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P... FICHE LECTURE DE L’AGE DE LA MULTITUDE - MAI 2015
Comme le kairos des Grecs, « l’occasion n’a qu’une mèche… une mèche de
cheveux » et il est essentiel de savoir la saisir au moment opportun.
Introduction
Ils s’efforcent de répondre à une question : comment aider les organisations à réussir leur
révolution numérique ?
Cette harmonie avec le monde hyperfluide et la puissance de la multitude est la clef de la
puissance de l’économie numérique. Ce sera aussi la planche de salut des anciennes
organisations qui sauront s’y adapter. Pour cela, elles ont fondamentalement quatre options :
ü s’imposer dans la multitude, grâce à la puissance de leurs applications, fondée sur la
force de leur proposition et de leur design ;
ü devenir sensitives, agiles, réactives, notamment en recueillant les traces d’utilisation
de leurs applications ;
ü se transformer en plateformes, c’est-à-dire mettre à disposition des ressources pour
inciter d’autres à designer les applications, à devenir, en quelque sorte, leurs sur-
traitants ;
ü devenir de nouvelles plateformes, comme celles de Facebook ou de Wikipédia, celles
dont le design organise la circulation de valeur entre les utilisateurs eux-mêmes,
mobilise le désir de contribution, pour capter le maximum possible de la puissance
créatrice de la multitude.
Le nouvel art de la guerre
L’ancien monde économique ne peut ni contrer ni même anticiper les offensives de ces
acteurs qui ne jouent pas selon ses règles du jeu, ne travaillent pas sur les mêmes conceptions
de la valeur et ne portent pas le même regard sur la puissance industrielle.
Notre admiration pour la Silicon Valley, sa puissance d’invention et sa capacité à bouleverser
le monde transparaît dans ces pages. C’est pourquoi nous devons préciser que, malgré tout,
nous ne sommes pas convaincus que son modèle soit universalisable, ni même qu’il soit
soutenable dans la durée ou globalement créateur de valeur.
La modernité des nouveaux barbares redéfinit l’évaluation, la confiance, voire le partage,
selon une logique de pair-à-pair au détriment de la parole de l’expert supposé détenir le
savoir.
Tout l’art du succès est de savoir créer une plateforme dont l’usage devienne un rituel.
Mobilis in mobile
Malgré leur bonne volonté, la plupart des décideurs abordent la révolution numérique dans un
esprit de restauration. Ils cherchent à revenir à l’ordre ancien et gaspillent ainsi les énergies et
les talents. Ils cherchent à faire du numérique en refusant l’économie numérique. Ils restent à
côté de la société qui vient et ignorent qu’ils sont entrés dans un nouvel ordre industriel.
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La révolution numérique est d’abord une révolution économique et sociale.
Les pratiques n’y attendent pas les théories. Comme à la Renaissance, comme
lors de la révolution industrielle, la révolution numérique procède des
propositions d’entrepreneurs qui s’emparent de ressources technologiques,
parfois anciennes, et qui s’en servent pour changer le monde.
Elle saisit dans le même mouvement la technologie, l’économie et la société, bouleversant
tout autant l’usine et le transport que l’éducation et l’urbanisme.
Entre le potentiel d’une invention et la généralisation des usages, il faut se méfier des délais.
Ils ne recrutent pas des dirigeants pour ce qu’ils savent, mais recherchent des innovateurs
capables d’apprendre rapidement et d’agir dans l’incertitude.
Il est beaucoup plus pertinent et efficace d’apprendre à raisonner comme si la puissance de
calcul allait devenir infinie et gratuite, comme si le débit allait devenir infini et gratuit. Il y
aura bien assez d’ingénieurs pour tenir la promesse de nos rêves. Il faut rêver comme s’ils
avaient déjà réussi.
La baisse des coûts, l’accélération des progrès, l’imprévisibilité du futur nous font entrer dans
un monde hyperfluide.
L’innovation continue et jamais achevée n’est pas seulement synonyme d’accélération. Elle
est aussi un changement qualitatif.
Une multitude est plus qu’une foule, car elle est faite d’individus ayant leur propre
subjectivité, leurs désirs, en constante interaction et dotés d’un pouvoir d’agir.
Trois évolutions ébranlent donc nos sociétés :
ü la baisse des coûts de l’informatique et des télécommunications, qui deviennent
insensiblement des ressources abondantes et bon marché, à la portée de tous ;
ü l’entrée dans une période d’innovation continue et jamais achevée ;
ü la démultiplication de la puissance créatrice et du désir de créer en dehors des
institutions traditionnelles
Vous rappelez-vous des années soixante, soixante-dix ou même quatre-vingt ? De ces
« grands hommes » (et quelques « grandes femmes ») qui disaient le droit, l’éthique, le savoir,
le bien, le mal ? Tous ces gens bien élevés, un peu sérieux, un peu pompeux, écoutés
respectueusement ? Comme nous en sommes loin !
C’est l’invention du « permission marketing », un concept forgé et popularisé par Seth Godin
qui consiste à demander au consommateur son autorisation avant de lui formuler une
proposition publicitaire.
Mais reprendre la main dans un monde hyperfluide et hyperdense suppose un travail
considérable sur la relation entre le producteur et le consommateur, sur l’expérience
utilisateur, sur les formes et les situations qui permettront une nouvelle harmonie entre les
humains et les choses.
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Pour répondre à ces enjeux et face à ces défis, il est temps de considérer
l’apport du design et des créateurs pour ce qu’il est : une force de proposition
impliquée et contextuelle, stratégique et créatrice de valeur(s).
– la mutation globale en cours combine à l’infini les flux d’innovation offrant un potentiel de
création presque infini ;
– l’accélération des performances technologiques nous a fait franchir ce « point de
singularité », au delà duquel l’imagination et l’ambition sont aujourd’hui les seules limites à
la création ;
– la baisse des coûts informatiques, la démultiplication de la puissance et de l’intelligence
extérieures aux organisations, la transformation de l’innovation en un processus continu
inachevable et massif ont dessiné un paysage dans lequel les anciennes règles de management
deviennent inefficaces ;
– de nouvelles aspirations sociales, de nouvelles libertés et de nouveaux fonctionnements
collectifs se mettent en place ;
– de nouvelles stratégies industrielles, faisant appel au design, à la créativité des
consommateurs, à l’intelligence de situations en constante évolution apportent chaque jour la
preuve de leur succès devant les anciennes approches fondées sur la production, le marketing
de masse et le consumérisme.
Quelles sont donc les « règles d’engagement » dans ce nouveau monde ? Et en tête de ces
règles d’engagement, qu’est-ce qui, aujourd’hui, crée encore de « la valeur », qu’elle soit
économique, ou tout simplement humaine ou sociale ?
Nouvelles stratégie, nouveaux actifs
La nature immatérielle du travail, les nouvelles règles de production et de commercialisation,
la puissance créative distribuée, les nouvelles aspirations sociales, le potentiel de technologies
qui deviennent des technologies de l’intelligence : tous ces phénomènes ont enclenché une
transformation qui n’est pas seulement technologique ou sociale. Elle affecte jusqu’à la valeur
des choses, des biens et des services. Elle transforme la manière dont les acteurs économiques
tentent de capter ou de créer de la valeur, et dont les citoyens attribuent ou reconnaissent de la
valeur à ces créations.
En réalité, la sous-traitance présente bien souvent un coût supérieur à l’emploi de
collaborateurs. Coase met en évidence les nombreux coûts de transaction qu’implique le
recours au marché : coûts d’information et de recherche de fournisseurs potentiels, coûts de
négociation avec les fournisseurs pressentis, coûts de protection du secret des affaires, coûts
du contrôle de l’exécution de la commande. Lorsque ces coûts de transaction sont trop élevés,
alors il est préférable de recruter plutôt que de sous-traiter à un fournisseur.
Mais une troisième option ne pouvait être envisagée alors : celle qui consiste, sans qu’un
paiement n’intervienne, à disposer du capital humain de clients, d’utilisateurs ou même
d’individus n’ayant aucun lien contractuel avec l’entreprise.
Dans l’économie numérique, une troisième voie s’offre donc aux organisations pour accéder
au capital humain de la multitude : ni recruter, ni sous-traiter, mais définir une stratégie
adéquate de captation de sa puissance – et se doter des moyens de cette stratégie.
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Elles doivent viser à incorporer des moyens de capter la puissance
d’innovation et de création de la multitude, si possible ses contributions
spontanées.
Derrière la productivité globale des facteurs, il y a les infrastructures de
transport, le système d’enseignement supérieur, la fiscalité, la régulation des relations entre
clients et fournisseurs – bref, tout ce qui, indépendamment de l’entreprise, détermine les
conditions de son activité et, sans contrepartie directe de sa part, l’aide à créer plus de valeur.
Une entreprise est d’autant plus productive qu’elle est favorisée par l’action de tiers sans avoir
pour autant à les rémunérer. La théorie économique appelle ces situations des externalités
positives. La théorie La multitude est désormais la principale externalité positive.
En ligne, beaucoup d’internautes, comme les abeilles (ou les moineaux), agissent (et créent de
la valeur) gratuitement, pour le plaisir, la compétition ou la beauté du geste.
La difficulté à mesurer et à allouer la valeur créée respectivement par les organisations et par
la multitude explique que l’économie numérique représente un défi pour le capitalisme.
Au-delà du recueil, du stockage et de l’interprétation des données issues de la multitude, il est
possible de démultiplier sa puissance, de la stimuler, en lui donnant des choses à faire.
Les biens qui ont le plus de valeur sont ceux qui arrivent sur le marché inachevés, parce qu’ils
laissent suffisamment de place à l’inscription de la sensibilité et de la singularité de l’acheteur
La captation de la puissance de la multitude débouche sur la mise en place de plateformes qui
concentrent la valeur et la remettent à disposition du marché.
Elle est l’illustration éclatante de la notion de plateforme, une infrastructure qui capte et
stocke la valeur pour la remettre ensuite à la disposition du marché – une plateforme qui
constitue un auxiliaire indispensable à l’opération délicate de combinaison dynamique entre le
marchand et le non-marchand, entre la sphère de l’hétéronomie et la sphère de l’autonomie.
Financer l’économie de la multitude
Nous sommes entrés dans ce nouveau cycle d’innovation dominé par le design, le travail sur
l’expérience utilisateur, la simplification de la complexité, la résonance avec la vibration de la
multitude, toutes propriétés qui s’incarnent, non dans des technologies – qui ne font que
libérer l’innovation – mais dans des applications faites d’expérience et d’interactions.
L’application, c’est un logiciel ou un service conçu pour un certain usage. Word, Excel,
Photoshop, Basecamp ou Google Chrome sont des applications. Une application, c’est une
proposition. L’usage d’une application a été pensé par ses concepteurs. Sa valeur d’usage est
calculable dans une large mesure et permet de lui attribuer un prix.
La plateforme – bien souvent, au départ, une application – est la ressource qui permet le
développement d’autres applications et qui en tire profit. Si elle répond souvent à un besoin
repéré par les concepteurs, une plateforme est avant tout une possibilité. Elle est
« détournable », « bricolable ». Elle permettra la naissance d’applications que n’avaient même
pas imaginé ses concepteurs initiaux. Dans le meilleur des cas, une plateforme – comme le
riche sol d’une forêt – devient le terreau de toute une économie, qu’elle rend possible et dont
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elle s’enrichit. De ce point de vue, Windows est une plateforme informatique
couronnée de succès.
En théorie, « une plateforme bat toujours une application» parce qu’elle est
quasiment assurée de bénéficier, parmi d’innombrables tentatives, de la
meilleure application possible. C’est une forme très élégante de réponse au problème des
moineaux qui se poseront sur un arbre encore indéterminé : acheter toute la forêt ! Mais il faut
aussi se souvenir que la valeur d’usage perçue par l’utilisateur est bien souvent du côté des
applications et que les plateformes dépendent donc, d’un certain point de vue, de la force de
développement de ceux qui les utilisent.
Avec la révolution numérique et son extension à l’ensemble de l’économie, le débat s’est
enrichi. Il existe une version moderne de chacune de ces deux stratégies. Toutes deux
s’adossent à la puissance de la multitude.
La version moderne d’une application, c’est une application sensitive, qui profite de la
possibilité de mesurer toutes les utilisations qui en sont faites pour l’améliorer et l’aligner
avec les pratiques des utilisateurs.
Dans cette économie où la technologie libère, où les positions institutionnelles sont remises en
cause, où la multitude submerge les organisations, l’innovation ne peut plus émaner des seuls
bureaux d’études ou des études d’opinion ou de marché. La multitude est une conversation
mouvante, passionnante et imprévisible.
Recherche du rendement maximal par les économies d’échelle, cocréation de la valeur avec
les utilisateurs, alliances originales, refus des exclusivités, reconfiguration des chaînes de
valeur, construction d’un récit.
Sans design, sans sensibilité créative, sans empathie avec les utilisateurs, il n’y a pas de bonne
application.
Sensisivité : l’entreprise doit déployer ses capteurs, pour anticiper ce qui se passe en son sein,
chez ses clients et dans la société tout entière, afin de modeler ses produits, ses services et ses
messages en fonction des conditions de leur réception par le marché.
Les entreprises ont ainsi découvert les charmes de la veille et du benchmark. Elles ont
commencé à comprendre l’importance de voyager pour découvrir différents systèmes
d’innovation. Elles ont travaillé sur la créativité de leurs équipes et sur l’accueil des initiatives
de leurs salariés.
Autrement dit, une plateforme est entièrement conçue pour capter la valeur créée à l’extérieur
de l’organisation. C’est la meilleure stratégie dans une économie où la valeur est désormais
majoritairement créée à l’extérieur des organisations, et où elle peut être révélée, capturée,
stockée et exploitée grâce au numérique. Une plateforme n’est rien d’autre que l’instrument
permettant d’industrialiser cette démarche et d’accélérer les rendements d’échelle nécessaires
à l’établissement d’une position dominante sur le marché.
Mais il est certain que les plateformes sont les Hoover Dams de notre temps, les nouvelles
infrastructures génératrices d’externalités positives pour l’ensemble des agents économiques,
les déterminants de mutations spectaculaires, les moteurs de la croissance de demain.
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P... Avec l’émergence de la multitude, nous verrons progressivement apparaître de
nouvelles générations de plateformes, « MtoM » (multitude to multitude). Des
plateformes qui captent la puissance bouillonnante de la multitude pour mieux
lui redonner les moyens d’utiliser cette puissance.
L’entreprise qui opère une plateforme met différentes ressources à disposition de celles qui
opèrent des applications : des données, une marque, des produits, des circuits de distribution.
En cela, elle est un facilitateur et un libérateur d’innovation.
En d’autres termes, elle réalise dès le départ et une fois pour toutes les tâches nécessaires à
l’établissement de partenariats, qui peuvent ainsi se concrétiser par centaines, voire par
milliers ou centaines de milliers. L’économie des plateformes n’est pas l’économie des appels
d’offres, des contrats de gré à gré, encore moins des fusions-acquisitions. Elle est l’économie
de la concentration sur son métier et de l’accessibilité des ressources pour le reste du marché.
Une marque, aujourd’hui, c’est un support d’action. Il devient nécessaire de la penser comme
une plateforme, comme une ressource ; peut-être d’en faire une API.
Comme l’écrit Jean-Louis Fréchin, « les entreprises doivent désormais exprimer un discours
et des propositions qui expriment la richesse de ce qu’elles font ».
L’innovation est par définition un processus qui rencontre son marché. Qu’elle provienne de
la recherche et développement, de l’innovation ouverte, du design ou de toute autre origine,
l’acceptation par le marché est son seul critère.
Toutes les entreprises mettront des applications sur le marché, puis tenteront de devenir des
plateformes. Les technologies numériques se diffuseront dans toutes les organisations, dans
toute la société. Le design d’applications numériques s’imposera comme le savoir-faire
déterminant pour créer de la valeur.
Le changement est global. Économie de l’Internet, homme augmenté, villes intelligentes et
durables, médias et divertissement, économie de la contribution, nouveaux services, nouvelles
participations citoyennes, réalité augmentée, services mobiles et géolocalisés, monnaies
virtuelles : le changement n’est enfermé dans aucune filière.
Nul ne peut être certain d’être toujours le plus innovant, mais il est possible de s’organiser
pour attirer les innovateurs sur une plateforme.
La simple mise en ligne d’informations – même si elles étaient brutes, complètes, actualisées
en temps réel, ouvertes et interopérables – ne suffirait pas à transformer l’État en une
plateforme de création et de croissance. Une plateforme n’expose pas seulement des données.
Elle propose aussi d’autres ressources : des données, mais aussi des méthodes, des
algorithmes, des services, tout ce qui peut donner lieu à une hybridation avec les ressources
d’autres programmes informatiques pour former une application.