SlideShare uma empresa Scribd logo
1 de 118
Baixar para ler offline
2
3 
Espoirs Déchus 
Roman 
Noufel bouzeboudja 
Edition Yehwa-yi 
2008
4 
Première Partie
5
6 
ⵣ 
‘Toi, tournée vers l’avenir, tu marches à reculons. La hardiesse ne te manque pas. Ton coeur en est rempli. Mais tu es prisonnière. Ta prison n’est pas faite de murs, ni de barreaux. Ta prison s’appelle: Passé. Le passé te tourmente. Il condamne ton présent, ton futur. Tu le vois ton futur ? Il est là! Là! Il arrive à grande enjambées. Tu ne peux pas le voir ? Car le passé domine encore tes esprits. Et pourtant, ‘demain est un nouveau jour’, m’avais-tu dit?’ Certes. Mais es-tu prête pour ce nouveau jour ? Es-tu prête pour ce ‘demain’ ?’ 
Des années passèrent, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui. Lui, l’être doux, délicat. Elle se rappelait de sa poitrine chaleureuse, accueillante. A elle, il réserva un amour sans conditions. Elle se souvenait des jeux qu’elle jouait avec lui. Elle se souvenait de ses yeux verts. Vert, la couleur de ses rêves. 
Tilelli avait toujours refusé la mort de son père. 
-Dieu l’a rappelé auprès de lui, lui disait Nanna Aysha. 
Mais cette excuse, incomprise en somme, lui était inconcevable. 
‘Comment est-ce que Dieu l’aurait rappelé auprès de lui? Ressassait-elle dans sa tête de petite fille à la recherche de son père, de vérité, de réconfort. ‘Que ferait un Dieu d’un être humain auprès de lui? Et pourquoi ? Pourquoi l’avait-on enveloppé dans ce tissu blanc ? Pourquoi l’avait-on mis sous la terre?’ 
Dans ses rêves innocents, patiemment, elle attendait le retour de son père. La nuit, naïvement, elle s’adressait à Dieu et le priait de faire vite revenir son père.
7 
Il était son unique appui. Son exemple de vie. Il l’emmenait partout avec lui. Il lui apportait du chocolat, des friandises, des jouets. 
Contrairement aux autres filles de Taddart, quand le moment de sa naissance survint, une fois qu’il sut que c’était une fille, son père obligea les femmes, présentes lors de l’accouchement, à faire entendre leurs youyous à tout le village. 
-Fille ou garçon, c’est le bon Dieu qui choisit! Disait-il. Et s’il n’y avait pas de femmes ? Dites-moi, hein ? S’écriait l’homme à chaque commentaire ou médisance. Au temps des vrais amazighs, les vrais amazighs! Les femmes gouvernaient et avaient un pouvoir sur les hommes. Dihya, Lalla Khedija, Fatma n Sumer… 
-Cette créature est ma fille, exposait-il. Elle est venue de mon sang, je dois la chérir, l’aimer, l’éduquer, et je serai fier d’elle. 
Tilelli trouvait en son père la joie. Et lui, il voyait en elle l’avenir. Son avenir à lui. Son avenir à elle. 
-Pourquoi s’était-il tué ? Pourquoi ? Demandait la Tilelli à sa mère. 
Hjila, sa mère, désarçonnée, ne faisait qu’observer les larmes de sa fille. Elle en versait aussi. Elle pleurait des larmes de regret. Elle pleurait l’épouvantable perte de celui qui était son mari. Elle pleurait une erreur qui l’avait suivie durant toute sa vie. Elle pleurait ce que Taddart ne lui avait jamais pardonné.
8 
ⵣ 
Ce fut un jour de grande chaleur. Le soleil était au zénith, quand Mezyan rentrait chez lui. Contrairement à ses habitudes, ce jour-là, il rentra plutôt que prévu. Etant un employé en ville, il partait très tôt le matin et ne rentrait qu’une fois le soleil se préparait à aller illuminer d’autres parties de la planète laissant Taddart dans le noir. 
Ce jour-là était une journée de grève. Une grève à laquelle le syndicat avait fait appel le jour même. 
‘Ne pouvait-il pas prévenir à l’avance ?’ S’indigna Mezyan devant le portail de l’usine. ‘Se réveiller à l’aube, marcher plus de cinq kilomètres pour me dire grève ?’ 
Il préféra alors retourner à Taddart, auprès de sa famille. 
Taddart, comme de coutume, était d’un accueil chaleureux. Des bonjours et des sourires fusaient de partout pour alléger les esprits en peine. Pour Mezyan, vivre dans une ville était impensable. Il aimait la terre, la verdure. Il aimait ses oliviers, ses figuiers, l’air frais et les balades dans la nature. A Taddart, un lien viscéral l’unissait. C’était sa vie, la vie de ses ancêtres. Il pouvait voir leurs silhouettes rôder sur les montagnes et les plaines. Il pouvait entendre le chuchotement de leurs sagesses. Il pouvait sentir leur présence. Et la terre ne se quitte pas d’un coup de tête. A ces terres, l’honneur des hommes est collé. Dans ces terres, l’honneur des hommes est planté à coup de sueur, de sang et de pleurs. Et cet honneur devrait être préservé à coups de sueur et de sang, s’il le faut. 
Quitter la terre de ses ancêtres était conçu comme une trahison suprême. 
Tilelli n’avait que cinq petites années. Elle avait, comme toujours, les cheveux bien coiffés et la robe pleine de couleurs. Elle était gracieuse. Belle et sage. On l’enviait. On enviait à sa
9 
mère avoir enfanté une telle créature. De peur du mauvais oeil, sa mère, Hjila, l'emmenait souvent au derviche de Taddart, Bokhous, qui lui formulait des talismans et des amulettes qu’elle mettait autour de son cou.
10 
ⵣ 
A même le sol, elle avait construit tout un domaine à sa petite poupée. Des cailloux, des bouts de tissu, une table minuscule et beaucoup de fleurs qu’elle lui avait cueilli des champs voisins. Toute gaie, elle jouait et se faisait sa petite joie. Elle mettait sa poupée dans des mises en scène, rêvait, parlait à ses joujoux, les embrassait quelques fois et les battait d'autres. Dans son petit domaine, il y avait une petite famille: un père, une mère et une fille. Tout comme la sienne, en fait. Chaque membre avait un rôle à jouer, tout comme dans la vie, en fait. 
Subitement, Tilelli se retourna et vit une silhouette s’approcher. C’était Mezyan qui montait le sentier menant chez lui, chez eux. Elle se leva et, en sourire, courut à tire- d’aile à sa rencontre. Elle bondit entre ses bras. Mezyan la souleva et l’embrassa, puis la remit sur pieds. 
-Regarde ce que je t’ai ramené, lui dit-il en lui tendant un paquet de chocolat. 
Aussitôt, Mezyan, prenant la main de sa fille, continua son chemin. Tilelli ne marcha que quelques à ses côtés puisqu’elle décida de retourner à ses jouets. 
-Où est ta mère? Demanda Mezyan en se retournant. 
-Elle est à la maison avec oncle Omar, répondit-elle. Elle m'a renvoyée. Elle m’a dit d’aller jouer dehors. 
‘Omar? S’étonna Mezyan. Qu'est-ce qu'il fait chez moi à cette heure-ci ? Se demanda l’homme intrigué. 
Le doute et le souci s'entremêlèrent. La confusion gagna l’esprit de Mezyan. Qu'est-ce que son frère faisait chez-lui à cette heure-là ? Vint-il seul ou avec sa femme ? 
‘Non...Non...ce n'est pas vrai ! Mais pourquoi Tilelli joue-t- elle dehors ?’ 
Des soupçons et de mauvaises pensées s’érigèrent dans l’esprit de l’homme qui essuya son front. Il essaya de les chasser. Elles surgirent de nouveau.
11 
A pas lents et fragiles, il enjamba les quelques mètres qui le séparaient de la porte principale. Discrètement, à pas de voleur, il glissa dans la cour de sa propre maison. 
‘Tilelli a l’habitude de jouer ici,’ pensa-t-il. 
Il entendit des voix. Il avança encore, tendant l’oreille et suivit la direction d’où ces voix-là venaient. Des gémissements ! Il était sûr que c’était des gémissements. 
‘Hjila est tombée malade ?’ Pensa-t-il. 
‘Arrête de faire l’idiot, se dit-il à lui-même. Rends-toi à l’évidence.’ 
Les gémissements ne cessaient pas. Ils étaient ceux du plaisir. Ceux de la jouissance, pas ceux de la douleur et de la peine. Ces gémissements-là n'étaient autres que ceux d'un homme et d'une femme en plein ébats. Hjila et Omar haletaient et ahanaient de désir. 
‘Pourquoi pendant nos coucheries elle ne gémissait pas ainsi ?’ Se tortura Mezyan qui trouva réponse à toutes les questions qu’il se posait. La réponse, précise et unique, n’était autre que : Adultère. Sa femme le trompait avec un homme. Sa femme le trompait avec son propre frère. Inceste ! 
‘Elle ose me faire ça ? Se dit-il. Ils osent me faire ça à moi ? Omar… Hjila…’ 
Mezyan avait grande confiance en Omar. Il croyait que pendant son absence, il serait l'homme de la maison car ils étaient frères et voisins aussi. Il pensait que c'était lui qui éloignerait le danger qui aurait menacé leurs demeures. Que c'était lui qui préserverait l'honneur de la famille. Mais, ce jour-là, l’innommable eut lieu. Et Mezyan l’avait constaté. Omar avait souillé l’honneur de la famille, sa propre famille. 
La gorge serrée, il les avait entendus. N'était-ce pas là une preuve de déshonneur ? Avait-il besoin de d'autres preuves ? Pourquoi faire ? Avait-il besoin de les regarder avec ses propres yeux ? Il les imaginait déjà, l’un sur l'autre à prendre plaisir. Il les imaginait allongés sur le lit, le sien...leur lit conjugal. Le lit sur lequel il partageait ses nuits avec la
12 
même femme qui le partageait, à cet instant-là, avec un autre homme, son propre frère! 
‘Omar!’ Mijota Mezyan avec amertume. 
Il les entendait encore. 
‘Comment a-t-il osé…? Se demanda l'homme. Et sa femme à lui? Il la trompe aussi ! Et ses enfants ? Il les trompe aussi. Tous. Comment ose-t-il le faire? Et où ? Chez-moi !’ Ressassa Mezyan furibond et rouge de colère et de chaleur. ‘Chez son frère. Avec ma femme,’ se dit-il serrant les poings. 
Les yeux de Mezyan se remplirent de larmes. Mais pas une larme, aucune, ne leur échappa. Il essaya de chasser la confusion de son cerveau usé par tant de chambardement. Sa tête s’alourdit et subitement, tout devint noir. Il ne voyait plus rien. 
‘Que cette terre s’ouvre et m’engloutisse!’ Se répéta-t-il. 
‘Qui est coupable ? Omar ? Hjila ? Omar ! Non. C'est elle !’ C'est Hjila! Elle est coupable. Elle m'a déshonoré. C'est elle qui devait conserver l'honneur de la maison pendant mon absence. Elle a voulu ce qu'elle fait, sinon, elle aurait su comment se débarrasser de ce salaud de...s’il l'avait provoquée, ou avait essayé de l'agresser. Elle aurait su. Elle...aurait crié...et les voisins se seraient accourus à son secours. Elle se serait débrouillée n'importe comment pour préserver mon honneur. Notre honneur.’ 
Accablé de tant de douleur, il fit quelques pas. Il allait sortir mais ces jambes le trahirent de nouveau. Il se sentait faible. Brisé. 
‘Que faire maintenant ?’ S’interrogea l'homme. Il regarda ses mains. Incapacité. Il les porta à son visage, essuya la sueur qui perlait sur son front. Il se couvrit les yeux avec les mains. 
‘Le fusil!’ Pensa-t-il. ‘Mais… Tilelli…’ 
Il sortit de la cour et derrière lui les gémissements se perdirent petit à petit. Il voulut les voir. Voir sa femme entre les bras
13 
d'un autre homme ou sous le corps d’un autre homme. Voir son frère jouir de sa femme. 
Une fois dehors, il se dirigea vers la fenêtre de sa chambre. Tilelli ne le vit pas sortir. Il arriva enfin. Il s’approcha des bordures de la fenêtre barreaudée. Il essaya de voir à travers les ouvertures des persiennes. Il vit leurs silhouettes. Il s’approcha encore. Oui, il les voyait. Hjila était nue. Totalement nue. Il voyait ce corps mouvoir sans gêne, sans arrêt. Ils étaient collés l’un à l’autre. Omar la labourait et elle, les yeux fermés, elle prenait plaisir. 
‘N’est-ce pas de ce même sein que Tilelli, notre fille’...Mezyan hésita un instant...‘Nôtre’ dis-je ?’ 
Un doute troublant saisît son esprit. ‘Tilelli!’ Se répéta-t-il. ‘Est-ce possible ? Non, elle est bel et bien ma fille!’ Se dit-il. ‘C'est ma fille ! C’est ma fille ! Non...noo...’ 
Mezyan s’agita davantage. Incontinent, il s'effondra tel un vieil arbre sous le poids de son doute. Il se laissa crouler, appuyant son dos contre le mur. Sur le sol, il se recroquevilla tenant sa tête dans ses mains. 
‘Pourquoi moi ? Pourquoi ma femme ? Pourquoi, mon Dieu ?’ 
Il chercha d’autres réponses à ses questions. 
Envers sa femme, il était toujours juste. Il n’avait jamais manqué à son devoir d'homme. Il faisait tout pour la satisfaire. A la maison rien ne manquait. Au lit, elle était heureuse. Mais jamais ne l’avait-elle entendu gémir et prendre plaisir comme elle le faisait à cet instant-là avec Omar. Simulait-elle ? 
La mémoire de Mezyan s’ébranla. Lounja. Il la revit. Ses yeux noirs, son front large, ses cheveux noirs qui couvraient son dos jusqu’aux hanches, ses lèvres pulpeuses. Lounja était son premier amour. Elle fut mariée, de force, à Majid. Madjid était le cousin de Mezyan. 
‘Est-ce possible que dieu voudrait me faire payer ça?’ Pensa-t- il. 
Lounja aimait Mezyan. Mais les choses ne tournèrent pas comme ils voulurent. Le père de celle-ci, par avidité, l'obligea à épouser Majid.
14 
Nonobstant, l’amour que Lounja et Mezyan se vouaient ne cessa pas. Ils l’entretinrent en secret pendant un certain temps. 
Ce jour-là, Majid était absent. Mezyan et Lounja convinrent de se voir. Lounja ouvrit la fenêtre, Mezyan entra. Une fois leurs désirs assouvis, Mezyan sortit. Ils avaient fait ça encore quelques fois, avant que Mezyan, tourmenté par les remords, coupât tout contact avec Lounja. Majid n'avait rien su et Hjila, sa femme, non plus. 
Ces souvenirs étaient suffisants pour que Mezyan collectât quelques forces pour se lever. Il se leva. Blessé, il s’achemina vers la petite écurie derrière la maison. Il farfouilla dans un carton. Facilement, il retrouva ce qu'il cherchait. Il le prit. 
‘Ce n'est pas eux. C’est moi, se persuada-t-il soudain. C’est moi le responsable de mon propre déshonneur.’ 
Un torrent d'images et de pensées traversa l'esprit de l'homme. Une guerre s'est déclarée en lui. Elle semblait sans fin. Il tressaillait. Il sentît un frisson froid monter le long de son échine. 
Il prit la corde et la dissimula sous son manteau, puis, il emprunta nulle part pour destination. Il voulait marcher, s’éloigner de cette maison qui était devenue tombeau de ses joies, tombeau de son bonheur. Un bonheur qui devint brusquement faux. 
Il marchait. Tilelli, occupée, ne remarqua pas son père. 
‘Plutôt la mort que la souillure,’ se rappela Mezyan des mots de Shikh Amellal. 
Il décida cependant de rendre visite au Shikh. 
Shikh Amellal était le doyen de Taddart. La dureté de la vie lui fut inspiratrice d’une sagesse écoutée et respectée par ses pairs. On l’appelait Shikh Amellal car il avait la barbe, les cheveux et le burnous blancs. Blanc comme la neige du Djurdjura qu’il contemplait chaque jour de sous les branches de son caroubier plusieurs fois centenaire. Shikh Amellal vivait avec son fils. Sa femme lui avait donné deux fils. L’ainé fut mort pour ce qu’on appelait la cause nationale. Ce fut son
15 
père qui lui lut la fatiha et lui ferma les yeux. La mort de sa femme n’affecta pas Shikh comme l’avait affecté celle de son fils. 
Le vieil homme passait tout son temps sous ce caroubier- là. Sous son caroubier, Shikh vivait, plus qu’autre chose, son passé. Toutefois, il n’était pas toujours seul. Quelques autres vieux venaient s’asseoir à ses côtés. Et quand un villageois voulait un conseil, il ou elle savait où le trouver. On le consultait en cas de conflits entre familles, entre frères, entre voisins. 
Mezyan était en route vers Takharruvt. Le ciel était clair. Au loin, on entendait une chouette hululer. 
Tôt le matin, en se rendant au travail, Mezyan trouvait Shikh, enveloppé de son burnous, sous le grand arbre. Shikh, dès que sa prière de l’aube accomplie, se rendit à son caroubier à quelques pas de la petite mosquée qui abritait les quelques vieux du village. Il était rare de voir les jeunes prier. 
-Que dieu te maudisse, oiseau de malheur, dit Shikh Amellal à la chouette qui hululait encore. 
Contrairement à Amar U Khuni, l’ancien muezzin, remplacé par Shikh d’ailleurs, Shikh était un homme aux bons présages. Sa bouche était douceâtre et, surtout, pleine de proverbes et de poèmes. 
-Bonjour, Shikh ! Fit Mezyan une fois arrivé devant le caroubier. 
-La maison est amère? Rétorqua le vieux s’étonnant du retour précipité de l’homme. 
Mezyan lâcha un soupir et dit, ‘Si seulement tu savais ?’ 
Shikh ne regardait pas Mezyan. So regard fixait les cimes des montagnes encore couverte de neige. 
-Viens t’asseoir un peu, l’invita le vieil homme. Tu me sembles préoccupé, mon fils. 
Mezyan s’assit. Shikh pensa, ‘la rumeur a probablement caressé son oreille. Les a-t-il surpris ?’ 
-Shikh! Lui dit Mezyan enfin. Je voudrais te poser une question.
16 
Mezyan savait déjà ce que la bouche de Shikh Amellal allait prononcer. 
-Sème, le brusqua le vieil homme. 
Mezyan, à la vue de deux hommes qui passaient par là, marqua une pause. Ils saluèrent Shikh mais ne daignèrent même pas regarde son compagnon. Depuis quelques jours, Mezyan avait remarqué que l’attitude des gens avait changé envers lui. Mais il ne savait pas pourquoi. Son travail le tenait éloigné des événements qui avaient lieu à Taddart. Les fréquentations devinrent rares. Désormais, ayant constaté son déshonneur de ses propres yeux, il comprit mieux pourquoi les deux hommes ne l’eurent pas salué. Il comprit mieux pourquoi ses cousins ne le visitaient point depuis quelques semaines. Même pas leurs femmes. Il comprit pourquoi à Tajmaat, après ses arrivées, souvent lors des fins de la semaine, la majorité des gens décampait. Et ceux qui restaient lui adressaient la parole bizarrement, à la limite du mépris. Il comprit le regard des gens hypocritement indifférents. La rumeur avait parcouru tout le village. Les bouches se la racontèrent sans satiété. Les oreilles, avec avidité, l’entendirent et les coeurs, rancuniers, la gardèrent. Quelqu’un avait découvert l’horreur, sauf que l’amant était méconnu. On disait qu’il se voilait, qu’il passait par la fenêtre, et…et… 
Sans s’en apercevoir, Omar et Hjila poursuivaient leur aventure. Jusque-là, Omar était à l’abri et Mezyan absent. 
-Shikh, dit l’homme, quand un homme perd sa dignité… 
Mezyan ne pouvait prononcer aucun mot de plus. 
Shikh, couperet attendu, prononça son verdict : 
-Plutôt la mort, dit-il entre ses dents, que la souillure. 
‘La mort !’ Se répéta Mezyan. 
De quelle mort s’agissait-il ? Pourquoi est-ce que l’honneur est aussi important qu’une vie humaine? Qui devrait mourir ? Comment se fait-il que l’honneur d’un homme soit dans le corps d’une femme ? Pourquoi est-ce que le corps d’une femme soit l’honneur de toute la famille, de toute la tribu ?
17 
Pourquoi, depuis on ne sait quand, la honte se conjugue-t-elle à la femme ? Pourquoi limite-t-on la femme à son corps ? N’est-elle pas, à Taddart comme dans tous les autres villages et villes, le pilier principal d’une maison, comme le proverbe le dit ? Ne travaille-t-elle pas dehors comme à la maison ? 
Mezyan se leva, resta immobile durant un bon moment. Il regarda au loin. Que regardait-il ? Que voyait-il ? Soudain, il se mit à marcher. Shikh le suivit des yeux. Il le regarda s’éloigner, sans lui laisser un au-revoir derrière, sans lui adresser un regard. Mezyan était ailleurs. Loin. 
‘Mais où va-t-il comme ça ?’ Se demanda Shikh qui pensait que Mezyan allait ou devrait retourner chez lui. 
Shikh, lorsque Mezyan l’eut interrogé, croyait que ce dernier ferait le nécessaire pour laver son honneur. Il se contenta alors d’une phrase. Sans plus. Avait Mezyan besoin d’une explication ? Il avait tout vu. Mais, lourd était ce que Mezyan trainait. Tout d’un coup, il ne savait plus si sa fille était vraiment sa fille. Et ce remord qui surgit, il le submergeait de peine. Shikh, suivant Mezyan des yeux, fut secoué. Sa placidité et son assurance avaient subitement lâché. 
Mezyan était absorbé par tant de pensées, de souvenirs, d’images. 
-Prends soin de tes frères et de tes soeurs, lui avait son père dit sur son ultime couche. Prends soin de la maison et des terres. 
Les mots de son père résonnaient dans son cerveau à cet instant-là comme une litanie tonitruante. Préserver…hériter… honneur… la famille… la terre… les oliveraies… 
L’amertume l’avait déjà saisi. L’amertume ébranle la mémoire, accable le coeur. 
Mezyan marchait le long du sentier en toute sérénité, cette fois. Il avait fait son examen de conscience et dans son for intérieur, une décision était prise. 
Au loin, il vit quelqu’un s’approcher. Un âne. Sur l’âne, il vit son cousin Moqran. Celui-ci maugréait quelque chose.
18 
-Bonjour Moqran! Hasarda Mezyan, comme pour trouver une consolation ou un soutien quiconque qui pouvait l’arracher au cauchemar qu’il vivait. 
Moqran ne proféra aucune parole. Il ne le regarda même pas. Son visage affichait une rage absurde et un dégoût inégal. ‘Errr ! Errr !’ Il pressa sa monture. Il voulut s’éloigner de ce fils de malheur. 
Furieux, Mezyan cria quelque chose et courut devant l’âne qu’il saisit par la lanière. La bête, effrayée, agita la tête et le cou de bas en haut, puis s’arrêta net en soufflant. Mezyan regarda son cousin qui, avec acharnement et haine, lui cracha au visage. Il fixa les yeux de son cousin avec morgue. Mezyan ne s’attendait pas à tant de haine. Il voulait juste un regard bienveillant, il voulait juste trouver un soutien, une parole consolatrice. Machinalement, il lâcha la lanière. 
-Tu n’es pas un homme ! Lui cracha de nouveau Moqran. Va te raser la moustache! Vous avez souillé l’honneur de toute la famille ta femme et toi! 
Mezyan, immobile, dévisageait les lèvres en mouvement de son cousin. Il n’entendait que l’écho vague de cette voix qui l’admonestait. Il avait tout compris. 
-Errrr ! Errr ! Ordonna Moqran sa bête. 
Mezyan s’écarta. Il essuya finalement les crachats sur son visage. 
Tawrirt n Shwaten, ‘La Colline des Diables’ n’était pas loin de Taddart. C’était là où se trouvaient les oliveraies de la famille. Mais qu’allait Mezyan faire là-bas ? Cet endroit était son préféré quand il était gamin. Lui, son frère Omar et quelques cousins s’y rendaient là-bas chaque jour pour jouer. Tajmaat, l’assemblée ou la cour principale du village, leur était parfois interdite. Ils étaient souvent chassés par les adultes. Pourquoi ? De peur que ces derniers reproduiraient, indiscrètement ou malencontreusement, leurs discussions à la maison. Surtout quand ces discussions tournaient autour des filles et des atouts charnels dont la nature les avait dotées.
19 
Mezyan et Omar aimaient aller à cette colline-là. Ils aimaient tellement grimper sur ‘Tazemmurt-nnegh’, ‘Notre Olivier’, le surnommèrent-ils. Ils prenaient place, chacun sur son tronc. Ils chantaient, parlaient, et de temps à autre, sautaient d’un tronc à un autre, tels deux petits singes exultés. Quand le printemps arrivait, ils cherchaient des nids d’oiseaux. 
Personne n’était autorisé à grimper sur leur olivier. Les deux frères faisaient une bonne, solide et, surtout, redoutable équipe. Une fois grandis, l’arbre ne leur servait que pour la cueillette des olives. 
Mezyan s’arrêta, regarda l’arbre. 
-Es-tu prêt à me consoler pour une dernière fois ? Lui dit Mezyan en retenant ses larmes. 
Il posa son burnous au pied de l’arbre. Des images l’envahirent. Omar, ses cousins, les enfants de Taddart. Son père sur l’arbre secouant les branches pour que les grains tombent et soient cueillis par sa mère qu’ils, Omar et lui, accompagnait souvent. Il huma le café que buvait son père sous l’arbre. Il entendit des voix de l’enfance joyeuse. Des cris, des rires, des appels. Mais à cet instant-là, la peine rendait les mémoires amères, douloureuses. 
Mezyan prit la corde qu’il avait mise sous son manteau. Machinalement, il prit un bout de la corde et fit un noeud. Il attacha l’autre bout à l’olivier. Il l’attacha juste au tronc sur lequel Omar prenait place autrefois. Il chercha une pierre. Il ne trouva pas. A quelques mètres, il vit un petit bout de tronc d’arbre abandonné. Il le prit et le calla juste au-dessous du noeud. Il n’attendit pas. Attendre quoi en fait? Il mit le noeud autour de son cou. Une vague de froid, suivie de sueur, l’envahit lorsque la corde eut touché sa chair. Mezyan monta sur le tronc. 
-Mon Dieu, pardonne-moi! Prononça-t-il. 
‘Non. Je ne renoncerai pas,’ pensa-t-il frémissant. ‘Non…non…’ 
A l’aide de ses pieds, il poussa le tronc qui roula quelques mètres au loin. Instantanément, son corps chuta et se suspendit
20 
à la corde, les pieds flottant dans le vide. Son visage rougissait. Mezyan voulut crier. Il ne pouvait plus respirer. La corde le serrait. Violemment. Il étouffait. Frénétique, ses pieds s’agitaient, dans le vide. 
‘Tilelli…ma fille…’ pensa-t-il. 
Tilelli lui apparut. Elle courait, joyeuse, autour de l’arbre. 
‘Oui, ma fille. Souris-moi.’ 
Et soudain, il se libéra. La prit entre ses bras, la souleva, la déposa et lui donna enfin un paquet de chocolat. 
La corde l’étouffait de plus belle. Les veines de son cou, sa nuque, son visage, s’enflaient et du sang affluait vers ses yeux. 
Tilelli disparut. Il ne voyait plus rien. Noir. Un sentiment de remords s’installa en lui. Le remords l’accabla d’un coup. 
‘Tilelli…Til…’ insista-t-il, ‘pardonne-moi! Par…moi…ma…’ 
La mort le secoua une dernière fois. Grands, elle lui ouvrit les yeux. La mort s’empara de sa chair. Son âme vola haut et rejoignit les cieux. 
L’honneur était plus fort que la vie et la mort plus forte que la vie. 
Et cet oiseau de malheur ! Venait-il rire du sort des hommes? Quel chant odieux chantait-il ! Les corbeaux n’allaient pas tarder à lui emboiter le pas. Et derrière les arbres, apparut, à pas traitres, un loup, puis un autre, puis d’autres. L’odeur de la mort attire les charognards. Un hurlement strident s’éleva au loin. Les loups engagèrent leur course vers le cadavre. 
Le soleil ne tardait pas pour aller éclairer l’ailleurs et la nuit allait léguer son obscurité à la Colline des Diables. Les corbeaux hésitaient. Et soudain, ils battirent des ailes. Quelqu’un s’approchait. Il était sur un mulet, le fusil à l’épaule. Le Garde-champêtre. Il retournait chez lui comme à son accoutumée. Son mulet dandinait et berçait l’homme qui fredonnait quelque chant. Il vit…un homme pendu. 
‘Par sept foudres! Se terrifia-t-il quand il vit un homme pendu à un arbre. ‘Mais…Mezyan!’ Le reconnut-il.
21 
Derrière les arbres, les loups guettaient les mouvements du garde. Il les aperçut. Sans retenue, il prit son fusil, tira deux coups dans l’air. Pris de panique, les loups disparurent aussitôt. Les corbeaux s’éloignèrent un instant mais revinrent. Le garde, paniqué et horrifié, ordonna à sa bête d’avancer. Il fallait annoncer la nouvelle à toute Taddart. Taddart avait entendu ses coups de feu. Ce n’était pas encore la saison pour chasser. Et puis, les coups étaient très proches. 
-Du côté de la Colline des Diables ! S’exclamèrent certains. Sans attendre, une délégation se forma pour aller inspecter les lieux. Sur le chemin, ils croisèrent le Garde-Champêtre sur son mulet en pleine course. 
-Mes frères ! Mes frères ! Rugit-il. Mezyan est mort. 
Les hommes de la délégation se regardèrent les uns les autres. 
‘Le Garde-Champêtre l’a-t-il tué ? Mais…’ 
-C’est toi qui l’as tué! L’intenta quelqu’un le regardant sur son mulet le fusil accroché à l’épaule. 
-Comment est-ce que c’est moi ? Se défendit-il. 
Les hommes le fixèrent d’un oeil accusateur. 
-Je l’ai trouvé pendu à un arbre, continua-t-il en leur racontant ce qu’il avait vu. A la fin, il les convia à le suivre et constater par eux-mêmes. 
-Les coups de feu étaient pour éloigner les loups, expliqua-t-il en conséquence. 
Tous se dirigèrent vers l’endroit où Mezyan, -ou bien le corps de Mezyan- était pendu. Ils le virent. Certains se s’étaient arrêtés médusés. 
Les loups et les corbeaux engagèrent l’hymne de la mort en choeur. 
-Mon Dieu ! 
-Il n’y a de Dieu qu’Allah! Nous sommes à Lui et à Lui nous retournerons! Furent certains en recueillement. 
Quelqu’un s’éloigna en course pour déverser son estomac derrière un arbre. Un filet de sang jaillissait de la bouche de Mezyan. Son visage virait vers le bleu. Les gorges serrées, les
22 
coeurs battants, les hommes avançaient quand même. Pas un mot. On n’entendait que les bruits désarçonnés qui parvenaient des naseaux du mulet qui quelques instants après porta le cadavre vers le village. 
La nouvelle de la mort de Mezyan arriva à Taddart bien avant son corps inerte. Et les hérauts la crièrent à tous les toits. La rumeur fit bon train. Et l’imagination fertile des oisifs du village trottaient de bouches à oreilles. La foire aux médisances stériles fut ouverte. 
On savait, tous, désormais que Hjila trompait son mari. On savait désormais que si Mezyan s’était donné la mort c’était bien à cause d’elle. 
‘Elle a tué son mari. Point final.’ 
Taddart fut attristée, désolée. Les suicides étaient rares. Dans ces montagnes où la vie était dure, on tenait à la vie avec ténacité et chaque instant de bonheur était doublé de joie. 
Sur les langues, injurieuses, venimeuses; aux oreilles, attentives, malsaines, Mezyan, sa femme et sa fille étaient, pour longtemps, un sujet d’actualité.
23 
ⵣ 
‘Tournée vers l’avenir, tu marches à reculons. Le printemps, de sa brise douce, séchera tes larmes.’ 
Tilelli n’accepta pas la mort de son père. Elle entendait encore la voix de Shikh Amellal qui annonçait la mort de son père du haut de la colline qui dominait le village. Elle n’avait pas bien compris. Elle était toutefois surprise d’avoir entendu le nom de son père, celui de son grand-père aussi. Elle voyait encore sa mère, foudroyée par la nouvelle, pleurer sans consolation. Elle ne savait pas quoi faire. Elle pleura cependant imitant sa mère. Elle avait peur. Peur sans motif, sans raison. Elles pleurèrent l’une entre les bras de l’autre. 
Hjila, dès qu’elle sut, fut accablée par un profond sentiment de culpabilité. 
On n’emmena pas le mort chez lui. Chez elle. Moqran l’avait emmené dans sa propre maison pour les funérailles. Moqran pleura son cousin et regretta ce qu’il lui avait fait et dit quand ils s’étaient croisés. 
‘Mais pas question que le corps de Mezyan soit pris chez cette pute!’ 
Moqran reçut Taddart, femmes et hommes. Des gens vinrent même des villages voisins. Beaucoup de curieux surtout. 
Moqran ne s’arrêta pas là. Le lendemain même, avant même que Mezyan fusse enterré, il rendit visite à Hjila et lui arracha sa fille de force. 
-Elle ne mérite pas de vivre avec une saleté, lui avait-il dit en la repoussant quand elle voulut se débattre. 
Tilelli ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait. Apeurée et voyant sa mère hurler, elle sanglotait. A ce moment-là, elle ne souhaitait qu’une chose : que son père réapparût et que les choses redevinssent comme elles étaient.
24 
-Vava ! Je veux Vava, criait-elle impuissante et incapable d’arracher sa main de l’emprise de Moqran. 
Sur le chemin vers sa maison, Moqran tenta de la rassurer, de la calmer. 
-Ne pleure pas, ma fille. On va aller chez moi. Tu vas jouer avec tes cousines. 
-Vava ! Je veux Vava, insistait-elle. 
-Vava va venir…Arrête de pleurer. 
Elle vécut longtemps dans l’espoir de voir son père, une boite de chocolat à la main, venir la chercher. La prendre chez eux et retrouver ses joujoux et sa mère. 
Dadda Moqran lui faisait peur. Elle n’aimait pas sa moustache qui lui couvrait presque toute la bouche. Et quand il voulait l’embrasser, elle fuyait. Ça lui piquait la joue, elle n’aimait pas ça. 
Moqran et les autres cousins ne voulurent pas en rester là. Ils voulurent venger l’honneur de Mezyan. Ils voulurent la tête d’Omar. Ils voulurent faire ce qu’ils voulurent que Mezyan aurait dû faire. En finir avec Omar. Mais Mezyan, lâche ou brave, commit l’insensé. Mais Omar ne donna plus signe de vie depuis la mort de Mezyan. On le chercha partout, sans réussite. Sa femme, trois enfants aux semelles, retourna chez ses parents. Le scandale éclata au grand jour. Ce qui était un soupçon, une rumeur secrète, fut confirmé. 
Déprimée, Hjila s’isola. Elle se laissa enfoncer dans un fossé plein de remords et de lamentations. Elle ne sortait plus de chez elle. Elle ne mangeait plus. Ne dormait que rarement. Elle ne se lavait plus. Elle pleurait sans cesse. Au bout de quelque temps, elle devint malpropre, lugubre, faible et sombre. 
‘Il aurait dû me tuer moi! N’arrêtait-elle pas de se lamenter. Il aurait dû me tuer! Je suis une sale putain…sale…’ 
Le coquin exceptionnel, à genoux, s’était présenté à elle. Grisée, elle en profita à satiété. Les étreintes de Mezyan n’étaient pas suffisantes. N’étaient pas assez douces, assez
25 
délicates, assez lentes, assez durables. Omar savait partager du plaisir. Il donnait tout autant qu’il prenait. Mezyan ne faisait que prendre. Mezyan avait beaucoup de respect pour Hjila. Certes, il ne parlait pas beaucoup. Mais il l’aimait, mais jamais n’avait-il osé le lui dire. On ne saura jamais pourquoi ‘Je t’aime’, adressé à sa femme ou à son enfant, soit, faussement, entaché de sentiment de faiblesse. Qu’en est-il de communiquer et d’avouer sa souffrance ? Pourquoi Hjila n’avoua pas son manque et sa volonté au lit ? Peur ? Appréhension ? Elle ne voulait pas ébranler l’autorité de Mezyan ? Pourtant, ne le faisait-elle pas en le trompant ? N’eût-il pas été plus sensé de le lui avoir avoué son manque, ses besoins ? Seulement, on ne parlait pas de ces choses-là. On ne parlait pas d’amour. On ne verbalisait pas nos amours, nos volontés amoureuses, charnelles. On les taisait. On bâtissait autour d’eux des murailles impénétrables. Des murailles faites de honte et de conventions absurdes. 
Hjila constata sa propre déchéance. 
‘Je suis indigne !’ Se dit-elle en se tripotant la face, les seins, le ventre, le bas-ventre. Elle était dégoûtée d’elle-même. Elle se haïssait. 
‘Qu’ai-je fait ? J’ai privé ma fille de son père. J’ai tué mon mari. J’ai tué un homme.’ 
Elle pensa à la mort. Elle pensa à se donner la mort. Elle pensa au courage qu’eut Mezyan de se donner la mort. 
A pas faibles et lents, elle se rendit à la Colline des Diables. Elle emprunta un long chemin pour éviter les regards indiscrets. Elle connaissait l’olivier que Mezyan chérissait quand il était gamin. L’olivier qui expédia l’âme de Mezyan ailleurs. Elle voulait le toucher, le voir, le sentir, le caresser, le frapper. Une fois à Tawrirt n Shwaten, elle s’affala sous l’arbre. De ses doigts frénétiques, elle bêcha le sol, frappa l’arbre, puis, se frappa le visage, la poitrine et s’arracha les cheveux. Elle ne pouvait pas crier. Elle n’arrivait plus à crier
26 
ni à pleurer. Au bout d’un moment, à bout de forces, elle tomba presqu’inconsciente. Elle résista. 
‘Je ne dois pas mourir,’ se dit-elle quand elle revint vers elle. ‘Tilelli…Elle a besoin de moi. Je ne dois pas mourir,’ délira-t- elle comme elle le faisait dans ses hystéries acrimonieuses. Et subitement, des ombres lui apparurent et se mirent à tournoyer au-dessus d’elle. Un fantôme s’approcha d’elle. Mezyan ! Silencieux. Son regard, hagard. Il ne l’accusait pas. Il la fixait des yeux. 
-Mezyan, prononça-t-elle sans recevoir de réponse. Elle se leva, se mit à genoux. Elle implora son pardon. Elle sanglota, sans larmes. 
Elle resta là un bon bout de temps. Quand le soleil se coucha et les loups commencèrent à hurler, elle rentra chez elle. 
-Je dois vivre pour ma fille…Je dois…s’était-elle juré après s’être lavée et après avoir accompli une prière. 
La prière devint son refuge. Un refuge apaisant. Une source de consolation. Un aliment pour regagner un peu de substance. Elle implorait pardon et paix à l’âme de son mari. Hjila, après de dévots examens de conscience, retrouva un peu de sérénité. Elle nageait désormais dans un repentir sincère et amenant. 
En se réveillant le lendemain matin, Hjila décida d’aller à Tala pour ramener de l’eau. Elle redoutait néanmoins le regard et la réaction des gens de Taddart. Elle nettoya le patio et s’assit. Le soleil, timidement, se levait derrière les montagnes. Hjila sirota la dernière gorgée de son café et se leva. Elle prit sa cruche et se dirigea vers la fontaine publique. 
La sortie de Hjila produisit de la stupéfaction. Son absence avait créé une curiosité et des rumeurs folles. Les voisins l’épiaient mais personne ne daigna lui rendre visite. Visiter une souillure ? S’approcher de cette maison aurait été se couvrir de honte et de suspicion. 
Hjila descendit vers Tala d’une allure empreinte de fierté et de défi. Son visage se revêtit de fermeté et d’audace. Son regard
27 
devint rigide. Elle savait quel degré pouvait la cruauté des gens atteindre. 
Elle s’était pardonné à elle-même ses actes, ‘ses péchés’. Elle n’avait pas besoin du pardon des autres. Sauf, Tilelli. Sa fille. Mais elle était encore petite. Elle n’avait pas l’âge de comprendre sa mère et ce qui s’était passé. Ainsi, le mal était fait, le verdict exprimé, sans assise, sans juge ni défense. ‘Mais dieu accepte le repentir.’ N’est-ce pas ce que les textes disent ? N’est-ce pas lui le seul juge de ses hommes? Le seul qui condamne?’ Le mal était fait mais elle devait affronter ses conséquences. 
Elle savait, Hjila, que les gens la regardaient avec une haine morbide. Elle savait qu’ils aimaient voir les autres souffrir. Et à sa souffrance ils ajoutaient, avec un amour fébrile de l’humiliation, des insultes et des remontrances. 
Il fallait lutter cependant. Lutter contre la souffrance, contre le remords, contre les gens. Il ne fallait surtout pas se montrer faible. Quémander leur pitié aurait été une sottise irréparable. Vouloir leur pitié aurait relevé de la faiblesse. La faiblesse aurait attiré, non leur compréhension et clémence, mais leur mépris. Hjila ne voulait ni erreur ni illusion. Elle puisa dès lors de la force de sa propre estime. 
‘Shikh serait là-bas,’ pensa Hjila quand elle vit Takharruvt érigé contre les troubles des temps. 
Sa pensée fut accompagnée de l’image du Shikh. Une angoisse inexpliquée s’ensuivit. Soudain, Hjila sentit de l’hésitation dans son esprit et même dans ses pas. Elle se contint. Elle voulut revenir sur ses pas. Mais ses pas la trahirent. Sa tête fut envahie par des ‘si’. 
‘Devrais-je le saluer?’ Se dit-elle hésitante, après avoir marché quelques mètres. ‘Et si…et si…et si…Comment une femme ignoble, pécheresse, pourrait-elle saluer ce vieil homme qui n’a connu que chasteté et respect?’ 
Hjila ajusta sa cruche qui risquait de tomber à tout moment. 
-Que la bonté te soit adressée, Shikh, le salua-t-elle dissimulant son malaise.
28 
D’un ton sec, sans la regarder, Shikh lui souhaita le salut. 
Hjila se libéra de ses appréhensions. Elle savait, avec beaucoup de doute, qu’il n’y avait que Shikh qui pouvait faire montre d’indulgence. 
Elle s’arrêta à la hauteur du vieil homme. Elle était, à cet instant-là, placide. Confiante, elle se sentait capable de faire valoir ses arguments devant ce sage consulté et vénéré par les villageois. Shikh s’étonna du comportement de Hjila. Il la regarda un instant, puis détourna les yeux vers les montagnes enneigées du Djurdjura. Hjila, d’une voix sûre, les yeux par terre, osa : 
-Dieu, accepte-t-il le repentir, Shikh? 
Sa question, au raisonnement d’une constatation, riva le clou de Shikh Amellal pour un moment. D’un regard pensif, il considéra son interlocutrice. Une gêne s’empara d’elle. Elle attendait sa délivrance. Le verdict du Shikh. Shikh Amellal qui ne s’attendait guère à tant de confiance et de franchise. 
Il revit Mezyan. N’était-il pas venu le voir ? Il s’était mis, là, à côté de lui, avant d’aller commettre l’irréparable. Il revit Mezyan mort. C’était lui, de ses propres mains, qui lava son corps pour une dernière fois. C’était lui qui prononça: ‘Plutôt la mort que la souillure’, à un Mezyan désespéré. 
Un pincement de coeur eut raison du vieux sage. Hjila parlait de rédemption, de repentir, de vie. Qu’eût-il dû lui rétorquer? 
D’une voix qui ne semblait pas sortir de sa bouche, mais des tréfonds de sa sagesse, Shikh, d’une voix claire et sereine, dit: 
-La clémence de Dieu est incommensurable. 
Elle le regarda d’un regard incertain. 
-Pourrait sa clémence me toucher, moi ? Conclut-elle. 
-Si ton repentir est sincère, oui. Le remords est le début du repentir, ma fille. 
Elle n’avait pas voulu verser de larmes. Ils coulèrent tout de même. 
-Va, ma fille, dit Shikh avec bienveillance, Dieu sera avec toi. Fais lui confiance.
29 
Hjila le remercia, lui souhaita une bonne journée et s’apprêtait à aller accomplir sa besogne. 
-Si besoin t’advenait, prononça Shikh, viens chez-moi. 
Hjila se retourna et le remercia encore une fois. Elle ne s’attendait pas à tant de bonté. Elle se sentit plus sereine et revigorée. 
‘C’est un signe, pensa-t-elle. Un signe de la volonté divine de me reconduire vers le bon chemin.’ 
Son coeur s’était ouvert à la grande estime du vieux qui lui avait tendu une main. Une main forte. Il lui avait ouvert la porte de la vie. La porte qu’il avait malencontreusement fermée à la face de Mezyan. 
La mort de Mezyan pesait lourd sur l’esprit de Shikh Amellal. Il s’était senti coupable car il n’avait pas anticipé l’acte de Mezyan. Il aurait moins regretté la mort d’Omar ou celle de Hjila même. N’étaient-ils pas responsables de la destruction de deux foyers ? Les deux étaient responsables d’un adultère. Responsables d’une mort. Responsables du chamboulement qui eut lieu à Taddart. 
Hjila arriva à Tala le pas sûr et la poitrine bombée. Son arrivée créa surprise et confusion. 
-Regardez qui vient! Fit une femme à ses voisines qui, sur le champ, se retournèrent pour découvrir que c’était Hjila. 
-C’est vraiment elle ! S’exclama une autre. 
-Par Dieu, c’est elle ! 
-Elle est rachitique, commenta une troisième. 
-Moi, j’ai cru qu’on allait la retrouver sans vie chez elle. 
Une fois près d’elles, Hjila les regarda. Elle décela, sans surprise, de l’animosité dans leurs yeux. Elle s’y attendait. Hjila devint l’ennemie de Taddart. Elle n’était plus ‘HJILA’ qui auparavant se faisait recevoir avec mille bonjours et mille bisous. Finies les nombreuses accolades, les rigolades partagées, les discussions passionnées, les confidences les plus intimes et les charmantes taquineries. 
Elle lâcha un bonjour quand même. La surprise de ses congénères précéda leur indifférence.
30 
-Fourre-le là où je pense, grommela quelqu’une en secret. 
Hjila n’entendit pas. Les femmes s’écartèrent, la laissèrent passer. Discrètement, elle esquissa un léger sourire moqueur. Elle posa sa cruche par terre, prit le seau, jeta la petite corde, puisa, but, et s’essuya la bouche. 
‘Poison! Pensèrent quelques-unes. 
Hjila remplit sa cruche, se redressa et les regarda. Elles ne détournèrent pas les yeux. 
-Evidemment, personne ne va m’aider ! Affirma-t-elle sachant que la réponse, si elle n’était pas négative, aurait été une injure. Sitôt, les femmes s’entraidèrent. Les unes mirent leurs cruches sur les têtes, les autres les bidons sur les dos de leurs ânes. Séance tenante, elles prirent le chemin du retour sans regret. 
-Alors Djamila ! Lança Hjila à l’une d’elle. Hier seulement, tu devançais tout le monde pour venir m’aider. Je vois bien que les temps ont changé ! 
-Les gens ont changé ! Fit Djamila avec dédain et sans se retourner. 
-Bien dit ! Approuvèrent les autres femmes la réponse de Djamila en la félicitant. 
-On ne va pas la laisser nous intimider, quand même, dit une autre sur le chemin du retour. 
‘Les gens ont changé!’ Ressassa Hjila en essayant de soulever sa cruche. Lourde! Elle ne pouvait pas la mettre sur la tête. Elle la posa de nouveau par terre. Elle essaya une nouvelle fois. La cruche était mouillée. Soudain, l’anse glissa, elle essaya de le saisir…mais c’était trop tard. La cruche partit en mille morceaux. Hjila, dès lors, s’emporta contre tout le monde et personne. Nonobstant, elle prit le sceau de Tala, le remplit d’eau et rentra chez elle. Elle le rendit le lendemain matin à la première heure. Elle trouva toutefois les premières femmes en pleine cellule de crise. Quand elles virent le sceau dans sa main, elles réagirent avec rancune et déconcertement. Des cris s’élevèrent, des insultes suivirent. L’unique femme qui n’eut rien dit fut Sekkura, la belle-fille de Shikh Amellal.
31 
Elle essaya même de calmer les plus excitées des querelleuses. Et quand les femmes retournèrent chez elles, elle aida Hjila à mettre sa cruche sur la tête. 
Taddart sut au détail près et avec friande imagination, ce que s’était passé à Tala. Shikh s’y attendait. Il eut vent des faits. Les hommes vinrent le consulter. Il essaya, comme il pouvait, de calmer les ardeurs. 
-Aide la, ma fille, et essaie de calmer les autres femmes, demanda Shikh à sa belle-fille après lui avoir expliqué la volonté de Hjila de se repentir. Sekkura eut obéi, non sans avouer à son beau-père sa gêne. Elle avait peur de la réaction des femmes et surtout de celle de ses amies. Finalement, Sekkura devint l’amie de Hjila. L’unique. Convaincue de la bonté des desseins de Shikh, elle n’accorda pas grande attention aux remarques et mépris que lui réservaient ses copines. Depuis qu’elles virent le comportement de Sekkura envers Hjila, elles ne lui parlaient que peu. Certaines l’évitaient même. D’autres, ne l’invitaient chez elles que par curiosité et malsaine volonté de décri. 
Sekkura tenta de raisonner ses amies les plus proches. Elle leur expliqua les regrets de Hjila. 
-Shikh lui a accordé sa bénédiction, leur disait-elle.
32 
ⵣ 
Prise de panique, Tilelli se réveilla en sueur. Elle hurlait. Elle appelait sa maman. Puis, son père. 
Aysha, la femme de Moqran, dès qu’elle l’eut entendue s’accourut vers elle et la serra fort entre ses bras. 
-Je suis là, ma fille, n’arrêtait de répéter en la berçant Aysha. 
Tilelli était inconsolable. Elle réclamait ses parents. Elle n’arrêtait pas de sanglotait. Au début, elle ne pensait pas souvent à eux. Elle était occupée à jouer avec ses cousins et cousines. Elle était en train de découvrir un nouveau monde, une nouvelle compagnie. Quand sa curiosité fut assouvie, elle réclama sa mère et son père. 
Enfiévrée, Tilelli, resta quelques jours au lit. Bienveillante, Ahysha prit soin d’elle et veilla jusqu’à ce qu’elle fut rétablie.
33 
ⵣ 
Hjila devançait ses quatre bêtes. Elle avait une chèvre et une brebis, qui, à sa bonne fortune, lui donna deux aimables agneaux. Lentement, Hjila les guidait à un pré qui surplombait Taddart, pas loin de la forêt. Hjila avait repris sa vie en main. Son unique douleur émanait de l’absence de sa fille. 
Assise sur un roc, pensive, Hjila contemplait ces villages perchés sur ces collines-là. Ses pensées ne furent interrompues que lorsque les deux agneaux eurent galopé vers leur mère et eurent tendu leurs bouches pour la tétée. 
‘Ma fille,’ soupira-t-elle en larmes. 
Une fois de retour chez elle, elle décida de se rendre à Tala. Elle prit la cruche par son anse, ferma la porte et descendit. Mais, cette fois-là, à partir de la cour centrale de Taddart où les enfants avaient l’habitude de jouer. 
‘Et si Tilelli était là ?’ Souhaitait-elle. 
Arrivée à ladite cour, elle scruta les enfants un par un. Dès qu’ils virent Hjila, les enfants arrêtèrent leurs jeux. Certains s’adossèrent au mur, d’autres s’immobilisèrent sur place. Tous les regards se braquèrent vers elle. 
-C'est elle, murmura un petit môme à son voisin. 
-Pourquoi vous me regarder comme ça ? demanda Hjila. Je ne suis pas Teryel! Je ne vais pas vous manger. 
Personne n'osa lui répondre. En vérité, Hjila connaissait bien la raison de leur attitude. 
-Aller! Continuez à jouer ! S'écria-t-elle en s'éloignant. 
-Din yemma-m! Vint une insulte heurter l’oreille de la femme. Elle se retourna et surprit le môme qui l'eut insultée. 
-Viens ici ! Le menaça-t-elle en courant derrière lui. 
Preste, le petit s’enfuit à toute allure. 
-Mal élevé, va ! Lui jeta Hjila en arrêtant sa course et, ajustant sa fouta, elle reprit son chemin.
34 
Elle ne crut pas ses yeux quand, brutalement, une volée de pierres s’abattit sur elle. Illico, les petits diables se dispersèrent et s'enfuirent à travers les maisons, criant et hurlant d’une joie absurde. 
Hjila ne se laissa pas faire. Elle courut derrière eux et, terré au seuil d’une porte, elle retrouva le môme qui l’avait insulté. 
-Viens ici, lui dit-elle en lui pinçant l'oreille. Que reproches-tu à la religion de ma mère, petit morveux ? 
Le gamin se débattit et, vite fait, réussit à s'enfuir de nouveau. 
Hjila continua son chemin vers la fontaine publique. Elle était loin de se douter des conséquences de ce qui s’était passé à la cour. 
Quelques temps plus tard, une immense clameur s’éleva dans cette même cour. Une foule agitée suivait un homme fou furieux qui se dirigeait par-là. Il tenait une hache à la main et n’arrêtait pas d’hurler des injures. 
-Elle ose toucher à mon fils ! Cria-t-il. Je vais lui apprendre les bonnes manières, moi ! 
Taddart était en alerte. L’homme était enragé. La présence de la foule accroissait son excitation. 
-Où est-elle ? Criait-il à la face de son fils accroché aux rubans de sa mère avant de lancer aux gens, friands de spectacles: 
-C’est une impure ! Elle a tué son mari. Et là, elle s'en prend à nos enfants ? Ceci est inacceptable. 
-Il faut la dénoncer à Tajmaat, cria quelqu'un. 
-Il faut qu'elle quitte Taddart, fit un autre. Déjà qu’elle n’est pas des nôtres. 
L'homme ne répondit pas. Il pressa cependant le pas vers la demeure de Hjila. 
Dda Qasi, le chef de Tajmaat, vit ce qui se passait mais il se tenait à l'écart. Moqran eut vent du spectacle mais il demeura chez lui. Assis sur une peau de mouton, suçotant ses moustaches, il regarda autour de lui, puis ferma les yeux. Puis, il les rouvrit. Ses sourcils s’arquèrent. Il mugit quelques mots entre les dents et soudain un sourire malin se traça sur son visage.
35 
Shikh s'était déjà lancé à la poursuite de l’enragé qui voulait retrouver Hjila. Le vieil homme courait presque. Il précéda la cohue des curieux suivie par Sliman, son fils, et à contrecoeur, Dda Qasi, le chef de Tajmaat. 
Au détour d’un sentier, ce dernier trompa l’attention des présents et rentra chez lui. 
‘Au diable! Pensa-t-il secouant sa canne. 
-Ton jour est arrivé ! Cria l'homme devant la maison de Hjila tentant de fracasser la porte. Ouvre cette porte ! Rugit-il en frappant avec sa hache. 
Hjila eut peur. Elle ne répondit pas. N’ouvrit pas. Elle implorait l’aide de Dieu. 
-C'est cette hache qui mordra ta chair! Rugit-il. 
-Qu'à dieu ne plaise! Cria Shikh en posant sa main sur l'épaule de l’homme. 
Sans se retourner, l’homme répondit: 
-Laisse-moi, Shikh! Par Dieu, laisse-moi! 
-Maudis Satan ! Reprit le vieil homme. Ce n'est pas comme ça qu'on règle les choses. 
-Elle a frappé mon fils! Dit-il, le ton changé cette fois. 
-Non, elle n'a pas touché à ton fils! Osa Shikh qui tentait encore de le calmer. 
La voix de Shikh soulagea, un tant soit peu, celle qui geignait derrière sa porte. 
-Auparavant, lorsque tu étais dans la tourmente, tu venais me voir, dit Shikh enlevant la hache à l’homme, la tendant à Sliman, son fils. 
-Calme-toi, mon fils. Fais honneur à cette barbe et rentre avec moi. Fais-moi confiance. Je vais régler cette affaire. 
Quelque peu calmé, l’homme, ravalant son orgueil et d’un pas précipité, rentra chez lui. 
Le soir même, Shikh appela à une assemblée pour le lendemain matin. 
Dda Qasi présida, sans coeur, cette assemblée-là. Il donna la parole à ceux qui voulaient la prendre. L’unique qui la prit fut le père du gamin à qui Hjila avait pincé l’oreille. Il tenait la
36 
main à son fils effrayé. Néanmoins, il ne tarda pas. Dda Qasi, dès lors, appela Shikh Amellal. 
Shikh parla du repentir de Hjila. Et il se porta garant de veiller à ce qu’elle soit revenu au droit chemin. 
Un tumulte strident s’éleva. Chacun parlait à son proche. 
-Pourquoi fait-il tout ça pour une traînée ? Proféra quelqu'un. 
-Shikh Amellal délire. 
-Nos traditions condamnent ce que cette trainée a fait. 
-Comment peut-on laver un tel péché ? 
-Laissez-nous écouter, cria Dda Qasi. Un peu de respect quand même! 
Quand le calme revint, Shikh discourut encore et encore. Il avait l’art de la parole. De la dissuasion. Il se référa à la parole des anciens. Il se référa à la parole de dieu aussi. 
-L'adultère est un acte impardonnable! S’anima Dda Qasi excitant dans son élan toute l’assemblée. 
-Elle doit être bannie de Taddart, clamèrent certaines voix. 
-Elle n’a pas seulement commis l’adultère. A cause d’elle, son mari s’est donné la mort, continua Dda Qasi avec une rage incompréhensible. 
Shikh s’était compliqué les choses. Il était l’avocat d'un accusé absent. Hjila ne fut pas conviée à l’assemblée. Rares sont les occasions où on voyait une femme assister à l’assemblée du village. A part Nanna Hlima, ou ‘un homme et demi’ comme les gens aimait joyeusement la taquiner, aucune femme. 
-Bonne gens! Reprit Shikh d'un ton calme. Priez et saluez le prophète! 
On pria et salua le prophète. 
-Priez et saluez le prophète, redemanda-t-il. 
On pria et salua le prophète une deuxième fois espérant qu’il ne le demanderait pas une troisième fois. 
-La miséricorde de dieu est incommensurable. Elle s'étend les cieux et l'univers, enchaîna l'orateur en toute confiance. Dieu pardonne tout. TOUT, appuya-t-il. Il suffit de se repentir, de revenir à lui, d'implorer son pardon. Nos ancêtres donnaient protection et refuge aux nécessiteux, aux exilés, aux passants.
37 
Cette femme m’a demandé laanaya. Il est de mon devoir de la protéger comme le veut la tradition. Il est de noblesse chez nous de pardonner et d’aider les égarés à revenir sur le bon chemin. Ne sommes-nous pas assez nobles pour pardonner à une femme, oui, une femme, son péché? Deux foyers sont brisés, un homme est mort, un autre disparu. Je ne dis pas qu’elle n’est pas responsable. Elle l’est. Et elle vivra le remords toute sa vie. Mais la bannir serait : priver une fille de sa mère. Cette fille a déjà perdu son père. Pensez, bonne gens, à sa fille. 
L’orgueil des hommes présents à l’assemblée fut titillé par le discours de Shikh. Leur moustache était le chemin qui menait vers leur coeur. Dites-leur qu’ils sont maitres de la noblesse et du courage, vous les aurez aux pieds. Mais fais toujours gaffe, car les situations tournent et les moustaches peuvent se montrer très récalcitrantes devant les discours les plus flatteurs. 
Dda Qasi clôtura la réunion et, aussitôt, les têtes baissées et les mines rabougries, on se dispersa à travers les sentiers de Taddart. 
Shikh chercha Dda Qasi mais ne le trouva pas. Il était déjà parti. D’un pas agile, il emprunta le chemin vers la sortie de Taddart. Arrivé là-bas, il regarda à gauche, à droite. Personne. Il emprunta, à pas dégourdis, le sentier menant vers le lieu de son rendez-vous. Dda Qasi aux yeux de Taddart était un homme d’autorité, un homme craint. On ne l’aimait pas. On le craignait. Son image, il la soignait à coups de manipulations diverses. Il avait beau s’acharner sur Hjila à l’assemblée mais le vice qu’il avait n’était pas moins mauvais. Le voici entré dans une grange. Il la trouva, là. La mine farouche et hagarde. Dda Qasi esquissa un sourire fripon. Il accota sa canne au mur en chaume et s’avança vers le pilier principal où était adossée son objet de plaisir. Son objet de plaisir n’était qu’une veuve qui lui soutirait quelques dinars pour subvenir aux besoins de ses deux enfants. Elle ne voulait pas évidemment dépendre de l’aide presque quotidienne de ses voisins. Dda Qasi enleva sa
38 
chéchia, suçota sa moustache et s’acharna sur cette créature demie consentante. Dda Qasi ne trouvait plus satisfaction chez sa femme. Il s’était alors mis à la chercher ailleurs, quitte à se verser dans le chantage et l’abus. 
‘Dieu me pardonnera,’ s’esclaffa intérieurement Dda Qasi étouffant un brin de culpabilité en pensant à Hjila et à tout ce que Taddart vivait ces jours-là. 
‘Que dieu te réserve le paradis, frère Mezyan, pensa-t-il encore cynique. 
Et puis, tant qu’on ne le découvrit pas, son honneur était sauf ! N’est-ce pas ?
39 
ⵣ 
D’une main fragile et chancelante, Hjila saisit le heurtoir de la porte en bois et claqua deux fois. 
-J’arrive! J’arrive ! S'écria la voix d’Aysha derrière la porte. 
-Qui est là? Demanda Aysha. 
-C'est moi…Hjila, souffla-t-elle. 
‘Hjila ?’ Fit Aysha l’esprit soudain saisit par une immense confusion. 
Hjila à leur porte était la dernière chose à laquelle elle aurait pensé. Elle savait bien de quoi son mari était capable. Ne lui avait-il pas arraché sa fille de sa poitrine ? 
Indécise, elle ne savait plus quoi dire. 
-Aysha, ma soeur, insista Hjila. Je voudrais juste voir ma fille. Ouvre-moi, s'il te plait! 
-Qui est-ce, femme? Demanda Moqran ajustant ses habits, prêt à sortir. 
Aysha, prestement, ouvrit et supplia son interlocutrice de s'en aller. 
-S'il te plait ! Je voudrais juste la voir un moment, déclara Hjila au bord des larmes. Voir juste son visage...mon coeur brûle, Aysha, ma soeur ! 
-Mais...ne finit Aysha de dire quand elle vit Moqran derrière elle. 
-Regardez-donc qui est là ! Sois la bienvenue chez nous! Fit Moqran avec moquerie. 
-Elle veut voir sa...répondit anxieusement Aysha en s'écartant de son passage. 
-Elle veut voir sa fille alors? La considéra-t-il avec dédain. 
Hjila le saisit du bras. 
-Rends-moi ma fille, je t’en prie. Je n’ai qu'elle.
40 
Moqran lâcha un rire moqueur et méprisant. Avec férocité, il se libéra le bras de la prise de Hjila et lui brailla à la face en lui indiquant le chemin : 
-Retourne d’où tu viens ! Tu entends ? Tu reviens ici, je te coupe les pieds. 
Hjila saisit sa main cette fois et le supplia. 
-Que dieu te garde à tes enfants. Laisse-moi la voir. 
Les enfants dormaient encore. La clameur qui accroissait dehors les avaient arrachés au sommeil. Ils s’étaient levés et s'acheminèrent vers le patio. Apeurés, ils assistèrent au spectacle. 
-Dégage ! Cria Moqran avec rage. 
Tilelli, reconnaissant la voix de sa mère, se détacha et courut appelant sa mère. Accrochés à la fouta de leur mère, les enfants de Moqran pleuraient. 
-Maman! Maman! Appelait Tilelli en frappant la jambe de Moqran. 
Celui-ci se retourna, l’incita à rentrer mais celle-ci résista. Aussitôt, il la souleva d’une main et la mit entre les bras d’Aysha. 
Hjila, appelant sa fille, se fraya un chemin pour entrer. Mais, tel un forcené, Moqran la repoussa. Et, violemment, il ferma la porte devant la détresse de Hjila qui s’affaissa par terre hurlant et maudissant Moqran qui la privait de sa fille qui l’appelait encore. Hjila vagissait telle une bête à qui on venait d’enlever le petit. 
C’était au moment de se lever qu’elle remarqua la présence des dizaines de spectateurs à quelques mètres de là. Un tel spectacle ne pouvait en aucun cas être raté, quitte à abandonner ses tâches. 
Ils avaient de la haine. Dans les coeurs. Sur les visages. La haine, un exercice quotidien auquel on s’adonnait sans conscience, sans retenue. Mais cette haine des autres émanait- elle de la haine de soi ? Avait-on tant peur d’aimer et de l’afficher ? Pourquoi aimer était tabou et la haine une montre de puissance.
41 
-Je te hais! Cria Tilelli devant Moqran. Aussitôt, Aysha vint la prendre. 
-Tu me remercieras un jour, prononça l’homme avec grande conviction.
42 
ⵣ 
La ruelle se vida sous peu. Hjila, lançant une dernière et inutile malédiction à Moqran, s’élança vers Sidi Hiyyun. 
Sidi Hiyyun n'était autre qu'une personne morte. Un saint, mis dans un autel sur une colline qui dominait le hameau des Imzalen. On s’y rendait pour prier, pour célébrer des fêtes païennes, religieuses et un mélange des deux aussi qui n’empêchait pas la terre de tourner ni les brebis de paitre. Imzalen n’étaient pas encore exposés aux vagues des barbes hirsutes qui prétendent détenir la vérité absolue. Imzalen avait la religion adaptée aux traditions millénaires pleines de sagesse mais aussi pleines d’aberrations. Imzalen croyaient à leurs saints, à leur tête Sidi Hiyyun. ‘Il intercèdera auprès de dieu en notre faveur,’ croyait-on pour un brin de consolation. La sainteté et la puissance de Sidi Hiyyun, disait-on, il les devait à ce miracle que les générations s’étaient transmis de bouche à oreille. La légende disait qu’avec sa baraka il ressuscita l'âme d'un enfant mort. Désespérée et en pleurs, sa mère l’avait déposé au pied du tombeau et s’était mise à prier. L’enfant se réveilla quelque temps plus tard. Et c’était pour cela évidemment qu’on le surnomma Hiyyun, le résurrecteur. Et depuis, Sidi Hiyyun occupa une place importante dans la vie des Imzalen. Autant on jurait par dieu et son prophète, autant jurait-on par Sidi Hiyyun. D’aucuns diraient : ‘ignorance’, ‘idolâtrie’ ! Tant que ça ‘rassurait’ et tant que ça ne faisait de mal à personne, pourquoi pas ? Sidi Hiyyun rassemblait les villageois pendant les grandes fêtes. Petits et grands venaient manger, danser aux battements du bendir et de la ghita, se recueillir aux chants soufis des psalmodieurs, et assister aux spectacles des derviches. On y organisait des tiwizis pour bénir la cueillette des olives et partager la viande d’un mouton, d’une chèvre ou d’un boeuf. On célébrait une
43 
naissance, une circoncision. On y organisait aussi des transes pendant lesquels on exorcisait, à coups de pieds dans la poussière, cheveux virevoltants, les démons qui hantaient certains hommes et femmes que même les psychologues les plus compétents n’eussent su déloger. Mais Sidi Hiyyun était aussi un lieu où les amours naissaient, où les unions se tissaient. C’était bien là-bas que Mezyan eut repéré Hjila. Les femmes étaient en train de danser quand ses yeux tombèrent sur cette femme-là aux hanches gracieuses et à la chevelure soyeuse. Quand Hjila le remarqua, elle s’enticha. Ses yeux verts lui tournaient la tête et excitaient ses déhanchements dans la piste de danse. Elle ne dansait plus. Elle flottait. 
Hjila, ce jour-là, n’avait pas le temps et le coeur pour se remémorer de ses premiers émois. Elle venait prier pour que sa fille lui fût rendue. Elle alluma quelques bougies et céda, immédiatement, aux implorations en embrassant le tissu en soie dont le tombeau de Sidi Hiyyun fut couvert. 
Quelque temps après, elle entendit des voix arriver mais elle ne leur prêta pas grande attention. 
-Debout, femme! L’interpella Si Ali, le veilleur des lieux. Il y a d’autres gens qui attendent leur tour. 
Hjila ne le regarda pas. Elle ne l’embrassa pas sur la tête comme de coutume, mais lâcha aux visiteurs un ‘Que dieu accepte votre visite’, puis, elle sortit. 
-La prochaine fois, ne viens pas les mains vides, dit Si Ali. 
Hjila ne se retourna pas non plus. Le pas pressé, elle rentra chez elle. 
Ne fut Hjila pas surprise quand elle vit Shikh Amellal assis devant la porte de sa maison. 
-Te voilà enfin! Dit-il en la saluant. 
Hjila lui embrassa le front en lui souhaitant la bienvenue. 
-Apparemment, le froid n’a pas raison de tes os, plaisanta Shikh tout souriant. Et soudain, il mit une main dans l’énorme
44 
cache-tête de son burnous pour sortir une galette qu’il lui offrit. 
-Voici ce que Sekkura t’a envoyé. 
Elle le remercia à plusieurs reprises en embrassant de nouveau son front. 
-Ce n’est rien, ma fille, dit Shikh quelque peu gêné. 
Une fois à l’intérieur, Hjila demanda des nouvelles de la famille, de Sekkura. Shikh répondit que tout allait bien avant de lui avouer le motif de sa visite. 
-Que s'est-il passé hier chez Moqran? Demanda le vieil homme. 
-Je voudrais récupérer ma fille, Shikh, avoua-t-elle après lui avoir raconté sa mésaventure. 
-Je vais voir ce que je pourrai faire avec Moqran, promit Shikh assis sur un tabouret que son hôte lui avait offert. 
Shikh se leva et s’achemina vers la sortie, suivi par Hjila qui le remercia encore et encore. 
Puis, doucement, le pas posé, Shikh avançait vers la sortie de Taddart. Il allait inspecter le gourbi qu’il avait hérité et qui l’avait vu naitre. 
La cour principale du gourbi donnait sur Taddart. Là, il s’assit sur une pierre et contempla pendant un long moment les villages d’Imzalen juchés sur les collines. Les habitations étaient aléatoirement alignées dans un ordre merveilleux. Les murs blancs et les toitures en tuiles rouges, ne dénaturaient guère le paysage. Comment Taddart, tout comme ces autres milliers de villages, ait pu être construite sans machines, sans transport, sans route, sans électricité ? Grâce devrait être rendue aux ânes. Ce transporteur parfait avait enduré d’immenses fardeaux. Et aussi des coups de bâton pleins d’ingratitude. Têtus, les hommes devraient arrêter d’utiliser ‘âne’ comme insulte. A l’âne, des autels devraient être bâtis. N’est-ce pas l’âne qui acheminait l’eau de Tala, le bois de la forêt, la marchandise de la ville et vers celle-ci? Et il le fait encore aujourd’hui. Et les gamins apprenaient à galoper sur son dos. Ils organisaient des courses mais aussi des combats
45 
lors desquels ils incitaient ces créatures à s’érafler. La monotonie et l’absurde les poussaient parfois vers l’ignominie. 
Shikh errait d’une pensée à une autre. A Taddart, il voulait que les choses changeassent. Que les gens prennent leur sort en main. Il savait Dda Qasi corrompu et vicieux. Il connaissait assez bien ses coups bas, ses machinations. Il abusait de son autorité dès que l’occasion se présentait. N’avait-il pas désapproprié Si Rabah d’une partie de ses terres ? Il foula par terre les lois de Taddart, héritées depuis toujours, en se rendant à la justice. Taddart réglait ses différends, ses problèmes, ses querelles au sein de Tajmaat. Jamais l’histoire de Taddart, ni l’autorité de Tajmaat, fut témoin d’une telle incartade. Il falsifia des papiers, corrompit les gendarmes et acheta des témoignages. Toute Taddart savait que ces terres-là appartenaient à Si Rabah. Un legs de plusieurs générations. Tajmaat perdait de sa prépondérance. La ‘dignité’ et la ‘parole’ l’avaient désertée. Ce n’était plus les gens qui décidaient. C’était l’argent et l’influence de Dda Qasi et sa petite ligue. 
Une vague de froid, soufflée par ces montagnes toutes blanches, vint caresser la colline où Taddart était implantée. Shikh s’enveloppa dans son burnous. 
‘Il neigera bientôt,’ pensa-t-il. Et à l’aide de sa canne, se mit debout et prit le chemin de retour. 
Dans les sentiers de Taddart, personne ne traînait. Ça caillait. Shikh saisit le heurtoir et appela par deux reprises. 
-Moqran ! 
Celui-ci reconnut illico la voix du vieil homme qui causa sa surprise. 
Il ouvrit. ‘Que le bien te soit adressé’. ‘Bonjour’. 
-Je voudrais te parler de quelque chose. 
‘Hjila’, devina l’homme qui convia son invité à entrer. Mais celui-ci déclina son invitation.
46 
-Ce n’est pas la peine. Je ne vais pas tarder. Je suppose que tu sais de quoi je voudrais te parler? Se lança Shikh Amellal avec diplomatie. 
-Non…Je ne sais pas, feignit Moqran. 
-N’est-ce pas qu’il est temps que la femme de ton cousin puisse reprendre sa fille ? Finit-il par dire. 
Cheikh le regardait dans les yeux. Moqran évita son regard. 
-C’est elle qui vous a envoyé, Shikh? Dit Moqran un peu agité. 
-Calme-toi, mon fils. Calme-toi ! On est en train de discuter entre hommes. Et moi, je ne voudrais que le bien de tout le monde. 
Moqran se calma un peu et garda silence. 
-Ce n’est pas elle qui m’envoie, reprit Shikh d’un ton sage et pondéré. Mais pourquoi priver la petite fille de la chaleur de sa mère ? 
-Vous savez très bien pourquoi, Dit Moqran mal à l’aise devant l’allure de Shikh. 
-Tu étais présent à l’assemblée, non ? Demanda Shikh cherchant dans sa mémoire le visage de son interlocuteur parmi l’assistance lors de l’assemblée. 
‘Ses histoires de repentir,’ cogita Moqran. 
-Je n’étais pas là, non. 
-Ah ! 
-Je crois que vous vous mêlez trop dans cette histoire, Shikh. 
Moqran frôla l’insolence. 
-C’est comme ça que tu me réponds, mon fils? 
Shikh sentit de la déception. 
-Si je me mêle, j’entends faire entendre raison. Hjila s’est repentie. Fais-le pour la fille, pas pour la mère, conclut le vieil homme. 
-Tant que je suis vivant, elle ne l’aura jamais. 
-Maudis Satan, Moqran, conseilla Shikh. 
-Satan a tué mon cousin. Satan n’aura jamais la fille de mon cousin.
47 
Moqran ferma la porte. Dépité, le vieil homme ne s’attendait pas à tant d’impertinence. Malgré cela, il ne désespéra pas. Il s’était promis de l’interpeller une autre fois. Pensif, Shikh n’avait qu’une seule envie. S’asseoir auprès du kanoun (brasero) et donner libre cours à ses mémoires et pensées. Il faisait trop froid pour aller à Takharruvt.
48 
ⵣ 
Les montagnes et les plaines se vêtirent d’un burnous blanc donnant un charme inouï à Taddart et à tout Imzalen. 
Les hommes s’affairaient à dégager la neige accumulée devant leurs portes. Tajmaat appela à un volontariat pour dégager les sentiers de Taddart. Organisés en groupes, les enfants se jetaient des boules en rigolant et courant partout. Dans la cour de Tajmaat, le reste d’un bonhomme de neige fut façonné par Mourad, Dahman, Aziz et leur bande. Ils avaient passé toute la matinée à le sculpter. Mais la bêtise humaine, personnifiée en Dda Qasi, vint le détruire en quelques secondes. A l’aide de sa canne, il abattit le plaisir innocent d’une dizaine d’enfants. 
-Rentrez chez vous, bande de morveux… bons à rien! Leur avait-il dit en agitant sa canne. 
Mais c’était sans compter sur la vengeance secrète des gamins qui, le soir arrivé, érigèrent un autre devant la porte du chef. Au visage, ils lui mirent de la paille en guise de moustache et entre les jambes un long bout de bois en guise de sexe. Quand Dda Qasi ouvrit sa porte le jour suivant, il fut choqué. Et avec colère, il le détruisit aussi. 
Comme chaque hiver, les premières neiges étaient fascinantes. Moqran, comme plusieurs pères de famille, prit ses enfants dehors pour jouer avec la neige. Tilelli allait les rejoindre. Elle traina le pas. Elle était curieuse et attirée par cette blancheur-là, mais ne voulait pas jouer, surtout pas puisque Moqran était là. Elle le fuyait. Elle l’évitait. Depuis que Moqran avait chassé sa mère, elle n'arrêtait pas de penser à elle. Elle voulait la voir. La retrouver. Une fois les premiers élans de curiosité, suscitée par sa nouvelle vie chez Moqran,
49 
s’étaient atténués, elle sentit le manque terrible que lui causait l’absence de sa mère. 
Et depuis quelques jours, quelque chose mijotait dans la tête de Tilelli. Elle n’attendait qu’un moment de distraction pour passer à l’action. Tandis que Moqran jouait avec ses enfants,-chose tellement rare,- Tilelli sortit la tête à travers la porte principale, les regarda, puis glissa discrètement dehors. Elle lézarda le mur qui déboucha vers une allée qu’elle emprunta immédiatement. Elle regarda derrière elle. Personne. Rassurée, elle courut à toute allure. Elle tenta de retrouver Tajmaat. Et comme tous les chemins menaient à celle-ci, elle s’y rendit sans grande difficulté. A partir de Tajmaat, elle connaissait le chemin vers sa destination. Son père, lors de leurs balades, avait l’habitude de la ramener à Tajmaat. 
Hjila était en train de dégager la neige devant sa porte quand elle entendit une voix l’appeler. 
-A yemma ! A yemma! 
Quand elle se retourna, elle vit Tilelli courir vers elle. Dare- dare, elle laissa tomber la pelle et courut à sa rencontre, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres. 
-Tilelli ! S’écria-t-elle en la serrant contre sa poitrine. Elle l'embrassa frénétiquement. 
-J’ai froid...froid...dit la petite fille grelottante. 
-Viens, on va rentrer, la rassura sa maman en lui caressant le dos et les épaules. Puis, elle la souleva et elles rentrèrent à la maison aussitôt. 
Hjila la posa sur une peau de mouton auprès du kanoun et la couvrit d’un fichu. A genoux, elle se mit à lui masser les pieds. 
-Je vais te ramener une chorba pour te réchauffer, dit la maman après quelque temps. J’arrive ! 
Hjila ne tarda pas et revint avec un bol en terre cuite de chorba. 
-Ce n’est pas très chaud, ma chérie. Tiens ! 
Elle approcha une première cuillerée des lèvres encore tremblant de la petite.
50 
Quand elle eut terminé, elle s’assit auprès d’elle la serrant entre ses bras, lui chantonnant d’une voix douce et apaisante. Lourdes, les paupières de Tilelli se fermèrent. 
Et comme le malheur arrive vite, Hjila entendit un bruit assourdissant venant de l’entrée. Quelqu'un s'était introduit en fracassant la porte. Mezyan, bête féroce, bondit, agrippa Tilelli. La fille et la maman furent effrayées. Hjila sursauta comme une proie à la vue de son assaillant. Hjila protégea sa fille, se débattit un instant mais s’était vue aussitôt repoussée à quelques mètres derrière. Tilelli, serrée entre les bras robustes de son ravisseur, sanglotait. 
-Lâche-là! Lâche-là, sauvage! Rugissait Hjila lancée à sa poursuite. 
-A yemma! A yemma! Criait la petite en giflant furieusement Moqran qui la maitrisa rapidement. 
-Rends-moi ma fille... 
-Tu es indigne d’elle. Tu es sale! 
Hjila le rattrapa, s’accrocha à sa fille mais elle fut repoussée encore une autre fois. Moqran se retourna vers elle. 
-J'ai parlé avec Dda Qasi et l’Amin. Une fois la neige fondue, oust ! Tu décampes de cette maison. Tu m’entends ? Ce n’est plus ta maison. 
-Que dieu te prenne au dépourvu, Moqran ! Je n'irai nulle part. Ici, c’est ma maison, hurla-t-elle. 
-C'est ta maison, dis-tu? Le propriétaire tu l'as tué. Tu es une chienne et les chiens n’ont pas de maisons. 
-Tu n’es qu’un salaud! Diable! 
-Tu verras de quoi Moqran est capable. Tu finiras mendiante d'un village à un autre. Regarde-toi donc, même ton père et tes frères t'ont réfutée. Où iras-tu? Tu erreras d'un village à un autre pour un bout de galette. Tu verras ! 
-Tu es un bâtard ! Voilà ce que tu es. Un bâtard qui agresse une femme et ravit sa fille. D’homme tu n’as que la moustache et le pantalon. 
-Tu vas me payer tout ça, conclut-il en s’éloignant. 
Abandonnée à son sort, Hjila céda aux pleurs.
51 
‘Et il veut me chasser de chez moi ?’ Se dit-elle hystérique. ‘Dieu ! Est-ce toi qui as voulu ça ? Que je vive jusqu'à ce que je perde tout ? A cause de quoi? À cause de ça ! fit-elle en malaxant ses seins et son ventre avec rage, haine et dégoût. Je suis sale! Je suis une chienne!’ 
Hjila prit une écharpe et sortit avec précipitation. 
Sans hésitation aucune, elle frappa à cette porte qui s’ouvrit quelque temps après. 
-Je voudrais voir ton mari, demanda-t-elle à la femme qui vint ouvrir. Les rides souriantes de cette dernière, virèrent au mépris quand elle vit que c’était Hjila. Sans répondre, la femme ferma la porte et rentra. 
Quelque secondes après, elle lui lança derrière la porte : 
-Il n’est pas à la maison. 
Les deux femmes ne se connaissaient pas. Elles n’étaient pas voisines. L’autre ne se rendait pas à Tala. Tala le seul endroit où les femmes se rencontraient. Toutefois, certains villageois avaient des puits et ne manquaient guère d'eau. 
-Il ne veut pas me voir, c'est ça ? S’emporta Hjila. 
-Je t'ai dit qu'il n'est pas ici, s'énerva l'autre. 
-Dda Qasi ! Appela Hjila, à plusieurs reprises, dans sa détresse. 
Remuant les braises rouges de son kanoun, Dda Qasi resta indifférent aux appels de la femme. Quand son épouse vint l’informer que c’était Hjila, il lui avait suffi de remuer la tête pour que celle-ci ait compris ce qu’elle devait dire. 
-Dieu aura raison de vous tous, vint à l’ouïe de Dda Qasi qui, la main dans la poche et une grimace au visage, caressa les billets que Moqran lui avait offert la veille. 
Hjila prit le sentier vers Shikh. Sliman, le fils de ce dernier, lui ouvrit avec un sourire hésitant. 
-Shikh est sûrement auprès du kanoun, supposa-t-elle. 
-Tu as très bien deviné. 
Il l’invita à entrer. 
-Qui est-ce ? Demanda le vieil homme assis dans la chambre commune.
52 
-C’est Hjila ! Répondit Sekkura après avoir embrassé leur visiteuse. 
‘Que vais-je lui dire?’ Examina Shikh avec un peu d’amertume. Quand Hjila entra, il l’invita à s’asseoir. Chose qu’elle fit. Sliman et sa femme prirent place entourant le kanoun à la recherche d’un peu de chaleur. La peine de Hjila émergea quand Shikh lui raconta ce qui c’était passé avec Moqran. Accablée, Hjila les informa de ce qui s’était passé avec elle quelques moments auparavant. 
-Que comptes-tu faire maintenant? Demanda Sliman. 
-Je ne sais pas, frère Sliman. Mais, une chose est sûre, je ne vais jamais laisser tomber ma maison. 
-Qu'en dis-tu, père? Demanda Sliman. 
Shikh soupira. 
-Ce sont des serpents prêts à lancer leur venin à celui qui entrave leur cupidité. 
-Vous avez su ce que Dda Qasi et ses camarades ont fait à Si Rabah, fit Sliman. Ce Moqran a témoigné en sa faveur. 
-Même le témoignage de ton père n’a pas été pris au sérieux, ajouta Sekkura. Je ne sais pas pourquoi Taddart a peur d’eux. 
-Ils détiennent Tajmaat, la caisse des collectes, des terres, des troupeaux et l’argent pour acheter les gens, dit Sliman. 
-Les gens ont peur, dit Shikh. Et, prenant la main de Hjila : 
-Tu peux rester chez-nous quelque temps, ma fille. Après on verra. 
Hjila remercia tout le monde. 
-Si ce n’était pas votre soutien et compréhension, je serais morte ou j’aurais perdu la tête. Mais, je ne vais en aucun cas laisser ma maison. 
Un silence tendu remplit leur présence. 
-Père ! Dit Sliman. 
Tout le monde le regarda. Il suspendit sa pensée pendant un moment de doute mais continua : 
-Notre maisonnette à la sortie du village. 
-Tu veux dire… 
-On doit anticiper la bêtise de ces gens-là, ajouta Sliman.
53 
-Tu sais où est la maisonnette ? Demanda Sekkura. 
-Oui, à la sortie du village, du côté de la forêt, répondit-elle. Shikh va souvent la visiter. 
L’idée de Sliman avait séduit Hjila. Elle ne voulait pas d’ennuis. Elle ne voulait pas s’affronter une autre fois à Moqran. Ainsi, le lendemain, elle fut chez Shikh et accepta leur aide. Sliman et Sekkura, suivis par Shikh, se rendirent chez Hjila et l’aidèrent à s’installer dans sa nouvelle demeure. 
La nouvelle du déménagement de Hjila, fut propagée comme de la poudre. Moqran se précipita pour mettre une nouvelle serrure à la maison que Hjila avait abandonnée. Sans grand effort, il eut une deuxième maison et ça ne lui avait coûté que quelques billets pour acheter le silence de Dda Qasi. 
Les premières nuits de Hjila dans cette maisonnette-là, furent pénibles. Les bêtes n'arrêtaient pas de bêler, les loups d'hurler, le hibou de boubouler et Hjila de pleurer. Elle pleura sa vie, elle pleura sa fille. Elle pleura sa faiblesse. Surtout celle d’être femme.
54 
Deuxième Partie
55 
ⵣ 
‘Regarde-toi. Comme tu as grandi. Tu es devenue une femme. Tu te rends compte ? Une femme. Dans peu de temps, mille prétendants se présenteront à toi, à genoux.’ 
Tilelli avait grandi. Elle était le ‘printemps de Taddart’ comme la surnommaient ses pairs. Moqran n’avait plus d’emprise sur elle. Il ne pouvait plus lui interdire de rendre visite à sa mère. ‘L’affaire Hjila’ n’était pas oubliée. Elle était juste située au passé. Un passé qui la marqua de quelques rides, de beaucoup de fiel. Mais elle survécut. Et puis, Taddart vécut d’autres choses, d’autres drames, d’autres joies. A Tilelli on avait occulté le suicide de son père. La raison de sa mort était encore taboue. 
Tilelli avait l’âge des questions. L’âge des quêtes. L’âge des curiosités adultes. Elle ne comprenait pas jusque-là la raison pour laquelle son père s’était tué. Hjila n’osait pas la lui avouer. Elle ne s’attendait pas que Tilelli insistât autant. 
-Tu vas encore me dire mektoub ? Demanda la jeune fille. 
-Ecoute, ma fille, lui dit-elle en s'approchant d'elle et caressant ses cheveux. Ne sois pas la prisonnière du passé. Le passé ne se rattrape pas. 
Tilelli la regardait les larmes aux yeux. Hjila avait le coeur fendu. La mémoire de Mezyan et surtout son erreur, la suivaient encore. 
-Oh, fini les pleurs maintenant ! Regarde-toi ! Que dieu te garde, tu es devenue plus grande que moi. 
Tilelli avait un visage ensoleillé. Et quand elle souriait, elle charmait. Ses grands yeux plongeaient les jeunes garçons de Taddart dans des songes sublimes. Les cils, enduits de khôl, emprisonnaient, à chaque battement, des milliers de coeurs. Que dire de cette langue et de ces lèvres subtilement colorées avec du brou de noix ? Un délice aux yeux. Une beauté
56 
conjuguée au naturel. Jetez donc tous ces produits de beauté que l'on apporte de la ville et des pays lointains. 
-Je dois rentrer, déclara Tilelli. Nanna Aysha doit être en train de m’attendre. 
-Moqran ne vous inquiète plus? S’enquit Hjila. 
-Depuis son mariage, il ne vient que deux fois par semaine. 
Hjila fronça les sourcils. 
Et Tilelli, mimant la démarche de Moqran fit : 
-Voici vos deux coffins ! Si vous m’énervez, vous n’aurez plus rien à manger. 
Les deux femmes éclatèrent de rire. 
-En fait, Nanna Sekkura te salue et te prie de passer demain chez-elle. 
-Où l'as-tu rencontrée ? 
-A Tala. 
-Elle doit être contente de son petit bébé. 
-Et comment! Elle est radieuse. 
-Elle mérite tout le bien du monde. Et puis, elle et Sliman ont longtemps attendu. 
-Il faut voir la joie de son mari et le bonheur de Shikh, conclut la jeune fille. En fait, Sekkura est une grande amie à toi ? 
-Sekkura est plus qu’une amie, ma fille. Elle est la soeur que je n’ai jamais eue. Elle, Shikh, Sliman sont ma famille. 
-Je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes fâché toi et Moqran. 
-Je t’avais déjà dit qu’il m’a chassé de chez moi après la mort de ton père. 
-J’y vais. Je reviens demain, dit Tilelli. 
-Passe le bonjour à Aysha, cria Hjila à sa fille qui rentra en courant.
57 
ⵣ 
Les mains jointes derrière le dos, Khalti Hlima précédait Tilelli et sa cousine. Elles étaient en route vers Asif, la rivière, pour cueillir quelques herbes médicinales que la vieille utilisait souvent. De ses cueillettes, elle offrait à qui en avait besoin. Khalti Hlima voulait initier les deux jeunes filles à la connaissance des herbes. 
-Les temps ont changé, fit la vieille. La rivière est presque sèche. Antan, on ne pouvait même pas la traverser. Il y a sept hivers de ça, elle a emporté le fils de Muh Zkara. Pauvre enfant ! Il allait à l’école en ville. 
-Nous, les stupides, dit la cousine, nous aurions dû aller à l’école comme l’ont fait les garçons. 
-C’est la grosse bêtise que nos parents aient commise, ajouta Tilelli. Les quelques garçons qui se sont sacrifiés sont à l’université aujourd’hui. 
-Aucune fille ! Dit la cousine. 
-Moi, je vous parle de la rivière et vous...dit Khalti Hlima. Vos fachas ne sont pas faites pour luvirsiti, comme l’appelait-elle. 
Khalti Hlima était la célébrité de Taddart. Elle était connue pour son humour. Un humour innocent. Toutes ses discussions étaient agrémentées par des blagues ou des anecdotes qu’elle avait elle-même vécues ou dont elle entendit parler. Il faut avouer aussi qu’elle avait un style unique pour raconter et narrer. Un style fait de fascinantes descriptions. Son imagination était fertile mais elle n’échappait pas à quelques ajouts et bluffs improvisés. Une pincée d’épices à son humour. Sa langue, suave et conciliante, était la clé qui lui ouvrait les portes et les coeurs de Taddart entière.
58 
-Tiens ! Je vais vous raconter quelque chose, dit Khalti Hlima en s’arrêtant. 
Les deux jeunes filles échangèrent des clins d'yeux complices. Elles n’attendaient que ça pour se divertir. 
-Aaah ! S’exclamèrent-elles de joie. 
Khalti Hlima leur sourit. 
-Vous n’attendez que ça, hein ? Vilaines! 
Et elle raconta : 
-Cela s’était passé le jour même de mon mariage. A l'époque, j'étais jeune et belle. 
-Allah! Allah ! Firent les jeunes filles. 
-Vous ne me croyez pas ? 
-Si ! Si ! 
-Détrompez-vous ! Ce visage, plein de rides aujourd’hui, était une lumière, se vanta Hlima. 
-Nous te croyons, Khalti Hlima, fit la cousine. 
-Chacun vivra son temps, dit-elle. Vous serez vieilles aussi, petites morveuses, les taquina-t-elle. 
-Continue, s'il te plait, Khalti Hlima, conjura Tilelli. C'est la première fois que tu nous racontes quelque chose sur toi. 
-Mais ça reste entre nous. 
-Oui, oui, oui…dirent les filles à l’unisson. 
-Ce jour-là, j'étais bien garnie. Une robe pleine de couleurs, les plus beaux bijoux de toute la région. Et évidemment on m’avait mis un mendil pour me cacher le visage. Je ne voyais presque rien et je ne pouvais presque pas respirer. On dit que c’est pour éviter le mauvais oeil. Peut-être que c’est vrai. Mais c’est pour aussi cacher la beauté de la mariée et la faire désirer davantage. 
-Ou bien pour cacher sa laideur, plaisanta Tilelli en sourire. 
-Tais-toi ! La sermonna Khalti Hlima. 
-Tout le village de mon futur mari avait débarqué. Toute Taddart. Ils voulaient tous participer dans la procession et à l’heure de manger, ils dévorèrent tout, tout. On dirait qu'ils étaient sortis de prison. 
Les filles n’arrêtaient pas de rigoler.
59 
-Ils m’ont fait sortir de la chambre commune. Les youyous, le baroud, les bendirs...Tout. Alors-là, il fallait me mettre sur le cheval. Oui ! Pas un mulet ou un âne. J’ai du mérite, non ? Un cheval ! Tout d’un coup, j’ai senti des mains me soulever et me mettre sur la sellette. Je ne m’attendais pas à ça. Des hommes m’avaient soulevée…j’avais honte. Ce cheval-là, je ne le sentais pas tranquille. Dès que mon derrière fut sur son dos, il s’agita mais se calma un peu plus tard. On dirait que c’était la première fois qu’un derrière de femme vint s’installer sur son dos. Le coquin ! Aussitôt, le cheval prit chemin vers ma nouvelle demeure. Et au beau milieu du chemin, il fallait traverser Asif. Sur mon cheval, j’étais à la tête du cortège. Et comme un mauvais sort m’était réservé, un âne qui nous vit venir, voulant probablement nous rejoindre, commença à brailler. Le cheval s’effaroucha, les hommes ne purent le calmer, se cabra très haut me balançant dans l'eau de la rivière. J’étais effrayée, mouillée et éhontée. 
Tilelli et sa cousine n’arrêtaient pas de rire tout au long du récit de Khalti Hlima. 
-Vous rigolez, hein! Leur souffla-t-elle. 
Puis, d’un ton sec et amusé, elle ordonna à Tilelli de chercher les plantes en amont de la rivière. 
-Moi, j’irai en aval. 
-Et moi ? S’enquit l'autre fille. 
-Toi, tu poses ton derrière ici et tu gardes nos affaires. 
-Seule ? Mais, j'ai... 
-Tu as peur? Peur de quoi ? Si un loup ou un chien s’approche, à toi la hache. 
-Elle a surtout peur des sangliers, la taquina Tilelli. 
-Je n'ai pas peur du sanglier, ni de rien, répliqua sa cousine avec bravade. 
Khalti Hlima partit en chantonnant un ashewwiq des plus doux. Tilelli serra sa fouta et ajusta son mendil et disparut. Arrivée derrière une masse de roseaux, à quelques centaines de mètres, elle entendit des petits clapotements d’eau.
60 
‘Ça doit être un oiseau,’ pensa-t-elle avec un brin de peur. Elle voulut écarter l’idée que ce fut un sanglier. Le sanglier qu’elle ne vit que deux ou trois fois. Moqran adorait la chasse et il y eut des occasions où il revenait avec un sanglier à l’épaule qu’il partageait avec sa bande, ceci s’ils n’organisaient pas un piquenique à la sortie du village. 
Suivant sa curiosité, Tilelli écarta la masse des réseaux, et se fraya un chemin. Elle s’accroupit et tenta de voir qu’était- ce. Elle regarda et vit quelqu’un se baigner dans une retenue d’eau. Sa tête flottait au-dessus de la surface. Au bout de quelques secondes, il remonta tout doucement. 
-A yemma ! S’écria-t-elle en se frappant la poitrine. 
Elle vit sortir ses épaules, sa poitrine, son...ventre… 
Tilelli sentit une onde de chaleur l’envahir. Elle avait honte. Elle mordilla sa lèvre. 
‘Ouf, il n'est pas nu!’ Se dit-elle soulagée. 
En s’asseyant pour s’assécher, Mourad ne s’était pas rendu compte qu’il était épié. 
‘Je ne dois pas rester ici,’ pensa la jeune fille serrant dans sa main les quelques herbes qu’elle put récolter. 
Elle fit un pas en arrière. Soudain, un bruissement fut entendu. Mourad l’avait entendu. Tilelli se figea. Elle ferma les yeux. 
‘Dieu fasse qu’il n’ait pas entendu !’ 
Il se leva et considéra le lieu d’où le bruissement émana. 
-Qui est là ? Appela-t-il en voyant la silhouette d’une femme en robe blanche derrière les réseaux. 
Terrifiée, Tilelli, en essayant de fuir, glissa et tomba. Elle se releva rapidement et courut laissant derrière elle sa fouta. 
-Hééééé ! Attends…Fit Mourad en s’habillant avec précipitation. 
Arrivé à la masse des roseaux, il retrouva la fouta de la femme qui était là. Ça lui arracha un sourire. Prenant la fouta avec lui, il rejoignit ses affaires qu’il amassa dans un petit sac et se lança à la recherche de la fugitive.
61 
-Qu'est-ce qui t’arrive ? Demanda Khalti Hlima à Tilelli qui arriva essoufflée. 
-C'est un sanglier! Ironisa la cousine. 
-Qu’est-ce qui se passe ? Redemanda Khalti Hlima. 
-J'ai vu...quelqu'un...se baigner...fit-elle toujours haletant et se massant les genoux. 
-Quelqu’un? 
-Je ne le connais pas. 
-Il t'a rien fait? Interrogea Khalti Hlima intriguée. 
-Non…je l'ai vu de loin. 
Khalti Hlima prit les quelques herbes de la main de Tilelli et lui dit : 
-C'est tout ! Ah, les jeunes d’aujourd’hui ! Vous êtes jeunes, belles, mais pour travailler...Bon, continua-t-elle, viens avec moi, on va aller voir qui est cet homme qui t’a fait peur. 
-Mais, où est ta fouta ? Fit remarquer la cousine. 
-Ah ! Ma fouta ! S’aperçut Tilelli. 
-Aller, on va la chercher…dit Khalti Hlima qui fut interrompu par la voix de Mourad qui la saluait de loin. 
-C’est lui ! C’est lui ! Fit remarquer Tilelli en reculant d’un pas. 
-Tu ne m’as pas reconnu, Khalti Hlima ? 
Mourad s'approcha d’elle et l’embrassa au front. 
Tilelli fut troublée. Voilà qu’elle le voyait devant elle. Un effluve de chaleur l’envahit. Elle regarda furtivement ses yeux. Verts. Verts et souriants. 
‘Vava’, se dit Tilelli pensant à son père. Elle ne pouvait oublier le vert de ses yeux. 
-Je ne t’ai pas reconnu, mon fils. Ma mémoire me fait défaut. Mais, attends ! S’exalta-t-elle. Laisse-moi deviner. Ton visage ressemble…Ah ! Si Rabah. Toi, tu es le fils de Si Rabah. Comment tu t’appelles déjà ? 
-Mourad, déclara le jeune homme. 
Le rouge ne quitta pas les joues de Tilelli durant toute cette conversation-là. 
-T'as oublié ça, dit Mourad à Tilelli en lui tendant sa fouta.
62 
-Merci, se contenta-t-elle de dire d’une voix frêle, sans oser le regarder dans les yeux. 
Khalti Hlima insista pour qu’il mange un morceau avec elles. Elle prit sa main et l’obligea à s’asseoir à même le sol. 
-Combien te reste-t-il pour finir tes études, mon fils ? Reprit- elle. 
-Une année. 
-Je te sais intelligent et brave. Que dieu te garde à ta mère. 
-Merci, Khalti Hlima. 
-Je suis ta tante. Tu dois écouter ta tante, continua-t-elle. Tu dois penser dès maintenant à fonder un foyer. Sinon, je serai déçue et fâchée. 
Amusé et un peu intimidé, Mourad ne faisait que sourire. 
-C’est ce que ma mère me dit chaque soir, répondit-il. 
-Elle a raison. Regardes toutes ces beautés, l'interpella-t-elle en regardant ses voisines. Toutes prêtes à prendre époux. 
Tilelli et sa cousine souriaient avec embarras. Mais elles ne manquaient aucune occasion pour lancer des oeillades à ce jeune homme qui avait l’air posé et intelligent. L’aisance avec laquelle il parlait avec Khalti Hlima les avait surpris. 
-Vous ne le reconnaissez pas, les filles? Dit Khalti Hlima. 
Mourad répondait à leur timidité par des sourires. D’une petite voix, elles dirent non. Enfant, la cours dans laquelle Mourad jouait se trouvait à l’autre versant de Taddart. En raison d’une rivalité absurde, les gamins de chaque versant s’étaient accaparé son territoire et empêchaient, à coup de pierres, les autres de s’approcher. 
-Honte à vous ! Les provoqua la vieille femme. Vous ne passez votre temps qu’à parler des ploucs de Taddart. C’est normal que vous ne connaissiez pas ce garçon. 
Tout le monde rigola. Les deux cousines entendirent parler de lui. Elles savaient qu’il était parmi les quatre garçons qui réussirent leurs études et furent à l’université. 
Mourad avait la chance d’avoir une tante en ville. Sa mère l'envoya chez elle et ce fut ainsi qu’il put éviter les pénibles dix ou onze kilomètres de Taddart vers le lycée, du lycée vers
63 
Taddart, vu qu’il n’y avait pas d’internat. La majorité de ses pairs devinrent bergers, fermiers, laboureurs. Être étudiant lui assurait du respect et beaucoup de considération. Manier un stylo était un prestige dans une société qui ne savait même pas écrire sa propre langue -menacée de surcroit-, une société où le savoir se transmettait à travers la pratique et l’expérience quotidienne, une société où le savoir se transmettait oralement à travers des contes, des charades, des proverbes, des poésies. Mais il est juste de dire que Mourad était adroit et transmettait confiance et lucidité. Il était encore jeune. Jeune et naïf mais d’un esprit critique et progressiste. 
-Et les plantes médicinales, tu t’y connais, mon fils ? Questionna Khalti Hlima. 
Embarrassé, Mourad répondit par la négative. Les deux cousines se regardèrent et sourirent avec contentement. 
-Il faut connaitre tout, mon garçon, ajouta la vieille femme au bonheur des deux filles. Il ne faut pas seulement savoir utiliser un stylo. 
-Oui, dit Mourad. La prochaine fois, tu m’apprendras. Tu seras mon enseignante, dit-il avec amusement. 
Le mot ‘enseignante’ titilla l’oreille et l’orgueil de Khalti Hlima qui, instantanément et avec un sourire aux yeux, l’invita à les rejoindre pour leur prochaine sortie. L’idée lui avait plu. Mais pas autant qu’aux filles. Elles se voyaient déjà parées et bien préparées. 
Quand les femmes décidèrent de retourner à Taddart, le jeune homme proposa de les accompagner. 
-Je vais rendre visite à Shikh Amellal, dit-il. 
-Que va un jeune homme comme toi faire avec ce vieillard ? Rigola Khalti Hlima. 
-J’aime l’écouter parler, répondit Mourad. Ses contes, ses poèmes, sa sagesse, me fascinent. 
-Ah, s’étonna la vieille femme. Les jeunes d’aujourd’hui n’écoutent plus ça. Ils n’écoutent plus rien. 
-On a tort, Khalti Hlima, dit Mourad avec application. Le savoir ce n’est pas seulement celui qu’on trouve à l’école. Le
64 
savoir existe aussi chez nos anciens, nos anciennes, dans notre vie à Taddart. 
-Tu veux dire que Sikh Amellal pourrait devenir un enseignant ? 
-Shikh Amellal, toi, Akli Qara, Muh Uhemmu. On apprend la vie même de Waghzen l’ogre, Teryel l’ogresse, Mqidesh, Yelli-s uheddad, la vache des orphelins… 
-Ce sont tous des enseignants ? Demanda Khalti Hlima avec naïveté. 
-Pourquoi alors on nous les conte ? 
-Par Sidi Hiyyun, tu as raison, mon fils. Que dieu t’éclaire ! C’est pour apprendre la vie. Moi, je ne voyais pas les choses comme ça. Nous, tous ces contes, on les raconte comme ça, et nos parents nous les racontaient aussi sans poser trop de questions. 
-Le problème est que nous, nous posons trop de questions ou bien nous ne posons pas les bonnes questions. 
-Ce que tu dis là, mon fils, je ne le comprends pas. Mais je vais te dire une chose. Vis ta vie et ne pose pas trop de questions. La vie m’a appris à moi qu’il y a beaucoup de questions auxquelles il n’y a pas de réponses. Il est alors inutile de s’attarder à leur chercher des réponses. Sinon, tu perds ta vie, et pour rien. 
-Voilà une réponse qui ferait rougir un philosophe aguerri, prononça Mourad émerveillé. 
-Que dis-tu, mon fils ? 
-Rien…Rien. 
De passage à Tala, ils burent. Les filles servirent Khalti Hlima et s’apprêtaient à servir Mourad. Mais celui-ci, les précéda et tendit le sceau à la cousine puis à Tilelli. 
-Bien fait, mon fils, encouragea Khalti Hlima en rigolant. 
Elle était peu -ou mieux dit- jamais habituée, à voir un homme servir une femme. Surtout pas de la nourriture ou de l’eau. 
-Ça nous change un peu, ajouta-t-elle encore amusée, tandis que les deux cousines étaient toutes maladroites. Déjà que la
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja
Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja

Mais conteúdo relacionado

Mais procurados

Dix neuf sami mokaddem-extrait 1
Dix neuf  sami mokaddem-extrait 1Dix neuf  sami mokaddem-extrait 1
Dix neuf sami mokaddem-extrait 1Atef Attia
 
All in-one magazine n°5
All in-one magazine n°5All in-one magazine n°5
All in-one magazine n°5Biggie joe
 
Masques 6 d histoire 2
Masques 6 d histoire 2Masques 6 d histoire 2
Masques 6 d histoire 2yann75017
 
Les chroniques de l'académie von einzbern test
Les chroniques de l'académie von einzbern testLes chroniques de l'académie von einzbern test
Les chroniques de l'académie von einzbern testAlabrena9272
 
Exemples de productions écrites.
Exemples de productions écrites.Exemples de productions écrites.
Exemples de productions écrites.Mélina RUSSO
 
La maison qui brillait - The house that glowed
La maison qui brillait - The house that glowedLa maison qui brillait - The house that glowed
La maison qui brillait - The house that glowedFreekidstories
 
Dix neuf sami mokaddem extrait 6
Dix neuf sami mokaddem extrait 6Dix neuf sami mokaddem extrait 6
Dix neuf sami mokaddem extrait 6Atef Attia
 
EXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier Massé
EXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier MasséEXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier Massé
EXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier MasséTaurnada
 
Activé: Le voyage fantastique
Activé: Le voyage fantastiqueActivé: Le voyage fantastique
Activé: Le voyage fantastiqueSpiritualibrary
 
Un bon petit diable
Un bon petit diableUn bon petit diable
Un bon petit diableunbxeroxx
 
Des nouvelles d'Anaximandre et de quelques autres
Des nouvelles d'Anaximandre et de quelques autresDes nouvelles d'Anaximandre et de quelques autres
Des nouvelles d'Anaximandre et de quelques autrescdisaintexuperyparis
 
Le mensonge de Léonie
Le mensonge de LéonieLe mensonge de Léonie
Le mensonge de LéonieFreekidstories
 
En attendant l’heureux dénouement
En attendant l’heureux dénouementEn attendant l’heureux dénouement
En attendant l’heureux dénouementFreekidstories
 
Histoire chevalière de jeanne et joseph.
Histoire chevalière de jeanne et joseph.Histoire chevalière de jeanne et joseph.
Histoire chevalière de jeanne et joseph.EN
 
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?Anybodybutahuman
 
Les heros de la ferme - Farmyard Heroes
Les heros de la ferme - Farmyard HeroesLes heros de la ferme - Farmyard Heroes
Les heros de la ferme - Farmyard HeroesFreekidstories
 
Concours de nouvelle la guerre du coeur
Concours de nouvelle la guerre du coeurConcours de nouvelle la guerre du coeur
Concours de nouvelle la guerre du coeurlfiduras
 

Mais procurados (20)

Dix neuf sami mokaddem-extrait 1
Dix neuf  sami mokaddem-extrait 1Dix neuf  sami mokaddem-extrait 1
Dix neuf sami mokaddem-extrait 1
 
All in-one magazine n°5
All in-one magazine n°5All in-one magazine n°5
All in-one magazine n°5
 
Masques 6 d histoire 2
Masques 6 d histoire 2Masques 6 d histoire 2
Masques 6 d histoire 2
 
Les chroniques de l'académie von einzbern test
Les chroniques de l'académie von einzbern testLes chroniques de l'académie von einzbern test
Les chroniques de l'académie von einzbern test
 
Exemples de productions écrites.
Exemples de productions écrites.Exemples de productions écrites.
Exemples de productions écrites.
 
La maison qui brillait - The house that glowed
La maison qui brillait - The house that glowedLa maison qui brillait - The house that glowed
La maison qui brillait - The house that glowed
 
Hugo
HugoHugo
Hugo
 
Dix neuf sami mokaddem extrait 6
Dix neuf sami mokaddem extrait 6Dix neuf sami mokaddem extrait 6
Dix neuf sami mokaddem extrait 6
 
EXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier Massé
EXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier MasséEXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier Massé
EXTRAIT du roman « L'Inconnue de l'équation » de Xavier Massé
 
Activé: Le voyage fantastique
Activé: Le voyage fantastiqueActivé: Le voyage fantastique
Activé: Le voyage fantastique
 
Un bon petit diable
Un bon petit diableUn bon petit diable
Un bon petit diable
 
Des nouvelles d'Anaximandre et de quelques autres
Des nouvelles d'Anaximandre et de quelques autresDes nouvelles d'Anaximandre et de quelques autres
Des nouvelles d'Anaximandre et de quelques autres
 
(L'inconnue sur l'île de chiron)
(L'inconnue sur l'île de chiron)(L'inconnue sur l'île de chiron)
(L'inconnue sur l'île de chiron)
 
Le mensonge de Léonie
Le mensonge de LéonieLe mensonge de Léonie
Le mensonge de Léonie
 
En attendant l’heureux dénouement
En attendant l’heureux dénouementEn attendant l’heureux dénouement
En attendant l’heureux dénouement
 
Histoire chevalière de jeanne et joseph.
Histoire chevalière de jeanne et joseph.Histoire chevalière de jeanne et joseph.
Histoire chevalière de jeanne et joseph.
 
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
Bakir Zied - Harissa ou Moutarde ?
 
Les heros de la ferme - Farmyard Heroes
Les heros de la ferme - Farmyard HeroesLes heros de la ferme - Farmyard Heroes
Les heros de la ferme - Farmyard Heroes
 
Le frayeur d'Hubert
Le frayeur d'HubertLe frayeur d'Hubert
Le frayeur d'Hubert
 
Concours de nouvelle la guerre du coeur
Concours de nouvelle la guerre du coeurConcours de nouvelle la guerre du coeur
Concours de nouvelle la guerre du coeur
 

Semelhante a Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja

Masques 6 bmodifiable 2
Masques 6 bmodifiable 2Masques 6 bmodifiable 2
Masques 6 bmodifiable 2yann75017
 
Masques 6 bmodifiable
Masques 6 bmodifiable Masques 6 bmodifiable
Masques 6 bmodifiable yann75017
 
Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13
Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13
Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13LeRougeetLeNoir
 
EXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc DhainautEXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc DhainautTaurnada
 
Onitopie
OnitopieOnitopie
OnitopieNezumy
 
Onitopie
OnitopieOnitopie
OnitopieNezumy
 
A la folie...passionnément.pdf
A la folie...passionnément.pdfA la folie...passionnément.pdf
A la folie...passionnément.pdfssuser3dc79f1
 
Le Laisser-faire Vincent orville
Le Laisser-faire Vincent orvilleLe Laisser-faire Vincent orville
Le Laisser-faire Vincent orvilleOrville Vincent
 
EXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc DhainautEXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc DhainautTaurnada
 
Ici et ailleurs recueil de nouvelles
Ici et ailleurs recueil de nouvellesIci et ailleurs recueil de nouvelles
Ici et ailleurs recueil de nouvellesEVA DIALLO AUTEUR
 
Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front
Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front
Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front Cédric Mouats
 
Pas pareil
Pas pareilPas pareil
Pas pareilNezumy
 
Un zoo particulier fr (1)
Un zoo particulier fr (1)Un zoo particulier fr (1)
Un zoo particulier fr (1)Didacticolite
 

Semelhante a Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja (20)

L' empathie
L' empathieL' empathie
L' empathie
 
STRIX VAMPIRAE
STRIX VAMPIRAESTRIX VAMPIRAE
STRIX VAMPIRAE
 
nouvelle1
nouvelle1nouvelle1
nouvelle1
 
Masques 6 bmodifiable 2
Masques 6 bmodifiable 2Masques 6 bmodifiable 2
Masques 6 bmodifiable 2
 
Masques 6 bmodifiable
Masques 6 bmodifiable Masques 6 bmodifiable
Masques 6 bmodifiable
 
Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13
Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13
Livret Le Rouge et Le Noir - Scène 13
 
EXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc DhainautEXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « La Maison bleu horizon » de Jean-Marc Dhainaut
 
Onitopie
OnitopieOnitopie
Onitopie
 
Onitopie
OnitopieOnitopie
Onitopie
 
Carnet d'Algérie
Carnet d'AlgérieCarnet d'Algérie
Carnet d'Algérie
 
A la folie...passionnément.pdf
A la folie...passionnément.pdfA la folie...passionnément.pdf
A la folie...passionnément.pdf
 
Le Laisser-faire Vincent orville
Le Laisser-faire Vincent orvilleLe Laisser-faire Vincent orville
Le Laisser-faire Vincent orville
 
EXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc DhainautEXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc Dhainaut
EXTRAIT du roman « Les Galeries hurlantes » de Jean-Marc Dhainaut
 
Ici et ailleurs recueil de nouvelles
Ici et ailleurs recueil de nouvellesIci et ailleurs recueil de nouvelles
Ici et ailleurs recueil de nouvelles
 
Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front
Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front
Projet de scénario original : L’Exilé malgré lui / Loin des murs du front
 
Les mots magiques 001
Les mots magiques 001Les mots magiques 001
Les mots magiques 001
 
Un oriller de plumes
Un oriller de plumesUn oriller de plumes
Un oriller de plumes
 
Pas pareil
Pas pareilPas pareil
Pas pareil
 
Carnet de voyage
Carnet de voyageCarnet de voyage
Carnet de voyage
 
Un zoo particulier fr (1)
Un zoo particulier fr (1)Un zoo particulier fr (1)
Un zoo particulier fr (1)
 

Espoirs Déchus Roman Noufel Bouzeboudja

  • 1.
  • 2. 2
  • 3. 3 Espoirs Déchus Roman Noufel bouzeboudja Edition Yehwa-yi 2008
  • 5. 5
  • 6. 6 ⵣ ‘Toi, tournée vers l’avenir, tu marches à reculons. La hardiesse ne te manque pas. Ton coeur en est rempli. Mais tu es prisonnière. Ta prison n’est pas faite de murs, ni de barreaux. Ta prison s’appelle: Passé. Le passé te tourmente. Il condamne ton présent, ton futur. Tu le vois ton futur ? Il est là! Là! Il arrive à grande enjambées. Tu ne peux pas le voir ? Car le passé domine encore tes esprits. Et pourtant, ‘demain est un nouveau jour’, m’avais-tu dit?’ Certes. Mais es-tu prête pour ce nouveau jour ? Es-tu prête pour ce ‘demain’ ?’ Des années passèrent, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser à lui. Lui, l’être doux, délicat. Elle se rappelait de sa poitrine chaleureuse, accueillante. A elle, il réserva un amour sans conditions. Elle se souvenait des jeux qu’elle jouait avec lui. Elle se souvenait de ses yeux verts. Vert, la couleur de ses rêves. Tilelli avait toujours refusé la mort de son père. -Dieu l’a rappelé auprès de lui, lui disait Nanna Aysha. Mais cette excuse, incomprise en somme, lui était inconcevable. ‘Comment est-ce que Dieu l’aurait rappelé auprès de lui? Ressassait-elle dans sa tête de petite fille à la recherche de son père, de vérité, de réconfort. ‘Que ferait un Dieu d’un être humain auprès de lui? Et pourquoi ? Pourquoi l’avait-on enveloppé dans ce tissu blanc ? Pourquoi l’avait-on mis sous la terre?’ Dans ses rêves innocents, patiemment, elle attendait le retour de son père. La nuit, naïvement, elle s’adressait à Dieu et le priait de faire vite revenir son père.
  • 7. 7 Il était son unique appui. Son exemple de vie. Il l’emmenait partout avec lui. Il lui apportait du chocolat, des friandises, des jouets. Contrairement aux autres filles de Taddart, quand le moment de sa naissance survint, une fois qu’il sut que c’était une fille, son père obligea les femmes, présentes lors de l’accouchement, à faire entendre leurs youyous à tout le village. -Fille ou garçon, c’est le bon Dieu qui choisit! Disait-il. Et s’il n’y avait pas de femmes ? Dites-moi, hein ? S’écriait l’homme à chaque commentaire ou médisance. Au temps des vrais amazighs, les vrais amazighs! Les femmes gouvernaient et avaient un pouvoir sur les hommes. Dihya, Lalla Khedija, Fatma n Sumer… -Cette créature est ma fille, exposait-il. Elle est venue de mon sang, je dois la chérir, l’aimer, l’éduquer, et je serai fier d’elle. Tilelli trouvait en son père la joie. Et lui, il voyait en elle l’avenir. Son avenir à lui. Son avenir à elle. -Pourquoi s’était-il tué ? Pourquoi ? Demandait la Tilelli à sa mère. Hjila, sa mère, désarçonnée, ne faisait qu’observer les larmes de sa fille. Elle en versait aussi. Elle pleurait des larmes de regret. Elle pleurait l’épouvantable perte de celui qui était son mari. Elle pleurait une erreur qui l’avait suivie durant toute sa vie. Elle pleurait ce que Taddart ne lui avait jamais pardonné.
  • 8. 8 ⵣ Ce fut un jour de grande chaleur. Le soleil était au zénith, quand Mezyan rentrait chez lui. Contrairement à ses habitudes, ce jour-là, il rentra plutôt que prévu. Etant un employé en ville, il partait très tôt le matin et ne rentrait qu’une fois le soleil se préparait à aller illuminer d’autres parties de la planète laissant Taddart dans le noir. Ce jour-là était une journée de grève. Une grève à laquelle le syndicat avait fait appel le jour même. ‘Ne pouvait-il pas prévenir à l’avance ?’ S’indigna Mezyan devant le portail de l’usine. ‘Se réveiller à l’aube, marcher plus de cinq kilomètres pour me dire grève ?’ Il préféra alors retourner à Taddart, auprès de sa famille. Taddart, comme de coutume, était d’un accueil chaleureux. Des bonjours et des sourires fusaient de partout pour alléger les esprits en peine. Pour Mezyan, vivre dans une ville était impensable. Il aimait la terre, la verdure. Il aimait ses oliviers, ses figuiers, l’air frais et les balades dans la nature. A Taddart, un lien viscéral l’unissait. C’était sa vie, la vie de ses ancêtres. Il pouvait voir leurs silhouettes rôder sur les montagnes et les plaines. Il pouvait entendre le chuchotement de leurs sagesses. Il pouvait sentir leur présence. Et la terre ne se quitte pas d’un coup de tête. A ces terres, l’honneur des hommes est collé. Dans ces terres, l’honneur des hommes est planté à coup de sueur, de sang et de pleurs. Et cet honneur devrait être préservé à coups de sueur et de sang, s’il le faut. Quitter la terre de ses ancêtres était conçu comme une trahison suprême. Tilelli n’avait que cinq petites années. Elle avait, comme toujours, les cheveux bien coiffés et la robe pleine de couleurs. Elle était gracieuse. Belle et sage. On l’enviait. On enviait à sa
  • 9. 9 mère avoir enfanté une telle créature. De peur du mauvais oeil, sa mère, Hjila, l'emmenait souvent au derviche de Taddart, Bokhous, qui lui formulait des talismans et des amulettes qu’elle mettait autour de son cou.
  • 10. 10 ⵣ A même le sol, elle avait construit tout un domaine à sa petite poupée. Des cailloux, des bouts de tissu, une table minuscule et beaucoup de fleurs qu’elle lui avait cueilli des champs voisins. Toute gaie, elle jouait et se faisait sa petite joie. Elle mettait sa poupée dans des mises en scène, rêvait, parlait à ses joujoux, les embrassait quelques fois et les battait d'autres. Dans son petit domaine, il y avait une petite famille: un père, une mère et une fille. Tout comme la sienne, en fait. Chaque membre avait un rôle à jouer, tout comme dans la vie, en fait. Subitement, Tilelli se retourna et vit une silhouette s’approcher. C’était Mezyan qui montait le sentier menant chez lui, chez eux. Elle se leva et, en sourire, courut à tire- d’aile à sa rencontre. Elle bondit entre ses bras. Mezyan la souleva et l’embrassa, puis la remit sur pieds. -Regarde ce que je t’ai ramené, lui dit-il en lui tendant un paquet de chocolat. Aussitôt, Mezyan, prenant la main de sa fille, continua son chemin. Tilelli ne marcha que quelques à ses côtés puisqu’elle décida de retourner à ses jouets. -Où est ta mère? Demanda Mezyan en se retournant. -Elle est à la maison avec oncle Omar, répondit-elle. Elle m'a renvoyée. Elle m’a dit d’aller jouer dehors. ‘Omar? S’étonna Mezyan. Qu'est-ce qu'il fait chez moi à cette heure-ci ? Se demanda l’homme intrigué. Le doute et le souci s'entremêlèrent. La confusion gagna l’esprit de Mezyan. Qu'est-ce que son frère faisait chez-lui à cette heure-là ? Vint-il seul ou avec sa femme ? ‘Non...Non...ce n'est pas vrai ! Mais pourquoi Tilelli joue-t- elle dehors ?’ Des soupçons et de mauvaises pensées s’érigèrent dans l’esprit de l’homme qui essuya son front. Il essaya de les chasser. Elles surgirent de nouveau.
  • 11. 11 A pas lents et fragiles, il enjamba les quelques mètres qui le séparaient de la porte principale. Discrètement, à pas de voleur, il glissa dans la cour de sa propre maison. ‘Tilelli a l’habitude de jouer ici,’ pensa-t-il. Il entendit des voix. Il avança encore, tendant l’oreille et suivit la direction d’où ces voix-là venaient. Des gémissements ! Il était sûr que c’était des gémissements. ‘Hjila est tombée malade ?’ Pensa-t-il. ‘Arrête de faire l’idiot, se dit-il à lui-même. Rends-toi à l’évidence.’ Les gémissements ne cessaient pas. Ils étaient ceux du plaisir. Ceux de la jouissance, pas ceux de la douleur et de la peine. Ces gémissements-là n'étaient autres que ceux d'un homme et d'une femme en plein ébats. Hjila et Omar haletaient et ahanaient de désir. ‘Pourquoi pendant nos coucheries elle ne gémissait pas ainsi ?’ Se tortura Mezyan qui trouva réponse à toutes les questions qu’il se posait. La réponse, précise et unique, n’était autre que : Adultère. Sa femme le trompait avec un homme. Sa femme le trompait avec son propre frère. Inceste ! ‘Elle ose me faire ça ? Se dit-il. Ils osent me faire ça à moi ? Omar… Hjila…’ Mezyan avait grande confiance en Omar. Il croyait que pendant son absence, il serait l'homme de la maison car ils étaient frères et voisins aussi. Il pensait que c'était lui qui éloignerait le danger qui aurait menacé leurs demeures. Que c'était lui qui préserverait l'honneur de la famille. Mais, ce jour-là, l’innommable eut lieu. Et Mezyan l’avait constaté. Omar avait souillé l’honneur de la famille, sa propre famille. La gorge serrée, il les avait entendus. N'était-ce pas là une preuve de déshonneur ? Avait-il besoin de d'autres preuves ? Pourquoi faire ? Avait-il besoin de les regarder avec ses propres yeux ? Il les imaginait déjà, l’un sur l'autre à prendre plaisir. Il les imaginait allongés sur le lit, le sien...leur lit conjugal. Le lit sur lequel il partageait ses nuits avec la
  • 12. 12 même femme qui le partageait, à cet instant-là, avec un autre homme, son propre frère! ‘Omar!’ Mijota Mezyan avec amertume. Il les entendait encore. ‘Comment a-t-il osé…? Se demanda l'homme. Et sa femme à lui? Il la trompe aussi ! Et ses enfants ? Il les trompe aussi. Tous. Comment ose-t-il le faire? Et où ? Chez-moi !’ Ressassa Mezyan furibond et rouge de colère et de chaleur. ‘Chez son frère. Avec ma femme,’ se dit-il serrant les poings. Les yeux de Mezyan se remplirent de larmes. Mais pas une larme, aucune, ne leur échappa. Il essaya de chasser la confusion de son cerveau usé par tant de chambardement. Sa tête s’alourdit et subitement, tout devint noir. Il ne voyait plus rien. ‘Que cette terre s’ouvre et m’engloutisse!’ Se répéta-t-il. ‘Qui est coupable ? Omar ? Hjila ? Omar ! Non. C'est elle !’ C'est Hjila! Elle est coupable. Elle m'a déshonoré. C'est elle qui devait conserver l'honneur de la maison pendant mon absence. Elle a voulu ce qu'elle fait, sinon, elle aurait su comment se débarrasser de ce salaud de...s’il l'avait provoquée, ou avait essayé de l'agresser. Elle aurait su. Elle...aurait crié...et les voisins se seraient accourus à son secours. Elle se serait débrouillée n'importe comment pour préserver mon honneur. Notre honneur.’ Accablé de tant de douleur, il fit quelques pas. Il allait sortir mais ces jambes le trahirent de nouveau. Il se sentait faible. Brisé. ‘Que faire maintenant ?’ S’interrogea l'homme. Il regarda ses mains. Incapacité. Il les porta à son visage, essuya la sueur qui perlait sur son front. Il se couvrit les yeux avec les mains. ‘Le fusil!’ Pensa-t-il. ‘Mais… Tilelli…’ Il sortit de la cour et derrière lui les gémissements se perdirent petit à petit. Il voulut les voir. Voir sa femme entre les bras
  • 13. 13 d'un autre homme ou sous le corps d’un autre homme. Voir son frère jouir de sa femme. Une fois dehors, il se dirigea vers la fenêtre de sa chambre. Tilelli ne le vit pas sortir. Il arriva enfin. Il s’approcha des bordures de la fenêtre barreaudée. Il essaya de voir à travers les ouvertures des persiennes. Il vit leurs silhouettes. Il s’approcha encore. Oui, il les voyait. Hjila était nue. Totalement nue. Il voyait ce corps mouvoir sans gêne, sans arrêt. Ils étaient collés l’un à l’autre. Omar la labourait et elle, les yeux fermés, elle prenait plaisir. ‘N’est-ce pas de ce même sein que Tilelli, notre fille’...Mezyan hésita un instant...‘Nôtre’ dis-je ?’ Un doute troublant saisît son esprit. ‘Tilelli!’ Se répéta-t-il. ‘Est-ce possible ? Non, elle est bel et bien ma fille!’ Se dit-il. ‘C'est ma fille ! C’est ma fille ! Non...noo...’ Mezyan s’agita davantage. Incontinent, il s'effondra tel un vieil arbre sous le poids de son doute. Il se laissa crouler, appuyant son dos contre le mur. Sur le sol, il se recroquevilla tenant sa tête dans ses mains. ‘Pourquoi moi ? Pourquoi ma femme ? Pourquoi, mon Dieu ?’ Il chercha d’autres réponses à ses questions. Envers sa femme, il était toujours juste. Il n’avait jamais manqué à son devoir d'homme. Il faisait tout pour la satisfaire. A la maison rien ne manquait. Au lit, elle était heureuse. Mais jamais ne l’avait-elle entendu gémir et prendre plaisir comme elle le faisait à cet instant-là avec Omar. Simulait-elle ? La mémoire de Mezyan s’ébranla. Lounja. Il la revit. Ses yeux noirs, son front large, ses cheveux noirs qui couvraient son dos jusqu’aux hanches, ses lèvres pulpeuses. Lounja était son premier amour. Elle fut mariée, de force, à Majid. Madjid était le cousin de Mezyan. ‘Est-ce possible que dieu voudrait me faire payer ça?’ Pensa-t- il. Lounja aimait Mezyan. Mais les choses ne tournèrent pas comme ils voulurent. Le père de celle-ci, par avidité, l'obligea à épouser Majid.
  • 14. 14 Nonobstant, l’amour que Lounja et Mezyan se vouaient ne cessa pas. Ils l’entretinrent en secret pendant un certain temps. Ce jour-là, Majid était absent. Mezyan et Lounja convinrent de se voir. Lounja ouvrit la fenêtre, Mezyan entra. Une fois leurs désirs assouvis, Mezyan sortit. Ils avaient fait ça encore quelques fois, avant que Mezyan, tourmenté par les remords, coupât tout contact avec Lounja. Majid n'avait rien su et Hjila, sa femme, non plus. Ces souvenirs étaient suffisants pour que Mezyan collectât quelques forces pour se lever. Il se leva. Blessé, il s’achemina vers la petite écurie derrière la maison. Il farfouilla dans un carton. Facilement, il retrouva ce qu'il cherchait. Il le prit. ‘Ce n'est pas eux. C’est moi, se persuada-t-il soudain. C’est moi le responsable de mon propre déshonneur.’ Un torrent d'images et de pensées traversa l'esprit de l'homme. Une guerre s'est déclarée en lui. Elle semblait sans fin. Il tressaillait. Il sentît un frisson froid monter le long de son échine. Il prit la corde et la dissimula sous son manteau, puis, il emprunta nulle part pour destination. Il voulait marcher, s’éloigner de cette maison qui était devenue tombeau de ses joies, tombeau de son bonheur. Un bonheur qui devint brusquement faux. Il marchait. Tilelli, occupée, ne remarqua pas son père. ‘Plutôt la mort que la souillure,’ se rappela Mezyan des mots de Shikh Amellal. Il décida cependant de rendre visite au Shikh. Shikh Amellal était le doyen de Taddart. La dureté de la vie lui fut inspiratrice d’une sagesse écoutée et respectée par ses pairs. On l’appelait Shikh Amellal car il avait la barbe, les cheveux et le burnous blancs. Blanc comme la neige du Djurdjura qu’il contemplait chaque jour de sous les branches de son caroubier plusieurs fois centenaire. Shikh Amellal vivait avec son fils. Sa femme lui avait donné deux fils. L’ainé fut mort pour ce qu’on appelait la cause nationale. Ce fut son
  • 15. 15 père qui lui lut la fatiha et lui ferma les yeux. La mort de sa femme n’affecta pas Shikh comme l’avait affecté celle de son fils. Le vieil homme passait tout son temps sous ce caroubier- là. Sous son caroubier, Shikh vivait, plus qu’autre chose, son passé. Toutefois, il n’était pas toujours seul. Quelques autres vieux venaient s’asseoir à ses côtés. Et quand un villageois voulait un conseil, il ou elle savait où le trouver. On le consultait en cas de conflits entre familles, entre frères, entre voisins. Mezyan était en route vers Takharruvt. Le ciel était clair. Au loin, on entendait une chouette hululer. Tôt le matin, en se rendant au travail, Mezyan trouvait Shikh, enveloppé de son burnous, sous le grand arbre. Shikh, dès que sa prière de l’aube accomplie, se rendit à son caroubier à quelques pas de la petite mosquée qui abritait les quelques vieux du village. Il était rare de voir les jeunes prier. -Que dieu te maudisse, oiseau de malheur, dit Shikh Amellal à la chouette qui hululait encore. Contrairement à Amar U Khuni, l’ancien muezzin, remplacé par Shikh d’ailleurs, Shikh était un homme aux bons présages. Sa bouche était douceâtre et, surtout, pleine de proverbes et de poèmes. -Bonjour, Shikh ! Fit Mezyan une fois arrivé devant le caroubier. -La maison est amère? Rétorqua le vieux s’étonnant du retour précipité de l’homme. Mezyan lâcha un soupir et dit, ‘Si seulement tu savais ?’ Shikh ne regardait pas Mezyan. So regard fixait les cimes des montagnes encore couverte de neige. -Viens t’asseoir un peu, l’invita le vieil homme. Tu me sembles préoccupé, mon fils. Mezyan s’assit. Shikh pensa, ‘la rumeur a probablement caressé son oreille. Les a-t-il surpris ?’ -Shikh! Lui dit Mezyan enfin. Je voudrais te poser une question.
  • 16. 16 Mezyan savait déjà ce que la bouche de Shikh Amellal allait prononcer. -Sème, le brusqua le vieil homme. Mezyan, à la vue de deux hommes qui passaient par là, marqua une pause. Ils saluèrent Shikh mais ne daignèrent même pas regarde son compagnon. Depuis quelques jours, Mezyan avait remarqué que l’attitude des gens avait changé envers lui. Mais il ne savait pas pourquoi. Son travail le tenait éloigné des événements qui avaient lieu à Taddart. Les fréquentations devinrent rares. Désormais, ayant constaté son déshonneur de ses propres yeux, il comprit mieux pourquoi les deux hommes ne l’eurent pas salué. Il comprit mieux pourquoi ses cousins ne le visitaient point depuis quelques semaines. Même pas leurs femmes. Il comprit pourquoi à Tajmaat, après ses arrivées, souvent lors des fins de la semaine, la majorité des gens décampait. Et ceux qui restaient lui adressaient la parole bizarrement, à la limite du mépris. Il comprit le regard des gens hypocritement indifférents. La rumeur avait parcouru tout le village. Les bouches se la racontèrent sans satiété. Les oreilles, avec avidité, l’entendirent et les coeurs, rancuniers, la gardèrent. Quelqu’un avait découvert l’horreur, sauf que l’amant était méconnu. On disait qu’il se voilait, qu’il passait par la fenêtre, et…et… Sans s’en apercevoir, Omar et Hjila poursuivaient leur aventure. Jusque-là, Omar était à l’abri et Mezyan absent. -Shikh, dit l’homme, quand un homme perd sa dignité… Mezyan ne pouvait prononcer aucun mot de plus. Shikh, couperet attendu, prononça son verdict : -Plutôt la mort, dit-il entre ses dents, que la souillure. ‘La mort !’ Se répéta Mezyan. De quelle mort s’agissait-il ? Pourquoi est-ce que l’honneur est aussi important qu’une vie humaine? Qui devrait mourir ? Comment se fait-il que l’honneur d’un homme soit dans le corps d’une femme ? Pourquoi est-ce que le corps d’une femme soit l’honneur de toute la famille, de toute la tribu ?
  • 17. 17 Pourquoi, depuis on ne sait quand, la honte se conjugue-t-elle à la femme ? Pourquoi limite-t-on la femme à son corps ? N’est-elle pas, à Taddart comme dans tous les autres villages et villes, le pilier principal d’une maison, comme le proverbe le dit ? Ne travaille-t-elle pas dehors comme à la maison ? Mezyan se leva, resta immobile durant un bon moment. Il regarda au loin. Que regardait-il ? Que voyait-il ? Soudain, il se mit à marcher. Shikh le suivit des yeux. Il le regarda s’éloigner, sans lui laisser un au-revoir derrière, sans lui adresser un regard. Mezyan était ailleurs. Loin. ‘Mais où va-t-il comme ça ?’ Se demanda Shikh qui pensait que Mezyan allait ou devrait retourner chez lui. Shikh, lorsque Mezyan l’eut interrogé, croyait que ce dernier ferait le nécessaire pour laver son honneur. Il se contenta alors d’une phrase. Sans plus. Avait Mezyan besoin d’une explication ? Il avait tout vu. Mais, lourd était ce que Mezyan trainait. Tout d’un coup, il ne savait plus si sa fille était vraiment sa fille. Et ce remord qui surgit, il le submergeait de peine. Shikh, suivant Mezyan des yeux, fut secoué. Sa placidité et son assurance avaient subitement lâché. Mezyan était absorbé par tant de pensées, de souvenirs, d’images. -Prends soin de tes frères et de tes soeurs, lui avait son père dit sur son ultime couche. Prends soin de la maison et des terres. Les mots de son père résonnaient dans son cerveau à cet instant-là comme une litanie tonitruante. Préserver…hériter… honneur… la famille… la terre… les oliveraies… L’amertume l’avait déjà saisi. L’amertume ébranle la mémoire, accable le coeur. Mezyan marchait le long du sentier en toute sérénité, cette fois. Il avait fait son examen de conscience et dans son for intérieur, une décision était prise. Au loin, il vit quelqu’un s’approcher. Un âne. Sur l’âne, il vit son cousin Moqran. Celui-ci maugréait quelque chose.
  • 18. 18 -Bonjour Moqran! Hasarda Mezyan, comme pour trouver une consolation ou un soutien quiconque qui pouvait l’arracher au cauchemar qu’il vivait. Moqran ne proféra aucune parole. Il ne le regarda même pas. Son visage affichait une rage absurde et un dégoût inégal. ‘Errr ! Errr !’ Il pressa sa monture. Il voulut s’éloigner de ce fils de malheur. Furieux, Mezyan cria quelque chose et courut devant l’âne qu’il saisit par la lanière. La bête, effrayée, agita la tête et le cou de bas en haut, puis s’arrêta net en soufflant. Mezyan regarda son cousin qui, avec acharnement et haine, lui cracha au visage. Il fixa les yeux de son cousin avec morgue. Mezyan ne s’attendait pas à tant de haine. Il voulait juste un regard bienveillant, il voulait juste trouver un soutien, une parole consolatrice. Machinalement, il lâcha la lanière. -Tu n’es pas un homme ! Lui cracha de nouveau Moqran. Va te raser la moustache! Vous avez souillé l’honneur de toute la famille ta femme et toi! Mezyan, immobile, dévisageait les lèvres en mouvement de son cousin. Il n’entendait que l’écho vague de cette voix qui l’admonestait. Il avait tout compris. -Errrr ! Errr ! Ordonna Moqran sa bête. Mezyan s’écarta. Il essuya finalement les crachats sur son visage. Tawrirt n Shwaten, ‘La Colline des Diables’ n’était pas loin de Taddart. C’était là où se trouvaient les oliveraies de la famille. Mais qu’allait Mezyan faire là-bas ? Cet endroit était son préféré quand il était gamin. Lui, son frère Omar et quelques cousins s’y rendaient là-bas chaque jour pour jouer. Tajmaat, l’assemblée ou la cour principale du village, leur était parfois interdite. Ils étaient souvent chassés par les adultes. Pourquoi ? De peur que ces derniers reproduiraient, indiscrètement ou malencontreusement, leurs discussions à la maison. Surtout quand ces discussions tournaient autour des filles et des atouts charnels dont la nature les avait dotées.
  • 19. 19 Mezyan et Omar aimaient aller à cette colline-là. Ils aimaient tellement grimper sur ‘Tazemmurt-nnegh’, ‘Notre Olivier’, le surnommèrent-ils. Ils prenaient place, chacun sur son tronc. Ils chantaient, parlaient, et de temps à autre, sautaient d’un tronc à un autre, tels deux petits singes exultés. Quand le printemps arrivait, ils cherchaient des nids d’oiseaux. Personne n’était autorisé à grimper sur leur olivier. Les deux frères faisaient une bonne, solide et, surtout, redoutable équipe. Une fois grandis, l’arbre ne leur servait que pour la cueillette des olives. Mezyan s’arrêta, regarda l’arbre. -Es-tu prêt à me consoler pour une dernière fois ? Lui dit Mezyan en retenant ses larmes. Il posa son burnous au pied de l’arbre. Des images l’envahirent. Omar, ses cousins, les enfants de Taddart. Son père sur l’arbre secouant les branches pour que les grains tombent et soient cueillis par sa mère qu’ils, Omar et lui, accompagnait souvent. Il huma le café que buvait son père sous l’arbre. Il entendit des voix de l’enfance joyeuse. Des cris, des rires, des appels. Mais à cet instant-là, la peine rendait les mémoires amères, douloureuses. Mezyan prit la corde qu’il avait mise sous son manteau. Machinalement, il prit un bout de la corde et fit un noeud. Il attacha l’autre bout à l’olivier. Il l’attacha juste au tronc sur lequel Omar prenait place autrefois. Il chercha une pierre. Il ne trouva pas. A quelques mètres, il vit un petit bout de tronc d’arbre abandonné. Il le prit et le calla juste au-dessous du noeud. Il n’attendit pas. Attendre quoi en fait? Il mit le noeud autour de son cou. Une vague de froid, suivie de sueur, l’envahit lorsque la corde eut touché sa chair. Mezyan monta sur le tronc. -Mon Dieu, pardonne-moi! Prononça-t-il. ‘Non. Je ne renoncerai pas,’ pensa-t-il frémissant. ‘Non…non…’ A l’aide de ses pieds, il poussa le tronc qui roula quelques mètres au loin. Instantanément, son corps chuta et se suspendit
  • 20. 20 à la corde, les pieds flottant dans le vide. Son visage rougissait. Mezyan voulut crier. Il ne pouvait plus respirer. La corde le serrait. Violemment. Il étouffait. Frénétique, ses pieds s’agitaient, dans le vide. ‘Tilelli…ma fille…’ pensa-t-il. Tilelli lui apparut. Elle courait, joyeuse, autour de l’arbre. ‘Oui, ma fille. Souris-moi.’ Et soudain, il se libéra. La prit entre ses bras, la souleva, la déposa et lui donna enfin un paquet de chocolat. La corde l’étouffait de plus belle. Les veines de son cou, sa nuque, son visage, s’enflaient et du sang affluait vers ses yeux. Tilelli disparut. Il ne voyait plus rien. Noir. Un sentiment de remords s’installa en lui. Le remords l’accabla d’un coup. ‘Tilelli…Til…’ insista-t-il, ‘pardonne-moi! Par…moi…ma…’ La mort le secoua une dernière fois. Grands, elle lui ouvrit les yeux. La mort s’empara de sa chair. Son âme vola haut et rejoignit les cieux. L’honneur était plus fort que la vie et la mort plus forte que la vie. Et cet oiseau de malheur ! Venait-il rire du sort des hommes? Quel chant odieux chantait-il ! Les corbeaux n’allaient pas tarder à lui emboiter le pas. Et derrière les arbres, apparut, à pas traitres, un loup, puis un autre, puis d’autres. L’odeur de la mort attire les charognards. Un hurlement strident s’éleva au loin. Les loups engagèrent leur course vers le cadavre. Le soleil ne tardait pas pour aller éclairer l’ailleurs et la nuit allait léguer son obscurité à la Colline des Diables. Les corbeaux hésitaient. Et soudain, ils battirent des ailes. Quelqu’un s’approchait. Il était sur un mulet, le fusil à l’épaule. Le Garde-champêtre. Il retournait chez lui comme à son accoutumée. Son mulet dandinait et berçait l’homme qui fredonnait quelque chant. Il vit…un homme pendu. ‘Par sept foudres! Se terrifia-t-il quand il vit un homme pendu à un arbre. ‘Mais…Mezyan!’ Le reconnut-il.
  • 21. 21 Derrière les arbres, les loups guettaient les mouvements du garde. Il les aperçut. Sans retenue, il prit son fusil, tira deux coups dans l’air. Pris de panique, les loups disparurent aussitôt. Les corbeaux s’éloignèrent un instant mais revinrent. Le garde, paniqué et horrifié, ordonna à sa bête d’avancer. Il fallait annoncer la nouvelle à toute Taddart. Taddart avait entendu ses coups de feu. Ce n’était pas encore la saison pour chasser. Et puis, les coups étaient très proches. -Du côté de la Colline des Diables ! S’exclamèrent certains. Sans attendre, une délégation se forma pour aller inspecter les lieux. Sur le chemin, ils croisèrent le Garde-Champêtre sur son mulet en pleine course. -Mes frères ! Mes frères ! Rugit-il. Mezyan est mort. Les hommes de la délégation se regardèrent les uns les autres. ‘Le Garde-Champêtre l’a-t-il tué ? Mais…’ -C’est toi qui l’as tué! L’intenta quelqu’un le regardant sur son mulet le fusil accroché à l’épaule. -Comment est-ce que c’est moi ? Se défendit-il. Les hommes le fixèrent d’un oeil accusateur. -Je l’ai trouvé pendu à un arbre, continua-t-il en leur racontant ce qu’il avait vu. A la fin, il les convia à le suivre et constater par eux-mêmes. -Les coups de feu étaient pour éloigner les loups, expliqua-t-il en conséquence. Tous se dirigèrent vers l’endroit où Mezyan, -ou bien le corps de Mezyan- était pendu. Ils le virent. Certains se s’étaient arrêtés médusés. Les loups et les corbeaux engagèrent l’hymne de la mort en choeur. -Mon Dieu ! -Il n’y a de Dieu qu’Allah! Nous sommes à Lui et à Lui nous retournerons! Furent certains en recueillement. Quelqu’un s’éloigna en course pour déverser son estomac derrière un arbre. Un filet de sang jaillissait de la bouche de Mezyan. Son visage virait vers le bleu. Les gorges serrées, les
  • 22. 22 coeurs battants, les hommes avançaient quand même. Pas un mot. On n’entendait que les bruits désarçonnés qui parvenaient des naseaux du mulet qui quelques instants après porta le cadavre vers le village. La nouvelle de la mort de Mezyan arriva à Taddart bien avant son corps inerte. Et les hérauts la crièrent à tous les toits. La rumeur fit bon train. Et l’imagination fertile des oisifs du village trottaient de bouches à oreilles. La foire aux médisances stériles fut ouverte. On savait, tous, désormais que Hjila trompait son mari. On savait désormais que si Mezyan s’était donné la mort c’était bien à cause d’elle. ‘Elle a tué son mari. Point final.’ Taddart fut attristée, désolée. Les suicides étaient rares. Dans ces montagnes où la vie était dure, on tenait à la vie avec ténacité et chaque instant de bonheur était doublé de joie. Sur les langues, injurieuses, venimeuses; aux oreilles, attentives, malsaines, Mezyan, sa femme et sa fille étaient, pour longtemps, un sujet d’actualité.
  • 23. 23 ⵣ ‘Tournée vers l’avenir, tu marches à reculons. Le printemps, de sa brise douce, séchera tes larmes.’ Tilelli n’accepta pas la mort de son père. Elle entendait encore la voix de Shikh Amellal qui annonçait la mort de son père du haut de la colline qui dominait le village. Elle n’avait pas bien compris. Elle était toutefois surprise d’avoir entendu le nom de son père, celui de son grand-père aussi. Elle voyait encore sa mère, foudroyée par la nouvelle, pleurer sans consolation. Elle ne savait pas quoi faire. Elle pleura cependant imitant sa mère. Elle avait peur. Peur sans motif, sans raison. Elles pleurèrent l’une entre les bras de l’autre. Hjila, dès qu’elle sut, fut accablée par un profond sentiment de culpabilité. On n’emmena pas le mort chez lui. Chez elle. Moqran l’avait emmené dans sa propre maison pour les funérailles. Moqran pleura son cousin et regretta ce qu’il lui avait fait et dit quand ils s’étaient croisés. ‘Mais pas question que le corps de Mezyan soit pris chez cette pute!’ Moqran reçut Taddart, femmes et hommes. Des gens vinrent même des villages voisins. Beaucoup de curieux surtout. Moqran ne s’arrêta pas là. Le lendemain même, avant même que Mezyan fusse enterré, il rendit visite à Hjila et lui arracha sa fille de force. -Elle ne mérite pas de vivre avec une saleté, lui avait-il dit en la repoussant quand elle voulut se débattre. Tilelli ne comprenait pas grand-chose à ce qui se passait. Apeurée et voyant sa mère hurler, elle sanglotait. A ce moment-là, elle ne souhaitait qu’une chose : que son père réapparût et que les choses redevinssent comme elles étaient.
  • 24. 24 -Vava ! Je veux Vava, criait-elle impuissante et incapable d’arracher sa main de l’emprise de Moqran. Sur le chemin vers sa maison, Moqran tenta de la rassurer, de la calmer. -Ne pleure pas, ma fille. On va aller chez moi. Tu vas jouer avec tes cousines. -Vava ! Je veux Vava, insistait-elle. -Vava va venir…Arrête de pleurer. Elle vécut longtemps dans l’espoir de voir son père, une boite de chocolat à la main, venir la chercher. La prendre chez eux et retrouver ses joujoux et sa mère. Dadda Moqran lui faisait peur. Elle n’aimait pas sa moustache qui lui couvrait presque toute la bouche. Et quand il voulait l’embrasser, elle fuyait. Ça lui piquait la joue, elle n’aimait pas ça. Moqran et les autres cousins ne voulurent pas en rester là. Ils voulurent venger l’honneur de Mezyan. Ils voulurent la tête d’Omar. Ils voulurent faire ce qu’ils voulurent que Mezyan aurait dû faire. En finir avec Omar. Mais Mezyan, lâche ou brave, commit l’insensé. Mais Omar ne donna plus signe de vie depuis la mort de Mezyan. On le chercha partout, sans réussite. Sa femme, trois enfants aux semelles, retourna chez ses parents. Le scandale éclata au grand jour. Ce qui était un soupçon, une rumeur secrète, fut confirmé. Déprimée, Hjila s’isola. Elle se laissa enfoncer dans un fossé plein de remords et de lamentations. Elle ne sortait plus de chez elle. Elle ne mangeait plus. Ne dormait que rarement. Elle ne se lavait plus. Elle pleurait sans cesse. Au bout de quelque temps, elle devint malpropre, lugubre, faible et sombre. ‘Il aurait dû me tuer moi! N’arrêtait-elle pas de se lamenter. Il aurait dû me tuer! Je suis une sale putain…sale…’ Le coquin exceptionnel, à genoux, s’était présenté à elle. Grisée, elle en profita à satiété. Les étreintes de Mezyan n’étaient pas suffisantes. N’étaient pas assez douces, assez
  • 25. 25 délicates, assez lentes, assez durables. Omar savait partager du plaisir. Il donnait tout autant qu’il prenait. Mezyan ne faisait que prendre. Mezyan avait beaucoup de respect pour Hjila. Certes, il ne parlait pas beaucoup. Mais il l’aimait, mais jamais n’avait-il osé le lui dire. On ne saura jamais pourquoi ‘Je t’aime’, adressé à sa femme ou à son enfant, soit, faussement, entaché de sentiment de faiblesse. Qu’en est-il de communiquer et d’avouer sa souffrance ? Pourquoi Hjila n’avoua pas son manque et sa volonté au lit ? Peur ? Appréhension ? Elle ne voulait pas ébranler l’autorité de Mezyan ? Pourtant, ne le faisait-elle pas en le trompant ? N’eût-il pas été plus sensé de le lui avoir avoué son manque, ses besoins ? Seulement, on ne parlait pas de ces choses-là. On ne parlait pas d’amour. On ne verbalisait pas nos amours, nos volontés amoureuses, charnelles. On les taisait. On bâtissait autour d’eux des murailles impénétrables. Des murailles faites de honte et de conventions absurdes. Hjila constata sa propre déchéance. ‘Je suis indigne !’ Se dit-elle en se tripotant la face, les seins, le ventre, le bas-ventre. Elle était dégoûtée d’elle-même. Elle se haïssait. ‘Qu’ai-je fait ? J’ai privé ma fille de son père. J’ai tué mon mari. J’ai tué un homme.’ Elle pensa à la mort. Elle pensa à se donner la mort. Elle pensa au courage qu’eut Mezyan de se donner la mort. A pas faibles et lents, elle se rendit à la Colline des Diables. Elle emprunta un long chemin pour éviter les regards indiscrets. Elle connaissait l’olivier que Mezyan chérissait quand il était gamin. L’olivier qui expédia l’âme de Mezyan ailleurs. Elle voulait le toucher, le voir, le sentir, le caresser, le frapper. Une fois à Tawrirt n Shwaten, elle s’affala sous l’arbre. De ses doigts frénétiques, elle bêcha le sol, frappa l’arbre, puis, se frappa le visage, la poitrine et s’arracha les cheveux. Elle ne pouvait pas crier. Elle n’arrivait plus à crier
  • 26. 26 ni à pleurer. Au bout d’un moment, à bout de forces, elle tomba presqu’inconsciente. Elle résista. ‘Je ne dois pas mourir,’ se dit-elle quand elle revint vers elle. ‘Tilelli…Elle a besoin de moi. Je ne dois pas mourir,’ délira-t- elle comme elle le faisait dans ses hystéries acrimonieuses. Et subitement, des ombres lui apparurent et se mirent à tournoyer au-dessus d’elle. Un fantôme s’approcha d’elle. Mezyan ! Silencieux. Son regard, hagard. Il ne l’accusait pas. Il la fixait des yeux. -Mezyan, prononça-t-elle sans recevoir de réponse. Elle se leva, se mit à genoux. Elle implora son pardon. Elle sanglota, sans larmes. Elle resta là un bon bout de temps. Quand le soleil se coucha et les loups commencèrent à hurler, elle rentra chez elle. -Je dois vivre pour ma fille…Je dois…s’était-elle juré après s’être lavée et après avoir accompli une prière. La prière devint son refuge. Un refuge apaisant. Une source de consolation. Un aliment pour regagner un peu de substance. Elle implorait pardon et paix à l’âme de son mari. Hjila, après de dévots examens de conscience, retrouva un peu de sérénité. Elle nageait désormais dans un repentir sincère et amenant. En se réveillant le lendemain matin, Hjila décida d’aller à Tala pour ramener de l’eau. Elle redoutait néanmoins le regard et la réaction des gens de Taddart. Elle nettoya le patio et s’assit. Le soleil, timidement, se levait derrière les montagnes. Hjila sirota la dernière gorgée de son café et se leva. Elle prit sa cruche et se dirigea vers la fontaine publique. La sortie de Hjila produisit de la stupéfaction. Son absence avait créé une curiosité et des rumeurs folles. Les voisins l’épiaient mais personne ne daigna lui rendre visite. Visiter une souillure ? S’approcher de cette maison aurait été se couvrir de honte et de suspicion. Hjila descendit vers Tala d’une allure empreinte de fierté et de défi. Son visage se revêtit de fermeté et d’audace. Son regard
  • 27. 27 devint rigide. Elle savait quel degré pouvait la cruauté des gens atteindre. Elle s’était pardonné à elle-même ses actes, ‘ses péchés’. Elle n’avait pas besoin du pardon des autres. Sauf, Tilelli. Sa fille. Mais elle était encore petite. Elle n’avait pas l’âge de comprendre sa mère et ce qui s’était passé. Ainsi, le mal était fait, le verdict exprimé, sans assise, sans juge ni défense. ‘Mais dieu accepte le repentir.’ N’est-ce pas ce que les textes disent ? N’est-ce pas lui le seul juge de ses hommes? Le seul qui condamne?’ Le mal était fait mais elle devait affronter ses conséquences. Elle savait, Hjila, que les gens la regardaient avec une haine morbide. Elle savait qu’ils aimaient voir les autres souffrir. Et à sa souffrance ils ajoutaient, avec un amour fébrile de l’humiliation, des insultes et des remontrances. Il fallait lutter cependant. Lutter contre la souffrance, contre le remords, contre les gens. Il ne fallait surtout pas se montrer faible. Quémander leur pitié aurait été une sottise irréparable. Vouloir leur pitié aurait relevé de la faiblesse. La faiblesse aurait attiré, non leur compréhension et clémence, mais leur mépris. Hjila ne voulait ni erreur ni illusion. Elle puisa dès lors de la force de sa propre estime. ‘Shikh serait là-bas,’ pensa Hjila quand elle vit Takharruvt érigé contre les troubles des temps. Sa pensée fut accompagnée de l’image du Shikh. Une angoisse inexpliquée s’ensuivit. Soudain, Hjila sentit de l’hésitation dans son esprit et même dans ses pas. Elle se contint. Elle voulut revenir sur ses pas. Mais ses pas la trahirent. Sa tête fut envahie par des ‘si’. ‘Devrais-je le saluer?’ Se dit-elle hésitante, après avoir marché quelques mètres. ‘Et si…et si…et si…Comment une femme ignoble, pécheresse, pourrait-elle saluer ce vieil homme qui n’a connu que chasteté et respect?’ Hjila ajusta sa cruche qui risquait de tomber à tout moment. -Que la bonté te soit adressée, Shikh, le salua-t-elle dissimulant son malaise.
  • 28. 28 D’un ton sec, sans la regarder, Shikh lui souhaita le salut. Hjila se libéra de ses appréhensions. Elle savait, avec beaucoup de doute, qu’il n’y avait que Shikh qui pouvait faire montre d’indulgence. Elle s’arrêta à la hauteur du vieil homme. Elle était, à cet instant-là, placide. Confiante, elle se sentait capable de faire valoir ses arguments devant ce sage consulté et vénéré par les villageois. Shikh s’étonna du comportement de Hjila. Il la regarda un instant, puis détourna les yeux vers les montagnes enneigées du Djurdjura. Hjila, d’une voix sûre, les yeux par terre, osa : -Dieu, accepte-t-il le repentir, Shikh? Sa question, au raisonnement d’une constatation, riva le clou de Shikh Amellal pour un moment. D’un regard pensif, il considéra son interlocutrice. Une gêne s’empara d’elle. Elle attendait sa délivrance. Le verdict du Shikh. Shikh Amellal qui ne s’attendait guère à tant de confiance et de franchise. Il revit Mezyan. N’était-il pas venu le voir ? Il s’était mis, là, à côté de lui, avant d’aller commettre l’irréparable. Il revit Mezyan mort. C’était lui, de ses propres mains, qui lava son corps pour une dernière fois. C’était lui qui prononça: ‘Plutôt la mort que la souillure’, à un Mezyan désespéré. Un pincement de coeur eut raison du vieux sage. Hjila parlait de rédemption, de repentir, de vie. Qu’eût-il dû lui rétorquer? D’une voix qui ne semblait pas sortir de sa bouche, mais des tréfonds de sa sagesse, Shikh, d’une voix claire et sereine, dit: -La clémence de Dieu est incommensurable. Elle le regarda d’un regard incertain. -Pourrait sa clémence me toucher, moi ? Conclut-elle. -Si ton repentir est sincère, oui. Le remords est le début du repentir, ma fille. Elle n’avait pas voulu verser de larmes. Ils coulèrent tout de même. -Va, ma fille, dit Shikh avec bienveillance, Dieu sera avec toi. Fais lui confiance.
  • 29. 29 Hjila le remercia, lui souhaita une bonne journée et s’apprêtait à aller accomplir sa besogne. -Si besoin t’advenait, prononça Shikh, viens chez-moi. Hjila se retourna et le remercia encore une fois. Elle ne s’attendait pas à tant de bonté. Elle se sentit plus sereine et revigorée. ‘C’est un signe, pensa-t-elle. Un signe de la volonté divine de me reconduire vers le bon chemin.’ Son coeur s’était ouvert à la grande estime du vieux qui lui avait tendu une main. Une main forte. Il lui avait ouvert la porte de la vie. La porte qu’il avait malencontreusement fermée à la face de Mezyan. La mort de Mezyan pesait lourd sur l’esprit de Shikh Amellal. Il s’était senti coupable car il n’avait pas anticipé l’acte de Mezyan. Il aurait moins regretté la mort d’Omar ou celle de Hjila même. N’étaient-ils pas responsables de la destruction de deux foyers ? Les deux étaient responsables d’un adultère. Responsables d’une mort. Responsables du chamboulement qui eut lieu à Taddart. Hjila arriva à Tala le pas sûr et la poitrine bombée. Son arrivée créa surprise et confusion. -Regardez qui vient! Fit une femme à ses voisines qui, sur le champ, se retournèrent pour découvrir que c’était Hjila. -C’est vraiment elle ! S’exclama une autre. -Par Dieu, c’est elle ! -Elle est rachitique, commenta une troisième. -Moi, j’ai cru qu’on allait la retrouver sans vie chez elle. Une fois près d’elles, Hjila les regarda. Elle décela, sans surprise, de l’animosité dans leurs yeux. Elle s’y attendait. Hjila devint l’ennemie de Taddart. Elle n’était plus ‘HJILA’ qui auparavant se faisait recevoir avec mille bonjours et mille bisous. Finies les nombreuses accolades, les rigolades partagées, les discussions passionnées, les confidences les plus intimes et les charmantes taquineries. Elle lâcha un bonjour quand même. La surprise de ses congénères précéda leur indifférence.
  • 30. 30 -Fourre-le là où je pense, grommela quelqu’une en secret. Hjila n’entendit pas. Les femmes s’écartèrent, la laissèrent passer. Discrètement, elle esquissa un léger sourire moqueur. Elle posa sa cruche par terre, prit le seau, jeta la petite corde, puisa, but, et s’essuya la bouche. ‘Poison! Pensèrent quelques-unes. Hjila remplit sa cruche, se redressa et les regarda. Elles ne détournèrent pas les yeux. -Evidemment, personne ne va m’aider ! Affirma-t-elle sachant que la réponse, si elle n’était pas négative, aurait été une injure. Sitôt, les femmes s’entraidèrent. Les unes mirent leurs cruches sur les têtes, les autres les bidons sur les dos de leurs ânes. Séance tenante, elles prirent le chemin du retour sans regret. -Alors Djamila ! Lança Hjila à l’une d’elle. Hier seulement, tu devançais tout le monde pour venir m’aider. Je vois bien que les temps ont changé ! -Les gens ont changé ! Fit Djamila avec dédain et sans se retourner. -Bien dit ! Approuvèrent les autres femmes la réponse de Djamila en la félicitant. -On ne va pas la laisser nous intimider, quand même, dit une autre sur le chemin du retour. ‘Les gens ont changé!’ Ressassa Hjila en essayant de soulever sa cruche. Lourde! Elle ne pouvait pas la mettre sur la tête. Elle la posa de nouveau par terre. Elle essaya une nouvelle fois. La cruche était mouillée. Soudain, l’anse glissa, elle essaya de le saisir…mais c’était trop tard. La cruche partit en mille morceaux. Hjila, dès lors, s’emporta contre tout le monde et personne. Nonobstant, elle prit le sceau de Tala, le remplit d’eau et rentra chez elle. Elle le rendit le lendemain matin à la première heure. Elle trouva toutefois les premières femmes en pleine cellule de crise. Quand elles virent le sceau dans sa main, elles réagirent avec rancune et déconcertement. Des cris s’élevèrent, des insultes suivirent. L’unique femme qui n’eut rien dit fut Sekkura, la belle-fille de Shikh Amellal.
  • 31. 31 Elle essaya même de calmer les plus excitées des querelleuses. Et quand les femmes retournèrent chez elles, elle aida Hjila à mettre sa cruche sur la tête. Taddart sut au détail près et avec friande imagination, ce que s’était passé à Tala. Shikh s’y attendait. Il eut vent des faits. Les hommes vinrent le consulter. Il essaya, comme il pouvait, de calmer les ardeurs. -Aide la, ma fille, et essaie de calmer les autres femmes, demanda Shikh à sa belle-fille après lui avoir expliqué la volonté de Hjila de se repentir. Sekkura eut obéi, non sans avouer à son beau-père sa gêne. Elle avait peur de la réaction des femmes et surtout de celle de ses amies. Finalement, Sekkura devint l’amie de Hjila. L’unique. Convaincue de la bonté des desseins de Shikh, elle n’accorda pas grande attention aux remarques et mépris que lui réservaient ses copines. Depuis qu’elles virent le comportement de Sekkura envers Hjila, elles ne lui parlaient que peu. Certaines l’évitaient même. D’autres, ne l’invitaient chez elles que par curiosité et malsaine volonté de décri. Sekkura tenta de raisonner ses amies les plus proches. Elle leur expliqua les regrets de Hjila. -Shikh lui a accordé sa bénédiction, leur disait-elle.
  • 32. 32 ⵣ Prise de panique, Tilelli se réveilla en sueur. Elle hurlait. Elle appelait sa maman. Puis, son père. Aysha, la femme de Moqran, dès qu’elle l’eut entendue s’accourut vers elle et la serra fort entre ses bras. -Je suis là, ma fille, n’arrêtait de répéter en la berçant Aysha. Tilelli était inconsolable. Elle réclamait ses parents. Elle n’arrêtait pas de sanglotait. Au début, elle ne pensait pas souvent à eux. Elle était occupée à jouer avec ses cousins et cousines. Elle était en train de découvrir un nouveau monde, une nouvelle compagnie. Quand sa curiosité fut assouvie, elle réclama sa mère et son père. Enfiévrée, Tilelli, resta quelques jours au lit. Bienveillante, Ahysha prit soin d’elle et veilla jusqu’à ce qu’elle fut rétablie.
  • 33. 33 ⵣ Hjila devançait ses quatre bêtes. Elle avait une chèvre et une brebis, qui, à sa bonne fortune, lui donna deux aimables agneaux. Lentement, Hjila les guidait à un pré qui surplombait Taddart, pas loin de la forêt. Hjila avait repris sa vie en main. Son unique douleur émanait de l’absence de sa fille. Assise sur un roc, pensive, Hjila contemplait ces villages perchés sur ces collines-là. Ses pensées ne furent interrompues que lorsque les deux agneaux eurent galopé vers leur mère et eurent tendu leurs bouches pour la tétée. ‘Ma fille,’ soupira-t-elle en larmes. Une fois de retour chez elle, elle décida de se rendre à Tala. Elle prit la cruche par son anse, ferma la porte et descendit. Mais, cette fois-là, à partir de la cour centrale de Taddart où les enfants avaient l’habitude de jouer. ‘Et si Tilelli était là ?’ Souhaitait-elle. Arrivée à ladite cour, elle scruta les enfants un par un. Dès qu’ils virent Hjila, les enfants arrêtèrent leurs jeux. Certains s’adossèrent au mur, d’autres s’immobilisèrent sur place. Tous les regards se braquèrent vers elle. -C'est elle, murmura un petit môme à son voisin. -Pourquoi vous me regarder comme ça ? demanda Hjila. Je ne suis pas Teryel! Je ne vais pas vous manger. Personne n'osa lui répondre. En vérité, Hjila connaissait bien la raison de leur attitude. -Aller! Continuez à jouer ! S'écria-t-elle en s'éloignant. -Din yemma-m! Vint une insulte heurter l’oreille de la femme. Elle se retourna et surprit le môme qui l'eut insultée. -Viens ici ! Le menaça-t-elle en courant derrière lui. Preste, le petit s’enfuit à toute allure. -Mal élevé, va ! Lui jeta Hjila en arrêtant sa course et, ajustant sa fouta, elle reprit son chemin.
  • 34. 34 Elle ne crut pas ses yeux quand, brutalement, une volée de pierres s’abattit sur elle. Illico, les petits diables se dispersèrent et s'enfuirent à travers les maisons, criant et hurlant d’une joie absurde. Hjila ne se laissa pas faire. Elle courut derrière eux et, terré au seuil d’une porte, elle retrouva le môme qui l’avait insulté. -Viens ici, lui dit-elle en lui pinçant l'oreille. Que reproches-tu à la religion de ma mère, petit morveux ? Le gamin se débattit et, vite fait, réussit à s'enfuir de nouveau. Hjila continua son chemin vers la fontaine publique. Elle était loin de se douter des conséquences de ce qui s’était passé à la cour. Quelques temps plus tard, une immense clameur s’éleva dans cette même cour. Une foule agitée suivait un homme fou furieux qui se dirigeait par-là. Il tenait une hache à la main et n’arrêtait pas d’hurler des injures. -Elle ose toucher à mon fils ! Cria-t-il. Je vais lui apprendre les bonnes manières, moi ! Taddart était en alerte. L’homme était enragé. La présence de la foule accroissait son excitation. -Où est-elle ? Criait-il à la face de son fils accroché aux rubans de sa mère avant de lancer aux gens, friands de spectacles: -C’est une impure ! Elle a tué son mari. Et là, elle s'en prend à nos enfants ? Ceci est inacceptable. -Il faut la dénoncer à Tajmaat, cria quelqu'un. -Il faut qu'elle quitte Taddart, fit un autre. Déjà qu’elle n’est pas des nôtres. L'homme ne répondit pas. Il pressa cependant le pas vers la demeure de Hjila. Dda Qasi, le chef de Tajmaat, vit ce qui se passait mais il se tenait à l'écart. Moqran eut vent du spectacle mais il demeura chez lui. Assis sur une peau de mouton, suçotant ses moustaches, il regarda autour de lui, puis ferma les yeux. Puis, il les rouvrit. Ses sourcils s’arquèrent. Il mugit quelques mots entre les dents et soudain un sourire malin se traça sur son visage.
  • 35. 35 Shikh s'était déjà lancé à la poursuite de l’enragé qui voulait retrouver Hjila. Le vieil homme courait presque. Il précéda la cohue des curieux suivie par Sliman, son fils, et à contrecoeur, Dda Qasi, le chef de Tajmaat. Au détour d’un sentier, ce dernier trompa l’attention des présents et rentra chez lui. ‘Au diable! Pensa-t-il secouant sa canne. -Ton jour est arrivé ! Cria l'homme devant la maison de Hjila tentant de fracasser la porte. Ouvre cette porte ! Rugit-il en frappant avec sa hache. Hjila eut peur. Elle ne répondit pas. N’ouvrit pas. Elle implorait l’aide de Dieu. -C'est cette hache qui mordra ta chair! Rugit-il. -Qu'à dieu ne plaise! Cria Shikh en posant sa main sur l'épaule de l’homme. Sans se retourner, l’homme répondit: -Laisse-moi, Shikh! Par Dieu, laisse-moi! -Maudis Satan ! Reprit le vieil homme. Ce n'est pas comme ça qu'on règle les choses. -Elle a frappé mon fils! Dit-il, le ton changé cette fois. -Non, elle n'a pas touché à ton fils! Osa Shikh qui tentait encore de le calmer. La voix de Shikh soulagea, un tant soit peu, celle qui geignait derrière sa porte. -Auparavant, lorsque tu étais dans la tourmente, tu venais me voir, dit Shikh enlevant la hache à l’homme, la tendant à Sliman, son fils. -Calme-toi, mon fils. Fais honneur à cette barbe et rentre avec moi. Fais-moi confiance. Je vais régler cette affaire. Quelque peu calmé, l’homme, ravalant son orgueil et d’un pas précipité, rentra chez lui. Le soir même, Shikh appela à une assemblée pour le lendemain matin. Dda Qasi présida, sans coeur, cette assemblée-là. Il donna la parole à ceux qui voulaient la prendre. L’unique qui la prit fut le père du gamin à qui Hjila avait pincé l’oreille. Il tenait la
  • 36. 36 main à son fils effrayé. Néanmoins, il ne tarda pas. Dda Qasi, dès lors, appela Shikh Amellal. Shikh parla du repentir de Hjila. Et il se porta garant de veiller à ce qu’elle soit revenu au droit chemin. Un tumulte strident s’éleva. Chacun parlait à son proche. -Pourquoi fait-il tout ça pour une traînée ? Proféra quelqu'un. -Shikh Amellal délire. -Nos traditions condamnent ce que cette trainée a fait. -Comment peut-on laver un tel péché ? -Laissez-nous écouter, cria Dda Qasi. Un peu de respect quand même! Quand le calme revint, Shikh discourut encore et encore. Il avait l’art de la parole. De la dissuasion. Il se référa à la parole des anciens. Il se référa à la parole de dieu aussi. -L'adultère est un acte impardonnable! S’anima Dda Qasi excitant dans son élan toute l’assemblée. -Elle doit être bannie de Taddart, clamèrent certaines voix. -Elle n’a pas seulement commis l’adultère. A cause d’elle, son mari s’est donné la mort, continua Dda Qasi avec une rage incompréhensible. Shikh s’était compliqué les choses. Il était l’avocat d'un accusé absent. Hjila ne fut pas conviée à l’assemblée. Rares sont les occasions où on voyait une femme assister à l’assemblée du village. A part Nanna Hlima, ou ‘un homme et demi’ comme les gens aimait joyeusement la taquiner, aucune femme. -Bonne gens! Reprit Shikh d'un ton calme. Priez et saluez le prophète! On pria et salua le prophète. -Priez et saluez le prophète, redemanda-t-il. On pria et salua le prophète une deuxième fois espérant qu’il ne le demanderait pas une troisième fois. -La miséricorde de dieu est incommensurable. Elle s'étend les cieux et l'univers, enchaîna l'orateur en toute confiance. Dieu pardonne tout. TOUT, appuya-t-il. Il suffit de se repentir, de revenir à lui, d'implorer son pardon. Nos ancêtres donnaient protection et refuge aux nécessiteux, aux exilés, aux passants.
  • 37. 37 Cette femme m’a demandé laanaya. Il est de mon devoir de la protéger comme le veut la tradition. Il est de noblesse chez nous de pardonner et d’aider les égarés à revenir sur le bon chemin. Ne sommes-nous pas assez nobles pour pardonner à une femme, oui, une femme, son péché? Deux foyers sont brisés, un homme est mort, un autre disparu. Je ne dis pas qu’elle n’est pas responsable. Elle l’est. Et elle vivra le remords toute sa vie. Mais la bannir serait : priver une fille de sa mère. Cette fille a déjà perdu son père. Pensez, bonne gens, à sa fille. L’orgueil des hommes présents à l’assemblée fut titillé par le discours de Shikh. Leur moustache était le chemin qui menait vers leur coeur. Dites-leur qu’ils sont maitres de la noblesse et du courage, vous les aurez aux pieds. Mais fais toujours gaffe, car les situations tournent et les moustaches peuvent se montrer très récalcitrantes devant les discours les plus flatteurs. Dda Qasi clôtura la réunion et, aussitôt, les têtes baissées et les mines rabougries, on se dispersa à travers les sentiers de Taddart. Shikh chercha Dda Qasi mais ne le trouva pas. Il était déjà parti. D’un pas agile, il emprunta le chemin vers la sortie de Taddart. Arrivé là-bas, il regarda à gauche, à droite. Personne. Il emprunta, à pas dégourdis, le sentier menant vers le lieu de son rendez-vous. Dda Qasi aux yeux de Taddart était un homme d’autorité, un homme craint. On ne l’aimait pas. On le craignait. Son image, il la soignait à coups de manipulations diverses. Il avait beau s’acharner sur Hjila à l’assemblée mais le vice qu’il avait n’était pas moins mauvais. Le voici entré dans une grange. Il la trouva, là. La mine farouche et hagarde. Dda Qasi esquissa un sourire fripon. Il accota sa canne au mur en chaume et s’avança vers le pilier principal où était adossée son objet de plaisir. Son objet de plaisir n’était qu’une veuve qui lui soutirait quelques dinars pour subvenir aux besoins de ses deux enfants. Elle ne voulait pas évidemment dépendre de l’aide presque quotidienne de ses voisins. Dda Qasi enleva sa
  • 38. 38 chéchia, suçota sa moustache et s’acharna sur cette créature demie consentante. Dda Qasi ne trouvait plus satisfaction chez sa femme. Il s’était alors mis à la chercher ailleurs, quitte à se verser dans le chantage et l’abus. ‘Dieu me pardonnera,’ s’esclaffa intérieurement Dda Qasi étouffant un brin de culpabilité en pensant à Hjila et à tout ce que Taddart vivait ces jours-là. ‘Que dieu te réserve le paradis, frère Mezyan, pensa-t-il encore cynique. Et puis, tant qu’on ne le découvrit pas, son honneur était sauf ! N’est-ce pas ?
  • 39. 39 ⵣ D’une main fragile et chancelante, Hjila saisit le heurtoir de la porte en bois et claqua deux fois. -J’arrive! J’arrive ! S'écria la voix d’Aysha derrière la porte. -Qui est là? Demanda Aysha. -C'est moi…Hjila, souffla-t-elle. ‘Hjila ?’ Fit Aysha l’esprit soudain saisit par une immense confusion. Hjila à leur porte était la dernière chose à laquelle elle aurait pensé. Elle savait bien de quoi son mari était capable. Ne lui avait-il pas arraché sa fille de sa poitrine ? Indécise, elle ne savait plus quoi dire. -Aysha, ma soeur, insista Hjila. Je voudrais juste voir ma fille. Ouvre-moi, s'il te plait! -Qui est-ce, femme? Demanda Moqran ajustant ses habits, prêt à sortir. Aysha, prestement, ouvrit et supplia son interlocutrice de s'en aller. -S'il te plait ! Je voudrais juste la voir un moment, déclara Hjila au bord des larmes. Voir juste son visage...mon coeur brûle, Aysha, ma soeur ! -Mais...ne finit Aysha de dire quand elle vit Moqran derrière elle. -Regardez-donc qui est là ! Sois la bienvenue chez nous! Fit Moqran avec moquerie. -Elle veut voir sa...répondit anxieusement Aysha en s'écartant de son passage. -Elle veut voir sa fille alors? La considéra-t-il avec dédain. Hjila le saisit du bras. -Rends-moi ma fille, je t’en prie. Je n’ai qu'elle.
  • 40. 40 Moqran lâcha un rire moqueur et méprisant. Avec férocité, il se libéra le bras de la prise de Hjila et lui brailla à la face en lui indiquant le chemin : -Retourne d’où tu viens ! Tu entends ? Tu reviens ici, je te coupe les pieds. Hjila saisit sa main cette fois et le supplia. -Que dieu te garde à tes enfants. Laisse-moi la voir. Les enfants dormaient encore. La clameur qui accroissait dehors les avaient arrachés au sommeil. Ils s’étaient levés et s'acheminèrent vers le patio. Apeurés, ils assistèrent au spectacle. -Dégage ! Cria Moqran avec rage. Tilelli, reconnaissant la voix de sa mère, se détacha et courut appelant sa mère. Accrochés à la fouta de leur mère, les enfants de Moqran pleuraient. -Maman! Maman! Appelait Tilelli en frappant la jambe de Moqran. Celui-ci se retourna, l’incita à rentrer mais celle-ci résista. Aussitôt, il la souleva d’une main et la mit entre les bras d’Aysha. Hjila, appelant sa fille, se fraya un chemin pour entrer. Mais, tel un forcené, Moqran la repoussa. Et, violemment, il ferma la porte devant la détresse de Hjila qui s’affaissa par terre hurlant et maudissant Moqran qui la privait de sa fille qui l’appelait encore. Hjila vagissait telle une bête à qui on venait d’enlever le petit. C’était au moment de se lever qu’elle remarqua la présence des dizaines de spectateurs à quelques mètres de là. Un tel spectacle ne pouvait en aucun cas être raté, quitte à abandonner ses tâches. Ils avaient de la haine. Dans les coeurs. Sur les visages. La haine, un exercice quotidien auquel on s’adonnait sans conscience, sans retenue. Mais cette haine des autres émanait- elle de la haine de soi ? Avait-on tant peur d’aimer et de l’afficher ? Pourquoi aimer était tabou et la haine une montre de puissance.
  • 41. 41 -Je te hais! Cria Tilelli devant Moqran. Aussitôt, Aysha vint la prendre. -Tu me remercieras un jour, prononça l’homme avec grande conviction.
  • 42. 42 ⵣ La ruelle se vida sous peu. Hjila, lançant une dernière et inutile malédiction à Moqran, s’élança vers Sidi Hiyyun. Sidi Hiyyun n'était autre qu'une personne morte. Un saint, mis dans un autel sur une colline qui dominait le hameau des Imzalen. On s’y rendait pour prier, pour célébrer des fêtes païennes, religieuses et un mélange des deux aussi qui n’empêchait pas la terre de tourner ni les brebis de paitre. Imzalen n’étaient pas encore exposés aux vagues des barbes hirsutes qui prétendent détenir la vérité absolue. Imzalen avait la religion adaptée aux traditions millénaires pleines de sagesse mais aussi pleines d’aberrations. Imzalen croyaient à leurs saints, à leur tête Sidi Hiyyun. ‘Il intercèdera auprès de dieu en notre faveur,’ croyait-on pour un brin de consolation. La sainteté et la puissance de Sidi Hiyyun, disait-on, il les devait à ce miracle que les générations s’étaient transmis de bouche à oreille. La légende disait qu’avec sa baraka il ressuscita l'âme d'un enfant mort. Désespérée et en pleurs, sa mère l’avait déposé au pied du tombeau et s’était mise à prier. L’enfant se réveilla quelque temps plus tard. Et c’était pour cela évidemment qu’on le surnomma Hiyyun, le résurrecteur. Et depuis, Sidi Hiyyun occupa une place importante dans la vie des Imzalen. Autant on jurait par dieu et son prophète, autant jurait-on par Sidi Hiyyun. D’aucuns diraient : ‘ignorance’, ‘idolâtrie’ ! Tant que ça ‘rassurait’ et tant que ça ne faisait de mal à personne, pourquoi pas ? Sidi Hiyyun rassemblait les villageois pendant les grandes fêtes. Petits et grands venaient manger, danser aux battements du bendir et de la ghita, se recueillir aux chants soufis des psalmodieurs, et assister aux spectacles des derviches. On y organisait des tiwizis pour bénir la cueillette des olives et partager la viande d’un mouton, d’une chèvre ou d’un boeuf. On célébrait une
  • 43. 43 naissance, une circoncision. On y organisait aussi des transes pendant lesquels on exorcisait, à coups de pieds dans la poussière, cheveux virevoltants, les démons qui hantaient certains hommes et femmes que même les psychologues les plus compétents n’eussent su déloger. Mais Sidi Hiyyun était aussi un lieu où les amours naissaient, où les unions se tissaient. C’était bien là-bas que Mezyan eut repéré Hjila. Les femmes étaient en train de danser quand ses yeux tombèrent sur cette femme-là aux hanches gracieuses et à la chevelure soyeuse. Quand Hjila le remarqua, elle s’enticha. Ses yeux verts lui tournaient la tête et excitaient ses déhanchements dans la piste de danse. Elle ne dansait plus. Elle flottait. Hjila, ce jour-là, n’avait pas le temps et le coeur pour se remémorer de ses premiers émois. Elle venait prier pour que sa fille lui fût rendue. Elle alluma quelques bougies et céda, immédiatement, aux implorations en embrassant le tissu en soie dont le tombeau de Sidi Hiyyun fut couvert. Quelque temps après, elle entendit des voix arriver mais elle ne leur prêta pas grande attention. -Debout, femme! L’interpella Si Ali, le veilleur des lieux. Il y a d’autres gens qui attendent leur tour. Hjila ne le regarda pas. Elle ne l’embrassa pas sur la tête comme de coutume, mais lâcha aux visiteurs un ‘Que dieu accepte votre visite’, puis, elle sortit. -La prochaine fois, ne viens pas les mains vides, dit Si Ali. Hjila ne se retourna pas non plus. Le pas pressé, elle rentra chez elle. Ne fut Hjila pas surprise quand elle vit Shikh Amellal assis devant la porte de sa maison. -Te voilà enfin! Dit-il en la saluant. Hjila lui embrassa le front en lui souhaitant la bienvenue. -Apparemment, le froid n’a pas raison de tes os, plaisanta Shikh tout souriant. Et soudain, il mit une main dans l’énorme
  • 44. 44 cache-tête de son burnous pour sortir une galette qu’il lui offrit. -Voici ce que Sekkura t’a envoyé. Elle le remercia à plusieurs reprises en embrassant de nouveau son front. -Ce n’est rien, ma fille, dit Shikh quelque peu gêné. Une fois à l’intérieur, Hjila demanda des nouvelles de la famille, de Sekkura. Shikh répondit que tout allait bien avant de lui avouer le motif de sa visite. -Que s'est-il passé hier chez Moqran? Demanda le vieil homme. -Je voudrais récupérer ma fille, Shikh, avoua-t-elle après lui avoir raconté sa mésaventure. -Je vais voir ce que je pourrai faire avec Moqran, promit Shikh assis sur un tabouret que son hôte lui avait offert. Shikh se leva et s’achemina vers la sortie, suivi par Hjila qui le remercia encore et encore. Puis, doucement, le pas posé, Shikh avançait vers la sortie de Taddart. Il allait inspecter le gourbi qu’il avait hérité et qui l’avait vu naitre. La cour principale du gourbi donnait sur Taddart. Là, il s’assit sur une pierre et contempla pendant un long moment les villages d’Imzalen juchés sur les collines. Les habitations étaient aléatoirement alignées dans un ordre merveilleux. Les murs blancs et les toitures en tuiles rouges, ne dénaturaient guère le paysage. Comment Taddart, tout comme ces autres milliers de villages, ait pu être construite sans machines, sans transport, sans route, sans électricité ? Grâce devrait être rendue aux ânes. Ce transporteur parfait avait enduré d’immenses fardeaux. Et aussi des coups de bâton pleins d’ingratitude. Têtus, les hommes devraient arrêter d’utiliser ‘âne’ comme insulte. A l’âne, des autels devraient être bâtis. N’est-ce pas l’âne qui acheminait l’eau de Tala, le bois de la forêt, la marchandise de la ville et vers celle-ci? Et il le fait encore aujourd’hui. Et les gamins apprenaient à galoper sur son dos. Ils organisaient des courses mais aussi des combats
  • 45. 45 lors desquels ils incitaient ces créatures à s’érafler. La monotonie et l’absurde les poussaient parfois vers l’ignominie. Shikh errait d’une pensée à une autre. A Taddart, il voulait que les choses changeassent. Que les gens prennent leur sort en main. Il savait Dda Qasi corrompu et vicieux. Il connaissait assez bien ses coups bas, ses machinations. Il abusait de son autorité dès que l’occasion se présentait. N’avait-il pas désapproprié Si Rabah d’une partie de ses terres ? Il foula par terre les lois de Taddart, héritées depuis toujours, en se rendant à la justice. Taddart réglait ses différends, ses problèmes, ses querelles au sein de Tajmaat. Jamais l’histoire de Taddart, ni l’autorité de Tajmaat, fut témoin d’une telle incartade. Il falsifia des papiers, corrompit les gendarmes et acheta des témoignages. Toute Taddart savait que ces terres-là appartenaient à Si Rabah. Un legs de plusieurs générations. Tajmaat perdait de sa prépondérance. La ‘dignité’ et la ‘parole’ l’avaient désertée. Ce n’était plus les gens qui décidaient. C’était l’argent et l’influence de Dda Qasi et sa petite ligue. Une vague de froid, soufflée par ces montagnes toutes blanches, vint caresser la colline où Taddart était implantée. Shikh s’enveloppa dans son burnous. ‘Il neigera bientôt,’ pensa-t-il. Et à l’aide de sa canne, se mit debout et prit le chemin de retour. Dans les sentiers de Taddart, personne ne traînait. Ça caillait. Shikh saisit le heurtoir et appela par deux reprises. -Moqran ! Celui-ci reconnut illico la voix du vieil homme qui causa sa surprise. Il ouvrit. ‘Que le bien te soit adressé’. ‘Bonjour’. -Je voudrais te parler de quelque chose. ‘Hjila’, devina l’homme qui convia son invité à entrer. Mais celui-ci déclina son invitation.
  • 46. 46 -Ce n’est pas la peine. Je ne vais pas tarder. Je suppose que tu sais de quoi je voudrais te parler? Se lança Shikh Amellal avec diplomatie. -Non…Je ne sais pas, feignit Moqran. -N’est-ce pas qu’il est temps que la femme de ton cousin puisse reprendre sa fille ? Finit-il par dire. Cheikh le regardait dans les yeux. Moqran évita son regard. -C’est elle qui vous a envoyé, Shikh? Dit Moqran un peu agité. -Calme-toi, mon fils. Calme-toi ! On est en train de discuter entre hommes. Et moi, je ne voudrais que le bien de tout le monde. Moqran se calma un peu et garda silence. -Ce n’est pas elle qui m’envoie, reprit Shikh d’un ton sage et pondéré. Mais pourquoi priver la petite fille de la chaleur de sa mère ? -Vous savez très bien pourquoi, Dit Moqran mal à l’aise devant l’allure de Shikh. -Tu étais présent à l’assemblée, non ? Demanda Shikh cherchant dans sa mémoire le visage de son interlocuteur parmi l’assistance lors de l’assemblée. ‘Ses histoires de repentir,’ cogita Moqran. -Je n’étais pas là, non. -Ah ! -Je crois que vous vous mêlez trop dans cette histoire, Shikh. Moqran frôla l’insolence. -C’est comme ça que tu me réponds, mon fils? Shikh sentit de la déception. -Si je me mêle, j’entends faire entendre raison. Hjila s’est repentie. Fais-le pour la fille, pas pour la mère, conclut le vieil homme. -Tant que je suis vivant, elle ne l’aura jamais. -Maudis Satan, Moqran, conseilla Shikh. -Satan a tué mon cousin. Satan n’aura jamais la fille de mon cousin.
  • 47. 47 Moqran ferma la porte. Dépité, le vieil homme ne s’attendait pas à tant d’impertinence. Malgré cela, il ne désespéra pas. Il s’était promis de l’interpeller une autre fois. Pensif, Shikh n’avait qu’une seule envie. S’asseoir auprès du kanoun (brasero) et donner libre cours à ses mémoires et pensées. Il faisait trop froid pour aller à Takharruvt.
  • 48. 48 ⵣ Les montagnes et les plaines se vêtirent d’un burnous blanc donnant un charme inouï à Taddart et à tout Imzalen. Les hommes s’affairaient à dégager la neige accumulée devant leurs portes. Tajmaat appela à un volontariat pour dégager les sentiers de Taddart. Organisés en groupes, les enfants se jetaient des boules en rigolant et courant partout. Dans la cour de Tajmaat, le reste d’un bonhomme de neige fut façonné par Mourad, Dahman, Aziz et leur bande. Ils avaient passé toute la matinée à le sculpter. Mais la bêtise humaine, personnifiée en Dda Qasi, vint le détruire en quelques secondes. A l’aide de sa canne, il abattit le plaisir innocent d’une dizaine d’enfants. -Rentrez chez vous, bande de morveux… bons à rien! Leur avait-il dit en agitant sa canne. Mais c’était sans compter sur la vengeance secrète des gamins qui, le soir arrivé, érigèrent un autre devant la porte du chef. Au visage, ils lui mirent de la paille en guise de moustache et entre les jambes un long bout de bois en guise de sexe. Quand Dda Qasi ouvrit sa porte le jour suivant, il fut choqué. Et avec colère, il le détruisit aussi. Comme chaque hiver, les premières neiges étaient fascinantes. Moqran, comme plusieurs pères de famille, prit ses enfants dehors pour jouer avec la neige. Tilelli allait les rejoindre. Elle traina le pas. Elle était curieuse et attirée par cette blancheur-là, mais ne voulait pas jouer, surtout pas puisque Moqran était là. Elle le fuyait. Elle l’évitait. Depuis que Moqran avait chassé sa mère, elle n'arrêtait pas de penser à elle. Elle voulait la voir. La retrouver. Une fois les premiers élans de curiosité, suscitée par sa nouvelle vie chez Moqran,
  • 49. 49 s’étaient atténués, elle sentit le manque terrible que lui causait l’absence de sa mère. Et depuis quelques jours, quelque chose mijotait dans la tête de Tilelli. Elle n’attendait qu’un moment de distraction pour passer à l’action. Tandis que Moqran jouait avec ses enfants,-chose tellement rare,- Tilelli sortit la tête à travers la porte principale, les regarda, puis glissa discrètement dehors. Elle lézarda le mur qui déboucha vers une allée qu’elle emprunta immédiatement. Elle regarda derrière elle. Personne. Rassurée, elle courut à toute allure. Elle tenta de retrouver Tajmaat. Et comme tous les chemins menaient à celle-ci, elle s’y rendit sans grande difficulté. A partir de Tajmaat, elle connaissait le chemin vers sa destination. Son père, lors de leurs balades, avait l’habitude de la ramener à Tajmaat. Hjila était en train de dégager la neige devant sa porte quand elle entendit une voix l’appeler. -A yemma ! A yemma! Quand elle se retourna, elle vit Tilelli courir vers elle. Dare- dare, elle laissa tomber la pelle et courut à sa rencontre, les larmes aux yeux, le sourire aux lèvres. -Tilelli ! S’écria-t-elle en la serrant contre sa poitrine. Elle l'embrassa frénétiquement. -J’ai froid...froid...dit la petite fille grelottante. -Viens, on va rentrer, la rassura sa maman en lui caressant le dos et les épaules. Puis, elle la souleva et elles rentrèrent à la maison aussitôt. Hjila la posa sur une peau de mouton auprès du kanoun et la couvrit d’un fichu. A genoux, elle se mit à lui masser les pieds. -Je vais te ramener une chorba pour te réchauffer, dit la maman après quelque temps. J’arrive ! Hjila ne tarda pas et revint avec un bol en terre cuite de chorba. -Ce n’est pas très chaud, ma chérie. Tiens ! Elle approcha une première cuillerée des lèvres encore tremblant de la petite.
  • 50. 50 Quand elle eut terminé, elle s’assit auprès d’elle la serrant entre ses bras, lui chantonnant d’une voix douce et apaisante. Lourdes, les paupières de Tilelli se fermèrent. Et comme le malheur arrive vite, Hjila entendit un bruit assourdissant venant de l’entrée. Quelqu'un s'était introduit en fracassant la porte. Mezyan, bête féroce, bondit, agrippa Tilelli. La fille et la maman furent effrayées. Hjila sursauta comme une proie à la vue de son assaillant. Hjila protégea sa fille, se débattit un instant mais s’était vue aussitôt repoussée à quelques mètres derrière. Tilelli, serrée entre les bras robustes de son ravisseur, sanglotait. -Lâche-là! Lâche-là, sauvage! Rugissait Hjila lancée à sa poursuite. -A yemma! A yemma! Criait la petite en giflant furieusement Moqran qui la maitrisa rapidement. -Rends-moi ma fille... -Tu es indigne d’elle. Tu es sale! Hjila le rattrapa, s’accrocha à sa fille mais elle fut repoussée encore une autre fois. Moqran se retourna vers elle. -J'ai parlé avec Dda Qasi et l’Amin. Une fois la neige fondue, oust ! Tu décampes de cette maison. Tu m’entends ? Ce n’est plus ta maison. -Que dieu te prenne au dépourvu, Moqran ! Je n'irai nulle part. Ici, c’est ma maison, hurla-t-elle. -C'est ta maison, dis-tu? Le propriétaire tu l'as tué. Tu es une chienne et les chiens n’ont pas de maisons. -Tu n’es qu’un salaud! Diable! -Tu verras de quoi Moqran est capable. Tu finiras mendiante d'un village à un autre. Regarde-toi donc, même ton père et tes frères t'ont réfutée. Où iras-tu? Tu erreras d'un village à un autre pour un bout de galette. Tu verras ! -Tu es un bâtard ! Voilà ce que tu es. Un bâtard qui agresse une femme et ravit sa fille. D’homme tu n’as que la moustache et le pantalon. -Tu vas me payer tout ça, conclut-il en s’éloignant. Abandonnée à son sort, Hjila céda aux pleurs.
  • 51. 51 ‘Et il veut me chasser de chez moi ?’ Se dit-elle hystérique. ‘Dieu ! Est-ce toi qui as voulu ça ? Que je vive jusqu'à ce que je perde tout ? A cause de quoi? À cause de ça ! fit-elle en malaxant ses seins et son ventre avec rage, haine et dégoût. Je suis sale! Je suis une chienne!’ Hjila prit une écharpe et sortit avec précipitation. Sans hésitation aucune, elle frappa à cette porte qui s’ouvrit quelque temps après. -Je voudrais voir ton mari, demanda-t-elle à la femme qui vint ouvrir. Les rides souriantes de cette dernière, virèrent au mépris quand elle vit que c’était Hjila. Sans répondre, la femme ferma la porte et rentra. Quelque secondes après, elle lui lança derrière la porte : -Il n’est pas à la maison. Les deux femmes ne se connaissaient pas. Elles n’étaient pas voisines. L’autre ne se rendait pas à Tala. Tala le seul endroit où les femmes se rencontraient. Toutefois, certains villageois avaient des puits et ne manquaient guère d'eau. -Il ne veut pas me voir, c'est ça ? S’emporta Hjila. -Je t'ai dit qu'il n'est pas ici, s'énerva l'autre. -Dda Qasi ! Appela Hjila, à plusieurs reprises, dans sa détresse. Remuant les braises rouges de son kanoun, Dda Qasi resta indifférent aux appels de la femme. Quand son épouse vint l’informer que c’était Hjila, il lui avait suffi de remuer la tête pour que celle-ci ait compris ce qu’elle devait dire. -Dieu aura raison de vous tous, vint à l’ouïe de Dda Qasi qui, la main dans la poche et une grimace au visage, caressa les billets que Moqran lui avait offert la veille. Hjila prit le sentier vers Shikh. Sliman, le fils de ce dernier, lui ouvrit avec un sourire hésitant. -Shikh est sûrement auprès du kanoun, supposa-t-elle. -Tu as très bien deviné. Il l’invita à entrer. -Qui est-ce ? Demanda le vieil homme assis dans la chambre commune.
  • 52. 52 -C’est Hjila ! Répondit Sekkura après avoir embrassé leur visiteuse. ‘Que vais-je lui dire?’ Examina Shikh avec un peu d’amertume. Quand Hjila entra, il l’invita à s’asseoir. Chose qu’elle fit. Sliman et sa femme prirent place entourant le kanoun à la recherche d’un peu de chaleur. La peine de Hjila émergea quand Shikh lui raconta ce qui c’était passé avec Moqran. Accablée, Hjila les informa de ce qui s’était passé avec elle quelques moments auparavant. -Que comptes-tu faire maintenant? Demanda Sliman. -Je ne sais pas, frère Sliman. Mais, une chose est sûre, je ne vais jamais laisser tomber ma maison. -Qu'en dis-tu, père? Demanda Sliman. Shikh soupira. -Ce sont des serpents prêts à lancer leur venin à celui qui entrave leur cupidité. -Vous avez su ce que Dda Qasi et ses camarades ont fait à Si Rabah, fit Sliman. Ce Moqran a témoigné en sa faveur. -Même le témoignage de ton père n’a pas été pris au sérieux, ajouta Sekkura. Je ne sais pas pourquoi Taddart a peur d’eux. -Ils détiennent Tajmaat, la caisse des collectes, des terres, des troupeaux et l’argent pour acheter les gens, dit Sliman. -Les gens ont peur, dit Shikh. Et, prenant la main de Hjila : -Tu peux rester chez-nous quelque temps, ma fille. Après on verra. Hjila remercia tout le monde. -Si ce n’était pas votre soutien et compréhension, je serais morte ou j’aurais perdu la tête. Mais, je ne vais en aucun cas laisser ma maison. Un silence tendu remplit leur présence. -Père ! Dit Sliman. Tout le monde le regarda. Il suspendit sa pensée pendant un moment de doute mais continua : -Notre maisonnette à la sortie du village. -Tu veux dire… -On doit anticiper la bêtise de ces gens-là, ajouta Sliman.
  • 53. 53 -Tu sais où est la maisonnette ? Demanda Sekkura. -Oui, à la sortie du village, du côté de la forêt, répondit-elle. Shikh va souvent la visiter. L’idée de Sliman avait séduit Hjila. Elle ne voulait pas d’ennuis. Elle ne voulait pas s’affronter une autre fois à Moqran. Ainsi, le lendemain, elle fut chez Shikh et accepta leur aide. Sliman et Sekkura, suivis par Shikh, se rendirent chez Hjila et l’aidèrent à s’installer dans sa nouvelle demeure. La nouvelle du déménagement de Hjila, fut propagée comme de la poudre. Moqran se précipita pour mettre une nouvelle serrure à la maison que Hjila avait abandonnée. Sans grand effort, il eut une deuxième maison et ça ne lui avait coûté que quelques billets pour acheter le silence de Dda Qasi. Les premières nuits de Hjila dans cette maisonnette-là, furent pénibles. Les bêtes n'arrêtaient pas de bêler, les loups d'hurler, le hibou de boubouler et Hjila de pleurer. Elle pleura sa vie, elle pleura sa fille. Elle pleura sa faiblesse. Surtout celle d’être femme.
  • 55. 55 ⵣ ‘Regarde-toi. Comme tu as grandi. Tu es devenue une femme. Tu te rends compte ? Une femme. Dans peu de temps, mille prétendants se présenteront à toi, à genoux.’ Tilelli avait grandi. Elle était le ‘printemps de Taddart’ comme la surnommaient ses pairs. Moqran n’avait plus d’emprise sur elle. Il ne pouvait plus lui interdire de rendre visite à sa mère. ‘L’affaire Hjila’ n’était pas oubliée. Elle était juste située au passé. Un passé qui la marqua de quelques rides, de beaucoup de fiel. Mais elle survécut. Et puis, Taddart vécut d’autres choses, d’autres drames, d’autres joies. A Tilelli on avait occulté le suicide de son père. La raison de sa mort était encore taboue. Tilelli avait l’âge des questions. L’âge des quêtes. L’âge des curiosités adultes. Elle ne comprenait pas jusque-là la raison pour laquelle son père s’était tué. Hjila n’osait pas la lui avouer. Elle ne s’attendait pas que Tilelli insistât autant. -Tu vas encore me dire mektoub ? Demanda la jeune fille. -Ecoute, ma fille, lui dit-elle en s'approchant d'elle et caressant ses cheveux. Ne sois pas la prisonnière du passé. Le passé ne se rattrape pas. Tilelli la regardait les larmes aux yeux. Hjila avait le coeur fendu. La mémoire de Mezyan et surtout son erreur, la suivaient encore. -Oh, fini les pleurs maintenant ! Regarde-toi ! Que dieu te garde, tu es devenue plus grande que moi. Tilelli avait un visage ensoleillé. Et quand elle souriait, elle charmait. Ses grands yeux plongeaient les jeunes garçons de Taddart dans des songes sublimes. Les cils, enduits de khôl, emprisonnaient, à chaque battement, des milliers de coeurs. Que dire de cette langue et de ces lèvres subtilement colorées avec du brou de noix ? Un délice aux yeux. Une beauté
  • 56. 56 conjuguée au naturel. Jetez donc tous ces produits de beauté que l'on apporte de la ville et des pays lointains. -Je dois rentrer, déclara Tilelli. Nanna Aysha doit être en train de m’attendre. -Moqran ne vous inquiète plus? S’enquit Hjila. -Depuis son mariage, il ne vient que deux fois par semaine. Hjila fronça les sourcils. Et Tilelli, mimant la démarche de Moqran fit : -Voici vos deux coffins ! Si vous m’énervez, vous n’aurez plus rien à manger. Les deux femmes éclatèrent de rire. -En fait, Nanna Sekkura te salue et te prie de passer demain chez-elle. -Où l'as-tu rencontrée ? -A Tala. -Elle doit être contente de son petit bébé. -Et comment! Elle est radieuse. -Elle mérite tout le bien du monde. Et puis, elle et Sliman ont longtemps attendu. -Il faut voir la joie de son mari et le bonheur de Shikh, conclut la jeune fille. En fait, Sekkura est une grande amie à toi ? -Sekkura est plus qu’une amie, ma fille. Elle est la soeur que je n’ai jamais eue. Elle, Shikh, Sliman sont ma famille. -Je ne comprends pas pourquoi vous vous êtes fâché toi et Moqran. -Je t’avais déjà dit qu’il m’a chassé de chez moi après la mort de ton père. -J’y vais. Je reviens demain, dit Tilelli. -Passe le bonjour à Aysha, cria Hjila à sa fille qui rentra en courant.
  • 57. 57 ⵣ Les mains jointes derrière le dos, Khalti Hlima précédait Tilelli et sa cousine. Elles étaient en route vers Asif, la rivière, pour cueillir quelques herbes médicinales que la vieille utilisait souvent. De ses cueillettes, elle offrait à qui en avait besoin. Khalti Hlima voulait initier les deux jeunes filles à la connaissance des herbes. -Les temps ont changé, fit la vieille. La rivière est presque sèche. Antan, on ne pouvait même pas la traverser. Il y a sept hivers de ça, elle a emporté le fils de Muh Zkara. Pauvre enfant ! Il allait à l’école en ville. -Nous, les stupides, dit la cousine, nous aurions dû aller à l’école comme l’ont fait les garçons. -C’est la grosse bêtise que nos parents aient commise, ajouta Tilelli. Les quelques garçons qui se sont sacrifiés sont à l’université aujourd’hui. -Aucune fille ! Dit la cousine. -Moi, je vous parle de la rivière et vous...dit Khalti Hlima. Vos fachas ne sont pas faites pour luvirsiti, comme l’appelait-elle. Khalti Hlima était la célébrité de Taddart. Elle était connue pour son humour. Un humour innocent. Toutes ses discussions étaient agrémentées par des blagues ou des anecdotes qu’elle avait elle-même vécues ou dont elle entendit parler. Il faut avouer aussi qu’elle avait un style unique pour raconter et narrer. Un style fait de fascinantes descriptions. Son imagination était fertile mais elle n’échappait pas à quelques ajouts et bluffs improvisés. Une pincée d’épices à son humour. Sa langue, suave et conciliante, était la clé qui lui ouvrait les portes et les coeurs de Taddart entière.
  • 58. 58 -Tiens ! Je vais vous raconter quelque chose, dit Khalti Hlima en s’arrêtant. Les deux jeunes filles échangèrent des clins d'yeux complices. Elles n’attendaient que ça pour se divertir. -Aaah ! S’exclamèrent-elles de joie. Khalti Hlima leur sourit. -Vous n’attendez que ça, hein ? Vilaines! Et elle raconta : -Cela s’était passé le jour même de mon mariage. A l'époque, j'étais jeune et belle. -Allah! Allah ! Firent les jeunes filles. -Vous ne me croyez pas ? -Si ! Si ! -Détrompez-vous ! Ce visage, plein de rides aujourd’hui, était une lumière, se vanta Hlima. -Nous te croyons, Khalti Hlima, fit la cousine. -Chacun vivra son temps, dit-elle. Vous serez vieilles aussi, petites morveuses, les taquina-t-elle. -Continue, s'il te plait, Khalti Hlima, conjura Tilelli. C'est la première fois que tu nous racontes quelque chose sur toi. -Mais ça reste entre nous. -Oui, oui, oui…dirent les filles à l’unisson. -Ce jour-là, j'étais bien garnie. Une robe pleine de couleurs, les plus beaux bijoux de toute la région. Et évidemment on m’avait mis un mendil pour me cacher le visage. Je ne voyais presque rien et je ne pouvais presque pas respirer. On dit que c’est pour éviter le mauvais oeil. Peut-être que c’est vrai. Mais c’est pour aussi cacher la beauté de la mariée et la faire désirer davantage. -Ou bien pour cacher sa laideur, plaisanta Tilelli en sourire. -Tais-toi ! La sermonna Khalti Hlima. -Tout le village de mon futur mari avait débarqué. Toute Taddart. Ils voulaient tous participer dans la procession et à l’heure de manger, ils dévorèrent tout, tout. On dirait qu'ils étaient sortis de prison. Les filles n’arrêtaient pas de rigoler.
  • 59. 59 -Ils m’ont fait sortir de la chambre commune. Les youyous, le baroud, les bendirs...Tout. Alors-là, il fallait me mettre sur le cheval. Oui ! Pas un mulet ou un âne. J’ai du mérite, non ? Un cheval ! Tout d’un coup, j’ai senti des mains me soulever et me mettre sur la sellette. Je ne m’attendais pas à ça. Des hommes m’avaient soulevée…j’avais honte. Ce cheval-là, je ne le sentais pas tranquille. Dès que mon derrière fut sur son dos, il s’agita mais se calma un peu plus tard. On dirait que c’était la première fois qu’un derrière de femme vint s’installer sur son dos. Le coquin ! Aussitôt, le cheval prit chemin vers ma nouvelle demeure. Et au beau milieu du chemin, il fallait traverser Asif. Sur mon cheval, j’étais à la tête du cortège. Et comme un mauvais sort m’était réservé, un âne qui nous vit venir, voulant probablement nous rejoindre, commença à brailler. Le cheval s’effaroucha, les hommes ne purent le calmer, se cabra très haut me balançant dans l'eau de la rivière. J’étais effrayée, mouillée et éhontée. Tilelli et sa cousine n’arrêtaient pas de rire tout au long du récit de Khalti Hlima. -Vous rigolez, hein! Leur souffla-t-elle. Puis, d’un ton sec et amusé, elle ordonna à Tilelli de chercher les plantes en amont de la rivière. -Moi, j’irai en aval. -Et moi ? S’enquit l'autre fille. -Toi, tu poses ton derrière ici et tu gardes nos affaires. -Seule ? Mais, j'ai... -Tu as peur? Peur de quoi ? Si un loup ou un chien s’approche, à toi la hache. -Elle a surtout peur des sangliers, la taquina Tilelli. -Je n'ai pas peur du sanglier, ni de rien, répliqua sa cousine avec bravade. Khalti Hlima partit en chantonnant un ashewwiq des plus doux. Tilelli serra sa fouta et ajusta son mendil et disparut. Arrivée derrière une masse de roseaux, à quelques centaines de mètres, elle entendit des petits clapotements d’eau.
  • 60. 60 ‘Ça doit être un oiseau,’ pensa-t-elle avec un brin de peur. Elle voulut écarter l’idée que ce fut un sanglier. Le sanglier qu’elle ne vit que deux ou trois fois. Moqran adorait la chasse et il y eut des occasions où il revenait avec un sanglier à l’épaule qu’il partageait avec sa bande, ceci s’ils n’organisaient pas un piquenique à la sortie du village. Suivant sa curiosité, Tilelli écarta la masse des réseaux, et se fraya un chemin. Elle s’accroupit et tenta de voir qu’était- ce. Elle regarda et vit quelqu’un se baigner dans une retenue d’eau. Sa tête flottait au-dessus de la surface. Au bout de quelques secondes, il remonta tout doucement. -A yemma ! S’écria-t-elle en se frappant la poitrine. Elle vit sortir ses épaules, sa poitrine, son...ventre… Tilelli sentit une onde de chaleur l’envahir. Elle avait honte. Elle mordilla sa lèvre. ‘Ouf, il n'est pas nu!’ Se dit-elle soulagée. En s’asseyant pour s’assécher, Mourad ne s’était pas rendu compte qu’il était épié. ‘Je ne dois pas rester ici,’ pensa la jeune fille serrant dans sa main les quelques herbes qu’elle put récolter. Elle fit un pas en arrière. Soudain, un bruissement fut entendu. Mourad l’avait entendu. Tilelli se figea. Elle ferma les yeux. ‘Dieu fasse qu’il n’ait pas entendu !’ Il se leva et considéra le lieu d’où le bruissement émana. -Qui est là ? Appela-t-il en voyant la silhouette d’une femme en robe blanche derrière les réseaux. Terrifiée, Tilelli, en essayant de fuir, glissa et tomba. Elle se releva rapidement et courut laissant derrière elle sa fouta. -Hééééé ! Attends…Fit Mourad en s’habillant avec précipitation. Arrivé à la masse des roseaux, il retrouva la fouta de la femme qui était là. Ça lui arracha un sourire. Prenant la fouta avec lui, il rejoignit ses affaires qu’il amassa dans un petit sac et se lança à la recherche de la fugitive.
  • 61. 61 -Qu'est-ce qui t’arrive ? Demanda Khalti Hlima à Tilelli qui arriva essoufflée. -C'est un sanglier! Ironisa la cousine. -Qu’est-ce qui se passe ? Redemanda Khalti Hlima. -J'ai vu...quelqu'un...se baigner...fit-elle toujours haletant et se massant les genoux. -Quelqu’un? -Je ne le connais pas. -Il t'a rien fait? Interrogea Khalti Hlima intriguée. -Non…je l'ai vu de loin. Khalti Hlima prit les quelques herbes de la main de Tilelli et lui dit : -C'est tout ! Ah, les jeunes d’aujourd’hui ! Vous êtes jeunes, belles, mais pour travailler...Bon, continua-t-elle, viens avec moi, on va aller voir qui est cet homme qui t’a fait peur. -Mais, où est ta fouta ? Fit remarquer la cousine. -Ah ! Ma fouta ! S’aperçut Tilelli. -Aller, on va la chercher…dit Khalti Hlima qui fut interrompu par la voix de Mourad qui la saluait de loin. -C’est lui ! C’est lui ! Fit remarquer Tilelli en reculant d’un pas. -Tu ne m’as pas reconnu, Khalti Hlima ? Mourad s'approcha d’elle et l’embrassa au front. Tilelli fut troublée. Voilà qu’elle le voyait devant elle. Un effluve de chaleur l’envahit. Elle regarda furtivement ses yeux. Verts. Verts et souriants. ‘Vava’, se dit Tilelli pensant à son père. Elle ne pouvait oublier le vert de ses yeux. -Je ne t’ai pas reconnu, mon fils. Ma mémoire me fait défaut. Mais, attends ! S’exalta-t-elle. Laisse-moi deviner. Ton visage ressemble…Ah ! Si Rabah. Toi, tu es le fils de Si Rabah. Comment tu t’appelles déjà ? -Mourad, déclara le jeune homme. Le rouge ne quitta pas les joues de Tilelli durant toute cette conversation-là. -T'as oublié ça, dit Mourad à Tilelli en lui tendant sa fouta.
  • 62. 62 -Merci, se contenta-t-elle de dire d’une voix frêle, sans oser le regarder dans les yeux. Khalti Hlima insista pour qu’il mange un morceau avec elles. Elle prit sa main et l’obligea à s’asseoir à même le sol. -Combien te reste-t-il pour finir tes études, mon fils ? Reprit- elle. -Une année. -Je te sais intelligent et brave. Que dieu te garde à ta mère. -Merci, Khalti Hlima. -Je suis ta tante. Tu dois écouter ta tante, continua-t-elle. Tu dois penser dès maintenant à fonder un foyer. Sinon, je serai déçue et fâchée. Amusé et un peu intimidé, Mourad ne faisait que sourire. -C’est ce que ma mère me dit chaque soir, répondit-il. -Elle a raison. Regardes toutes ces beautés, l'interpella-t-elle en regardant ses voisines. Toutes prêtes à prendre époux. Tilelli et sa cousine souriaient avec embarras. Mais elles ne manquaient aucune occasion pour lancer des oeillades à ce jeune homme qui avait l’air posé et intelligent. L’aisance avec laquelle il parlait avec Khalti Hlima les avait surpris. -Vous ne le reconnaissez pas, les filles? Dit Khalti Hlima. Mourad répondait à leur timidité par des sourires. D’une petite voix, elles dirent non. Enfant, la cours dans laquelle Mourad jouait se trouvait à l’autre versant de Taddart. En raison d’une rivalité absurde, les gamins de chaque versant s’étaient accaparé son territoire et empêchaient, à coup de pierres, les autres de s’approcher. -Honte à vous ! Les provoqua la vieille femme. Vous ne passez votre temps qu’à parler des ploucs de Taddart. C’est normal que vous ne connaissiez pas ce garçon. Tout le monde rigola. Les deux cousines entendirent parler de lui. Elles savaient qu’il était parmi les quatre garçons qui réussirent leurs études et furent à l’université. Mourad avait la chance d’avoir une tante en ville. Sa mère l'envoya chez elle et ce fut ainsi qu’il put éviter les pénibles dix ou onze kilomètres de Taddart vers le lycée, du lycée vers
  • 63. 63 Taddart, vu qu’il n’y avait pas d’internat. La majorité de ses pairs devinrent bergers, fermiers, laboureurs. Être étudiant lui assurait du respect et beaucoup de considération. Manier un stylo était un prestige dans une société qui ne savait même pas écrire sa propre langue -menacée de surcroit-, une société où le savoir se transmettait à travers la pratique et l’expérience quotidienne, une société où le savoir se transmettait oralement à travers des contes, des charades, des proverbes, des poésies. Mais il est juste de dire que Mourad était adroit et transmettait confiance et lucidité. Il était encore jeune. Jeune et naïf mais d’un esprit critique et progressiste. -Et les plantes médicinales, tu t’y connais, mon fils ? Questionna Khalti Hlima. Embarrassé, Mourad répondit par la négative. Les deux cousines se regardèrent et sourirent avec contentement. -Il faut connaitre tout, mon garçon, ajouta la vieille femme au bonheur des deux filles. Il ne faut pas seulement savoir utiliser un stylo. -Oui, dit Mourad. La prochaine fois, tu m’apprendras. Tu seras mon enseignante, dit-il avec amusement. Le mot ‘enseignante’ titilla l’oreille et l’orgueil de Khalti Hlima qui, instantanément et avec un sourire aux yeux, l’invita à les rejoindre pour leur prochaine sortie. L’idée lui avait plu. Mais pas autant qu’aux filles. Elles se voyaient déjà parées et bien préparées. Quand les femmes décidèrent de retourner à Taddart, le jeune homme proposa de les accompagner. -Je vais rendre visite à Shikh Amellal, dit-il. -Que va un jeune homme comme toi faire avec ce vieillard ? Rigola Khalti Hlima. -J’aime l’écouter parler, répondit Mourad. Ses contes, ses poèmes, sa sagesse, me fascinent. -Ah, s’étonna la vieille femme. Les jeunes d’aujourd’hui n’écoutent plus ça. Ils n’écoutent plus rien. -On a tort, Khalti Hlima, dit Mourad avec application. Le savoir ce n’est pas seulement celui qu’on trouve à l’école. Le
  • 64. 64 savoir existe aussi chez nos anciens, nos anciennes, dans notre vie à Taddart. -Tu veux dire que Sikh Amellal pourrait devenir un enseignant ? -Shikh Amellal, toi, Akli Qara, Muh Uhemmu. On apprend la vie même de Waghzen l’ogre, Teryel l’ogresse, Mqidesh, Yelli-s uheddad, la vache des orphelins… -Ce sont tous des enseignants ? Demanda Khalti Hlima avec naïveté. -Pourquoi alors on nous les conte ? -Par Sidi Hiyyun, tu as raison, mon fils. Que dieu t’éclaire ! C’est pour apprendre la vie. Moi, je ne voyais pas les choses comme ça. Nous, tous ces contes, on les raconte comme ça, et nos parents nous les racontaient aussi sans poser trop de questions. -Le problème est que nous, nous posons trop de questions ou bien nous ne posons pas les bonnes questions. -Ce que tu dis là, mon fils, je ne le comprends pas. Mais je vais te dire une chose. Vis ta vie et ne pose pas trop de questions. La vie m’a appris à moi qu’il y a beaucoup de questions auxquelles il n’y a pas de réponses. Il est alors inutile de s’attarder à leur chercher des réponses. Sinon, tu perds ta vie, et pour rien. -Voilà une réponse qui ferait rougir un philosophe aguerri, prononça Mourad émerveillé. -Que dis-tu, mon fils ? -Rien…Rien. De passage à Tala, ils burent. Les filles servirent Khalti Hlima et s’apprêtaient à servir Mourad. Mais celui-ci, les précéda et tendit le sceau à la cousine puis à Tilelli. -Bien fait, mon fils, encouragea Khalti Hlima en rigolant. Elle était peu -ou mieux dit- jamais habituée, à voir un homme servir une femme. Surtout pas de la nourriture ou de l’eau. -Ça nous change un peu, ajouta-t-elle encore amusée, tandis que les deux cousines étaient toutes maladroites. Déjà que la