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Intervention Pierre MOSCOVICI – Institut Catholique de Paris
     « L'ELARGISSEMENT DE L'UNION, QUEL AVENIR POUR L'EUROPE ? »
                                    30 MARS 2010


      Laissez-moi tout d’abord vous dire que je suis ravi d’avoir l’occasion
d’intervenir devant vous sur le thème européen me tient particulièrement à cœur.
Merci donc pour cette invitation.


    La question de l’élargissement de l’Union européenne pose le problème de
l’ambition originelle de la construction européenne et de sa vocation politique.
Plus que jamais, le flou règne quant à la dimension finale que devrait
atteindre l’Union. Pas plus que celle de 1995, 2004 ou 2007, la frontière
externe de l’UE élargie à 27 n’est significative. Après l’adhésion turque, la
frontière externe de l’UE coupera à travers le Kurdistan, puis suivra le chemin
de fer de Bagdad, une limite totalement artificielle et choisie comme telle par les
négociateurs de 1921, qui n’avaient rien trouvé d’autre pour séparer la Turquie
kémaliste de la Syrie, alors sous mandat français. Ces lignes ne peuvent pas
passer pour une frontière durable, justifiée par des données géographiques
objectives. A cet égard, l’article I du projet de Traité Constitutionnel
Européen était révélateur de la démarche qui a prévalu en Europe, depuis
1954, pour les élargissements successifs : « L’Union est ouverte à tous les
Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en
commun. » Deux critères sont ainsi posés : l’un géographique, l’autre
politique. Mais si plusieurs articles énumèrent ensuite ce que sont les valeurs
européennes – au demeurant affirmées, quoique de manière disparate, dans
quantité de textes antérieurs – aucune définition de ce que l’on entend
géographiquement par Europe n’est proposée.


    Problématique : Face à cette absence de définition géographique de


                                                                              1
l’Europe et à ce flou quant à sa taille finale, l’Union a jusqu’à présent réussi à
botter en touche sur la question de ses frontières ultimes. A cet égard, il est
révélateur que la "stratégie pour l'élargissement 2006-2007 et les principaux
défis" de la Commission mentionnait que: "La question des frontières ultimes de
l'Union européenne a été soulevée ces dernières années. Elle a permis à la
Commission de formuler un certain nombre de conclusions. Le terme
«européen» associe des éléments géographiques, historiques et culturels qui,
tous, contribuent à l'identité européenne. Un tel partage d'idées, de valeurs et de
liens historiques ne peut être condensé en une seule formule définitive. Il est au
contraire redéfini par chaque génération successive ». Mais l'Union est
maintenant confrontée à une série d’échecs politiques qui la poussent à répondre
aux questions pressantes des citoyens. Les questions, à partir de ce moment là
s’enchaînent :
      Comment définir les frontières extérieures de l’Union ; quelle est la
       logique qui doit prévaloir ?
      Comment sortir de la tension entre géographie et valeurs pour déterminer
       les limites de l’UE ?
      Le critère géographique est-il pertinent, et doit-il être le seul ?
      Doit-on ouvrir la maison à tous ceux qui en partagent potentiellement les
       valeurs ou doit-on au contraire la réserver aux Européens "historiques" et
       "géographiques" ?
      Quels sont les scénarios d’élargissement possibles ?
      Et au final, où doit s’arrêter l’Union ?


   Je ne crois pas utile de revenir avec vous aujourd’hui sur un rappel historique
des différents élargissements et de la politique d’élargissement de l’UE. Mais je
voudrais brièvement évoquer tout d’abord les difficultés soulevées aujourd’hui
par les derniers élargissements avant de chercher avec vous, les différents
scénarios possibles pour les élargissements de demain.


                                                                              2
I. L’EUROPE    CONNAIT AUJOURD’HUI UNE CRISE LARGEMENT LIEE AUX

      ENJEUX NOUVEAUX PORTES PAR LES ELARGISSEMENTS                   :   CRISE DE

      CONFIANCE, CRISE DE LEGITIMITE, CRISE DE FONCTIONNEMENT – QUELS

      SONT LES CONTOURS DE L’EUROPE POLITIQUE           ?


   Il n’est pas inutile de rappeler que l’on compte actuellement 3 pays
candidats : la Croatie, la Turquie et l’Ancienne République yougoslave de
Macédoine. Les autres pays des Balkans occidentaux, à savoir l’Albanie, la
Bosnie Herzégovine, le Monténégro et la Serbie ont été assurés de pouvoir
adhérer à l’Unions européenne lorsqu’ils seront prêts. On les appelle les pays
candidats potentiels (un processus de stabilisation et d’association a été engagé
avec ces pays). La candidature islandaise est encore quant à elle en cours
d'étude.


   Vous savez tous que la politique d’élargissement menée par l’Union
européenne connaissait depuis 2004 une situation de crise à plusieurs
dimensions:
    Une crise de fonctionnement d'abord: le grand élargissement aux
      pays d'Europe centrale et orientale, après la chute du mur de Berlin
      était incontournable, nécessaire, il aurait pu, il aurait dû être un projet
      historique, celui de la réunification de l'Europe. Mais il a été abordé avec
      parcimonie, réticence, sans générosité ni profondeur, ce qui explique le
      malaise européen d'aujourd'hui. Cet élargissement, perçu comme une
      contrainte, aurait pu être un idéal, celui de la réunification de l'Europe. Il
      change la nature de l'Europe, qui devient plus grande, nombreuse,
      hétérogène, inégale. En tout cas, il exigeait une adaptation profonde des
      institutions de l'Union, pensées par 6, grippées à 15, bloquées à 27. Il
      fallait revoir le nombre des députés européens, modifier le nombre de

                                                                               3
voix au Conseil européen, changer le système de décision, réformer la
   Commission. C'est ce chantier de la révision institutionnelle que l'Union
   affronte depuis 15 ans, à travers les traités d'Amsterdam, Nice, le TCE,
   Lisbonne – c'est ce défi qu'elle n'est pas parvenue à maîtriser
   convenablement, c'est cette crise rampante que le Traité de Lisbonne vient
   clore, imparfaitement mais heureusement.
 Une crise de légitimité ensuite avec ce qu’on appelle de manière vague
   mais commode « déficit démocratique » de l’Union – déficit qui, de
   fait, sape les efforts des partisans de l’Europe politique, parce qu’il
   s’attaque à la crédibilité et la légitimité mêmes de la construction
   communautaire. Ce déficit trouve son origine dans un sentiment
   populaire, plus fort en période de crise, qui voit dans l’Union un appareil
   bureaucratique inefficace, inapte à répondre aux défis économiques
   contemporains et à renforcer la cohésion sociale, incapable de mobiliser
   des ressources budgétaires au demeurant faibles pour répondre réellement
   aux préoccupations des citoyens de l’Union. Exacte ou pas, cette
   perception est un frein majeur à l’approfondissement d’une Europe
   politique dont on raille l’impuissance, et dont on craint même la nocivité
   (poids de la régulation, crainte des inflexions trop libérales, rejet de la
   libre circulation des travailleurs…)
 Une crise de confiance enfin, dont la caractéristique principale est un
   scepticisme des citoyens européens vis-à-vis des deux dernières
   vagues d’élargissement (2004 et 2007), remis en cause dans leur logique
   comme dans leurs modalités. Le tout dernier eurobaromètre (terrain: avril-
   mai 2009; publication: novembre 2009) va dans la même direction: le
   soutien au processus d'élargissement est inférieur à 50% (49% pour l'UE-
   27). Le Luxembourg, l'Autriche et la France sont les plus eurosceptiques,
   avec respectivement un soutien dans l'opinion de 25%, 28% et 32%. Tous
   les pays situés sous la moyenne européenne sont des pays de l'ancienne

                                                                         4
UE-15. La moyenne de soutien de l'élargissement dans les années à venir
     se situe à 43% pour l'UE-15, vs 68% pour les 12 nouveaux États
     membres. Il ne fait à mes yeux aucun doute que le vote des français lors
     du référendum du 29 mai 2005 sur le TCE a été un vote « anti-
     élargissement », comme l'a montré la polémique sur le « plombier
     polonais ». Cet élargissement subreptice, mal expliqué, a été mal vécu par
     une France qui se sent décentrée, donc affaiblie, dans l'Europe à 27. Plus
     généralement, s’enracine peu à peu le sentiment que l’expansion infinie,
     sans stratégie ni vision politiques pour l’accompagner, constitue
     aujourd’hui la seule politique extérieure de l’Union envers ses voisins de
     l’Est.


Cette triple crise se traduit concrètement:
    Par une hostilité affichée aux nouvelles candidatures, notamment la
      candidature     turque,   même     si   les   candidatures   croate       et
      macédonienne semblent moins controversées, qui peut aller jusqu’à
      trouver sa traduction politique dans l’adoption de procédures
      inédites (comme par exemple l’intégration à notre Constitution en 2005
      de l’article 88.5 soumettant tout nouvel élargissement de l’Union
      européenne à un référendum).
    Par le durcissement des conditions d’intégration de nouveaux pays:
      c'est ainsi qu'on peut comprendre, par exemple, l'accent mis sur le
      principe de « conditionnalité » de l'élargissement tel que mis en lumière
      par la Commission dans sa « Stratégie d'élargissement et principaux
      défis 2006 – 2007, y compris rapport spécial joint en annexe sur la
      capacité de l'UE à intégrer de nouveaux membres », pris en référence
      par les documents ultérieurs de la Commission sur le sujet, dont celui
      couvrant la période 2009-2010. Elle y indique qu'il faut que « les pays
      candidats soient prêts à assumer les obligations découlant de l'adhésion,


                                                                            5
en veillant à ce qu'ils remplissent les conditions rigoureuses fixées, ce
        que la Commission évalue sur la base d'une conditionnalité stricte. »


    Le politologue Dominique Reynié résume bien cet état de fait : « Les
Européens ont le sentiment d’être placés devant le fait accompli et de
devoir, sous peu, en supporter les coûts, notamment sous forme de dumping
social. De plus, leur inculture à propos des pays d’Europe centrale alimente tous
les fantasmes. Les politiques nationaux et européens sont responsables de cela.
A défaut d’avoir prédéterminé le débat avec une approche pédagogique, ils ont
laissé se développer les préjugés. Le débat public n’a pas été mené sur cet enjeu,
pourtant majeur pour la construction européenne, et l’opinion publique n’a pas
perçu les raisons d’être de l’élargissement [de 2004]. Cela ouvre le champ aux
discours populistes. »


Je ne traiterai pas théoriquement la question des frontières, aucune discipline
académique ne le permet. Le droit est tautologique, la géographie est incertaine,
la culture ambigüe, l'histoire dit tout et son contraire. Pour moi, c'est une
question politique, qui doit être pensée ainsi: que voulons-nous, que voulons-
nous construire ensemble?


   II. PERSPECTIVES      ET   PROPOSITIONS     POUR     REUSSIR      LES   FUTURS

      ELARGISSEMENTS



      1. Quelle configuration de l'UE à horizon 20 ans? Géographie
         personnelle de l'Union


    Je voudrais ici ébaucher une géographie personnelle ; il ne s’agit que
d’une réponse subjective et engagée. Sous réserve des inflexions aux modalités
de l'élargissement que j'évoquais ci-dessous, on peut estimer que:

                                                                                6
 L'intégration de la Roumanie et de la Bulgarie parachève                  la
  réunification des deux Europe. On peut gloser sur le degré de
  préparation de ces deux pays. Les rapports d'évaluation sur la Bulgarie
  et la Roumanie publiés par la Commission le 27 juin 2007 ont constaté
  que "les progrès dans le traitement de la corruption         massive sont
  insuffisants". Toutefois, la Commission a estimé qu'il était encore
  prématuré de déclencher ou lever la menace de sanctions à l'encontre
  des deux pays. De telles mesures peuvent être activées pendant une
  période de deux ans après l'adhésion. Pour le reste, tout est question de
  points de vue: on peut estimer que l'avertissement lancé par la
  Commission est inquiétant, ou à l'inverse que les progrès ont été
  suffisants pour ne pas justifier l'activation des clauses; on peut estimer
  que ces deux pays ont rejoint l'UE trop tôt, ou alors qu'ils sont dans une
  phase de rattrapage intensif permettant une convergence rapide; on peut
  estimer qu'en accordant l'adhésion, l'UE a perdu son point de levier
  principal pour pousser ces pays sur la voie des réformes, ou au contraire
  que leur intégration même sera un puissant facteur d'harmonisation des
  pratiques politiques. C'est essentiellement une attitude favorable, ou pas,
  au processus d'élargissement en général, qui permet de faire basculer le
  jugement d'un côté ou de l'autre.
 La Norvège, la Suisse, le Liechtenstein, l’Islande, doivent pouvoir
  rejoindre l’Union facilement. Ces pays bénéficient de soutiens
  importants dans la population de l'UE, à juste titre, puisqu'ils sont
  alignés sur les standards politiques et économiques pratiqués dans l'UE-
  15. Mais ces pays, associés à l'UE par des accords à géométrie variables,
  n'ont pas, mis à part l'Islande, l'intention de se rapprocher dans
  l'immédiat de l'UE.
 Les négociations avec la Turquie sont entamées. Pour des raisons

                                                                        7
stratégiques, l’intégration de ce grand pays est essentielle, elle est à
la fois une solution et un problème. Un problème, bien sûr, parce que
nous ne voulons pas d’une Union dont se détourneraient ses citoyens,
incapables de s’identifier, de se reconnaître dans le projet politique
communautaire d’une Union étendue jusqu’à en devenir abstraite. Les
opposants à l’adhésion de la Turquie évoquent la géographie; l’absence
de culture et d’héritage européens, notamment chrétiens; la faiblesse du
niveau de vie; la taille du pays; la fragilité de la laïcité des institutions;
les violations des droits de l’homme, la répression des minorités; le
poids politique de l’armée; les disparités sociales fortes, notamment
entre les villes et les campagnes. L’inclusion de la Turquie comme
candidate potentielle, au sommet d’Helsinki de 1999, n’était pas
exempte d’hypocrisie. L’Union des 15 donnait alors satisfaction aux
partisans de l’élargissement ad libitum ; aux Américains qui soulignent,
depuis des années, la vocation européenne de la Turquie, pour des
raisons stratégiques ; et paradoxalement, aux Grecs, trop contents de
renvoyer sur l’Europe leurs différends bilatéraux avec Ankara. Chacun
pensait de toute façon renvoyer indéfiniment le dossier turc, ce qui
permettait d’engranger les bénéfices d’une candidature sans prendre les
risques d’une adhésion. Aujourd'hui l'UE doit bien faire face à ses
responsabilités.


Mais elle est aussi une solution. Les partisans de l’adhésion turque
font valoir des considérations d’ordre essentiellement stratégique.
  La perspective d'adhésion de la Turquie a été acceptée par les
     institutions européennes parce que, une fois les réformes
     nécessaires mises en place dans le pays, son inclusion représentera
     bel et bien un avantage économique, politique et stratégique
     énorme. Une Turquie modernisée, démocratique, forte, serait un


                                                                         8
avantage immense aux côtés des autres Européens. L'adhésion de la
   Turquie à l'UE serait la preuve indéniable que l'Europe n'est pas un
   « club chrétien » fermé. En proposant un modèle de société multi-
   ethnique, multiculturelle et aux religions multiples, l'Europe
   pourrait jouer un rôle majeur dans les relations futures entre
   l'Occident et le monde islamique. Elle pourrait jouer le rôle d’un
   « pont » entre l’Europe, et le Moyen-Orient. Les capacités
   militaires de la Turquie constituent aussi des atouts pour la PESD.
   Enfin, son poids économique ne peut être négligé : avec près de 70
   millions d'habitants et un pouvoir d'achat qui devrait augmenter de
   manière régulière, la Turquie est un marché au potentiel croissant
   pour les biens en provenance de l'UE. La construction de l’oléoduc
   Bakou-Tbilissi-Ceyhan fait ainsi de la Turquie l'un des pays de
   transit clé pour les fournitures d'énergie, qui constituent un enjeu
   essentiel pour l’Europe dans les années à venir.


 Sur son flanc oriental, l’Europe doit, dans les décennies qui
   viennent, garder le contrôle des relations avec les anciennes
   Républiques soviétiques d’Asie occidentale et centrale – où la
   Russie conserve une influence prépondérante. Un camouflet à la
   Turquie aggraverait dans ces républiques un anti-occidentalisme
   latent.
 Le rejet de la Turquie dans les ténèbres extérieures ne serait pas
   ressenti comme une méfiance et une offense par elle seule, mais par
   toute cette immense zone (200 millions d’habitants), qui recèle la
   deuxième plus grande réserve pétrolière du monde après le Moyen-
   Orient. Si    l’Europe tient    à assurer la sécurité de ses
   approvisionnements énergétiques, cela passe par la Russie et les
   Républiques turcophones d’Asie centrale. Il faut donc y regarder à


                                                                  9
deux fois avant d’afficher l’inimitié.


La Turquie adhérera-t-elle à l’UE ? La réponse est d’une complexité
extrême et je vous livre mon point de vue personnel. Le coût de la non-adhésion
risque d’être énorme, surtout si la négociation dure longtemps pour ne pas être
finalement conclue : je crains une Turquie rejetée vers le choix, dangereux, entre
le militarisme et l’islamisme radical au gré de la volonté, changeante et souvent
malheureuse, des États-Unis. En même temps, il faut avouer que les évolutions
de la Turquie sont contradictoires – certaines positives, comme l’abolition de la
peine de mort ou les réformes législatives, d’autres préoccupantes sur les droits
de l’homme, la justice, le génocide arménien. Je suis donc un partisan raisonné
de l'adhésion turque, mais j'en connais l'extrême difficulté. Les conditions à
remplir sont nombreuses et complexes: progrès de l'égalité entre les hommes et
les femmes, place des militaires dans les institutions, respect des droits de
l'homme et de la laïcité, reconnaissance de Chypre, du génocide arménien. La
Turquie pourra-t-elle les remplir, le voudra-t-elle? Les membres de l'UE
pourront-ils, voudront-ils l'accueillir? En tout cas, il faut traiter ce grand pays
avec bonne foi et ne pas bloquer son entrée par des procédures ad hoc, comme le
verrou référendaire contenu dans notre constitution. Si la Turquie remplit tous
les critères d'adhésion, elle doit pouvoir nous rejoindre. Et parmi les critères, je
tiens à la dire, il y en a un qui à mes yeux ne vaut pas: l'Europe n'est pas un
« club chrétien »


      Les Balkans doivent être étroitement associés à l’Union, ils ont
        vocation à la rejoindre, mais à terme. Aujourd'hui, les problématiques
        internes – contenir le nationalisme, respecter le droit des minorités,
        panser les plaies de guerres civiles encore récentes, assurer simplement
        le fonctionnement démocratique normal des institutions - sont trop
        éloignées du quotidien des européens. Toutefois, deux de ces pays déjà


                                                                              10
sont candidats et un troisième, le plus grand, la Serbie, est en rain de
          faire des choix pro-européens. Je m'en réjouis: l'avenir, lointain au
          moins, des Balkans est en Europe.


      La Biélorussie, n’a pour l’instant pas la volonté politique de
          rejoindre l’Union,et sans doute son pouvoir d’attraction n’est-il pas
          capable d’agir avec la même force sur ces pays encore empreints de
          l’influence russe. Là encore, les partenariats étroits pourraient être
          privilégiés. L'Ukraine, de son côté, hésite. La question de sa
          candidature, sans doute, sera toutefois posée dans les décennies qui
          viennent.


      Enfin, si la Russie manifestait un jour une volonté d’intégration, le
          morceau serait sans doute trop gros à digérer pour une Union déjà
          ankylosée. Nos frontières deviendraient en outer absurdes. La Russie ne
          peut pas, ne doit pas être membre de l'Union.


          A partir de cette géographie, même subjective, il me semble que la piste
de l’amélioration et de la clarification de la politique de voisinage pourrait être
creusée dans le sens d’un renforcement de ses moyens et de son budget et aussi
dans le sens d’une importance plus grande accordée au projet d’Union
euroméditerranéenne. Mais je ne voudrais pas trop m’étendre sur la question
pour ne pas être trop long.


            Je voudrais pour finir tenter de voir avec vous quelles sont les voies et
moyens pour une amélioration et une meilleure acceptation des élargissements à
venir.


         2. Comment réussir le prochain élargissement?

                                                                               11
a) Les voies de développement possible de l'élargissement


J’en vois deux :


       Un scénario des dominos, selon lequel une vingtaine de pays
        s’avancerait vers l’adhésion à travers un processus de rapprochement
        continu, par le le double jeu des accords (un pays de la périphérie
        orientale peut se rapprocher de l’Union en demandant une évolution de
        son accord, dans une stratégie de convergence graduelle), et par celui du
        parrainage (l’Union, sous la pression de certains états membres, accepte
        de nouvelles candidatures).


       Un scénario de blocage, selon lequel l’expansion de l’UE serait
        ralentie ou bloquée par les problèmes internes ou des tensions avec
        ses périphéries. C'est un peu la thèse d'Hubert Védrine, qui pense en
        substance que l'Union a d'ores et déjà atteint ses limites.


   Le scénario des dominos implique une assez grande passivité de la
Russie, qui n’aurait pas d’autre choix que d’accepter l’intégration graduelle d’au
moins 4 de ses anciennes Républiques fédérées. Or personne ne peut exclure une
poussée de nationalisme à Moscou et le retour des autres pays de la CEI sous
son influence exclusive.


       Pour autant, je ne crois pas à une fin de l'élargissement: l'Union, dans
15 ans, comprendra selon moi 35 membres environ.


       Sur le processus d'élargissement même, il y a aussi, je crois des
modifications à apporter, bien mises en avant par la Commission,


                                                                            12
d'ailleurs. Elle a en effet décidé de mettre l'accent, dès l'ouverture des
négociations, sur les secteurs et chapitres posant le plus de difficultés, plutôt que
de se retrouver avec un noyau de problèmes « durs » (lutte contre la corruption,
réforme de la justice, renforcement des capacités administratives) auquel elle
s'attaque avec retard, et de réaliser des études d'impact de l'élargissement sur le
pays concerné et sur l'UE. Elle reprend cette approche dans son « strategy paper
2009 ».


      Je suis aussi en faveur d'une inflexion du processus prenant mieux en
compte les particularités politiques locales. En premier lieu, il semblerait
notamment adéquat de prêter plus attention aux conflits frontaliers non
résolus. Il pourrait être envisagé de ne pas intégrer un pays tant que les conflits
se rapportant à la délimitation de ses frontières ne sont pas résolus.


     Sur le plan de l'impact financier de l'élargissement, j'ai déjà indiquée
que les sommes étaient peu importantes. Mais l'accent aujourd'hui doit
porter sur la bonne gestion des fonds accordés. Le rapport de la Cour des
Comptes européenne1 (2006) concernant l'utilisation des fonds pour la
Roumanie et la Bulgare du programme PHARE pour la période 2000-2004,
conclue à une insuffisance de la gestion des fonds accordés par l'UE, dans la
sélection de projets notamment.


     Sur le plan, plus global, de l'évolution de la politique d'élargissement, je
crois nécessaire et sans doute inévitable la multiplication de groupes
d'avant-garde se superposant, même imparfaitement, les uns aux autres. En
effet, dans une Europe à 35, nous ne pouvons pas tout faire ensemble – ce n'est
déjà plus le cas à 27, par exemple sur la défense ou l'euro. J'aimerais plus


1 Publié le 26 juillet 2006, auditant les projets d’investissement du programme PHARE en Roumanie et
  Bulgarie.


                                                                                                       13
particulièrement examiner les risques que comporte ce type de formation, les
conditions qui permettraient de limiter ces risques, et les domaines dans lesquels
il peut être intéressant de lancer ces groupes:
    Je distingue 4 principaux dangers. Tout d'abord, la « géométrie
      variable » comporte un risque d'exclusion.        Ce problème peut être
      surmonté en laissant la porte ouverte à tous les membres qui aimeraient
      rejoindre le groupe en cours de route. Deuxième risque: le risque
      d'affaiblissement des institutions européennes: si les pays multiplient les
      arrangements intergouvernementaux, les institutions seront d'une manière
      ou d'une autre contournées. Il convient donc de mettre en place des
      garanties: d'abord, en invitant la Commission, et éventuellement le
      cabinet du futur président de l'Union, comme observateurs; ensuite, en
      s'assurant que les dispositions prises soient parfaitement compatibles avec
      les institutions actuelles (exemple: SCHENGEN, Traité de Prüm). 3ème
      risque: le caractère « non-démocratique » de ces groupes, puisqu'ils ne
      sont pas soumis à l'examen du parlement européen et des parlements
      nationaux. Sur ce point, seuls les gouvernements impliqués sont en
      mesure de garantir le fonctionnement aussi démocratique que possible de
      ces   groupes. Dernier risque:        celui   de détricotage de l'acquis
      communautaire, puisque ces groupes constituent une forme d'approche
      « pick and choose ». Il faudrait donc définir un coeur de politiques pour
      lesquelles tous les États membres sans exception devraient participer (par
      exemple: PAC, standards environnementaux, solidarité...).
    Je distingue ensuite des domaines dans lesquelles l'UE peut créer ces
      groupes d'avant-garde ou les faire évoluer: l’eurogroupe, les taux
      d’IS par exemple, la JAI, la Défense…


Tel est pour moi l'avenir de l'Europe: encore élargie, mais à la fois plus
rigoureuse dans la maîtrise du processus, plus hétérogène donc forcément plus

                                                                            14
souple.


    CONCLUSION


    J'aimerais finir avec une idée, qui se rapporte au besoin, toujours plus
pressant, de dire jusqu'où va et ira l'Union de demain, pour éviter ce qui
apparaît de plus en plus, aux yeux notamment des opinions publiques
occidentales, comme un « vertige des frontières ». La marche vers l'UE à 35, ne
se déroulera pas sans résoudre au préalable la triple crise – de fonctionnement,
de légitimité et de confiance – que je décrivais tout à l'heure.
   1. Le besoin de nouvelles institutions est criant pour remettre l'Europe en
      marche – j'ai cherché à nuancer l'idée que élargissement rime
      nécessairement avec paralysie institutionnelle, la réalité est plus complexe
      et l'argument est un peu trop souvent évoqué par les opposants de principe
      à l'élargissement pour ne pas être manié avec précaution; il n'empêche que
      les marges de manoeuvre des acteurs se réduisent. C'est pourquoi
      l'adoption du Traité de Lisbonne, était essentielle mais loin d'être
      suffisante.


   2. Je suis convaincu qu’il n’existe pas d’approfondissement durable, et
      donc démocratique et légitime, de l’intégration européenne sans une
      forme d’Etat fédéral, c’est-à-dire où la souveraineté s’exerce de manière
      indépendante de l’appartenance nationale, cela pour les domaines qui le
      requièrent, et dans le respect du principe de subsidiarité. Le dépassement
      de la contradiction entre fédéralisme et nation ne peut plus passer par une
      complexité institutionnelle toujours accrue : une telle approche risque de
      dissoudre la légitimité démocratique de la construction européenne et les
      peuples ne sont pas dupes. Je pense pour ma part qu’un projet fédéral, s’il
      reste une perspective de long terme, doit continuer d’inspirer les


                                                                            15
socialistes européens et ré-enchanter un projet d’unification du continent,
      aujourd’hui confisqué aux peuples d’Europe par la bureaucratie
      bruxelloise.


   3. Pour que l'UE regagne la confiance de ses citoyens, l’Europe sociale
      doit avancer. La construction européenne ne peut continuer à exister
      seulement dans la sphère monétaire et financière. Alors que la
      mondialisation apparaît plus souvent aujourd’hui aux travailleurs
      européens comme porteuse de dangers plus que d’opportunités, les forces
      de progrès doivent pouvoir donner au travailleurs européens les moyens
      de résister aux chocs et de profiter des opportunités que la mondialisation
      induit. Un fonds d’ajustement européen destiné à financer la reconversion
      des travailleurs et leur mobilité constitue de ce point de vue un projet
      prioritaire, de même que la mise en place d’une portabilité des systèmes
      de retraite à l’intérieur de l’Union : l’Europe doit encourager et non punir
      ceux des travailleurs qui font au quotidien l’Union économique du
      continent. Il est par ailleurs temps d’en finir avec la logique des directives
      sectorielles qui, dans les années 90, ont conduit à la libéralisation des
      grands services publics – gaz et électricité, Télécoms, Poste – pour
      adopter une démarche plus globale, à travers une directive-cadre qui les
      protège.

La nécessité d'une réforme budgétaire qui prenne en compte les disparités
économiques régionales accrues a par ailleurs été évoquée en pointillés, la
redéfinition des politiques s'impose. Les limites à l'élargissement sont
également, du moins en théorie, connues: elles sont définies, en négatif, par un
impératif: celui de ne pas dénaturer l'Union, c'est-à-dire de conserver sa forme
politique, pas de la laisser se métamorphoser en une zone de libre-échange – ce
qui revient, ultimement, à se demander si l'Europe est définitivement acquise à


                                                                              16
la vision britannique...Mais c'est une autre question, peut-être pour une autre
conférence.




                                                                         17

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Pierre Moscovici : L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?

  • 1. Intervention Pierre MOSCOVICI – Institut Catholique de Paris « L'ELARGISSEMENT DE L'UNION, QUEL AVENIR POUR L'EUROPE ? » 30 MARS 2010 Laissez-moi tout d’abord vous dire que je suis ravi d’avoir l’occasion d’intervenir devant vous sur le thème européen me tient particulièrement à cœur. Merci donc pour cette invitation. La question de l’élargissement de l’Union européenne pose le problème de l’ambition originelle de la construction européenne et de sa vocation politique. Plus que jamais, le flou règne quant à la dimension finale que devrait atteindre l’Union. Pas plus que celle de 1995, 2004 ou 2007, la frontière externe de l’UE élargie à 27 n’est significative. Après l’adhésion turque, la frontière externe de l’UE coupera à travers le Kurdistan, puis suivra le chemin de fer de Bagdad, une limite totalement artificielle et choisie comme telle par les négociateurs de 1921, qui n’avaient rien trouvé d’autre pour séparer la Turquie kémaliste de la Syrie, alors sous mandat français. Ces lignes ne peuvent pas passer pour une frontière durable, justifiée par des données géographiques objectives. A cet égard, l’article I du projet de Traité Constitutionnel Européen était révélateur de la démarche qui a prévalu en Europe, depuis 1954, pour les élargissements successifs : « L’Union est ouverte à tous les Etats européens qui respectent ses valeurs et qui s’engagent à les promouvoir en commun. » Deux critères sont ainsi posés : l’un géographique, l’autre politique. Mais si plusieurs articles énumèrent ensuite ce que sont les valeurs européennes – au demeurant affirmées, quoique de manière disparate, dans quantité de textes antérieurs – aucune définition de ce que l’on entend géographiquement par Europe n’est proposée. Problématique : Face à cette absence de définition géographique de 1
  • 2. l’Europe et à ce flou quant à sa taille finale, l’Union a jusqu’à présent réussi à botter en touche sur la question de ses frontières ultimes. A cet égard, il est révélateur que la "stratégie pour l'élargissement 2006-2007 et les principaux défis" de la Commission mentionnait que: "La question des frontières ultimes de l'Union européenne a été soulevée ces dernières années. Elle a permis à la Commission de formuler un certain nombre de conclusions. Le terme «européen» associe des éléments géographiques, historiques et culturels qui, tous, contribuent à l'identité européenne. Un tel partage d'idées, de valeurs et de liens historiques ne peut être condensé en une seule formule définitive. Il est au contraire redéfini par chaque génération successive ». Mais l'Union est maintenant confrontée à une série d’échecs politiques qui la poussent à répondre aux questions pressantes des citoyens. Les questions, à partir de ce moment là s’enchaînent :  Comment définir les frontières extérieures de l’Union ; quelle est la logique qui doit prévaloir ?  Comment sortir de la tension entre géographie et valeurs pour déterminer les limites de l’UE ?  Le critère géographique est-il pertinent, et doit-il être le seul ?  Doit-on ouvrir la maison à tous ceux qui en partagent potentiellement les valeurs ou doit-on au contraire la réserver aux Européens "historiques" et "géographiques" ?  Quels sont les scénarios d’élargissement possibles ?  Et au final, où doit s’arrêter l’Union ? Je ne crois pas utile de revenir avec vous aujourd’hui sur un rappel historique des différents élargissements et de la politique d’élargissement de l’UE. Mais je voudrais brièvement évoquer tout d’abord les difficultés soulevées aujourd’hui par les derniers élargissements avant de chercher avec vous, les différents scénarios possibles pour les élargissements de demain. 2
  • 3. I. L’EUROPE CONNAIT AUJOURD’HUI UNE CRISE LARGEMENT LIEE AUX ENJEUX NOUVEAUX PORTES PAR LES ELARGISSEMENTS : CRISE DE CONFIANCE, CRISE DE LEGITIMITE, CRISE DE FONCTIONNEMENT – QUELS SONT LES CONTOURS DE L’EUROPE POLITIQUE ? Il n’est pas inutile de rappeler que l’on compte actuellement 3 pays candidats : la Croatie, la Turquie et l’Ancienne République yougoslave de Macédoine. Les autres pays des Balkans occidentaux, à savoir l’Albanie, la Bosnie Herzégovine, le Monténégro et la Serbie ont été assurés de pouvoir adhérer à l’Unions européenne lorsqu’ils seront prêts. On les appelle les pays candidats potentiels (un processus de stabilisation et d’association a été engagé avec ces pays). La candidature islandaise est encore quant à elle en cours d'étude. Vous savez tous que la politique d’élargissement menée par l’Union européenne connaissait depuis 2004 une situation de crise à plusieurs dimensions:  Une crise de fonctionnement d'abord: le grand élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, après la chute du mur de Berlin était incontournable, nécessaire, il aurait pu, il aurait dû être un projet historique, celui de la réunification de l'Europe. Mais il a été abordé avec parcimonie, réticence, sans générosité ni profondeur, ce qui explique le malaise européen d'aujourd'hui. Cet élargissement, perçu comme une contrainte, aurait pu être un idéal, celui de la réunification de l'Europe. Il change la nature de l'Europe, qui devient plus grande, nombreuse, hétérogène, inégale. En tout cas, il exigeait une adaptation profonde des institutions de l'Union, pensées par 6, grippées à 15, bloquées à 27. Il fallait revoir le nombre des députés européens, modifier le nombre de 3
  • 4. voix au Conseil européen, changer le système de décision, réformer la Commission. C'est ce chantier de la révision institutionnelle que l'Union affronte depuis 15 ans, à travers les traités d'Amsterdam, Nice, le TCE, Lisbonne – c'est ce défi qu'elle n'est pas parvenue à maîtriser convenablement, c'est cette crise rampante que le Traité de Lisbonne vient clore, imparfaitement mais heureusement.  Une crise de légitimité ensuite avec ce qu’on appelle de manière vague mais commode « déficit démocratique » de l’Union – déficit qui, de fait, sape les efforts des partisans de l’Europe politique, parce qu’il s’attaque à la crédibilité et la légitimité mêmes de la construction communautaire. Ce déficit trouve son origine dans un sentiment populaire, plus fort en période de crise, qui voit dans l’Union un appareil bureaucratique inefficace, inapte à répondre aux défis économiques contemporains et à renforcer la cohésion sociale, incapable de mobiliser des ressources budgétaires au demeurant faibles pour répondre réellement aux préoccupations des citoyens de l’Union. Exacte ou pas, cette perception est un frein majeur à l’approfondissement d’une Europe politique dont on raille l’impuissance, et dont on craint même la nocivité (poids de la régulation, crainte des inflexions trop libérales, rejet de la libre circulation des travailleurs…)  Une crise de confiance enfin, dont la caractéristique principale est un scepticisme des citoyens européens vis-à-vis des deux dernières vagues d’élargissement (2004 et 2007), remis en cause dans leur logique comme dans leurs modalités. Le tout dernier eurobaromètre (terrain: avril- mai 2009; publication: novembre 2009) va dans la même direction: le soutien au processus d'élargissement est inférieur à 50% (49% pour l'UE- 27). Le Luxembourg, l'Autriche et la France sont les plus eurosceptiques, avec respectivement un soutien dans l'opinion de 25%, 28% et 32%. Tous les pays situés sous la moyenne européenne sont des pays de l'ancienne 4
  • 5. UE-15. La moyenne de soutien de l'élargissement dans les années à venir se situe à 43% pour l'UE-15, vs 68% pour les 12 nouveaux États membres. Il ne fait à mes yeux aucun doute que le vote des français lors du référendum du 29 mai 2005 sur le TCE a été un vote « anti- élargissement », comme l'a montré la polémique sur le « plombier polonais ». Cet élargissement subreptice, mal expliqué, a été mal vécu par une France qui se sent décentrée, donc affaiblie, dans l'Europe à 27. Plus généralement, s’enracine peu à peu le sentiment que l’expansion infinie, sans stratégie ni vision politiques pour l’accompagner, constitue aujourd’hui la seule politique extérieure de l’Union envers ses voisins de l’Est. Cette triple crise se traduit concrètement:  Par une hostilité affichée aux nouvelles candidatures, notamment la candidature turque, même si les candidatures croate et macédonienne semblent moins controversées, qui peut aller jusqu’à trouver sa traduction politique dans l’adoption de procédures inédites (comme par exemple l’intégration à notre Constitution en 2005 de l’article 88.5 soumettant tout nouvel élargissement de l’Union européenne à un référendum).  Par le durcissement des conditions d’intégration de nouveaux pays: c'est ainsi qu'on peut comprendre, par exemple, l'accent mis sur le principe de « conditionnalité » de l'élargissement tel que mis en lumière par la Commission dans sa « Stratégie d'élargissement et principaux défis 2006 – 2007, y compris rapport spécial joint en annexe sur la capacité de l'UE à intégrer de nouveaux membres », pris en référence par les documents ultérieurs de la Commission sur le sujet, dont celui couvrant la période 2009-2010. Elle y indique qu'il faut que « les pays candidats soient prêts à assumer les obligations découlant de l'adhésion, 5
  • 6. en veillant à ce qu'ils remplissent les conditions rigoureuses fixées, ce que la Commission évalue sur la base d'une conditionnalité stricte. » Le politologue Dominique Reynié résume bien cet état de fait : « Les Européens ont le sentiment d’être placés devant le fait accompli et de devoir, sous peu, en supporter les coûts, notamment sous forme de dumping social. De plus, leur inculture à propos des pays d’Europe centrale alimente tous les fantasmes. Les politiques nationaux et européens sont responsables de cela. A défaut d’avoir prédéterminé le débat avec une approche pédagogique, ils ont laissé se développer les préjugés. Le débat public n’a pas été mené sur cet enjeu, pourtant majeur pour la construction européenne, et l’opinion publique n’a pas perçu les raisons d’être de l’élargissement [de 2004]. Cela ouvre le champ aux discours populistes. » Je ne traiterai pas théoriquement la question des frontières, aucune discipline académique ne le permet. Le droit est tautologique, la géographie est incertaine, la culture ambigüe, l'histoire dit tout et son contraire. Pour moi, c'est une question politique, qui doit être pensée ainsi: que voulons-nous, que voulons- nous construire ensemble? II. PERSPECTIVES ET PROPOSITIONS POUR REUSSIR LES FUTURS ELARGISSEMENTS 1. Quelle configuration de l'UE à horizon 20 ans? Géographie personnelle de l'Union Je voudrais ici ébaucher une géographie personnelle ; il ne s’agit que d’une réponse subjective et engagée. Sous réserve des inflexions aux modalités de l'élargissement que j'évoquais ci-dessous, on peut estimer que: 6
  • 7.  L'intégration de la Roumanie et de la Bulgarie parachève la réunification des deux Europe. On peut gloser sur le degré de préparation de ces deux pays. Les rapports d'évaluation sur la Bulgarie et la Roumanie publiés par la Commission le 27 juin 2007 ont constaté que "les progrès dans le traitement de la corruption massive sont insuffisants". Toutefois, la Commission a estimé qu'il était encore prématuré de déclencher ou lever la menace de sanctions à l'encontre des deux pays. De telles mesures peuvent être activées pendant une période de deux ans après l'adhésion. Pour le reste, tout est question de points de vue: on peut estimer que l'avertissement lancé par la Commission est inquiétant, ou à l'inverse que les progrès ont été suffisants pour ne pas justifier l'activation des clauses; on peut estimer que ces deux pays ont rejoint l'UE trop tôt, ou alors qu'ils sont dans une phase de rattrapage intensif permettant une convergence rapide; on peut estimer qu'en accordant l'adhésion, l'UE a perdu son point de levier principal pour pousser ces pays sur la voie des réformes, ou au contraire que leur intégration même sera un puissant facteur d'harmonisation des pratiques politiques. C'est essentiellement une attitude favorable, ou pas, au processus d'élargissement en général, qui permet de faire basculer le jugement d'un côté ou de l'autre.  La Norvège, la Suisse, le Liechtenstein, l’Islande, doivent pouvoir rejoindre l’Union facilement. Ces pays bénéficient de soutiens importants dans la population de l'UE, à juste titre, puisqu'ils sont alignés sur les standards politiques et économiques pratiqués dans l'UE- 15. Mais ces pays, associés à l'UE par des accords à géométrie variables, n'ont pas, mis à part l'Islande, l'intention de se rapprocher dans l'immédiat de l'UE.  Les négociations avec la Turquie sont entamées. Pour des raisons 7
  • 8. stratégiques, l’intégration de ce grand pays est essentielle, elle est à la fois une solution et un problème. Un problème, bien sûr, parce que nous ne voulons pas d’une Union dont se détourneraient ses citoyens, incapables de s’identifier, de se reconnaître dans le projet politique communautaire d’une Union étendue jusqu’à en devenir abstraite. Les opposants à l’adhésion de la Turquie évoquent la géographie; l’absence de culture et d’héritage européens, notamment chrétiens; la faiblesse du niveau de vie; la taille du pays; la fragilité de la laïcité des institutions; les violations des droits de l’homme, la répression des minorités; le poids politique de l’armée; les disparités sociales fortes, notamment entre les villes et les campagnes. L’inclusion de la Turquie comme candidate potentielle, au sommet d’Helsinki de 1999, n’était pas exempte d’hypocrisie. L’Union des 15 donnait alors satisfaction aux partisans de l’élargissement ad libitum ; aux Américains qui soulignent, depuis des années, la vocation européenne de la Turquie, pour des raisons stratégiques ; et paradoxalement, aux Grecs, trop contents de renvoyer sur l’Europe leurs différends bilatéraux avec Ankara. Chacun pensait de toute façon renvoyer indéfiniment le dossier turc, ce qui permettait d’engranger les bénéfices d’une candidature sans prendre les risques d’une adhésion. Aujourd'hui l'UE doit bien faire face à ses responsabilités. Mais elle est aussi une solution. Les partisans de l’adhésion turque font valoir des considérations d’ordre essentiellement stratégique.  La perspective d'adhésion de la Turquie a été acceptée par les institutions européennes parce que, une fois les réformes nécessaires mises en place dans le pays, son inclusion représentera bel et bien un avantage économique, politique et stratégique énorme. Une Turquie modernisée, démocratique, forte, serait un 8
  • 9. avantage immense aux côtés des autres Européens. L'adhésion de la Turquie à l'UE serait la preuve indéniable que l'Europe n'est pas un « club chrétien » fermé. En proposant un modèle de société multi- ethnique, multiculturelle et aux religions multiples, l'Europe pourrait jouer un rôle majeur dans les relations futures entre l'Occident et le monde islamique. Elle pourrait jouer le rôle d’un « pont » entre l’Europe, et le Moyen-Orient. Les capacités militaires de la Turquie constituent aussi des atouts pour la PESD. Enfin, son poids économique ne peut être négligé : avec près de 70 millions d'habitants et un pouvoir d'achat qui devrait augmenter de manière régulière, la Turquie est un marché au potentiel croissant pour les biens en provenance de l'UE. La construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan fait ainsi de la Turquie l'un des pays de transit clé pour les fournitures d'énergie, qui constituent un enjeu essentiel pour l’Europe dans les années à venir.  Sur son flanc oriental, l’Europe doit, dans les décennies qui viennent, garder le contrôle des relations avec les anciennes Républiques soviétiques d’Asie occidentale et centrale – où la Russie conserve une influence prépondérante. Un camouflet à la Turquie aggraverait dans ces républiques un anti-occidentalisme latent.  Le rejet de la Turquie dans les ténèbres extérieures ne serait pas ressenti comme une méfiance et une offense par elle seule, mais par toute cette immense zone (200 millions d’habitants), qui recèle la deuxième plus grande réserve pétrolière du monde après le Moyen- Orient. Si l’Europe tient à assurer la sécurité de ses approvisionnements énergétiques, cela passe par la Russie et les Républiques turcophones d’Asie centrale. Il faut donc y regarder à 9
  • 10. deux fois avant d’afficher l’inimitié. La Turquie adhérera-t-elle à l’UE ? La réponse est d’une complexité extrême et je vous livre mon point de vue personnel. Le coût de la non-adhésion risque d’être énorme, surtout si la négociation dure longtemps pour ne pas être finalement conclue : je crains une Turquie rejetée vers le choix, dangereux, entre le militarisme et l’islamisme radical au gré de la volonté, changeante et souvent malheureuse, des États-Unis. En même temps, il faut avouer que les évolutions de la Turquie sont contradictoires – certaines positives, comme l’abolition de la peine de mort ou les réformes législatives, d’autres préoccupantes sur les droits de l’homme, la justice, le génocide arménien. Je suis donc un partisan raisonné de l'adhésion turque, mais j'en connais l'extrême difficulté. Les conditions à remplir sont nombreuses et complexes: progrès de l'égalité entre les hommes et les femmes, place des militaires dans les institutions, respect des droits de l'homme et de la laïcité, reconnaissance de Chypre, du génocide arménien. La Turquie pourra-t-elle les remplir, le voudra-t-elle? Les membres de l'UE pourront-ils, voudront-ils l'accueillir? En tout cas, il faut traiter ce grand pays avec bonne foi et ne pas bloquer son entrée par des procédures ad hoc, comme le verrou référendaire contenu dans notre constitution. Si la Turquie remplit tous les critères d'adhésion, elle doit pouvoir nous rejoindre. Et parmi les critères, je tiens à la dire, il y en a un qui à mes yeux ne vaut pas: l'Europe n'est pas un « club chrétien »  Les Balkans doivent être étroitement associés à l’Union, ils ont vocation à la rejoindre, mais à terme. Aujourd'hui, les problématiques internes – contenir le nationalisme, respecter le droit des minorités, panser les plaies de guerres civiles encore récentes, assurer simplement le fonctionnement démocratique normal des institutions - sont trop éloignées du quotidien des européens. Toutefois, deux de ces pays déjà 10
  • 11. sont candidats et un troisième, le plus grand, la Serbie, est en rain de faire des choix pro-européens. Je m'en réjouis: l'avenir, lointain au moins, des Balkans est en Europe.  La Biélorussie, n’a pour l’instant pas la volonté politique de rejoindre l’Union,et sans doute son pouvoir d’attraction n’est-il pas capable d’agir avec la même force sur ces pays encore empreints de l’influence russe. Là encore, les partenariats étroits pourraient être privilégiés. L'Ukraine, de son côté, hésite. La question de sa candidature, sans doute, sera toutefois posée dans les décennies qui viennent.  Enfin, si la Russie manifestait un jour une volonté d’intégration, le morceau serait sans doute trop gros à digérer pour une Union déjà ankylosée. Nos frontières deviendraient en outer absurdes. La Russie ne peut pas, ne doit pas être membre de l'Union. A partir de cette géographie, même subjective, il me semble que la piste de l’amélioration et de la clarification de la politique de voisinage pourrait être creusée dans le sens d’un renforcement de ses moyens et de son budget et aussi dans le sens d’une importance plus grande accordée au projet d’Union euroméditerranéenne. Mais je ne voudrais pas trop m’étendre sur la question pour ne pas être trop long. Je voudrais pour finir tenter de voir avec vous quelles sont les voies et moyens pour une amélioration et une meilleure acceptation des élargissements à venir. 2. Comment réussir le prochain élargissement? 11
  • 12. a) Les voies de développement possible de l'élargissement J’en vois deux :  Un scénario des dominos, selon lequel une vingtaine de pays s’avancerait vers l’adhésion à travers un processus de rapprochement continu, par le le double jeu des accords (un pays de la périphérie orientale peut se rapprocher de l’Union en demandant une évolution de son accord, dans une stratégie de convergence graduelle), et par celui du parrainage (l’Union, sous la pression de certains états membres, accepte de nouvelles candidatures).  Un scénario de blocage, selon lequel l’expansion de l’UE serait ralentie ou bloquée par les problèmes internes ou des tensions avec ses périphéries. C'est un peu la thèse d'Hubert Védrine, qui pense en substance que l'Union a d'ores et déjà atteint ses limites. Le scénario des dominos implique une assez grande passivité de la Russie, qui n’aurait pas d’autre choix que d’accepter l’intégration graduelle d’au moins 4 de ses anciennes Républiques fédérées. Or personne ne peut exclure une poussée de nationalisme à Moscou et le retour des autres pays de la CEI sous son influence exclusive. Pour autant, je ne crois pas à une fin de l'élargissement: l'Union, dans 15 ans, comprendra selon moi 35 membres environ. Sur le processus d'élargissement même, il y a aussi, je crois des modifications à apporter, bien mises en avant par la Commission, 12
  • 13. d'ailleurs. Elle a en effet décidé de mettre l'accent, dès l'ouverture des négociations, sur les secteurs et chapitres posant le plus de difficultés, plutôt que de se retrouver avec un noyau de problèmes « durs » (lutte contre la corruption, réforme de la justice, renforcement des capacités administratives) auquel elle s'attaque avec retard, et de réaliser des études d'impact de l'élargissement sur le pays concerné et sur l'UE. Elle reprend cette approche dans son « strategy paper 2009 ». Je suis aussi en faveur d'une inflexion du processus prenant mieux en compte les particularités politiques locales. En premier lieu, il semblerait notamment adéquat de prêter plus attention aux conflits frontaliers non résolus. Il pourrait être envisagé de ne pas intégrer un pays tant que les conflits se rapportant à la délimitation de ses frontières ne sont pas résolus. Sur le plan de l'impact financier de l'élargissement, j'ai déjà indiquée que les sommes étaient peu importantes. Mais l'accent aujourd'hui doit porter sur la bonne gestion des fonds accordés. Le rapport de la Cour des Comptes européenne1 (2006) concernant l'utilisation des fonds pour la Roumanie et la Bulgare du programme PHARE pour la période 2000-2004, conclue à une insuffisance de la gestion des fonds accordés par l'UE, dans la sélection de projets notamment. Sur le plan, plus global, de l'évolution de la politique d'élargissement, je crois nécessaire et sans doute inévitable la multiplication de groupes d'avant-garde se superposant, même imparfaitement, les uns aux autres. En effet, dans une Europe à 35, nous ne pouvons pas tout faire ensemble – ce n'est déjà plus le cas à 27, par exemple sur la défense ou l'euro. J'aimerais plus 1 Publié le 26 juillet 2006, auditant les projets d’investissement du programme PHARE en Roumanie et Bulgarie. 13
  • 14. particulièrement examiner les risques que comporte ce type de formation, les conditions qui permettraient de limiter ces risques, et les domaines dans lesquels il peut être intéressant de lancer ces groupes:  Je distingue 4 principaux dangers. Tout d'abord, la « géométrie variable » comporte un risque d'exclusion. Ce problème peut être surmonté en laissant la porte ouverte à tous les membres qui aimeraient rejoindre le groupe en cours de route. Deuxième risque: le risque d'affaiblissement des institutions européennes: si les pays multiplient les arrangements intergouvernementaux, les institutions seront d'une manière ou d'une autre contournées. Il convient donc de mettre en place des garanties: d'abord, en invitant la Commission, et éventuellement le cabinet du futur président de l'Union, comme observateurs; ensuite, en s'assurant que les dispositions prises soient parfaitement compatibles avec les institutions actuelles (exemple: SCHENGEN, Traité de Prüm). 3ème risque: le caractère « non-démocratique » de ces groupes, puisqu'ils ne sont pas soumis à l'examen du parlement européen et des parlements nationaux. Sur ce point, seuls les gouvernements impliqués sont en mesure de garantir le fonctionnement aussi démocratique que possible de ces groupes. Dernier risque: celui de détricotage de l'acquis communautaire, puisque ces groupes constituent une forme d'approche « pick and choose ». Il faudrait donc définir un coeur de politiques pour lesquelles tous les États membres sans exception devraient participer (par exemple: PAC, standards environnementaux, solidarité...).  Je distingue ensuite des domaines dans lesquelles l'UE peut créer ces groupes d'avant-garde ou les faire évoluer: l’eurogroupe, les taux d’IS par exemple, la JAI, la Défense… Tel est pour moi l'avenir de l'Europe: encore élargie, mais à la fois plus rigoureuse dans la maîtrise du processus, plus hétérogène donc forcément plus 14
  • 15. souple. CONCLUSION J'aimerais finir avec une idée, qui se rapporte au besoin, toujours plus pressant, de dire jusqu'où va et ira l'Union de demain, pour éviter ce qui apparaît de plus en plus, aux yeux notamment des opinions publiques occidentales, comme un « vertige des frontières ». La marche vers l'UE à 35, ne se déroulera pas sans résoudre au préalable la triple crise – de fonctionnement, de légitimité et de confiance – que je décrivais tout à l'heure. 1. Le besoin de nouvelles institutions est criant pour remettre l'Europe en marche – j'ai cherché à nuancer l'idée que élargissement rime nécessairement avec paralysie institutionnelle, la réalité est plus complexe et l'argument est un peu trop souvent évoqué par les opposants de principe à l'élargissement pour ne pas être manié avec précaution; il n'empêche que les marges de manoeuvre des acteurs se réduisent. C'est pourquoi l'adoption du Traité de Lisbonne, était essentielle mais loin d'être suffisante. 2. Je suis convaincu qu’il n’existe pas d’approfondissement durable, et donc démocratique et légitime, de l’intégration européenne sans une forme d’Etat fédéral, c’est-à-dire où la souveraineté s’exerce de manière indépendante de l’appartenance nationale, cela pour les domaines qui le requièrent, et dans le respect du principe de subsidiarité. Le dépassement de la contradiction entre fédéralisme et nation ne peut plus passer par une complexité institutionnelle toujours accrue : une telle approche risque de dissoudre la légitimité démocratique de la construction européenne et les peuples ne sont pas dupes. Je pense pour ma part qu’un projet fédéral, s’il reste une perspective de long terme, doit continuer d’inspirer les 15
  • 16. socialistes européens et ré-enchanter un projet d’unification du continent, aujourd’hui confisqué aux peuples d’Europe par la bureaucratie bruxelloise. 3. Pour que l'UE regagne la confiance de ses citoyens, l’Europe sociale doit avancer. La construction européenne ne peut continuer à exister seulement dans la sphère monétaire et financière. Alors que la mondialisation apparaît plus souvent aujourd’hui aux travailleurs européens comme porteuse de dangers plus que d’opportunités, les forces de progrès doivent pouvoir donner au travailleurs européens les moyens de résister aux chocs et de profiter des opportunités que la mondialisation induit. Un fonds d’ajustement européen destiné à financer la reconversion des travailleurs et leur mobilité constitue de ce point de vue un projet prioritaire, de même que la mise en place d’une portabilité des systèmes de retraite à l’intérieur de l’Union : l’Europe doit encourager et non punir ceux des travailleurs qui font au quotidien l’Union économique du continent. Il est par ailleurs temps d’en finir avec la logique des directives sectorielles qui, dans les années 90, ont conduit à la libéralisation des grands services publics – gaz et électricité, Télécoms, Poste – pour adopter une démarche plus globale, à travers une directive-cadre qui les protège. La nécessité d'une réforme budgétaire qui prenne en compte les disparités économiques régionales accrues a par ailleurs été évoquée en pointillés, la redéfinition des politiques s'impose. Les limites à l'élargissement sont également, du moins en théorie, connues: elles sont définies, en négatif, par un impératif: celui de ne pas dénaturer l'Union, c'est-à-dire de conserver sa forme politique, pas de la laisser se métamorphoser en une zone de libre-échange – ce qui revient, ultimement, à se demander si l'Europe est définitivement acquise à 16
  • 17. la vision britannique...Mais c'est une autre question, peut-être pour une autre conférence. 17