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Bernard BRUTINAUD
Psychologue, Psychanalyste,
En quoi les images nous parlent-elles ?
Quelques réflexions lacaniennes sur la question des images
(Conférence du 23/03/2016, Association des Psychologues du Cher)
Argument :
La théorie psychanalytique et la clinique singulière qui s’en trouve dévoilée
constituent un apport fécond dans la réflexion suscitée par l’émergence et
l’utilisation de plus en plus quotidienne des différents outils qui sont
globalement référencés sous le terme de « nouvelles technologies ». La prise
en compte de la primauté de l’inconscient dans le fonctionnement psychique,
la reprise du stade du miroir et ses conséquences structurales dans le
développement de l’enfant, les troubles de l’identité tel que le syndrome de
Fregoli, la déspécification pulsionnelle telle qu’elle peut être repérée de
manière paroxystique dans l’hypocondrie, les paroles imposées qui sont
observées dans l’automatisme mental, constituent autant de voies de frayage
qui pourront venir soutenir notre réflexion. Pour paraphraser Lacan, il
s’agira, modestement, de tenter de parcourir le chemin qui mène de
« l’imagyne » à « l’alangue ».
….....……………………………………………............
En quoi les images nous parlent-elles ? A cette question mise au travail
j’aurais pu répondre par une approche anthropologique, historique,
sociologique telle que l’a effectuée Marie-José Mondzain dans son livre
intitulé : « L’image peut-elle tuer ? » où elle fait une recension de l’image à
partir de son ancienne acception d’«icône», partant du mythe de Thésée ou
de celui de Narcisse, en passant par la rigueur du moyen-âge, jusqu’à son
aboutissement sur nos écrans actuels. Ou bien j’aurais pu choisir une
référence plus lettrée tel que les théoriciens de l’art en sont si souvent
friands. Je pense au travail de Georges Didi-Huberman et à son ouvrage
intitulé : « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde » dans lequel il articule
la relation dialectique entre regarder et être regardé tout en la situant dans
un rapport du volume et du vide, de la forme et de la présence, ceci par
l’entremise d’une analyse poussée de la sculpture moderne.
Mais c’est sur la singularité que nous apporte l’approche psychanalytique
que je souhaite me recentrer respectant en cela ce que S.Freud et J.Lacan
nous ont enseigné. C’est du pathologique bien plus que du normal que la
structure peut se trouver élucidée. Pour mémoire, rappelons la métaphore
du cristal employée par Freud : la personnalité c’est comme un cristal,
translucide, ce n’est que par sa chute que l’on peut en repérer la structure
de par les lignes de failles qui s’y dessinent. Je cite de mémoire.
Il s’agira donc d’introduire à quelques réflexions, réflexions lacaniennes, sur
la question des images. Nous resterons au niveau d’une introduction quant
à la question, car comme l’indiquait l’argument écrit qui a été fourni pour
annoncer cet exposé oral le champ des réflexions possibles qui se trouve là
ouvert est plus proche de ce que l’on appelle quatrième de couverture d’un
ouvrage plus conséquent et dont je n’ai pour l’instant pas la prétention de
l’avoir produit. Travail en cours donc, travail dont je vais essayer de vous
rendre compte.
Pour commencer balisons un peu le terrain en rappelant quelques repères
qui peuvent aider à nous orienter. Freud le savait et ne se faisait pas
d’illusion, nos perceptions sont trompeuses et parcellaires. C’est ce que lui
avait enseigné la clinique de l’hystérie. Pour mémoire, je rappelle qu’il a
écrit en 1910 un article dont le titre est le suivant : « trouble psychogène de
la vision ». De plus, il fut contraint de se rendre compte que la « réalité
psychique », c’est ainsi qu’il désignait ce que maintenant après
l’enseignement de Lacan on appellerait la bande de l’imaginaire (voir
schéma « L » dans les Ecrits), importait tout autant que la réalité extérieure.
De même, soulignons que c’est une nécessité logique qui l’amena à produire
ce concept d’Inconscient (article de 1915 in Métapsychologie). Rappelons
que selon la première topique de l’appareil psychique, S.Freud nomme
Inconscient l’instance constituée d’éléments refoulés qui se sont vu refuser
l’accès à l’instance pré-conscient-conscient. Ces éléments sont des
représentants pulsionnels qui obéissent aux mécanismes du processus
primaire. Tout cela fut la résultante d’un long travail dont il y a lieu de
rappeler les soubassements. En premier lieu l’ouvrage intitulé
« Contribution à la conception des aphasies », publié en 1891, texte
longtemps considéré comme pré-analytique, et que pour ma part je
considère comme fondamental car précurseur tant des premières avancées
en linguistique que de ce que J.Lacan appellera primauté du signifiant. Puis
en 1895 ce texte que Freud intitula « Esquisse d’une psychologie
scientifique » où il développe sa première conception de l’appareil
psychique. Donc, il nous faut souligner la prévalence de l’appareil à langage
(en D. spratche-apparat) sur l’appareil psychique (en D. psychicher-
apparat). Plus tard Lacan l’évoquera par cette formule percutante « l’être
humain est un organisme contaminé par le langage ». Rappelons aussi toute
la réflexion freudienne sur la théorie des pulsions tel qu’on la trouve
élaborée théoriquement dans l’article de 1915, « Pulsions et destins des
pulsions ». Lequel article n’est que la résultante de son élaboration clinique
progressive consignée dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité »
publié en 1905 mais constamment remanié au fil des différentes rééditions.
Arrêtons nous un instant pour resituer Freud dans son époque et surtout sa
culture. On peut observer que la question des images ne l’intéressait pas
particulièrement. En homme de la Mittel-Europa c’est de sa culture
classique, tant scientifique que littéraire, qu’il tirait ses références. Ainsi, si
l’avènement de la photographie, du téléphone, du cinéma lui fut
contemporain, seules les images du rêve trouvèrent intérêt à ses yeux mais
dans une dimension de chiffrage symbolique (les textes et hiéroglyphes du
rêve ainsi que son principe de figurabilité). Ou bien alors c’est l’effroi (en D.
schreck) de la scène traumatique qu’il nous faudrait convoquer pour
souligner la force perceptive de l’image. On peut malgré tout repérer que
chez Freud ce qu’il nomme « réalité psychique »est une véritable
conjonction de l’image et de la parole nouées par le trauma qui vient sous-
tendre le fantasme. Rappelons pour mémoire la fameuse scène de l’arbre
aux cinq loups dans le cas éponyme (« L’homme aux loups ») dont la
rédaction date de 1918. De même le texte « On bat un enfant » de 1919 qui
précise comment pour Freud la prévalence de la phrase, donc des mots, de
la langue, vient soutenir l’engramme du fantasme.
Pour résumer retenons que s’il existe chez Freud une virtualité, celle-ci se
déroule sur ce qu’il nomme « une Autre scène » qui se trouve organisée par
la prévalence des mécanismes inconscients.
Chez Lacan maintenant, relevons avant tout la dimension du « personnage
Lacan » tel qu’il fût d’ailleurs si souvent décrié en raison de son
extravagance et de son dandysme. Mais il y a lieu d’insister sur le fait que
celui-ci fût tout au long de sa vie en résonnance avec les interrogations et
découvertes de son époque tant scientifiques (mathématiques,
linguistiques, topologiques) que littéraires et artistiques (fréquentation des
surréalistes, participation à la revue « Minotaure »).
Sans m’étendre longuement sur l’avènement d’un art nouveau qui impliqua
tous les domaines, poésie, peinture, musique, architecture, je veux souligner
l’importance du saut culturel engagé au début du XX° siècle qui venait en
rupture avec le classicisme du siècle précédent mais aussi en concordance
pratique avec les inventions modernes.
Notons que J.Lacan abordera sa réflexion sur la maladie mentale par une
immersion dans le champ des psychoses contrairement à S.Freud. S.Freud
qui lui ne s’y était pas toujours beaucoup intéressé ayant initié son travail
dans le champ d’études qui était exploré de manière privilégiée à son
époque nommément celui de l’hystérie. On peut dire que Freud ne
s’intéressera à la psychose que pour des questions de doctrine (voir la fin
de son article sur l’inconscient où il reprend la question de la schizophrénie
de même que dans sa correspondance avec Jung).
Rappelons que la thèse de Lacan fut rédigée à partir d’un cas de paranoïa
féminine le célèbre cas Aimée (« De la psychose paranoïaque dans ses
rapports avec la personnalité »). Ce qui montre son intérêt pour cette
question du double, pour le fonctionnement du mécanisme projectif et pour
ce curieux retour du message du sujet par l’entremise de l’altérité.
Pour continuer à préciser le contexte historique et culturel de ce qui va
constituer un apport décisif dans la conception lacanienne future, c’est à
dire l’observation et la conceptualisation par J.Lacan lui-même de ce qui est
maintenant désigné sous l’appellation de stade du miroir, rappelons donc
que Lacan fut l’élève de celui qu’il désignait comme son « maître » en
psychiatrie, Gaétan de Clérambault. Celui justement qui théorisa après
moult observations ce phénomène particulier qui portera le nom
d’automatisme mental, et ce dés 1905. L’automatisme mental de De
Clérambault dévoile une perturbation essentielle du cours de la pensée. Ce
mécanisme est finement décrit sur le plan de l’observation clinique comme
pensée imposée, étrangère, devancée, devinée. L’innovation tient
principalement dans la formulation de trois caractères principaux :
• la teneur essentiellement neutre, simple, du dédoublement de la pensée,
• le caractère non sensoriel du phénomène,
• le rôle initial, ces signes sont les tout premiers dans le déclenchement de la
psychose.
Remarquons aussi que le tableau clinique qui est désigné sous le nom
d’illusion de Fregoli fut présenté en 1927 par Paul Courbon et Gabriel Fail.
Cette illusion sera considérée comme faisant partie du syndrome des
fausses reconnaissances, unité clinique qui comprend aussi le phénomène
d’inter-métamorphose de Capgras et Reboul-Lachaux.
Mais revenons à ce moment princeps repéré par Lacan et déjà explicite de
par le titre même donné à son article « le stade du miroir comme formateur
de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique »
(article 1936 ou 1948). Je vais m’appliquer à en extraire les traits les plus
significatifs :
• « l’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé
dans l’impuissance motrice … à un stade « infans »
• - « … situation exemplaire de la matrice symbolique où le Je se précipite en
une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de
l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue l’instance du moi
comme ligne de fiction ».
• Je continue ma lecture : «…ce moment qui décisivement fait basculer tout le
désir humain dans la médiatisation par le désir de l’autre … »,
• - « … toute notre expérience s’oppose pour autant qu’elle nous détourne de
concevoir le moi comme centré sur le système perception-conscience… »
• Je poursuis, « … la psychanalyse seule reconnaît ce nœud de servitude
imaginaire ».
Résumons le propos : l’image spéculaire comme lieu du moi (imaginaire), la
nécessité d’un autre, au sens d’autrui (le regard de la mère) pour asseoir
une matrice symbolique (incidence de l’Autre), une dialectique de
l’identification à l’autre (ce qui sera plus tard appelé par Lacan
connaissance paranoïaque du sujet). Retenons avec un intérêt tout
particulier les deux temps du dispositif : premier temps avec prévalence du
visuel (précipitation dans la forme), deuxième temps avec une reprise par la
parole de l’intégrité de l’identité. Le langage seul lui restitue son intégrité de
par sa capacité à nommer. Nous trouvons aussi là les prémisses nécessaires
à ce qui constituera un peu plus tard la triade lacanienne : R,S,I, pour
désigner les registres suivants : réel, symbolique, imaginaire. Notons qu’il
manque encore à ce stade de pouvoir y situer précisément le Réel. C’est ce
qui sera effectué par J.Lacan quelques années plus tard, en 1962/1963, lors
du séminaire sur l’angoisse avec l’apparition systématique de ce que Lacan
revendiquera comme sa seule invention nommément l’objet petit a noté
dorénavant (a).
Dans le dispositif de Bouasse repris par Lacan, dit schéma optique dans les
Ecrits ( p : 673), l’image du corps notée i(a) n’est appréhendable que dans
un espace virtuel noté lui i’(a). Rappelons que dans le séminaire sur
l’angoisse ce point noté i(a) sera équivalent à (– phi ) qui désigne le manque
phallique venant marquer le non-représentable. Cet espace virtuel est donc
ce qui constitue le lieu des formations imaginaires. Il faut souligner que le
statut du regard est ici déterminant selon qu’il est neutralisé, c’est à dire
inscrit dans l’ordre du refoulement ou non car je ne peux pas me voir du
point où je suis vu (c’est toute la recherche vaine du schizophrène face à un
miroir qui consiste à tenter désespérément de saisir le point d’où il se voit).
Ce qui s’échange en l’occurrence et qui permet que se précipite la
reconnaissance de l’image c’est le regard mais il est alors réduit à la
modalité d’objet le plus évanouissant.
Ce qu’il nous importe de retenir c’est en quoi l’identification de cette
marque, identification spéculaire qui inscrit l’image sous la marque du
symbole (en clair la mère qui nomme l’enfant) est impliquée dans la
reconnaissance car cela concerne directement le problème de l’image du
corps, dans sa consistance ou au contraire dans son possible délitement.
Les syndromes psychotiques de fausse reconnaissance montrent clairement
comment le regard (en tant qu’objet (a)) peut s’émanciper et venir
s’autonomiser au premier plan. La malade du cas princeps du syndrome de
Fregoli repère comment les insignes du regard sont passés du côté de celle
qui est nommée Robine-Fregoli, la patiente se trouvant elle par voie de
conséquence rapidement persécutée par des actes imposés (« insigne » est
un terme utilisé par Lacan dans l’article « L’agressivité en psychanalyse »,
article qui d’ailleurs fait suite à celui sur le stade du miroir dans les Ecrits).
Le travail de S.Thibierge, particulièrement dans son ouvrage intitulé « Le
nom, l’image, l’objet, image du corps et reconnaissance » vient expliciter avec
précision cette nécessaire mais précaire construction qui se voit malmenée
dans les troubles de l’identité car à un nom ne correspond plus une image
univoque et ce nom ou cette image ne renvoient pas non plus à un objet
univoque dans la réalité.
A ce stade de mon propos il est plus que temps de revenir sur la
particularité de l’abord de la pulsion dans la théorie lacanienne. Mais
rappelons avant tout le socle des positions freudiennes sur cette question.
Pour Freud la pulsion est un concept limite entre le somatique et le
psychique puisque c’est cette position frontière qui la définit le mieux. « Le
concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le
psychique et le somatique, comme le représentant psychique d’une source
continue d’excitation provenant de l’intérieur de l’organisme et parvenant
au psychisme », ( Pulsions et destin des pulsions, en D. Trieb und
Triebschicksäle). Freud organise les pulsions à partir des orifices du corps
même s’il pourra dire que toute partie du corps, toute partie de la surface
du corps, peut potentiellement faire office de zone érogène. En partant des
orifices du corps c’est de cette manière qu’il pourra dégager les différents
stades : stade oral, stade anal, stade génital.
Pour Lacan, il s’agira de reprendre cette question des pulsions, notamment
dans le séminaire de 1973, « les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse », où il va radicaliser cette idée d’une partialisation de la
pulsion, d’une dérive de la pulsion, ajoutant au passage à la liste freudienne
classique deux modalités pulsionnelles qui ne sont pas de moindre
importance pour notre exposé puisqu’il s’agit du regard et de la voix qu’il
nommera pulsion scopique et pulsion ontique.
Concernant notre sujet, c’est bien évidemment ces deux zones orificielles et
leurs objets (a) spécifiques, le regard et la voix, qui nous intéressent le plus.
Lacan a souligné le caractère partiel de la pulsion ainsi que son
inachèvement. Il décrira un circuit pulsionnel qui fonctionne en boucle, il
fait le tour de l’objet et rate son but, ce qui en permet la relance. Cet
inachèvement incite Lacan à inscrire là l’origine du morcellement corporel
qui est fondamental chez le sujet et rend caduque le leurre que peut
constituer l’idée d’un stade génital unifiant tel qu’il fût prôné par les post-
freudiens des années cinquante par exemple.
En ce point de mon exposé, je ne peux pas faire l’impasse sur le texte unique
mais d’une richesse clinique extraordinaire qui fût mis au travail tant par
Freud que par Lacan. Je fais ici référence au texte du président Schreber
« Autobiographie d’un cas de paranoïa » que l’on trouve dans l’ouvrage «Les
cinq psychanalyses » et aussi dans le séminaire que Lacan lui a consacré en
55/56 sous le titre « Les structures freudiennes des psychoses ». Sans
reprendre le cas dans le détail je vais tenter d’en extraire les lignes de force
qui peuvent alimenter notre réflexion. Dans l’évolution de ce cas, c’est à dire
précisément dans l’évolution de la maladie, étendue sur plusieurs années,
on peut repérer à la fois d’un côté la prégnance de la décomposition de
l’imaginaire et de l’autre la tentative de reconstruction symbolique qui se
trouvent être mise en œuvre pour Schreber. Plus précisément, on peut aussi
saisir comment pour Schreber à partir du moment où « une parole
imposée » (ah ! qu’il serait bon d’être une femme subissant
l’accouplement ... etc …) va venir constituer ce que Lacan, à la suite de De
Clérambault, va appeler un «phénomène élémentaire », c’est à dire le
moment possible d’une entrée dans la psychose. Lacan souligne de manière
explicite comment pour D.Paul Schreber une véritable décomposition de
son image, puis une dérégulation de ses fonctions organiques vont surgir.
Le texte de D.Paul Schreber lui-même nous indique en détail la présence de
tout ces phénomènes : sentiment de double, perte de la visagéïté quant à sa
particularité identitaire dans le miroir, déspécification pulsionnelle (terme
introduit par M.Czermak indiquant comment un orifice du corps peut venir
se substituer à un autre pour remplir une fonction et ce de manière
inadéquate sur le plan physiologique bien évidemment).
Il va falloir que D.Paul Schreber se réinvente une nouvelle langue, une
langue personnelle en somme, pour reconstruire un monde, même plus
précisément une conception du monde, par l’entremise d’un délire, pour
aboutir à un rééquilibrage précaire et non définitif du côté de la voix. En
termes lacaniens on évoquera la mise en place d’une nouvelle modalité,
Lacan dira « nodalité », en faisant référence aux nœuds borroméens. Soit un
nouage des trois ronds de R –S-I (réel, symbolique, imaginaire) où l’écrit du
délire peut être considéré comme ce que Lacan appelle un « synthome »
c’est à dire un quatrième rond venant provisoirement relier les trois autres.
Rappelons que c’est dans le séminaire du même nom « Le synthome »
(75/76) que Lacan, commentant l’écriture de l’écrivain James Joyce, avance
cette hypothèse d’une suppléance possible que peut constituer la
production écrite dans un cas de psychose.
C’est en effet le recours à la topologie, avec ce qu’elle permet de prendre en
compte une nouvelle modalité de l’espace, qui serait donc non plus
euclidienne, c’est à dire dans une représentation plane, mais dans une prise
en compte du volume et de ses trois dimensions dans l’espace, qui peut
nous aider à mieux saisir ces phénomènes de déspécification pulsionnelle
qu’ils soient de nature externe ou interne.
Externe, telle que pourrait être considérée l’approche de ces nouveaux
dispositifs technologiques qui envahissent notre vie quotidienne en tant
que protubérance du corps, protubérances substitutives de certaines
fonctions, ou protubérances des orifices pulsionnels.
Interne, tel que la clinique lacanienne peut maintenant l’appréhender dans
l’explication des phénomènes paroxystiques, qualifié parfois de « délire
d’organe » tel que nous le démontre le tableau de l’hypocondrie dans sa
phase extrême classiquement répertorié sous l’appellation « syndrome de
Cotard ».
Cette distinction interne/externe n’a d’ailleurs pas vraiment de valeur dans
le cadre de l’approche topologique, ce que démontre la médecine moderne
(remplacement d’organe, échange de tissus ou d’organes, machines ou
prothèses externes se substituant à une fonction précise, locomotion,
rénale, cardiaque, etc ...).
Rappelons que c’est dans la leçon du 26/03/69 lors de son séminaire
intitulé : « D’un Autre à l’autre », que Lacan suggéra, et ce sera la seule fois,
la correspondance de quatre types de surfaces topologiques au même
nombre de variétés d’objet (a), (pour rappel :oral, anal, scopique, ontique)
soit respectivement : la sphère, le tore, le cross-cap et la bouteille de Klein.
Par delà ces rappels à minima mais qui exigeraient de complexes
explications, quelques souvenirs plus prosaïques.
A la fin du XIX° siècle, il était encore possible de rencontrer des Indiens
d’Amérique du Nord qui à la simple vue d’une photographie d’un être connu
mais géographiquement distant manifestaient les signes de la plus grande
terreur.
De même en 1895, précisément au moment des balbutiements du cinéma,
encore muet, les frères Auguste et Louis Lumière lors de la première
projection de leur film, devant un public marseillais, film ayant pour titre :
« L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat » furent plus que surpris de voir
bon nombre de spectateurs prendre la fuite avec un sentiment d’effroi
extrême lorsqu’ils virent, sur l’écran, la locomotive s’approcher du quai.
De même, il n’était pas rare dans les années cinquante d’observer avec
étonnement de vieilles personnes (arrière-grand mère, grand oncle ou
autres aïeux) s’appliquer à répondre poliment au présentateur qui
s’adressait à eux, sous la forme d’un « Bonsoir Monsieur » ou « Bonsoir
Madame » avec une égale déférence.
Pour conclure, tentons l’évocation rapide d’une situation clinique. Il ‘agit
d’un enfant suivi durant plusieurs années en psychothérapie au motif de
troubles que l’on qualifierait actuellement volontiers sous ce vocable
barbare de TDAH. Agé de 4/6 ans ce garçon, agité sur le plan moteur,
présentait surtout une grande difficulté à se trouver une place symbolique
pas trop fluctuante au lieu dit des signifiants parentaux et de ce fait
difficilement cernable pour lui. La mise au travail évidente de cet enfant qui
accéda progressivement et avec intérêt à la représentation graphique
précisa l’enjeu des troubles. En effet, de manière répétitive il dessinait une
maison parfaite sur le plan de la construction géométrique mais
systématiquement envahie à l’intérieur, par la représentation de toute une
machinerie (tuyauterie et autres circuits énergétiques) qui finissait par
s’autonomiser dans un fonctionnement sans fin et devenant, à l’évidence, de
plus en plus angoissant au fil de la séance. Seule la mise en jeu de son
propre corps, matérialisée par un mouvement de précipitation vers les
toilettes, pouvait corporellement, par ce qui pourrait se nommer une mise
en acte pulsionnelle, soulager cet envahissement de la sphère visuelle,
insuffisamment apaiser par l’expression verbale, sous la forme d’une
exonération anale sans conteste de nature explosive. Exemple type d’un
glissement (dérive de la pulsion) vers une possibilité de voir surgir une
déspécification pulsionnelle systématique. Aussi c’est par l’accession
progressive à une narration verbale, laquelle accompagnait déjà sa
production graphique mais de façon par trop jaculatoire et au seul présent
descriptif (ce que les anglais nomment « present perfect »), donc c’est par
une narration d’un type plus structuré sur le plan aussi bien chronologique
que mythologique pourrait-on dire, que ce jeune garçon s’engagea plus
régulièrement dans la construction de ce que l’on peut repérer comme un
récit. En effet, cette motricité bien que mise au service de l’expression
graphique ne put s’apaiser que par une limitation de la jouissance dérégulée
en l’accompagnant verbalement dans une narration prenant appui sur des
figures symboliques de la mythologie à laquelle il fut sensible (les grecs
avaient deux termes pour indiquer deux types de temporalité : mythos et
chronos). On pourrait aussi évoquer ici la distinction classique qui est faite
en linguistique entre diachronie et synchronie. Il serait trop long et peu
utile à notre propos de rentrer dans les arcanes de la composition familiale
qui bien sur n’étaient pas sans pouvoir trouver un écho avec les grands
mythes (Chronos, Œdipe, Méduse, etc ...).
Ce qu’il y a lieu de souligner c’est la notion d’immédiateté qui est inhérente
à l’image si elle ne se trouve pas modulée par une verbalisation (titre,
légende, commentaire, récit, histoire) qui l’inscrit sous l’égide d’une
organisation symbolique qui peut être générée aussi bien par la langue elle-
même en ses particularités structurales que par le socle culturel et familial
posé sur une base tout autant structurée.
Pour finir, même si tout un travail reste à faire, pour en démontrer le
caractère systématique, on peut dire que les images nous parlent, et c’est
d‘ailleurs tant mieux. Car c’est plutôt lorsqu’elles ne nous parlent plus, ou
plus exactement lorsqu’elles ne nous racontent plus rien, qu’elles nous
envahissent. Elles peuvent alors faire de nous des êtres plus parlés que
parlants et c’est à ce moment là qu’il y a lieu de s’inquiéter.
Bernard BRUTINAUD
Bourges, Mars 2016
• Bibliographie-
• S.Freud, « Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 1983,
• S.Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », in Naissance de la
psychanalyse, Paris, PUF, 1979,
• - S.Freud, « Pulsions et destin des pulsions », in Métapsychologie, Paris,
Idées Gallimard, 1981,
• - S.Freud, « Trois essais sur la théorie de la sexualité », Paris, Folio essais,
1985,
• - S.Freud, « L’homme aux loups », in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975,
• - S.Freud, « Un enfant est battu », in Névrose, psychose et perversion, Paris,
PUF, 1978,
• - S.Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de
paranoïa », in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975,
• - J.Lacan, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité », Paris, Points, Seuil, 2000,
• - J.Lacan, Les Ecrits, Paris, Seuil, 1966,
• - J.Lacan, « Les psychoses », Paris, Champ freudien, Seuil, 1981,
• - J.Lacan, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris,
Champ freudien, Seuil, 1973,
• - J.Lacan, « Le Sinthome », Paris, Champ freudien, Seuil, 2005,
• - J.Lacan, « D’un Autre à l’autre », séminaire inédit,
• - J.Lacan, « R ,S ,I », séminaire inédit,
• - S.Thibierge, « Le nom, l’image, l’objet », (image du corps et
reconnaissance), Paris, PUF, 2011,
• - M.Czermak, « Patronymies » (considérations cliniques sur les psychoses),
Erès, 2012,
• - Marie-José Mondzain, «L’image peut-elle tuer ? », Paris, Bayard, 2002,
• - Georges Didi-Huberman, « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde »,
Paris, Minuit, 2014,
………………………..

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En quoi les images nous parlent-elles?

  • 1. Bernard BRUTINAUD Psychologue, Psychanalyste, En quoi les images nous parlent-elles ? Quelques réflexions lacaniennes sur la question des images (Conférence du 23/03/2016, Association des Psychologues du Cher) Argument : La théorie psychanalytique et la clinique singulière qui s’en trouve dévoilée constituent un apport fécond dans la réflexion suscitée par l’émergence et l’utilisation de plus en plus quotidienne des différents outils qui sont globalement référencés sous le terme de « nouvelles technologies ». La prise en compte de la primauté de l’inconscient dans le fonctionnement psychique, la reprise du stade du miroir et ses conséquences structurales dans le développement de l’enfant, les troubles de l’identité tel que le syndrome de Fregoli, la déspécification pulsionnelle telle qu’elle peut être repérée de manière paroxystique dans l’hypocondrie, les paroles imposées qui sont observées dans l’automatisme mental, constituent autant de voies de frayage qui pourront venir soutenir notre réflexion. Pour paraphraser Lacan, il s’agira, modestement, de tenter de parcourir le chemin qui mène de « l’imagyne » à « l’alangue ». ….....……………………………………………............ En quoi les images nous parlent-elles ? A cette question mise au travail j’aurais pu répondre par une approche anthropologique, historique, sociologique telle que l’a effectuée Marie-José Mondzain dans son livre intitulé : « L’image peut-elle tuer ? » où elle fait une recension de l’image à partir de son ancienne acception d’«icône», partant du mythe de Thésée ou de celui de Narcisse, en passant par la rigueur du moyen-âge, jusqu’à son aboutissement sur nos écrans actuels. Ou bien j’aurais pu choisir une
  • 2. référence plus lettrée tel que les théoriciens de l’art en sont si souvent friands. Je pense au travail de Georges Didi-Huberman et à son ouvrage intitulé : « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde » dans lequel il articule la relation dialectique entre regarder et être regardé tout en la situant dans un rapport du volume et du vide, de la forme et de la présence, ceci par l’entremise d’une analyse poussée de la sculpture moderne. Mais c’est sur la singularité que nous apporte l’approche psychanalytique que je souhaite me recentrer respectant en cela ce que S.Freud et J.Lacan nous ont enseigné. C’est du pathologique bien plus que du normal que la structure peut se trouver élucidée. Pour mémoire, rappelons la métaphore du cristal employée par Freud : la personnalité c’est comme un cristal, translucide, ce n’est que par sa chute que l’on peut en repérer la structure de par les lignes de failles qui s’y dessinent. Je cite de mémoire. Il s’agira donc d’introduire à quelques réflexions, réflexions lacaniennes, sur la question des images. Nous resterons au niveau d’une introduction quant à la question, car comme l’indiquait l’argument écrit qui a été fourni pour annoncer cet exposé oral le champ des réflexions possibles qui se trouve là ouvert est plus proche de ce que l’on appelle quatrième de couverture d’un ouvrage plus conséquent et dont je n’ai pour l’instant pas la prétention de l’avoir produit. Travail en cours donc, travail dont je vais essayer de vous rendre compte. Pour commencer balisons un peu le terrain en rappelant quelques repères qui peuvent aider à nous orienter. Freud le savait et ne se faisait pas d’illusion, nos perceptions sont trompeuses et parcellaires. C’est ce que lui avait enseigné la clinique de l’hystérie. Pour mémoire, je rappelle qu’il a écrit en 1910 un article dont le titre est le suivant : « trouble psychogène de la vision ». De plus, il fut contraint de se rendre compte que la « réalité psychique », c’est ainsi qu’il désignait ce que maintenant après l’enseignement de Lacan on appellerait la bande de l’imaginaire (voir schéma « L » dans les Ecrits), importait tout autant que la réalité extérieure. De même, soulignons que c’est une nécessité logique qui l’amena à produire ce concept d’Inconscient (article de 1915 in Métapsychologie). Rappelons que selon la première topique de l’appareil psychique, S.Freud nomme Inconscient l’instance constituée d’éléments refoulés qui se sont vu refuser l’accès à l’instance pré-conscient-conscient. Ces éléments sont des représentants pulsionnels qui obéissent aux mécanismes du processus primaire. Tout cela fut la résultante d’un long travail dont il y a lieu de rappeler les soubassements. En premier lieu l’ouvrage intitulé
  • 3. « Contribution à la conception des aphasies », publié en 1891, texte longtemps considéré comme pré-analytique, et que pour ma part je considère comme fondamental car précurseur tant des premières avancées en linguistique que de ce que J.Lacan appellera primauté du signifiant. Puis en 1895 ce texte que Freud intitula « Esquisse d’une psychologie scientifique » où il développe sa première conception de l’appareil psychique. Donc, il nous faut souligner la prévalence de l’appareil à langage (en D. spratche-apparat) sur l’appareil psychique (en D. psychicher- apparat). Plus tard Lacan l’évoquera par cette formule percutante « l’être humain est un organisme contaminé par le langage ». Rappelons aussi toute la réflexion freudienne sur la théorie des pulsions tel qu’on la trouve élaborée théoriquement dans l’article de 1915, « Pulsions et destins des pulsions ». Lequel article n’est que la résultante de son élaboration clinique progressive consignée dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité » publié en 1905 mais constamment remanié au fil des différentes rééditions. Arrêtons nous un instant pour resituer Freud dans son époque et surtout sa culture. On peut observer que la question des images ne l’intéressait pas particulièrement. En homme de la Mittel-Europa c’est de sa culture classique, tant scientifique que littéraire, qu’il tirait ses références. Ainsi, si l’avènement de la photographie, du téléphone, du cinéma lui fut contemporain, seules les images du rêve trouvèrent intérêt à ses yeux mais dans une dimension de chiffrage symbolique (les textes et hiéroglyphes du rêve ainsi que son principe de figurabilité). Ou bien alors c’est l’effroi (en D. schreck) de la scène traumatique qu’il nous faudrait convoquer pour souligner la force perceptive de l’image. On peut malgré tout repérer que chez Freud ce qu’il nomme « réalité psychique »est une véritable conjonction de l’image et de la parole nouées par le trauma qui vient sous- tendre le fantasme. Rappelons pour mémoire la fameuse scène de l’arbre aux cinq loups dans le cas éponyme (« L’homme aux loups ») dont la rédaction date de 1918. De même le texte « On bat un enfant » de 1919 qui précise comment pour Freud la prévalence de la phrase, donc des mots, de la langue, vient soutenir l’engramme du fantasme. Pour résumer retenons que s’il existe chez Freud une virtualité, celle-ci se déroule sur ce qu’il nomme « une Autre scène » qui se trouve organisée par la prévalence des mécanismes inconscients. Chez Lacan maintenant, relevons avant tout la dimension du « personnage Lacan » tel qu’il fût d’ailleurs si souvent décrié en raison de son extravagance et de son dandysme. Mais il y a lieu d’insister sur le fait que
  • 4. celui-ci fût tout au long de sa vie en résonnance avec les interrogations et découvertes de son époque tant scientifiques (mathématiques, linguistiques, topologiques) que littéraires et artistiques (fréquentation des surréalistes, participation à la revue « Minotaure »). Sans m’étendre longuement sur l’avènement d’un art nouveau qui impliqua tous les domaines, poésie, peinture, musique, architecture, je veux souligner l’importance du saut culturel engagé au début du XX° siècle qui venait en rupture avec le classicisme du siècle précédent mais aussi en concordance pratique avec les inventions modernes. Notons que J.Lacan abordera sa réflexion sur la maladie mentale par une immersion dans le champ des psychoses contrairement à S.Freud. S.Freud qui lui ne s’y était pas toujours beaucoup intéressé ayant initié son travail dans le champ d’études qui était exploré de manière privilégiée à son époque nommément celui de l’hystérie. On peut dire que Freud ne s’intéressera à la psychose que pour des questions de doctrine (voir la fin de son article sur l’inconscient où il reprend la question de la schizophrénie de même que dans sa correspondance avec Jung). Rappelons que la thèse de Lacan fut rédigée à partir d’un cas de paranoïa féminine le célèbre cas Aimée (« De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité »). Ce qui montre son intérêt pour cette question du double, pour le fonctionnement du mécanisme projectif et pour ce curieux retour du message du sujet par l’entremise de l’altérité. Pour continuer à préciser le contexte historique et culturel de ce qui va constituer un apport décisif dans la conception lacanienne future, c’est à dire l’observation et la conceptualisation par J.Lacan lui-même de ce qui est maintenant désigné sous l’appellation de stade du miroir, rappelons donc que Lacan fut l’élève de celui qu’il désignait comme son « maître » en psychiatrie, Gaétan de Clérambault. Celui justement qui théorisa après moult observations ce phénomène particulier qui portera le nom d’automatisme mental, et ce dés 1905. L’automatisme mental de De Clérambault dévoile une perturbation essentielle du cours de la pensée. Ce mécanisme est finement décrit sur le plan de l’observation clinique comme pensée imposée, étrangère, devancée, devinée. L’innovation tient principalement dans la formulation de trois caractères principaux : • la teneur essentiellement neutre, simple, du dédoublement de la pensée, • le caractère non sensoriel du phénomène, • le rôle initial, ces signes sont les tout premiers dans le déclenchement de la psychose.
  • 5. Remarquons aussi que le tableau clinique qui est désigné sous le nom d’illusion de Fregoli fut présenté en 1927 par Paul Courbon et Gabriel Fail. Cette illusion sera considérée comme faisant partie du syndrome des fausses reconnaissances, unité clinique qui comprend aussi le phénomène d’inter-métamorphose de Capgras et Reboul-Lachaux. Mais revenons à ce moment princeps repéré par Lacan et déjà explicite de par le titre même donné à son article « le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique » (article 1936 ou 1948). Je vais m’appliquer à en extraire les traits les plus significatifs : • « l’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice … à un stade « infans » • - « … situation exemplaire de la matrice symbolique où le Je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue l’instance du moi comme ligne de fiction ». • Je continue ma lecture : «…ce moment qui décisivement fait basculer tout le désir humain dans la médiatisation par le désir de l’autre … », • - « … toute notre expérience s’oppose pour autant qu’elle nous détourne de concevoir le moi comme centré sur le système perception-conscience… » • Je poursuis, « … la psychanalyse seule reconnaît ce nœud de servitude imaginaire ». Résumons le propos : l’image spéculaire comme lieu du moi (imaginaire), la nécessité d’un autre, au sens d’autrui (le regard de la mère) pour asseoir une matrice symbolique (incidence de l’Autre), une dialectique de l’identification à l’autre (ce qui sera plus tard appelé par Lacan connaissance paranoïaque du sujet). Retenons avec un intérêt tout particulier les deux temps du dispositif : premier temps avec prévalence du visuel (précipitation dans la forme), deuxième temps avec une reprise par la parole de l’intégrité de l’identité. Le langage seul lui restitue son intégrité de par sa capacité à nommer. Nous trouvons aussi là les prémisses nécessaires à ce qui constituera un peu plus tard la triade lacanienne : R,S,I, pour désigner les registres suivants : réel, symbolique, imaginaire. Notons qu’il manque encore à ce stade de pouvoir y situer précisément le Réel. C’est ce qui sera effectué par J.Lacan quelques années plus tard, en 1962/1963, lors du séminaire sur l’angoisse avec l’apparition systématique de ce que Lacan revendiquera comme sa seule invention nommément l’objet petit a noté dorénavant (a).
  • 6. Dans le dispositif de Bouasse repris par Lacan, dit schéma optique dans les Ecrits ( p : 673), l’image du corps notée i(a) n’est appréhendable que dans un espace virtuel noté lui i’(a). Rappelons que dans le séminaire sur l’angoisse ce point noté i(a) sera équivalent à (– phi ) qui désigne le manque phallique venant marquer le non-représentable. Cet espace virtuel est donc ce qui constitue le lieu des formations imaginaires. Il faut souligner que le statut du regard est ici déterminant selon qu’il est neutralisé, c’est à dire inscrit dans l’ordre du refoulement ou non car je ne peux pas me voir du point où je suis vu (c’est toute la recherche vaine du schizophrène face à un miroir qui consiste à tenter désespérément de saisir le point d’où il se voit). Ce qui s’échange en l’occurrence et qui permet que se précipite la reconnaissance de l’image c’est le regard mais il est alors réduit à la modalité d’objet le plus évanouissant. Ce qu’il nous importe de retenir c’est en quoi l’identification de cette marque, identification spéculaire qui inscrit l’image sous la marque du symbole (en clair la mère qui nomme l’enfant) est impliquée dans la reconnaissance car cela concerne directement le problème de l’image du corps, dans sa consistance ou au contraire dans son possible délitement. Les syndromes psychotiques de fausse reconnaissance montrent clairement comment le regard (en tant qu’objet (a)) peut s’émanciper et venir s’autonomiser au premier plan. La malade du cas princeps du syndrome de Fregoli repère comment les insignes du regard sont passés du côté de celle qui est nommée Robine-Fregoli, la patiente se trouvant elle par voie de conséquence rapidement persécutée par des actes imposés (« insigne » est un terme utilisé par Lacan dans l’article « L’agressivité en psychanalyse », article qui d’ailleurs fait suite à celui sur le stade du miroir dans les Ecrits). Le travail de S.Thibierge, particulièrement dans son ouvrage intitulé « Le nom, l’image, l’objet, image du corps et reconnaissance » vient expliciter avec précision cette nécessaire mais précaire construction qui se voit malmenée dans les troubles de l’identité car à un nom ne correspond plus une image univoque et ce nom ou cette image ne renvoient pas non plus à un objet univoque dans la réalité. A ce stade de mon propos il est plus que temps de revenir sur la particularité de l’abord de la pulsion dans la théorie lacanienne. Mais rappelons avant tout le socle des positions freudiennes sur cette question. Pour Freud la pulsion est un concept limite entre le somatique et le psychique puisque c’est cette position frontière qui la définit le mieux. « Le concept de pulsion nous apparaît comme un concept limite entre le
  • 7. psychique et le somatique, comme le représentant psychique d’une source continue d’excitation provenant de l’intérieur de l’organisme et parvenant au psychisme », ( Pulsions et destin des pulsions, en D. Trieb und Triebschicksäle). Freud organise les pulsions à partir des orifices du corps même s’il pourra dire que toute partie du corps, toute partie de la surface du corps, peut potentiellement faire office de zone érogène. En partant des orifices du corps c’est de cette manière qu’il pourra dégager les différents stades : stade oral, stade anal, stade génital. Pour Lacan, il s’agira de reprendre cette question des pulsions, notamment dans le séminaire de 1973, « les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », où il va radicaliser cette idée d’une partialisation de la pulsion, d’une dérive de la pulsion, ajoutant au passage à la liste freudienne classique deux modalités pulsionnelles qui ne sont pas de moindre importance pour notre exposé puisqu’il s’agit du regard et de la voix qu’il nommera pulsion scopique et pulsion ontique. Concernant notre sujet, c’est bien évidemment ces deux zones orificielles et leurs objets (a) spécifiques, le regard et la voix, qui nous intéressent le plus. Lacan a souligné le caractère partiel de la pulsion ainsi que son inachèvement. Il décrira un circuit pulsionnel qui fonctionne en boucle, il fait le tour de l’objet et rate son but, ce qui en permet la relance. Cet inachèvement incite Lacan à inscrire là l’origine du morcellement corporel qui est fondamental chez le sujet et rend caduque le leurre que peut constituer l’idée d’un stade génital unifiant tel qu’il fût prôné par les post- freudiens des années cinquante par exemple. En ce point de mon exposé, je ne peux pas faire l’impasse sur le texte unique mais d’une richesse clinique extraordinaire qui fût mis au travail tant par Freud que par Lacan. Je fais ici référence au texte du président Schreber « Autobiographie d’un cas de paranoïa » que l’on trouve dans l’ouvrage «Les cinq psychanalyses » et aussi dans le séminaire que Lacan lui a consacré en 55/56 sous le titre « Les structures freudiennes des psychoses ». Sans reprendre le cas dans le détail je vais tenter d’en extraire les lignes de force qui peuvent alimenter notre réflexion. Dans l’évolution de ce cas, c’est à dire précisément dans l’évolution de la maladie, étendue sur plusieurs années, on peut repérer à la fois d’un côté la prégnance de la décomposition de l’imaginaire et de l’autre la tentative de reconstruction symbolique qui se trouvent être mise en œuvre pour Schreber. Plus précisément, on peut aussi saisir comment pour Schreber à partir du moment où « une parole imposée » (ah ! qu’il serait bon d’être une femme subissant
  • 8. l’accouplement ... etc …) va venir constituer ce que Lacan, à la suite de De Clérambault, va appeler un «phénomène élémentaire », c’est à dire le moment possible d’une entrée dans la psychose. Lacan souligne de manière explicite comment pour D.Paul Schreber une véritable décomposition de son image, puis une dérégulation de ses fonctions organiques vont surgir. Le texte de D.Paul Schreber lui-même nous indique en détail la présence de tout ces phénomènes : sentiment de double, perte de la visagéïté quant à sa particularité identitaire dans le miroir, déspécification pulsionnelle (terme introduit par M.Czermak indiquant comment un orifice du corps peut venir se substituer à un autre pour remplir une fonction et ce de manière inadéquate sur le plan physiologique bien évidemment). Il va falloir que D.Paul Schreber se réinvente une nouvelle langue, une langue personnelle en somme, pour reconstruire un monde, même plus précisément une conception du monde, par l’entremise d’un délire, pour aboutir à un rééquilibrage précaire et non définitif du côté de la voix. En termes lacaniens on évoquera la mise en place d’une nouvelle modalité, Lacan dira « nodalité », en faisant référence aux nœuds borroméens. Soit un nouage des trois ronds de R –S-I (réel, symbolique, imaginaire) où l’écrit du délire peut être considéré comme ce que Lacan appelle un « synthome » c’est à dire un quatrième rond venant provisoirement relier les trois autres. Rappelons que c’est dans le séminaire du même nom « Le synthome » (75/76) que Lacan, commentant l’écriture de l’écrivain James Joyce, avance cette hypothèse d’une suppléance possible que peut constituer la production écrite dans un cas de psychose. C’est en effet le recours à la topologie, avec ce qu’elle permet de prendre en compte une nouvelle modalité de l’espace, qui serait donc non plus euclidienne, c’est à dire dans une représentation plane, mais dans une prise en compte du volume et de ses trois dimensions dans l’espace, qui peut nous aider à mieux saisir ces phénomènes de déspécification pulsionnelle qu’ils soient de nature externe ou interne. Externe, telle que pourrait être considérée l’approche de ces nouveaux dispositifs technologiques qui envahissent notre vie quotidienne en tant que protubérance du corps, protubérances substitutives de certaines fonctions, ou protubérances des orifices pulsionnels. Interne, tel que la clinique lacanienne peut maintenant l’appréhender dans l’explication des phénomènes paroxystiques, qualifié parfois de « délire d’organe » tel que nous le démontre le tableau de l’hypocondrie dans sa phase extrême classiquement répertorié sous l’appellation « syndrome de
  • 9. Cotard ». Cette distinction interne/externe n’a d’ailleurs pas vraiment de valeur dans le cadre de l’approche topologique, ce que démontre la médecine moderne (remplacement d’organe, échange de tissus ou d’organes, machines ou prothèses externes se substituant à une fonction précise, locomotion, rénale, cardiaque, etc ...). Rappelons que c’est dans la leçon du 26/03/69 lors de son séminaire intitulé : « D’un Autre à l’autre », que Lacan suggéra, et ce sera la seule fois, la correspondance de quatre types de surfaces topologiques au même nombre de variétés d’objet (a), (pour rappel :oral, anal, scopique, ontique) soit respectivement : la sphère, le tore, le cross-cap et la bouteille de Klein. Par delà ces rappels à minima mais qui exigeraient de complexes explications, quelques souvenirs plus prosaïques. A la fin du XIX° siècle, il était encore possible de rencontrer des Indiens d’Amérique du Nord qui à la simple vue d’une photographie d’un être connu mais géographiquement distant manifestaient les signes de la plus grande terreur. De même en 1895, précisément au moment des balbutiements du cinéma, encore muet, les frères Auguste et Louis Lumière lors de la première projection de leur film, devant un public marseillais, film ayant pour titre : « L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat » furent plus que surpris de voir bon nombre de spectateurs prendre la fuite avec un sentiment d’effroi extrême lorsqu’ils virent, sur l’écran, la locomotive s’approcher du quai. De même, il n’était pas rare dans les années cinquante d’observer avec étonnement de vieilles personnes (arrière-grand mère, grand oncle ou autres aïeux) s’appliquer à répondre poliment au présentateur qui s’adressait à eux, sous la forme d’un « Bonsoir Monsieur » ou « Bonsoir Madame » avec une égale déférence. Pour conclure, tentons l’évocation rapide d’une situation clinique. Il ‘agit d’un enfant suivi durant plusieurs années en psychothérapie au motif de troubles que l’on qualifierait actuellement volontiers sous ce vocable barbare de TDAH. Agé de 4/6 ans ce garçon, agité sur le plan moteur, présentait surtout une grande difficulté à se trouver une place symbolique pas trop fluctuante au lieu dit des signifiants parentaux et de ce fait difficilement cernable pour lui. La mise au travail évidente de cet enfant qui
  • 10. accéda progressivement et avec intérêt à la représentation graphique précisa l’enjeu des troubles. En effet, de manière répétitive il dessinait une maison parfaite sur le plan de la construction géométrique mais systématiquement envahie à l’intérieur, par la représentation de toute une machinerie (tuyauterie et autres circuits énergétiques) qui finissait par s’autonomiser dans un fonctionnement sans fin et devenant, à l’évidence, de plus en plus angoissant au fil de la séance. Seule la mise en jeu de son propre corps, matérialisée par un mouvement de précipitation vers les toilettes, pouvait corporellement, par ce qui pourrait se nommer une mise en acte pulsionnelle, soulager cet envahissement de la sphère visuelle, insuffisamment apaiser par l’expression verbale, sous la forme d’une exonération anale sans conteste de nature explosive. Exemple type d’un glissement (dérive de la pulsion) vers une possibilité de voir surgir une déspécification pulsionnelle systématique. Aussi c’est par l’accession progressive à une narration verbale, laquelle accompagnait déjà sa production graphique mais de façon par trop jaculatoire et au seul présent descriptif (ce que les anglais nomment « present perfect »), donc c’est par une narration d’un type plus structuré sur le plan aussi bien chronologique que mythologique pourrait-on dire, que ce jeune garçon s’engagea plus régulièrement dans la construction de ce que l’on peut repérer comme un récit. En effet, cette motricité bien que mise au service de l’expression graphique ne put s’apaiser que par une limitation de la jouissance dérégulée en l’accompagnant verbalement dans une narration prenant appui sur des figures symboliques de la mythologie à laquelle il fut sensible (les grecs avaient deux termes pour indiquer deux types de temporalité : mythos et chronos). On pourrait aussi évoquer ici la distinction classique qui est faite en linguistique entre diachronie et synchronie. Il serait trop long et peu utile à notre propos de rentrer dans les arcanes de la composition familiale qui bien sur n’étaient pas sans pouvoir trouver un écho avec les grands mythes (Chronos, Œdipe, Méduse, etc ...). Ce qu’il y a lieu de souligner c’est la notion d’immédiateté qui est inhérente à l’image si elle ne se trouve pas modulée par une verbalisation (titre, légende, commentaire, récit, histoire) qui l’inscrit sous l’égide d’une organisation symbolique qui peut être générée aussi bien par la langue elle- même en ses particularités structurales que par le socle culturel et familial posé sur une base tout autant structurée. Pour finir, même si tout un travail reste à faire, pour en démontrer le
  • 11. caractère systématique, on peut dire que les images nous parlent, et c’est d‘ailleurs tant mieux. Car c’est plutôt lorsqu’elles ne nous parlent plus, ou plus exactement lorsqu’elles ne nous racontent plus rien, qu’elles nous envahissent. Elles peuvent alors faire de nous des êtres plus parlés que parlants et c’est à ce moment là qu’il y a lieu de s’inquiéter. Bernard BRUTINAUD Bourges, Mars 2016
  • 12. • Bibliographie- • S.Freud, « Contribution à la conception des aphasies, Paris, PUF, 1983, • S.Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », in Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979, • - S.Freud, « Pulsions et destin des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Idées Gallimard, 1981, • - S.Freud, « Trois essais sur la théorie de la sexualité », Paris, Folio essais, 1985, • - S.Freud, « L’homme aux loups », in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975, • - S.Freud, « Un enfant est battu », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1978, • - S.Freud, « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa », in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975, • - J.Lacan, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité », Paris, Points, Seuil, 2000, • - J.Lacan, Les Ecrits, Paris, Seuil, 1966, • - J.Lacan, « Les psychoses », Paris, Champ freudien, Seuil, 1981, • - J.Lacan, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Paris, Champ freudien, Seuil, 1973, • - J.Lacan, « Le Sinthome », Paris, Champ freudien, Seuil, 2005, • - J.Lacan, « D’un Autre à l’autre », séminaire inédit, • - J.Lacan, « R ,S ,I », séminaire inédit, • - S.Thibierge, « Le nom, l’image, l’objet », (image du corps et reconnaissance), Paris, PUF, 2011, • - M.Czermak, « Patronymies » (considérations cliniques sur les psychoses), Erès, 2012, • - Marie-José Mondzain, «L’image peut-elle tuer ? », Paris, Bayard, 2002, • - Georges Didi-Huberman, « Ce que nous voyons, ce qui nous regarde », Paris, Minuit, 2014, ………………………..