans l’appartement familial et file directement jusqu’à sa chambre, qu’il partage avec ses deux frères. Le lendemain, il se lève à 9 heures et fait des exercices de maths. Le con- cours est dans trois jours. Il a prévu de sécher les cours pour le passer. Il ne va pas demander une autorisation de ses parents, il a trop peur de les décevoir s’il le rate.
  • 11. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 10 Il arrive en avance au Parc des Expositions, transformé en salle d’examens. Il pose sa carte d’identité sur sa table et attend que les sujets de la première épreuve leur soient distribués. Il commence par l’épreuve de syn- thèse. Il connaît les consignes, il s’est renseigné : il doit lire une palanquée de textes et en faire un résumé, un truc bien structuré et réfléchi. Durant sa lec- ture, il prend des notes. Honnêtement, il galère. Les textes sont denses et com- plexes. Et comme par hasard, il retombe sur deux des mots de vocabulaire qu’il avait cherchés en écoutant les chansons d’MC Solaar. Prérogatives. Genèse. Il y voit un signe, il s’accroche. Il enchaîne avec les autres épreuves. En comparai- son avec la synthèse, il les trouve faciles. Il est très bon en maths, il a des facili- tés en anglais. Quelques semaines plus tard, il apprend qu’il est reçu aux oraux. Il n’en parle toujours pas à ses parents. Il se fait prêter un costard par un de ses potes qui est vigile dans une bijouterie le soir et le week-end, pour aller passer ses oraux dans une tenue appropriée. Juste après ses résultats du bac qu’il obtient ras les miches, il apprend qu’il est pris dans cette école. Sous le choc de l’annonce, il met quelques jours à réellement y croire. Il finit par l’annoncer à
  • 12. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 11 ses parents, qui n’en reviennent pas : ils sont fiers de lui. C’est la première fois qu’il l’entend. Ils l’aident à monter un dossier pour une bourse, qu’il obtient. En septembre, il intègre son école. Même s’il continue d’habiter chez ses parents, il découvre un nouveau monde : il se fait des amis de tous les milieux, passe de plus en plus de temps dans le centre-ville de Lyon. Les profs lui don- nent confiance, un en particulier qui croit vraiment en lui et le soutient comme un grand frère. À chaque fois qu’il revient dans son quartier, le manque d’espaces destinés aux jeunes – si on fait abstraction de la MJC, qui ne leur offre qu’un pauvre baby-foot déglingué et une télé qui vient de fêter ses 200 ans – lui saute aux yeux. Une idée commence à germer dans son esprit. Durant son cursus, il choisit une spécialisation dans l’entrepreneuriat en économie colla- borative : il fait ses classes dans des espaces de coworking de Lyon et intègre ensuite l’incubateur de son école pour créer un coffice dans son quartier. Quelques années plus tard, l’ancien petit kéké de la Duchère devient le mentor des jeunes du quartier. Il les aide à changer leur destin. Tant et si bien qu’il franchise son concept et le vend à d’autres villes cherchant à redynamiser
  • 13. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 12 certains quartiers. Il roule toujours au volant de sa Clio pourrie avec la musique à fond. Disons que c’est son péché mignon. Léo ne saura jamais que s’il n’avait pas écouté MC Solaar ce soir-là avec ses potes, il aurait commencé par cette même épreuve de synthèse lors du con- cours et se serait senti complètement largué au milieu de tout ce vocabulaire inconnu. Il aurait quitté l’épreuve en cours de route et ne se serait pas présenté aux autres. Il aurait été reçu au bac ras les miches. Avec ses inscriptions faites à la va-vite sur ParcourSup, il se serait retrouvé à la Catho en fac de Droit pour un semestre avant de laisser tomber. Sous la pression de ses parents, il aurait pris un boulot chez Mac Do. Après plusieurs années à préparer des frites et des burgers, il serait finalement devenu chef d’équipe et aurait repêché de temps à autre des gamins du quartier en les embauchant en cuisine ou à la caisse, avec l’espoir qu’ils connaissent le même parcours que lui.
  • 14. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 13 Un café renversé Martine a 65 ans. Elle a travaillé 42 ans dans la même société en tant que secrétaire de direction. Elle habite au 7ème et dernier étage de son immeuble et n’est pas peu fière de la vue que cette situation lui offre sur le parc du Vallon. Dommage que si peu de visiteurs ne passent la voir pour en profiter avec elle. Il faut dire qu’elle s’est brouillée avec la plupart de ses voisins qui faisaient trop de bruit à son goût. Elle a aussi appelé la police plusieurs fois à propos de cette voiture qui débarque à n’importe quelle heure du jour et de la nuit avec cette effroyable musique tonitruante qui la fait sursauter systématiquement, même lorsqu’elle dort. Elle n’a jamais été mariée, n’a jamais eu d’enfant. Elle était trop obnubilée par sa carrière, jusqu’à ce qu’elle se fasse mettre dehors à 63 ans lorsque son patron adoré a cédé l’entreprise et que le nouveau venu a voulu qu’elle prenne sa retraite, arrivant avec sa propre assistante. Voilà deux ans qu’elle tourne en rond dans son appartement. L’un des seuls liens qu’elle a encore avec l’extérieur est le facteur, qui lui monte gentiment ses recomman- dés ou ses colis lorsqu’elle en reçoit. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles elle commande tant de babioles sur Internet.
  • 15. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 14 Ce matin, un colis Amazon est encore arrivé. Le facteur lui monte jusqu’au 7ème après avoir sonné à l’interphone. Elle le reçoit comme toujours avec une tasse de café. Dans son empressement à le rejoindre au salon, elle renverse l’une des deux tasses sur son tailleur impeccable. Si elle laisse la tache telle quelle, elle ne pourra plus le ravoir. Elle n’attend plus qu’une chose : que le facteur s’en aille pour descendre au pressing et faire enlever la tache. Quelques minutes plus tard, arrivée place Abbé Pierre, elle ne s’aperçoit pas que la façade a changé et fonce tête baissée dans ce qui était jusqu’alors son pressing. Elle découvre avec stupéfaction qu’il a laissé place à un… à un quoi, d’ailleurs ? Elle ressort, regarde la devanture : un coffice. C’est quoi encore, cette invention ? Elle entre à nouveau, regarde autour d’elle. Des jeunes gens, pour la plupart, sont attablés comme dans un café ou un salon de thé. Beaucoup ont devant eux un ordinateur ouvert, d’autres discutent en prenant des notes. Elle est décontenancée. Un jeune homme vient à sa rencontre visiblement aussi étonné qu’elle, regardant le tailleur qu’elle porte plié sur son bras : « Bonjour madame, je peux vous aider ? ». Elle bredouille à voix basse : « Je cherche le pressing… ».
  • 16. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 15 Il sourit : « Désolée madame, mais depuis deux mois, nous avons repris la boutique. Nous ne faisons plus pressing. Mais si vous voulez vous asseoir, on a du bon café fraîchement moulu. Qui vient de chez le torréfacteur du quar- tier. Je suis le barrista. ». Le barrista ? Il lui présente déjà un fauteuil confortable. Elle s’assied de manière un peu automatique. Elle prend la carte : il y a bien les boissons et en-cas habi- tuels, mais aussi une formule « illimitée », qui permet de rester sur un créneau de 4 heures et de consommer à volonté tous les produits marqués d’un asté- risque. Voilà qui est surprenant… Le jeune homme essaie de lui expliquer le concept de vive voix, mais la musique qui passe en fond sonore est un peu forte, elle a du mal à tout saisir. Elle finit par commander un expresso, se disant qu’elle ne prend pas trop de risques. Il revient avec le café. Elle lui demande au passage s’il peut baisser cette satanée musique. Il s’exécute et revient s’asseoir en face d’elle, visiblement curieux. Alors elle raconte un peu sa vie, où elle habite, le problème avec son café renversé. Il l’écoute.
  • 17. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 16 Elle prend l’habitude de venir boire son café là chaque matin et finit par négocier une heure de reggae lors de ses visites matinales à la place du rap et du hip-hop. Il accepte de bon cœur et lui soumet en retour une idée : elle qui a bossé dans une société toute sa vie aux côtés d’un chef d’entreprise, elle ne voudrait pas faire du mentoring auprès des jeunes du quartier ? Martine l’interroge : « Du mentoring ? ». Léo, patient, explique : « Leur transmettre votre expérience, quoi. Leur apprendre l’éloquence, la présentation d’un CV, la posture professionnelle… ». Martine accepte sans hésiter et lance un premier atelier hebdomadaire tous les samedis après-midi. Et puis un second le mercredi soir lorsque le pre- mier affiche complet. Et ainsi de suite… Elle n’hésite pas à mettre tout le monde à contribution pour accomplir sa nouvelle mission : lorsqu’elle croise le jeune geek du 1er, avec son teint blafard et ses traits tirés à force de passer toutes ses journées et toutes ses nuits devant son écran, elle lui colle d’autorité dans les bras une grosse pile de flyers à distribuer dans les boîtes aux lettres des im- meubles environnants pour faire de la pub pour ses ateliers. Allez, au boulot la jeunesse, et que ça saute ! Il n’ose pas refuser. Il faut dire qu’elle sait se montrer convaincante, Mimi, comme ils l’appellent tous désormais.
  • 18. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 17 Avec son franc-parler et son énergie, Martine sait recadrer ce qui cloche, mais maintenant qu’elle les connaît, ces jeunes, elle les comprend. Elle ne les juge pas. Elle sait d’où ils viennent et le chemin qu’ils ont déjà parcouru. Elle ne saura jamais que si le facteur avait été trop pressé ce jour-là, il au- rait déposé rapidement le colis et refusé poliment son café. Elle serait restée seule à contempler la vue sur le parc les yeux dans le vague et serait sortie de sa léthargie seulement une fois la nuit tombée, se rendant compte avec effarement qu’elle était dans le noir et qu’elle n’avait rien avalé de la journée. Une journée entière de rien. Elle ne pouvait plus faire face à cela. Elle aurait alors été con- sulter ses e-mails : 22 e-mails reçus aujourd’hui. 17 spams, 3 factures et 2 récé- pissés de commande. Pas un seul mail personnel. Elle aurait cliqué au hasard sur l’un des spams qui affichait une belle photo de plage et de cocotiers. La photo l’aurait menée à un article à propos de voyages accompagnés encadrés par des guides seniors. Elle aurait eu une sorte de déclic : le temps était peut- être venu pour elle de larguer les amarres. Elle serait passée en mode projet : check-up de sa forme physique, démarches administratives, mise en vente de son appartement et de sa voiture, placements financiers sans risque. Quelques
  • 19. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 18 mois plus tard, elle serait devenue accompagnatrice de voyages. Elle aurait visité 3 continents et 22 pays durant les dix années suivantes, avant de s’installer en Argentine où elle aurait coulé une retraite paisible jusqu’à sa mort, après une vie bien plus remplie qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Une pizza brûlée Quentin a 22 ans. Il a arrêté ses études une fois son bac en poche. Ça n’a jamais été son truc, l’école. Il est saisonnier dans les stations de ski l’hiver et dans les restos de Lyon l’été. Il est aussi complètement accro aux jeux en ligne. Il a emménagé au 1er étage de la résidence il y a 6 mois, quand ses parents lui ont demandé de débarrasser le plancher, lassés par son comportement imma- ture. Ils ont daigné se porter caution pour l’appart’. Pour le reste, à lui de jouer. Si l’on peut dire. Ce jour-là, il est totalement absorbé par Fortnite depuis des heures. Il a fini par mettre une pizza surgelée au four vers 19 heures, au moment où son ventre l’a rappelé à l’ordre. Il a complètement oublié la pizza et reprend va-
  • 20. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 19 guement contact avec la réalité vers 20 heures, quand il entend l’autre rappeur débile qui rentre chez lui en faisant autant de bruit que possible pour ameuter tout le voisinage. C’est à ce moment qu’il sent comme une odeur de brûlé. Il se lève difficilement du canapé et va jusqu’au four avec l’idée de simplement l’arrêter et de continuer sa partie. Il a toujours les yeux rivés sur l’écran, le cou tordu presque à 180°. Mais plus il s’approche, plus l’odeur devient tenace. Il ne peut ignorer la fumée qui s’échappe par les interstices autour de la porte du four. Quand il l’ouvre, un nuage de fumée opaque envahit rapidement la pièce. Le détecteur de fumée de la kitchenette se déclenche dans la foulée. Il essaie d’évacuer la fumée en ouvrant l’unique fenêtre, mais ça ne suffit pas. Il ouvre la porte de son appart’ pour faire courant d’air, ce qui a pour effet de déclencher également le détecteur de fumée du couloir. Les voisins du 1er sortent sur leur palier pour voir ce qui se passe. Il tombe nez à nez avec sa nouvelle voisine d’en face, Justine, qui a emménagé la semaine précédente. Elle lui avait dit bonjour du bout des lèvres quand il l’avait croisée avec les déménageurs le week-end dernier. Il se sent con, hirsute, les larmes aux yeux à cause de la fumée, en T- shirt et jogging informe, face à cette belle nana. En même temps, elle est dans un genre de salopette doudou avec une capuche licorne, on ne peut pas dire qu’elle soit l’élégance incarnée : ils se regardent de haut en bas et éclatent de
  • 21. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 20 rire. Les autres voisins rentrent chez eux en râlant. Justine lui demande ce qui s’est passé chez lui. Il lui explique qu’il a fait cramer sa pizza et lui dit qu’il se contentera d’un bol de céréales pour son dîner. Elle lui propose de partager les sushis qu’elle a achetés : il accepte, malgré son envie de reprendre sa partie. Il embarque au passage un pack de bières, le dernier truc comestible qu’il lui reste dans son frigo, et traverse le couloir. L’appart’ de Justine est déjà décoré et sent la bougie parfumée. Il est propre et rangé. Tout l’inverse du sien. Après deux bières et une poignée de sushis partagés, elle s’est bien dé- tendue. Elle est juste un peu timide, en fait. Ils se racontent leurs vies : elle vient d’être embauchée comme caissière à la supérette et prend des cours à distance pour devenir développeuse web. Quentin lui demande : « C’est pour les filles, ça ? ». Elle le rabroue vivement : « C’est quoi, cette remarque sexiste et débile ? Tu crois vraiment qu’il y a des métiers que pour les mecs ou que pour les na- nas ? ». Il fait le canard. Il l’aime bien. Elle lui plaît.
  • 22. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 21 Ils commencent à se fréquenter, pour un apéro, pour un dîner. Ils finis- sent par s’embrasser. Il lâche assez vite son appart’ à lui pour migrer dans le sien : de toute façon, il passe son temps chez elle. Lors d’une soirée durant laquelle elle a invité des amis à elle, ces der- niers expliquent à Quentin qu’ils suivent un cursus spécialisé pour devenir programmeurs techniques de jeux vidéo. Il trouve ça génial. Ils lui proposent de participer à la journée portes-ouvertes qui a justement lieu le week-end suivant. Rempli d’enthousiasme par cette découverte, il s’inscrit et commence une formation en alternance. Deux ans plus tard, il est diplômé et elle aussi. Ce sont tous les deux des cracks : ils créent leur boîte et lancent ensemble la première plateforme fran- çaise de jeux vidéo personnalisables à la demande pour des serious games et des formations en entreprises… Et évidemment, ils passent leurs week-ends à programmer et à jouer à des jeux qu’ils ont créés, pour le plaisir. Parfois leur voisin du 6ème, Karim, se joint à eux. C’est un adversaire redoutable et il est très fort pour savoir dès la première partie quels jeux deviendront des best-sellers.
  • 23. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 22 Quentin ne saura jamais que s’il n’avait pas laissé brûler sa pizza ce soir- là, il aurait croisé sa nouvelle voisine quelques jours plus tard dans l’escalier. Elle l’aurait bousculé, en retard pour aller bosser. Un malencontreux « con- nasse » lui aurait échappé parce qu’il n’avait quasiment pas dormi de la nuit et qu’il s’était levé du pied gauche. Elle l’aurait entendu et l’aurait insulté à son tour. Ils ne se seraient plus jamais adressé la parole, s’ignorant à chaque fois qu’ils se seraient croisés. Justine serait tombée amoureuse de son coiffeur quelques mois plus tard et aurait emménagé chez lui, rendant les clés de son appart’. Quentin aurait adopté le chat gris abandonné qui avait toujours rôdé autour de l’immeuble et serait resté célibataire. Il serait devenu joueur profes- sionnel de poker, faisant des économies toute l’année pour se payer un ou deux voyages par an pour participer aux plus grands tournois et serait resté saison- nier dans une station de ski l’hiver. Privés de boule de cristal, nous ne pouvons imaginer ce que nous avons gagné ou perdu à chaque aiguillage de notre vie. Nous ne savons même pas que nous sommes passés à deux doigts d’un autre destin. Et c’est mieux ainsi, car
  • 24. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 23 cette idée est tout simplement… vertigineuse. Et sans limite. Par exemple, je ne vous ai pas parlé d’Angèle ? Mais si… cette toute jeune fille de 11 ans, qui habite l’appartement juste en face de celui de Karim. Eh bien figurez-vous que s’il n’avait pas passé plusieurs minutes à chercher ses clés au fond de son sac sur leur palier un mercredi après-midi, sa vie à elle aurait pris une tout autre tour- nure. Et je ne vous parle pas de Laura, qui habite au 3ème et dont le destin tient à un pneu crevé, ou encore de Wolfgang, le papi du 4ème pour qui une abeille au fond d’une chope de bière a tout changé. Une autre fois, peut-être.
  • 25. Nouvelle « Destins » de Blandine CAIN 24 Vous avez aimé cette nouvelle ? Si mon écriture vous plaît, je vous invite à découvrir mon premier roman « La douceur angevine » sur Amazon : en format ebook : https://www.amazon.fr/dp/B08Q8J62Y7 en format broché : https://www.amazon.fr/dp/B08QDPMWLM Écrivez-moi à contact@blandinecain.fr pour partager votre ressenti et/ou si vous voulez être informé de la sortie de mon prochain roman !