1. L’INTUITION ARITHMETIQUE ET SES BASES CEREBRALES
Stanislas DEHAENE, Professeur au Collège de France
• Il faut réhabiliter le concept d’intuition : nous pouvons aujourd’hui donner les fondements
cognitifs
de ce concept et établir que les enfants ont très tôt une intuition des nombres et de la
géométrie.
A / Quelques illustrations de ce constat :
Ex. 1 :
Quel est le nombre le plus grand, 5 ou 9 ? les élèves répondent avant qu’ils n’aient
totalement construit une représentation effective des relations entre les quantités et les
nombres.
Ex. 2 :
1+3 = 8 ? 21x16 = 97 ?
Sans faire de calcul, notre intuition nous aide à trouver une réponse approximative,
permettant de valider ou d’invalider ici les résultats proposés.
Ex.3 :
Trouve les nombres plus petits que 65 parmi les suivants.
99
24
59
66
Ex 4 :
Sarah a 21 bonbons et on lui en donne 30 de plus. Jean en a 34.
Qui en a le plus ?
Spontanément, l’enfant fait référence mentalement à une ligne numérique, établissant ainsi
des relations spontanées entre nombre et espace (21 et 30, c’est plus loin que 34 ou 99 par
rapport à 24,…). Plus les nombres sont distants de celui demandé et plus la réponse est
rapide et automatique.
La réussite aux exercices nécessitant de l’intuition est corrélée aux résultats ultérieurs de
l’élève.
B / Les découvertes en neurosciences :
Les tâches numériques (traitement de la quantité, calcul,…) activent les régions pariétales
du cerveau chez les humains et les singes. D’autres régions traitent l’identité des objets ou
leur position spatiale.
• L’intuition des nombres peut être totalement inconsciente :
Il arrive que des individus bien entraînés perçoivent les quantités et les relations de quantité
ou réalisent même des opérations de manière inconsciente et complètement automatique.
L’intuition des nombres et de leur écriture chiffrée s’acquiert elle aussi très tôt :
2. Ex : Trouve les nombres parmi les différents signes (200 ms 9 71ms………. )
• L’intuition des objets, de l’espace, du temps et des nombres est présente chez toutes les
espèces,
nous l’héritons de millions d’années d’évolution. Elle a probablement pour origine la
recherche de nourriture et la nécessité de rester ensemble.
Ex 1 : L’oiseau et la récompense (trouver la récompense en repérant la quantité équivalente
au modèle (quantité représentée sous forme de constellation)
Ex 2 :
Le chimpanzé parvient à mettre en relation quantité (nuage de points) et le nombre
équivalent.
Ex 3 : Le macaque en semi-liberté fait la différence entre 2 objets intéressants + 1 sans
intérêt et 3 objets intéressants
Les bébés (dès 3 mois) ont déjà une intuition des quantités et de leurs relations :
Ex 4 : quand 5 + 5 ne font pas 10
• Seule l’espèce humaine parvient à dépasser cette intuition et à effectuer de grands
calculs.
Le passage du symbolique au non symbolique est fondamental, exigeant de bons modèles
mentaux.
En début d’apprentissage, mettre en relation symbole et quantité pour faire des calculs prend
beaucoup d’énergie sur le plan cérébral. C’est très progressivement que l’on constatera un
déplacement de l’activité neuronale vers des régions plus lointaines (où l’on automatise),
libérant ainsi le cortex préfrontal pour d’autres tâches.
Pour aider l’élève à passer du symbolique (représentations concrètes de quantités,…) à
l’abstrait (les nombres, de plus en plus grands), il est nécessaire d’alterner des situations
faisant des liens entre les représentations de quantités et les nombres.
L’exemple des indiens Munduruku d’Amazonie, qui ne disposent pas de lexique numérique :
Ce peuple possède un vocabulaire numérique très limité, les mots exprimant une quantité
sont plus ou moins approximatifs, l’identification verbale des nombres s’arrêtant à 5.
Or, ces personnes savent très bien comparer des quantités mais ne parviennent pas pour
autant à compter dès que la quantité devient importante (au-delà de 2 les scores diminuent
puis s’effondrent).
Nous démontrons ainsi que le comptage est résultat d’apprentissages, liés étroitement au
langage.
• Des lésions peuvent perturber l’intuition des nombres
Il peut y avoir des anomalies dans des régions cérébrales provoquant des dyscalculies, ces
difficultés spécifiques n’étant pas forcément associées aux difficultés langagières ou à un
déficit général.
Ce problème est plus fréquent chez les prématurés, ou chez les femmes présentant une
anomalie génétique spécifique (1 seul chromosome X), ou encore chez des enfants exposés
in utero à l’alcool à certaines étapes essentielles de leur développement.
Ces sujets proposer souvent des résultats fantaisistes à des problèmes, comme ceux cités
ici :
Quelle est la taille maximale d’un couteau de cuisine ? 2 mètres
Quelle est la longueur d’un billet de 10 euros ? 1,50m.
3. Combien de temps faut-il pour se rendre en voiture de Paris à Madrid ? 1 heure.
Ces enfants ont une représentation partielle du cardinal (j’identifie bien la quantité 4 mais
pas la 6) ou, dans d’autres cas, ont une bonne représentation générale des cardinaux sans
pouvoir faire de liens entre ces derniers (je ne perçois pas de relations de quantités entre les
collections 4 et 6,…).
Il est toutefois possible d’améliorer leurs compétences en effectuant un diagnostic précis de
leurs difficultés () et en agissant de manière spécifique : focaliser sur la difficulté et répéter
les situations.
Quelques pistes :
- rendre les quantités numériques plus concrètes et plus tangibles
- renforcer les liens entre nombre, espace, mots et symboles
- motiver les enfants avec des supports attractifs qui augmenteront leurs performances : jeu
de l’Oie, ….
- maintenir un niveau de difficulté soutenu, mais pas inaccessible.
• Conclusion : quelques implications concernant l’enseignement
Avant leur entrée à l’école, les très jeunes enfants possèdent déjà des intuitions
mathématiques profondes qui doivent être utilisées comme socle des apprentissages. A cet
effet, l’utilisation spontanée des doigts doit être respectée et la manipulation d’outils tels que
le boulier, la calculatrice… doivent être encouragées.
Le sens des nombres précède et guide le calcul exact, les deux devant être entraînés très
tôt.
Par contre, d’autres intuitions mathématiques peuvent induire des erreurs (celles concernant
les nombres décimaux ou les fractions, par exemple). Nous devons faire expliciter les
représentations des élèves et les entraîner à vérifier un calcul ou à anticiper (calcul
approché) son résultat probable.