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Journée Film Education Europe
CF 19 juin 2015
Ce moment, où l’idée prend forme de créer cette plate-forme européenne pour
l’éducation au cinéma, est le prolongement d’une longue histoire qui est très variable
selon les pays. En effet, il n’existe pas de pédagogie pure qui se développerait en vase
clos dans l’école considérée comme un espace in vitro. Ce qui se passe à l’école n’est
jamais déconnecté de ce qui se passe en dehors de l’école. Surtout dans le domaine du
cinéma dont l’objet est bien vivant en dehors des murs de l’école et dans la société. Cela
est donc valable aussi pour ce projet européen qui réunit des pays où cette histoire du
rapport de l’école au cinéma est très différente.
Pour penser cette question je vais partir du cas de la France. Si c’est le pays du plus
grand développement de l’éducation au cinéma dans le système scolaire, ce n’est pas par
hasard. C’est qu’il a bénéficié de circonstances historiques et politiques uniques en
Europe, et même dans le reste du monde.
Je vais très rapidement retracer les grandes lignes de cette histoire dont on peut tirer, je
pense, des éléments de réflexion et de prospective au moment de mettre en oeuvre cette
plate-forme européenne.
Cette histoire existe depuis le début du XX° siècle mais va constituer ses bases solides,
durables et collectives à partir la seconde guerre mondiale.
Dans les réseaux de la Résistance les ouvriers et les intellectuels, les Communistes et les
Catholiques ont combattu côte à côte et ont appris à se connaître. Au sortir de la guerre
ils ont partagés la croyance qu’une éducation populaire, dans les quartiers et les usines,
était la meilleure arme pour que les horreurs qui venaient de se produire n’aient plus
jamais lieu : « plus jamais ça ! »
Sont nés de cette conviction idéologique et politique, dans l’immédiat après-guerre, de
larges mouvements de culture de masse comme Peuple et Culture et Travail et Culture
qui ont tout de suite pensé que le cinéma, qui touchait toutes les catégories et toutes les
couches de la population, était le vecteur idéal pour une éducation populaire. Car tout le
monde, quel que soit son niveau culturel, son milieu social, peut recevoir un film, le
comprendre et en parler. Ces mouvements d’éducation populaire ont pris tout de suite
en compte le cinéma comme art, comme esthétique, et pas seulement comme contenu,
comme vecteur de communication idéologique. Ce qui est assez exemplaire et inattendu,
étant donnée leur nature politique et sociale. Ils ont constitué de façon pragmatique une
véritable pédagogie du cinéma, que reflète un livre publié par Peuple et culture en 1953,
Regards neufs sur le cinéma, une initiation à l’analyse de films et à une méthodologie de
l’animation de ciné-club. On trouve dans ce livre des textes d’André Bazin, de Chris
Marker, et de beaucoup d’autres. En effet, parmi les infatigables militants de cette
éducation au (et par) le cinéma, on croise en première ligne André Bazin, futur
fondateur des Cahiers du cinéma, dont la pensée va former les jeunes gens qui allaient
devenir les cinéastes de la Nouvelle Vague. Bazin parcourait la France dans tous les sens
pour animer des stages, des séances de ciné-club, des formations au cinéma, aussi bien à
l’université que dans les usines. Les enfants d’ouvriers qui accédaient au lycée et à
l’université, dans la France de cette époque-là, étaient ultra-minoritaires et il fallait donc
aller les rencontrer là où ils étaient, en dehors de l’institution éducative d’état.
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La Cinémathèque française, dont la préhistoire est un Ciné-club créé en 1935 par Henri
Langlois, Le Cercle du cinéma, ouvre sa première salle rue de Messine au sortir de la
guerre, en 1948, et Henri Langlois y affiche son désir d’en faire un lieu de transmission,
de montrer tous les films aux générations nouvelles. Ce qui va avoir un effet de formation
décisif pour les jeunes gens de la future Nouvelle Vague qui ont appris à faire du cinéma
en regardant les films que leur montrait Langlois, entre lesquels il créait des liens, des
effets de montage par sa pensée de la programmation.
A la suite de ces mouvements de l’après-guerre, sont nées les grandes fédérations de
Ciné-clubs qui ont irrigué pendant trois décennies tout le territoire français en films et
en pratiques de réflexion et de débat sur le cinéma. Ces fédérations possédaient des
cinémathèques très riches en films 16 mm et 35 mm et organisaient des sessions de
formation à la pratique du ciné-club. C’est ainsi que je me suis formé moi-même, en
suivant des stages, en fréquentant et en animant des ciné-clubs. La puissante Ligue de
l’enseignement (née en 1866 !), grand mouvement périscolaire laïque qui sera reconnu
et financé en partie par l’Education Nationale, mettait en circulation des milliers de
copies 16 mm destinées aux établissements scolaires, relativement nombreux, équipés
d’un projecteur 16 mm.
Ces ciné-clubs, destinés à tous les publics, ont formé « sur le tas », à une époque où le
cinéma n’était pas enseigné à l’Université, la première génération d’enseignants qui
allaient introduire de façon « sauvage » le cinéma dans les classes.
La mort des Ciné-clubs a été rapide dans les années 70 et 80 avec la montée en
puissance de la télévision qui proposait beaucoup de films et ses propres émissions de
Ciné-clubs, avec présentateur mais évidemment sans débats possibles avec les
spectateurs. Les lecteurs et cassettes VHS ont fini de périmer l’usage des copies de films
et des projecteurs 16 mm dans les établissements scolaires. La consommation des films
du patrimoine est devenue plus individuelle et domestique.
Ces années 70-90 sont celles où l’éducation au cinéma va gagner beaucoup de terrain à
l’école, dans le secondaire, à l’université. Mais c’est aussi le moment où cette éducation
au (et par) le cinéma va s’enfermer dans l’école, et abandonner pratiquement le public
populaire non scolaire. Les ciné-clubs ont été les derniers à penser l’éducation au
cinéma dans les termes de l’après-guerre, comme une éducation populaire. La télévision,
qui aurait pu prendre le relai, ne l’a pas fait, et le rêve de Roberto Rossellini d’une
télévision éducative populaire est bel et bien mort.
Au cours des années 70, à la suite de la secousse de mai 68, le cinéma fait rapidement
son entrée à l’Université où s’ouvrent dans plusieurs grandes villes de France des
départements cinéma. Les premiers étudiants formés au cinéma dans ces universités
vont constituer dans les années 80 et 90 une nouvelle génération d’enseignants au
savoir plus universitaire que les pionniers des générations précédentes auto-formés
dans les Ciné-clubs.
Les deux décennies fastes de 1980 et 1990 pour l’entrée du cinéma dans le système
scolaire correspondent à une politique culturelle décidée et volontaire conduite par un
ministre dont le rôle en la matière a été décisif et historique. Ce ministre, Jack Lang, a été
pendant plus de dix ans, de 1981 à 1993, ministre de la Culture et son intérêt permanent
pour le cinéma a sauvé le cinéma français de la catastrophe qui a affecté les autres
cinémas nationaux en Europe au moment de l’ouverture sauvage de nombreuses
chaînes de télévision à la diffusion de films en très grand nombre. Au moment où la
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production du cinéma italien, par exemple, passait de plusieurs centaines de films par
ans à une petite dizaine, le cinéma français a continué sur sa lancée en produisant 300
films par an.
Jack Lang a activement contribué pendant cette décennie décisive à faire entrer le
cinéma dans les classes par tous les moyens dont il disposait au Ministère de la Culture,
mais il dû composer à l’époque avec les responsables du Ministère de l’Education qui
n’étaient pas forcément aussi enthousiastes.
En 2000, devenu lui-même Ministre de l’Education, il met en place la politique des « Arts
à l’école » où il invente une nouvelle façon d’introduire les arts dans le système scolaire,
non plus sous forme d’un enseignement disciplinaire mais sous la forme d’une
pédagogie de l’expérience et de la rencontre avec les œuvres d’art et les créateurs.
Le cinéma (domaine artistique dont je suis alors le conseiller au sein de la Mission Les
arts à l’école) occupe une place de choix dans cette politique. C’est une petite révolution
qui s’opère à ce moment-là dans l’angle d’approche du cinéma dans le système scolaire :
le cinéma, longtemps approché d’abord comme un langage dans la tradition
pédagogique française, est enfin considéré d’abord comme un art, avec les conséquences
considérables que cela va entraîner dans la conception même de la place du cinéma à
l’école.
En 1983 naissent les premières « options cinéma » qui vont déboucher en 1989 à un
Baccalauréat cinéma accessible dans certains lycées.
A cette même charnière des années 80 et des années 90 sont nés en France des
dispositifs qui ont institué des rapports durables et réguliers entre les établissements
scolaires et les salles de cinéma : Collège au cinéma en 1989, et Lycéens au cinéma et
Ecole et cinéma en 1993-1994. Le principe de ces dispositifs est simple : les classes qui y
participent vont plusieurs fois par an dans une salle de cinéma voisine voir des films sur
grand écran, qu’ils travaillent ensuite en classe avec leurs enseignants. Ces projections
ont lieu pendant le temps scolaire. École et cinéma, qui concerne les classes d’écoles
primaires, est aujourd’hui le dispositif le mieux implanté : il est actif dans 11 000 écoles,
1200 salles de cinéma, et 750.000 élèves en bénéficient. Tous les pays étrangers qui
s’intéressent à la question du cinéma et de l’école nous envient un tel dispositif.
Une chance de la France, en matière d’éducation au cinéma en milieu scolaire, a été la
permanence de ces environnements périscolaires où les enfants, les jeunes et les
enseignants ont pu être mis en contact avec les films - dans de vraies salles de cinéma -,
et des films choisis pour leur qualités cinématographiques et patrimoniales. L’école
française a été encerclée par ces dispositifs qui ont de toute évidence préparé et
accompagné les chances de réussite d’une entrée du cinéma dans les classes.
En 1995 naît ici même, à l’occasion du centenaire du cinéma, un dispositif d’avant garde
pédagogique, Le Cinéma, cent ans de jeunesse, au sein du département pédagogique de la
Cinémathèque française. Le but de ce dispositif est d’expérimenter une pédagogie
exemplaire du cinéma, dont la méthodologie est partageable avec d’autres pays, en
Europe et dans le reste du monde. Ce dispositif a mis au point des protocoles de travail
précis et rigoureux, et fonctionne comme groupe d’autoformation et d’échanges
permanents entre les participants (enseignants et de professionnels du cinéma).
Finalement on réalise 20 ans après sa naissance que Cinéma, cent ans de jeunesse a été
sans le savoir un prototype, la préfiguration de ce que pourrait être une façon de
travailler entre pays européens. Une autre caractéristique initiale de ce dispositif a été la
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volonté de s’implanter dans des régions très différentes, dans des classes d’âge et
d’origine sociale très variées, en pratiquant la même méthode pédagogique pour tous.
C’était une condition de sa visée d’exemplarité.
Ce rapide parcours de l’histoire de l’introduction du cinéma dans le système scolaire
français permet de dégager les trois phases qui ont rendu possible son développement
unique au monde.
Phase 1 : Quelques enseignants amoureux du cinéma introduisent par passion ou par
conviction idéologique le cinéma dans leur classe, mais leur pratique est encore locale,
individuelle et pas toujours soutenue par l’institution scolaire, même si elle y est tolérée.
C’est la phase des « pionniers », souvent des enseignants cinéphiles formés dans les ciné-
clubs et militants du cinéma. Cette génération, en France, est partie massivement à la
retraite depuis 10 ans, laissant la place à des enseignants dont le parcours et la
formation n’ont pas traversé la même histoire, et dont certains ont bénéficié d’un
enseignement universitaire. Mais une limite de la pédagogie individuelle est que tout est
toujours à recommencer pour ceux qui la pratiquent, et que rien ne s’y capitalise
vraiment de l’expérience acquise.
Heureusement le cinéma suscite toujours des envies d’enseigner, même chez des gens
qui n’ont pas fait d’études de cinéma. Et dans une pédagogie bien pensée ce n’est pas
vraiment un handicap. Le « maître ignorant » (pour parler comme Rancière) qui aime le
cinéma et qui a une réelle envie de le transmettre, peut devenir un très bon pédagogue,
s’il trouve les bonnes conditions, dans un groupe de pairs, de s’autoformer. Et aussi les
bons outils.
Phase 2 : La base des pionniers s’élargit et les enseignants militants concernés
commencent à s’organiser en réseaux où circulent des informations, des partages
d’expérience, des rencontres d’autoformation. Cette ébauche d’organisation permet
parfois d’obtenir un début de reconnaissance partielle par l’institution scolaire et
quelques moyens spécifiques. Au cours de cette phase une pensée pédagogique
commence à s’échanger, brisant la solitude (et les toujours possibles découragements)
des expériences en solitaire.
La plupart des pays européens sont aujourd’hui dans ce cas, de façon plus ou moins
développée et structurée.
Phase 3 : L’institution éducative centrale (le Ministère de l’éducation, l’État) décide de
mettre en œuvre une politique nationale d’éducation au cinéma à l’école. C’est la chance
qu’a eue la France, qui reste hélas à ce jour le seul pays à avoir connu une telle mutation.
Le simple fait qu’un ministre de l’Education nationale affirme haut et fort sa conviction
dans ce domaine donne une légitimité immédiate aux enseignants concernés et certains
problèmes (d’aménagement des horaires, de sorties hors de l’établissement scolaire, de
considération de ces enseignants par leurs collègues et leurs directeurs d’établissement,
etc.) se résolvent rapidement d’eux-mêmes. Tout devient plus facile du fait de cette
légitimité et de l’affirmation d’une visée commune et partagée, comme a pu l’être en
France « le cinéma comme art », le cinéma comme « culture et pratique » conjointes.
Même en phase de régression, comme aujourd’hui en France, il reste toujours une
légitimité de ces pratiques.
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L’Europe pourrait-t-elle jouer un jour ce rôle politique central à un niveau
international ?
Pour commencer, une plate-forme d’objectifs est évidemment indispensable. C’est une
condition nécessaire et un très bon début. Et cette plate-forme qui nous réunit
aujourd’hui est exemplaire de ce que devraient être les objectifs de toute éducation au
cinéma : articuler la culture à la création ; articuler l’individuel et le collectif ; articuler
l’apprentissage de goûter, de penser le cinéma et celui de le pratiquer.
Cette plate-forme ouvre même une petite fenêtre entre l’intérieur et l’extérieur de
l’école : la maison, la famille, le social environnant. Cet aspect-là est le moins développé
en France où l’école et la famille, par exemple, restent plutôt étanches l’une à l’autre,
quand ce n’est pas méfiantes et hostiles.
Je salue donc cet acte de naissance car il a su éviter les pièges « pédagogistes »,
instrumentalistes et dogmatiques, qui guettent un « programme » d’éducation au
cinéma.
Je voudrais simplement ouvrir quelques perspectives qui pourraient permettre de
constituer, à partir de cette plate-forme, par la suite, une véritable communauté
éducative (et auto-formatrice).
Dans le Manifeste de Peuple et Culture, de 1945, on trouve ces deux phrases :
« La culture populaire n’est pas à distribuer, il faut la vivre ensemble »
« La vraie culture naît de la vie et retourne à la vie »
Le plus important me semble être aujourd’hui de s’entendre sur la question essentielle
de pourquoi on veut introduire une approche du cinéma à l’école. Si c’est juste pour
ajouter une discipline de plus aux disciplines scolaires classiques, sur le même modèle,
c’est beaucoup d’efforts pour pas grand-chose.
Si l’on veut introduire le cinéma comme art à l’école, c’est d’abord pour qu’il y ait cet
aller-retour entre la culture et la vie, aller-retour dont l’école manque cruellement dans
les disciplines classiques. C’es pour les jeunes fassent à travers cet art une expérience de
la vie, de la beauté, de la vision du monde qui est la leur à leur âge, du pays et de
l’époque où ils vivent.
Le danger permanent d’une approche du cinéma à l’école est de perdre le Nord de la
raison pour laquelle on la fait. C’est ce que j’appelle la gadgétisation du cinéma à l’école.
Elle consiste à « faire pour faire » sans s’interroger sur ce que l’on recherche vraiment à
travers cette expérience et sur comment on le recherche.
Une introduction du cinéma comme art n’a de sens que s’il perturbe les habitudes et le
ronron de l’institution scolaire. Notamment le face-à-face de l’enseignant et des élèves.
Une des vertus majeures d’un enseignement du cinéma comme art - qui a été celle des
Arts à l’école et qui est depuis 1995 celle du Cinéma cent ans de jeunesse - est d’ouvrir les
classes à des non-enseignants du cinéma, à des praticiens qui accompagnent dans la
durée les élèves dans un long projet de cinéma. Une pédagogie du cinéma ne vaut que
dans la durée, le reste est « poudre aux yeux ».
Cette arrivée dans la classe de gens de métiers du cinéma redistribue souvent les cartes
et apporte des valeurs nouvelles qui permettent à certains élèves de voir reconnues des
compétences et des qualités dont ils n’avaient jamais pu faire preuve dans l’enceinte de
l’institution. Elle fait du bien à tout le monde : à l’enseignant, aux élèves, et à l’homme de
métier. Et l’atmosphère de l’école s’en trouve transformée.
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Que pourrait être une communauté éducative européenne en matière d’approche
du cinéma ?
Une communauté ce n’est pas seulement des gens qui ont, chacun dans leur pays, les
mêmes objectifs. C’est quand s’instaurent une pratique et une intelligence communes.
Une communauté pédagogique, c’est quand chacun, dans son pays, a conscience que les
autres suivent la même méthodologie, passent par les mêmes protocoles de travail
pédagogiques et partagent un même imaginaire du cinéma.
La méthodologie n’est ni un programme, ni l’imposition d’un contenu commun.
Elle permet d’échapper à l’atomisation des pratiques sans réduire les différences
nationales. Les identités singulières, au contraire, se révèlent encore mieux par le jeu
d’une méthodologie commune, des protocoles partagés qui permettent de s’intéresser à
ce que font les autres et par quoi en est soi-même passé.
Ce que je dis là n’est pas une utopie, cela se pratique déjà à un nouveau européen à
Cinéma cent ans de jeunesse. Et ce n’est pas difficile, c’est juste une question
d’organisation, de méthodologie partagée et de rencontres réelles entre partenaires.
La mutation numérique
Pour finir je voudrais faire un point d’alerte sur la mutation la plus radicale, depuis 15
ans, dans le rapport des enfants et des jeunes au cinéma : le passage à la consommation
numérique.
Cette révolution n’a plus rien à voir avec la vieille question des différences
générationnelles de culture, c’est une véritable mutation anthropologique.
Ce que l’usage intensif d’Internet a rendu problématique, et bientôt peut-être
insurmontable, c’est l’exigence fondamentale du dispositif cinéma : regarder un film
dans sa durée, sans possibilité de switcher d’un film à un autre ni d’une séquence à une
autre, en étant dans l’obligation d’aller d’une scène à l’autre jusqu’à la fin du film. C’est-à-
dire une acceptation de la durée et de la linéarité du film.
Seule la salle de cinéma oblige, d’une certaine façon, à voir ainsi un film en continu,
même si de plus en plus de spectateurs, (même au festival de Cannes ) regardent le film
tout en consultant de temps en temps leur écran personnel, lisent et répondent aux SMS.
Chez soi, on peut suspendre à volonté le déroulement d’un film sur son écran de
télévision et le reprendre après une interruption de confort personnel, mais aussi le
ralentir, l’accélérer, zapper une ou plusieurs scènes, passer d’un film à un autre, etc.
Voir un film en entier et sans interruption n’est plus aujourd’hui la pratique « normale »
des jeunes générations. La pratique est celle du fragment, de la circulation rapide d’un
clip à un autre. Cette pratique désormais courante produit une augmentation
exponentielle de notre faculté d’impatience. A sauter de page en page, sur Internet, avec
le plaisir d’étourdissement qui va avec, on se rend de moins en moins compte que ce
montage aléatoire et accéléré n’a souvent rien inscrit dans notre mémoire, une page
effaçant l’autre. La vision en salle de cinéma devient de plus en plus un antidote à
l’impatience numérique.
Ce mode rapide de circulation restait encore, il y a peu, linéaire. Il est en train de muter
aujourd’hui et de devenir tabulaire avec les multi écrans où l’impatience trouve un autre
exutoire dans la possibilité de passer simultanément d’un écran à un autre, de sa boîte
email à Twitter ou à Facebook tout en suivant du coin de l’œil un match de foot où une
série américaine.
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Je ne doute pas que ce nouveau mode de rapport aux images – vitesse de rotation rapide,
pratique généralisé du switch, et simultanéité des écrans multiples - va développer des
formes nouvelles d’intelligence des images, dont il est bien trop tôt pour se faire la
moindre idée.
Mais que peut faire aujourd’hui un éducateur entre deux ères, qui s’est donné la mission
d’éduquer les natifs d’Internet au cinéma linéaire de l’époque qui exigeait la durée
continue ?
D’abord, leur en donner l’expérience et le goût. Ensuite, il ne doit pas se laisser intimider
par la démagogie selon laquelle il faudrait courir encore plus vite que les élèves et la
circulation sur Internet. Il doit d’abord se convaincre qu’il n’y a pas de pédagogie sans
ralentissement et sans création de liens entre ce qui est vu.
Le pédagogue n’a pas à accompagner la logique qui régit le stade suprême de la
consommation : passer de plus en plus rapidement d’un produit à un autre, oublier le
passé qui ralentit, et s’enivrer du pur présent vif-argent de cette vitesse.
Si éduquer a un sens, c’est plus que jamais celui de ralentir. Le temps est la matière
première du cinéma. Même si le numérique est en train de nous le faire oublier en le
remplaçant par une vitesse abstraite et modulable.
Éduquer doit être plus que jamais créer des liens, donc des idées et de la mémoire, entre
les fragments de films et entre les films eux-mêmes.
Éduquer, c’est enfin maintenir un lien entre le passé et le présent. Sans ce lien nous
risquons de former des poules sans têtes, amnésiques et heureuses de l’être.
Il n’est pas question de refuser la circulation sur Internet, à laquelle plus personne ne
peut échapper, - et dont nous mesurons tous chaque jour les incroyables avantages et les
gains de temps en recherche d’informations et d’accès aux ressources - mais
d’apprendre à nos élèves à créer des liens entre les millions d’extraits de films que l’on y
trouve et qui sont une mine d’une richesse inouïe, à condition de savoir quoi en faire.
Et pour cela il faut inventer des protocoles pédagogiques qui passent pour le cinéma par
Youtube. Je suis en train de réfléchir à cette question précise d’une utilisation
pédagogique, mais non pédagogiste, de Youtube et autres sites ressources équivalents.
Grâce aux outils numériques devenus quotidiens, comme les smartphones, tous les
élèves et les étudiants peuvent filmer des plans, réaliser des « capsules », des clips, voire
des petits courts métrages ,et les mettre en ligne comme on jette une goutte d’eau dans
l’océan d’Internet. Mais est-ce que les jeunes qui tournent et diffusent ces clips ou ces
capsules apprennent quelque chose de faire un film ? Est-ce qu’ils s’expriment ? Y a-t-il
vraiment création ?
La créativité spontanée, réelle, suscitée par Internet n’est pas à confondre avec la
création. La créativité est le carburant indispensable de la création, parce qu’elle est
l’indice d’une pulsion de faire, mais pour qu’il y ait véritablement création il faut qu’il y
ait un projet, et une pensée de ce projet par rapport au monde et à l’art que l’on
pratique. La création véritable exige elle aussi une pause réflexive par rapport à
l’accélération généralisée d’Internet. Il n’y a pas de pédagogie spontanée par le Net.
L’internaute, qui y poste un clip, n’attend d’évaluation que statistique et instantanée : le
nombre de « vu » et de « like », comme l’industrie du cinéma n’attend que le nombre de
billets vendus. Une vraie création est d’abord auto-évaluée par le créateur lui-même par
rapport à son propre projet, et cette évaluation se fait dans la solitude et le doute. Pour
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lui, l’échange, le partage avec les autres ne vient qu’après, quand le film est fini et qu’il
affronte les autres, la critique, le public.
Une vraie pédagogie de la création cinématographique passe par une durée, celle de
l’élaboration et de la maturation d’un projet. La gadgétisation et l’activisme peuvent
donner l’illusion d’une acquisition spontanée d’un savoir-faire ne nécessitant aucune
pensée, aucun projet, aucun travail, aucune transmission, et créent beaucoup d’illusions
fausses.
Notre rôle d’éducateur est de trouver d’autres stratégies, d’autres protocoles, de nous
inscrire dans une communauté éducative consciente de ses buts et de ses moyens, en
ayant une conscience aigue de cette situation nouvelle à laquelle nous commençons
seulement à être confrontés.
Cette plate-forme pour une éducation au cinéma en Europe peut y contribuer. Bonne
chance à elle.
Alain Bergala