1. CHAPITRE 12
Le souvenir de certaines manœuvres militaires revint à l'esprit de Delcourt qui avait servi dans les
troupes alpines. Il se revoyait écumant les sommets alpins durant ses jeunes années. Toutefois, dans ce tunnel
sombre, l'ambiance était un peu différente. Suivi de son ami Baret, il avançait prudemment dans ce couloir
qui semblait ne jamais vouloir finir.
Un léger clapotis au sol laissa présumer combien le lieu pouvait être humide et glissant.
- On dirait qu'il y a une porte au fond, chuchota Baret en venant à la hauteur du policier qui s'arrêta.
Une faible lueur rougeâtre placée au-dessus d'une porte éclairait une inscription qu'ils ne parvenaient pas
encore à lire.
- Allons-y, fit doucement Delcourt en se remettant en marche.
Cela faisait une bonne dizaine de minutes qu'ils étaient entrés et la température plutôt fraiche commença à
faire son effet.
- Il fait sacrément froid dans ce trou.
- Oui. C'est pour ça qu'on ne va pas trainer, sourit le policier aveuglé par le faisceau de la lampe de
son ami.
Arrivés près de la porte, ils purent lire ces mots : « Danger, accès strict ».
Delcourt s'approcha, intrigué plus par la qualité du panneau que par la signification des mots. Il posa la main
sur les lettres peintes en noir.
- Ça m'a l'air d'être en bon état pour un endroit aussi humide.
- C'est vrai, il semblerait qu'il soit là depuis peu, confirma l'architecte en s'approchant à son tour.
Le policier se pencha pour éclairer la poignée.
- Étrange ça, la porte n'est pas verrouillée !
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Quelqu'un va entrer ou sortir sous peu. Il va y avoir du mouvement dans les parages.
- C'est risqué de trainer dans le coin. Que fait-on ?
Delcourt se releva et, se tournant vers son ami, répondit :
- Pas le choix, on y va.
Sur ces mots, il poussa lentement le battant qui s'ouvrit sans difficultés, puis s'arrêta pour tendre l'oreille.
- C'est bon, tout est calme.
Ils s'engagèrent à l'intérieur d'une sorte de sas où se trouvaient trois nouvelles portes, toutes identiques. Les
deux hommes s'interrogèrent du regard. Delcourt avança vers celle du milieu et y colla son oreille. Baret
l'imita pour celle de gauche puis le policier enchaina sur la dernière.
- Aucun bruit, dit-il.
L'architecte indiqua de la main celle du centre.
- Ok ! Répondit le policier avec un geste du menton.
Il poussa la porte et passa lentement la tête par l'ouverture.
Devant lui se présentait un escalier de fer assez étroit qui montait d'une bonne dizaine de mètres jusqu'à ce
qui pouvait ressembler à une plateforme.
- Personne, annonça-t-il, on y va !
Ils gravirent les quelques marches avec mille précautions.
- À mon avis, dit Delcourt alors qu'ils débouchaient sur la passerelle, le fort ne doit plus être loin.
D'un petit signe de la main il proposa de continuer.
Après avoir franchi une nouvelle porte, ils se retrouvèrent à surplomber une salle immense remplies de
divers équipements, donnant l'impression d'avoir atteint enfin le fort.
- Incroyable! Murmura Baret ébahi par une telle scène. À qui peut bien appartenir tout ce matériel ?
Le CIEDRA ?
Pour toute réponse, il fut surpris de se retrouver plaqué contre la paroi. Delcourt, d'un geste rapide l'avait
écarté du bord de la passerelle. Il indiqua du menton l'angle opposé.
2. L'architecte se pinça les lèvres, une caméra semblait les observer.
Du regard il interrogea son compagnon.
- Je ne sais pas, chuchota le policier en craignant fort d'avoir été repéré.
- Qu'est-ce qu'on fait ?
- Trop risqué à présent. On ne peut pas poursuivre à l'aveuglette sans savoir exactement où on doit
aller. Il y a certainement des gardes et ils risquent de nous tomber dessus d'un moment à l'autre.
- On repart ?
- Oui, c'est préférable. On reviendra plus tard.
Lentement les deux amis reculèrent jusqu'en haut des escaliers et au moment où ils entamaient leur descente,
trois hommes surgirent à l'opposé de la passerelle.
- Vite ! Dépêchons-nous !
Ils dévalèrent les marches et filèrent jusqu'au sas mais quand Baret voulut continuer droit vers la sortie,
Delcourt le stoppa net.
- Non ! Ils vont justement penser à ça et d'autres gardes vont nous y attendre !
Il se précipita sur la porte de gauche.
- Zut ! Fermée. Vite, l'autre !
Déjà des voix dans les escaliers parvinrent jusqu'à eux.
- Ils arrivent !
La porte de droite s'ouvrit. Les deux hommes s'y précipitèrent. Delcourt prit soin de la refermer et rattrapa
son ami qui avait atteint le pied d'une échelle s'élevant à la verticale dans un puits.
- C'est sans doute une conduite d'aération, dit l'architecte en commençant à grimper.
- Espérons qu'elle ne soit pas obstruée !
Ils montèrent aussi vite qu'ils purent pour déboucher sur une petite corniche surplombée par une grille.
- Le moment de vérité, tenta de plaisanter Baret en agrippant les barreaux.
Delcourt vint unir ses efforts à ceux de son ami. Ils poussèrent de toutes leurs forces. La grille bougea
légèrement.
- C'est bon, soupira Baret soulagé.
La grille glissa sur le côté et libéra les deux hommes. Ils sortirent au beau milieu des alpages dans une
lumière vive qui leur fit fermer les yeux.
Ils se trouvaient à une centaine de mètres au-dessus de l'entrée de la galerie.
Sans perdre de temps, ils se dirigèrent vers le poste d'observation où était supposé les attendre Martin.
- Bon sang ! Dit Delcourt. C'était pourtant bien ici qu'on devait se retrouver, non ?
Baret, jetant un œil sur sa montre, confirma :
- Oui et il n'est pas encore seize heures donc il devrait encore y être.
- Il a dû se passer quelque chose. Ne restons pas là ! L'endroit va grouiller de monde dans quelques
minutes.
- Qu'est-ce qu'on fait pour Martin ?
- On va aller l'attendre à la cabane qu'il nous avait indiquée en montant. Peut-être y sera-t-il déjà ?
Les deux amis rangèrent leur équipement dans les sacs et, après avoir observé un court instant les sorties du
puits et du tunnel, partirent d'un bon pas en direction d'Ainac.
Anton raccrocha le combiné du téléphone. Ce qu'il venait d'entendre le laissait sans voix. Delbar,
directeur-adjoint du CIEDRA, numéro deux de l'organisation, assistant du tout-puissant Robert Bunel venait
de l'appeler et confirmait ainsi les doutes qu'il avait depuis quelques temps.
La conclusion en était évidente, Jean-Pierre Delbar était bien à l'origine des courriels et du cédérom envoyés
plus tôt.
Et pourtant, malgré ces éclaircissements permettant de se trouver un allié direct à l'intérieur du CIEDRA, le
jeune homme restait perplexe quant aux motivations de Delbar.
Ce point inexplicable le perturbait.
Le journaliste se leva pour aller jusqu'à la porte du bureau qu'il verrouilla puis vint reprendre sa place devant
son écran.
Il introduisit à nouveau le disque dans son ordinateur, persuadé que les réponses à certaines de ses questions
devaient immanquablement s'y trouver.
Les nombreux fichiers qu'il avait déjà épluchés concernaient essentiellement le CIEDRA et ses programmes.
Toutefois cela ne suffisait pas à le mettre sur de nouvelles pistes et encore moins à l'éclairer sur l'éventuelle
identité des ravisseurs de Zoé. Il savait que le temps comptait.
3. - Ah ! Voilà ! Articula-t-il en ouvrant un fichier nommé « organigramme ».
Une liste de noms apparut en premier parmi lesquels il put retrouver plusieurs connaissances : Bunel, Delbar,
Perez, Morin mais aussi des collaborateurs plus anciens dont il ignorait les noms. Il vit également Delcourt,
Baret, Dibaccio et Zoé suivis de leur fonction au sein de l'organisation.
Mais là encore, le journaliste n'apprit pas grand chose.
Il arriva à un fichier correspondant au SY04X et où figurait le nom de « Feissal ».
- Allons-y, dit-il en cliquant sur sa souris.
Les tests y étaient décrits en détail, depuis les premiers repérages des ingénieurs jusqu'à l'installation des
laboratoires secrets dans le vieux fort. Il y apparaissait aussi des informations sur les incidents de la bergerie
et l'évacuation du berger contaminé.
Delbar, qui semblait être en dehors de certains travaux, aiguillait le journaliste sur un étrange programme
parallèle dont seuls certains membres du CIEDRA connaissaient l'existence.
Plusieurs autres organisations extérieures semblaient être fortement impliquées dans ce projet.
En l'absence de renseignements exploitables, Anton décida de focaliser ses recherches sur le personnage
principal : Robert Bunel. À la tête du dispositif, il apparaissait comme étant la pièce maîtresse de l'affaire et
son comportement équivoque en disait long sur la complexité de son rôle.
Malgré cela, si Anton s'en tenait aux avis de Zoé et Yan qui avaient travaillé pour lui, le directeur du
CIEDRA pouvait être digne de confiance. Le policier lui avait même assuré qu'il l'imaginait mal dans le rôle
du personnage obscur tirant les ficelles d'une sombre machination.
Le journaliste se trouvait donc face à une sorte de dilemme le poussant à faire confiance soit à Bunel, soit à
son adjoint. Toutefois il restait également un personnage qui semblait influent et dont le jeune homme
ignorait tout. C'était Dibaccio le banquier. Son rôle évident et connu consistait à assurer une partie des
financements de certains travaux du CIEDRA. Malgré tout Anton suspectait l'homme d'exercer une influence
bien différente dans tout le système.
Il dirigea le pointeur de sa souris sur le nom du banquier et entra dans le dossier le concernant.
Un petit sourire apparut sur le coin de sa bouche. Il se mit à lancer un long sifflement car il venait de tomber
sur le gros poisson.
Delbar déballait tout sur le banquier. D'abord le personnage public que tous connaissaient et qui gérait ses
affaires avec les membres de nombreux gouvernements, mais aussi la face secrète dans laquelle Anton
plongea avec curiosité.
Dibaccio était en fait l'administrateur principal d'une sorte de conseil regroupant les intérêts de plusieurs
multinationales européennes et américaines. Il agissait d'une façon plus ou moins directe sur les décisions de
certaines d'entre elles dans leur politique internationale de développement.
Son pouvoir, accru par sa capacité d'interaction entre ce conseil spécial et les financements que les
entreprises proposaient, liait indubitablement les décideurs gouvernementaux à son bon vouloir. Ce système
tentaculaire ressemblait à un piège ne laissant aucune autre alternative à ses proies que de s'engager plus en
avant encore.
Dibaccio et ses collègues au sein de ce groupement proposaient des services financiers sans équivalents mais
qui empêchaient à long terme toute possibilité de s'y soustraire. L'astuce de ce montage reposait donc sur la
dépendance de l'emprunteur qui se voyait souvent obligé de se soumettre aux différentes pressions qui s'en
suivaient.
Bunel avait donc dû être piégé entre les demandes du CIEDRA, les directives du gouvernement et les
exigences des administrateurs de ce conseil, pensa Anton en faisant défiler les notes sur son écran.
Il arriva sur un nouveau chapitre nommé « Cabinet Sorensen ».
Il s'agissait d'un conseil plus ou moins secret dont Derek Sorensen avait été le créateur. Les notes de Delbar
expliquaient comment cet homme d'affaires danois avait eu, dans les années soixante, la géniale mais terrible
idée de créer un réseau international liant les intérêts de certaines compagnies entre elles dans le but de peser
sur les pouvoirs politiques. Le Danois s'était rendu compte, bien avant tout le monde, combien il serait
efficace et facile d'influer sur les gouvernements par la méthode du chantage « financements contre
faveurs ».
C'était donc ce que l'on pouvait appeler le côté obscur du lobbyisme moderne. Par des aides financières
massives dans les programmes gouvernementaux, le Cabinet Sorensen contrôlait des pans entiers des
économies et des politiques mondiales.
Anton vit apparaître une liste des membres de ce cabinet ainsi que leurs liens directs ou indirects avec des
hommes d'État.
Il s'arrêta net sur le nom de Dibaccio auquel étaient associés ceux de Deval, le Premier Ministre du
gouvernement français, Hébert, le ministre de la défense et Marinet, le ministre de la recherche.
4. Le journaliste fut saisi de stupeur. Il se trouvait face à une découverte incroyable. Tous les hommes
déterminants pour le CIEDRA collaboraient donc avec le Cabinet Sorensen. Pourtant, en regardant bien, le
nom de Bunel n'apparaissait nulle part. Le directeur semblait vraiment être en dehors du coup. Il devait peut-
être même ignorer l'existence de cette machine infernale qui s'était quasiment accaparée son propre service.
Bunel devait d'ailleurs ne pas être au courant que la taupe, dont il suspectait la présence, pouvait finalement
se révéler être son meilleur allié.
Il semblait en tout cas que cela n'avait pas échappé aux membres de Sorensen qui jouaient « Bunel contre
Delbar ».
Dibaccio utilisait le directeur du CIEDRA afin de faire sortir Delbar de sa cache et inversement, l'action de la
taupe permettait de faire reposer toute la responsabilité des décisions sur Bunel afin de le faire tomber.
Par l'envoi des messages et du cédérom, Anton comprit que Delbar tentait un coup de poker car il lui était
impossible de tout révéler directement à son supérieur. Jamais Bunel ne croirait une telle histoire qui
impliquait son vieil ami Deval.
Si jusqu'à présent tout semblait vouloir se tenir dans cette hypothèse, comment pouvait-on expliquer la
disparition de Zoé et surtout pour quelles raisons ?
Anton en revenait toujours à ce point sur lequel il butait inlassablement.
En admettant que Dibaccio, avec Phytoprod, soit l'instigateur de l'enlèvement, quel était son intérêt ? Quels
avantages pouvait-il en tirer ? Malgré sa participation au projet, elle semblait ne pas avoir eu de rôle
particulier et donc être difficilement l'objet d'un échange.
Bunel hors de cause, Delbar à l'origine des informations, on en revenait toujours et encore à Dibaccio.
Le temps passait et rien dans ce qu'il avait découvert ne le faisait avancer concernant cette disparition.
L'horloge murale indiquait minuit moins dix. Les ravisseurs allaient se manifester à nouveau et le journaliste
se voyait déjà dans l'obligation de livrer le document. Il allait perdre ainsi de précieuses informations. La
pieuvre Sorensen allait lui échapper et poursuivrait tranquillement son travail sournois.
Avec le cédérom, le cabinet secret de Dibaccio tomberait, le gouvernement Deval serait mis à mal et le
CIEDRA ne se verrait plus de raisons d'exister.
Anton détenait une bombe qui ne demandait qu'à tout faire exploser.
Il se leva pour aller chercher son indispensable soda dans le réfrigérateur quand de petits coups claquèrent à
la porte. C'était le code convenu entre lui et Delcourt. Il approcha.
- Qui est-ce ?
- Delcourt, chuchota la voix de l'autre côté.
Le jeune homme ouvrit pour laisser entrer le policier, suivi de l'architecte.
- Alors ? Demanda aussitôt Anton.
Delcourt attendit que son ami eut fermé la porte avant d'annoncer d'une voix grave :
- Martin a disparu.