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(*) : domination exercée sur quelque chose ou sur quelqu'un
(*)
Danièle Linhart
La comédie humaine du travail.
De la déshumanisation
taylorienne à la sur-humanisation
managériale
Paru en 2015, 158 pages
Synopsis
Dans La comédie humaine du travail, Danièle Linhart poursuit ses précédentes
recherches en sociologie du travail sur la « modernisation » des entreprises et
l’évolution de l’organisation du travail qui l’accompagne, en abordant cette fois plus
spécifiquement le nouveau management dit « humaniste », qui entend respecter
l’humain, la personne, être à son écoute et lui donner les moyens de son
épanouissement dans l’entreprise. En une décennie, la souffrance au travail a été
progressivement médiatisée et constituée en un problème public, notamment grâce à
des documentaristes et cinéastes1
dont les films ont rencontré un certain succès. Ils y
dénonçaient par le témoignage ou la fiction des conditions de travail profondément
aliénantes et déshumanisantes, touchant aussi bien les employés que les cadres. Or,
de manière apparemment paradoxale, les managers accusés d’en être directement
responsables reprennent à leur compte la critique et affirment vouloir eux aussi
prendre soin de l’humain derrière le travailleur. L’auteure entend démontrer que
c’est précisément cette attention « humaniste » de l’encadrement envers les
travailleurs qui nie leur statut de professionnels et les rend vulnérables. La
perspective adoptée fait de l’idéologie diffusée par les cadres un élément de la
structure productive à part entière, doté d’une effectivité propre, et qui contribue à
forger le vécu et les représentations des travailleurs, mais aussi les modalités de leur
résistance à la domination au travail. Danièle Linhart fait d’abord le récit, à la
première personne, de son expérience pénible des « clubs RH », où se rencontrent et
se forment mutuellement les managers d’aujourd’hui, et où elle a été souvent invitée
à intervenir (« par une erreur de casting », selon elle) ; c’est l’occasion pour l’auteure
de saisir le « fonds commun managérial », « ferment d’une idéologie », pas
seulement par l’étude de la littérature spécialisée en gestion des ressources
humaines2
, mais aussi par l’observation des lieux d’élaboration d’un ethos
managérial partagé. La deuxième partie de l’ouvrage, plus historique, s’attache à
trouver dans les écrits et les pratiques organisationnelles de Taylor et de Ford des
principes qui sont toujours à l’œuvre dans le management « humaniste » actuel. La
dernière partie fait la synthèse de nombreux travaux empiriques (sans apporter de
nouveaux résultats) et propose un essai de théorisation de la fonction et des effets sur
les travailleurs de cette idéologie et des nouveaux modes d’organisation du travail.
L’auteure s’attache tout d’abord à décrire, ce qui apparaît être un système
idéologique cohérent mis en avant par les nouveaux managers : celui d’une
révolution humaniste. Elle mobilise pour cela la littérature spécialisée dans les
ressources humaines ainsi que le récit de son expérience des colloques et séminaires
où les cadres pensent leur activité, les problèmes qu’ils rencontrent et les figures
exemplaires qui doivent leur servir de références. Si cette première partie ne présente
pas les observations en question avec la rigueur et l’exhaustivité des productions
universitaires, elle rend cependant le texte incroyablement vivant et accessible. Le
discours élaboré par le nouveau management est séduisant, puisqu’il y est question
de prise en considération de l’humain chez le salarié, de son vécu et de ses émotions,
mais aussi d’autonomie, voire d’éthique, de dépassement de soi et d’épanouissement
dans l’engagement corps et âme pour l’entreprise autant de mots d’ordre qui font
contraste avec la déshumanisation propre au travail enchaîné du taylorisme-
fordisme. L’entreprise cherche à se faire aimer, à « arracher la confiance » de ses
propres salariés et du reste de la société en se faisant plus humaine. On pourrait,
comme l’auteure, objecter aux chantres de l’entreprise humaniste que cela ne semble
pas empêcher la multiplication des suicides sur le lieu de travail, ou tout au moins
des déclarations et constats de souffrance au travail, mais les cadres qu’elle a
rencontrés ont ceci à l’esprit et ont anticipé la critique. Cette idéologie repose en effet
sur un second pilier, celui du changement accéléré, de la réorganisation – voire
recomposition – permanente des services, de la réactivité, de la souplesse et de
l’adaptabilité : la critique est immédiatement désamorcée par son imputation à
d’anciennes façons de faire, toujours déjà dépassées (ainsi, Danièle Linhart raconte
avec humour comment trois cadres d’Orange sont venus la remercier pour un
intervention sur le mal-être induit par la précarité de leur travail, tout en lui
expliquant que tout ceci n’est plus d’actualité, que les méthodes de management ont
déjà changé). Dès lors, la critique n’a plus de prise, et la résistance des salariés à ces
évolutions n’apparaît plus que comme le refus d’abandonner des archaïsmes.
Si les managers justifient l’évolution du travail, à leurs yeux comme à ceux des
salariés et du reste de la société, par cette rhétorique humaniste, ils procèdent en
réalité à la mise en place de techniques très abouties de gestion et de contrôle de
l’humain, qui reposent fondamentalement, et c’est la thèse que défend l’auteure, sur
l’élimination du registre du professionnel dans les relations de travail – laquelle n’est
pas nouvelle et place le management moderne dans la continuité directe du
taylorisme et du fordisme du début du XXe siècle. Plus la hiérarchie considère les
personnes au travail comme des humains, moins elle respecte leur statut de
professionnels, leur expertise et leur droit à peser sur la définition de leur travail, à se
l’approprier. De plus, la mise en avant de l’humanité des salariés court-circuite la
médiation du rapport de la personne à son activité et à sa hiérarchie par le collectif de
travail : celui-ci peut être un vecteur d’entraide et de solidarité, voire d’opposition
commune, mais la psychologisation et l’individualisation des problèmes, ainsi que la
mise en concurrence des salariés empêchent ces derniers de penser les conflits à
l’échelle collective. Dès lors qu’il est soumis à ce régime d’encadrement, l’individu
humain est mis à nu dans le rapport de subordination, il ne dépend plus que de ses
chefs pour obtenir quelque reconnaissance, et ne dispose pas des ressources pour
vivre ses difficultés et ses échecs autrement que sur un mode personnel, comme le
signe d’une incompétence propre.
Ce mode d’organisation du travail et l’appareil idéologique qui le justifie,
constituent un modèle managérial en partie nouveau, mais fondé sur les principes
élémentaires du taylorisme et du fordisme, qu’il ne fait que parachever et mettre en
œuvre avec une efficacité inédite. Ainsi, revenant aux textes de Taylor et Ford et aux
transformations du travail résultant de la mise en œuvre de leurs préceptes dès les
années 1910, l’auteure montre que l’un et l’autre ont délibérément contribué à saper
la professionnalité des ouvriers, leurs métiers et leurs connaissances, en mettant les
travailleurs dans un état de dépendance et de déqualification sans précédent. La
maîtrise de l’organisation du travail a été entièrement déportée du côté de la
direction : c’est à ce moment qu’apparaissent véritablement les cadres, ces ingénieurs
et techniciens qui ont pour tâche d’accumuler une masse de connaissances sur le
travail, parfois avec l’aide des ouvriers eux-mêmes, ainsi que de définir et d’imposer
le contenu précis du procès de travail, dans le cadre d’une « coopération » entre
travailleurs et direction tout à fait asymétrique. L’évaluation des performances des
ouvriers est systématisée. En plus de la mesure chiffrée, Taylor prône déjà l’entretien
individuel des cadres avec chaque salarié, dans le but de connaître ses qualités et ses
limites de chacun et de l’aider à s’améliorer, ainsi évidemment que l’individualisation
du salaire. Ford ajoute notamment la nécessité de dissimuler le contrôle – l’autorité,
explique-t-il, est mieux acceptée lorsqu’elle est incorporée au procès, à l’équipement,
à l’organisation, que lorsqu’elle se manifeste comme un ordre brutal –, et de
l’étendre, au-delà de l’usine, à la vie privée des salariés : par exemple, un quasi-
département de sociologie est créé et rattaché aux usines Ford, et envoie des
inspecteurs au domicile même des travailleurs pour vérifier leur respect des principes
de « clean thinking, clean living, square dealing ».
Dès les années 1930, émerge le mouvement universitaire des human relations,
adossé aux milieux patronaux. Il conçoit pour les managers les outils nécessaires à
l’arraisonnement de la dimension psychologique des travailleurs. Taylor espérait
rendre superflue toute initiative et implication subjective du travailleur dans la
production, pour que l’employeur ait à négocier le moins possible son adhésion, et
c’est cette volonté d’éliminer l’autonomie de l’ouvrier qui a constitué une des plus
grandes limites de son modèle organisationnel : le travail réel déborde largement le
travail prescrit, et la mise en œuvre stricte de ce dernier aboutit généralement au
blocage de la chaîne. Linhart propose une interprétation historique susceptible de
rendre intelligible le management « humaniste » contemporain : celui-ci approfondit
les principes organisationnels et idéologiques développés par Taylor et Ford, mais il
en dépasse les limites en réintégrant et en subordonnant l’humanité des travailleurs
Notes
1 Par exemple : Jean-Robert Viallet (La mise à mort du travail, 2009), Jean-Marc Moutout
(Violence des échanges en milieu tempéré, 2003 ; De bon matin, 2011), et Nicolas Klotz (La
question humaine, 2007).
2 Celle-ci a déjà fait l’objet d’un examen approfondi dans Boltanski Luc, Chiapello Eve, Le
nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
au processus de production.

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Le travail : reconnaissance sociale ?

  • 1. (*) : domination exercée sur quelque chose ou sur quelqu'un (*)
  • 2. Danièle Linhart La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale Paru en 2015, 158 pages Synopsis Dans La comédie humaine du travail, Danièle Linhart poursuit ses précédentes recherches en sociologie du travail sur la « modernisation » des entreprises et l’évolution de l’organisation du travail qui l’accompagne, en abordant cette fois plus spécifiquement le nouveau management dit « humaniste », qui entend respecter l’humain, la personne, être à son écoute et lui donner les moyens de son épanouissement dans l’entreprise. En une décennie, la souffrance au travail a été progressivement médiatisée et constituée en un problème public, notamment grâce à des documentaristes et cinéastes1 dont les films ont rencontré un certain succès. Ils y dénonçaient par le témoignage ou la fiction des conditions de travail profondément aliénantes et déshumanisantes, touchant aussi bien les employés que les cadres. Or, de manière apparemment paradoxale, les managers accusés d’en être directement responsables reprennent à leur compte la critique et affirment vouloir eux aussi prendre soin de l’humain derrière le travailleur. L’auteure entend démontrer que c’est précisément cette attention « humaniste » de l’encadrement envers les travailleurs qui nie leur statut de professionnels et les rend vulnérables. La perspective adoptée fait de l’idéologie diffusée par les cadres un élément de la structure productive à part entière, doté d’une effectivité propre, et qui contribue à forger le vécu et les représentations des travailleurs, mais aussi les modalités de leur résistance à la domination au travail. Danièle Linhart fait d’abord le récit, à la première personne, de son expérience pénible des « clubs RH », où se rencontrent et se forment mutuellement les managers d’aujourd’hui, et où elle a été souvent invitée à intervenir (« par une erreur de casting », selon elle) ; c’est l’occasion pour l’auteure de saisir le « fonds commun managérial », « ferment d’une idéologie », pas seulement par l’étude de la littérature spécialisée en gestion des ressources humaines2 , mais aussi par l’observation des lieux d’élaboration d’un ethos managérial partagé. La deuxième partie de l’ouvrage, plus historique, s’attache à trouver dans les écrits et les pratiques organisationnelles de Taylor et de Ford des principes qui sont toujours à l’œuvre dans le management « humaniste » actuel. La dernière partie fait la synthèse de nombreux travaux empiriques (sans apporter de nouveaux résultats) et propose un essai de théorisation de la fonction et des effets sur les travailleurs de cette idéologie et des nouveaux modes d’organisation du travail.
  • 3. L’auteure s’attache tout d’abord à décrire, ce qui apparaît être un système idéologique cohérent mis en avant par les nouveaux managers : celui d’une révolution humaniste. Elle mobilise pour cela la littérature spécialisée dans les ressources humaines ainsi que le récit de son expérience des colloques et séminaires où les cadres pensent leur activité, les problèmes qu’ils rencontrent et les figures exemplaires qui doivent leur servir de références. Si cette première partie ne présente pas les observations en question avec la rigueur et l’exhaustivité des productions universitaires, elle rend cependant le texte incroyablement vivant et accessible. Le discours élaboré par le nouveau management est séduisant, puisqu’il y est question de prise en considération de l’humain chez le salarié, de son vécu et de ses émotions, mais aussi d’autonomie, voire d’éthique, de dépassement de soi et d’épanouissement dans l’engagement corps et âme pour l’entreprise autant de mots d’ordre qui font contraste avec la déshumanisation propre au travail enchaîné du taylorisme- fordisme. L’entreprise cherche à se faire aimer, à « arracher la confiance » de ses propres salariés et du reste de la société en se faisant plus humaine. On pourrait, comme l’auteure, objecter aux chantres de l’entreprise humaniste que cela ne semble pas empêcher la multiplication des suicides sur le lieu de travail, ou tout au moins des déclarations et constats de souffrance au travail, mais les cadres qu’elle a rencontrés ont ceci à l’esprit et ont anticipé la critique. Cette idéologie repose en effet sur un second pilier, celui du changement accéléré, de la réorganisation – voire recomposition – permanente des services, de la réactivité, de la souplesse et de l’adaptabilité : la critique est immédiatement désamorcée par son imputation à d’anciennes façons de faire, toujours déjà dépassées (ainsi, Danièle Linhart raconte avec humour comment trois cadres d’Orange sont venus la remercier pour un intervention sur le mal-être induit par la précarité de leur travail, tout en lui expliquant que tout ceci n’est plus d’actualité, que les méthodes de management ont déjà changé). Dès lors, la critique n’a plus de prise, et la résistance des salariés à ces évolutions n’apparaît plus que comme le refus d’abandonner des archaïsmes. Si les managers justifient l’évolution du travail, à leurs yeux comme à ceux des salariés et du reste de la société, par cette rhétorique humaniste, ils procèdent en réalité à la mise en place de techniques très abouties de gestion et de contrôle de l’humain, qui reposent fondamentalement, et c’est la thèse que défend l’auteure, sur l’élimination du registre du professionnel dans les relations de travail – laquelle n’est pas nouvelle et place le management moderne dans la continuité directe du taylorisme et du fordisme du début du XXe siècle. Plus la hiérarchie considère les personnes au travail comme des humains, moins elle respecte leur statut de professionnels, leur expertise et leur droit à peser sur la définition de leur travail, à se l’approprier. De plus, la mise en avant de l’humanité des salariés court-circuite la médiation du rapport de la personne à son activité et à sa hiérarchie par le collectif de travail : celui-ci peut être un vecteur d’entraide et de solidarité, voire d’opposition commune, mais la psychologisation et l’individualisation des problèmes, ainsi que la mise en concurrence des salariés empêchent ces derniers de penser les conflits à l’échelle collective. Dès lors qu’il est soumis à ce régime d’encadrement, l’individu humain est mis à nu dans le rapport de subordination, il ne dépend plus que de ses chefs pour obtenir quelque reconnaissance, et ne dispose pas des ressources pour vivre ses difficultés et ses échecs autrement que sur un mode personnel, comme le signe d’une incompétence propre.
  • 4. Ce mode d’organisation du travail et l’appareil idéologique qui le justifie, constituent un modèle managérial en partie nouveau, mais fondé sur les principes élémentaires du taylorisme et du fordisme, qu’il ne fait que parachever et mettre en œuvre avec une efficacité inédite. Ainsi, revenant aux textes de Taylor et Ford et aux transformations du travail résultant de la mise en œuvre de leurs préceptes dès les années 1910, l’auteure montre que l’un et l’autre ont délibérément contribué à saper la professionnalité des ouvriers, leurs métiers et leurs connaissances, en mettant les travailleurs dans un état de dépendance et de déqualification sans précédent. La maîtrise de l’organisation du travail a été entièrement déportée du côté de la direction : c’est à ce moment qu’apparaissent véritablement les cadres, ces ingénieurs et techniciens qui ont pour tâche d’accumuler une masse de connaissances sur le travail, parfois avec l’aide des ouvriers eux-mêmes, ainsi que de définir et d’imposer le contenu précis du procès de travail, dans le cadre d’une « coopération » entre travailleurs et direction tout à fait asymétrique. L’évaluation des performances des ouvriers est systématisée. En plus de la mesure chiffrée, Taylor prône déjà l’entretien individuel des cadres avec chaque salarié, dans le but de connaître ses qualités et ses limites de chacun et de l’aider à s’améliorer, ainsi évidemment que l’individualisation du salaire. Ford ajoute notamment la nécessité de dissimuler le contrôle – l’autorité, explique-t-il, est mieux acceptée lorsqu’elle est incorporée au procès, à l’équipement, à l’organisation, que lorsqu’elle se manifeste comme un ordre brutal –, et de l’étendre, au-delà de l’usine, à la vie privée des salariés : par exemple, un quasi- département de sociologie est créé et rattaché aux usines Ford, et envoie des inspecteurs au domicile même des travailleurs pour vérifier leur respect des principes de « clean thinking, clean living, square dealing ». Dès les années 1930, émerge le mouvement universitaire des human relations, adossé aux milieux patronaux. Il conçoit pour les managers les outils nécessaires à l’arraisonnement de la dimension psychologique des travailleurs. Taylor espérait rendre superflue toute initiative et implication subjective du travailleur dans la production, pour que l’employeur ait à négocier le moins possible son adhésion, et c’est cette volonté d’éliminer l’autonomie de l’ouvrier qui a constitué une des plus grandes limites de son modèle organisationnel : le travail réel déborde largement le travail prescrit, et la mise en œuvre stricte de ce dernier aboutit généralement au blocage de la chaîne. Linhart propose une interprétation historique susceptible de rendre intelligible le management « humaniste » contemporain : celui-ci approfondit les principes organisationnels et idéologiques développés par Taylor et Ford, mais il en dépasse les limites en réintégrant et en subordonnant l’humanité des travailleurs Notes 1 Par exemple : Jean-Robert Viallet (La mise à mort du travail, 2009), Jean-Marc Moutout (Violence des échanges en milieu tempéré, 2003 ; De bon matin, 2011), et Nicolas Klotz (La question humaine, 2007). 2 Celle-ci a déjà fait l’objet d’un examen approfondi dans Boltanski Luc, Chiapello Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. au processus de production.