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Cahier du « Monde » No 21915 daté Vendredi 3 juillet 2015 - Ne peut être vendu séparément
etienne anheim
«U
n livre d’un
genre diffé-
rent » : Tui-
lages, le nou-
vel ouvrage
de Svetlana
Alpers, s’achève sur ces mots. Diffé-
rent, sans aucun doute, des ouvrages
qu’elle a consacrés à Vermeer, Rem-
brandt, Tiepolo, Rubens ou Velas-
quez, et qui ont fait d’elle l’une des
grandes historiennes de l’art de notre
temps. Il est vrai que les traces de son
œuvre intellectuelle et scientifique
paraissent presque effacées de ce re-
cueil de souvenirs.
De la Russie aux Etats-Unis, il par-
court un siècle d’histoire et passe
d’une trajectoire familiale à un destin
singulier, celui de Svetlana, née
en 1936 à Cambridge (Massachusetts),
d’un couple d’émigrés russes – une
mère poète, un père Prix Nobel d’éco-
nomie. Mais, même si le voyage mène
des usines textiles de Saint-Péters-
bourg en 1905 au Manhattan des an-
nées 2000, en passant par Berkeley, en
Californie, où elle a enseigné entre
1962 et 1998, l’illusion de suivre un fil
chronologique est vite dissipée. Les
pages s’assemblent à la manière de
collages de textes – transcriptions
d’anciens enregistrements de famille,
lettres de proches, notes accumulées
au cours du temps – liés les uns aux
autres par la voix de l’auteur. Une poé-
sie fragile se dégage de ces fragments
quidessinentunautoportraitenpoin-
tillé, ressemblant moins à une auto-
biographie universitaire qu’à une ex-
périencelittéraire.Dansunebibliothè-
que,celivretrouveraitsaplaceentrela
« Trilogie USA », de John Dos Passos
(années 1930), qui juxtapose articles
de journaux, notices de dictionnaire,
fragments de flux de conscience et
narration externe, et le Zibaldone, de
Giovanni Rucellai, ce patricien floren-
tin amateur d’art du XVe siècle qui a
mêlé dans un même volume chroni-
que politique, récit familial, archives
et réflexions personnelles.
Mais si Tuilages est d’un « genre dif-
férent », c’est aussi parce que ce n’est
pas qu’un livre de mémoires, comme
le rappelle la référence régulière au
film d’Alfred Hitchcock, Fenêtre sur
cour (1954). Le refus du récit linéaire
ne relève pas seulement du choix lit-
téraire. Svetlana Alpers ne veut pas
raconter sa vie. Elle veut la montrer
et la regarder, comme elle regarde le
monde, depuis les toits de New York.
En version originale, le livre s’appelle
Roof Life, « la vie du toit », comme on
parle de street life, la vie de la rue. Le
toit est à la fois un lieu et un point de
vue, un espace où se découpent les
formes, à l’instar de ces châteaux
d’eau typiques du paysage urbain
new-yorkais, ou ces jeux d’ombres
qui font parfois des gratte-ciel les
aiguilles d’un immense cadran so-
laire. Vu du toit, Manhattan est une
immense sculpture, qu’on découvre
défigurée, le 11 septembre 2001, ou
qu’on saisit par petites scènes à l’aide
de jumelles. Parfois, Svetlana Alpers
nous la fait voir à travers un objectif
photographique ; parfois, c’est à tra-
vers une fenêtre, et la ville prend
place à côté des œuvres accrochées
sur les murs de l’appartement. Le
livre progresse par détails, comme
l’épisode concernant ce tableau de
Mark Rothko, héritage familial dont
la vente a confronté l’historienne
étonnée à un marché de l’art qui était
d’abord pour elle un sujet d’étude.
L’œil se pose aussi sur les cuisines et
les étals, en France et aux Etats-Unis,
à la surface d’un monde d’objets et
d’aliments qui fait écho à son intérêt
pour Vermeer et la peinture hollan-
daise. L’histoire de l’art n’est nulle
part dans ces pages, parce qu’elle est
partout. La vie de Svetlana Alpers pa-
raît faire corps avec son regard ; son
écriture est une expérience sensible,
jusque dans la matière du livre, réa-
lisé avec élégance par les Editions de
la revue Conférence.
Pour autant, on ne trouve ici nulle
esthétisation du monde : plutôt l’ex-
position d’une morale du regard,
« dans un monde où les gens ne pren-
nent pas le temps de regarder » alors
qu’il est « inondé d’images » : « Le
défi au regard vient de l’âge visuel lui-
même. » C’est ainsi qu’on peut écrire
un grand livre sur l’art sans en faire
son objet. Il faut, paradoxalement,
écrire que les mots manquent parfois
pour parler du regard. Nous aimons
les « lecteurs » et les « auditeurs »,
mais nous nous méfions des
« voyeurs », même après Hitchcock.
Svetlana Alpers, elle, est bien d’un
genre différent, plutôt une voyante
– une femme qui regarde, avant de
s’interroger, dans son dernier chapi-
tre, sur le fait d’être soi-même sous le
regard de l’autre. L’ombre de son
compagnon, présente depuis le dé-
but du livre, s’agrandit alors.
Les yeux de « M », l’immense histo-
rien de l’art britannique disparu
en 2008, Michael Baxandall, se tour-
nent tout à coup vers le lecteur. La
vision se dédouble, comme dans Les
Ménines, de Velasquez (1656), où le
peintre se représente à l’œuvre, regar-
dant le spectateur, mais est lui-même
regardé par un homme qui se tient
dans l’ombre de la porte, à l’arrière-
plandutableau.Lelivre,etcen’estpas
sa moindre beauté, montre aussi ces
deux regards complices, unis jus-
qu’ausoirdelavie.Velasquezestdans
les détails, Svetlana Alpers aussi. p
«Fenêtre sur cour»,
d’Alfred Hitchcock (1954).
tuilages
(Roof Life),
de Svetlana Alpers,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Pierre-Emmanuel Dauzat, Editions
de la revue «Conférence», 416 p., 25 €.
L’histoire de l’art n’est
nulle part dans ces pages,
parce qu’elle est partout.
La vie de l’auteure paraît
faire corps avec son regard
SvetlanaAlpers
Regarder,toutunart
Comment
regarderlorsqu’on
estinondé
d’images?
Dans«Tuilages»,
l’historienne
del’artrépond,
parpetitestouches,
toutense
racontant.
Admirable
Lireaussi,pages2-3,
ledossier«Histoiredel’art»
2 | Dossier Vendredi 3 juillet 2015
0123
Latraductiond’«AbyWarburg.Une
biographieintellectuelle»,d’ErnstGombrich,
quarante-cinqansaprèssaparution,
estunévénement.S’ycroisentdeuxdesplus
importantsregardsduXXe sièclesurl’art
Histoire
del’art,
patience
del’œil
LORSQUE ABY WARBURG
concevait les planches de l’atlas
Mnémosyne en procédant à un
montage photographique, il in-
ventait, au lieu même de l’his-
toire de l’art, un geste d’écriture
qui révélait des rapports de for-
mes entre des objets hétéroclites
par leurs inscriptions géographi-
ques, temporelle ou culturelle
– œuvres d’art antiques, moder-
nes, mouvements de danse
contemporaine ou rituels in-
diens. L’usage de la reproduction
photographique en était encore à
ses débuts, mais déjà il permettait
à l’historien de l’art voyageur, en
traçant, en colligeant les éléments
de sa mémoire, de la mémoire du
monde et de l’art, d’inventer une
écriture et, par ce biais, une pen-
sée autre de l’histoire de l’art, qui
a contribué à en déplacer le lieu,
la faisant largement déborder sur
l’anthropologie.
Presque un siècle plus tard, c’est
par et dans l’écriture que Jean-
François Chevrier, théoricien de la
photographie, historien de l’art,
critique, mais aussi professeur
(Ecole des beaux-arts de Paris),
procède lui aussi à un montage
créateur, qui déplace de manière
tout aussi radicale la fonction, le
lieu de l’art, le déportant sur le ver-
sant de la pensée anthropologique
et de la critique. Jean-François Che-
vrier n’a pas été formé à l’école de
Warburg, mais à celle de l’historien
de l’art lituanien, voyageur lui
aussi, Jurgis Baltrusaitis. Et s’il re-
père des permanences de formes
par-delà les langages de l’art, la
photographie, la performance, la
peinture, la poésie, la littérature, les
époques et les cultures, c’est pour
arriver à articuler poétique des
œuvres, expérience du monde et
constitution du sujet à l’époque
moderne. Œuvre et activité. La ques-
tion de l’art est le dernier d’une sé-
rie de sept textes théoriques (La
Trame et le Hasard ; Entre les beaux-
arts et les médias : photographie et
art moderne ; Walker Evans dans le
temps et dans l’histoire ; Les Rela-
tions du corps ; Des territoires ;
L’Hallucination artistique; tous
chez L’Arachnéen, 2010-2012). Cha-
cun de ces ouvrages s’est fait le
théâtre d’une dramaturgie dont
l’enjeu est de déceler et de révéler
une pensée de l’expérience du
monde et de soi, à l’endroit même
de « l’art moderne », dans la singu-
larité des œuvres, de leur histoire,
de leur généalogie, ainsi que dans
les jeux de réponse entre elles.
Issue de la contradiction entre l’af-
firmation d’une volonté de démo-
cratie et une pratique capitalistique
qui rend problématique toute dé-
mocratie et fait du champ de l’art un
déversoir d’images commercialisa-
bles, la crise de l’époque moderne
– de la seconde moitié du XVIIIe siè-
cle jusqu’à l’époque présente – a
contraint l’art à s’ériger en une prati-
que critique, nous dit Jean-François
Chevrier. Œuvre et activité tend à dé-
finir les tenants politiques de cette
critique : la tentative des œuvres à
s’adresser (à qui ?), à s’emparer de la
chose publique, à inventer une « in-
timité du territoire », à permettre
d’habiter notre monde et notre pré-
sent, quitte à se dissoudre dans cette
activité plutôt que de donner lieu à
des œuvres à proprement parler.
Déplacements et écarts
L’écriture de Jean-François
Chevrier, dense, serrée et ciselée,
procède par descriptions, par cita-
tions, elle démultiplie les associa-
tions qui, parce que ses phrases
s’emboîtent en évitant le plus sou-
vent les articulations logiques ou
les liaisons rhétoriques, paraissent
plus encore de simples incrusta-
tions que des rapprochements.
Oscillant entre descriptions des
œuvres, biographies des artistes et
réflexions théoriques, elle avance
par touches progressives, par
concaténations qui, cependant, dé-
crivent des mouvements sinueux,
reptiliens presque, opérant sans
cesse des déplacements, des écarts.
Cette écriture n’est pas étrangère au
montage, mais plutôt qu’à l’écriture
mnémographique de Warburg qui
avait fini par détruire tout ancrage
historique des œuvres, elle trace
des généalogies inédites, révèle des
récurrences indues. « J’ai perdu la
fin !!! » Cette exclamation de l’ar-
tiste polonais Edward Krasinski
figure non sans humour en qua-
trième de couverture de l’ouvrage :
le livre s’arrête sans conclusion, en
suspens… cette ouverture est décla-
ration aussi bien esthétique que
politique. p marianne dautrey
LesgénéalogiesinéditesdeJean-FrançoisChevrier
nicolas weill
L
es historiens d’art s’accordent
sur un constat : jamais dans
son histoire l’humanité n’a
été soumise à un tel flot con-
tinu d’images. Même si la pré-
tendue « révolution numéri-
que » dissimule des tendances en réalité
plus anciennes, leur disponibilité immé-
diate et les reproductions d’œuvres sur
Internet bouleversent notre relation au
tableau, à la sculpture, au retable, à la
photo, au film, etc. L’abondance et l’om-
niprésence de l’image, qu’on nous invi-
tait naguère à « lire » comme un texte,
saturent le regard jusqu’à l’insignifiance
et découragent le décryptage. Certains
spécialistes se réjouissent de cette profu-
sion. D’autres s’en inquiètent…
Mais qu’eût pensé de cette évolution
un Aby Warburg (1866-1929), ce fils de
banquier hambourgeois et juif dont la
pensée a révolutionné l’histoire de l’art
et l’iconologie au XXe siècle, alors que
son travail est justement en pleine redé-
couverte en France, grâce notamment à
la ténacité de Georges Didi-Huberman et
à son maître livre, L’Image survivante
(Minuit, 2002) ?
A cette question, la « biographie intel-
lectuelle » de ce géant qui publia peu de
son vivant – tout comme son contempo-
rain Franz Kafka – nous permet de for-
muler quelques réponses. D’autant plus
qu’elle est due à l’un des successeurs de
Warburg à la tête de l’institut qui porte
son nom, installé à Londres depuis 1933
pour cause de nazisme, l’historien d’art
d’origine autrichienne Ernst Gombrich
(1909-2001). Notons qu’il n’aura pas fallu
moins de quarante-cinq ans pour que
soit disponible en français ce classique
qui puisait pour la première fois dans les
colossales archives laissées par Warburg,
ses brouillons de conférences, ses fameu-
ses Notizkästen (« boîtes de notes ») et
ses dizaines de milliers de lettres impos-
sibles à éditer. La longue absence de cette
biographie dans l’espace culturel franco-
phone n’a pas manqué de nourrir des a
priori. On a pu notamment soupçonner
Ernst Gombrich d’avoir voulu, dans cet
hommage, enterrer les idées d’un men-
tor qu’il n’avait pas connu personnelle-
ment. Il n’est pas seul en cause : on fit un
procès pour infidélité à beaucoup des
disciples de Warburg qui auraient cher-
ché à pousser dans des ornières académi-
ques l’érudition explosive et protéiforme
du maître, le cantonnant à sa spécialité,
le Quattrocento, et à Florence, où il résida
plusieurs années.
La lecture ne confirme pas ces interpré-
tations sur Gombrich. Commencée dès
les années 1940, son étude minutieuse
de la pensée d’Aby Warburg était d’abord
destinée à servir de pendant à une bio-
graphie en bonne et due forme qu’on at-
tendit en vain de l’assistante du maître,
Gertrud Bing. Les amateurs de détails
biographiques risquent donc d’être dé-
çus et se reporteront à l’Aby Warburg ou
la tentation du regard, de Marie-Anne
Lescourret (Hazan, 2014). Le livre de
Gombrich s’avère une reconstitution de
la dynamique intellectuelle, des influen-
ces et des sources d’un chercheur en per-
pétuel mouvement, qui refusa obstiné-
ment de rejoindre l’université et dont
son biographe considère, non sans une
pointe de condescendance, de son devoir
d’historien « d’affronter l’incontestable
subjectivité ». Le malaise qu’a pu provo-
quer le personnage tient peut-être à la
maladie mentale dont Warburg fut
frappé au début des années 1920 avant
d’être soigné par le psychiatre suisse Lud-
wig Binswanger.
Certes, Gombrich juge dépassé le re-
cours constant de Warburg à la psycholo-
gie, plus proche des archétypes jungiens
que de Freud. Mais il lui reconnaît l’im-
mense mérite d’avoir su refuser ou igno-
rer « l’approche stylistique ». Warburg
aurait ainsi contourné « le principal souci
théorique de l’histoire de l’art (…), le pro-
blème d’un style uniforme considéré
comme l’expression d’une “époque” ».
Pour Warburg, les œuvres ne renvoient
pas au « beau » intemporel que recher-
chent les « touristes culturels » et autres
hédonistes qui battent les pavés de sa
chère Florence, mais à un contexte, où les
œuvre et activité.
la question de l’art,
de Jean-François Chevrier,
L’Arachnéen, 352 p., 30 €.
Signalons, du même auteur,
la parution de Formes biographiques,
Hazan, 392 p., 35 €.
0123
Vendredi 3 juillet 2015
Dossier| 3
«Aby Warburg Selfie».
PhilippeMorel:
«Voirau-delà
desapparences»
propos recueillis par julie clarini
P
hilippe Morel est professeur
d’histoire de l’art de la Renais-
sance à l’université Paris-I Pan-
théon-Sorbonne, spécialiste de
l’art italien. Il publie aujourd’hui Renais-
sance dionysiaque. Inspiration bachique,
imaginaire du vin et de la vigne dans l’art
européen (1430-1630).
Que représente Aby Warburg pour
un historien de l’art comme vous, qui
s’intéresse à l’iconologie ?
Pour moi, Aby Warburg et l’historien
d’art allemand Erwin Panofsky [1892-
1968] sont de grands maîtres : Panofsky
pour son érudition, mais avec une dis-
tance critique quant à sa méthode face
aux images ; Warbug précisément
comme modèle méthodologique. Mon
livre précédent, Mélissa. Magie, astres et
démons dans l’art italien de la Renais-
sance [Hazan, 2008], est très « warbur-
gien » autant dans l’objet, puisqu’il con-
siste largement en une analyse de ce
grand décor astrologique et magique de
la résidence de Borso d’Este, le palais
Schifanoia, à Ferrare, sur lequel Warburg
a produit une étude fondamentale, que
dans la méthode, dès lors qu’il relève
d’une approche interdisciplinaire de
l’histoire de l’art, dont Warburg fut l’ini-
tiateur et le premier modèle.
Ce nouveau livre, Renaissance dionysia-
que, lui doit aussi beaucoup car, pour la
première fois dans mes travaux person-
nels, je me risque à une réflexion sur le
long terme. Je la mène sur un paramètre
qui concerne tout un chacun et qui tra-
verse toute la culture occidentale jusqu’à
nos jours. En effet, l’imaginaire du vin est
lié aux fondements de l’existence, non
seulement à la fertilité et à l’amour, à la
sexualité et à la reproduction, mais aussi
à la création et à l’inspiration. Et, on
l’oublie parfois, il est également lié à l’au-
delà et au salut après la mort, car c’est
l’une des dimensions du culte et des
croyances dionysiaques. Au fond, j’ai
écrit ce livre avec enthousiasme, en vou-
lant m’interroger sur certaines données
fondamentales de notre culture à travers
leur expression artistique à une période
précise, la Renaissance. Ces recherches
m’ont en outre donné l’idée d’une expo-
sition sur la figure de la bacchante au
XIXe siècle, « Bacchanales modernes »,
qui a été élaborée par deux spécialistes
de cette époque, et qui se tiendra
en 2015-2016, à Ajaccio et à Bordeaux.
La chose la plus étonnante de votre
ouvrage est certainement ce rappel
du lien entre les thématiques
dionysiaque et christique…
Depuis les premiers siècles de notre
ère, les auteurs chrétiens ont cherché à
mettre un voile sur l’héritage païen.
Pourtant, nous en sommes les héritiers
jusque dans la culture chrétienne et no-
tamment catholique. J’ai intitulé de ma-
nière volontairement provocatrice la
dernière partie de mon livre : « Le chris-
tianisme dionysiaque ». J’y évoque ce
que j’ai appelé un retour du refoulé dio-
nysiaque : la Renaissance est un grand
moment d’ouverture culturelle et de li-
bération de la parole. On assiste alors à
une sorte de résurgence de l’héritage dio-
nysiaque que le christianisme porte en
lui. Cela tient autant à des influences ori-
ginelles et à des mécanismes d’assimila-
tion qu’à une forme de résilience du pa-
ganisme au cours du Moyen Age. Avec la
redécouverte et l’exploitation des textes
et des images de l’Antiquité, ce qui était
masqué par des siècles de condamna-
tions reprend tout son sens. De manière
plus générale, on peut dire que la Renais-
sance dionysiaque est au point de
convergence de deux types de culture, la
culture populaire et la culture savante. La
culture savante va permettre au registre
populaire de trouver une nouvelle éner-
gie et de nouveaux moyens d’expression.
Comment avez-vous acquis la convic-
tion qu’il y avait encore des choses
à dire sur Bacchus à la Renaissance,
un sujet au fond assez classique ?
C’est classique si l’on estime que c’est
un livre sur Bacchus. Mais c’est plus exac-
tement la tradition dionysiaque sous
toutes ses formes qui m’a intéressé. Un
autre des aspects « warburgiens » de ce
livre, c’est l’intérêt pour les marges. Je ne
me suis pas fixé sur un corpus bien
délimité. Je me penche tout autant sur la
figure de Bacchus qui se manifeste ma-
gistralement dans une œuvre de Michel-
Ange ou de Titien, que sur les figures
équivoques, là où il y a véritablement
syncrétisme, comme dans le rapport
entre saint Jean-Baptiste et Bacchus
qu’on retrouve de Léonard de Vinci à Ca-
ravage. D’une certaine manière, ce livre
est une critique d’une pratique élémen-
taire de l’iconographie qui présuppose
une parfaite transparence entre le texte
et l’image, et une univocité de celle-ci.
L’image fait fusionner des paramètres ou
des strates culturels variés, et ses messa-
ges peuvent être différents selon les des-
tinataires, les modalités de réception et
les époques.
Qu’est-ce que regarder, pour vous,
historien de l’art ?
J’ai eu la chance d’être un élève et un
proche de Daniel Arasse [1944-2003]. Je
crois avoir appris à regarder la peinture
avec lui. Regarder, je dirais que c’est voir
au-delà des apparences, notamment des
apparences iconographiques, et savoir
être attentif aux détails discrets comme
à la logique et au fonctionnement d’une
image. Relever non seulement l’emprunt
figuratif ou l’illustration et la mise en
œuvre d’un texte, mais aussi saisir com-
ment l’artiste a combiné ses données, a
joué avec ses sources, et enfin s’interro-
ger sur le travail même de la peinture,
dans son langage propre comme sa
spécificité matérielle. p
des nymphes dans La Naissance de saint
Jean-Baptiste, de Ghirlandaio, ou Le Prin-
temps, de Botticelli (1445-1510).
Aby Warburg n’eut rien d’un antimo-
derne, précise Gombrich, ni d’un biblio-
phile bouchant ses fenêtres par des
rayonnages de livres. Il défendait les ar-
tistes de son temps, comme le peintre
suisse Arnold Böcklin (1827-1901) et ses
nymphes, plantureuses et déshabillées,
ou le sculpteur Hugo Lederer (1871-1940),
dont le monument à Bismarck était con-
troversé pour son modernisme. Il s’in-
quiéta de la montée de l’antisémitisme
en multipliant fiches et notes à ce sujet. Il
anticipa aussi, par son projet d’atlas ico-
nographique Mnémosyne, les procédures
de mises en réseau et d’arborescences
telles que l’univers numérique les a dé-
sormais banalisées.
Pour autant, selon Gombrich, un ratio-
nalisme assez typique du milieu des
juifs allemands éclairés de son temps
faisait apprécier à Warburg la distance
aux choses, le regard calme sur la
« chaîne des événements », le triomphe
du raisonnement sur l’émotion, la ma-
gie et la sorcellerie. Comme si la vitesse
et l’immédiateté nous éloignaient du
recul de la rationalité. « Il n’approuva
jamais, écrit Gombrich, la transmission
sans fil parce qu’elle menaçait entière-
ment la distance. Qu’aurait-il dit des
transmissions télévisées depuis la
Lune ? » On devine ce qu’il aurait pensé
d’Internet. L’art est admiration patiente
et décalée, et non l’immédiateté du clic ;
il est regard et non saisie. p
commanditaires et les mécènes, comme
le furent les Sassetti pour Domenico
Ghirlandaio (1449-1494), ont la première
place dans la genèse d’une œuvre où ils
figurent souvent en personne.
Gombrich met en évidence le renou-
veau des thématiques dont cet esprit li-
bre eut l’intuition, que ce soit les premiè-
res réflexions sur la mémoire, sur la dé-
générescence dangereuse de l’art du
passé en ornement politique, sur les
symboles et les emblèmes ou sur la rela-
tion indéfectible entre l’occultisme et les
sciences naissantes… Intéressé aussi bien
par les Indiens pueblo ou navajo, dont il
admira le rituel du serpent lors de son
périple américain de 1895-1896, que par
Rembrandt, Warburg resta un adversaire
de tout « évolutionnisme » qui s’entête à
trouver un progrès et des ruptures tran-
chées dans la marche de l’art, faisant fi
des continuités (entre le Moyen Age,
bourguignon et chevaleresque, et la Re-
naissance, par exemple). Warburg était
sensible à la circulation des images d’un
univers à l’autre (un Persée arabe ou un
motif indien dans un tableau de la Re-
naissance) et surtout aux « revenances »
de l’Antiquité à diverses époques de l’his-
toire de l’art. L’Antiquité s’incarnait
d’ailleurs chez lui non dans l’immobilité
tranquille et pétrifiée des temples grecs
mais, au contraire, dans le mouvement
des tissus agités par le vent et la gestuelle
e n t r e t i e n
Pour Warburg, les
œuvres ne renvoient pas
au « beau » intemporel
que recherchent les
« touristes culturels »
Parutions
Poussin. Une
journée en Arcadie,
de Vincent Delecroix,
Flammarion, 430 p., 25 €.
Sur le mode de la prome-
nade savante, le philoso-
phe Vincent Delecroix
cherche à reconstituer
l’Arcadie, cette utopie per-
due, que Poussin aurait
cherché à peindre, toile
après toile, sous le soleil
romain où il vécut. Un
autre regard sur le classi-
cisme dont le peintre fut
un des inventeurs.
L’Œil médiéval. Ce
que signifie voir l’art
du Moyen Age (Seeing
Medieval Art), d’Herbert
L. Kessler, traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par
Alexandre Hasnaoui,
Klincksieck, « L’Esprit et
les formes », 284 p., 25 €.
Comment les hommes
du Moyen Age voyaient-ils
ce que nous appelons
« l’art » ? C’est à cette
question que l’historien
américain Herbert Kessler
tente de répondre. En
portant une attention à la
matérialité des objets,
mais aussi à leur usage
social et, en particulier, li-
turgique, il propose une
nouvelle interprétation de
leur place dans l’univers
visuel de la société médié-
vale européenne.
Renaissance ana-
chroniste (Anachronic
Renaissance), d’Alexander
Nagel et Christopher
S. Wood, traduit de l’an-
glais (Etats-Unis) par
Françoise Jaouën, Les
Presses du réel, « Œuvres
en sociétés », 520 p., 28 €.
Rien d’excentrique dans
l’ouvrage des deux histo-
riens de l’art américains
Alexander Nagel et Chris-
topher S. Wood. L’anachro-
nisme fait référence ici au
rapport que l’œuvre d’art
de la Renaissance entre-
tient avec le temps, dans
un permanent vacillement
qui la fait exister de diffé-
rentes manières (entre,
notamment, répétition
et originalité).
Paysage. Manière
de voir (Landscape.
Key Ideas in Geography),
de John Wylie, traduit
de l’anglais par Xavier
Carrère, Actes Sud/ENSP,
384 p., 25 €.
Spécialiste de « géographie
culturelle » à l’université
d’Exeter (Grande-Breta-
gne), John Wylie tente une
approche du paysage
autour de la notion de
« tension » et étudie,
notamment, ses usages
dans l’art et la littérature
du XVe siècle à nos jours.
Usages révélateurs de
notre rapport complexe
au monde naturel. Une
synthèse précieuse sur
les débats en cours.
Ce qu’est l’art (What
Art Is), d’Arthur Danto,
traduit de l’anglais (Etats-
Unis) par Séverine Weiss,
Post-éditions/Questions
théoriques, 224 p., 22 €.
Traduction posthume
d’un recueil de textes
d’Arthur Danto (1924-2013),
l’essai parachève le projet
de définition de l’art telle
qu’elle fut menée par ce
grand philosophe
américain.
Signalons également la paru-
tion de Regardeurs, flâneurs
et voyageurs dans la peinture,
sous la direction d’Anne-
Laure Imbert, Publications
de la Sorbonne, « Histoire
de l’art », 256 p., 30 €.
Bacchus,plastique
C’est ce que l’on appelle une
somme, qui rassemble les
connaissances sur un sujet et, en
l’occurrence, les approfondit, les
creuse, les enrichit de nouvelles
interprétations. L’historien de
l’art Philippe Morel, l’auteur d’un
déjà classique ouvrage sur Les
Grotesques. Les figures de l’imagi-
naire dans la peinture italienne de
la fin de la Renaissance (Flamma-
rion, 1997), propose, avec Renais-
sance dionysiaque, une ample
étude de la présence thématique
de Bacchus et de son cortège dans
l’art européen des XVe et XVIe siè-
cles. Ménades, satyres, nymphes,
sans oublier Priape, Silène ou
Pan, accompagnent le dieu de
l’ivresse dont l’auteur montre,
à travers de multiples exemples,
l’extrême plasticité : n’est-il pas la
divinité de l’extase comme celui
de la tempérance ? Celui du dé-
sordre comme celui de la paix et
de ses plaisirs ? Ne peut-il se
confondre parfois avec saint Jean-
Baptiste ? Ou devenir une sorte
de « miroir au prince » ?
On saisit surtout, en lisant Phi-
lippe Morel, que ce retour du
thème dionysiaque doit se penser
au croisement entre culture sa-
vante et culture populaire, dans
une conjonction entre une appro-
che humaniste de l’Antiquité
païenne et une veine syncrétique
qui perdure au sein du christia-
nisme. L’ouvrage se termine du
reste sur un aspect très intéres-
sant et souvent négligé de l’ico-
nographie bacchique : à travers le
vin, attribut qu’il partage avec le
Christ, le dieu de la mythologie
est relié à l’univers religieux du
christianisme. Ou comment
mettre en lumière la dimension
dionysiaque de la religion
chrétienne. J. Cl.
aby warburg.
une biographie intellectuelle
(Aby Warburg, an Intellectual Biography),
d’Ernst Gombrich,
traduit de l’anglais par Lucien d’Azay,
Klincksieck, 500 p., 33 €.
renaissance dionysiaque.
inspiration bachique,
imaginaire du vin
et de la vigne dans
l’art européen (1430-1630),
de Philippe Morel,
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du temps », 880 p., 45 €.

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  • 1. Cahier du « Monde » No 21915 daté Vendredi 3 juillet 2015 - Ne peut être vendu séparément etienne anheim «U n livre d’un genre diffé- rent » : Tui- lages, le nou- vel ouvrage de Svetlana Alpers, s’achève sur ces mots. Diffé- rent, sans aucun doute, des ouvrages qu’elle a consacrés à Vermeer, Rem- brandt, Tiepolo, Rubens ou Velas- quez, et qui ont fait d’elle l’une des grandes historiennes de l’art de notre temps. Il est vrai que les traces de son œuvre intellectuelle et scientifique paraissent presque effacées de ce re- cueil de souvenirs. De la Russie aux Etats-Unis, il par- court un siècle d’histoire et passe d’une trajectoire familiale à un destin singulier, celui de Svetlana, née en 1936 à Cambridge (Massachusetts), d’un couple d’émigrés russes – une mère poète, un père Prix Nobel d’éco- nomie. Mais, même si le voyage mène des usines textiles de Saint-Péters- bourg en 1905 au Manhattan des an- nées 2000, en passant par Berkeley, en Californie, où elle a enseigné entre 1962 et 1998, l’illusion de suivre un fil chronologique est vite dissipée. Les pages s’assemblent à la manière de collages de textes – transcriptions d’anciens enregistrements de famille, lettres de proches, notes accumulées au cours du temps – liés les uns aux autres par la voix de l’auteur. Une poé- sie fragile se dégage de ces fragments quidessinentunautoportraitenpoin- tillé, ressemblant moins à une auto- biographie universitaire qu’à une ex- périencelittéraire.Dansunebibliothè- que,celivretrouveraitsaplaceentrela « Trilogie USA », de John Dos Passos (années 1930), qui juxtapose articles de journaux, notices de dictionnaire, fragments de flux de conscience et narration externe, et le Zibaldone, de Giovanni Rucellai, ce patricien floren- tin amateur d’art du XVe siècle qui a mêlé dans un même volume chroni- que politique, récit familial, archives et réflexions personnelles. Mais si Tuilages est d’un « genre dif- férent », c’est aussi parce que ce n’est pas qu’un livre de mémoires, comme le rappelle la référence régulière au film d’Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour (1954). Le refus du récit linéaire ne relève pas seulement du choix lit- téraire. Svetlana Alpers ne veut pas raconter sa vie. Elle veut la montrer et la regarder, comme elle regarde le monde, depuis les toits de New York. En version originale, le livre s’appelle Roof Life, « la vie du toit », comme on parle de street life, la vie de la rue. Le toit est à la fois un lieu et un point de vue, un espace où se découpent les formes, à l’instar de ces châteaux d’eau typiques du paysage urbain new-yorkais, ou ces jeux d’ombres qui font parfois des gratte-ciel les aiguilles d’un immense cadran so- laire. Vu du toit, Manhattan est une immense sculpture, qu’on découvre défigurée, le 11 septembre 2001, ou qu’on saisit par petites scènes à l’aide de jumelles. Parfois, Svetlana Alpers nous la fait voir à travers un objectif photographique ; parfois, c’est à tra- vers une fenêtre, et la ville prend place à côté des œuvres accrochées sur les murs de l’appartement. Le livre progresse par détails, comme l’épisode concernant ce tableau de Mark Rothko, héritage familial dont la vente a confronté l’historienne étonnée à un marché de l’art qui était d’abord pour elle un sujet d’étude. L’œil se pose aussi sur les cuisines et les étals, en France et aux Etats-Unis, à la surface d’un monde d’objets et d’aliments qui fait écho à son intérêt pour Vermeer et la peinture hollan- daise. L’histoire de l’art n’est nulle part dans ces pages, parce qu’elle est partout. La vie de Svetlana Alpers pa- raît faire corps avec son regard ; son écriture est une expérience sensible, jusque dans la matière du livre, réa- lisé avec élégance par les Editions de la revue Conférence. Pour autant, on ne trouve ici nulle esthétisation du monde : plutôt l’ex- position d’une morale du regard, « dans un monde où les gens ne pren- nent pas le temps de regarder » alors qu’il est « inondé d’images » : « Le défi au regard vient de l’âge visuel lui- même. » C’est ainsi qu’on peut écrire un grand livre sur l’art sans en faire son objet. Il faut, paradoxalement, écrire que les mots manquent parfois pour parler du regard. Nous aimons les « lecteurs » et les « auditeurs », mais nous nous méfions des « voyeurs », même après Hitchcock. Svetlana Alpers, elle, est bien d’un genre différent, plutôt une voyante – une femme qui regarde, avant de s’interroger, dans son dernier chapi- tre, sur le fait d’être soi-même sous le regard de l’autre. L’ombre de son compagnon, présente depuis le dé- but du livre, s’agrandit alors. Les yeux de « M », l’immense histo- rien de l’art britannique disparu en 2008, Michael Baxandall, se tour- nent tout à coup vers le lecteur. La vision se dédouble, comme dans Les Ménines, de Velasquez (1656), où le peintre se représente à l’œuvre, regar- dant le spectateur, mais est lui-même regardé par un homme qui se tient dans l’ombre de la porte, à l’arrière- plandutableau.Lelivre,etcen’estpas sa moindre beauté, montre aussi ces deux regards complices, unis jus- qu’ausoirdelavie.Velasquezestdans les détails, Svetlana Alpers aussi. p «Fenêtre sur cour», d’Alfred Hitchcock (1954). tuilages (Roof Life), de Svetlana Alpers, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Editions de la revue «Conférence», 416 p., 25 €. L’histoire de l’art n’est nulle part dans ces pages, parce qu’elle est partout. La vie de l’auteure paraît faire corps avec son regard SvetlanaAlpers Regarder,toutunart Comment regarderlorsqu’on estinondé d’images? Dans«Tuilages», l’historienne del’artrépond, parpetitestouches, toutense racontant. Admirable Lireaussi,pages2-3, ledossier«Histoiredel’art»
  • 2. 2 | Dossier Vendredi 3 juillet 2015 0123 Latraductiond’«AbyWarburg.Une biographieintellectuelle»,d’ErnstGombrich, quarante-cinqansaprèssaparution, estunévénement.S’ycroisentdeuxdesplus importantsregardsduXXe sièclesurl’art Histoire del’art, patience del’œil LORSQUE ABY WARBURG concevait les planches de l’atlas Mnémosyne en procédant à un montage photographique, il in- ventait, au lieu même de l’his- toire de l’art, un geste d’écriture qui révélait des rapports de for- mes entre des objets hétéroclites par leurs inscriptions géographi- ques, temporelle ou culturelle – œuvres d’art antiques, moder- nes, mouvements de danse contemporaine ou rituels in- diens. L’usage de la reproduction photographique en était encore à ses débuts, mais déjà il permettait à l’historien de l’art voyageur, en traçant, en colligeant les éléments de sa mémoire, de la mémoire du monde et de l’art, d’inventer une écriture et, par ce biais, une pen- sée autre de l’histoire de l’art, qui a contribué à en déplacer le lieu, la faisant largement déborder sur l’anthropologie. Presque un siècle plus tard, c’est par et dans l’écriture que Jean- François Chevrier, théoricien de la photographie, historien de l’art, critique, mais aussi professeur (Ecole des beaux-arts de Paris), procède lui aussi à un montage créateur, qui déplace de manière tout aussi radicale la fonction, le lieu de l’art, le déportant sur le ver- sant de la pensée anthropologique et de la critique. Jean-François Che- vrier n’a pas été formé à l’école de Warburg, mais à celle de l’historien de l’art lituanien, voyageur lui aussi, Jurgis Baltrusaitis. Et s’il re- père des permanences de formes par-delà les langages de l’art, la photographie, la performance, la peinture, la poésie, la littérature, les époques et les cultures, c’est pour arriver à articuler poétique des œuvres, expérience du monde et constitution du sujet à l’époque moderne. Œuvre et activité. La ques- tion de l’art est le dernier d’une sé- rie de sept textes théoriques (La Trame et le Hasard ; Entre les beaux- arts et les médias : photographie et art moderne ; Walker Evans dans le temps et dans l’histoire ; Les Rela- tions du corps ; Des territoires ; L’Hallucination artistique; tous chez L’Arachnéen, 2010-2012). Cha- cun de ces ouvrages s’est fait le théâtre d’une dramaturgie dont l’enjeu est de déceler et de révéler une pensée de l’expérience du monde et de soi, à l’endroit même de « l’art moderne », dans la singu- larité des œuvres, de leur histoire, de leur généalogie, ainsi que dans les jeux de réponse entre elles. Issue de la contradiction entre l’af- firmation d’une volonté de démo- cratie et une pratique capitalistique qui rend problématique toute dé- mocratie et fait du champ de l’art un déversoir d’images commercialisa- bles, la crise de l’époque moderne – de la seconde moitié du XVIIIe siè- cle jusqu’à l’époque présente – a contraint l’art à s’ériger en une prati- que critique, nous dit Jean-François Chevrier. Œuvre et activité tend à dé- finir les tenants politiques de cette critique : la tentative des œuvres à s’adresser (à qui ?), à s’emparer de la chose publique, à inventer une « in- timité du territoire », à permettre d’habiter notre monde et notre pré- sent, quitte à se dissoudre dans cette activité plutôt que de donner lieu à des œuvres à proprement parler. Déplacements et écarts L’écriture de Jean-François Chevrier, dense, serrée et ciselée, procède par descriptions, par cita- tions, elle démultiplie les associa- tions qui, parce que ses phrases s’emboîtent en évitant le plus sou- vent les articulations logiques ou les liaisons rhétoriques, paraissent plus encore de simples incrusta- tions que des rapprochements. Oscillant entre descriptions des œuvres, biographies des artistes et réflexions théoriques, elle avance par touches progressives, par concaténations qui, cependant, dé- crivent des mouvements sinueux, reptiliens presque, opérant sans cesse des déplacements, des écarts. Cette écriture n’est pas étrangère au montage, mais plutôt qu’à l’écriture mnémographique de Warburg qui avait fini par détruire tout ancrage historique des œuvres, elle trace des généalogies inédites, révèle des récurrences indues. « J’ai perdu la fin !!! » Cette exclamation de l’ar- tiste polonais Edward Krasinski figure non sans humour en qua- trième de couverture de l’ouvrage : le livre s’arrête sans conclusion, en suspens… cette ouverture est décla- ration aussi bien esthétique que politique. p marianne dautrey LesgénéalogiesinéditesdeJean-FrançoisChevrier nicolas weill L es historiens d’art s’accordent sur un constat : jamais dans son histoire l’humanité n’a été soumise à un tel flot con- tinu d’images. Même si la pré- tendue « révolution numéri- que » dissimule des tendances en réalité plus anciennes, leur disponibilité immé- diate et les reproductions d’œuvres sur Internet bouleversent notre relation au tableau, à la sculpture, au retable, à la photo, au film, etc. L’abondance et l’om- niprésence de l’image, qu’on nous invi- tait naguère à « lire » comme un texte, saturent le regard jusqu’à l’insignifiance et découragent le décryptage. Certains spécialistes se réjouissent de cette profu- sion. D’autres s’en inquiètent… Mais qu’eût pensé de cette évolution un Aby Warburg (1866-1929), ce fils de banquier hambourgeois et juif dont la pensée a révolutionné l’histoire de l’art et l’iconologie au XXe siècle, alors que son travail est justement en pleine redé- couverte en France, grâce notamment à la ténacité de Georges Didi-Huberman et à son maître livre, L’Image survivante (Minuit, 2002) ? A cette question, la « biographie intel- lectuelle » de ce géant qui publia peu de son vivant – tout comme son contempo- rain Franz Kafka – nous permet de for- muler quelques réponses. D’autant plus qu’elle est due à l’un des successeurs de Warburg à la tête de l’institut qui porte son nom, installé à Londres depuis 1933 pour cause de nazisme, l’historien d’art d’origine autrichienne Ernst Gombrich (1909-2001). Notons qu’il n’aura pas fallu moins de quarante-cinq ans pour que soit disponible en français ce classique qui puisait pour la première fois dans les colossales archives laissées par Warburg, ses brouillons de conférences, ses fameu- ses Notizkästen (« boîtes de notes ») et ses dizaines de milliers de lettres impos- sibles à éditer. La longue absence de cette biographie dans l’espace culturel franco- phone n’a pas manqué de nourrir des a priori. On a pu notamment soupçonner Ernst Gombrich d’avoir voulu, dans cet hommage, enterrer les idées d’un men- tor qu’il n’avait pas connu personnelle- ment. Il n’est pas seul en cause : on fit un procès pour infidélité à beaucoup des disciples de Warburg qui auraient cher- ché à pousser dans des ornières académi- ques l’érudition explosive et protéiforme du maître, le cantonnant à sa spécialité, le Quattrocento, et à Florence, où il résida plusieurs années. La lecture ne confirme pas ces interpré- tations sur Gombrich. Commencée dès les années 1940, son étude minutieuse de la pensée d’Aby Warburg était d’abord destinée à servir de pendant à une bio- graphie en bonne et due forme qu’on at- tendit en vain de l’assistante du maître, Gertrud Bing. Les amateurs de détails biographiques risquent donc d’être dé- çus et se reporteront à l’Aby Warburg ou la tentation du regard, de Marie-Anne Lescourret (Hazan, 2014). Le livre de Gombrich s’avère une reconstitution de la dynamique intellectuelle, des influen- ces et des sources d’un chercheur en per- pétuel mouvement, qui refusa obstiné- ment de rejoindre l’université et dont son biographe considère, non sans une pointe de condescendance, de son devoir d’historien « d’affronter l’incontestable subjectivité ». Le malaise qu’a pu provo- quer le personnage tient peut-être à la maladie mentale dont Warburg fut frappé au début des années 1920 avant d’être soigné par le psychiatre suisse Lud- wig Binswanger. Certes, Gombrich juge dépassé le re- cours constant de Warburg à la psycholo- gie, plus proche des archétypes jungiens que de Freud. Mais il lui reconnaît l’im- mense mérite d’avoir su refuser ou igno- rer « l’approche stylistique ». Warburg aurait ainsi contourné « le principal souci théorique de l’histoire de l’art (…), le pro- blème d’un style uniforme considéré comme l’expression d’une “époque” ». Pour Warburg, les œuvres ne renvoient pas au « beau » intemporel que recher- chent les « touristes culturels » et autres hédonistes qui battent les pavés de sa chère Florence, mais à un contexte, où les œuvre et activité. la question de l’art, de Jean-François Chevrier, L’Arachnéen, 352 p., 30 €. Signalons, du même auteur, la parution de Formes biographiques, Hazan, 392 p., 35 €.
  • 3. 0123 Vendredi 3 juillet 2015 Dossier| 3 «Aby Warburg Selfie». PhilippeMorel: «Voirau-delà desapparences» propos recueillis par julie clarini P hilippe Morel est professeur d’histoire de l’art de la Renais- sance à l’université Paris-I Pan- théon-Sorbonne, spécialiste de l’art italien. Il publie aujourd’hui Renais- sance dionysiaque. Inspiration bachique, imaginaire du vin et de la vigne dans l’art européen (1430-1630). Que représente Aby Warburg pour un historien de l’art comme vous, qui s’intéresse à l’iconologie ? Pour moi, Aby Warburg et l’historien d’art allemand Erwin Panofsky [1892- 1968] sont de grands maîtres : Panofsky pour son érudition, mais avec une dis- tance critique quant à sa méthode face aux images ; Warbug précisément comme modèle méthodologique. Mon livre précédent, Mélissa. Magie, astres et démons dans l’art italien de la Renais- sance [Hazan, 2008], est très « warbur- gien » autant dans l’objet, puisqu’il con- siste largement en une analyse de ce grand décor astrologique et magique de la résidence de Borso d’Este, le palais Schifanoia, à Ferrare, sur lequel Warburg a produit une étude fondamentale, que dans la méthode, dès lors qu’il relève d’une approche interdisciplinaire de l’histoire de l’art, dont Warburg fut l’ini- tiateur et le premier modèle. Ce nouveau livre, Renaissance dionysia- que, lui doit aussi beaucoup car, pour la première fois dans mes travaux person- nels, je me risque à une réflexion sur le long terme. Je la mène sur un paramètre qui concerne tout un chacun et qui tra- verse toute la culture occidentale jusqu’à nos jours. En effet, l’imaginaire du vin est lié aux fondements de l’existence, non seulement à la fertilité et à l’amour, à la sexualité et à la reproduction, mais aussi à la création et à l’inspiration. Et, on l’oublie parfois, il est également lié à l’au- delà et au salut après la mort, car c’est l’une des dimensions du culte et des croyances dionysiaques. Au fond, j’ai écrit ce livre avec enthousiasme, en vou- lant m’interroger sur certaines données fondamentales de notre culture à travers leur expression artistique à une période précise, la Renaissance. Ces recherches m’ont en outre donné l’idée d’une expo- sition sur la figure de la bacchante au XIXe siècle, « Bacchanales modernes », qui a été élaborée par deux spécialistes de cette époque, et qui se tiendra en 2015-2016, à Ajaccio et à Bordeaux. La chose la plus étonnante de votre ouvrage est certainement ce rappel du lien entre les thématiques dionysiaque et christique… Depuis les premiers siècles de notre ère, les auteurs chrétiens ont cherché à mettre un voile sur l’héritage païen. Pourtant, nous en sommes les héritiers jusque dans la culture chrétienne et no- tamment catholique. J’ai intitulé de ma- nière volontairement provocatrice la dernière partie de mon livre : « Le chris- tianisme dionysiaque ». J’y évoque ce que j’ai appelé un retour du refoulé dio- nysiaque : la Renaissance est un grand moment d’ouverture culturelle et de li- bération de la parole. On assiste alors à une sorte de résurgence de l’héritage dio- nysiaque que le christianisme porte en lui. Cela tient autant à des influences ori- ginelles et à des mécanismes d’assimila- tion qu’à une forme de résilience du pa- ganisme au cours du Moyen Age. Avec la redécouverte et l’exploitation des textes et des images de l’Antiquité, ce qui était masqué par des siècles de condamna- tions reprend tout son sens. De manière plus générale, on peut dire que la Renais- sance dionysiaque est au point de convergence de deux types de culture, la culture populaire et la culture savante. La culture savante va permettre au registre populaire de trouver une nouvelle éner- gie et de nouveaux moyens d’expression. Comment avez-vous acquis la convic- tion qu’il y avait encore des choses à dire sur Bacchus à la Renaissance, un sujet au fond assez classique ? C’est classique si l’on estime que c’est un livre sur Bacchus. Mais c’est plus exac- tement la tradition dionysiaque sous toutes ses formes qui m’a intéressé. Un autre des aspects « warburgiens » de ce livre, c’est l’intérêt pour les marges. Je ne me suis pas fixé sur un corpus bien délimité. Je me penche tout autant sur la figure de Bacchus qui se manifeste ma- gistralement dans une œuvre de Michel- Ange ou de Titien, que sur les figures équivoques, là où il y a véritablement syncrétisme, comme dans le rapport entre saint Jean-Baptiste et Bacchus qu’on retrouve de Léonard de Vinci à Ca- ravage. D’une certaine manière, ce livre est une critique d’une pratique élémen- taire de l’iconographie qui présuppose une parfaite transparence entre le texte et l’image, et une univocité de celle-ci. L’image fait fusionner des paramètres ou des strates culturels variés, et ses messa- ges peuvent être différents selon les des- tinataires, les modalités de réception et les époques. Qu’est-ce que regarder, pour vous, historien de l’art ? J’ai eu la chance d’être un élève et un proche de Daniel Arasse [1944-2003]. Je crois avoir appris à regarder la peinture avec lui. Regarder, je dirais que c’est voir au-delà des apparences, notamment des apparences iconographiques, et savoir être attentif aux détails discrets comme à la logique et au fonctionnement d’une image. Relever non seulement l’emprunt figuratif ou l’illustration et la mise en œuvre d’un texte, mais aussi saisir com- ment l’artiste a combiné ses données, a joué avec ses sources, et enfin s’interro- ger sur le travail même de la peinture, dans son langage propre comme sa spécificité matérielle. p des nymphes dans La Naissance de saint Jean-Baptiste, de Ghirlandaio, ou Le Prin- temps, de Botticelli (1445-1510). Aby Warburg n’eut rien d’un antimo- derne, précise Gombrich, ni d’un biblio- phile bouchant ses fenêtres par des rayonnages de livres. Il défendait les ar- tistes de son temps, comme le peintre suisse Arnold Böcklin (1827-1901) et ses nymphes, plantureuses et déshabillées, ou le sculpteur Hugo Lederer (1871-1940), dont le monument à Bismarck était con- troversé pour son modernisme. Il s’in- quiéta de la montée de l’antisémitisme en multipliant fiches et notes à ce sujet. Il anticipa aussi, par son projet d’atlas ico- nographique Mnémosyne, les procédures de mises en réseau et d’arborescences telles que l’univers numérique les a dé- sormais banalisées. Pour autant, selon Gombrich, un ratio- nalisme assez typique du milieu des juifs allemands éclairés de son temps faisait apprécier à Warburg la distance aux choses, le regard calme sur la « chaîne des événements », le triomphe du raisonnement sur l’émotion, la ma- gie et la sorcellerie. Comme si la vitesse et l’immédiateté nous éloignaient du recul de la rationalité. « Il n’approuva jamais, écrit Gombrich, la transmission sans fil parce qu’elle menaçait entière- ment la distance. Qu’aurait-il dit des transmissions télévisées depuis la Lune ? » On devine ce qu’il aurait pensé d’Internet. L’art est admiration patiente et décalée, et non l’immédiateté du clic ; il est regard et non saisie. p commanditaires et les mécènes, comme le furent les Sassetti pour Domenico Ghirlandaio (1449-1494), ont la première place dans la genèse d’une œuvre où ils figurent souvent en personne. Gombrich met en évidence le renou- veau des thématiques dont cet esprit li- bre eut l’intuition, que ce soit les premiè- res réflexions sur la mémoire, sur la dé- générescence dangereuse de l’art du passé en ornement politique, sur les symboles et les emblèmes ou sur la rela- tion indéfectible entre l’occultisme et les sciences naissantes… Intéressé aussi bien par les Indiens pueblo ou navajo, dont il admira le rituel du serpent lors de son périple américain de 1895-1896, que par Rembrandt, Warburg resta un adversaire de tout « évolutionnisme » qui s’entête à trouver un progrès et des ruptures tran- chées dans la marche de l’art, faisant fi des continuités (entre le Moyen Age, bourguignon et chevaleresque, et la Re- naissance, par exemple). Warburg était sensible à la circulation des images d’un univers à l’autre (un Persée arabe ou un motif indien dans un tableau de la Re- naissance) et surtout aux « revenances » de l’Antiquité à diverses époques de l’his- toire de l’art. L’Antiquité s’incarnait d’ailleurs chez lui non dans l’immobilité tranquille et pétrifiée des temples grecs mais, au contraire, dans le mouvement des tissus agités par le vent et la gestuelle e n t r e t i e n Pour Warburg, les œuvres ne renvoient pas au « beau » intemporel que recherchent les « touristes culturels » Parutions Poussin. Une journée en Arcadie, de Vincent Delecroix, Flammarion, 430 p., 25 €. Sur le mode de la prome- nade savante, le philoso- phe Vincent Delecroix cherche à reconstituer l’Arcadie, cette utopie per- due, que Poussin aurait cherché à peindre, toile après toile, sous le soleil romain où il vécut. Un autre regard sur le classi- cisme dont le peintre fut un des inventeurs. L’Œil médiéval. Ce que signifie voir l’art du Moyen Age (Seeing Medieval Art), d’Herbert L. Kessler, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alexandre Hasnaoui, Klincksieck, « L’Esprit et les formes », 284 p., 25 €. Comment les hommes du Moyen Age voyaient-ils ce que nous appelons « l’art » ? C’est à cette question que l’historien américain Herbert Kessler tente de répondre. En portant une attention à la matérialité des objets, mais aussi à leur usage social et, en particulier, li- turgique, il propose une nouvelle interprétation de leur place dans l’univers visuel de la société médié- vale européenne. Renaissance ana- chroniste (Anachronic Renaissance), d’Alexander Nagel et Christopher S. Wood, traduit de l’an- glais (Etats-Unis) par Françoise Jaouën, Les Presses du réel, « Œuvres en sociétés », 520 p., 28 €. Rien d’excentrique dans l’ouvrage des deux histo- riens de l’art américains Alexander Nagel et Chris- topher S. Wood. L’anachro- nisme fait référence ici au rapport que l’œuvre d’art de la Renaissance entre- tient avec le temps, dans un permanent vacillement qui la fait exister de diffé- rentes manières (entre, notamment, répétition et originalité). Paysage. Manière de voir (Landscape. Key Ideas in Geography), de John Wylie, traduit de l’anglais par Xavier Carrère, Actes Sud/ENSP, 384 p., 25 €. Spécialiste de « géographie culturelle » à l’université d’Exeter (Grande-Breta- gne), John Wylie tente une approche du paysage autour de la notion de « tension » et étudie, notamment, ses usages dans l’art et la littérature du XVe siècle à nos jours. Usages révélateurs de notre rapport complexe au monde naturel. Une synthèse précieuse sur les débats en cours. Ce qu’est l’art (What Art Is), d’Arthur Danto, traduit de l’anglais (Etats- Unis) par Séverine Weiss, Post-éditions/Questions théoriques, 224 p., 22 €. Traduction posthume d’un recueil de textes d’Arthur Danto (1924-2013), l’essai parachève le projet de définition de l’art telle qu’elle fut menée par ce grand philosophe américain. Signalons également la paru- tion de Regardeurs, flâneurs et voyageurs dans la peinture, sous la direction d’Anne- Laure Imbert, Publications de la Sorbonne, « Histoire de l’art », 256 p., 30 €. Bacchus,plastique C’est ce que l’on appelle une somme, qui rassemble les connaissances sur un sujet et, en l’occurrence, les approfondit, les creuse, les enrichit de nouvelles interprétations. L’historien de l’art Philippe Morel, l’auteur d’un déjà classique ouvrage sur Les Grotesques. Les figures de l’imagi- naire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance (Flamma- rion, 1997), propose, avec Renais- sance dionysiaque, une ample étude de la présence thématique de Bacchus et de son cortège dans l’art européen des XVe et XVIe siè- cles. Ménades, satyres, nymphes, sans oublier Priape, Silène ou Pan, accompagnent le dieu de l’ivresse dont l’auteur montre, à travers de multiples exemples, l’extrême plasticité : n’est-il pas la divinité de l’extase comme celui de la tempérance ? Celui du dé- sordre comme celui de la paix et de ses plaisirs ? Ne peut-il se confondre parfois avec saint Jean- Baptiste ? Ou devenir une sorte de « miroir au prince » ? On saisit surtout, en lisant Phi- lippe Morel, que ce retour du thème dionysiaque doit se penser au croisement entre culture sa- vante et culture populaire, dans une conjonction entre une appro- che humaniste de l’Antiquité païenne et une veine syncrétique qui perdure au sein du christia- nisme. L’ouvrage se termine du reste sur un aspect très intéres- sant et souvent négligé de l’ico- nographie bacchique : à travers le vin, attribut qu’il partage avec le Christ, le dieu de la mythologie est relié à l’univers religieux du christianisme. Ou comment mettre en lumière la dimension dionysiaque de la religion chrétienne. J. Cl. aby warburg. une biographie intellectuelle (Aby Warburg, an Intellectual Biography), d’Ernst Gombrich, traduit de l’anglais par Lucien d’Azay, Klincksieck, 500 p., 33 €. renaissance dionysiaque. inspiration bachique, imaginaire du vin et de la vigne dans l’art européen (1430-1630), de Philippe Morel, Le Félin, « Les marches du temps », 880 p., 45 €.