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ATELIER Risques et communication :
     une mise en perspective


            Actes de l’atelier RISCO
         Université de Toulouse-Le Mirail
                Année 2008-2009



          Patrick Chaskiel (Ed.)

         Comité scientifique de l’atelier

                   Coordination :
   Patrick Chaskiel (CERTOP, UTM/UPS/CNRS)
                Membres du comité :
    Jean-Marc Antoine (GEODE, UTM/CNRS)
      Sylvia Becerra (LMTG, CNRS/UPS/IRD)
  Gilbert de Terssac (CERTOP, UTM/UPS/CNRS)
    Anne Mayère (CERTOP, UTM/UPS/CNRS)
Bernard Pavard (IRIT, CNRS/INPT/UPS/UT1/UTM)
        Anne Peltier (GEODE, UTM/CNRS)
Marie-Gabrielle Suraud (CERTOP, UTM/UPS/CNRS)
        Julien Weisbein (LaSSP, IEP Toulouse)
Secrétariat d’édition
Céline Pottier (UTM/MSHS-T)

Réalisation et révision
Élisa Dauban et Henri Taverner (Le pas d’oiseau)

Document en ligne sur le site de la MSHS-T (rubrique « Publications »)
http://w3.msh.univ-tlse2.fr
Liste des auteurs


Mathilde Bourrier
Professeure ordinaire
Département de Sociologie, Université de Genève

Massimiano Bucchi
Professeur en Sociologie des sciences
Université de Trente, Italie

Patrick Chaskiel
Professeur des universités en Sciences de l’information et de la communi-
cation
Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP)
UTM/UPS/CNRS, Université de Toulouse

Francis Chateauraynaud
Directeur d’études
Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR)
École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris

Laurence Créton-Cazanave
Chercheur associé
Politiques publiques, Action politique, Territoires (Pacte)
Université de Grenoble/CNRS

Claude Gilbert
Directeur de recherche CNRS
Politiques publiques, Action politique, Territoires (Pacte)
Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, MSH Alpes
Frédéric Pierru
Chargé de Recherche CNRS
Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO)
Université Paris Dauphine/CNRS

Louis Quéré
Directeur de recherche CNRS
Institut Marcel Mauss
École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris

Julien Weisbein
Maître de Conférences en Science politique
Laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP)
IEP Toulouse, Université de Toulouse
Table des matières




Introduction : ...................................................................................................... 9
Patrick Chaskiel

Le pouvoir dans les organisations du haut risque :
quels constats, quelles évolutions ? …………………………………… 13
Mathilde Bourrier

Les figures de l’incertitude dans les controverses
publiques autour des risques collectifs ……………………………… 41
Francis Chateauraynaud

La question de confiance ………………………………………………… 117
Louis Quéré

Autour du risque des mass-médias :
le cas des changements climatiques …………………………………… 153
Massimiano Bucchi

Processus d’alerte et communication : quelles distances à franchir ?
L’exemple de l’alerte aux Vidourlades dans le Gard ……………… 187
Laurence Créton-Cazenave
La marée noire du Prestige :
la dynamique de publicisation d’une crise   ………………………… 225
Julien Weisbein

La fabrique institutionnelle des risques :
ce que la veille sanitaire fait à la santé ………………………………… 253
Frédéric Pierru

Communiquer sur les risques dans l’espace public. Un préalable :
la question du lien entre espaces confinés et espace public ……… 317
Claude Gilbert

Le risque « de » la communication,
la communication « du » risque : tendances et tensions ………… 337
Patrick Chaskiel
Introduction


    Un atelier « Risques et Communication » pour développer des recherches
sur la communication des risques collectifs

    Les textes figurant dans cet ouvrage retracent la tenue de l’atelier
RISCO qui s’est déroulé d’octobre 2008 à juin 2009. RISCO s’est orga-
nisé autour de séminaires et d’une journée d’étude conclusive, durant
lesquels sont intervenus des chercheurs sur les risques collectifs et/ou sur
les problèmes de communication.
    Le présent ouvrage a pour objectif de mettre à disposition des lec-
teurs intéressés, qu’ils soient académiques, professionnels et « profanes »,
les interventions et discussions, légèrement aménagées, sur un thème :
la communication des risques collectifs, thème souvent abordé mais pas
nécessairement systématisé.

    Souvent abordé. En effet, dans les recherches sur la thématique des
risques collectifs, la « communication du risque » est présente à travers
des travaux sur :
    – les débats publics et la concertation sur les risques, technologiques
ou naturels. Ces recherches ont pu montrer que l’étude de la concerta-
tion ne pouvait être réduite à la seule prise en compte des procédures,
ce qui conduirait à laisser de côté la dynamique civique (et ses tensions
internes) qui pèse sur le déroulement et les effets de la concertation ins-
tituée. Dans cette perspective sont généralement examinés les problèmes
liés à la contestation issue de la sphère civique ; et ceux liés aux instances
de concertation publique qui se sont largement développées depuis trente
ans, dans tous les domaines du risque ;


                                                                             9
RISCO



    – les politiques publiques, la vulnérabilité sociétale et la résilience face
aux risques et aux catastrophes. Des recherches ont ainsi été menées sur :
la prise en compte de la fragilité territoriale, la mise au jour des failles,
faiblesses, dysfonctionnements (« ordinaires » ou ponctuels) des systèmes
de gouvernance et des processus de décision qui rendent la société vulné-
rable aux risques qu’elle prétend juguler et qui compromettent sa capacité
d’adaptation. En outre se sont constituées des bases de données historiques
sur les inondations et d’autres phénomènes naturels, bases de données sus-
ceptibles de devenir des outils pour la réduction des vulnérabilités ;
    – la gestion des risques par les organisations, productives ou non.
Ont été développées des recherches sur : la robustesse organisationnelle
à travers l’examen des pratiques de communication ordinaire ; la mise en
place de dispositifs de traitement des événements indésirables ou de retour
d’expérience. D’autres recherches ont porté sur l’analyse et la conception
d’environnements de communication, adaptées à la gestion de situations
de crises. Ces travaux ont ainsi mis en évidence que la circulation – non
linéaire – de l’information comporte des enjeux qui, dépassant les aspects
techniques, renvoient à des modes de structuration sociale différant selon
les configurations d’activité (par exemple : industrielle ou hospitalière).

    Pas toujours systématisé. L’objectif de l’atelier RISCO est d’élargir la
perspective enveloppant ces recherches, en faisant se croiser des travaux
qui sont souvent séparés par leur entrée : l’espace public ou bien l’orga-
nisation, ou encore par leur terrain : les risques technologiques ou bien
les risques naturels.
    Cet objectif est original dans la configuration française de recherches
sur les risques et/ou sur la communication. En effet, si diverses équipes
de recherches abordent la thématique du risque, la problématique de la
communication n’y est généralement pas formelle, la référence aux théo-
ries et, plus généralement, aux recherches sur la communication stricto
sensu n’étant pas systématique. De leur côté, les recherches françaises sur
la communication n’abordent que rarement le problème du risque, ainsi
qu’en atteste le nombre réduit de publications sur ce thème, à la diffé-
rence de ce qu’on observe en Allemagne, par exemple.



10
introduction



     Dès lors, la communication du risque est souvent considérée comme
une affaire de professionnels et, du coup, réduite à ses aspects fonction-
nels, c’est-à-dire à une « communication vers », une communication de
faire-part, envisagée comme la diffusion d’informations vers le « public »
dont on attend des retours. Or, cette approche fonctionnelle a une alter-
native, qui fait de la thématique du risque un problème d’entente sociale,
combinant des tensions et des solidarités, une « communication avec »,
en quelque sorte.
     Faute d’un déblayage théorique suffisant, cette distinction entre
« communication vers » et « communication avec » est compromise.
Ainsi, même dans des approches couramment répertoriées, la commu-
nication ne ferait que répondre à un problème de gouvernementalité et
ne serait qu’un mode de gouvernance, nécessitant de mieux connaître les
représentations et perceptions du risque des « parties prenantes », en vue
d’ajuster les points de vue. La communication du risque est alors ramenée
à l’idée selon laquelle une plus grande confiance, une meilleure informa-
tion, une meilleure pédagogie, la mise en place de meilleures procédures
(de consultation, de concertation, de participation…) permettraient de
réguler les tensions entre les « parties prenantes ».
     Or, d’une part, une telle position ne trouve pas d’ancrage empirique,
tout particulièrement quand survient une catastrophe mais pas seule-
ment. D’autre part, elle ne soulève pas suffisamment la question de l’asy-
métrie sociale que la thématique du risque fait émerger. En particulier est
sous-estimée l’asymétrie entre, d’une part, les critères, notamment moné-
taires, utilisés par la sphère de la décision (État, collectivités territoriales
et entreprises) et, d’autre part, les normes à prétention universelle dans
la sphère civique (comme la défense de l’environnement). Dans cette
optique, la communication doit apparaître comme un problème là où
elle est le plus souvent pensée comme une solution.
     Les pages qui suivent n’ont certes pas la prétention de mettre fin à la
tension entre ces approches, mais elles offrent l’opportunité de déplacer
une problématique fonctionnelle de la communication vers une problé-
matique de la formation de normes d’entente sociale se rapportant aux
risques, fautes desquelles aucune communication n’est possible.



                                                                             11
RISCO



    La tenue de l’atelier n’aurait pas été possible sans l’investissement
constant de Céline Pottier (MSHS-T), qui a permis que se déroulent au
mieux les diverses séances et qui a relu et corrigé patiemment les trans-
criptions des interventions orales.
    Cet atelier a bénéficié du soutien financier de la MSHS-T, de l’Ins-
titut d’études politiques de Toulouse et du ministère de l’Écologie, de
l’Énergie, du Développement durable et de la Mer.

     Patrick Chaskiel




12
Le pouvoir dans les organisations du haut risque :
           quels constats, quelles évolutions ?

                                  Mathilde Bourrier




    Pour présenter mon parcours en quelques mots, je m’intéresse beau-
coup aux coopérations dans les activités à risques. Le nucléaire civil, par
le passé (Bourrier, 1999, 2001)1 ou l’hôpital (2010)2, actuellement. En
particulier, je cherche à analyser l’influence de la conception organi-
sationnelle sur les stratégies des acteurs et les comportements dans les
milieux du haut risque. Je m’intéresse aux modalités de construction
des régimes de fiabilité, mais aussi aux « violations nécessaires » pour
reprendre le concept de James Reason (1987)3 ancré en psychologie.
Je trouve d’ailleurs que la sociologie n’a pas suffisamment repris à son
compte, de façon consistante, ces apports de la psychologie sur les condi-
tions de la production des erreurs. Et je m’intéresse aussi beaucoup aux
méthodes ethnographiques dans les milieux dits fermés, les milieux où
l’entrée est compliquée, notamment les milieux du haut risque (Bourrier,
2010)4 mais également par exemple – la localisation à Genève aidant – les
organisations internationales, qui se laissent fort peu étudier.
    Cette conférence s’intitule « Le pouvoir dans les organisations du haut
risque, quels constats et quelles évolutions ? » Et j’ajoute également : quel

1. Bourrier M. (1999). Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation. Paris, PUF.
Bourrier M. (2001) (s/d). Organiser la fiabilité. Paris, L’Harmattan.
2. Bourrier M. (à paraître). Les enjeux de l’apprentissage médical à l’hôpital. Une étude
de cas dans un service d’anesthésie. Genève, Éditions Médecine et Hygiène, avec la colla-
boration de Sami Coll.
3. Reason J. (1987). The Chernobyl errors, Bulletin of the British Psychological Society, vol.
40, 18-19.
4. Bourrier M. (2010). Pour une sociologie « embarquée » des univers à risque, Revue
suisse d’ethnologie, Tsantsa, n° 15 « Anthropologie et journalisme », 28-37.



                                                                                           13
RISCO



niveau d’entrée pour traiter de ces questions ? Ou encore : quelle analyse
du pouvoir chez quelques théoriciens du haut risque et quelles évolutions
pratiques et conceptuelles ? Il est possible que ce soit un peu indigeste, et
vous prie de m’en excuser par avance. Pour préparer cette conférence, je
me suis mise à ma table et puis j’ai regardé tout ce qu’il y avait à côté de
moi dans la bibliothèque : j’ai fait une espèce de patchwork qui n’est sûre-
ment pas complet, et là encore je vous prie de me pardonner, ça sera un
effet de ma mémoire, de mes lacunes. Cette présentation n’a pas la pré-
tention d’être exhaustive, mais l’ambition de pointer vers des domaines
où je crois que l’on n’a pas beaucoup de travaux.

     Le pouvoir dans les organisations du haut risque :
     quel niveau d’entrée ?
    Je vais parler des relations de pouvoir entre État et firmes, entre siège
social et installations, entre régulateurs et régulés. Je vais parler des rela-
tions industrielles au sens des industrial relations, les relations syndicales,
les relations entre sous-traitants et donneurs d’ordres. Les relations entre
installations, communautés urbaines, autres parties prenantes. Les rela-
tions au sein de l’installation à risque entre départements et unités. Et les
relations quotidiennes de pouvoir au sein des équipes. Ça, pour moi, ce
sont des entrées pour parler du pouvoir. Et j’en ai sûrement oublié. Donc,
je soumets cela à votre sagacité.

     Les relations entre État et firmes du haut risque
    En ce qui concerne les relations entre État et firmes, je n’ai pas trouvé
de travaux récents. Je n’ai rien lu récemment, à part le dernier livre de
Charles Perrow The Next Catastrophe (2007)5. Perrow a été un des pre-
miers à construire ce champ, tout en étant un des rares à continuer à
maintenir cette ligne d’intérêt autour de l’analyse du pouvoir. Son livre
traite en particulier de l’ouragan Katrina (2005) et de l’échec de la coor-
dination entre l’État fédéral et les États concernés (Louisiane, Texas…) et
5. Perrow C. (2007). The Next Catastrophe: Reducing Our Vulnerabilities to Natural,
Industrial, and Terrorist Disasters. Princeton University Press.


14
Mathilde Bourrier



la FEMA (Federal Emergency Management Agency). Mais à part son livre,
qui a un chapitre complet sur les relations entre le nucléaire, les firmes
nucléaires et certains gouvernements d’états américains, je n’ai pas trouvé
de choses récentes. On a régulièrement des feuilletons dans la presse qui
nous sont proposés, qui incluent des entités telles que Areva, l’État fran-
çais ou allemand, la trahison des partenaires allemands qui vont s’acco-
quiner avec les Russes, ou l’EDF et l’État français, le nucléaire et l’État
français, l’abandon de Superphénix bien sûr, on a AZF et le secret d’État,
mais c’est quelque chose qui reste journalistique et qui n’est pas creusé
soit en science politique, soit en sociologie. On a des travaux d’historiens,
pour l’histoire de EDF notamment celle ancienne de Picard, Beltran et
Bungener (1985)6, on a les travaux de Jaspers en 19907, le livre de Wie-
viorka et Trinh sur le modèle EDF (1989)8, la thèse de Finon sur les
surgénérateurs9, ou le livre de Bell (1998)10 sur les péchés capitaux de
la haute technologie, ou encore plus récemment le travail de Gabrielle
Hecht sur le programme nucléaire du CEA après la Seconde Guerre
mondiale (1998)11. Mais, des choses récentes sur les relations entre États
et firmes n’existent pas (ou pas encore), notamment dans la production
scientifique française.

    Les relations entre siège et installations
    En ce qui concerne les analyses portant spécifiquement sur les indus-
tries du haut risque, sur leurs façons de gérer les relations entre sièges et
installations par exemple, on peut penser au siège d’EDF, d’Areva, ou à

6. Beltran A., Picard J.-F. et Bungener M. (1985). Histoire (s) de l’E.D.F. Paris, Dunod.
7. Jaspers J. (1990). Nuclear Politics: Energy and the State in the United States, Sweden, and
France. Princeton, NJ, Princeton University Press.
8. Wieviorka M. et Trinh S. (1989). Le modèle EDF. Paris, Éditions La Découverte.
9. Finon D. (1988). Les États face à la grande technologie dans le domaine civil : le cas
des programmes surgénérateurs. Thèse de doctorat d’État, Université des sciences sociales
de Grenoble.
10. Bell R. (1998). Les péchés capitaux de la haute technologie. Paris, Seuil.
11. Hecht G. (1998). The radiance of France, Nuclear Power and National Identity after
World War II. MIT press.



                                                                                           15
RISCO



celui de Total et aux relations respectives avec les installations, nous n’avons
pas de travaux. À l’exception par exemple du livre de deux historiens Kenedi
et Clément (2007)12, qui porte sur le management du parc nucléaire d’EDF,
son héritage et les transformations récentes. Il y a des choses intéressantes.
Mais c’est un livre qui ne va pas gratter les petites bêtes, qui reste une espèce
de panorama chronologique, même s’il touche à des questions essentielles :
le passage à sept équipes pour les équipes de conduite, le cassage d’un cer-
tain niveau de syndicalisation, comment certaines choses se sont produites,
pourquoi. Cela permet de mieux comprendre le contexte. Et je n’oublie pas
Bhopal (1987), car dans l’accident de Bhopal on a toute cette dimension de
relations entre le siège américain et cette installation indienne, le problème
du double standard, c’est-à-dire « je me suis bien réglementé chez moi mais
comme en Inde on ne réglemente pas, eh bien je vais encore continuer à
produire l’isocyanate ».

     Les relations entre régulateurs et régulés
    En ce qui concerne les relations entre régulateurs et régulés, on peut
constater du progrès dans les connaissances accumulées. On a des choses
plus intéressantes maintenant qu’il y a dix ans. On a une littérature essen-
tiellement anglo-saxonne qui traite de l’influence des politiques publiques
ou de la puissance publique sur les comportements privés et le choix des
opérateurs et des publics cibles. Par le biais des concepts de compliance
ou de over compliance, ceux de capture, cooptation, collusion, en utilisant
l’héritage de la science politique, on peut analyser nombre de situations
contemporaines. On peut penser par exemple aux rapports entretenus par
le nucléaire allemand avec les autorités de sûreté allemandes. On est passé
des vieilles préventions de Nichols et Wildavsky13 qui mettaient en garde
en 1987 sur le mode Seeking safety, doing harm à un regain énorme de la
question de la régulation sur fond notamment (mais pas seulement) de la
12. Kenedi A., Clément D. (2007). Le management du parc nucléaire d’EDF. Paris,
L’Harmattan.
13. Nichols E., Wildavsky A. (1987). Nuclear Power Regulation, Seeking Safety, Doing
Harm, Regulation, vol. 11, 45-53.



16
Mathilde Bourrier



crise financière actuelle. Quand on parle dans la presse d’un « Tchernobyl
financier » et des moyens de réguler les activités financières, il y a des
ponts à faire avec cette littérature. Je souligne d’autant plus ce regain que
l’on y trouve des travaux français. Je pense à ceux de Laure Bonnaud14 et
Éric Martinais15 et ceux de Julien Étienne16, qui sont des chercheurs qui
ont vraiment commencé à étudier ça avec intérêt, en donnant de la chair
à cette question dans un pays comme la France où la régulation étatique
est diablement intéressante, surtout quand on parle du haut risque. Et
je pourrais bien imaginer qu’un travail sur le haut risque, en prenant
l’exemple du nucléaire, serait fabuleux.
    Un livre majeur et plus ancien pour étudier cette question des rap-
ports entre régulés et régulateurs c’est Hostages of each other, de Rees17. Il
étudie le moment où les opérateurs nucléaires américains (la production
nucléaire aux États-Unis est générée par des opérateurs privés pour la plu-
part, à une ou deux exceptions près), après Three Mile Island, décident de
créer un institut privé de réglementation. Certes, existe la NRC, la Nuclear
Regulatory Commission, mais ils ont tellement eu peur que l’un d’entre
eux commette l’irréparable, qu’ils vont décider d’organiser une réglemen-
tation privée par le biais de l’INPO (Institut of Nuclear Power Operations).
Julien Étienne nous invite à affiner un peu les modèles anciens de liens
entre régulés et régulateurs, en intégrant un modèle plus compliqué. Mais
14. Bonnaud L. (2007). Histoire des inspecteurs des installations classées (1810-2006),
Responsabilité et Environnement, vol. 46, 89-94.
15. Bonnaud L., Martinais E. (2008). Les leçons d’AZF : chronique d’une loi sur les risques
industriels. Paris, Documentation française.
16. Dupré M., Étienne J. et Le Coze J.-C. (2009). L’interaction régulateur-régulé : consi-
dérations à partir du cas d’une entreprise Seveso II seuil haut, Annales des Mines : Gérer et
Comprendre, 97, 16-27.
Étienne J. (2008). Knowledge Transfer in Organisational Reliability Analysis: From Post-
Accident Studies to Normal Operations Studies, Safety Science, 46(10),1420-34.
Étienne J. (2007). Reorganising Public Oversight of High-Risk Industries inFrance: A
Reliability Analysis of Permitting, Journal of Contingencies and Crisis Management, 15(3):
144-156.
17. Rees J. (1994). Hostages of each other: The transformation of Nuclear Safety Since Three
Mile Island. Chicago, University of Chicago Press.



                                                                                          17
RISCO



on manque d’études des pratiques au quotidien. Est-ce qu’on est dans du
donnant-donnant, du contrôle encastré dans une relation de confiance au
long cours ? Que va-t-il advenir des méthodes de surveillance post-AZF ?
Est-ce que, comme le suggère Étienne, le rôle de conseil qu’avaient les
inspecteurs jusqu’à présent est en train de disparaître ?
    Je voudrais faire une petite digression sur le syndrome de la maison de
verre, j’ai appelé ça comme ça mais l’expression n’est pas tout à fait de moi.
Lors de ma dernière enquête un peu lourde dans une centrale nucléaire
française, le directeur de la centrale commente le fait qu’il se sent « comme
dans une maison de verre ». Quand on connaît la lourdeur des procédures
de sécurité auxquelles il faut se soumettre pour entrer dans une centrale
nucléaire, je ne compris pas d’emblée l’expression de « maison de verre »,
mais lui était vraiment persuadé que tout ce qu’il faisait était vu et analy-
sable depuis l’extérieur. Et qu’il n’y avait plus d’endroits où il pouvait « se
cacher », réfléchir. Le fait qu’il y ait des inspecteurs, des syndicalistes bien
sûr cela faisait partie du jeu, et de cela il s’accommodait très bien, ce n’était
pas ça le problème. Ce qui le gênait, c’était l’idée que tout son fonctionne-
ment, sa façon de régler les problèmes, était tout de suite vu par le régle-
mentateur, par la presse, les élus, tout le monde savait tout. Je pense qu’il
exagérait, mais il était juste de penser qu’il y avait une forme de perte de
contrôle sur ces affaires. Et, d’ailleurs, comme son site de production avait
été le théâtre, peu de temps auparavant, d’un grave incident d’irradiation,
en réalité, son site était effectivement placé sous surveillance, sous une pres-
sion réglementaire importante. Il était spécialement observé. D’ailleurs, ce
que j’avais pu montrer à l’époque, c’était que son personnel s’était mis de
fait sous les ordres des inspecteurs. Les équipes, traumatisées par l’accident
d’irradiation et par toute la mauvaise presse, le bad mouthing en quelque
sorte, s’étaient dit : « On va changer notre façon de faire. On va téléphoner
à chaque fois à la DRIRE pour savoir quoi faire. » Donc, ce syndrome de la
maison de verre avait une traduction en relation de pouvoir très forte dans
la centrale. Je continue un peu…
    Il manque pour le nucléaire français une actualisation de la probléma-
tique du lobby nucléaire. Pendant des années cela a été un sujet de polé-


18
Mathilde Bourrier



mique récurrent. Étonnamment, cela n’a pas été repris, réactualisé, personne
ne sait comment fonctionne effectivement le tripartisme IRSN (Institut de
radioprotection et de sûreté nucléaire), ASN (Autorité de sûreté nucléaire)
et l’EDF par exemple. Il y a des choses remarquables, des deals, du don-
nant-donnant, des arbitrages, une forme de co-gestion du nucléaire civil,
bref toutes sortes de configurations mal connues. On n’a aucune vision sur
ces jeux de pouvoir. Il y a une possibilité d’avoir une vision journalistique,
mais des visions outillées, avec ce que peuvent apporter de mieux la socio-
logie des entreprises, des organisations ou la science politique, c’est un sujet
défendu je pense. Aucune étude agrégée de notre régime de régulation du
haut risque en France par exemple n’existe à ce jour.

    Les relations entre industriels et syndicats
    Là encore peu de travaux existent sur les relations entre la CGT ou la
CFDT et EDF par exemple. Quiconque connaît un peu l’histoire de la
CGT sait très bien que son engagement auprès de la production nucléaire
a été important. La CFDT a joué un rôle critique dans les années 1970-
1980, qui aujourd’hui est assez peu visible. On peut ici faire référence au
texte récent de Patrick Chaskiel18, sur le fait qu’à la faveur d’AZF cette
problématique reprend un peu du service, qui nous fait penser en écho
aux travaux de Denis Duclos sur les ouvriers de la chimie19 et la défense
de l’outil de production et de l’usine quoi qu’il arrive. On a un double
visage des syndicats : parfois lanceurs d’alertes, alliés objectifs à d’autres
moments. Dans certains cas, les syndicats effectivement sont des lanceurs
d’alertes qui mobilisent la presse, les députés, je peux revenir à l’exemple
de la « maison de verre » : lorsque je faisais mon enquête, le directeur de
la centrale me raconte qu’un jour, il a été convoqué chez Laurent Stricker,
le responsable du parc nucléaire à l’époque, parce que la députée PS de
la Drôme, Michelle Rivasi, avait été informée, via un relais syndical, que
18. Chaskiel P. (2007). Syndicalisme et risques industriels. Avant et après la catastrophe de
l’usine AZF de Toulouse (septembre 2001), Sociologie du travail, 49, 180-194.
19. Duclos D. (1987). La construction sociale du risque : le cas des ouvriers
de la chimie face aux dangers industriels, Revue française de sociologie, XXVIII, 17-42.



                                                                                          19
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deux femmes stagiaires avaient été irradiées. Il apprend cela par sa hié-
rarchie et il est pourtant dans l’usine quand ça se passe. Il prend l’avion, il
va s’expliquer et essaie de comprendre ce qui se passe. La presse s’empare
du sujet, et cela devient « deux jeunes femmes sont irradiées » dans cette
centrale qui a déjà connu un incident d’irradiation quelques années aupa-
ravant. En ce qui concerne le parc nucléaire d’EDF, dans les années 2000,
il va y avoir une espèce de jonction entre agitation syndicale et sûreté :
grève et sûreté, ça ne va plus ensemble. Le droit de grève est en quelque
sorte remis en cause au motif que cela peut mettre en danger la sûreté.
D’autant plus que les opérateurs de conduite, CGT pour l’essentiel, dans
les centrales entreprennent de (et sont encouragés à) « bunkériser » leur
salle de commandes. Ainsi, à la faveur des mouvements sociaux de 1995,
ils empêchent l’entrée dans la salle de commandes et réduisent la puis-
sance des tranches en abaissant les grappes. Après ces épisodes sur fond de
mouvements sociaux, la direction d’EDF va contester cette possibilité de
baisser la puissance, au prétexte que ça a un impact sur la sûreté, c’est-à-
dire que ça touche notamment le contrôle commande. Donc, il va y avoir
une sorte de décret au sein d’EDF pour empêcher que les centrales s’arrê-
tent, pour ne pas fragiliser le cœur des réacteurs. Plus tard, le régulateur,
en l’occurrence André-Claude Lacoste, le patron de la sûreté nucléaire
française, fera un point de presse à Dampierre en 2000, en disant que
de son point de vue la sûreté doit s’établir dans un contexte de relations
sociales pacifiées. C’est la première fois à ma connaissance que le lien
entre sûreté nucléaire et relations sociales va être posé directement.

     Sous-traitance et haut risque
    Là, nous avons un thème médiatisé depuis les années 1990 et davantage
de travaux. Le premier article sort en 1991, je me souviens, je commençais
ma thèse, il s’appelle « Rapport sur les tricheries ordinaires », paru dans Libé-
ration20, qui va traumatiser une partie des cadres du parc nucléaire français,
et qui va rendre le travail des sociologues dans les centrales extrêmement
pénible. À partir de ce moment-là, les cadres vont avoir peur qu’à chaque
20. Gatie N. (1991). « Rapport sur les tricheries ordinaires », Libération, 23 octobre.



20
Mathilde Bourrier



fois que l’on mettra au jour un ajustement de pratique, de procédure, cela
puisse être dommageable à l’establishment nucléaire. Les mentions qui
sont faites dans l’article reviennent sur les travaux de Denis Duclos et de
Christophe Dejours, réalisés au Bugey, qui traverse une période difficile,
justiciable d’une analyse en termes de psychopathologie du travail. Peu de
temps après, six ans, l’émission La marche du siècle sur FR3 va reprendre
la question du travail dans le nucléaire et faire polémique. Cette émission
place face à face Laurent Stricker, le directeur du parc nucléaire à l’époque,
et un sous-traitant blessé (bandage visible à l’écran), qui raconte les diffi-
ciles conditions de travail dans les centrales nucléaires françaises pour les
prestataires. Laurent Stricker rétorque qu’il n’est pas au courant de tels pro-
blèmes dans le nucléaire français. Là encore, la polémique enfle et ce thème
ne va désormais plus quitter la presse, et va constituer l’angle privilégié par
lequel celle-ci rend compte de la situation dans le nucléaire civil.
    Toutes ces années sont une longue mobilisation en faveur des Trimar-
deurs du nucléaire, titre d’un film de Catherine Pozzo Di Borgo de 1996,
qui porte sur les nomades, les « bêtes à Rem », et sur leurs employeurs
(appelés « des marchands de viande »). Tout récemment, la même théma-
tique est reprise par le film d’Alain de Halleux RAS nucléaire rien à signaler
(2009) et par le livre de Filhol21. Sur cette thématique, vous avez l’alliance
des médecins du travail, du syndicat CGT, notamment du CNPE de
Chinon, et de chercheurs, qui ne sont pas des inconnus, je pense à Annie
Thébaud-Mony (2002 et 2007)22 ou à Ghislaine Doniol-Shaw. L’enquête
STED réalisée par Doniol-Shaw23 avec les données du ministère du Tra-

21. Et encore plus récemment avec le livre de fiction d’Elisabeth Filhol (2010),
La centrale, Paris, P.O.L.
22. Thébaud-Mony A. (2000). L’industrie nucléaire, sous-traitance et servitude.
Paris, Inserm, Coll. « Questions en santé publique » et Thébaud-Mony A. (2007).
Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger
d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels. Paris,
La Découverte.
23. Doniol-Shaw G., Huez D. et Sandret N. (1995). Les intermittents du nucléaire.
Enquête S.T.E.D sur le travail en sous-traitance dans la maintenance des centrales nucléaires.
Toulouse, Octarès Éditions.



                                                                                             21
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vail met au jour en 1995 les problèmes de gestion de l’emploi par la dose,
la mise au vert systématique des personnes qui ont reçu plus de vingt
millisieverts par an (dose maximum pour les personnels DATR, c’est-à-
dire ceux autorisés à travailler sous rayonnements). Pour avoir, moi aussi,
traité cette question des sous-traitants, j’ai proposé quelque chose d’alter-
natif, qui se présente comme une analyse contingente du face-à-face sous-
traitants/EDF. Mon analyse ne montrait pas forcément que les perdants
étaient les sous-traitants. En effet, finalement, au cours de la décennie 90
et la première moitié de la décennie 2000, à la faveur de l’arrêté qualité
de 1984, enfin appliqué sur les chantiers, l’interdiction pour EDF de
commander du personnel en direct, et donc l’obligation de passer par une
hiérarchie de l’entreprise sous-traitante, a rendu les sous-traitants beau-
coup plus autonomes. Face à leurs nouvelles obligations contractuelles,
ils vont se muscler du point de vue de leurs analyses d’ingénierie. Progres-
sivement, les sous-traitants sur les sites français du nucléaire vont gagner
beaucoup en expertise. Ils se sont notamment libérés du joug féodal des
contremaîtres d’EDF. Je dirais aujourd’hui que pour analyser les rapports
entre donneurs d’ordre et sous-traitance, il ne faut pas toujours généra-
liser. Bien sûr, la portée de l’analyse globale de Thébaud-Mony est éclai-
rante et la dénonciation qu’elle porte est importante mais, sur le terrain,
on assiste aussi à d’autres types de rapports.
     Les arrêtés Aubry (1998) vont stopper un temps la polémique, en
interdisant l’accès au bâtiment réacteur à toutes les personnes en contrat
à durée déterminée : seules celles ayant un contrat à durée intéterminée
(CDI) y sont autorisées. Alors, ce que j’ai vu en 2002, c’est que le pro-
blème s’était déplacé. Les contremaîtres qui avaient un contrat fixe
étaient harassés et passaient un très grand nombre d’heures dans le bâti-
ment réacteur. Ces gens-là étaient sur-sollicités pour faire des travaux et
des contrôles à l’intérieur, puisqu’ils étaient les seuls à être titulaires de
CDI.
     Dans le registre de ces rapports entre sous-traitants et donneurs d’or-
dres, on a aussi une aventure d’ethnographie participante, celle de Four-
nier en 2001, puisqu’il s’embauche comme sous-traitant de servitude.


22
Mathilde Bourrier



Il raconte, par exemple, dans Ethnologie française24 son aventure en tant
que sous-traitant, il a pris un job qu’il pouvait avoir sans qualification,
car être sociologue ne qualifie pas pour être technicien du nucléaire ! Et
je dirai que ce thème ne cesse d’être repris encore et toujours, au travers
récemment des problèmes de qualité évoqués de nombreuses fois dans
le cadre du chantier finlandais de l’EPR. L’International Herald Tribune
faisait récemment sa une sur les non-qualités du nucléaire français, le
28 mai 2009. Évidemment, c’est certainement une campagne de presse
américaine de dénigrement (sic !) ! Enfin, pour finir, on a tout ce pan,
ce chantier AZF et la sous-traitance, et je note que l’Institut pour une
culture de sécurité industrielle (ICSI) s’est saisi de cette problématique
contestée, parce qu’il y a un risque d’image, pour les donneurs d’ordres.

    Les relations entre installations, communautés riveraines,
    associations, élus, autres parties prenantes
    On a ici une spécialiste du domaine en la personne de Marie-
Gabrielle Suraud, alors je ne vais pas trop parler de ça car je connais mal,
je pense que c’est là qu’il y a le plus de choses côté français. Donc je cite
juste les travaux de Glaucia Silva25 et d’Éric Chauvier26. Glaucia a travaillé
sur les communautés vivant dans les cités construites par Electro Nuclear
au Brésil. Et Chauvier que vous devez sans doute connaître travaille sur la
double exclusion de l’usine et du discours sur les risques. J’avais été très
intéressée par ce travail, montrant que personne ne s’occupait de savoir
ce que les chômeurs notamment avaient comme discours à proposer sur
les risques et l’usine voisine puisque de toute façon ils n’y travaillaient
pas. Alors qu’ils avaient pourtant un discours très articulé sur le fait qu’ils
aimeraient beaucoup avoir un job dans l’usine malgré les nuisances subies.
24. Fournier P. (2001). Attention dangers ! Enquête sur le travail dans le nucléaire,
Ethnologie française, 31, 1, 69-80.
25. Silva G. (2009). Expertise et participation de la population dans un contexte
de risque nucléaire : démocratie et licence environnementale de la centrale Angra 3.
Dados [online : doi 10.1590/S0011-52582009000300007], 52, 3, 770-805.
26. Chauvier E. (2007). Entre concertation et acculturation, regard de l’anthropologie sur
les communes soumises aux risques industriels, working paper.



                                                                                       23
RISCO



Sur les travaux concernant les CLIC, les CLIRT, la loi Bachelot de 2003,
que vous devez connaître bien mieux que moi, je vais passer.

     Les relations au sein de l’installation à risque
     entre départements ou unités
    Sur le fonctionnement des unités de production par exemple, on a
paradoxalement davantage de travaux, notamment sur les rivalités main-
tenance/conduite, dans une version très crozérienne de l’analyse, où se
jouerait une forme d’éternelle redécouverte des ouvriers de maintenance
et du monopole industriel. Au sein de la maintenance, on peut encore
raisonner avec le vieux modèle de « la tête et les jambes » (d’un côté ceux
qui pensent et qui écrivent les procédures, de l’autre ceux qui courent et
qui font les boulots). Dans l’aviation, on observe le même phénomène
entre les volants et les rampants, les ingénieurs et les opérateurs. Dans ce
genre de travaux, dont je ne m’exclue pas du tout, c’est un peu l’éternelle
redécouverte par les sociologues du travail des cultures de métiers, des
cultures professionnelles qui s’opposent. On a quand même un bémol
avec cette analyse de la tension par le biais de cette question : finalement,
le fait que les gens soient toujours dans des tranchées, des baronnies, est-ce
bon ou mauvais pour la sécurité ? Le côté anthropologique de l’affaire
nous dit que c’est plutôt bon en fait, parce que ça apporte une représen-
tation articulée et différente d’un même objet (Moricot, 2001)27. Prenons
l’exemple de l’avion : les pilotes ont une vision de cet objet tandis que la
maintenance en a une autre, en coordonnant ces deux visions, même avec
des tensions, une construction sociale de la safety s’opère.
    Au sein de ce chapitre, c’est-à-dire celui des relations entre unités ou
entre départements au sein d’une même organisation, on trouve aussi des
travaux sur la place occupée par les services de sécurité par rapport aux
services productifs et opérationnels. La question de leur « bonne » place
dans l’organigramme est posée, notamment à la suite de certains acci-

27. Moricot C. (2001). La maintenance des avions : une face cachée du macro-système
aéronautique. Dans M. Bourrier (dir.), Organiser la fiabilité. Paris, L’Harmattan, 183-201.



24
Mathilde Bourrier



dents. Ni trop proéminent, au risque de trop bloquer la production, ni
trop silencieux et discret au point de ne pas compter suffisamment dans
les arbitrages et de laisser les pressions de production prendre le dessus
(Shrivastava, 1987 ; Vaughan, 1996 ; Heimann, 2005)28.

    Les relations de pouvoir quotidiennes au sein
    des équipes et les ajustements avec les normes de sécurité
    Là encore, il me semble que l’on a de plus en plus de travaux, grâce
notamment aux psychopathologues, aux ergonomes, aux psychologues.
Je pense notamment à un papier que je viens de lire qui s’intitule A safety
Counterculture Challenge to a “safety climate” de Wayne Walker29. Son tra-
vail porte sur les « autres arrangements » avec la sécurité que proposent
les ouvriers du lieu étudié, qui ne sont pas ou faiblement en lien avec la
vision bureaucratique de la sécurité proposée par le management de l’en-
treprise… Enfin, on étudie cela depuis longtemps, mais j’aime beaucoup
la notion de counter culture of safety. Pour clore rapidement ce point, on a
aussi pas mal de travaux sur les dérives claniques, les équipes qui se refer-
ment sur elles-mêmes, il y a beaucoup de choses là-dessus.
    J’en termine. Si on regarde l’analyse du pouvoir chez quelques théo-
riciens du haut risque, on peut identifier un certain nombre de thèmes
récurrents. Lagadec attire notre attention depuis longtemps sur les
débandades du pouvoir technocratique, sa paralysie. Donc, si on veut des
choses là-dessus, on relit Lagadec. Si on va du côté de Claude Gilbert,
on va trouver des choses sur les reconfigurations du pouvoir à la faveur
des crises. Avec l’idée que ce n’est pas toujours ceux qui sont censés être
en situation de pouvoir qui règlent les affaires au moment où ça se pro-
duit. Chez Perrow, on a un terme central qui est celui des méfaits de

28. Shrivastava P. (1987). Bhopal: Anatomy of a crisis. Cambridge, MA, Ballinger.
Vaughan D. (1996). The Challenger Launch Decision. Chicago, IL: Chicago University Press.
Heimann L. (2005). Repeated Failures in the Management of High Risk Technologies,
European Management Journal, Vol. 23, Issue 1, p. 105-117.
29. Wayne W. G. (2010). A safety Counterculture Challenge to a “safety climate”, Safety
Science, vol. 48, n°3, 333-341.



                                                                                      25
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la concentration du pouvoir de décision et de l’incurie bureaucratique,
qu’il considère comme l’une des caractéristiques importantes et fatales
des organisations du haut risque. Pour lui, c’est le principal risque et la
principale source de catastrophe. C’est le fait que l’on ait un pouvoir
centralisé, concentré et autiste, etc.
    Chez les théoriciens de la haute fiabilité (La Porte, Rochlin, Schulman
et Roberts), c’est un peu l’inverse, car il n’y a pas d’analyse du pouvoir
en tant que telle. Dans leurs travaux, la décentralisation du pouvoir au
niveau opérationnel s’accompagne du fait que la hiérarchie supérieure
assume toutes les décisions, prend la responsabilité de ce qui pourrait mal
se passer. Ils considèrent que cette articulation entre une décentralisation
au plus près de ce qui se passe pour agir et le top qui assume toutes les
décisions, même celles qui sont prises en réalité tout en bas, est le gage
d’une très haute fiabilité (encore appelée Migration decision making).
    Je pense encore à Perin, dans son dernier livre Shouldering risks30, qui
nous dit que la transposition des rapports de pouvoir qui existent au
moment où l’on conçoit les installations – ce qu’elle appelle la pensée
par silo (conception du cockpit, conception de la maintenance, ce côté
conception fonctionnelle) – crée des opacités permanentes très handica-
pantes dans les périodes postérieures. Elle relie les problèmes de pouvoir
dans les organisations du haut risque à la manière dont elles sont conçues,
un peu dans le même esprit que Perrow d’ailleurs. Chez Vaughan, les
rapports de pouvoir ne sont pas premiers dans l’analyse des accidents de
la NASA mais ils sont une conséquence des représentations du risque qui
sont à l’œuvre. Et pourtant elle a un bagage très intéressant puisqu’elle
aborde l’analyse de cet accident avec des travaux qu’elle a faits antérieu-
rement sur le white collar crime, le crime en col blanc. Même si elle part
de là, historiquement dans son parcours scientifique, ce n’est pas le point
d’arrivée de son travail sur la NASA. Je me suis incluse dans ce chapitre.
Je pense que les régimes de fiabilité que j’ai mis au jour sont des régimes de

30. Perin C. (2005). Shouldering Risks, The culture of Control in the Nuclear Power
Industry. Princeton, NJ: Princeton University Press.



26
Mathilde Bourrier



pouvoir. Je pense que le pouvoir fait absolument partie de ce que l’on doit
décrire lorsque l’on s’intéresse par exemple à la fiabilité organisationnelle.

    Évolution et agenda
    Comme on a pu le montrer – et j’en ai terminé – il y a des béances
dans notre connaissance des modalités du pouvoir à plusieurs échelles. Le
haut risque reste un terrain difficile pour l’investigation réflexive. En pro-
grès : les relations entre régulés et régulateurs, les relations entre commu-
nautés à risque et installations à risque. En régression : la connaissance du
milieu politique et industriel du haut risque français, mais pas seulement,
les acteurs syndicaux aussi. Cet agenda de recherche est devant nous. Je
pense que l’on doit poursuivre nos navigations entre sécurité du haut
risque et pouvoir, pour ne pas déconnecter la safety science de la political
science et de la sociologie des organisations. Merci.


                                      Discussion



    Question
    Merci beaucoup Mathilde. Je suis très heureux de cette intervention.
En fait, c’est une façon de réinterroger, de remettre un certain nombre
d’éléments qui sont habituellement écartés lorsque l’on travaille sur la
question des risques. Lors de l’anniversaire du CERAT31, qui était mon
laboratoire, il y avait une petite réunion qui était organisée par l’Asso-
ciation française de science politique, et j’étais intervenu sur le fait que,
lorsque l’on parle de risque, on ne parle pas de pouvoir. Comme c’est
bizarre… J’avais pointé tous les thèmes qui pouvaient être analysés en
termes de pouvoir. Je suis très heureux que tu aies fait l’exercice relative-
ment différent qui consiste à prendre relation par relation. Je crois que, là,
il y a, non pas une béance, mais une lacune, un désert de la réflexion qui

31. Centre de recherche sur le politique, l’administration et le territoire (IEP Grenoble).



                                                                                         27
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est quand même extraordinaire et qui est troublant puisque je me souviens
que, dans le cadre du GIS « Risques et crises collectifs », à plusieurs reprises
il était noté : on ne peut pas comprendre la gestion des risques si on ne
comprend pas comment s’instaurent les relations de pouvoir et les relations
de faiblesse entre les grands acteurs, sachant que chaque type de risques
correspond à des configurations particulières. La configuration des acteurs
dans le nucléaire n’a rien à voir avec la configuration dans le domaine de
la chimie, qui n’a rien à voir avec l’agroalimentaire, etc. Qui ne comprend
pas ça est incapable d’analyser sérieusement la moindre chose. Et c’est trou-
blant. L’autre point aussi, et tu l’as évoqué dans la littérature, ce sont des
relations de pouvoir très compliquées. Ce sont des arrangements, c’est la
relation entre EDF et l’IRSN, l’autorité de sûreté. Il y a eu une thèse32, qui
analyse quelque chose de vraiment très simple, sur les expertises de sûreté.
Cette thèse montre très bien comment, à travers ces expertises, s’organisent
des relations, des controverses, des arrangements, des échanges, très com-
pliqués, entre des partenaires, relations qui ne sont pas simplement de la
connivence. On avait très peu d’éléments. Je crois que, là, tu pointes des
choses ; pour terminer, avant de laisser la parole, c’est cette façon que nous
avons de prendre les grandes entités en une fois. Il y a quelque chose qui n’a
jamais été étudié véritablement, c’est notamment l’arrêt de Superphénix.
     – Il y a la thèse de Finon33.
     – Oui, mais il ne parle pas de l’arrêt de Superphénix. Il parle de la
filière. Mais il ne dit pas les raisons compliquées de l’arrêt de Superphénix
qui sont imputées dans un schéma d’analyse hyper classique : « ce sont les
Verts qui protestent, etc. », alors qu’il y avait des distorsions épouvanta-
bles au sein d’EDF. Il y a eu des alliances très compliquées. Et, ça, je dirais
qu’on n’a pas la visibilité.

32. Rolina G. (2009). Sûreté nucléaire et facteurs humains : la fabrique française de
l’expertise. Paris, Presses des Mines.
33. Finon D. (1988). Les États face à la grande technologie dans le domaine civil : le cas
des programmes surgénérateurs. Thèse de doctorat d’État, Université des sciences sociales
de Grenoble.



28
Mathilde Bourrier



    – Non, mais est-ce qu’on nous laisserait l’étudier ?
    – Je ne crois pas. Il y a des difficultés d’études, et je crois aussi que
nous faisons très gentiment de l’autocensure.
    – Je suis d’accord avec ça.
    – Parce que au fond il y a suffisamment d’éléments. Qui veut
aujourd’hui étudier les raisons de la fermeture de Superphénix ? Il faut
voir tous les retraités d’EDF…
    – Oui, mais c’est du froid. Je peux raconter une petite anecdote : j’ai
rencontré en mai 2002 le directeur de l’Autorité de sûreté nucléaire fran-
çaise, André-Claude Lacoste, je l’ai informé de mon souhait de vouloir
étudier d’un peu plus près les inspecteurs de la DRIRE Rhône-Alpes. Il
ne m’a pas autorisée à le faire. Pourtant, il me connaissait. Je faisais partie
de ces groupes permanents de sûreté qui donnaient une sorte de légiti-
mité de mon domaine aux analyses de sûreté présentées.
    – Oui, mais dans sa thèse Laure Bonnaud montre bien jusqu’à quel
point vont et ne vont pas les inspecteurs. Pour l’essentiel, ils s’arrêtent à
l’inspection papier.
    – Ce n’est pas si simple. Dans le cas de Tricastin, ce que j’ai vu, c’est
vraiment des gens en contrôle. Tu as raison de dire qu’il y a de l’autocen-
sure, mais la partie n’est pas facile.
    – Oui, il y a l’autre point aussi pour conclure, sur lequel tu n’embrayes
pas, mais qui je crois est un point intéressant. C’est en quoi la définition
du risque et le positionnement par rapport au risque constituent en tant
que tels une ressource de pouvoir ?
    – Oui, mais en fait j’ai dit : « prenons le pouvoir dans ce type d’indus-
trie ». Mais, c’est vrai, je pourrais le prendre de l’autre côté.

   Question
   J’ai été surprise de ne pas retrouver les approches de la sociologie des
controverses sociotechniques. Avec l’approche spécifique elle-même qui
montre là où c’est moins lisse.


                                                                            29
RISCO



     Réponse
    Je trouve que, dans l’ensemble, cette littérature montre là où ça
achoppe mais ensuite elle noie complètement le poisson. Et on ne s’y
retrouve pas. J’aurais pu citer le livre Le pouvoir d’indécision de Yannick
Barthe (2006)34. Maintenant que je vais plus à l’essentiel sur certains
points, je me dis à chaque fois que c’est une perspective qui cherche à
embrasser beaucoup de choses au risque de perdre en acuité sur les ques-
tions de pouvoir. On a un petit enrayement là, une alliance là, et puis là
on découvre un objet inanimé qui remonte, et puis, à la fin, l’analyse de
pouvoir un peu brutale n’est en fait pas proposée. Ça montre des char-
nières, mais ça ne donne pas quelque chose de robuste, je trouve. Je le
dis de façon un peu lapidaire, mais j’ai plusieurs fois cherché justement
dans ces travaux quelque chose qui donne à voir des relations de pouvoir.
Ça a été effectivement présenté comme une alternative à une sociologie
des acteurs basique. Mais au bout de cette décennie 2000, je ne sais pas
ce que l’on va retenir du pouvoir d’indécision. Ou de l’analyse de pou-
voir autour des déchets radioactifs. Et quand on cherche à enseigner ces
controverses ou ces développements, donc à donner des choses robustes
aux étudiants, cela file souvent entre les doigts.

     Question
    Je suis chercheure en information et communication, Lerass et
Certop, Toulouse. En fait, j’ai été très intéressée par votre réflexion sur les
régimes de fiabilité qui sont des régimes de pouvoir, mais j’aimerais bien
que vous en disiez un peu plus. Je ne sais pas si c’est lié à ça, mais notre
recherche est dans un domaine différent, l’hôpital. Ce qui nous a inté-
ressés, c’est de voir comment les dispositifs de gestion des risques étaient
élaborés. On est amené à interroger la façon dont ils sont élaborés en lien
avec le local. On a pu observer comment les médecins des établissements
étudiés participaient à élaborer la règle, localement, et je pense que ça

34. Barthe Y. (2006). Le pouvoir d’indécision, la mise en politique des déchets nucléaires. Paris,
Économica.



30
Mathilde Bourrier



peut être intéressant de confronter la façon dont se distribue le pouvoir
différemment selon les milieux professionnels. Il me semble que, dans
le secteur santé, il y a une distribution de la parole sur des dispositifs de
gestion des risques et puis de la circulation sur la façon de mobiliser des
controverses internes sur la façon d’utiliser ces dispositifs, que l’on ne va
peut-être pas retrouver dans d’autres configurations. Donc, ça peut être
intéressant aussi de confronter cette configuration du pouvoir dans des
milieux différents.

   Réponse
     Je suis tout à fait d’accord. Sur la dernière partie, j’essaie de plaider
beaucoup pour qu’il y ait des travaux inter-trans-industries, et ce n’est
pas si facile. Une fois que l’on est dans une industrie, que l’on a ses
entrées, que l’on est connu, aller dans une autre c’est recommencer une
nouvelle fois. Je trouverais cela très bien si l’on arrivait à dire clinique-
ment : « voilà ça c’est la configuration de l’hôpital, dans le nucléaire
c’est comme ça, etc. » Pour l’instant, il n’y a pas beaucoup de travaux
comparatifs de cette nature. Sur régimes de pouvoir, régimes de fiabilité,
je vais juste donner un exemple que j’ai déjà un peu relaté tout à l’heure.
Quand l’arrêté qualité 1984 paraît, il s’applique à toutes les organisations
du travail dans le nucléaire, de manière à remédier aux sous-traitances
illicites. C’est-à-dire le cas du personnel EDF donnant des ordres direc-
tement aux personnels sous-traitants. EDF va retarder le plus possible
la mise en place de ces nouvelles dispositions jusqu’à la publication du
rapport Noc de 1990, qui va s’attaquer aux problèmes de fond que sont
l’organisation de la qualité des interventions et du contrôle. En pre-
nant le problème par la lorgnette « qualité », il apparaissait que l’on ne
pouvait pas avoir un réel contrôle extérieur si les personnels de la sous-
traitance étaient directement dans les équipes. Finalement, qui seront
les contrôleurs ? La résolution de cette question va donner lieu à quinze
ans de batailles politiques au sein d’EDF et de l’encadrement. Il y eut
à chaque fois des expérimentations différentes selon les centrales. Et je
ne peux pas m’empêcher de penser que l’application de la sûreté comme


                                                                           31
RISCO



le management supérieur du parc le souhaitait, et en particulier l’arrêté
qualité pour ce qui est de la réglementation, ont été retravaillés au sein
des équipes. Ça a amené à des compromis de pouvoir, notamment avec
les sous-traitants. Les contremaîtres d’EDF se sont battus pour ne pas
lâcher ce pouvoir de contrôle sur les prestataires. On ne peut pas com-
prendre cette nouvelle envergure du contrôle et cette nouvelle manière
de pratiquer le contrôle aujourd’hui dans les centrales en 2009 si on n’a
pas travaillé en parallèle les relations entre contremaîtres et sous-traitants
et leurs évolutions. L’espèce de joie et de bonheur qu’avaient les sous-
traitants au moment où vont se négocier ces nouveaux rapports de force
n’ont pas été perçus par Thébaud-Mony. En partie parce qu’elle voulait
dénoncer les conséquences de la précarisation du travail dans les univers
du haut risque, ce qui est aussi une réalité importante. Je me souviens
très bien des interviews que j’ai faites, notamment à Tricastin. J’arrive un
matin, il était huit heures, et les gars étaient par terre, devant le réacteur.
Quelqu’un me dit : « On a passé la nuit là. » Je lui ai dit : « Mais pour-
quoi vous avez passé la nuit là ? » Il me répond : « Parce qu’on est arrivés
à trois heures du mat’, parce qu’on est une équipe peu dosée [en termes
de radioactivité]. On a été appelés du Bugey. » On est au Tricastin en
2001, le gars dit qu’il est peu dosé, qu’il peut encore en prendre, et fina-
lement à trois heures du mat’ on lui dit : « Non tu ne rentres pas parce
qu’on fait des tirs gammas » et eux, ils n’ont pas de chambres d’hôtel,
donc ils attendent par terre. Quand on parle de sécurité et de sûreté, on
doit aussi travailler ces réalités. Mais c’est la raison pour laquelle ça pose
aussi des problèmes. Ce type d’analyse réclame beaucoup d’énergie, et je
pense que parfois on en perd un peu en route. L’énergie m’est revenue
en lisant le livre de Thébaud-Mony et je me suis dit : Qu’est-ce qu’on
fait ? Où est-ce qu’on se bat ? Où est-ce qu’on se bat scientifiquement ?
Est-ce en donnant une vision de ces ajustements locaux ? Ou est-ce en
conservant une analyse macro des réalités sociales ? Et je ne savais plus
trop en fait. Raison pour laquelle j’ai un peu quitté ces objets, parce que
je trouvais que ça n’allait pas assez loin dans ce que je voulais étudier,
mais je reprendrai peut-être.


32
Mathilde Bourrier



    Question
    Je suis chercheur allemand du CEREQ35, travaillant à l’antenne tou-
lousaine. Votre titre « le pouvoir dans les organisations du haut risque » :
selon vous, quelles sont les évolutions majeures du point de vue pouvoir,
relations de pouvoir ? Sur un plan plus large peut-être : vous êtes centrée
sur le nucléaire, mais la gamme est plus large. Selon vous quelles évolu-
tions majeures ?

    Réponse
    Alors j’ai pris évolution au sens de notre recherche, car c’était un
séminaire de recherche, et je vous disais où je voyais des points qui ont
été comblés depuis que j’ai commencé en tout cas, donc j’ai répondu là-
dessus. Sur l’évolution du pouvoir, je trouve qu’il y a une opacité de plus
en plus grande. Là où étaient les chercheurs dans les années 1970, avec
leurs connexions syndicales, n’existe presque plus. Tous ces gens sont en
train de partir. Je constate plutôt un repli. Claude Gilbert le disait bien,
aux débuts des années 2000, les univers du haut risque sont des lieux que
les chercheurs n’ont pas trop intérêt à investir parce que ce sont des mois
de négociation. Pour l’une des dernières centrales que j’ai étudiées, j’ai mis
dix-huit mois à entrer. Dix-huit mois d’acharnement : le directeur du site
souhaitait me laisser enquêter mais son comité de direction ne le voulait
pas, ou disons pas autant. On n’est pas tellement mieux outillé pour tra-
vailler sur ces gros objets technologiques que par le passé. Précisons que
d’avoir obtenu des entrées dans ces univers par le biais du canal syndical
a aussi eu des répercussions sur la recherche. Cela a produit une suspicion
permanente de la part des employeurs à l’encontre des sociologues, ou des
sciences sociales en général. J’ai l’impression qu’on a de plus en plus étudié
les opérateurs, les ergonomes les ont observés et re-observés, dans les salles
de commandes, dans des tas d’autres endroits. Tous ceux qui sont les sou-
tiers de ces industries sont sur-étudiés. Mais l’encadrement, et ce qui se
passe dans les comités stratégiques de décision pour tout ce qui est décision

35. Centre d’études et de recherche sur les qualifications.



                                                                           33
RISCO



de sécurité, d’investissement de sécurité, est nettement moins investi. Sur
cette question, je mentionne néanmoins la thèse de Cynthia Colmellere36
que j’ai eu la chance de diriger, dans la chimie. Je dirais pour conclure qu’on
en sait sans doute moins en 2009 que dans les années 1970, dans le cas du
nucléaire par exemple.

     Question
    J’ai plusieurs remarques. D’abord, sur l’histoire de Superphénix, je
suis assez d’accord avec Claude Gilbert : il y a de l’autocensure. J’avais
commencé à travailler sur la fermeture de Superphénix. Un ancien direc-
teur des années 1980 pousse d’ailleurs à ça. Il a un grenier entier de docu-
ments qu’il laisse ouvert à tout le monde. Et il y a vraiment des possibilités
d’entretien avec d’anciens salariés. La question des financements est un
autre problème mais travailler sur certaines particularités de la fermeture,
c’est tout à fait envisageable. Si ce n’est pas fait, c’est parce que ça rentre
dans une espèce d’autocensure sur la question du nucléaire. Les travaux
les plus récents sur la contestation du nucléaire menés par des chercheurs
français ne sont pas légion. Ce sont plutôt des Allemands, des Anglo-
Saxons, etc., qui ont fait ça ces derniers temps. La deuxième chose, c’est
que s’il n’y a pas d’entité EDF, il n’y a pas d’entité CGT non plus.
    – Oui, oui, Chinon c’est un bon exemple…
    – Oui, Chinon c’est un bon exemple, et même Dampierre. J’allais
dire, il y a deux ans, je ne sais pas si j’aurais dit ça, depuis deux ans que
je côtoie régulièrement des syndicalistes notamment CGT du nucléaire.
Le nucléaire, c’est d’abord la CGT, on va dire ça. Je suis très surpris des
ouvertures qui se produisent vis-à-vis de l’opinion publique : c’est pour
raccrocher à communication. Ce n’est pas artificiel, parce que je pense
que c’est une question clef. Je l’ai vu dans les entretiens, il y a des choses
qui se passent, y compris dans la chimie. Il y a eu une réunion publique

36. Colmellere C. (2008). Quand les concepteurs anticipent l’organisation pour maîtriser les
risques : deux projets de modification d’installation sur deux sites classés SEVESO 2. Thèse
soutenue à l’Université de technologie de Compiègne.



34
Mathilde Bourrier



à Toulouse, en mai 2009, la question la plus discutée parmi un ensemble
de responsables syndicaux, y compris de la chimie, était le rapport à la
population. Je pense qu’il y a dix ans la question ne se serait pas posée.
Et je suis presque prêt à dire qu’il y a deux ou trois ans le problème ne
se serait peut-être pas posé en ces termes : « on ne peut pas continuer
comme ça ». Par contre ce qui deviendrait intéressant, c’est de raccrocher
la question de l’opinion publique à la question que tu traites, parce que je
pense qu’il faut aussi la traiter comme ça, c’est : est-ce que finalement le
poids pressant, de plus en plus prégnant, de l’opinion publique, y com-
pris sur le nucléaire, modifie les rapports de pouvoir à l’intérieur des cen-
trales ? Avec d’autres collègues, c’est une des questions qui nous tarabus-
tent, c’est-à-dire cette séparation classique entre d’un côté la sociologie
des organisations et de l’autre côté la sociologie de je ne sais pas quoi, de
la contestation, de la mobilisation, de l’action publique, etc. Finalement
quelle est la connexion entre les deux ? Si on fait la comparaison hôpital/
industrie, on en a discuté un peu dans notre équipe, ce n’est pas l’activité
en soi et pour soi qui est déterminante à mon avis, ce qui est fonda-
mental c’est le fait que le rapport de l’opinion publique sur les hôpitaux
et les centrales nucléaires ne sont pas les mêmes. Nous, ce qu’on observait
c’est que les salariés des hôpitaux se saisissent de l’opinion publique pour
dénoncer des problèmes à l’intérieur des hôpitaux, ce qu’on ne voit pas
encore systématiquement, mais on commence à le voir quand même,
notamment à Dampierre. Donc, il y a cette question-là, en gros : est-ce
que sur le rapport de l’opinion publique au pouvoir organisationnel on
est capable d’avancer ?
    – L’exemple que j’ai, c’est encore le syndrome de la maison de verre.
Donc, c’est le moment où le directeur de la centrale arrive à mettre une
représentation mentale de ce qui se passe dans son usine, c’est-à-dire qu’il
n’est plus en contrôle. L’accident d’irradiation de 1998 a été médiatisé
parce que le directeur d’usine a eu un procès pour mise en danger de la vie
d’autrui. Premier procès de cette nature d’un responsable nucléaire dans
une centrale en France. Procès en appel, finalement EDF a été condamné
à payer un peu. Il se trouve que l’incident se produit à la fin d’un arrêt


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RISCO



de rechargement, alors que deux projecteurs ont été oubliés au fond de
la piscine, avec les caméras. Les gens de la salle de commande le voient
et demandent que ces projecteurs soient retirés. De fil en aiguille, cette
demande arrive au bureau du service de la radioprotection qui est en
charge de ce type de tâche. La radioprotection donne son accord à l’inter-
vention. Deux agents de la radioprotection sortent du bâtiment réacteur
tout déshabillés, contents d’être sortis car il fait chaud. Puis un collègue
s’adresse à eux et leur dit : « Écoutez, j’y vais à votre place. » Normale-
ment, c’est à ces deux personnes d’y aller et de faire cette intervention,
mais cette troisième personne se propose pour rendre service. Le respon-
sable de proximité du service de radioprotection n’est pas d’accord pour
le laisser faire cette intervention, au motif qu’il n’a pas de dossier d’in-
tervention dans les mains et qu’il entend y aller tout seul. De plus, il lui
fait remarquer qu’il ne connaît pas l’état radiologique de la tranche à ce
moment précis, en phase de rechargement cet état peut évoluer très vite.
    Celui qui s’était spontanément proposé passe outre au motif qu’il est
instructeur de radioprotection. Il entre seul dans le bâtiment réacteur
(qui entre-temps est passé de l’état orange à l’état rouge), reçoit une dose
radioactive de l’équivalent de 300 radios des poumons d’un seul coup.
Son dosimètre sonne évidemment. Il sait tout de suite ce qui se passe,
il a eu le temps d’appeler. On va le chercher, on l’hospitalise et puis on
découvre qu’il est gravement irradié. Il va se passer après toute une série
de conséquences suite à cet accident. La CGT va défendre en justice cet
employé, mais les autres employés ne vont pas montrer beaucoup de soli-
darité, au motif qu’il a enfreint des règles, qu’il attire la mauvaise presse
sur l’usine et l’attention du régulateur. En effet, à la suite de cet acci-
dent, la centrale va subir une surveillance très rapprochée de ces modes
de fonctionnement de la part des régulateurs, qui cherchent avant tout
à comprendre comment une telle intrusion dans le bâtiment réacteur a
pu se produire, alors que deux conditions, deux barrières auraient dû
prévenir un tel événement : le changement d’état d’orange à rouge impo-
sait de demander une autorisation spéciale au directeur de la centrale,
ou à son délégué ; deuxièmement, on n’entre jamais seul dans le bâti-


36
Mathilde Bourrier



ment réacteur, surtout dans de telles conditions radiologiques. L’enquête
démontrera que la première barrière était régulièrement enfreinte et que
cette autorisation explicite du chef de centrale n’avait plus cours. On
me raconte après coup que les personnels dans l’usine vont chercher à
se démarquer le plus possible de l’instructeur, qui devient soudainement
dans les discours un simple d’esprit, qui aurait voulu rendre absolument
service sans que l’on comprenne bien pourquoi… Lorsque je réalise l’en-
quête deux ans après cet événement, ce qui me frappe avant tout, c’est
que dans tous les services, les personnels sont en train de remettre à plat
toutes leurs procédures, en doutant de chacune d’entre elles. Je découvre
des gens congelés qui, à chaque fois qu’ils doivent faire quelque chose de
dérogatoire, appellent les inspecteurs de la DRIRE. C’est dans ce contex-
te-là que je fais l’enquête, raison pour laquelle moi aussi je comprends
que le directeur ait mis dix-huit mois à accepter mon étude… peut-être.
La DRIRE réclamait que des quantités de papiers soient épluchés pour
être analysés et confrontés aux pratiques en vigueur sur le terrain. Tous
les personnels se mettaient à douter de leurs propres pratiques au travail.
Cela ralentissait considérablement le rythme de travail au point que je
me suis demandée si, de façon à produire dans les délais malgré tout, ils
n’avaient pas enfoui plus profondément leurs ajustements ? Et j’ai conclu
par la négative. Ils sont sortis du tunnel de cette hyper surveillance quand
j’ai démarré en 2001. C’est un peu à la faveur de ce genre de configura-
tions que l’on pourrait dire que le pouvoir a vraiment été dans les mains
de la DRIRE pour cette usine. Il y a eu une espèce de mise sous tutelle
des personnels de la centrale et de son management, on pourrait dire les
choses comme ça.

   Question
   Tu parles de haut risque. J’aurais bien aimé entendre « fort potentiel
de danger ». Parce qu’en termes de risque, selon moi, il est plus faible
qu’ailleurs. Je pense qu’on a moins de risques dans une centrale nucléaire
qu’en prenant sa voiture. Si on parle de risque. Sujet de débat. Je pense
qu’effectivement il y a un fort potentiel de danger, c’est vrai.


                                                                         37
RISCO



    — Dans la littérature anglo-saxonne, on dit high risk organisation ou
high hazards.
    – Danger ou hazard je veux bien. OK. Ensuite, sur l’aspect de la sous-
traitance, je pense qu’effectivement on doit tout regarder, comme tu
le dis. Mais quelque chose me choque actuellement. C’est que dans le
cadre de l’évolution, je dirais législative, on a rajouté plein de règles dans
les années 1990 : l’arrêté 84, les plans de préventions, etc. Du coup les gars
ne font que des papiers, ils cochent dans tous les sens, tellement ils ont
des règles à faire. OK. Mais il n’y a qu’une seule chose qui freinait un peu
dans la sous-traitance, c’était le délit de marchandage. En gros, on ne doit
justement pas commander des gens sans encadrement, etc. Et aujourd’hui,
ce délit de marchandage, notre société, par voie législative, notre consensus
social est en train de le supprimer. Un des seuls freins qui existe encore dans
l’utilisation à outrance de la sous-traitance, on est en train de le faire sauter.
Alors, je dirais c’est notre Parlement, notre législation qui le fait, c’est notre
représentation. Je constate. Donc d’un côté on crie : « ce n’est pas bien la
sous-traitance, ceci cela », de l’autre, on produit du CESU (Chèque emploi
service universel), si on veut une femme de ménage sans payer des charges
sociales, c’est possible, et au noir c’est encore mieux, tout le monde le fait.
C’est ça la réalité. C’est-à-dire que, d’un côté, la société a envie d’avoir de la
sous-traitance à pas cher et si possible son esclave. Et de l’autre côté quand
on est dans l’entreprise, ce n’est que des vilains et ce n’est pas bien. Choix
social, la législation, délit de marchandage, on le fait sauter. C’est surpre-
nant. Autre chose, les entreprises, ce n’est pas monolithique. Dans tous les
groupes industriels, il y a des luttes de pouvoir intestines. Dernier point, si
vous avez envie d’étudier Superphénix, l’ancien exploitant de Superphénix
au moment de l’arrêt est à l’ICSI. On mange ensemble. Tu as dit aussi à
un moment que l’isocyanate on ne le faisait pas aux États-Unis, mais si !
Après Bhopal aussi. Y a eu des plus que boulettes en Inde… C’est affreux.
Mais bon, en réalité on continue l’isocyanate aux États-Unis après. Dernier
point, quand on parle de risque et pouvoir, je pense qu’il faut rajouter
responsabilité. Parce que souvent on l’oublie. On ne travaille pas risque et



38
Mathilde Bourrier



pouvoir ensemble, mais on oublie le mot qui va avec pouvoir, c’est-à-dire
la responsabilité qui va avec.

   Question
    Ce que fait Mathilde, c’est de donner des éléments de questions
orphelines, on est quelques-uns à le dire : « Et le pouvoir dans tout ça ? »
C’est une question fondamentale et je partage l’avis de Mathilde sur le
fait que la sociologie des controverses aseptise considérablement les rela-
tions avec les acteurs, c’est un débat que j’ai avec Barthe, Lascoumes et
Callon, qui sont concernés. Je crois qu’il y a un souci avec ça. Penser un
grand séminaire ou un petit colloque sur ces questions-là, pour réins-
truire, reprendre ce qui a été mis en place, je crois que ça serait vraiment
une bonne chose. Je pense qu’on n’aurait pas trop de mal à trouver des
ressources pour faire ça… Merci Mathilde.




                                                                         39
Les figures de l’incertitude
                dans les controverses publiques
                  autour des risques collectifs

                        Francis Chateauraynaud




    Je vous remercie de cette invitation et de cette occasion de discussion.
Contrairement aux colloques, ce type de rencontre propose un format
idéal, puisque ça contraint à relire ou à reformuler les choses et qu’une
recherche avance souvent par petits déplacements… C’est un luxe qu’il
faut maintenir, et j’espère en tout cas que les transformations actuelles du
régime de la recherche et de l’enseignement ne nous interdiront pas ce
mode d’apprentissage et de développement d’idées nouvelles.
    Je me présente rapidement : directeur d’étude à l’École des hautes
études en sciences sociales, en sociologie, je dirige un groupe de recherche,
le Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) – sur la significa-
tion de cet intitulé je pourrai vous en dire plus, pourquoi ce label, ce que
ça engage… normalement cela devrait transparaître au fil de l’exposé…
Si vous avez des questions sur mon activité, je veux bien répondre à tout
questionnaire mais en gros vous trouverez tout en ligne. Depuis plusieurs
années, je mets en ligne, c’est un des avantages quand on dispose d’un
statut, on relâche un peu la pression, et de fait je mets en ligne mes pré-
prints, mes communications et mes textes de travail. Sur le site du GSPR,
vous aurez une idée du genre de préoccupation et de travaux… Pour cette
session, je ferai plutôt référence, si je dois m’appuyer sur un document
à un bouquin… un article – c’est un lapsus, je n’arrive pas à terminer
la rédaction d’un livre ! – un article intitulé « Visionnaires à rebours » –
visionnaires au pluriel – avec comme sous-titre : « Des signaux faibles à



                                                                          41
RISCO



la convergence de séries invisibles 1 ». La version qui est en ligne date de
décembre 2007. J’aurais pu faire quelques retouches mais je l’ai laissée en
l’état, et c’est assez en prise, je crois, avec le type de préoccupations que
vous avez… en tout cas c’est clairement sur le fil risques… et je vais m’y
référer à plusieurs reprises.
    Je vais procéder en trois temps. Le premier point consiste à rappeler le
programme scientifique dans lequel je me situe, dans les grandes lignes. Un
deuxième point reviendra rapidement sur les enjeux des discussions autour
des risques aujourd’hui. Avec la mise en perspective que permet le recul
dont on dispose par rapport au début des années 1990, on voit plus claire-
ment ce qui a changé et comment se formule aujourd’hui la problématique
du risque, qui vous intéresse. J’essaierai surtout d’aller vers une clarification
de la notion d’incertitude : puisque c’est ce qui m’a été demandé, j’ai fait
l’exercice. Et puis un troisième point permettra de revenir à des applica-
tions, on peut dire sur des dossiers, des matériaux, des corpus, de manière
plus directe, tout en proposant un cadre relativement transposable, qui
marche en tout cas assez bien sur une large collection de cas dans lesquels
se jouent les rapports entre connaissance et action publique, puisque c’est
de ça qu’il s’agit essentiellement dans cette affaire de risque.

     1. Quel horizon pragmatique pour la sociologie ?
    Donc premier point, la sociologie pragmatique. Ce que je fais
aujourd’hui commence véritablement vers 1995-1996. Il y a effective-
ment des travaux qui circulent, réalisés auparavant, et par rapport aux-
quels il y a une sorte de rupture, assez visible et lisible. Si vous prenez par
exemple un ouvrage comme Experts et faussaires 2, comme point de com-
paraison, les préoccupations ont clairement changé. Ce qui est notable
c’est qu’au cours des années 1996-1997, la sociologie pragmatique com-

1. Chateauraynaud F. (2007). Visionnaires à rebours. Des signaux faibles à la convergence de
séries invisibles. Paris, EHESS, GSPR. http://gspr.ehess.free.fr/documents/FC_Visionnai-
res-a-rebours-dec-2007.pdf
2. Chateauraynaud F., Bessy C. (1995). Experts et faussaires. Pour une sociologie
de la perception. Paris, Éditions Anne-Marie Métailié.



42
Francis Chateauraynaud



mence à s’intéresser à des phénomènes longs, ce que l’on appelait avant
le « macro », alors que jusqu’au milieu des années 1990, elle était restée
fidèle aux approches des années 1980, centrées sur les micro-situations.
De fait, c’était une critique formulée par des collègues : vous ne vous
intéressez qu’à des microphénomènes ! Certes, étudier la relation entre
des usagers et un distributeur de billets, c’est fort intéressant, on pouvait
faire une thèse entière là-dessus, et poser le problème du statut des objets
et des artefacts dans l’interaction, le problème de la situation, de l’action
située, terme qui a eu un certain succès depuis…
    D’ailleurs, Louis Quéré pourrait en parler mieux que moi, puisque
c’est un grand défenseur de l’analyse de situation, il a rédigé un article,
auquel j’ai répondu, intitulé « La situation toujours négligée ? » dans la
revue Réseaux3. On est en 1997, c’est un peu décalé dans le temps, mais
il sentait bien que l’on s’éloignait de la situation précisément. Prenons
un excellent exemple de ce changement de régime cognitif : si vous lisez
Luc Boltanski, celui des Économies de la grandeur, la fameuse théorie des
Cités conçue avec Laurent Thévenot4, les auteurs vous expliquent qu’ils
ont élaboré un cadre axiomatique pour traiter les moments de disputes,
de manifestations de la justice et de l’injustice etc., cadre très formalisé
qui entend décrire le sens de la justice dans des contextes très précis ; dix
ans après, le même Boltanski publie Le nouvel esprit du capitalisme5… Il
y parle toujours d’épreuves et de justice mais raisonne sur des décennies,
voire des siècles puisqu’il s’appuie sur Wallerstein et sur l’histoire longue
du capitalisme et met en scène des entités macrosociologiques. Il y a donc
bien eu un déplacement. À notre échelle plus modeste, c’est aussi ce que
nous avons fait avec Didier Torny. Dans le livre de 1999, Les sombres
précurseurs 6, on a montré comment, dans son mouvement descriptif

3. Voir La coopération dans les situations de travail, Réseaux, n° 85, 1997.
4. Boltanski L., Thévenot L. (1991). De la Justification. Les économies de la grandeur. Paris,
Gallimard.
5. Boltanski L., Chiapello E. (2000). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard.
6. Chateauraynaud F., Torny D. (1999). Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmati-
que de l’alerte et du risque. Paris, Éditions de l’EHESS.



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mais aussi du point de vue plus théorique, la pragmatique devait être
capable de saisir des transformations et plus seulement des situations. On
est passé de la description des situations à celle des processus longs, qui
posent des problèmes intéressants en termes descriptifs et épistémologi-
ques. Comment rendre tangible et manifeste la durée, puisque, selon le
schème phénoménologique classique, on est face au paradoxe d’une réac-
tivation continue, en situation, d’épreuves passées et d’épreuves à venir ?
    Vous ne l’avez peut-être pas éprouvé mais, pour ma part, j’ai vécu assez
intensément – à Paris on vit très intensément les modes intellectuelles, et
les déceptions qui s’ensuivent bien souvent – l’espèce de tornade que fut
l’arrivée de l’ethnométhodologie, laquelle a réellement surgi chez nous
à la fin des années 1980. Selon cette approche qui avait déjà agité des
micro-milieux académiques depuis plus de 20 ans aux États-Unis, tout
ce que la sociologie tentait de fixer sous la forme de structures sociales
était tout le temps à refaire dans les situations, l’ethnométhodologie ten-
tant d’expliquer, dans un jargon assez opaque, l’impérieuse nécessité dans
laquelle sont les personnes de réactiver constamment, en situation, des
cadres interprétatifs sans quoi le monde social n’a pas plus de consistance
que de persistance. Quelque chose qui dure, par exemple, 15 ans, pour un
ethnométhodologue cela n’existe pas : seul existe un énoncé, plus préci-
sément quelqu’un qui va dire que quelque chose dure 15 ans. Mais com-
ment pourrait-il y avoir une telle durée en soi ? Dans chaque contexte, il
faut quelqu’un qui réinstalle l’énoncé et, partant, qui dispose d’ethnomé-
thodes pour le fixer ou le reformuler de façon à le faire tenir 15 ans – c’est
de là qu’est venue l’attention de la sociologie des sciences pour les dispo-
sitifs qui inscrivent dans la durée, qui prennent le relais des énonciateurs
individuels. Si on prend par exemple le dossier de l’amiante, marqué en
France par le fameux « silence de 15 ans », il faut constamment le remettre
en scène et c’est la faillite de cette réitération qui, ethnométhodologique-
ment parlant, rend compte de ce qui est qualifié de « longue période de
silence » ou d’ « oubli » – en l’occurrence collectif. Il y a dès lors quelque
chose de très intéressant dans cette démarche radicale – un gros livre a
été publié là-dessus suite à un colloque de Cerisy, L’éthnométhodologie,


44
Francis Chateauraynaud



une sociologie radicale7. Elle consiste à aller au bout de l’argumentaire de
l’indexicalité, du caractère situé et nécessairement actualisé du monde, et
cela oblige à sérieusement argumenter l’ajout d’autres éléments ou entités
sur ce socle microsociologique. Pour certains théoriciens de la sociologie,
le seul socle positif de la discipline repose sur l’observation d’acteurs en
situation(s). Évidemment, un des ennemis visés ici n’est autre que le
sociologue quantitativiste qui va fixer les activités et les traiter comme des
choses, les rendre calculables dans des espaces détachés des actualisations
en contexte. Ainsi des ethnométhodologues se sont ingéniés, via la socio-
logie des sciences, à montrer comment le statisticien passe son temps à
réindexer les choses en contexte. Du même coup, le déplacement opéré
par le fait de s’attaquer à des processus qui durent parfois 20 ans, 25 ans,
comme dans le cas de l’amiante, où la description sociologique débute
dans les années 1970, rompt avec la microsociologie. Mais il ne s’agit
pas pour autant de revenir sur une position opposée, comme celle des
champs et des habitus de Bourdieu. Nous sommes donc en 1998-1999,
le type de phénomène qui nous intéresse se situe entre l’alerte et la crise,
dont le prototype est alors la crise de la vache folle. Cette crise, on l’a vue
surgir en plein milieu de nos travaux : Didier Torny suivait déjà le dossier
depuis 1994 et était remonté aux premières histoires de Kuru, des cas spo-
radiques de Creutzfeldt-Jakob, de la mise en place d’outils diagnostics de
certaines pathologies, et aux premières crises économiques, notamment
en 1990. Tout le monde l’a oublié, mais une première crise de la vache
folle avait eu lieu, qui était alors essentiellement une crise commerciale,
où l’argument sanitaire était utilisé pour peser dans des négociations et
agir sur le marché. En 1996, avec la déclaration britannique et le carac-
tère quasi certain d’un passage de la maladie bovine à l’homme, s’ouvre
une crise d’un nouveau genre, qui fait surgir au premier plan le haut
degré d’interdépendance des activités à travers les réseaux économiques.
Mais pour caractériser ce genre de changement, il faut pouvoir se placer

7. de Fornel M., Ogien A., Quéré L. (dir.) (2001). L’ethnométhodologie : une sociologie
radicale [Colloque de Cerisy]. Paris, Éditions La Découverte.



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dans la durée : chaque situation, chaque prise de parole, chaque épreuve
ne vaut plus seulement par référence à un contexte défini hic et nunc, mais
dans une série d’épreuves, dans de longs enchaînements au fil desquels se
déploient de nouveaux éléments.
    Ce changement d’amplitude a posé des problèmes sérieux à l’idée
même de pragmatique. Pragma/pragmata, la racine du mot peut être
entendue dans plusieurs sens – et à ce propos il y a une controverse
avec Bruno Latour, on y reviendra sans doute. Le pragmatisme, selon les
pères fondateurs américains, c’est d’abord le raisonnement par les consé-
quences, qui a aussi pris la forme du conséquentialisme. Chez Peirce,
qui est le véritable inventeur du terme pragmatisme et qui d’ailleurs se
plaignait très tôt de l’usage qui en a été fait dans les milieux des élites
américaines – dans un de ses textes, il invite à distinguer le « pragma-
tisme » du « pragmaticisme » : rien de tel pour garder un contrôle savant
sur un concept que de trouver un mot imprononçable ! Pouvait-on
éviter que le mot prolifère dans le discours des gouvernants qui se disent
volontiers « pragmatiques » ? Au moins, on reste dans la logique par les
conséquences ! Mais le pragmatisme américain, c’est aussi et surtout une
transformation de la philosophie, qui peut grossièrement se résumer par
l’idée selon laquelle, au lieu de raisonner de manière abstraite dans un
système fermé visant la complétude, il faut examiner l’effet des différentes
théories dans le monde. C’est un peu la règle pragmatique par excel-
lence : une théorie est une bonne théorie si elle a de bons effets prati-
ques. Non pas parce qu’elle est jolie par exemple ou parce qu’elle est bien
formée du point de vue d’une axiomatique. L’application de ce principe
se trouve notamment chez Dewey, dans sa théorie de l’enquête8. Car
précisément, pour respecter le cahier des charges pragmatique, Dewey
développe une théorie de l’enquête marquée par un principe de révision
continue. L’enquête n’est plus réduite à une variante du raisonnement
déductif mais est conçue comme un processus ouvert de reformulation,
et surtout de reformulation des questions. Et Dewey va très loin puisque,
tout en s’attaquant à l’épistémologie, il contribue à fonder la démocratie
8. Dewey J. (1995). Logique. La théorie de l’enquête. Paris, Puf.



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participative. Les deux éléments, enquête et participation, se retrouvent
liés dans la notion de problème public : pour qu’une question soit refor-
mulée de manière intéressante, il faut que d’autres enquêteurs entrent
dans le processus. Cela veut dire que la science, et c’est un grand précur-
seur de ce point de vue, doit faire appel à d’autres acteurs pour redéfinir
les questions qu’elle pose et les solutions qu’elle apporte. C’est donc dans
ce processus de transformation du questionnement que le pragmatisme
se définit. Mais pragmata en grec, c’est aussi ce qui désigne la chose, ce
qui est dans le monde.
    Ce deuxième point d’entrée, qui est aussi très intéressant, consiste à
aller regarder les choses, à entrer en contact avec elles. Le pragmatisme
refuse ainsi de traiter des choses à distance, dans une pure représentation,
en exigeant de se faire une idée précise de ce qui est engagé. Cela réac-
tualise les questions ontologiques, à travers la saisie des choses dans leur
mode d’existence – ce qui a suscité de nombreuses discussions sur les rap-
ports entre pragmatisme et empirisme. Aller voir les existants tels qu’ils se
manifestent, cela rapproche évidemment d’un programme sociologique,
et plus encore d’un programme qui prend au sérieux l’expérience dans
le monde sensible : quels sont les signes, quelles sont les manifestations,
les perceptions sur lesquelles je peux m’appuyer pour saisir ce qui est à
l’œuvre et agir en conséquence ? Par exemple, dans le contexte qui est le
nôtre ici et maintenant, si je détecte ce qui m’apparaît comme les pre-
miers signes d’ennui, je vais modifier sans doute mon propos, changer de
rythme, introduire des silences ou revenir à mes notes, ou puiser dans un
répertoire d’exemples susceptibles d’éloigner le risque d’ennui… Nous
voici déjà dans la connexion entre pragmatisme et interactionnisme. Ceux
qui ont travaillé les textes de Mead savent qu’il y a un passage assez direct,
notamment quant au rôle attribué à la communication… le pragmatisme
a énormément influencé les théories de la communication, en particulier
dans l’appréhension du feed-back et de la boucle d’intercompréhension…
et on comprend bien pourquoi.
    Raisonnement par les conséquences, prise en compte du mode d’exis-
tence des choses mêmes, cycle d’interactions, ces trois piliers du pragma-


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tisme américain entrent quelque peu en tension avec l’usage de l’idée de
« pragmatique » telle qu’on la trouve chez Kant, et qui concerne cette
fois la bonne application du principe ou la justesse de la catégorie. Dans
cette tradition qui a fortement marqué la philosophie continentale, il
s’agit d’évaluer les conditions de validité de principes ou de catégories
conçus a priori et le point de vue pragmatique consiste à vérifier si
les concepts sont applicables au contexte. Être pragmatique dans cette
acception désigne celui qui sait ajuster les règles pour tenir compte
de contraintes ou de conditions qui tendent à défaire la constitution
propre d’un principe ou d’une loi, mais tout en maintenant ce par-
tage en soi irréductible. On dit souvent qu’il faut être pragmatique, par
exemple dans la rédaction d’une loi, pour éviter des effets pervers ou
pour anticiper l’inévitable surgissement des exceptions. Cela va de la
petite dérogation, du fait de déroger, jusqu’au bidouillage sur les bords.
Donc toutes ces définitions du pragmatisme créent un espace de possi-
bles, mais aussi pas mal de malentendus. D’autant que dans les travaux
que je mène avec d’autres au GSPR, on ajoute une autre dimension,
puisqu’on dit, au fond, que, pour que le pragmatisme ait un sens, il faut
qu’il soit capable de saisir des processus de longue durée. Mieux, il doit
permettre de rendre compte de la manière dont ces processus sont saisis
par les personnes dans les contextes d’action et de jugement, ce que,
dans notre jargon, on appelle des « épreuves », c’est-à-dire des moments
forts, des moments de vérité, des moments de confrontation, où tout le
travail accumulé – par exemple : le travail politique, le travail cognitif
ou interprétatif, comme les séries d’études ou d’expertises accumulées
sur un sujet – va produire un effet dans un contexte donné. Tout n’est
donc pas construit dans la situation, sans pour autant se donner de
grandes déterminations capables de commander les actes et les formes
d’expression.
    Redéfinir l’enjeu pragmatique de cette manière, comme j’espère le
montrer dans la deuxième partie, permet de connecter assez facilement
la discussion méta-théorique à nos principaux objets empiriques. En pre-
mier lieu, on va retrouver un vieux problème des théories de l’argumen-


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tation, que l’on peut formuler ainsi : qu’est-ce qui fait la force d’un argu-
ment ? Parce qu’une des questions à laquelle on a essayé de répondre est
la suivante : qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, dans un processus
de négociation, au cours d’un procès, d’un débat public, d’une contro-
verse scientifique, l’introduction d’un ou plusieurs arguments contribue à
renverser le rapport de force ? On peut dire : évidemment c’est parce que
l’acteur porteur de cet argument a accumulé un certain nombre de res-
sources et qu’il les rend manifestes dans la situation, en activant un long
travail préalable d’alignement, d’articulation, de production d’éléments
factuels, et parce qu’il expose des choses établies et difficiles à défaire, de
sorte que ceux qui sont en face se trouvent face à un point d’irréversibilité,
une bifurcation potentielle. Il semble en tout cas très coûteux d’essayer
de remonter à la source, de redéfaire, de redécoudre, redissocier ce qui est
proposé… Pour donner un tour plus théorique à cette affaire de résistance
des arguments, on peut prendre appui sur une conception typiquement
pragmatiste du réel : le réel est ce qui résiste dans l’expérience, conception
déjà présente chez William James – frère aîné du fameux écrivain Henry
James. Est réel ce qui résiste dans l’expérience… D’où l’intérêt qu’il y a
à regarder comment nos acteurs font l’expérience, c’est-à-dire engagent
des épreuves. Et ce que la sociologie pragmatique s’efforce de restituer, de
décrire sociologiquement, ce n’est rien d’autre que les procédés indivi-
duels et collectifs par lesquels on rend les choses tangibles ou, pour laisser
ouverte la question de la part de stratégie, comment on fait en sorte que
les choses résistent…
    Tout cela a d’importantes conséquences : si je suis « pragmaticien », je
dois penser aux conséquences de ce que je dis ! Cela dit, il faut faire atten-
tion à ce genre de prémisse, car ça peut rendre fou ! Par exemple, avant de
parler de la force des arguments, peut-on dire plus précisément à quoi l’on
reconnaît un argument ? C’est une question que se sont posée beaucoup de
philosophes, depuis Aristote et Platon jusqu’aux théoriciens modernes de
l’argumentation comme Perelman ou Toulmin. Si ça vous intéresse, vous
avez tout un espace de discussions théoriques sur l’argumentation, que je
ne vais pas déployer ici – je renvoie aux ouvrages de Christian Plantin ou


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de Marianne Doury, avec qui je discute pas mal9. Une conception, que je
reprends à Doury justement, dit qu’une argumentation, c’est un discours
qui vise à résister à la contestation. Autrement dit, un bon argument,
c’est quelque chose qui a anticipé les objections de manière graduelle, en
passant à travers un certain nombre d’arènes critiques et qui y répond en
retournant les contre-arguments selon des procédés adéquats. Lorsque
vous avez en face de vous quelqu’un qui vous impressionne par la solidité
de son discours – quelque chose que l’on éprouve tous les jours – pre-
nons par exemple un ministre de la Recherche, pour prendre une figure
au hasard –, c’est qu’il y a eu un travail de préparation à la critique et
donc d’incorporation dans un certain nombre d’énoncés de toute une
série d’épreuves passées, un certain nombre d’éléments qui pourraient
servir d’objections ayant été incorporés et ré-agencés pour qu’ils résistent.
Objections, contre-objections, évidemment c’est la dynamique même des
controverses qui est en jeu ici. C’est dit un peu sommairement, mais voilà
en gros l’essentiel du cadre théorique.
    Cette attention portée aux épreuves argumentatives nous amène à
regarder comment, par quel type de choc, quel type de friction selon le
concept développé par une anthropologue américaine, Anna Lowenhaupt
Tsing10, qui a développé une théorie de la friction pour saisir les rap-
ports complexes et conflictuels engagés dans chaque localité par ce qu’on
appelle la globalisation, les acteurs font avancer, ou reculer, leurs causes.
De temps en temps on change un peu les mots pour aider à déplacer le
regard et à appréhender les mêmes objets différemment… La friction,
c’est un autre mot pour parler du conflit, de la confrontation. Alors, en
sociologie pragmatique, sur quoi portons-nous le regard en priorité ? Sur
des moments dans lesquels trois plans se trouvent engagés et se mettent à

9. Plantin C. (1996). L’argumentation. Paris, Seuil. Doury M. (2003), L’évaluation des
arguments dans les discours ordinaires : le cas de l’accusation d’amalgame, Langage et
société, 105, p. 9-37 ; Doury M. (2004), La position de l’analyste de l’argumentation,
Semen, Argumentation et prise de position : pratiques discursives, 17, p. 143-163.
10. Lowenhaupt Tsing A. (2005). Friction. An Ethnography of Global Connection. Princeton
University Press.



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  • 1.
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  • 3. ATELIER Risques et communication : une mise en perspective Actes de l’atelier RISCO Université de Toulouse-Le Mirail Année 2008-2009 Patrick Chaskiel (Ed.) Comité scientifique de l’atelier Coordination : Patrick Chaskiel (CERTOP, UTM/UPS/CNRS) Membres du comité : Jean-Marc Antoine (GEODE, UTM/CNRS) Sylvia Becerra (LMTG, CNRS/UPS/IRD) Gilbert de Terssac (CERTOP, UTM/UPS/CNRS) Anne Mayère (CERTOP, UTM/UPS/CNRS) Bernard Pavard (IRIT, CNRS/INPT/UPS/UT1/UTM) Anne Peltier (GEODE, UTM/CNRS) Marie-Gabrielle Suraud (CERTOP, UTM/UPS/CNRS) Julien Weisbein (LaSSP, IEP Toulouse)
  • 4. Secrétariat d’édition Céline Pottier (UTM/MSHS-T) Réalisation et révision Élisa Dauban et Henri Taverner (Le pas d’oiseau) Document en ligne sur le site de la MSHS-T (rubrique « Publications ») http://w3.msh.univ-tlse2.fr
  • 5. Liste des auteurs Mathilde Bourrier Professeure ordinaire Département de Sociologie, Université de Genève Massimiano Bucchi Professeur en Sociologie des sciences Université de Trente, Italie Patrick Chaskiel Professeur des universités en Sciences de l’information et de la communi- cation Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (CERTOP) UTM/UPS/CNRS, Université de Toulouse Francis Chateauraynaud Directeur d’études Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris Laurence Créton-Cazanave Chercheur associé Politiques publiques, Action politique, Territoires (Pacte) Université de Grenoble/CNRS Claude Gilbert Directeur de recherche CNRS Politiques publiques, Action politique, Territoires (Pacte) Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, MSH Alpes
  • 6. Frédéric Pierru Chargé de Recherche CNRS Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO) Université Paris Dauphine/CNRS Louis Quéré Directeur de recherche CNRS Institut Marcel Mauss École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris Julien Weisbein Maître de Conférences en Science politique Laboratoire des sciences sociales du politique (LaSSP) IEP Toulouse, Université de Toulouse
  • 7. Table des matières Introduction : ...................................................................................................... 9 Patrick Chaskiel Le pouvoir dans les organisations du haut risque : quels constats, quelles évolutions ? …………………………………… 13 Mathilde Bourrier Les figures de l’incertitude dans les controverses publiques autour des risques collectifs ……………………………… 41 Francis Chateauraynaud La question de confiance ………………………………………………… 117 Louis Quéré Autour du risque des mass-médias : le cas des changements climatiques …………………………………… 153 Massimiano Bucchi Processus d’alerte et communication : quelles distances à franchir ? L’exemple de l’alerte aux Vidourlades dans le Gard ……………… 187 Laurence Créton-Cazenave
  • 8. La marée noire du Prestige : la dynamique de publicisation d’une crise ………………………… 225 Julien Weisbein La fabrique institutionnelle des risques : ce que la veille sanitaire fait à la santé ………………………………… 253 Frédéric Pierru Communiquer sur les risques dans l’espace public. Un préalable : la question du lien entre espaces confinés et espace public ……… 317 Claude Gilbert Le risque « de » la communication, la communication « du » risque : tendances et tensions ………… 337 Patrick Chaskiel
  • 9. Introduction Un atelier « Risques et Communication » pour développer des recherches sur la communication des risques collectifs Les textes figurant dans cet ouvrage retracent la tenue de l’atelier RISCO qui s’est déroulé d’octobre 2008 à juin 2009. RISCO s’est orga- nisé autour de séminaires et d’une journée d’étude conclusive, durant lesquels sont intervenus des chercheurs sur les risques collectifs et/ou sur les problèmes de communication. Le présent ouvrage a pour objectif de mettre à disposition des lec- teurs intéressés, qu’ils soient académiques, professionnels et « profanes », les interventions et discussions, légèrement aménagées, sur un thème : la communication des risques collectifs, thème souvent abordé mais pas nécessairement systématisé. Souvent abordé. En effet, dans les recherches sur la thématique des risques collectifs, la « communication du risque » est présente à travers des travaux sur : – les débats publics et la concertation sur les risques, technologiques ou naturels. Ces recherches ont pu montrer que l’étude de la concerta- tion ne pouvait être réduite à la seule prise en compte des procédures, ce qui conduirait à laisser de côté la dynamique civique (et ses tensions internes) qui pèse sur le déroulement et les effets de la concertation ins- tituée. Dans cette perspective sont généralement examinés les problèmes liés à la contestation issue de la sphère civique ; et ceux liés aux instances de concertation publique qui se sont largement développées depuis trente ans, dans tous les domaines du risque ; 9
  • 10. RISCO – les politiques publiques, la vulnérabilité sociétale et la résilience face aux risques et aux catastrophes. Des recherches ont ainsi été menées sur : la prise en compte de la fragilité territoriale, la mise au jour des failles, faiblesses, dysfonctionnements (« ordinaires » ou ponctuels) des systèmes de gouvernance et des processus de décision qui rendent la société vulné- rable aux risques qu’elle prétend juguler et qui compromettent sa capacité d’adaptation. En outre se sont constituées des bases de données historiques sur les inondations et d’autres phénomènes naturels, bases de données sus- ceptibles de devenir des outils pour la réduction des vulnérabilités ; – la gestion des risques par les organisations, productives ou non. Ont été développées des recherches sur : la robustesse organisationnelle à travers l’examen des pratiques de communication ordinaire ; la mise en place de dispositifs de traitement des événements indésirables ou de retour d’expérience. D’autres recherches ont porté sur l’analyse et la conception d’environnements de communication, adaptées à la gestion de situations de crises. Ces travaux ont ainsi mis en évidence que la circulation – non linéaire – de l’information comporte des enjeux qui, dépassant les aspects techniques, renvoient à des modes de structuration sociale différant selon les configurations d’activité (par exemple : industrielle ou hospitalière). Pas toujours systématisé. L’objectif de l’atelier RISCO est d’élargir la perspective enveloppant ces recherches, en faisant se croiser des travaux qui sont souvent séparés par leur entrée : l’espace public ou bien l’orga- nisation, ou encore par leur terrain : les risques technologiques ou bien les risques naturels. Cet objectif est original dans la configuration française de recherches sur les risques et/ou sur la communication. En effet, si diverses équipes de recherches abordent la thématique du risque, la problématique de la communication n’y est généralement pas formelle, la référence aux théo- ries et, plus généralement, aux recherches sur la communication stricto sensu n’étant pas systématique. De leur côté, les recherches françaises sur la communication n’abordent que rarement le problème du risque, ainsi qu’en atteste le nombre réduit de publications sur ce thème, à la diffé- rence de ce qu’on observe en Allemagne, par exemple. 10
  • 11. introduction Dès lors, la communication du risque est souvent considérée comme une affaire de professionnels et, du coup, réduite à ses aspects fonction- nels, c’est-à-dire à une « communication vers », une communication de faire-part, envisagée comme la diffusion d’informations vers le « public » dont on attend des retours. Or, cette approche fonctionnelle a une alter- native, qui fait de la thématique du risque un problème d’entente sociale, combinant des tensions et des solidarités, une « communication avec », en quelque sorte. Faute d’un déblayage théorique suffisant, cette distinction entre « communication vers » et « communication avec » est compromise. Ainsi, même dans des approches couramment répertoriées, la commu- nication ne ferait que répondre à un problème de gouvernementalité et ne serait qu’un mode de gouvernance, nécessitant de mieux connaître les représentations et perceptions du risque des « parties prenantes », en vue d’ajuster les points de vue. La communication du risque est alors ramenée à l’idée selon laquelle une plus grande confiance, une meilleure informa- tion, une meilleure pédagogie, la mise en place de meilleures procédures (de consultation, de concertation, de participation…) permettraient de réguler les tensions entre les « parties prenantes ». Or, d’une part, une telle position ne trouve pas d’ancrage empirique, tout particulièrement quand survient une catastrophe mais pas seule- ment. D’autre part, elle ne soulève pas suffisamment la question de l’asy- métrie sociale que la thématique du risque fait émerger. En particulier est sous-estimée l’asymétrie entre, d’une part, les critères, notamment moné- taires, utilisés par la sphère de la décision (État, collectivités territoriales et entreprises) et, d’autre part, les normes à prétention universelle dans la sphère civique (comme la défense de l’environnement). Dans cette optique, la communication doit apparaître comme un problème là où elle est le plus souvent pensée comme une solution. Les pages qui suivent n’ont certes pas la prétention de mettre fin à la tension entre ces approches, mais elles offrent l’opportunité de déplacer une problématique fonctionnelle de la communication vers une problé- matique de la formation de normes d’entente sociale se rapportant aux risques, fautes desquelles aucune communication n’est possible. 11
  • 12. RISCO La tenue de l’atelier n’aurait pas été possible sans l’investissement constant de Céline Pottier (MSHS-T), qui a permis que se déroulent au mieux les diverses séances et qui a relu et corrigé patiemment les trans- criptions des interventions orales. Cet atelier a bénéficié du soutien financier de la MSHS-T, de l’Ins- titut d’études politiques de Toulouse et du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer. Patrick Chaskiel 12
  • 13. Le pouvoir dans les organisations du haut risque : quels constats, quelles évolutions ? Mathilde Bourrier Pour présenter mon parcours en quelques mots, je m’intéresse beau- coup aux coopérations dans les activités à risques. Le nucléaire civil, par le passé (Bourrier, 1999, 2001)1 ou l’hôpital (2010)2, actuellement. En particulier, je cherche à analyser l’influence de la conception organi- sationnelle sur les stratégies des acteurs et les comportements dans les milieux du haut risque. Je m’intéresse aux modalités de construction des régimes de fiabilité, mais aussi aux « violations nécessaires » pour reprendre le concept de James Reason (1987)3 ancré en psychologie. Je trouve d’ailleurs que la sociologie n’a pas suffisamment repris à son compte, de façon consistante, ces apports de la psychologie sur les condi- tions de la production des erreurs. Et je m’intéresse aussi beaucoup aux méthodes ethnographiques dans les milieux dits fermés, les milieux où l’entrée est compliquée, notamment les milieux du haut risque (Bourrier, 2010)4 mais également par exemple – la localisation à Genève aidant – les organisations internationales, qui se laissent fort peu étudier. Cette conférence s’intitule « Le pouvoir dans les organisations du haut risque, quels constats et quelles évolutions ? » Et j’ajoute également : quel 1. Bourrier M. (1999). Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation. Paris, PUF. Bourrier M. (2001) (s/d). Organiser la fiabilité. Paris, L’Harmattan. 2. Bourrier M. (à paraître). Les enjeux de l’apprentissage médical à l’hôpital. Une étude de cas dans un service d’anesthésie. Genève, Éditions Médecine et Hygiène, avec la colla- boration de Sami Coll. 3. Reason J. (1987). The Chernobyl errors, Bulletin of the British Psychological Society, vol. 40, 18-19. 4. Bourrier M. (2010). Pour une sociologie « embarquée » des univers à risque, Revue suisse d’ethnologie, Tsantsa, n° 15 « Anthropologie et journalisme », 28-37. 13
  • 14. RISCO niveau d’entrée pour traiter de ces questions ? Ou encore : quelle analyse du pouvoir chez quelques théoriciens du haut risque et quelles évolutions pratiques et conceptuelles ? Il est possible que ce soit un peu indigeste, et vous prie de m’en excuser par avance. Pour préparer cette conférence, je me suis mise à ma table et puis j’ai regardé tout ce qu’il y avait à côté de moi dans la bibliothèque : j’ai fait une espèce de patchwork qui n’est sûre- ment pas complet, et là encore je vous prie de me pardonner, ça sera un effet de ma mémoire, de mes lacunes. Cette présentation n’a pas la pré- tention d’être exhaustive, mais l’ambition de pointer vers des domaines où je crois que l’on n’a pas beaucoup de travaux. Le pouvoir dans les organisations du haut risque : quel niveau d’entrée ? Je vais parler des relations de pouvoir entre État et firmes, entre siège social et installations, entre régulateurs et régulés. Je vais parler des rela- tions industrielles au sens des industrial relations, les relations syndicales, les relations entre sous-traitants et donneurs d’ordres. Les relations entre installations, communautés urbaines, autres parties prenantes. Les rela- tions au sein de l’installation à risque entre départements et unités. Et les relations quotidiennes de pouvoir au sein des équipes. Ça, pour moi, ce sont des entrées pour parler du pouvoir. Et j’en ai sûrement oublié. Donc, je soumets cela à votre sagacité. Les relations entre État et firmes du haut risque En ce qui concerne les relations entre État et firmes, je n’ai pas trouvé de travaux récents. Je n’ai rien lu récemment, à part le dernier livre de Charles Perrow The Next Catastrophe (2007)5. Perrow a été un des pre- miers à construire ce champ, tout en étant un des rares à continuer à maintenir cette ligne d’intérêt autour de l’analyse du pouvoir. Son livre traite en particulier de l’ouragan Katrina (2005) et de l’échec de la coor- dination entre l’État fédéral et les États concernés (Louisiane, Texas…) et 5. Perrow C. (2007). The Next Catastrophe: Reducing Our Vulnerabilities to Natural, Industrial, and Terrorist Disasters. Princeton University Press. 14
  • 15. Mathilde Bourrier la FEMA (Federal Emergency Management Agency). Mais à part son livre, qui a un chapitre complet sur les relations entre le nucléaire, les firmes nucléaires et certains gouvernements d’états américains, je n’ai pas trouvé de choses récentes. On a régulièrement des feuilletons dans la presse qui nous sont proposés, qui incluent des entités telles que Areva, l’État fran- çais ou allemand, la trahison des partenaires allemands qui vont s’acco- quiner avec les Russes, ou l’EDF et l’État français, le nucléaire et l’État français, l’abandon de Superphénix bien sûr, on a AZF et le secret d’État, mais c’est quelque chose qui reste journalistique et qui n’est pas creusé soit en science politique, soit en sociologie. On a des travaux d’historiens, pour l’histoire de EDF notamment celle ancienne de Picard, Beltran et Bungener (1985)6, on a les travaux de Jaspers en 19907, le livre de Wie- viorka et Trinh sur le modèle EDF (1989)8, la thèse de Finon sur les surgénérateurs9, ou le livre de Bell (1998)10 sur les péchés capitaux de la haute technologie, ou encore plus récemment le travail de Gabrielle Hecht sur le programme nucléaire du CEA après la Seconde Guerre mondiale (1998)11. Mais, des choses récentes sur les relations entre États et firmes n’existent pas (ou pas encore), notamment dans la production scientifique française. Les relations entre siège et installations En ce qui concerne les analyses portant spécifiquement sur les indus- tries du haut risque, sur leurs façons de gérer les relations entre sièges et installations par exemple, on peut penser au siège d’EDF, d’Areva, ou à 6. Beltran A., Picard J.-F. et Bungener M. (1985). Histoire (s) de l’E.D.F. Paris, Dunod. 7. Jaspers J. (1990). Nuclear Politics: Energy and the State in the United States, Sweden, and France. Princeton, NJ, Princeton University Press. 8. Wieviorka M. et Trinh S. (1989). Le modèle EDF. Paris, Éditions La Découverte. 9. Finon D. (1988). Les États face à la grande technologie dans le domaine civil : le cas des programmes surgénérateurs. Thèse de doctorat d’État, Université des sciences sociales de Grenoble. 10. Bell R. (1998). Les péchés capitaux de la haute technologie. Paris, Seuil. 11. Hecht G. (1998). The radiance of France, Nuclear Power and National Identity after World War II. MIT press. 15
  • 16. RISCO celui de Total et aux relations respectives avec les installations, nous n’avons pas de travaux. À l’exception par exemple du livre de deux historiens Kenedi et Clément (2007)12, qui porte sur le management du parc nucléaire d’EDF, son héritage et les transformations récentes. Il y a des choses intéressantes. Mais c’est un livre qui ne va pas gratter les petites bêtes, qui reste une espèce de panorama chronologique, même s’il touche à des questions essentielles : le passage à sept équipes pour les équipes de conduite, le cassage d’un cer- tain niveau de syndicalisation, comment certaines choses se sont produites, pourquoi. Cela permet de mieux comprendre le contexte. Et je n’oublie pas Bhopal (1987), car dans l’accident de Bhopal on a toute cette dimension de relations entre le siège américain et cette installation indienne, le problème du double standard, c’est-à-dire « je me suis bien réglementé chez moi mais comme en Inde on ne réglemente pas, eh bien je vais encore continuer à produire l’isocyanate ». Les relations entre régulateurs et régulés En ce qui concerne les relations entre régulateurs et régulés, on peut constater du progrès dans les connaissances accumulées. On a des choses plus intéressantes maintenant qu’il y a dix ans. On a une littérature essen- tiellement anglo-saxonne qui traite de l’influence des politiques publiques ou de la puissance publique sur les comportements privés et le choix des opérateurs et des publics cibles. Par le biais des concepts de compliance ou de over compliance, ceux de capture, cooptation, collusion, en utilisant l’héritage de la science politique, on peut analyser nombre de situations contemporaines. On peut penser par exemple aux rapports entretenus par le nucléaire allemand avec les autorités de sûreté allemandes. On est passé des vieilles préventions de Nichols et Wildavsky13 qui mettaient en garde en 1987 sur le mode Seeking safety, doing harm à un regain énorme de la question de la régulation sur fond notamment (mais pas seulement) de la 12. Kenedi A., Clément D. (2007). Le management du parc nucléaire d’EDF. Paris, L’Harmattan. 13. Nichols E., Wildavsky A. (1987). Nuclear Power Regulation, Seeking Safety, Doing Harm, Regulation, vol. 11, 45-53. 16
  • 17. Mathilde Bourrier crise financière actuelle. Quand on parle dans la presse d’un « Tchernobyl financier » et des moyens de réguler les activités financières, il y a des ponts à faire avec cette littérature. Je souligne d’autant plus ce regain que l’on y trouve des travaux français. Je pense à ceux de Laure Bonnaud14 et Éric Martinais15 et ceux de Julien Étienne16, qui sont des chercheurs qui ont vraiment commencé à étudier ça avec intérêt, en donnant de la chair à cette question dans un pays comme la France où la régulation étatique est diablement intéressante, surtout quand on parle du haut risque. Et je pourrais bien imaginer qu’un travail sur le haut risque, en prenant l’exemple du nucléaire, serait fabuleux. Un livre majeur et plus ancien pour étudier cette question des rap- ports entre régulés et régulateurs c’est Hostages of each other, de Rees17. Il étudie le moment où les opérateurs nucléaires américains (la production nucléaire aux États-Unis est générée par des opérateurs privés pour la plu- part, à une ou deux exceptions près), après Three Mile Island, décident de créer un institut privé de réglementation. Certes, existe la NRC, la Nuclear Regulatory Commission, mais ils ont tellement eu peur que l’un d’entre eux commette l’irréparable, qu’ils vont décider d’organiser une réglemen- tation privée par le biais de l’INPO (Institut of Nuclear Power Operations). Julien Étienne nous invite à affiner un peu les modèles anciens de liens entre régulés et régulateurs, en intégrant un modèle plus compliqué. Mais 14. Bonnaud L. (2007). Histoire des inspecteurs des installations classées (1810-2006), Responsabilité et Environnement, vol. 46, 89-94. 15. Bonnaud L., Martinais E. (2008). Les leçons d’AZF : chronique d’une loi sur les risques industriels. Paris, Documentation française. 16. Dupré M., Étienne J. et Le Coze J.-C. (2009). L’interaction régulateur-régulé : consi- dérations à partir du cas d’une entreprise Seveso II seuil haut, Annales des Mines : Gérer et Comprendre, 97, 16-27. Étienne J. (2008). Knowledge Transfer in Organisational Reliability Analysis: From Post- Accident Studies to Normal Operations Studies, Safety Science, 46(10),1420-34. Étienne J. (2007). Reorganising Public Oversight of High-Risk Industries inFrance: A Reliability Analysis of Permitting, Journal of Contingencies and Crisis Management, 15(3): 144-156. 17. Rees J. (1994). Hostages of each other: The transformation of Nuclear Safety Since Three Mile Island. Chicago, University of Chicago Press. 17
  • 18. RISCO on manque d’études des pratiques au quotidien. Est-ce qu’on est dans du donnant-donnant, du contrôle encastré dans une relation de confiance au long cours ? Que va-t-il advenir des méthodes de surveillance post-AZF ? Est-ce que, comme le suggère Étienne, le rôle de conseil qu’avaient les inspecteurs jusqu’à présent est en train de disparaître ? Je voudrais faire une petite digression sur le syndrome de la maison de verre, j’ai appelé ça comme ça mais l’expression n’est pas tout à fait de moi. Lors de ma dernière enquête un peu lourde dans une centrale nucléaire française, le directeur de la centrale commente le fait qu’il se sent « comme dans une maison de verre ». Quand on connaît la lourdeur des procédures de sécurité auxquelles il faut se soumettre pour entrer dans une centrale nucléaire, je ne compris pas d’emblée l’expression de « maison de verre », mais lui était vraiment persuadé que tout ce qu’il faisait était vu et analy- sable depuis l’extérieur. Et qu’il n’y avait plus d’endroits où il pouvait « se cacher », réfléchir. Le fait qu’il y ait des inspecteurs, des syndicalistes bien sûr cela faisait partie du jeu, et de cela il s’accommodait très bien, ce n’était pas ça le problème. Ce qui le gênait, c’était l’idée que tout son fonctionne- ment, sa façon de régler les problèmes, était tout de suite vu par le régle- mentateur, par la presse, les élus, tout le monde savait tout. Je pense qu’il exagérait, mais il était juste de penser qu’il y avait une forme de perte de contrôle sur ces affaires. Et, d’ailleurs, comme son site de production avait été le théâtre, peu de temps auparavant, d’un grave incident d’irradiation, en réalité, son site était effectivement placé sous surveillance, sous une pres- sion réglementaire importante. Il était spécialement observé. D’ailleurs, ce que j’avais pu montrer à l’époque, c’était que son personnel s’était mis de fait sous les ordres des inspecteurs. Les équipes, traumatisées par l’accident d’irradiation et par toute la mauvaise presse, le bad mouthing en quelque sorte, s’étaient dit : « On va changer notre façon de faire. On va téléphoner à chaque fois à la DRIRE pour savoir quoi faire. » Donc, ce syndrome de la maison de verre avait une traduction en relation de pouvoir très forte dans la centrale. Je continue un peu… Il manque pour le nucléaire français une actualisation de la probléma- tique du lobby nucléaire. Pendant des années cela a été un sujet de polé- 18
  • 19. Mathilde Bourrier mique récurrent. Étonnamment, cela n’a pas été repris, réactualisé, personne ne sait comment fonctionne effectivement le tripartisme IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), ASN (Autorité de sûreté nucléaire) et l’EDF par exemple. Il y a des choses remarquables, des deals, du don- nant-donnant, des arbitrages, une forme de co-gestion du nucléaire civil, bref toutes sortes de configurations mal connues. On n’a aucune vision sur ces jeux de pouvoir. Il y a une possibilité d’avoir une vision journalistique, mais des visions outillées, avec ce que peuvent apporter de mieux la socio- logie des entreprises, des organisations ou la science politique, c’est un sujet défendu je pense. Aucune étude agrégée de notre régime de régulation du haut risque en France par exemple n’existe à ce jour. Les relations entre industriels et syndicats Là encore peu de travaux existent sur les relations entre la CGT ou la CFDT et EDF par exemple. Quiconque connaît un peu l’histoire de la CGT sait très bien que son engagement auprès de la production nucléaire a été important. La CFDT a joué un rôle critique dans les années 1970- 1980, qui aujourd’hui est assez peu visible. On peut ici faire référence au texte récent de Patrick Chaskiel18, sur le fait qu’à la faveur d’AZF cette problématique reprend un peu du service, qui nous fait penser en écho aux travaux de Denis Duclos sur les ouvriers de la chimie19 et la défense de l’outil de production et de l’usine quoi qu’il arrive. On a un double visage des syndicats : parfois lanceurs d’alertes, alliés objectifs à d’autres moments. Dans certains cas, les syndicats effectivement sont des lanceurs d’alertes qui mobilisent la presse, les députés, je peux revenir à l’exemple de la « maison de verre » : lorsque je faisais mon enquête, le directeur de la centrale me raconte qu’un jour, il a été convoqué chez Laurent Stricker, le responsable du parc nucléaire à l’époque, parce que la députée PS de la Drôme, Michelle Rivasi, avait été informée, via un relais syndical, que 18. Chaskiel P. (2007). Syndicalisme et risques industriels. Avant et après la catastrophe de l’usine AZF de Toulouse (septembre 2001), Sociologie du travail, 49, 180-194. 19. Duclos D. (1987). La construction sociale du risque : le cas des ouvriers de la chimie face aux dangers industriels, Revue française de sociologie, XXVIII, 17-42. 19
  • 20. RISCO deux femmes stagiaires avaient été irradiées. Il apprend cela par sa hié- rarchie et il est pourtant dans l’usine quand ça se passe. Il prend l’avion, il va s’expliquer et essaie de comprendre ce qui se passe. La presse s’empare du sujet, et cela devient « deux jeunes femmes sont irradiées » dans cette centrale qui a déjà connu un incident d’irradiation quelques années aupa- ravant. En ce qui concerne le parc nucléaire d’EDF, dans les années 2000, il va y avoir une espèce de jonction entre agitation syndicale et sûreté : grève et sûreté, ça ne va plus ensemble. Le droit de grève est en quelque sorte remis en cause au motif que cela peut mettre en danger la sûreté. D’autant plus que les opérateurs de conduite, CGT pour l’essentiel, dans les centrales entreprennent de (et sont encouragés à) « bunkériser » leur salle de commandes. Ainsi, à la faveur des mouvements sociaux de 1995, ils empêchent l’entrée dans la salle de commandes et réduisent la puis- sance des tranches en abaissant les grappes. Après ces épisodes sur fond de mouvements sociaux, la direction d’EDF va contester cette possibilité de baisser la puissance, au prétexte que ça a un impact sur la sûreté, c’est-à- dire que ça touche notamment le contrôle commande. Donc, il va y avoir une sorte de décret au sein d’EDF pour empêcher que les centrales s’arrê- tent, pour ne pas fragiliser le cœur des réacteurs. Plus tard, le régulateur, en l’occurrence André-Claude Lacoste, le patron de la sûreté nucléaire française, fera un point de presse à Dampierre en 2000, en disant que de son point de vue la sûreté doit s’établir dans un contexte de relations sociales pacifiées. C’est la première fois à ma connaissance que le lien entre sûreté nucléaire et relations sociales va être posé directement. Sous-traitance et haut risque Là, nous avons un thème médiatisé depuis les années 1990 et davantage de travaux. Le premier article sort en 1991, je me souviens, je commençais ma thèse, il s’appelle « Rapport sur les tricheries ordinaires », paru dans Libé- ration20, qui va traumatiser une partie des cadres du parc nucléaire français, et qui va rendre le travail des sociologues dans les centrales extrêmement pénible. À partir de ce moment-là, les cadres vont avoir peur qu’à chaque 20. Gatie N. (1991). « Rapport sur les tricheries ordinaires », Libération, 23 octobre. 20
  • 21. Mathilde Bourrier fois que l’on mettra au jour un ajustement de pratique, de procédure, cela puisse être dommageable à l’establishment nucléaire. Les mentions qui sont faites dans l’article reviennent sur les travaux de Denis Duclos et de Christophe Dejours, réalisés au Bugey, qui traverse une période difficile, justiciable d’une analyse en termes de psychopathologie du travail. Peu de temps après, six ans, l’émission La marche du siècle sur FR3 va reprendre la question du travail dans le nucléaire et faire polémique. Cette émission place face à face Laurent Stricker, le directeur du parc nucléaire à l’époque, et un sous-traitant blessé (bandage visible à l’écran), qui raconte les diffi- ciles conditions de travail dans les centrales nucléaires françaises pour les prestataires. Laurent Stricker rétorque qu’il n’est pas au courant de tels pro- blèmes dans le nucléaire français. Là encore, la polémique enfle et ce thème ne va désormais plus quitter la presse, et va constituer l’angle privilégié par lequel celle-ci rend compte de la situation dans le nucléaire civil. Toutes ces années sont une longue mobilisation en faveur des Trimar- deurs du nucléaire, titre d’un film de Catherine Pozzo Di Borgo de 1996, qui porte sur les nomades, les « bêtes à Rem », et sur leurs employeurs (appelés « des marchands de viande »). Tout récemment, la même théma- tique est reprise par le film d’Alain de Halleux RAS nucléaire rien à signaler (2009) et par le livre de Filhol21. Sur cette thématique, vous avez l’alliance des médecins du travail, du syndicat CGT, notamment du CNPE de Chinon, et de chercheurs, qui ne sont pas des inconnus, je pense à Annie Thébaud-Mony (2002 et 2007)22 ou à Ghislaine Doniol-Shaw. L’enquête STED réalisée par Doniol-Shaw23 avec les données du ministère du Tra- 21. Et encore plus récemment avec le livre de fiction d’Elisabeth Filhol (2010), La centrale, Paris, P.O.L. 22. Thébaud-Mony A. (2000). L’industrie nucléaire, sous-traitance et servitude. Paris, Inserm, Coll. « Questions en santé publique » et Thébaud-Mony A. (2007). Travailler peut nuire gravement à votre santé. Sous-traitance des risques, mise en danger d’autrui, atteintes à la dignité, violences physiques et morales, cancers professionnels. Paris, La Découverte. 23. Doniol-Shaw G., Huez D. et Sandret N. (1995). Les intermittents du nucléaire. Enquête S.T.E.D sur le travail en sous-traitance dans la maintenance des centrales nucléaires. Toulouse, Octarès Éditions. 21
  • 22. RISCO vail met au jour en 1995 les problèmes de gestion de l’emploi par la dose, la mise au vert systématique des personnes qui ont reçu plus de vingt millisieverts par an (dose maximum pour les personnels DATR, c’est-à- dire ceux autorisés à travailler sous rayonnements). Pour avoir, moi aussi, traité cette question des sous-traitants, j’ai proposé quelque chose d’alter- natif, qui se présente comme une analyse contingente du face-à-face sous- traitants/EDF. Mon analyse ne montrait pas forcément que les perdants étaient les sous-traitants. En effet, finalement, au cours de la décennie 90 et la première moitié de la décennie 2000, à la faveur de l’arrêté qualité de 1984, enfin appliqué sur les chantiers, l’interdiction pour EDF de commander du personnel en direct, et donc l’obligation de passer par une hiérarchie de l’entreprise sous-traitante, a rendu les sous-traitants beau- coup plus autonomes. Face à leurs nouvelles obligations contractuelles, ils vont se muscler du point de vue de leurs analyses d’ingénierie. Progres- sivement, les sous-traitants sur les sites français du nucléaire vont gagner beaucoup en expertise. Ils se sont notamment libérés du joug féodal des contremaîtres d’EDF. Je dirais aujourd’hui que pour analyser les rapports entre donneurs d’ordre et sous-traitance, il ne faut pas toujours généra- liser. Bien sûr, la portée de l’analyse globale de Thébaud-Mony est éclai- rante et la dénonciation qu’elle porte est importante mais, sur le terrain, on assiste aussi à d’autres types de rapports. Les arrêtés Aubry (1998) vont stopper un temps la polémique, en interdisant l’accès au bâtiment réacteur à toutes les personnes en contrat à durée déterminée : seules celles ayant un contrat à durée intéterminée (CDI) y sont autorisées. Alors, ce que j’ai vu en 2002, c’est que le pro- blème s’était déplacé. Les contremaîtres qui avaient un contrat fixe étaient harassés et passaient un très grand nombre d’heures dans le bâti- ment réacteur. Ces gens-là étaient sur-sollicités pour faire des travaux et des contrôles à l’intérieur, puisqu’ils étaient les seuls à être titulaires de CDI. Dans le registre de ces rapports entre sous-traitants et donneurs d’or- dres, on a aussi une aventure d’ethnographie participante, celle de Four- nier en 2001, puisqu’il s’embauche comme sous-traitant de servitude. 22
  • 23. Mathilde Bourrier Il raconte, par exemple, dans Ethnologie française24 son aventure en tant que sous-traitant, il a pris un job qu’il pouvait avoir sans qualification, car être sociologue ne qualifie pas pour être technicien du nucléaire ! Et je dirai que ce thème ne cesse d’être repris encore et toujours, au travers récemment des problèmes de qualité évoqués de nombreuses fois dans le cadre du chantier finlandais de l’EPR. L’International Herald Tribune faisait récemment sa une sur les non-qualités du nucléaire français, le 28 mai 2009. Évidemment, c’est certainement une campagne de presse américaine de dénigrement (sic !) ! Enfin, pour finir, on a tout ce pan, ce chantier AZF et la sous-traitance, et je note que l’Institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI) s’est saisi de cette problématique contestée, parce qu’il y a un risque d’image, pour les donneurs d’ordres. Les relations entre installations, communautés riveraines, associations, élus, autres parties prenantes On a ici une spécialiste du domaine en la personne de Marie- Gabrielle Suraud, alors je ne vais pas trop parler de ça car je connais mal, je pense que c’est là qu’il y a le plus de choses côté français. Donc je cite juste les travaux de Glaucia Silva25 et d’Éric Chauvier26. Glaucia a travaillé sur les communautés vivant dans les cités construites par Electro Nuclear au Brésil. Et Chauvier que vous devez sans doute connaître travaille sur la double exclusion de l’usine et du discours sur les risques. J’avais été très intéressée par ce travail, montrant que personne ne s’occupait de savoir ce que les chômeurs notamment avaient comme discours à proposer sur les risques et l’usine voisine puisque de toute façon ils n’y travaillaient pas. Alors qu’ils avaient pourtant un discours très articulé sur le fait qu’ils aimeraient beaucoup avoir un job dans l’usine malgré les nuisances subies. 24. Fournier P. (2001). Attention dangers ! Enquête sur le travail dans le nucléaire, Ethnologie française, 31, 1, 69-80. 25. Silva G. (2009). Expertise et participation de la population dans un contexte de risque nucléaire : démocratie et licence environnementale de la centrale Angra 3. Dados [online : doi 10.1590/S0011-52582009000300007], 52, 3, 770-805. 26. Chauvier E. (2007). Entre concertation et acculturation, regard de l’anthropologie sur les communes soumises aux risques industriels, working paper. 23
  • 24. RISCO Sur les travaux concernant les CLIC, les CLIRT, la loi Bachelot de 2003, que vous devez connaître bien mieux que moi, je vais passer. Les relations au sein de l’installation à risque entre départements ou unités Sur le fonctionnement des unités de production par exemple, on a paradoxalement davantage de travaux, notamment sur les rivalités main- tenance/conduite, dans une version très crozérienne de l’analyse, où se jouerait une forme d’éternelle redécouverte des ouvriers de maintenance et du monopole industriel. Au sein de la maintenance, on peut encore raisonner avec le vieux modèle de « la tête et les jambes » (d’un côté ceux qui pensent et qui écrivent les procédures, de l’autre ceux qui courent et qui font les boulots). Dans l’aviation, on observe le même phénomène entre les volants et les rampants, les ingénieurs et les opérateurs. Dans ce genre de travaux, dont je ne m’exclue pas du tout, c’est un peu l’éternelle redécouverte par les sociologues du travail des cultures de métiers, des cultures professionnelles qui s’opposent. On a quand même un bémol avec cette analyse de la tension par le biais de cette question : finalement, le fait que les gens soient toujours dans des tranchées, des baronnies, est-ce bon ou mauvais pour la sécurité ? Le côté anthropologique de l’affaire nous dit que c’est plutôt bon en fait, parce que ça apporte une représen- tation articulée et différente d’un même objet (Moricot, 2001)27. Prenons l’exemple de l’avion : les pilotes ont une vision de cet objet tandis que la maintenance en a une autre, en coordonnant ces deux visions, même avec des tensions, une construction sociale de la safety s’opère. Au sein de ce chapitre, c’est-à-dire celui des relations entre unités ou entre départements au sein d’une même organisation, on trouve aussi des travaux sur la place occupée par les services de sécurité par rapport aux services productifs et opérationnels. La question de leur « bonne » place dans l’organigramme est posée, notamment à la suite de certains acci- 27. Moricot C. (2001). La maintenance des avions : une face cachée du macro-système aéronautique. Dans M. Bourrier (dir.), Organiser la fiabilité. Paris, L’Harmattan, 183-201. 24
  • 25. Mathilde Bourrier dents. Ni trop proéminent, au risque de trop bloquer la production, ni trop silencieux et discret au point de ne pas compter suffisamment dans les arbitrages et de laisser les pressions de production prendre le dessus (Shrivastava, 1987 ; Vaughan, 1996 ; Heimann, 2005)28. Les relations de pouvoir quotidiennes au sein des équipes et les ajustements avec les normes de sécurité Là encore, il me semble que l’on a de plus en plus de travaux, grâce notamment aux psychopathologues, aux ergonomes, aux psychologues. Je pense notamment à un papier que je viens de lire qui s’intitule A safety Counterculture Challenge to a “safety climate” de Wayne Walker29. Son tra- vail porte sur les « autres arrangements » avec la sécurité que proposent les ouvriers du lieu étudié, qui ne sont pas ou faiblement en lien avec la vision bureaucratique de la sécurité proposée par le management de l’en- treprise… Enfin, on étudie cela depuis longtemps, mais j’aime beaucoup la notion de counter culture of safety. Pour clore rapidement ce point, on a aussi pas mal de travaux sur les dérives claniques, les équipes qui se refer- ment sur elles-mêmes, il y a beaucoup de choses là-dessus. J’en termine. Si on regarde l’analyse du pouvoir chez quelques théo- riciens du haut risque, on peut identifier un certain nombre de thèmes récurrents. Lagadec attire notre attention depuis longtemps sur les débandades du pouvoir technocratique, sa paralysie. Donc, si on veut des choses là-dessus, on relit Lagadec. Si on va du côté de Claude Gilbert, on va trouver des choses sur les reconfigurations du pouvoir à la faveur des crises. Avec l’idée que ce n’est pas toujours ceux qui sont censés être en situation de pouvoir qui règlent les affaires au moment où ça se pro- duit. Chez Perrow, on a un terme central qui est celui des méfaits de 28. Shrivastava P. (1987). Bhopal: Anatomy of a crisis. Cambridge, MA, Ballinger. Vaughan D. (1996). The Challenger Launch Decision. Chicago, IL: Chicago University Press. Heimann L. (2005). Repeated Failures in the Management of High Risk Technologies, European Management Journal, Vol. 23, Issue 1, p. 105-117. 29. Wayne W. G. (2010). A safety Counterculture Challenge to a “safety climate”, Safety Science, vol. 48, n°3, 333-341. 25
  • 26. RISCO la concentration du pouvoir de décision et de l’incurie bureaucratique, qu’il considère comme l’une des caractéristiques importantes et fatales des organisations du haut risque. Pour lui, c’est le principal risque et la principale source de catastrophe. C’est le fait que l’on ait un pouvoir centralisé, concentré et autiste, etc. Chez les théoriciens de la haute fiabilité (La Porte, Rochlin, Schulman et Roberts), c’est un peu l’inverse, car il n’y a pas d’analyse du pouvoir en tant que telle. Dans leurs travaux, la décentralisation du pouvoir au niveau opérationnel s’accompagne du fait que la hiérarchie supérieure assume toutes les décisions, prend la responsabilité de ce qui pourrait mal se passer. Ils considèrent que cette articulation entre une décentralisation au plus près de ce qui se passe pour agir et le top qui assume toutes les décisions, même celles qui sont prises en réalité tout en bas, est le gage d’une très haute fiabilité (encore appelée Migration decision making). Je pense encore à Perin, dans son dernier livre Shouldering risks30, qui nous dit que la transposition des rapports de pouvoir qui existent au moment où l’on conçoit les installations – ce qu’elle appelle la pensée par silo (conception du cockpit, conception de la maintenance, ce côté conception fonctionnelle) – crée des opacités permanentes très handica- pantes dans les périodes postérieures. Elle relie les problèmes de pouvoir dans les organisations du haut risque à la manière dont elles sont conçues, un peu dans le même esprit que Perrow d’ailleurs. Chez Vaughan, les rapports de pouvoir ne sont pas premiers dans l’analyse des accidents de la NASA mais ils sont une conséquence des représentations du risque qui sont à l’œuvre. Et pourtant elle a un bagage très intéressant puisqu’elle aborde l’analyse de cet accident avec des travaux qu’elle a faits antérieu- rement sur le white collar crime, le crime en col blanc. Même si elle part de là, historiquement dans son parcours scientifique, ce n’est pas le point d’arrivée de son travail sur la NASA. Je me suis incluse dans ce chapitre. Je pense que les régimes de fiabilité que j’ai mis au jour sont des régimes de 30. Perin C. (2005). Shouldering Risks, The culture of Control in the Nuclear Power Industry. Princeton, NJ: Princeton University Press. 26
  • 27. Mathilde Bourrier pouvoir. Je pense que le pouvoir fait absolument partie de ce que l’on doit décrire lorsque l’on s’intéresse par exemple à la fiabilité organisationnelle. Évolution et agenda Comme on a pu le montrer – et j’en ai terminé – il y a des béances dans notre connaissance des modalités du pouvoir à plusieurs échelles. Le haut risque reste un terrain difficile pour l’investigation réflexive. En pro- grès : les relations entre régulés et régulateurs, les relations entre commu- nautés à risque et installations à risque. En régression : la connaissance du milieu politique et industriel du haut risque français, mais pas seulement, les acteurs syndicaux aussi. Cet agenda de recherche est devant nous. Je pense que l’on doit poursuivre nos navigations entre sécurité du haut risque et pouvoir, pour ne pas déconnecter la safety science de la political science et de la sociologie des organisations. Merci. Discussion Question Merci beaucoup Mathilde. Je suis très heureux de cette intervention. En fait, c’est une façon de réinterroger, de remettre un certain nombre d’éléments qui sont habituellement écartés lorsque l’on travaille sur la question des risques. Lors de l’anniversaire du CERAT31, qui était mon laboratoire, il y avait une petite réunion qui était organisée par l’Asso- ciation française de science politique, et j’étais intervenu sur le fait que, lorsque l’on parle de risque, on ne parle pas de pouvoir. Comme c’est bizarre… J’avais pointé tous les thèmes qui pouvaient être analysés en termes de pouvoir. Je suis très heureux que tu aies fait l’exercice relative- ment différent qui consiste à prendre relation par relation. Je crois que, là, il y a, non pas une béance, mais une lacune, un désert de la réflexion qui 31. Centre de recherche sur le politique, l’administration et le territoire (IEP Grenoble). 27
  • 28. RISCO est quand même extraordinaire et qui est troublant puisque je me souviens que, dans le cadre du GIS « Risques et crises collectifs », à plusieurs reprises il était noté : on ne peut pas comprendre la gestion des risques si on ne comprend pas comment s’instaurent les relations de pouvoir et les relations de faiblesse entre les grands acteurs, sachant que chaque type de risques correspond à des configurations particulières. La configuration des acteurs dans le nucléaire n’a rien à voir avec la configuration dans le domaine de la chimie, qui n’a rien à voir avec l’agroalimentaire, etc. Qui ne comprend pas ça est incapable d’analyser sérieusement la moindre chose. Et c’est trou- blant. L’autre point aussi, et tu l’as évoqué dans la littérature, ce sont des relations de pouvoir très compliquées. Ce sont des arrangements, c’est la relation entre EDF et l’IRSN, l’autorité de sûreté. Il y a eu une thèse32, qui analyse quelque chose de vraiment très simple, sur les expertises de sûreté. Cette thèse montre très bien comment, à travers ces expertises, s’organisent des relations, des controverses, des arrangements, des échanges, très com- pliqués, entre des partenaires, relations qui ne sont pas simplement de la connivence. On avait très peu d’éléments. Je crois que, là, tu pointes des choses ; pour terminer, avant de laisser la parole, c’est cette façon que nous avons de prendre les grandes entités en une fois. Il y a quelque chose qui n’a jamais été étudié véritablement, c’est notamment l’arrêt de Superphénix. – Il y a la thèse de Finon33. – Oui, mais il ne parle pas de l’arrêt de Superphénix. Il parle de la filière. Mais il ne dit pas les raisons compliquées de l’arrêt de Superphénix qui sont imputées dans un schéma d’analyse hyper classique : « ce sont les Verts qui protestent, etc. », alors qu’il y avait des distorsions épouvanta- bles au sein d’EDF. Il y a eu des alliances très compliquées. Et, ça, je dirais qu’on n’a pas la visibilité. 32. Rolina G. (2009). Sûreté nucléaire et facteurs humains : la fabrique française de l’expertise. Paris, Presses des Mines. 33. Finon D. (1988). Les États face à la grande technologie dans le domaine civil : le cas des programmes surgénérateurs. Thèse de doctorat d’État, Université des sciences sociales de Grenoble. 28
  • 29. Mathilde Bourrier – Non, mais est-ce qu’on nous laisserait l’étudier ? – Je ne crois pas. Il y a des difficultés d’études, et je crois aussi que nous faisons très gentiment de l’autocensure. – Je suis d’accord avec ça. – Parce que au fond il y a suffisamment d’éléments. Qui veut aujourd’hui étudier les raisons de la fermeture de Superphénix ? Il faut voir tous les retraités d’EDF… – Oui, mais c’est du froid. Je peux raconter une petite anecdote : j’ai rencontré en mai 2002 le directeur de l’Autorité de sûreté nucléaire fran- çaise, André-Claude Lacoste, je l’ai informé de mon souhait de vouloir étudier d’un peu plus près les inspecteurs de la DRIRE Rhône-Alpes. Il ne m’a pas autorisée à le faire. Pourtant, il me connaissait. Je faisais partie de ces groupes permanents de sûreté qui donnaient une sorte de légiti- mité de mon domaine aux analyses de sûreté présentées. – Oui, mais dans sa thèse Laure Bonnaud montre bien jusqu’à quel point vont et ne vont pas les inspecteurs. Pour l’essentiel, ils s’arrêtent à l’inspection papier. – Ce n’est pas si simple. Dans le cas de Tricastin, ce que j’ai vu, c’est vraiment des gens en contrôle. Tu as raison de dire qu’il y a de l’autocen- sure, mais la partie n’est pas facile. – Oui, il y a l’autre point aussi pour conclure, sur lequel tu n’embrayes pas, mais qui je crois est un point intéressant. C’est en quoi la définition du risque et le positionnement par rapport au risque constituent en tant que tels une ressource de pouvoir ? – Oui, mais en fait j’ai dit : « prenons le pouvoir dans ce type d’indus- trie ». Mais, c’est vrai, je pourrais le prendre de l’autre côté. Question J’ai été surprise de ne pas retrouver les approches de la sociologie des controverses sociotechniques. Avec l’approche spécifique elle-même qui montre là où c’est moins lisse. 29
  • 30. RISCO Réponse Je trouve que, dans l’ensemble, cette littérature montre là où ça achoppe mais ensuite elle noie complètement le poisson. Et on ne s’y retrouve pas. J’aurais pu citer le livre Le pouvoir d’indécision de Yannick Barthe (2006)34. Maintenant que je vais plus à l’essentiel sur certains points, je me dis à chaque fois que c’est une perspective qui cherche à embrasser beaucoup de choses au risque de perdre en acuité sur les ques- tions de pouvoir. On a un petit enrayement là, une alliance là, et puis là on découvre un objet inanimé qui remonte, et puis, à la fin, l’analyse de pouvoir un peu brutale n’est en fait pas proposée. Ça montre des char- nières, mais ça ne donne pas quelque chose de robuste, je trouve. Je le dis de façon un peu lapidaire, mais j’ai plusieurs fois cherché justement dans ces travaux quelque chose qui donne à voir des relations de pouvoir. Ça a été effectivement présenté comme une alternative à une sociologie des acteurs basique. Mais au bout de cette décennie 2000, je ne sais pas ce que l’on va retenir du pouvoir d’indécision. Ou de l’analyse de pou- voir autour des déchets radioactifs. Et quand on cherche à enseigner ces controverses ou ces développements, donc à donner des choses robustes aux étudiants, cela file souvent entre les doigts. Question Je suis chercheure en information et communication, Lerass et Certop, Toulouse. En fait, j’ai été très intéressée par votre réflexion sur les régimes de fiabilité qui sont des régimes de pouvoir, mais j’aimerais bien que vous en disiez un peu plus. Je ne sais pas si c’est lié à ça, mais notre recherche est dans un domaine différent, l’hôpital. Ce qui nous a inté- ressés, c’est de voir comment les dispositifs de gestion des risques étaient élaborés. On est amené à interroger la façon dont ils sont élaborés en lien avec le local. On a pu observer comment les médecins des établissements étudiés participaient à élaborer la règle, localement, et je pense que ça 34. Barthe Y. (2006). Le pouvoir d’indécision, la mise en politique des déchets nucléaires. Paris, Économica. 30
  • 31. Mathilde Bourrier peut être intéressant de confronter la façon dont se distribue le pouvoir différemment selon les milieux professionnels. Il me semble que, dans le secteur santé, il y a une distribution de la parole sur des dispositifs de gestion des risques et puis de la circulation sur la façon de mobiliser des controverses internes sur la façon d’utiliser ces dispositifs, que l’on ne va peut-être pas retrouver dans d’autres configurations. Donc, ça peut être intéressant aussi de confronter cette configuration du pouvoir dans des milieux différents. Réponse Je suis tout à fait d’accord. Sur la dernière partie, j’essaie de plaider beaucoup pour qu’il y ait des travaux inter-trans-industries, et ce n’est pas si facile. Une fois que l’on est dans une industrie, que l’on a ses entrées, que l’on est connu, aller dans une autre c’est recommencer une nouvelle fois. Je trouverais cela très bien si l’on arrivait à dire clinique- ment : « voilà ça c’est la configuration de l’hôpital, dans le nucléaire c’est comme ça, etc. » Pour l’instant, il n’y a pas beaucoup de travaux comparatifs de cette nature. Sur régimes de pouvoir, régimes de fiabilité, je vais juste donner un exemple que j’ai déjà un peu relaté tout à l’heure. Quand l’arrêté qualité 1984 paraît, il s’applique à toutes les organisations du travail dans le nucléaire, de manière à remédier aux sous-traitances illicites. C’est-à-dire le cas du personnel EDF donnant des ordres direc- tement aux personnels sous-traitants. EDF va retarder le plus possible la mise en place de ces nouvelles dispositions jusqu’à la publication du rapport Noc de 1990, qui va s’attaquer aux problèmes de fond que sont l’organisation de la qualité des interventions et du contrôle. En pre- nant le problème par la lorgnette « qualité », il apparaissait que l’on ne pouvait pas avoir un réel contrôle extérieur si les personnels de la sous- traitance étaient directement dans les équipes. Finalement, qui seront les contrôleurs ? La résolution de cette question va donner lieu à quinze ans de batailles politiques au sein d’EDF et de l’encadrement. Il y eut à chaque fois des expérimentations différentes selon les centrales. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que l’application de la sûreté comme 31
  • 32. RISCO le management supérieur du parc le souhaitait, et en particulier l’arrêté qualité pour ce qui est de la réglementation, ont été retravaillés au sein des équipes. Ça a amené à des compromis de pouvoir, notamment avec les sous-traitants. Les contremaîtres d’EDF se sont battus pour ne pas lâcher ce pouvoir de contrôle sur les prestataires. On ne peut pas com- prendre cette nouvelle envergure du contrôle et cette nouvelle manière de pratiquer le contrôle aujourd’hui dans les centrales en 2009 si on n’a pas travaillé en parallèle les relations entre contremaîtres et sous-traitants et leurs évolutions. L’espèce de joie et de bonheur qu’avaient les sous- traitants au moment où vont se négocier ces nouveaux rapports de force n’ont pas été perçus par Thébaud-Mony. En partie parce qu’elle voulait dénoncer les conséquences de la précarisation du travail dans les univers du haut risque, ce qui est aussi une réalité importante. Je me souviens très bien des interviews que j’ai faites, notamment à Tricastin. J’arrive un matin, il était huit heures, et les gars étaient par terre, devant le réacteur. Quelqu’un me dit : « On a passé la nuit là. » Je lui ai dit : « Mais pour- quoi vous avez passé la nuit là ? » Il me répond : « Parce qu’on est arrivés à trois heures du mat’, parce qu’on est une équipe peu dosée [en termes de radioactivité]. On a été appelés du Bugey. » On est au Tricastin en 2001, le gars dit qu’il est peu dosé, qu’il peut encore en prendre, et fina- lement à trois heures du mat’ on lui dit : « Non tu ne rentres pas parce qu’on fait des tirs gammas » et eux, ils n’ont pas de chambres d’hôtel, donc ils attendent par terre. Quand on parle de sécurité et de sûreté, on doit aussi travailler ces réalités. Mais c’est la raison pour laquelle ça pose aussi des problèmes. Ce type d’analyse réclame beaucoup d’énergie, et je pense que parfois on en perd un peu en route. L’énergie m’est revenue en lisant le livre de Thébaud-Mony et je me suis dit : Qu’est-ce qu’on fait ? Où est-ce qu’on se bat ? Où est-ce qu’on se bat scientifiquement ? Est-ce en donnant une vision de ces ajustements locaux ? Ou est-ce en conservant une analyse macro des réalités sociales ? Et je ne savais plus trop en fait. Raison pour laquelle j’ai un peu quitté ces objets, parce que je trouvais que ça n’allait pas assez loin dans ce que je voulais étudier, mais je reprendrai peut-être. 32
  • 33. Mathilde Bourrier Question Je suis chercheur allemand du CEREQ35, travaillant à l’antenne tou- lousaine. Votre titre « le pouvoir dans les organisations du haut risque » : selon vous, quelles sont les évolutions majeures du point de vue pouvoir, relations de pouvoir ? Sur un plan plus large peut-être : vous êtes centrée sur le nucléaire, mais la gamme est plus large. Selon vous quelles évolu- tions majeures ? Réponse Alors j’ai pris évolution au sens de notre recherche, car c’était un séminaire de recherche, et je vous disais où je voyais des points qui ont été comblés depuis que j’ai commencé en tout cas, donc j’ai répondu là- dessus. Sur l’évolution du pouvoir, je trouve qu’il y a une opacité de plus en plus grande. Là où étaient les chercheurs dans les années 1970, avec leurs connexions syndicales, n’existe presque plus. Tous ces gens sont en train de partir. Je constate plutôt un repli. Claude Gilbert le disait bien, aux débuts des années 2000, les univers du haut risque sont des lieux que les chercheurs n’ont pas trop intérêt à investir parce que ce sont des mois de négociation. Pour l’une des dernières centrales que j’ai étudiées, j’ai mis dix-huit mois à entrer. Dix-huit mois d’acharnement : le directeur du site souhaitait me laisser enquêter mais son comité de direction ne le voulait pas, ou disons pas autant. On n’est pas tellement mieux outillé pour tra- vailler sur ces gros objets technologiques que par le passé. Précisons que d’avoir obtenu des entrées dans ces univers par le biais du canal syndical a aussi eu des répercussions sur la recherche. Cela a produit une suspicion permanente de la part des employeurs à l’encontre des sociologues, ou des sciences sociales en général. J’ai l’impression qu’on a de plus en plus étudié les opérateurs, les ergonomes les ont observés et re-observés, dans les salles de commandes, dans des tas d’autres endroits. Tous ceux qui sont les sou- tiers de ces industries sont sur-étudiés. Mais l’encadrement, et ce qui se passe dans les comités stratégiques de décision pour tout ce qui est décision 35. Centre d’études et de recherche sur les qualifications. 33
  • 34. RISCO de sécurité, d’investissement de sécurité, est nettement moins investi. Sur cette question, je mentionne néanmoins la thèse de Cynthia Colmellere36 que j’ai eu la chance de diriger, dans la chimie. Je dirais pour conclure qu’on en sait sans doute moins en 2009 que dans les années 1970, dans le cas du nucléaire par exemple. Question J’ai plusieurs remarques. D’abord, sur l’histoire de Superphénix, je suis assez d’accord avec Claude Gilbert : il y a de l’autocensure. J’avais commencé à travailler sur la fermeture de Superphénix. Un ancien direc- teur des années 1980 pousse d’ailleurs à ça. Il a un grenier entier de docu- ments qu’il laisse ouvert à tout le monde. Et il y a vraiment des possibilités d’entretien avec d’anciens salariés. La question des financements est un autre problème mais travailler sur certaines particularités de la fermeture, c’est tout à fait envisageable. Si ce n’est pas fait, c’est parce que ça rentre dans une espèce d’autocensure sur la question du nucléaire. Les travaux les plus récents sur la contestation du nucléaire menés par des chercheurs français ne sont pas légion. Ce sont plutôt des Allemands, des Anglo- Saxons, etc., qui ont fait ça ces derniers temps. La deuxième chose, c’est que s’il n’y a pas d’entité EDF, il n’y a pas d’entité CGT non plus. – Oui, oui, Chinon c’est un bon exemple… – Oui, Chinon c’est un bon exemple, et même Dampierre. J’allais dire, il y a deux ans, je ne sais pas si j’aurais dit ça, depuis deux ans que je côtoie régulièrement des syndicalistes notamment CGT du nucléaire. Le nucléaire, c’est d’abord la CGT, on va dire ça. Je suis très surpris des ouvertures qui se produisent vis-à-vis de l’opinion publique : c’est pour raccrocher à communication. Ce n’est pas artificiel, parce que je pense que c’est une question clef. Je l’ai vu dans les entretiens, il y a des choses qui se passent, y compris dans la chimie. Il y a eu une réunion publique 36. Colmellere C. (2008). Quand les concepteurs anticipent l’organisation pour maîtriser les risques : deux projets de modification d’installation sur deux sites classés SEVESO 2. Thèse soutenue à l’Université de technologie de Compiègne. 34
  • 35. Mathilde Bourrier à Toulouse, en mai 2009, la question la plus discutée parmi un ensemble de responsables syndicaux, y compris de la chimie, était le rapport à la population. Je pense qu’il y a dix ans la question ne se serait pas posée. Et je suis presque prêt à dire qu’il y a deux ou trois ans le problème ne se serait peut-être pas posé en ces termes : « on ne peut pas continuer comme ça ». Par contre ce qui deviendrait intéressant, c’est de raccrocher la question de l’opinion publique à la question que tu traites, parce que je pense qu’il faut aussi la traiter comme ça, c’est : est-ce que finalement le poids pressant, de plus en plus prégnant, de l’opinion publique, y com- pris sur le nucléaire, modifie les rapports de pouvoir à l’intérieur des cen- trales ? Avec d’autres collègues, c’est une des questions qui nous tarabus- tent, c’est-à-dire cette séparation classique entre d’un côté la sociologie des organisations et de l’autre côté la sociologie de je ne sais pas quoi, de la contestation, de la mobilisation, de l’action publique, etc. Finalement quelle est la connexion entre les deux ? Si on fait la comparaison hôpital/ industrie, on en a discuté un peu dans notre équipe, ce n’est pas l’activité en soi et pour soi qui est déterminante à mon avis, ce qui est fonda- mental c’est le fait que le rapport de l’opinion publique sur les hôpitaux et les centrales nucléaires ne sont pas les mêmes. Nous, ce qu’on observait c’est que les salariés des hôpitaux se saisissent de l’opinion publique pour dénoncer des problèmes à l’intérieur des hôpitaux, ce qu’on ne voit pas encore systématiquement, mais on commence à le voir quand même, notamment à Dampierre. Donc, il y a cette question-là, en gros : est-ce que sur le rapport de l’opinion publique au pouvoir organisationnel on est capable d’avancer ? – L’exemple que j’ai, c’est encore le syndrome de la maison de verre. Donc, c’est le moment où le directeur de la centrale arrive à mettre une représentation mentale de ce qui se passe dans son usine, c’est-à-dire qu’il n’est plus en contrôle. L’accident d’irradiation de 1998 a été médiatisé parce que le directeur d’usine a eu un procès pour mise en danger de la vie d’autrui. Premier procès de cette nature d’un responsable nucléaire dans une centrale en France. Procès en appel, finalement EDF a été condamné à payer un peu. Il se trouve que l’incident se produit à la fin d’un arrêt 35
  • 36. RISCO de rechargement, alors que deux projecteurs ont été oubliés au fond de la piscine, avec les caméras. Les gens de la salle de commande le voient et demandent que ces projecteurs soient retirés. De fil en aiguille, cette demande arrive au bureau du service de la radioprotection qui est en charge de ce type de tâche. La radioprotection donne son accord à l’inter- vention. Deux agents de la radioprotection sortent du bâtiment réacteur tout déshabillés, contents d’être sortis car il fait chaud. Puis un collègue s’adresse à eux et leur dit : « Écoutez, j’y vais à votre place. » Normale- ment, c’est à ces deux personnes d’y aller et de faire cette intervention, mais cette troisième personne se propose pour rendre service. Le respon- sable de proximité du service de radioprotection n’est pas d’accord pour le laisser faire cette intervention, au motif qu’il n’a pas de dossier d’in- tervention dans les mains et qu’il entend y aller tout seul. De plus, il lui fait remarquer qu’il ne connaît pas l’état radiologique de la tranche à ce moment précis, en phase de rechargement cet état peut évoluer très vite. Celui qui s’était spontanément proposé passe outre au motif qu’il est instructeur de radioprotection. Il entre seul dans le bâtiment réacteur (qui entre-temps est passé de l’état orange à l’état rouge), reçoit une dose radioactive de l’équivalent de 300 radios des poumons d’un seul coup. Son dosimètre sonne évidemment. Il sait tout de suite ce qui se passe, il a eu le temps d’appeler. On va le chercher, on l’hospitalise et puis on découvre qu’il est gravement irradié. Il va se passer après toute une série de conséquences suite à cet accident. La CGT va défendre en justice cet employé, mais les autres employés ne vont pas montrer beaucoup de soli- darité, au motif qu’il a enfreint des règles, qu’il attire la mauvaise presse sur l’usine et l’attention du régulateur. En effet, à la suite de cet acci- dent, la centrale va subir une surveillance très rapprochée de ces modes de fonctionnement de la part des régulateurs, qui cherchent avant tout à comprendre comment une telle intrusion dans le bâtiment réacteur a pu se produire, alors que deux conditions, deux barrières auraient dû prévenir un tel événement : le changement d’état d’orange à rouge impo- sait de demander une autorisation spéciale au directeur de la centrale, ou à son délégué ; deuxièmement, on n’entre jamais seul dans le bâti- 36
  • 37. Mathilde Bourrier ment réacteur, surtout dans de telles conditions radiologiques. L’enquête démontrera que la première barrière était régulièrement enfreinte et que cette autorisation explicite du chef de centrale n’avait plus cours. On me raconte après coup que les personnels dans l’usine vont chercher à se démarquer le plus possible de l’instructeur, qui devient soudainement dans les discours un simple d’esprit, qui aurait voulu rendre absolument service sans que l’on comprenne bien pourquoi… Lorsque je réalise l’en- quête deux ans après cet événement, ce qui me frappe avant tout, c’est que dans tous les services, les personnels sont en train de remettre à plat toutes leurs procédures, en doutant de chacune d’entre elles. Je découvre des gens congelés qui, à chaque fois qu’ils doivent faire quelque chose de dérogatoire, appellent les inspecteurs de la DRIRE. C’est dans ce contex- te-là que je fais l’enquête, raison pour laquelle moi aussi je comprends que le directeur ait mis dix-huit mois à accepter mon étude… peut-être. La DRIRE réclamait que des quantités de papiers soient épluchés pour être analysés et confrontés aux pratiques en vigueur sur le terrain. Tous les personnels se mettaient à douter de leurs propres pratiques au travail. Cela ralentissait considérablement le rythme de travail au point que je me suis demandée si, de façon à produire dans les délais malgré tout, ils n’avaient pas enfoui plus profondément leurs ajustements ? Et j’ai conclu par la négative. Ils sont sortis du tunnel de cette hyper surveillance quand j’ai démarré en 2001. C’est un peu à la faveur de ce genre de configura- tions que l’on pourrait dire que le pouvoir a vraiment été dans les mains de la DRIRE pour cette usine. Il y a eu une espèce de mise sous tutelle des personnels de la centrale et de son management, on pourrait dire les choses comme ça. Question Tu parles de haut risque. J’aurais bien aimé entendre « fort potentiel de danger ». Parce qu’en termes de risque, selon moi, il est plus faible qu’ailleurs. Je pense qu’on a moins de risques dans une centrale nucléaire qu’en prenant sa voiture. Si on parle de risque. Sujet de débat. Je pense qu’effectivement il y a un fort potentiel de danger, c’est vrai. 37
  • 38. RISCO — Dans la littérature anglo-saxonne, on dit high risk organisation ou high hazards. – Danger ou hazard je veux bien. OK. Ensuite, sur l’aspect de la sous- traitance, je pense qu’effectivement on doit tout regarder, comme tu le dis. Mais quelque chose me choque actuellement. C’est que dans le cadre de l’évolution, je dirais législative, on a rajouté plein de règles dans les années 1990 : l’arrêté 84, les plans de préventions, etc. Du coup les gars ne font que des papiers, ils cochent dans tous les sens, tellement ils ont des règles à faire. OK. Mais il n’y a qu’une seule chose qui freinait un peu dans la sous-traitance, c’était le délit de marchandage. En gros, on ne doit justement pas commander des gens sans encadrement, etc. Et aujourd’hui, ce délit de marchandage, notre société, par voie législative, notre consensus social est en train de le supprimer. Un des seuls freins qui existe encore dans l’utilisation à outrance de la sous-traitance, on est en train de le faire sauter. Alors, je dirais c’est notre Parlement, notre législation qui le fait, c’est notre représentation. Je constate. Donc d’un côté on crie : « ce n’est pas bien la sous-traitance, ceci cela », de l’autre, on produit du CESU (Chèque emploi service universel), si on veut une femme de ménage sans payer des charges sociales, c’est possible, et au noir c’est encore mieux, tout le monde le fait. C’est ça la réalité. C’est-à-dire que, d’un côté, la société a envie d’avoir de la sous-traitance à pas cher et si possible son esclave. Et de l’autre côté quand on est dans l’entreprise, ce n’est que des vilains et ce n’est pas bien. Choix social, la législation, délit de marchandage, on le fait sauter. C’est surpre- nant. Autre chose, les entreprises, ce n’est pas monolithique. Dans tous les groupes industriels, il y a des luttes de pouvoir intestines. Dernier point, si vous avez envie d’étudier Superphénix, l’ancien exploitant de Superphénix au moment de l’arrêt est à l’ICSI. On mange ensemble. Tu as dit aussi à un moment que l’isocyanate on ne le faisait pas aux États-Unis, mais si ! Après Bhopal aussi. Y a eu des plus que boulettes en Inde… C’est affreux. Mais bon, en réalité on continue l’isocyanate aux États-Unis après. Dernier point, quand on parle de risque et pouvoir, je pense qu’il faut rajouter responsabilité. Parce que souvent on l’oublie. On ne travaille pas risque et 38
  • 39. Mathilde Bourrier pouvoir ensemble, mais on oublie le mot qui va avec pouvoir, c’est-à-dire la responsabilité qui va avec. Question Ce que fait Mathilde, c’est de donner des éléments de questions orphelines, on est quelques-uns à le dire : « Et le pouvoir dans tout ça ? » C’est une question fondamentale et je partage l’avis de Mathilde sur le fait que la sociologie des controverses aseptise considérablement les rela- tions avec les acteurs, c’est un débat que j’ai avec Barthe, Lascoumes et Callon, qui sont concernés. Je crois qu’il y a un souci avec ça. Penser un grand séminaire ou un petit colloque sur ces questions-là, pour réins- truire, reprendre ce qui a été mis en place, je crois que ça serait vraiment une bonne chose. Je pense qu’on n’aurait pas trop de mal à trouver des ressources pour faire ça… Merci Mathilde. 39
  • 40.
  • 41. Les figures de l’incertitude dans les controverses publiques autour des risques collectifs Francis Chateauraynaud Je vous remercie de cette invitation et de cette occasion de discussion. Contrairement aux colloques, ce type de rencontre propose un format idéal, puisque ça contraint à relire ou à reformuler les choses et qu’une recherche avance souvent par petits déplacements… C’est un luxe qu’il faut maintenir, et j’espère en tout cas que les transformations actuelles du régime de la recherche et de l’enseignement ne nous interdiront pas ce mode d’apprentissage et de développement d’idées nouvelles. Je me présente rapidement : directeur d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales, en sociologie, je dirige un groupe de recherche, le Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) – sur la significa- tion de cet intitulé je pourrai vous en dire plus, pourquoi ce label, ce que ça engage… normalement cela devrait transparaître au fil de l’exposé… Si vous avez des questions sur mon activité, je veux bien répondre à tout questionnaire mais en gros vous trouverez tout en ligne. Depuis plusieurs années, je mets en ligne, c’est un des avantages quand on dispose d’un statut, on relâche un peu la pression, et de fait je mets en ligne mes pré- prints, mes communications et mes textes de travail. Sur le site du GSPR, vous aurez une idée du genre de préoccupation et de travaux… Pour cette session, je ferai plutôt référence, si je dois m’appuyer sur un document à un bouquin… un article – c’est un lapsus, je n’arrive pas à terminer la rédaction d’un livre ! – un article intitulé « Visionnaires à rebours » – visionnaires au pluriel – avec comme sous-titre : « Des signaux faibles à 41
  • 42. RISCO la convergence de séries invisibles 1 ». La version qui est en ligne date de décembre 2007. J’aurais pu faire quelques retouches mais je l’ai laissée en l’état, et c’est assez en prise, je crois, avec le type de préoccupations que vous avez… en tout cas c’est clairement sur le fil risques… et je vais m’y référer à plusieurs reprises. Je vais procéder en trois temps. Le premier point consiste à rappeler le programme scientifique dans lequel je me situe, dans les grandes lignes. Un deuxième point reviendra rapidement sur les enjeux des discussions autour des risques aujourd’hui. Avec la mise en perspective que permet le recul dont on dispose par rapport au début des années 1990, on voit plus claire- ment ce qui a changé et comment se formule aujourd’hui la problématique du risque, qui vous intéresse. J’essaierai surtout d’aller vers une clarification de la notion d’incertitude : puisque c’est ce qui m’a été demandé, j’ai fait l’exercice. Et puis un troisième point permettra de revenir à des applica- tions, on peut dire sur des dossiers, des matériaux, des corpus, de manière plus directe, tout en proposant un cadre relativement transposable, qui marche en tout cas assez bien sur une large collection de cas dans lesquels se jouent les rapports entre connaissance et action publique, puisque c’est de ça qu’il s’agit essentiellement dans cette affaire de risque. 1. Quel horizon pragmatique pour la sociologie ? Donc premier point, la sociologie pragmatique. Ce que je fais aujourd’hui commence véritablement vers 1995-1996. Il y a effective- ment des travaux qui circulent, réalisés auparavant, et par rapport aux- quels il y a une sorte de rupture, assez visible et lisible. Si vous prenez par exemple un ouvrage comme Experts et faussaires 2, comme point de com- paraison, les préoccupations ont clairement changé. Ce qui est notable c’est qu’au cours des années 1996-1997, la sociologie pragmatique com- 1. Chateauraynaud F. (2007). Visionnaires à rebours. Des signaux faibles à la convergence de séries invisibles. Paris, EHESS, GSPR. http://gspr.ehess.free.fr/documents/FC_Visionnai- res-a-rebours-dec-2007.pdf 2. Chateauraynaud F., Bessy C. (1995). Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception. Paris, Éditions Anne-Marie Métailié. 42
  • 43. Francis Chateauraynaud mence à s’intéresser à des phénomènes longs, ce que l’on appelait avant le « macro », alors que jusqu’au milieu des années 1990, elle était restée fidèle aux approches des années 1980, centrées sur les micro-situations. De fait, c’était une critique formulée par des collègues : vous ne vous intéressez qu’à des microphénomènes ! Certes, étudier la relation entre des usagers et un distributeur de billets, c’est fort intéressant, on pouvait faire une thèse entière là-dessus, et poser le problème du statut des objets et des artefacts dans l’interaction, le problème de la situation, de l’action située, terme qui a eu un certain succès depuis… D’ailleurs, Louis Quéré pourrait en parler mieux que moi, puisque c’est un grand défenseur de l’analyse de situation, il a rédigé un article, auquel j’ai répondu, intitulé « La situation toujours négligée ? » dans la revue Réseaux3. On est en 1997, c’est un peu décalé dans le temps, mais il sentait bien que l’on s’éloignait de la situation précisément. Prenons un excellent exemple de ce changement de régime cognitif : si vous lisez Luc Boltanski, celui des Économies de la grandeur, la fameuse théorie des Cités conçue avec Laurent Thévenot4, les auteurs vous expliquent qu’ils ont élaboré un cadre axiomatique pour traiter les moments de disputes, de manifestations de la justice et de l’injustice etc., cadre très formalisé qui entend décrire le sens de la justice dans des contextes très précis ; dix ans après, le même Boltanski publie Le nouvel esprit du capitalisme5… Il y parle toujours d’épreuves et de justice mais raisonne sur des décennies, voire des siècles puisqu’il s’appuie sur Wallerstein et sur l’histoire longue du capitalisme et met en scène des entités macrosociologiques. Il y a donc bien eu un déplacement. À notre échelle plus modeste, c’est aussi ce que nous avons fait avec Didier Torny. Dans le livre de 1999, Les sombres précurseurs 6, on a montré comment, dans son mouvement descriptif 3. Voir La coopération dans les situations de travail, Réseaux, n° 85, 1997. 4. Boltanski L., Thévenot L. (1991). De la Justification. Les économies de la grandeur. Paris, Gallimard. 5. Boltanski L., Chiapello E. (2000). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard. 6. Chateauraynaud F., Torny D. (1999). Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmati- que de l’alerte et du risque. Paris, Éditions de l’EHESS. 43
  • 44. RISCO mais aussi du point de vue plus théorique, la pragmatique devait être capable de saisir des transformations et plus seulement des situations. On est passé de la description des situations à celle des processus longs, qui posent des problèmes intéressants en termes descriptifs et épistémologi- ques. Comment rendre tangible et manifeste la durée, puisque, selon le schème phénoménologique classique, on est face au paradoxe d’une réac- tivation continue, en situation, d’épreuves passées et d’épreuves à venir ? Vous ne l’avez peut-être pas éprouvé mais, pour ma part, j’ai vécu assez intensément – à Paris on vit très intensément les modes intellectuelles, et les déceptions qui s’ensuivent bien souvent – l’espèce de tornade que fut l’arrivée de l’ethnométhodologie, laquelle a réellement surgi chez nous à la fin des années 1980. Selon cette approche qui avait déjà agité des micro-milieux académiques depuis plus de 20 ans aux États-Unis, tout ce que la sociologie tentait de fixer sous la forme de structures sociales était tout le temps à refaire dans les situations, l’ethnométhodologie ten- tant d’expliquer, dans un jargon assez opaque, l’impérieuse nécessité dans laquelle sont les personnes de réactiver constamment, en situation, des cadres interprétatifs sans quoi le monde social n’a pas plus de consistance que de persistance. Quelque chose qui dure, par exemple, 15 ans, pour un ethnométhodologue cela n’existe pas : seul existe un énoncé, plus préci- sément quelqu’un qui va dire que quelque chose dure 15 ans. Mais com- ment pourrait-il y avoir une telle durée en soi ? Dans chaque contexte, il faut quelqu’un qui réinstalle l’énoncé et, partant, qui dispose d’ethnomé- thodes pour le fixer ou le reformuler de façon à le faire tenir 15 ans – c’est de là qu’est venue l’attention de la sociologie des sciences pour les dispo- sitifs qui inscrivent dans la durée, qui prennent le relais des énonciateurs individuels. Si on prend par exemple le dossier de l’amiante, marqué en France par le fameux « silence de 15 ans », il faut constamment le remettre en scène et c’est la faillite de cette réitération qui, ethnométhodologique- ment parlant, rend compte de ce qui est qualifié de « longue période de silence » ou d’ « oubli » – en l’occurrence collectif. Il y a dès lors quelque chose de très intéressant dans cette démarche radicale – un gros livre a été publié là-dessus suite à un colloque de Cerisy, L’éthnométhodologie, 44
  • 45. Francis Chateauraynaud une sociologie radicale7. Elle consiste à aller au bout de l’argumentaire de l’indexicalité, du caractère situé et nécessairement actualisé du monde, et cela oblige à sérieusement argumenter l’ajout d’autres éléments ou entités sur ce socle microsociologique. Pour certains théoriciens de la sociologie, le seul socle positif de la discipline repose sur l’observation d’acteurs en situation(s). Évidemment, un des ennemis visés ici n’est autre que le sociologue quantitativiste qui va fixer les activités et les traiter comme des choses, les rendre calculables dans des espaces détachés des actualisations en contexte. Ainsi des ethnométhodologues se sont ingéniés, via la socio- logie des sciences, à montrer comment le statisticien passe son temps à réindexer les choses en contexte. Du même coup, le déplacement opéré par le fait de s’attaquer à des processus qui durent parfois 20 ans, 25 ans, comme dans le cas de l’amiante, où la description sociologique débute dans les années 1970, rompt avec la microsociologie. Mais il ne s’agit pas pour autant de revenir sur une position opposée, comme celle des champs et des habitus de Bourdieu. Nous sommes donc en 1998-1999, le type de phénomène qui nous intéresse se situe entre l’alerte et la crise, dont le prototype est alors la crise de la vache folle. Cette crise, on l’a vue surgir en plein milieu de nos travaux : Didier Torny suivait déjà le dossier depuis 1994 et était remonté aux premières histoires de Kuru, des cas spo- radiques de Creutzfeldt-Jakob, de la mise en place d’outils diagnostics de certaines pathologies, et aux premières crises économiques, notamment en 1990. Tout le monde l’a oublié, mais une première crise de la vache folle avait eu lieu, qui était alors essentiellement une crise commerciale, où l’argument sanitaire était utilisé pour peser dans des négociations et agir sur le marché. En 1996, avec la déclaration britannique et le carac- tère quasi certain d’un passage de la maladie bovine à l’homme, s’ouvre une crise d’un nouveau genre, qui fait surgir au premier plan le haut degré d’interdépendance des activités à travers les réseaux économiques. Mais pour caractériser ce genre de changement, il faut pouvoir se placer 7. de Fornel M., Ogien A., Quéré L. (dir.) (2001). L’ethnométhodologie : une sociologie radicale [Colloque de Cerisy]. Paris, Éditions La Découverte. 45
  • 46. RISCO dans la durée : chaque situation, chaque prise de parole, chaque épreuve ne vaut plus seulement par référence à un contexte défini hic et nunc, mais dans une série d’épreuves, dans de longs enchaînements au fil desquels se déploient de nouveaux éléments. Ce changement d’amplitude a posé des problèmes sérieux à l’idée même de pragmatique. Pragma/pragmata, la racine du mot peut être entendue dans plusieurs sens – et à ce propos il y a une controverse avec Bruno Latour, on y reviendra sans doute. Le pragmatisme, selon les pères fondateurs américains, c’est d’abord le raisonnement par les consé- quences, qui a aussi pris la forme du conséquentialisme. Chez Peirce, qui est le véritable inventeur du terme pragmatisme et qui d’ailleurs se plaignait très tôt de l’usage qui en a été fait dans les milieux des élites américaines – dans un de ses textes, il invite à distinguer le « pragma- tisme » du « pragmaticisme » : rien de tel pour garder un contrôle savant sur un concept que de trouver un mot imprononçable ! Pouvait-on éviter que le mot prolifère dans le discours des gouvernants qui se disent volontiers « pragmatiques » ? Au moins, on reste dans la logique par les conséquences ! Mais le pragmatisme américain, c’est aussi et surtout une transformation de la philosophie, qui peut grossièrement se résumer par l’idée selon laquelle, au lieu de raisonner de manière abstraite dans un système fermé visant la complétude, il faut examiner l’effet des différentes théories dans le monde. C’est un peu la règle pragmatique par excel- lence : une théorie est une bonne théorie si elle a de bons effets prati- ques. Non pas parce qu’elle est jolie par exemple ou parce qu’elle est bien formée du point de vue d’une axiomatique. L’application de ce principe se trouve notamment chez Dewey, dans sa théorie de l’enquête8. Car précisément, pour respecter le cahier des charges pragmatique, Dewey développe une théorie de l’enquête marquée par un principe de révision continue. L’enquête n’est plus réduite à une variante du raisonnement déductif mais est conçue comme un processus ouvert de reformulation, et surtout de reformulation des questions. Et Dewey va très loin puisque, tout en s’attaquant à l’épistémologie, il contribue à fonder la démocratie 8. Dewey J. (1995). Logique. La théorie de l’enquête. Paris, Puf. 46
  • 47. Francis Chateauraynaud participative. Les deux éléments, enquête et participation, se retrouvent liés dans la notion de problème public : pour qu’une question soit refor- mulée de manière intéressante, il faut que d’autres enquêteurs entrent dans le processus. Cela veut dire que la science, et c’est un grand précur- seur de ce point de vue, doit faire appel à d’autres acteurs pour redéfinir les questions qu’elle pose et les solutions qu’elle apporte. C’est donc dans ce processus de transformation du questionnement que le pragmatisme se définit. Mais pragmata en grec, c’est aussi ce qui désigne la chose, ce qui est dans le monde. Ce deuxième point d’entrée, qui est aussi très intéressant, consiste à aller regarder les choses, à entrer en contact avec elles. Le pragmatisme refuse ainsi de traiter des choses à distance, dans une pure représentation, en exigeant de se faire une idée précise de ce qui est engagé. Cela réac- tualise les questions ontologiques, à travers la saisie des choses dans leur mode d’existence – ce qui a suscité de nombreuses discussions sur les rap- ports entre pragmatisme et empirisme. Aller voir les existants tels qu’ils se manifestent, cela rapproche évidemment d’un programme sociologique, et plus encore d’un programme qui prend au sérieux l’expérience dans le monde sensible : quels sont les signes, quelles sont les manifestations, les perceptions sur lesquelles je peux m’appuyer pour saisir ce qui est à l’œuvre et agir en conséquence ? Par exemple, dans le contexte qui est le nôtre ici et maintenant, si je détecte ce qui m’apparaît comme les pre- miers signes d’ennui, je vais modifier sans doute mon propos, changer de rythme, introduire des silences ou revenir à mes notes, ou puiser dans un répertoire d’exemples susceptibles d’éloigner le risque d’ennui… Nous voici déjà dans la connexion entre pragmatisme et interactionnisme. Ceux qui ont travaillé les textes de Mead savent qu’il y a un passage assez direct, notamment quant au rôle attribué à la communication… le pragmatisme a énormément influencé les théories de la communication, en particulier dans l’appréhension du feed-back et de la boucle d’intercompréhension… et on comprend bien pourquoi. Raisonnement par les conséquences, prise en compte du mode d’exis- tence des choses mêmes, cycle d’interactions, ces trois piliers du pragma- 47
  • 48. RISCO tisme américain entrent quelque peu en tension avec l’usage de l’idée de « pragmatique » telle qu’on la trouve chez Kant, et qui concerne cette fois la bonne application du principe ou la justesse de la catégorie. Dans cette tradition qui a fortement marqué la philosophie continentale, il s’agit d’évaluer les conditions de validité de principes ou de catégories conçus a priori et le point de vue pragmatique consiste à vérifier si les concepts sont applicables au contexte. Être pragmatique dans cette acception désigne celui qui sait ajuster les règles pour tenir compte de contraintes ou de conditions qui tendent à défaire la constitution propre d’un principe ou d’une loi, mais tout en maintenant ce par- tage en soi irréductible. On dit souvent qu’il faut être pragmatique, par exemple dans la rédaction d’une loi, pour éviter des effets pervers ou pour anticiper l’inévitable surgissement des exceptions. Cela va de la petite dérogation, du fait de déroger, jusqu’au bidouillage sur les bords. Donc toutes ces définitions du pragmatisme créent un espace de possi- bles, mais aussi pas mal de malentendus. D’autant que dans les travaux que je mène avec d’autres au GSPR, on ajoute une autre dimension, puisqu’on dit, au fond, que, pour que le pragmatisme ait un sens, il faut qu’il soit capable de saisir des processus de longue durée. Mieux, il doit permettre de rendre compte de la manière dont ces processus sont saisis par les personnes dans les contextes d’action et de jugement, ce que, dans notre jargon, on appelle des « épreuves », c’est-à-dire des moments forts, des moments de vérité, des moments de confrontation, où tout le travail accumulé – par exemple : le travail politique, le travail cognitif ou interprétatif, comme les séries d’études ou d’expertises accumulées sur un sujet – va produire un effet dans un contexte donné. Tout n’est donc pas construit dans la situation, sans pour autant se donner de grandes déterminations capables de commander les actes et les formes d’expression. Redéfinir l’enjeu pragmatique de cette manière, comme j’espère le montrer dans la deuxième partie, permet de connecter assez facilement la discussion méta-théorique à nos principaux objets empiriques. En pre- mier lieu, on va retrouver un vieux problème des théories de l’argumen- 48
  • 49. Francis Chateauraynaud tation, que l’on peut formuler ainsi : qu’est-ce qui fait la force d’un argu- ment ? Parce qu’une des questions à laquelle on a essayé de répondre est la suivante : qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné, dans un processus de négociation, au cours d’un procès, d’un débat public, d’une contro- verse scientifique, l’introduction d’un ou plusieurs arguments contribue à renverser le rapport de force ? On peut dire : évidemment c’est parce que l’acteur porteur de cet argument a accumulé un certain nombre de res- sources et qu’il les rend manifestes dans la situation, en activant un long travail préalable d’alignement, d’articulation, de production d’éléments factuels, et parce qu’il expose des choses établies et difficiles à défaire, de sorte que ceux qui sont en face se trouvent face à un point d’irréversibilité, une bifurcation potentielle. Il semble en tout cas très coûteux d’essayer de remonter à la source, de redéfaire, de redécoudre, redissocier ce qui est proposé… Pour donner un tour plus théorique à cette affaire de résistance des arguments, on peut prendre appui sur une conception typiquement pragmatiste du réel : le réel est ce qui résiste dans l’expérience, conception déjà présente chez William James – frère aîné du fameux écrivain Henry James. Est réel ce qui résiste dans l’expérience… D’où l’intérêt qu’il y a à regarder comment nos acteurs font l’expérience, c’est-à-dire engagent des épreuves. Et ce que la sociologie pragmatique s’efforce de restituer, de décrire sociologiquement, ce n’est rien d’autre que les procédés indivi- duels et collectifs par lesquels on rend les choses tangibles ou, pour laisser ouverte la question de la part de stratégie, comment on fait en sorte que les choses résistent… Tout cela a d’importantes conséquences : si je suis « pragmaticien », je dois penser aux conséquences de ce que je dis ! Cela dit, il faut faire atten- tion à ce genre de prémisse, car ça peut rendre fou ! Par exemple, avant de parler de la force des arguments, peut-on dire plus précisément à quoi l’on reconnaît un argument ? C’est une question que se sont posée beaucoup de philosophes, depuis Aristote et Platon jusqu’aux théoriciens modernes de l’argumentation comme Perelman ou Toulmin. Si ça vous intéresse, vous avez tout un espace de discussions théoriques sur l’argumentation, que je ne vais pas déployer ici – je renvoie aux ouvrages de Christian Plantin ou 49
  • 50. RISCO de Marianne Doury, avec qui je discute pas mal9. Une conception, que je reprends à Doury justement, dit qu’une argumentation, c’est un discours qui vise à résister à la contestation. Autrement dit, un bon argument, c’est quelque chose qui a anticipé les objections de manière graduelle, en passant à travers un certain nombre d’arènes critiques et qui y répond en retournant les contre-arguments selon des procédés adéquats. Lorsque vous avez en face de vous quelqu’un qui vous impressionne par la solidité de son discours – quelque chose que l’on éprouve tous les jours – pre- nons par exemple un ministre de la Recherche, pour prendre une figure au hasard –, c’est qu’il y a eu un travail de préparation à la critique et donc d’incorporation dans un certain nombre d’énoncés de toute une série d’épreuves passées, un certain nombre d’éléments qui pourraient servir d’objections ayant été incorporés et ré-agencés pour qu’ils résistent. Objections, contre-objections, évidemment c’est la dynamique même des controverses qui est en jeu ici. C’est dit un peu sommairement, mais voilà en gros l’essentiel du cadre théorique. Cette attention portée aux épreuves argumentatives nous amène à regarder comment, par quel type de choc, quel type de friction selon le concept développé par une anthropologue américaine, Anna Lowenhaupt Tsing10, qui a développé une théorie de la friction pour saisir les rap- ports complexes et conflictuels engagés dans chaque localité par ce qu’on appelle la globalisation, les acteurs font avancer, ou reculer, leurs causes. De temps en temps on change un peu les mots pour aider à déplacer le regard et à appréhender les mêmes objets différemment… La friction, c’est un autre mot pour parler du conflit, de la confrontation. Alors, en sociologie pragmatique, sur quoi portons-nous le regard en priorité ? Sur des moments dans lesquels trois plans se trouvent engagés et se mettent à 9. Plantin C. (1996). L’argumentation. Paris, Seuil. Doury M. (2003), L’évaluation des arguments dans les discours ordinaires : le cas de l’accusation d’amalgame, Langage et société, 105, p. 9-37 ; Doury M. (2004), La position de l’analyste de l’argumentation, Semen, Argumentation et prise de position : pratiques discursives, 17, p. 143-163. 10. Lowenhaupt Tsing A. (2005). Friction. An Ethnography of Global Connection. Princeton University Press. 50