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10 octobre 2013

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Hebdomadaire protestant d’actualité

Hôpital

© istock photo

la passion
du public
Par conviction, des médecins choisissent de résister aux sirènes du privé. Travaillant dans le
secteur public, ils sont moins bien payés mais se mettent au service de la collectivité.  p. 2-3
dossier

politique

Tunisie : désavoué,
Ennahda quitte le pouvoir

Municipales
à Paris

Devant les blocages de la société civile et ses
difficultés à gérer l’état, le parti islamiste a pris
la décision de renoncer. Il s’est engagé à partir
avant la fin du mois. Un gouvernement
de technocrates devrait prendre sa place.  p. 8- 10

Entretien avec
Nathalie KosciuskoMorizet. Son ambition
pour la capitale et le
« Grand Paris » p. 6-7

Dans ce numéro est routé un encart « Semaines sociales de France » pour les abonnés Paris et région parisienne

DISPUTATIO
Travail le
dimanche, des
théologiens
avancent leurs
arguments P. 14
2

Événement

ÉDITORIAL

Antoine Nouis

Lampedusa,
une parabole
La polémique sur les Roms n’est pas
terminée qu’elle est remplacée à la une
des médias par le drame de Lampedusa.
Entre ces deux faits, un point commun :
il existe des milliers de personnes qui
trouvent plus enviables d’être sans papiers dans les pays riches que sans avenir dans le leur. Non seulement, elles le
pensent mais elles sont prêtes à tout pour
le vérifier. Y compris à payer des coûts
exorbitants pour risquer leur vie sur des
embarcations qui sont à nos navires de
transport ce que leur faim est à nos problèmes de surpoids.
Je connais les arguments qui disent
qu’on ne peut accueillir toute la misère
du monde et qui me font remarquer
que je n’accueille pas sous mon toit tous
les SDF que je croise sur ma route. Il ne
s’agit pas d’accueillir tous les pauvres
de la terre mais de ne pas ignorer ceux
qui viennent échouer aux frontières de
notre continent. En s’approchant, ils
sont devenus des proches, des prochains,
qu’on le veuille ou non. Le Christ ne nous
a pas demandé d’aimer nos prochains à
condition qu’ils aient la même religion,
la même nationalité, la même langue et
la même couleur de peau que nous, mais
d’aimer nos prochains tout court.
On ne fait pas de la bonne politique avec
des sentiments mais on n’en fait pas non
plus en ignorant les sentiments. C’est ce
qu’a rappelé le pape François lorsqu’il
a décrété une journée de pleurs, c’est
ce qu’a reconnu le gouvernement italien en annonçant une journée de deuil
national. La France a-t-elle déjà organisé
une journée de deuil national pour des
clandestins ? L’Europe se grandirait à
s’associer à ce deuil et à manifester sa
solidarité avec l’Italie.
On n’a pas le droit de fermer les yeux
devant ce qui se passe à notre porte. Je
pense au témoignage de ce pêcheur qui
a vendu son bateau parce qu’il ne supportait plus de retrouver des morceaux
de corps humains dans ses filets.
Lampedusa, ses plages de sable fin et son
centre de rétention, ses touristes repus et
ses réfugiés affamés, ses vacanciers attendus et ses clandestins recherchés, ses
estivants avides de soleil et ses migrants
en quête d’une vie tout simplement possible. Lampedusa… la métaphore d’un
monde globalisé.•

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

Hôpital public. Par défi, par conviction ou par envie, ils ont résisté aux sirènes du privé.

Ils ont choisi le service

S

alaires plus bas que dans le
privé, gardes dans la plupart
des spécialités, services débordés, l’activité publique peut
être vue de l’extérieur comme un sacerdoce. Pas pour ces médecins ou futurs
docteurs. Le choix du service public ?
Irène Frachon, pneumologue au CHU
de Brest, à l’origine de la révélation du
scandale du Mediator, ne s’est jamais
vraiment posée la question : « J’ai été
interne, j’ai bénéficié d’une formation de
très haut niveau et je suis devenue chef
de clinique. Ça a été une évidence, je me
suis sentie happée par le monde hospitalier. » Le monde hospitalier, mais pas
n’importe lequel, celui du CHU (Centre
hospitalier universitaire, ndlr), d’abord
à Paris puis à Brest : « L’émulation qui y
règne est très forte, très stimulante, grâce
notamment aux liens avec la recherche et
l’enseignement. C’est grâce à ce cadre que
j’ai pu me transformer en cardiologue
experte en valvulopathie pour l’affaire
du Mediator ! », sourit-elle.
« On n’est jamais limités dans ce qu’on
entreprend, la structure et ses capacités permettent beaucoup de choses,
confirme Jean-Jacques Baldauf, professeur en gynéco-obstétrique à Strasbourg
depuis les années 70. Et puis le tissu
hospitalier, c’est une grande famille ! »
Beaucoup soulignent en effet l’attrait du
travail en équipe, le libéral se retrouvant
bien souvent seul. Une plus-value pour
les médecins, comme pour les patients.
« Si on a un doute sur un diagnostic, un
souci, on peut en parler avec les collègues.
C’est une prise en charge multidisciplinaire », confirme le Dr Charles Meyer,
chirurgien à l’hôpital de Colmar depuis
plus de trente ans.

Défense bec et ongles
Dans la même veine, nombreux sont
ceux qui vantent la possibilité de traiter
des pathologies variées. Comme Clémence1, interne en chirurgie dentaire.
Sa spécialité serait plus rémunératrice dans le privé. Très peu pour elle.
Sa motivation est tout autre. La jeune
femme ambitionne de devenir PH (praticien hospitalier, ndlr) pour « travail-

Frachon. La spécialité impose quelquefois le choix. Impossible de travailler en
génétique en libéral, par exemple.
« Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas
que l’argent soit le moteur principal »,
lâche le Pr Baldauf. C’est une réalité, les
rémunérations sont plus faibles dans
le public qu’en libéral. « La médecine
ne devrait pas être mercantile. Le privé,
c’est la course au fric, il n’y a plus que
les chiffres qui comptent », enrage le
Dr  Charles Meyer. Il travaille douze
heures par jour, mais défend bec et
ongles le service public, c’est son
éthique. Comme la loi
l’y autorise, il pratique
une activité libérale dans
les murs de l’hôpital,
deux demi-journées par
semaine. Mais le médecin
a choisi le secteur 1, il applique les tarifs
de la Sécurité sociale. « Dans certaines
cliniques, on ramasse trois fois plus que
nous. Mais moi, je vois ça tranquillement », sourit le Dr Bertrand Schoch,
anesthésiste-réanimateur à l’hôpital de
Saverne depuis 1979.
L’activité libérale ou privée est intrin-

« Le privé, c’est la course
au fric, il n’y a plus que
les chiffres qui comptent »
ler avec des patients dits “spécifiques”
(jeunes enfants, patients hospitalisés,
incarcérés, handicapés), tous ceux qui
ne peuvent pas accéder à un cabinet de
ville ».
« J’aurais eu peur de l’aspect répétitif en
ville, de ne traiter que cinq ou six pathologies au maximum », poursuit Irène

sèquement liée à la nécessité de rentabilité. « Le cabinet est devenu une
entreprise comme les autres, le dentiste
se retrouve à travailler comme un commercial », assure Clémence1. L’avantage
du service public, outre la sécurité de
l’emploi et l’absence de gestion administrative ou comptable, est d’être bien
loin de ces considérations. « Je ne suis
pas payé à l’acte, c’est un luxe extrême »,
avoue la pneumologue Irène Frachon.
Avec les fortes rémunérations qui
accompagnent la profession libérale,
difficile de faire machine arrière. Pas
aisé de renoncer à un haut niveau de
vie. C’est pourtant ce qu’a fait Hervé Diebold, cardiologue. Après vingt ans de
carrière en libéral dans l’Ouest parisien,
il a quitté l’Ile-de-France pour terminer
sa carrière en Bretagne. « Je travaillais
beaucoup, ma femme aussi, nous avions
beaucoup de frais », explique le docteur.
L’homme avait souhaité travailler dans
le public au début de sa carrière, mais
un différend avec un chef de service
avait rendu les choses difficiles. Vingt
ans plus tard, le voilà qui rejoint l’Hôtel-Dieu de Pont-l’Abbé. « J’avais envie
Événement

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

3

Rencontre avec ces médecins engagés qui se sont mis au service du plus grand nombre.

public plutôt que l’argent
trand Schoch, soixante-trois ans, bon
pied bon œil. Alors qu’on voulait l’en
décharger, il tient à en conserver au
moins un minimum. « Ça entretient
mes techniques, j’aurais trop peur de
désapprendre à travailler », se justifiet-il. Sachant que dans certaines spécialités, comme la pneumologie ou la
gastro-entérologie, pas de garde pour
les praticiens hospitaliers, seulement
des astreintes.
Le choix du secteur public a également pu être celui des rencontres. « Le
hasard des stages a fait que j’ai rencontré une équipe sympa. À l’époque,

il manquait des anesthésistes. Je suis
resté !, dit le Dr Schoch. Et puis le public
était presque le seul à faire vraiment de
la réanimation. » Son éducation protestante, son milieu familial, ses années
de scoutisme ont aussi fait que pour
lui « la communauté de destins était
une valeur sûre ». Contacté par le privé
pour des remplacements au début de sa
carrière, il ne s’y est pas beaucoup plu.
Le Pr Baldauf, PU-PH (professeur des
universités-patricien hospitalier, ndlr)
à Strasbourg, rappelle la dimension
très importante de l’apprentissage, du
patronage dans son choix : « Il était pri-

mordial pour moi de former les médecins
de demain, ceux qui exerceront quand je
ne serai plus là. » Qu’en est-il des jeunes
médecins justement ? Ont-ils envie de
rejoindre le secteur public ? « Ils n’ont
pas envie de trop bosser », observe le
Dr Willems. Et se retrouvent face à un
choix, que Clémence1 résume ainsi :
« Soit avoir un métier passionnant, mais
mettre de côté sa vie privée. Soit travailler
dans un cabinet ou une clinique à mitemps, des vacances, mais l’impression
de ne pas être allé au bout de ses convictions. »•
Philippe Schaller

Urgences : quelles réponses à la violence ?

© Istock photos

Médecins, infirmiers et directions tentent de
trouver la parade. L’ambition, et la difficulté :
sanctuariser l’hôpital sans le « bunkériser ».

de faire bénéficier de mes compétences
et de mes services ce petit hôpital et ses
patients, moins privilégiés qu’à Paris. Il
faut bien avouer que ma foi protestante
n’a pas été étrangère à mon choix. »

« Ce qui est sûr,
c’est qu’il ne faut
pas que l’argent
soit le moteur
principal »

L’apprentissage au cœur
Le Dr Willems, réanimateur de trentesix ans dans le sud de la France, sépare
actuellement son activité entre un 60 %
dans un hôpital et quelques jours dans
une structure privée où il « gagne plus,
mais travaille plus ». Cette dernière
lui propose de doubler sa présence,
avec une proposition financière très
alléchante. Le réanimateur hésite
encore, soucieux de garder du temps
pour lui. Car les conditions de travail
sont un élément non négligeable dans
le choix du secteur public, surtout en
centre hospitalier traditionnel. « C’est
assez confortable, on travaille environ 48 heures par semaine, on a 25
jours de congés, 15 jours de RTT et 15
jours de formation par an », explique
le Dr Willems. Quand les services ne
sont pas débordés... Les gardes ? Pas
un problème pour l’anesthésiste Ber-

Agent d’accueil menacé avec un couteau aux urgences de
Bourgoin-Jallieu, coups de feu tirés à Saint-Denis, infirmier
blessé à l’arme blanche à Marseille. Cet été, les actes graves
de violence se sont multipliés dans les hôpitaux, mettant en
lumière ce qui semble bien devenu un phénomène préoccupant. En cinq ans, les agressions contre le personnel de santé
« auraient augmenté de plus de 80 % », selon l’Association des
médecins urgentistes de France (Amuf). Les pouvoirs publics
ont mis en place en 2005 un observatoire, l’ONVS, chargé de
recueillir tous les signalements des hôpitaux. L’an passé, 11
344 déclarations d’atteintes aux biens et aux personnes ont été
recueillies, dont 25 % en psychiatrie, 14 % aux urgences. Face
à cela, les hôpitaux multiplient les dispositifs de sécurité, tout
en essayant de rester des lieux de soins ouverts sur la ville.
Les responsables marseillais ont passé la vitesse supérieure.
Courant septembre, la direction de l’AP-HM a lancé un plan
de prévention de 30 mesures, plus ou moins coercitives : fermeture nocturne des points d’entrée, développement de la
vidéosurveillance, dispositifs d’alerte, création de chambres
avec sas de sécurité, révision de l’aménagement et de l’organisation des services. Une campagne d’affichage sera bientôt
lancée, tandis que les syndicats militent pour la création d’une
trentaine de postes de médiateurs. Le calendrier n’est pas
défini, le financement encore en question. À la direction,
on avoue que « peu de dispositifs sont déjà en place ». Seules
les rondes quotidiennes de police et de gendarmerie, plus
que nécessaires aux yeux du personnel, fonctionnent. « Ces
mesures ne vont pas résoudre tous les problèmes de violence,
mais certainement améliorer la situation. À condition d’aller au
bout », soutient Danielle Ceccaldi, secrétaire CGT à l’AP-HM.

L’attente suscite la violence

1. Son prénom a été

changé à sa demande.

Bien souvent, c’est la vision sécuritaire qui a pris le dessus.
Depuis 2007, le CHU de Nîmes a un responsable de la sécurité.
« Parce que la délinquance ne s’arrête pas aux portes de l’hôpital »,
Thierry Gaussen gère 33 agents titulaires d’un CAP de sécurité,
formés au milieu hospitalier et appliquant des techniques validées par les médecins. Ils ont su se faire accepter du personnel
soignant et interviennent au moindre signalement, « dans tous
les services, sans exception ». Ça peut aller plus loin. L’organisme
« Scope santé sécurité » propose, parmi ses formations médicales, une initiation à l’autodéfense. « On est obligé d’en arriver

là, parce qu’il n’y a aucune régulation, aucune filtration aux
urgences », explique Alain Perrier, le responsable pédagogique.
Cet ancien anesthésiste vend entre dix et quinze sessions – pour
des vigiles ou du personnel de santé – par an, encadrées par des
médecins ou infirmiers de métier. Ce dispositif, encore minoritaire, a pour ambition d’apprendre à « se protéger en cas d’agression ou immobiliser une personne agitée quand le dialogue est
rompu », explique-t-il.
Rondes de police, sas de sécurité, stages d’autodéfense, voilà
l’avenir de l’hôpital ? Pour l’Amuf, c’est plutôt un cauchemar.
Son porte-parole, Christophe Prudhomme, confirme que l’hôpital n’échappe pas à une société de plus en violente. Lui-même
a été agressé plusieurs fois et a déjà reçu un coup de boule. « On
a oublié que la médecine, c’est avant tout des rapports humains
et des valeurs humanistes », analyse le porte-parole.
Pour ce médecin du Samu en Seine-Saint-Denis, une barrière
stricte sépare les hommes en blanc des hommes en bleu. Surtout dans les banlieues parisiennes « où la confiance limitée
envers la police nationale met en danger nos équipes ». Pour
lui, le coupable de la violence aux urgences est tout désigné,
c’est l’attente. Le porte-parole de l’Amuf préconise l’embauche
de personnel, des formations de réponse à l’agressivité, des
boutons poussoirs semblables à ceux des banques ou des bijouteries. « L’accueil doit rester convivial », assure-t-il.

« Société McDonald’s »
L’enjeu est simple et compliqué à la fois, il faut sanctuariser
l’hôpital sans le « bunkériser ». Veiller à ce que l’hôpital reste un
endroit ouvert, c’est ce qu’a tâché de réaliser le Pr Casalino, chef
de service aux urgences de l’hôpital parisien de Bichat. Depuis
2006, il y mène une réflexion sur la politique de sécurité. Outre
la sensibilisation des équipes à la prévention et à la gestion
des conflits, l’hôpital s’est fixé comme objectif « zéro patient
dans les couloirs des urgences ». Les patients sont accueillis
par une infirmière d’accueil et d’orientation, qui les installe
dans les secteurs de soins appropriés. Seuls les patients sont
admis, les accompagnants doivent rester en salle d’attente.
En contrepartie, un membre de l’équipe de soins les informe
sur les délais. Pas d’angélisme non plus, la salle d’attente et
tous les accès ont été sécurisés par des portes à code et des
caméras. Grégory Chabert, ambulancier agressé en février
dernier à Bourgoin-Jallieu, milite surtout pour un changement
de comportement des patients : « Les gens ne voient que leur
propre urgence. Nous sommes dans une “société McDonald’s”
où l’on reçoit tout rapidement. Mais la médecine ne fonctionne
PH. SC.
pas comme cela ! » Sera-t-il entendu ?•
4

Monde

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

Centrafrique. Le chaos s’est répandu depuis le coup
d’État du 24 mars. Les chrétiens sont les premières
cibles. L’ONU interviendra-t-elle ?

Faire face
à l’insécurité

directeur du bureau de traduction
biblique Wycliffe, a dû se réfugier
quelque temps chez les Diaconesses
de Reuilly en France, après avoir été
agressé trois fois par des membres de la
Séléka. Il a été mis en joue plusieurs fois
par des hommes armés qui ont tiré sur
lui, pour le terroriser. Il a dû leur donner l’argent dont disposait la mission
de traduction biblique, l’équivalent de
1 500 euros en francs CFA.

« Les exactions continuent »
Ses agresseurs ont également volé
voitures et motos, ordinateurs et
ampoules électriques, et ont menacé
de violer ses deux filles. « Mais le Seigneur n’a pas permis qu’ils passent à
l’acte », témoigne-t-il, encore sous le
choc. Il remercie grandement le Défap,
service protestant de mission, qui lui a
permis de venir souffler en France avec
son épouse, du 22 août au 11 septembre
dernier – l’obtention de son visa ayant
été très compliquée.
Aujourd’hui, il décrit
une situation de guerre
en Centrafrique : «  Les
exactions continuent de
façon plus ciblée. Il y a des
braquages de véhicules. Il est risqué de
sortir après 18 h. Alors, tout le monde
se barricade chez soi, de peur d’être la
cible de personnes armées. Le jour, on
peut circuler, mais avec prudence car il
y a des enlèvements, avec des demandes
de rançon. Il faut donc rester discret et
prudent. »
Ailleurs dans le pays, si le calme
semble être partiellement revenu, des
déplacements de populations font

« Nous essayons de
convaincre les gens de se
pardonner mutuellement »
Elle n’a plus droit à rien et vit en pleine
insécurité. Alors, on s’en remet entre les
mains de Dieu », témoigne Ludovic Fiomona, médecin et secrétaire général de
l’Église réformée du Christ Roi à Bangui, responsable du programme de lutte
contre le sida en Centrafrique pour le
Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD).
Son confrère Bertin Oudagnon, viceprésident de l’Église du Christ Roi, et

D. R.

L

e 24 mars dernier, à Bangui, en
Centrafrique, les rebelles de
la coalition hétéroclite Séléka
chassaient du pouvoir François
Bozizé pour le remplacer par Michel
Djotodia, issu d’une ethnie musulmane
minoritaire – le tout sur fond de scènes
de pillages à grande échelle. Depuis, les
mercenaires de la Séléka sont devenus
incontrôlables, même par le nouveau
pouvoir en place, qui a fini par dissoudre
la coalition, mais en vain. En réponse, à
travers tout le pays, des milices d’autodéfense, majoritairement chrétiennes,
ont vu le jour. Les affrontements avec
leur lot de vengeances se font plus nombreux chaque jour, faisant craindre un
embrasement de cette région d’Afrique
réputée jusque-là pour son calme interreligieux.
«  La vie quotidienne de la population aujourd’hui en Centrafrique est
marquée par la peur et l’angoisse. Elle
a été traumatisée. Elle a tout perdu.

Les responsables
religieux,
catholiques,
protestants
et musulmans,
tentent
l’apaisement,
mais ils sont
dépassés par
leur base

Un risque d’embrasement religieux ?
Lors du coup d’État du 24 mars, ni les 450 soldats français en poste à Bangui ni les 1 400
hommes de la force panafricaine Misca ne sont
intervenus. Depuis, le chaos s’est installé et, selon Laurent Fabius, « une zone de non-droit peut
devenir un repaire pour tous les extrémistes ».
François Hollande a donc lancé un appel à la tribune de l’ONU le 25 septembre dernier, appelant
au vote d’une résolution et à un déploiement
de « casques bleus ». La situation au Mali et
l’attentat de Nairobi font-ils craindre le pire ?
« La Séléka est d’abord une rébellion contre le
régime de Bozizé, analyse Jean-Arnold de Cler-

mont, président du Défap. S’y sont associés des
bandits de grand chemin, dont le seul objectif est
le pillage et la rapine. Dans cette désorganisation,
il est indéniable que se sont greffés des éléments
à visée djihadiste, venus du Tchad et du Soudan, et
peut-être du Nigeria et du Mali, chez qui la dimension antichrétienne est évidente. Cela met en péril
la tradition de paix qui régnait jusqu’à présent entre
chrétiens et musulmans. Une force d’interposition
est une nécessité. Il y a urgence à rétablir l’ordre
pour que les relations islamo-chrétiennes ne soient
pas mises en péril et pour préserver la possibilité
M. L.-B.
en Afrique d’un islam soufi pacifiste. »

craindre le pire pour leurs conditions
sanitaires, voire leur survie. La ville de
Bouar, qui se trouve dans l’ouest du
pays, a été relativement épargnée par
les rebelles venus du Nord-Est. C’est
pourquoi elle a reçu beaucoup de déplacés, accueillis et nourris par les Églises
sur place. Les catholiques ont été fortement sollicités, les luthériens aussi.
« Notre Église de Bouar a déjà accueilli
plus de 900  personnes, et il en arrive
de nouvelles tous les jours témoigne
le pasteur André Goliké, président de
l’Église évangélique luthérienne de
Centrafrique. Nous avons reçu de l’aide
financière des luthériens américains, qui
nous a permis d’acheter du riz, des haricots rouges, du manioc, du sucre, du sel,
du savon et du poisson fumé, autant de
vivres que nous avons distribuées aux
déplacés. Grâce au bureau de la Fédération luthérienne mondiale installé à
Bangui, nous avons consulté l’Unicef et
le Programme alimentaire mondial : on
espère recevoir de l’aide de ces ONG à
partir du 15 octobre. »

Tentative de médiation
Fin août, le Défap a reçu des photos
de déplacés dans la ville voisine de
Bohong, qui ont été publiées sur son site
Internet1 : les déplacés, contraints de se
cacher dans la brousse car des membres
de la Séléka étaient à leurs trousses,
comptent parmi eux des enfants, dont
certains souffrent de fièvres ou du paludisme. Ils boivent de l’eau impropre et
essayent de se soigner avec des écorces
d’arbres.
Pour tenter de mettre fin au chaos,
les responsables religieux chrétiens et
musulmans se sont rencontrés à plusieurs reprises pour lancer des appels

au calme. « À Bohong, nous essayons
de faire de la médiation, de tenter une
réconciliation entre les gens, mais ce n’est
pas facile. Je vais y aller demain pour
rencontrer la population, car c’est jour
de marché. Nous avons formé une plateforme religieuse, avec des catholiques,
des protestants et des musulmans. Nous
rencontrons les autorités, les membres de
la Séléka, les notables et les religieux pour
essayer de convaincre tout le monde de
se pardonner mutuellement. Mais nous
entendons encore des coups de fusils »,
raconte le pasteur André Goliké.
Le nouveau pouvoir, quant à lui, aux
mains des musulmans, vient de nommer deux chrétiens à des postes clés,
en signe d’apaisement : le président de
l’Église du Christ Roi est son nouveau
chef d’état-major, et Ludovic Fiomona
est le responsable gouvernemental de
la lutte contre le sida. Mais les autorités
sont complètement dépassées par leur
base, c’est pourquoi nombre d’interlocuteurs appellent de leurs vœux une
intervention de la communauté internationale. « Nous avons soif de la présence des “casques bleus” pour protéger
la population. S’ils sont là, sa sécurité
sera assurée. Nous les attendons depuis
longtemps », résume le pasteur André
Goliké.
Ludovic Fiomona renchérit : « Nous fondons beaucoup d’espoir sur la résolution
qui pourra être prise par les Nations unies
à New York. Aujourd’hui, notre pays ne
sait plus à quel saint se vouer. Nous avons
été abandonnés. L’affaire du Mali était
plus sérieuse, donc nous avons été délaissés. » Pour combien de temps encore ?•
Marie Lefebvre-Billiez
1. www.defap.fr
Monde

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

ÉGLISE catholique. La réforme de la curie romaine, promise à mots couverts
par le pape François, fermerait une parenthèse ouverte voici près d’un siècle et demi.

5

De par le monde

La curie sous pression

© Yasmina Barbet/Wostok Press/Maxppp

dans les régions dominées par le communisme, observe Henri Madelin. Jean
XXIII avait subi des avanies de la part
des Orientaux, Jean-Paul II avait vécu
toute sa vie en Pologne dominée. Cela
forcément les encourageait à se doter
d’une machine implacable pour faire
contrepoids aux menaces extérieures. »
Cet excès de pouvoir n’est pas passé
inaperçu. « De temps à autre, tel ou tel
pape a pu avoir des velléités de réforme,

Le pape François, lors de sa visite à Assise, le 4 octobre

S

eptembre 1870 : profitant de la
chute de Napoléon III, qui protégeait les États pontificaux, le
roi Victor-Emmanuel II parachève l’unité italienne en contraignant
le pape à se réfugier dans Rome. Rien à
voir, au premier abord, entre la défaite
de Sedan et la réforme de la curie dont le
pape François, voici quelques semaines,
a lancé le chantier.
Pourtant, c’est bien la perte du pouvoir
temporel sur leurs terres italiennes qui
a encouragé les papes à concentrer leur
autorité sur la cité vaticane et donc à
renforcer la curie romaine.
Ce changement s’est trouvé renforcé
par le dogme de infaillibilité du pape,
décrété par le concile Vatican I, à la fin
de l’été 1870. « Pie IX s’est évidemment
senti humilié par l’occupation de ses
États, relate le théologien jésuite Henri
Madelin. Mais il s’est assez vite aperçu que
cette lourde défaite pouvait lui laisser les
mains libres sur le peu qui lui restait. » À
condition de se doter d’un outil efficace.

Une force en mouvement
Le phénomène a pris du temps. Pendant la Première Guerre mondiale, le
pape n’est jamais parvenu à se faire
entendre des belligérants. Les grandes
voix chrétiennes parlaient même contre
lui. Mais pour continuer à jouer un
rôle international, les papes n’ont eu
d’autres choix que de suivre ce chemin
escarpé, de s’appuyer sur les hommes
de confiance qui composaient la curie.
Par les accords du Latran, signés en

1929, Mussolini a reconnu la légitimité
du souverain pontife à conserver ce
territoire de 44 hectares. La curie s’est
muée en une véritable administration,
capable de gérer non seulement le petit
État, mais encore l’armée des nonces
qui portaient partout la parole du pape.
« La centralisation des pouvoirs n’a plus
cessé, reconnaît l’historien Jean-Marie
Mayeur. On a même pu parler d’une
papauté impériale, dont le prestige
culmine avec Pie XII et le rayonnement
médiatique avec Jean-Paul II. »
Les enjeux idéologiques ont aussi
contribué à renforcer le poids de la
curie. « Pie XI et Pie XII ayant été nonces
dans les pays de l’Est, ils avaient assisté
aux massacres frappant les catholiques

« Dans le passé,
le souci d’efficacité
primait sur le désir
de collégialité »
admet Jean-Marie Mayeur. Mais très vite
ils ont été rattrapés par des réflexes institutionnels plus forts que leur propre personne. » Le souci d’efficacité primait sur
le désir de collégialité. Faut-il en déduire
que la réforme de la curie est impossible ?
Évidemment non. Les pistes existent.
«  Le concile Vatican II a voulu une
curie au service de l’Église universelle,
de l’effort missionnaire et de tous les
diocèses, rappelle Henri Madelin. Le
projet n’a pas beaucoup avancé à cause
de l’avènement d’une société médiatique qui privilégie la personnification
à outrance et de l’élection d’un pape de
combat – Jean-Paul II. Mais aujourd’hui,
les conditions sont requises pour que le
travail soit entrepris. » Les vives critiques
entendues pendant le conclave cette
année donnent au pape François une
opportunité rarement rencontrée. La
diversité des personnalités que le pape a
choisies pour formuler des propositions
laisse augurer de vrais changements.
Mais il faut agir vite, au risque de voir
la routine reprendre le pouvoir.•
frédérick casadesus

Les ouvertures possibles
Parmi les évolutions, la plus facile
concerne la gouvernance et une plus
grande collégialité avec les conférences épiscopales. Pour les fidèles,
sans changer la foi de l’Église, trois
mesures sont attendues par de nombreux catholiques.
L’ordination d’hommes mariés,
comme c’est le cas dans les Églises
catholiques de rite oriental, uniates
et maronites, soumise à l’autorité
de Rome. Comme pour les diacres,
les prêtres célibataires ne pourront

se marier mais le presbytérat serait
ouvert aux hommes déjà mariés.
Le remariage des divorcés, comme
dans les Églises orthodoxes. La rigidité actuelle de l’Église sur cette
question oblige les prêtres à des
attitudes pastorales intenables.
Enfin, l’ouverture du diaconat aux
femmes. Dans la mesure où le prêtre
représente le Christ, la foi catholique
réserve ce ministère aux hommes.
Il peut en être autrement pour les
A. N.
diacres.

Thomas Ferenczi

Tournant
iranien
Il y a quarante ans, la visite du président
Nixon en Chine, du 21 au 28 février 1972,
marquait un tournant historique en ouvrant le dialogue, après de nombreuses
années d’ignorance mutuelle, entre Pékin et Washington. Saluant l’événement,
Nixon parlait de « la semaine qui a changé
le monde ». Dira-t-on de la dernière semaine de septembre 2013, marquée par
un coup de téléphone largement médiatisé entre le président Obama et son homologue iranien, Hassan Rohani, qu’elle
a changé le monde ? Peut-être pas, ou du
moins il est trop tôt pour l’affirmer.
Mais l’échange entre les deux dirigeants
a mis fin, comme l’a noté un journal iranien, à un tabou qui rendait impossible
un dégel des relations entre les deux
pays. Les ponts étaient coupés depuis
la chute du shah et l’instauration de la
République islamique en 1979. L’occupation de l’ambassade américain à Téhéran et la prise en otage de ses personnels
pendant près de quinze mois avaient
provoqué la rupture des relations diplomatiques entre l’État que l’Iran qualifiait
de « grand Satan » et celui que les ÉtatsUnis considéraient comme un « Étatvoyou ».
De part et d’autre s’exprime aujourd’hui
la volonté d’établir entre les deux pays des
relations plus apaisées.
Pour Barack Obama, l’intérêt est à la fois
économique (favoriser l’ouverture du
marché iranien aux industriels américains) et stratégique (diminuer les tensions qui agitent la région, en particulier
en Syrie et en Irak, deux alliés de l’Iran).
Pour les dirigeants iraniens, qui ont
choisi en Hassan Rohani un réformateur
modéré, l’objectif est d’abord d’obtenir
la levée des lourdes sanctions qui affaiblissent le pays ; il est ensuite de rendre
à l’Iran sa place de puissance régionale,
aux côtés de l’Arabie Saoudite, sa principale rivale, qui l’a évincé de la scène
diplomatique.
Un rapprochement peut donc s’amorcer. Le résultat est loin d’être acquis. Le
principal obstacle demeure la question
du nucléaire iranien, qui fait depuis de
longues années l’objet d’interminables
négociations. À Washington comme à
Téhéran, on se montre prudent, ne seraitce que pour ne pas heurter de front les
conservateurs des deux camps. Mais un
élan est donné, qui ouvre des perspectives
encourageantes.•
6

Société

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

élections municipales (1). Candidate UMP à la Mairie de Paris, Nathalie Kosciusko-Morizet livre son diagnostic sur les enjeux politiques

« Il faut renforcer la société par la
questions à
Nathalie
Kosciusko-Morizet

députée de l’Essonne
candidate UMP à la Mairie de Paris

Vous n’ignorez pourtant pas que le
Front national est actuellement perçu,
par la gauche comme par la droite,
comme une menace. Que pensez-vous
des déclarations de François Fillon et
d e s p o l é m i q u e s q u ’e l l e s o n t
entraînées ?
Ce genre de débat n’est pas neuf. Cela
fait des années que la présence du Front
national dans la vie politique provoque
des discussions. Nos concitoyens n’attendent plus de consignes de vote – s’ils
l’ont jamais fait. Il est donc inutile de
formuler des injonctions.
Chaque responsable politique, en
revanche, a le devoir de dire clairement
comment il se comporterait, à titre personnel, s’il était obligé de choisir entre
un candidat du Front national et un candidat de gauche. J’estime cette question
tellement cruciale que j’ai rédigé un livre
pour y répondre.
Vous appartenez à la tradition gaulliste, qui permet à chacun, d’où qu’il
vienne, de s’accrocher au projet collectif de la nation française. Quelles
réponses apportez-vous à ceux qui se
laissent entraîner par la
xénophobie ?
C’est en proposant des objectifs que l’on
peut bâtir une espérance commune.
Pour ne prendre qu’un exemple : voici
quelques jours, les responsables socialistes de Paris ont affirmé que la solution
au problème des Roms consistait à les
reloger.

© PHOTOPQR/LE PARISIEN/olivier corsan

Que vous inspire la situation de la
droite républicaine aujourd’hui ?
Je veux d’abord affirmer que l’on se
construit dans l’action. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de mener la
bataille pour l’alternance à Paris.
Je souhaite le faire dans l’unité, ou
pour mieux dire dans l’union, c’est-àdire en respectant la spécificité de chacun. Les primaires ouvertes ont permis
aux Parisiennes et aux Parisiens de désigner la candidate de l’UMP.
En retour, elles m’ont donné la légitimité pour rassembler ceux qui se
trouvent dans d’autres mouvements
politiques – UDI, MoDem – auxquels
s’ajoutent des personnalités issues de la
société civile, qui ont envie de construire
un projet d’avenir assez éloigné des tensions partisanes.

« Je travaille sur
un concept qui est
celui de la
réciprocité »

Or, actuellement, 130 000 personnes
sont en attente d’un logement social
à Paris, certaines d’entre elles depuis
plus de dix ans ; comment peuvent-elles
accueillir une telle déclaration ? Je m’oppose à cette option parce que je la trouve
injuste et inaudible par des citoyens qui,
de façon légitime, s’impatientent.

Mais les Roms ne vont pas être installés
dans des appartements situés en
HLM…
Certes, mais c’est un effet de cascade :
j’ai été ministre en charge du logement
et j’ai donc eu à gérer l’hébergement
d’urgence.
Le nombre de places n’étant pas
extensible, les pouvoirs publics sont

contraints d’établir des parcours de vie
qui entraînent les derniers demandeurs
à intégrer des pensions de famille, puis
les logements sociaux. Dire que l’on
va répondre à tous les problèmes tout
de suite et faire face à toutes les situations, et surtout aux plus médiatisées,
ce n’est pas faire justice à l’attente de
nos concitoyens.

Un tempérament bien affirmé
Nathalie Kosciusko-Morizet a vu le jour en 1973, dans le
quinzième arrondissement de Paris.
Son engagement politique est le gaullisme et s’inscrit, à
n’en pas douter, dans une histoire familiale : fille de François Kosciusko-Morizet, qui exerce toujours les fonctions
de maire de Sèvres (Hauts-de-Seine), la candidate UMP à
la Mairie de Paris est également la petite- fille de Jacques
Kosciusko-Morizet, grande figure de la Résistance et ancien Ambassadeur de France.
Polytechnicienne ayant effectué son service militaire à Djibouti, cette jeune femme est entrée dans la carrière politique en 2002, comme suppléante de Pierre-André Wilzer,
député de l’Essonne.
Assez vite, Nathalie Kosiuscko-Morizet s’est imposée dans

le débat public, associant fidélité aux traditions et prise en
compte assumée de la modernité.
Secrétaire d’État chargée de l’écologie sous l’autorité de
Jean-Louis Borloo en 2007, Nathalie Kosciusko-Morizet
n’a pas hésité à dénoncer avec virulence les prudences de
son camp. Devenue maire de Longjumeau en 2008, elle a
conforté sa liberté d’action. Lors de l’élection présidentielle de 2012, elle fut porte-parole du candidat Nicolas
Sarkozy, incarnant l’aile progressiste d’une équipe dominée par des tendances conservatrices.
La candidature de Nathalie Kosciusko-Morizet à la Mairie
de Paris consacre son avancée au premier plan de la vie
politique.
F.C.
Société

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

actuels et son point de vue sur le développement de la capitale.

logique du contrat »
En revanche, à Lyon, qui est aussi une
municipalité socialiste, j’observe que
la mairie a développé une coopération
in situ avec la Roumanie pour développer des capacité d’insertion locale,
pour éviter que le problème des Roms
ne s’exporte.
Je trouve cette démarche très intéressante – ce qui démontre que je n’aborde
pas cette question sous un angle partisan. Alors, bien entendu, je ne prétends pas qu’un seul dispositif suffise
à résoudre tous les problèmes – ce que
la mairie de Lyon reconnaît elle-même.
Simplement, je crois que ce genre
d’initiative a du sens et contribue à
réduire les tensions au sein de notre
société. C’est un chemin pragmatique, efficace, pour lutter contre la
xénophobie.
Il y a quelques mois, dans nos
colonnes, Bruno Le Maire appelait sa
famille politique à porter, haut et fort,
les valeurs de la droite républicaine.
Quelles sont, selon vous, les valeurs
qu’il convient de placer au premier
plan ?
Avec la « France droite », le mouvement
politique que j’ai créé, je travaille sur un
concept qui est celui de la réciprocité.
La société risque de se déliter quand
ceux qui la composent – quel que soit
leur niveau de vie – nourrissent le sentiment que certains reçoivent plus, tandis
que d’autres donnent beaucoup trop. Je
veux repenser la question de l’échange,
du don et du contre-don. Notre devise
républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité  » pourrait être renforcée par la
logique du contrat, de la réciprocité.
Sous l’influence de Nicolas Sarkozy,
la droite a paru admettre une forme
de libéralisme dans le domaine des
mœurs. N’est-elle pas en train de
renouer avec ses traditions ?
Je regrette que nous ne soyons pas
allés au bout d’une promesse faite
en 2007 : l’union civile en faveur des
homosexuels.
Ce dispositif, complété par des solutions concrètes – je pense par exemple
à la reconnaissance d’un statut pour le
beau-parent, faisant droit à des situations complexes qui se posent depuis
longtemps.
Ce système fonctionne en Allemagne,
il permet de faire face à tous les cas
de figure sans contraindre le corps
social à verser dans les dérives de
l’indifférenciation.
Hélas, le gouvernement actuel a cherché un avantage politique et préféré
séparer les Français plutôt que de les
rassembler. Quand on aborde un sujet
qui concerne les questions morales

ou anthropologiques, il faut trouver le
consensus. À propos de l’euthanasie,
la majorité précédente avait créé une
commission composée de députés de
droite et de gauche, qui siégeait à l’écart
des médias et donc à l’abri des pos-

travaillions sur le périphérique. Dans
son livre intitulé L’invention de Paris,
Eric Hazan démontre que Paris s’est
construit en débordant progressivement de ses murailles, celles de Philippe
Auguste, celles de Charles X, celles des
fermiers généraux. Depuis
quarante ans, cette extension
butte sur le périphérique. Il
me semblerait pertinent de
couvrir cette voie.
Nous ne pourrions pas réaliser un tel projet en quelques
mois, mais le vote d’un fonds
d’amorçage, qui permet de créer les premiers mètres carrés et qui se refinance
par la vente de ces mêmes premiers
mètres carrés, lancerait la machine de
manière efficace. Un tel projet, associant
des logements et des bureaux, favoriserait la coopération entre la capitale et sa
banlieue, redonnerait de la liberté, du
dynamisme, à tous.

« Sur les questions morales
ou anthropologiques, il faut
trouver le consensus »
tures politiciennes. Le résultat est que
ces femmes et ces hommes de bonne
volonté ont élaboré un projet de loi qui
fut adopté à la quasi-unanimité, qui est
la loi Léonetti.
Quelle place les Églises doivent-elles
tenir dans l’espace public ?
Les Églises ont toute légitimité à intervenir dans le débat public. Par le prisme
de leur tissu associatif, elles connaissent
bien la société française. Elles doivent
être un lieu de réflexion et de débat sur
la modernité. Elles ne doivent pas se
contenter d’exprimer un dogme.
Le phénomène de métropole engage
les candidats présents dans les grandes
villes à créer des programmes extramuros. Comment envisagez-vous la
coopération de Paris avec les communes qui composeront le « Grand
Paris » ?
Je crois beaucoup au « Grand Paris ».
Lorsque j’étais ministre du Logement,
j’ai tenté de stimuler cette coopération,
notamment le projet « Grand Paris
Express ».
Le gouvernement actuel a poursuivi
ce travail, en dépit de quelques modifications subalternes, et je m’en réjouis
parce qu’il est bon qu’un projet impliquant des millions d’habitants et des
investissements considérables bénéficie
d’une forme de continuité.
En revanche, je ne crois pas du tout
qu’il faille en passer par une loi qui
s’applique à tous les domaines. Cette
option, choisie par l’actuelle majorité,
conduit à la gabegie : création d’une
nouvelle institution, recrutement d’un
millier de fonctionnaires supplémentaires, nécessité de débloquer un budget
de 2 à 4 milliards. Le mille-feuille administratif entraîne des frais considérables
et j’ai la conviction qu’en cette période
de crise, alors que nos concitoyens se
plaignent déjà d’être suradministrés, il
dévoie la belle idée de métropole.
Cela peut-il se traduire de façon
concrète ?
Je voudrais, par exemple, que nous

Quels sont vos projets dans le domaine
culturel ?
Le musée gratuit devait favoriser l’ouverture des publics. En fait ce dispositif
n’atteint pas sa cible parce que l’accès à
la culture ne relève pas uniquement de
considérations financières.
C’est la raison pour laquelle je suis tellement critique au sujet de l’application
de la réforme des rythmes scolaires. La
Ville de Paris a voulu être le meilleur
élève de la pire des politiques, en refusant de prendre le temps de former des
animateurs.
À partir du moment où l’on s’engage
dans cette voie, il faut creuser des pistes
sérieuses, utiliser le temps périscolaire
à l’élaboration de programmes solides,
capables de toucher les publics qui rencontrent le plus de difficultés sociales.
Aujourd’hui, le gouvernement s’apprête
à dépenser plus de 50 millions d’euros
par an pour saupoudrer les écoles d’activités disparates, abîmant au passage
l’autorité des chefs d’établissement et
des enseignants.
C’est une opportunité gâchée. Si les
Parisiennes et les Parisiens me choisissent en mars prochain, je prendrai
mes responsabilités au niveau local : je
veillerai à définir des règles de transparence sur le choix des associations et le
profil des animateurs, afin de donner
une cohérence à l’ensemble du dispositif, assurer l’égalité des chances et
conforter les acteurs de la vie scolaire. •
propos recueillis par F. Casadesus

¿¿À lire :

Le Front antinational
Nathalie Kosciusko-Morizet
éditions du Moment
200 p., 8,95 €.

7

Urbanisme. Face à la concurrence
européenne, l’État et les collectivités
cherchent à muscler la capitale.

Le pari du
« Grand Paris »

C

e qu’il est convenu d’appeler « Grand Paris »
n’est pas un programme technocratique,
mais une réponse ambitieuse aux problèmes
qui se posent autour de la capitale, la première
action d’envergure depuis près de cinquante ans,
lorsque le général de Gaulle avait confié à Paul
Delouvrier le soin de donner une cohérence à
l’essor de la région parisienne.
Le 3 juillet 2010, à l’instigation du président
Sarkozy, les députés ont voté une loi donnant
naissance au « Grand Paris ». Ce projet, présenté
comme urbain, social et économique, avait à
l’origine pour objectif d’unir les grands territoires
stratégiques de la région d’Ile-de-France, dans les
bassins d’emploi et d’habitations. Le texte de la loi
précise que le « Grand Paris » devait réduire les
déséquilibres sociaux, territoriaux.
Comme on le devine, les transports constituaient déjà l’élément clé du dispositif. Le Grand
Paris Express devrait permettre la construction de
205 kilomètres de lignes de métro automatique et
72 nouvelles gares pour relier les territoires de la
Région, alléger le trafic du RER et des transports
existants. Les querelles personnelles et politiques
oppposant Christian Blanc, chargé de mener à
bien l’aventure par le président de la République,
et Jean-Paul Huchon, président du conseil régional socialiste, ont freiné le lancement du projet.
Aujourd’hui, les travaux ont commencé.

Les métropoles
La victoire de François Hollande a modifié la donne.
En effet, soucieux d’approfondir la décentralisation, le
nouveau président de la République a souhaité donner naissance à des entités territoriales urbaines : les
métropoles. Ce projet vise, selon les termes de la loi
actuellement en discussion, à clarifier les responsabilités des collectivités territoriales et surtout conforter les dynamiques urbaines en affirmant le rôle des
métropoles dans le cadre de la décentralisation. Trois
métropoles devraient en principe voir le jour au
1er janvier 2016 : Paris, Lyon, Aix-Marseille-Provence.
124 communes, 19 intercommunalités, 4 départements, la métropole parisienne pourrait bien
s’élever au niveau des capitales européennes– en
particulier celui de Londres. Outre la promesse d’un
développement compatible avec la protection de
l’environnement, le nouveau « Grand Paris » reposerait sur la densification, c’est-à-dire une ville qui
intègre l’idée de la proximité, dans le domaine de
l’emploi, des services essentiels et du domicile. « À
l’hypothèse d’un monde plat, il faut substituer celle
d’un monde épais, roulé en boule », observe Olivier
Mongin dans son livre La Ville des flux (Fayard).
Autant le dire, à Paris comme ailleurs, ces objectifs suscitent le scepticisme et font grincer les dents
des élus. En période de crise, certains s’interrogent
sur le financement des projets, d’autres critiquent
la création d’une nouvelle trame administrative, à
l’heure où nos concitoyens réclament plutôt de la
simplicité. Mais la plupart des acteurs de terrain
craignent surtout d’être dépossédés de leur pouvoir
de décision. La perspective des élections municipales et régionales (en 2014 et 2015) pourrait ouvrir
la voie de la contestation tous azimuts.•
F. C.
8

Dossier

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

Évolution politique en Tunisie
¿Le parti islamiste Ennahda, en butte à une hostilité
croissante, quitte le pouvoir ¿ La liberté d’expression
toujours sur la sellette ¿Le désenchantement
des jeunes Tunisiens
Dossier réalisé Par Pierre Desorgues, envoyé spécial à Tunis

Désavoué,
Ennahda s’en va
Tunisie. Le parti islamiste Ennahda s’est engagé à quitter le pouvoir avant la fin
du mois. En cause, son incapacité à gérer l’État, l’hostilité de la part de la société
civile et les grèves organisées par l’UGTT, le puissant syndicat historique tunisien.

L

a Tunisie vient peut-être de faire
un premier pas vers la sortie de
crise. Le parti islamiste Ennahda, qui dirige le gouvernement,
s’est engagé à quitter le pouvoir avant la
fin du mois. D’ici à trois semaines, un
nouveau gouvernement, essentiellement composé de technocrates, devrait
être mis en place avec pour objectif de
redresser le plus rapidement possible
une situation économique de plus en
plus difficile. Le pays compte plus de
700 000 chômeurs. L’inflation dépasse
les 6,5 %. Une partie de l’administration
ne suivrait plus les directives du gouvernement. Les investisseurs étrangers
quittent le pays. La désespérance sociale
reste forte. Au lendemain de l’assassinat de deux députés de l’opposition
en février et en juillet, des dizaines de
milliers de personnes ont manifesté
dans la rue pour réclamer la démission
du gouvernement en place.

L’échec d’Ennahda
Les islamistes ne pouvaient pas faire
autrement, selon Hazem Ksouri, avocat, membre de la société civile, fondateur de l’association Tunisie libre,
proche du Front populaire, la gauche
laïque opposée au pouvoir actuel : « La
société tunisienne n’est pas la société
égyptienne. L’armée a refusé de tirer sur
le peuple tunisien au moment de la révolution de jasmin. Elle refuse d’intervenir
politiquement. Le conflit armé n’est pas
inscrit dans les gènes du pays. L’opinion a
été surprise et profondément choquée par
l’assassinat de Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd, leaders de la gauche laïque.
C’est tellement étranger à nos pratiques
politiques ! Les dirigeants islamistes ont

compris que, s’ils restaient davantage au
pouvoir, le mouvement en tant que tel
pouvait disparaître politiquement aux
prochaines élections. Le mécontentement
est tellement fort. »
Le parti islamiste a remporté les premières élections libres du pays avec 40 %
des voix au moment de la désignation
de l’Assemblée constituante en octobre
2011. Il est aujourd’hui crédité de 15 %
d’intentions de vote dans les sondages.
Abdelfattah Mourou, vice-président du
parti, reconnaît aisément l’échec de son
mouvement. L’expérience du pouvoir
fut un désastre.
L’homme est, avec Rached Ghannouchi [leader du parti islamiste, ndlr],
l’un des fondateurs de l’islam politique
en Tunisie, au début des années 70. Il
nous reçoit dans une maison cossue à
La Marsa, banlieue chic de Tunis. Sa
fille dirige un fonds d’investissement en
finance islamique. Elle ne porte pas le
voile. L’homme représente l’aile modé-

avions très peu de prise sur la machine
administrative. Nous n’avions pas cette
compétence.
» Le mouvement s’est quelquefois plus
apparenté à une confrérie religieuse qu’à
un véritable parti politique capable
notamment d’articuler une communication moderne. Nos discours étaient
empreints de religiosité mais nous avons
fait preuve d’amateurisme et de maladresse politique. Nous avons commis des
erreurs qui ont heurté profondément une
partie de l’opinion et qui ont conforté les
gens qui, au départ, ne nous considéraient pas comme étant un mouvement
légitime. »

« Rois du double discours »
Rached Ghannouchi, le leader historique du parti, un moment contesté par
des éléments plus radicaux, a ainsi organisé une rencontre avec les salafistes,
la branche la plus radicale des islamistes en Tunisie, en leur demandant
de patienter avant l’établissement d’un État islamique
dans le pays. « Ghannouchi
n’est pas un extrémiste. Il a
fait cela par calcul politique
pour renforcer son autorité
politique dans le parti. Cela
a été une très grave erreur
stratégique, qui a davantage
scindé la population en deux, entre un
courant civil et un courant religieux,
alors que nous avions besoin d’unité et
de consensus », reconnaît ce proche de
Ghannouchi.
Meriem Zeghidi, membre de l’association des femmes démocrates, fait partie
du courant civil de la société tunisienne.
Pour elle, le retrait du pouvoir des isla-

« Lorsque le pays
enregistre plus de
33 000 arrêts de travail
dans l’année, vous ne
pouvez plus gouverner »
rée du parti. « Nous sommes sans doute
arrivés aux affaires trop rapidement,
sans aucune expérience réelle du pouvoir.
Moi-même, Rached Ghannouchi et certains cadres du mouvement vivions dans
l’opposition depuis plus de 40 ans, analyse le vice-président d’Ennahda. Il faut
savoir comment faire fonctionner une
administration, un État, un pays. Nous

mistes est une excellente nouvelle.
« C’est un mouvement idéologiquement
équivalent aux Frères musulmans égyptiens. Ce sont les rois du double discours.
Ils cherchent certes à islamiser progressivement la société en douceur mais, de
fait, ils remettent en cause les libertés
publiques et les libertés fondamentales
des femmes.
» Leur objectif, lors des séances de l’Assemblée constituante, a été par exemple
de remettre en cause le code du statut
personnel des femmes de 1956, qui interdit la polygamie, autorise le divorce et
empêche le mariage forcé. Ghannouchi
n’a pas cessé de réaffirmer que le code
du statut personnel n’était pas remis en
cause dans la nouvelle Constitution. En
même temps, il prônait la levée de l’interdiction de la polygamie.
» Ce sont des fascistes verts qui ont
trompé le peuple tunisien. Ils n’ont rien à
faire dans le champ de la démocratie. Les
Tunisiens religieux ont voté pour eux par
peur de Dieu. Ils ont regretté leur choix.
Hitler avait obtenu 40 % des voix. Était-il
pour autant légitime ? Ils ont des députées femmes. Le mouvement a présenté
des candidates parce qu’il y avait une loi
sur la parité électorale. Mais, en tant que
femme, je ne suis rien pour eux », assure
Meriem Zeghidi.
Ahmed Sisi, jeune Tunisien, proche
du Front populaire, tient le même discours. Il vient chaque semaine mani-
Dossier

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

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Presse. Malgré l’émergence de nombreux titres depuis
la révolution, il n’est toujours pas aisé de s’exprimer librement
en Tunisie, surtout sur les chaînes de télévision et à la radio publique.

La liberté d’expression
sous contrôle

© Pierre Desorgues

A

fester sur l’avenue Bourguiba, à Tunis,
pour réclamer la vérité sur l’assassinat des deux leaders politiques de
gauche. « L’objectif d’Ennahda est de
créer un État où un seul parti, celui de
l’islam politique, tiendrait le pouvoir. Ils
veulent à moyen ou long terme reproduire le système politique de Ben Ali en
ajoutant leur sauce islamiste », estime
le jeune militant.

Le poids de l’UGTT
Malgré l’accord annonçant que Ennahda quittera le pouvoir, ces deux Tunisie refusent encore véritablement de se
parler. Plus que les partis d’opposition,
c’est l’UGTT, le principal syndicat, qui
est véritablement derrière la décision
des islamistes de quitter le pouvoir.
« Lorsque le pays enregistre plus de 33 000
arrêts de travail dans l’année, notamment dans la fonction publique, vous
ne pouvez plus gouverner », reconnaît
Abdelfattah Mourou.
« Nous voulons un gouvernement de
technocrates pour relancer l’économie.
Les islamistes devaient partir », soutient
Sami Aouadi, conseiller économique
de l’UGTT.
« Nous sommes restés dans un schéma
politique et institutionnel qui existait
sous Ben Ali. L’opposition refuse de parler au pouvoir en place. Un syndicat très
puissant, l’UGTT, prend le relais d’une
opposition absente et fait parfois plier

le pouvoir. C’est ce qui se passe en ce
moment », analyse Habib Guiza, ancien
dirigeant du syndicat.
Hazem Ksouri, avocat au barreau de
Tunis, est partisan d’une réconciliation :
« Ennahda fait partie de la société tunisienne, que cela nous plaise ou non. Ils
ont leurs militants, leur base sociale. Il
faut les intégrer dans le jeu politique et
essayer de les transformer. Il faut arrêter
de faire des procès en légitimité. Si nous
les excluons, ils vont se radicaliser. La
démocratie est une affaire d’affrontement
pacifique et aussi de compromis. »
L e vice-président d’Ennahda,
Abdelfattah Mourou, abonde dans
le même sens : « Il faut cesser de voir
l’adversaire politique comme un ennemi
à abattre. L’opposition laïque doit nous
reconnaître comme un parti légitime et
un parti tunisien. Nous ne sommes pas
financés par des États du Golfe. Nous,
nous devons nous réaffirmer comme un
parti qui revendique l’héritage araboislamique de la Tunisie mais qui ne
remet pas en cause la démocratie. Nous
ne sommes pas des Frères musulmans.
Nous n’avons pas de double discours.
Nous n’avons pas aboli le code du statut personnel de la femme. Que l’on nous
juge sur nos actes. Nous voulons être en
terre d’islam l’équivalent de ce que fut
la démocratie chrétienne en Europe. »•
Pierre Desorgues
envoyé spécial à Tunis

Le 19 septembre,
des partisans du
Front populaire,
l’opposition
de gauche,
manifestent à
Tunis sur l’avenue
Bourguiba pour
réclamer la vérité
sur l’assassinat
des deux députés
d’opposition,
Chokri Belaïd et
Mohamed Brahmi

ssisterait-on à un tour de vis
sur la liberté d’expression en
Tunisie ? En quelques semaines
plusieurs journalistes et artistes se
sont retrouvés menottes au poignet
en comparution immédiate devant un
tribunal. Le rappeur tunisien Klay BBJ
a été condamné à six mois de prison
ferme pour des chansons jugées insultantes contre le pouvoir en place. Son
confrère Weld El 15 écopait, lui, de 21
mois de prison. Il a décidé de fuir et de
se cacher. Les deux rappeurs avaient été
passés à tabac par la police avant leur
jugement. Le journaliste Zied el-Heni
et son cameraman ont été poursuivis
pour avoir filmé des jets d’œufs sur le
ministre de la Culture par la foule. Toute
la profession s’est mobilisée. Plus de
90 % des journalistes ont fait grève. Les
deux journalistes ont été libérés après
deux jours de prison.
Ce type de harcèlement judiciaire et
ces condamnations ne surprennent
pas Hishem Snoussi, journaliste et
membre de l’équivalent du CSA français – l’Instance nationale de la réforme
de l’information et de la communication : « Le régime reproduit exactement
les mêmes procédés que sous Ben Ali. On
ne persécute pas directement avec des
ratonnades. On utilise le pouvoir judiciaire à travers des textes de loi qui n’ont
pas changé. Les lois sur la diffamation
contre le pouvoir datent de l’époque de
Ben Ali. La moindre critique du pouvoir
en place, que ce soit en chanson ou dans
un article ou dans un journal télévisé,
peut faire l’objet d’un procès. Il faut
changer les textes législatifs pour éviter
que les procès deviennent des règlements
politiques. »

Le rôle des magistrats
Au lendemain de la révolution, les
décrets gouvernementaux 115 et 116
ont reconnu la liberté de la presse et
la liberté d’expression. Mais ces deux
textes ne pèsent rien juridiquement
face au code pénal du régime déchu,
toujours en vigueur.
« Nos hommes politiques n’ont pas
encore de véritable culture démocratique et ont encore du mal à concevoir
que la critique, voire la virulence, fasse
partie du jeu politique. La liberté d’expression existe toujours en Tunisie mais
un climat d’insécurité et de méfiance
touche la profession. Avec toutes ces
affaires, il y a un réel risque d’autocensure de la part de la profession. Nous ne
sommes plus au temps de Ben Ali. On
assiste même, à travers les blogs, à une
augmentation du nombre de gens qui
se revendiquent journalistes mais qui

ont été un peu formés sur le tas et qui
commettent des erreurs déontologiques,
en confondant commentaire et fait, en
faisant des erreurs factuelles. Le pouvoir
en profite pour les attaquer en justice »,
ajoute le journaliste tunisien.
Depuis le déclenchement de la révolution, 187 journaux et revues ont vu
le jour dans le pays. La mentalité des
magistrats na pas vraiment changé,
selon Selim Dawla, écrivain tunisien,
emprisonné plusieurs fois sous Ben Ali.
« Ce qu’on appelle “l’État profond” la jus,
tice, la police, a horreur du manque de
respect envers l’autorité. Des journalistes,
des écrivains, des artistes ont été poursuivis sans que forcément les autorités
politiques engagent elles-mêmes la procédure judiciaire », souligne l’écrivain
philosophe, surnommé le « Socrate de
Tunis ».

Bataille d’influence
« Il y a une émotion légitime qui se
manifeste à chaque fois qu’un journaliste
ou un artiste est menacé. Nous avons été
tellement privés de liberté d’expression.
Maintenant, j’ai plutôt le sentiment qu’il
y a trop de paroles. Nous sommes enfermés dans une série de débats politiciens
sans fin, sans que les vrais problèmes
sociaux et économiques soient abordés.
» Beaucoup de Tunisiens aujourd’hui
ont une sorte de nostalgie un peu morbide de l’ancien régime. “À l’époque, les
gens parlaient moins mais le prix de la
viande et de l’huile ne bougeait pas” se
,
dit l’homme de la rue », précise Selim
Dawla.
« L’attention médiatique et internationale s’est portée sur ces procès mais la
liberté journalistique est plus menacée
lorsque Ennahda essaie, comme d’autres
mouvements politiques, de placer ses
hommes à la tête des chaînes ou de la
radio publique », explique pour sa part
Hishem Snoussi.
Le Premier ministre sortant, Ali
Larayedh, a voulu nommer directement les directeurs des programmes de
quatre antennes de la radio publique.
Les journalistes des radios concernées
doivent désormais « bannir toute information susceptible de menacer l’ordre
public  ». Les déroulés des journaux
devaient être remis sur le bureau du
Premier ministre 24 heures avant leur
diffusion.
La radio publique, quant à elle, se
met régulièrement en grève. «  Nous
sommes dans une bataille d’influence.
Une culture démocratique, hélas, ne
s’invente pas du jour au lendemain »,
conclut Hishem Snoussi…•
P. DE.
10

Dossier

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

Désenchantement. Les jeunes Tunisiens, pourtant acteurs et élément essentiel de la « révolution de jasmin », confrontés
au chômage, à la corruption et au népotisme politique, se considèrent comme les grands perdants de cet épisode historique.
Entre survie économique et désir de quitter le pays, le sentiment de faire partie d’une « génération perdue » domine.

« Mon avenir n’est plus ici »

L

700 000 chômeurs
Le pays compte un peu plus de 700 000
chômeurs, pour une population de plus
de 10 millions d’habitants. Le taux de
chômage des jeunes diplômés dépasse
les 35 %. Il est de plus de 45 % pour les
jeunes femmes diplômées de l’enseignement supérieur. Les jeunes diplômés chômeurs ont pourtant été l’un des
moteurs de la révolution de jasmin. Le
4 janvier 2011 à Ben Arous, Mohammed Bouazzi, vingt-six ans, membre
d’une association de jeunes chômeurs,
s’immolait et déclenchait le début de la
contestation.
« Les gouvernements qui se sont succédé après le départ de Ben Ali ne se sont
pas véritablement attaqué aux causes
structurelles du chômage endémique qui
frappe la jeunesse tunisienne. Les premiers exécutifs provisoires ont mis en
place des mesures de traitement social du
chômage. Le plan Amal [espoir en arabe,
ndlr] permettait aux jeunes chômeurs
de toucher une pension de 200 dinars
par mois [95 euros]. Les caisses se sont
rapidement vidées et, au bout d’un an,
le programme a été supprimé », décrit
Sami Aouadi, professeur d’économie à
l’université de Tunis, principal conseiller du premier syndicat du pays, l’UGTT.
« La Tunisie reste un pays en voie de
développement. Ben Ali et l’actuel gouvernement dominé par Ennahda, le

Le népotisme, le clientélisme politique
ne sont pas les seules tares du marché de
l’emploi, selon Rihab, informaticienne.
«  La mentalité des patrons tunisiens
vis-à-vis des femmes n’a pas changé. J’ai
toutefois réussi à décrocher deux entretiens. Ma candidature a été refusée car si
je tombais enceinte, je pouvais constituer
un coût inacceptable pour l’entreprise.
Les femmes ne sont bonnes qu’à rester à
la maison », déplore la jeune militante
syndicale.

L’abandon des gouvernants

© Pierre Desorgues

a nostalgie de l’ère Ben Ali pointe
chez de nombreux jeunes de
Tunis. Souhabib, vingt-deux
ans, titulaire d’un BTS en action
vente, cherche toujours du travail. En
vain. « Depuis la révolution, les investisseurs étrangers n’ont plus confiance.
L’économie, à cause de l’instabilité politique, s’est effondrée en quelques mois.
J’ai effectué mon stage de fin d’études
dans une société qui commercialisait
des systèmes d’arrosage au goutte-à
goutte pour de grandes exploitations
agricoles. Je n’ai pas pu être embauché.
Un des investisseurs saoudiens de Tunis
Drip s’est retiré. L’entreprise est en grande
difficulté », explique le jeune homme.
Rihab, ingénieur en informatique et
jeune militante de la CGTT, un nouveau
syndicat né au lendemain de la révolution, cherche toujours du travail. « J’envoie à peu près une vingtaine de CV par
semaine. En vain. Je ne reçois même pas
une lettre de refus à ma candidature. Les
employeurs reçoivent en moyenne entre
300 et 400 candidatures pour chaque
poste. Rien n’a vraiment changé pour
nous jeunes chômeurs depuis la chute
de Ben Ali  », décrit la jeune femme.

Ahmed, 27 ans,
titulaire d’une
maîtrise de
philosophie,
chômeur depuis
4 ans : « Vous
avez une chance
de décrocher
un emploi public,
sans payer,
si vous êtes
proche du
pouvoir »

principal parti du pays, issu de l’islam
politique, ont reproduit les mêmes politiques, celles du laisser-faire, qui ne fonctionnent pas pour les pays pauvres. La
Tunisie a besoin d’une base industrielle
forte et d’infrastructures pour résorber le
chômage des jeunes. Ceci passe par des
dépenses publiques et la constitution
d’une économie mixte partagée entre
l’État et le secteur privé. Les gouvernements qui se sont succédé préfèrent suivre
les directives du FMI et de la Banque
mondiale », poursuit l’économiste.
« Ben Ali, dans les années 90, a en outre
ouvert de manière démagogique l’accès

abrite 13 universités et 150 institutions
et écoles d’enseignement supérieur.
L’actuel gouvernement n’a rien fait pour
corriger cette explosion de l’offre éducative, notamment privée. Les jeunes diplômés en recherche d’emploi préfèrent
pour leur part souligner la persistance
de pratiques sur le marché du travail déjà
fortes sous le régime de Ben Ali.

Corruption, le maître mot
Ahmed, vingt-sept ans, chômeur
depuis 4 ans, titulaire d’une maîtrise
de philosophie, ne veut plus entendre
parler des concours d’enseignement.
«  Pour réussir le CAPES
[concours pour être professeur dans le secondaire,
ndlr], il fallait verser en 2010
un peu plus de 7 000 dinars [3
500 euros]. Sous les islamistes,
les prix ont augmenté. Si on
veut avoir une chance d’être
professeur des écoles, le tarif
est de 8  000 dinars [4  000
euros]. Bien entendu, ma
mère, ouvrière dans le textile, et mon
père, ancien ouvrier d’une usine d’aluminium, n’ont pas les moyens de m’aider »,
indique Ahmed.
La corruption, selon le jeune homme,
n’est pas propre au ministère de l’Éducation nationale. Elle touche l’ensemble
des administrations publiques. « Vous
avez une chance de décrocher un emploi
public, sans payer, si vous êtes proche du
pouvoir. Ennahda place à tous les postes
vacants ses militants et ses proches »,
estime le jeune philosophe.

« Nous sommes une
génération perdue. J’ai
songé à quitter la Tunisie
pour l’Europe mais la
traversée clandestine en
mer est trop dangereuse »
à l’enseignement supérieur. Il voulait
démontrer que le régime faisait fonctionner l’ascenseur social. La seule économie
de la connaissance devait faire décoller
l’économie tunisienne. Le marché du
travail n’était pas en mesure d’accueillir
cette nouvelle classe de diplômés. Beaucoup de familles, qui ont investi dans
l’éducation de leurs enfants, se sentent
trompées », conclut Sami Aouadi.
Entre 1995 et 2005, le nombre d’étudiants est passé de 150 000 à 350 000.
Ce petit pays de 10 millions d’habitants

«  Nous, jeunes, avons été à l’origine
de la révolution. Nous avons participé
à Kasbah 1, Kasbah 2 [les rassemblements sociaux et politiques de Kasbah 1
et Kasbah 2 désignent la fin du règne de
Ben Ali et la chute du premier gouvernement provisoire, ndlr]. Nous sommes
aujourd’hui les grands perdants de cette
révolution. Notre slogan était : “Travail,
liberté et dignité” Il ne reste qu’une liberté
.
d’expression, aujourd’hui menacée par
les islamistes. Les dirigeants d’Ennahda
n’ont pas permis la chute de Ben Ali. Ils
sont descendus de l’avion et ont pu accéder au pouvoir grâce à nous. Aujourd’hui,
ils nous méprisent », dénonce la jeune
femme.
Le ministre de l’Emploi, Naoufel Jammali, proche des islamistes, a proposé
de faire participer par la force les jeunes
diplômés chômeurs à la cueillette des
olives dans les champs. « La fin du programme Amal fut le signe de l’abandon
de nos gouvernants. L’espoir [Amal] ne
coutait pourtant pas très cher, moins de
100 euros par mois », estime Rihab.
Ces jeunes vivotent. « Je survis grâce à
mes parents. Je donne quelques heures de
soutien scolaire également. J’ai travaillé
dans un centre d’appel, seul véritable
débouché pour nous pour l’équivalent
du salaire minimum, 280 dinars, soit
140 euros par mois. Je me suis senti humilié. Nous sommes une génération perdue. J’ai songé à quitter la Tunisie pour
l’Europe mais la traversée clandestine en
mer est trop dangereuse », avoue Ahmed.
Rihab, elle, veut quitter le pays : « La
situation économique ne s’améliorera
que dans dix ans. Nous sommes une
génération perdue. Je ne compte pas
attendre. J’aimerais quitter la Tunisie
pour le Canada ou l’Allemagne. Obtenir
un visa reste très difficile. Des instituts
se montent. Vous versez de l’argent. Ils
vous promettent de faire accélérer votre
dossier auprès des consulats. C’est souvent sans résultat. Mais mon avenir n’est
plus ici. »•
Pierre Desorgues
Bible

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

11

S comme… secte. En France, à la suite de quelques faits divers dramatiques, le Parlement a cherché à établir une législation antisecte.
Le problème est que, sous couvert de lutte contre les dérives sectaires, c’est souvent la liberté de conscience qui est menacée.

Faut-il légiférer contre les sectes ?

L

e mot secte vient du latin
sequi, « suivre », ou sequare,
« couper ». Ces étymologies
sont toutes les deux éloquentes
puisqu’une secte peut se définir par la
suivance d’un maître spirituel, mais
aussi par la rupture avec un autre mouvement. Renan a écrit qu’une religion
était une secte qui avait réussi. De fait,
toutes les grandes religions ont d’abord
été des sectes en ce que leur fondateur a
réuni un groupe de disciples et qu’il s’est
progressivement éloigné du mouvement
au sein duquel il était né.

tard, il a été considéré comme n’étant
plus d’actualité par une autre mission
parlementaire mais des Églises évangéliques ont été stigmatisées, avec parfois
des conséquences dramatiques pour
certains de leurs membres. Une Église,
aujourd’hui membre de la Fédération
protestante, a dû changer de nom parce
qu’elle faisait partie de cette liste noire.

Liberté de conscience

Secte ou Église ?

Parfois un
engagement
religieux est
une façon
de s’affirmer

© Hemera

Au début du siècle dernier, deux sociologues, Max Weber et Ernst Troeltsch,
ont typologisé la différence entre une
secte et une Église. Une secte se distingue par l’engagement volontaire de
ses membres, une autorité charismatique du responsable et une rupture
avec le monde ; alors qu’on naît le plus
souvent dans une Église, l’autorité y
est de type institutionnel et la relation
avec le monde se joue sur le registre
du compromis. Les auteurs ajoutent
qu’une secte a vocation soit à disparaître soit à se transformer en Église avec
l’apparition d’une deuxième puis d’une
troisième génération. La disparition du
fondateur s’accompagne généralement
d’une « routinisation du charisme » et
la radicalité du mouvement a tendance
à s’estomper pour laisser place à une
forme de compromis avec le monde.
Pour illustrer cette transition, nous pouvons évoquer les Témoins de Jéhovah
qui sont en train de passer du type secte
au type Église avec une minoration du
discours apocalyptique, une plus grande
liberté laissée aux adeptes pour gérer
leur vie intime, et l’élaboration de compromis avec la société, par exemple sur
la question des transfusions sanguines.

Si on reste dans le champ de la sociologie, la secte correspond à un type d’organisation qui n’a rien de péjoratif. En
France, une sorte de phobie des sectes
s’est développée à la suite de certains
faits divers dramatiques comme le siège
de Waco en 1993 aux États-Unis durant
lequel 80 personnes – dont 21 enfants –
ont péri dans l’incendie du ranch dans
lequel elles s’étaient retranchées, ou la
mort (suicides ou crimes ?) des adeptes
de l’ordre du temple du soleil en 1994 et

1995. Alors que les groupes qui ont fait
l’objet d’une condamnation judiciaire
ne sont qu’une poignée, une mission
d’enquête parlementaire a publié en
1995 un rapport qui a dressé une liste
de 173 mouvements sectaires en France,
établis à partir de notes superficielles
des renseignements généraux, sans
enquête sérieuse, ni visite, ni débats
contradictoires. Le rapport a été vivement critiqué mais, une fois déposé, il
ne pouvait être modifié. Des années plus

Quand un proche est séduit
Tout pasteur peut être conduit à accompagner des
parents qui sont décontenancés par la démarche d’un
de leurs enfants. Parfois un engagement religieux extrémiste est une façon de s’affirmer, de se forger une identité, de trouver un but à sa vie.
Il faut d’abord ne pas dramatiser la situation. De même
qu’une secte peut se transformer en Église, tout adepte
peut évoluer et nuancer la radicalité de son engagement.
Il est sage ensuite de se renseigner sur le groupe et ses
écrits fondateurs. C’est une façon de dire qu’on s’intéresse
à la démarche de son enfant. Si le discours sectaire est
totalitaire en ce qu’il enferme la réalité dans sa compréhension, il ne faut pas lui répondre par un discours totali-

taire opposé car on entre alors dans une spirale au sein de
laquelle chaque radicalité renforce l’autre. Il est plus sage
d’entrer en dialogue, de ne pas diaboliser et d’essayer de
comprendre les raisons de son choix, en acceptant de se
remettre en cause.
Enfin, il faut toujours garder le contact. Les études ont
montré que l’on reste en moyenne deux ou trois ans dans
une secte. En isolant ses adeptes de leurs proches, les
mouvements extrémistes maintiennent leur mainmise sur
eux. Il est important de dire et de signifier à nos enfants
qu’ils sont aimés inconditionnellement et qu’ils seront
toujours accueillis car il est des liens que rien, pas même
A. N.
les divergences religieuses, ne peuvent détruire. 

Où commence et où finit la secte ? Il y
a des tendances sectaires dans les religions les mieux installées et des ouvertures dans les groupes les plus fermés.
Des grandes mythologies politiques,
portées par le parti communiste dans
les années 50, les groupes maoïstes dans
les années 70 et des mouvements trotskystes aujourd’hui, ont toutes les caractéristiques d’une secte. Sous couvert de
lutte contre les sectes, c’est souvent la
liberté de conscience qui est menacée.
Du fait de leur histoire, les protestants
sont très réservés contre toute tentative
d’interdiction ou de stigmatisation d’un
mouvement religieux. Les dérives qui
ont été observées dans certains mouvements tombent sous le coup de la loi
ordinaire sans qu’il soit nécessaire d’y
ajouter une législation antisecte.

« Selon Ernest
Renan, une religion
est une secte
qui a réussi »
Dans une chronique pertinente, JeanClaude Guillebaud a pointé trois critiques qui sont habituellement adressées
aux sectes : la complaisance pour l’irrationnel qui est une insulte à la raison,
la cupidité des gourous et la pratique
du lavage des cerveaux. Avec justesse,
il fait remarquer que ces trois reproches
peuvent être signifiés à notre société.
Les journaux sont pleins de publicités
pour des guérisseurs, des voyants ou des
astrologues et le thème de la « société
merveilleuse que je vous promets » n’est
pas absent des discours politiques. La
cupidité est la dérive la mieux partagée
de notre monde. Et quant au lavage de
cerveau, ce n’est pas un religieux mais
un publicitaire qui a parlé de « temps
de cerveau disponible ». Et Jean-Claude
Guillebaud de conclure : « Le procès
intenté aux sectes se trouve gangrené par
une vague hypocrisie sur laquelle on préfère faire silence. Tout ce passe comme si,
faisant cela, l’époque cherchait surtout à
se rassurer sur elle-même en cherchant à
conjurer ce qui la hante. »•
antoine nouis
12

Bible

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

Il a dit : Car j’ai décidé de ne rien savoir parmi vous,
sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié


Paul, première épître aux corinthiens (2,2)

Paul, fondateur du christianisme ? (4). L’apôtre centre sa théologie

sur le Christ mais de ce dernier il n’évoque que la croix qui est la déconstruction de tous les discours religieux.

Le scandale radical de la croix

L

orsqu’il a plu à Dieu de
révéler à moi son fils. »
(Ga 1,15). C’est ainsi que
Paul présente l’événement
fondateur de sa vocation.
Mais quel « fils » Dieu lui
a-t-il révélé ? Le Christ évidemment,
c’est-à-dire littéralement le Messie,
celui que Dieu a oint pour libérer son
peuple. Pour Paul, l’événement central
par lequel le Christ se révèle est sa crucifixion (1 Co 2,2). En dehors de la croix,
cela a été maintes fois souligné pour s’en
étonner, Paul ne dit rien ou presque de
l’existence historique de Jésus : rien sur
ses miracles, rien sur ses paraboles, rien
sur ses controverses avec les pharisiens,
rien sur ses discours. La mort de Jésus
par le supplice de la crucifixion est
l’unique événement de son existence
historique qui intéresse Paul.
Il convient de s’interroger sur le sens
de cette concentration. Empruntant l’expression à Luther, on a coutume d’appeler cette compréhension paulinienne
de la mort du Christ « la théologie de
la croix ». Quatre éléments importants
sont à souligner pour bien comprendre
de quoi on parle.

ont fait son histoire, ce Dieu n’est pas là
où le prétendent Juifs et Grecs – qui sont
des figures de l’humanité. Dieu se révèle
aux côtés d’un crucifié. Il se révèle là où
on ne va pas le chercher. En se révélant à
la croix, Dieu est donc totalement Autre.
Cette compréhension révolutionnaire
de Dieu est non communautaire : il
n’est pas le Dieu d’un peuple élu. Non
religieuse : il n’est pas le Dieu des gens
pieux. Non philosophique : il n’est pas
le Dieu des sages et des philosophes.
Pour tout dire, c’est une compréhension
non métaphysique de Dieu : il n’est tout
simplement pas le Dieu du théisme. Une
véritable révolution dont on n’a pas fini
de tirer toutes les conséquences : Paul
fait descendre Dieu du ciel ! Folie pour
les Grecs, scandale pour les Juifs, mais
sagesse paradoxale pour celui qui croit.

« A-théisme »

Premièrement, l’interprétation paulinienne de la croix n’est pas une théologie
du sacrifice. Les premiers disciples ont
été confrontés au défi d’interpréter ce
qui fut d’abord vécu comme un échec
radical : le Messie dont ils attendaient la
libération était mort. Pas même comme
un héros qui meurt sur un champ de
bataille, les armes à la main ! Non.
Condamné comme un paria rejeté par
tous. Comment interpréter cela ? Les
premiers disciples vont puiser dans la
Torah et les Prophètes, et dans l’univers
religieux ambiant, pour tenter de donner
du sens à ce qui n’en a pas : ce seront les
figures du juste ou du serviteur souffrant,
le sacrifice expiatoire, l’agneau pascal, le
bouc émissaire… Représentations dont
nous sommes encore héritiers. Paul,
ailleurs dans ses épîtres, fera droit à cet
arrière-plan (cf. Rm 3,25). Mais, dans la
première aux Corinthiens, il va opérer
un geste véritablement novateur qui,

© Istock photos

Interpréter l’impensable

La croix
est à l’opposé
de toute
représentation
religieuse

aujourd’hui, est considéré comme une
figure de la pensée par des auteurs qui
ne se réclament pas de la foi chrétienne.
Quel geste fait Paul ? Le texte de 1 Co
1,18-25 nous en donne la clé. Il convoque
le signifiant de la croix en dehors de toute
interprétation religieuse – c’est ce qu’il
appelle « le discours de la croix ».
Insistons sur ce point fondamental,
décisif pour la pensée et qui constitue
le second élément à retenir : Paul est
le premier dans l’histoire des religions
à déployer une interprétation non religieuse, donc profane, de la foi dont il se
fait le proclamateur ! Qui en effet irait se
réclamer d’un objet de supplice, d’un instrument de torture ? La difficulté, c’est
qu’aujourd’hui la croix est devenue un
objet identitaire dont on peut se récla-

mer. Le geste fondateur de Paul est de
dire quelque chose de révolutionnaire
au plan religieux donc identitaire : il invite
les croyants de Corinthe à se réclamer de
quelque chose dont personne ne se réclamerait. En risquant un anachronisme,
c’est comme si aujourd’hui il disait : la
chaise électrique parle et dit quelque
chose de décisif sur Dieu et sur l’existence humaine. C’est en elle qu’il vous
faut trouver le sens de votre existence !
Car, troisième point à souligner, pour
Paul, la croix dit quelque chose sur Dieu.
Elle atteste d’une manière totalement
paradoxale la divinité et l’altérité de
Dieu. Ce Dieu que les sages cherchent
dans la philosophie et dont ils pensent
qu’il va les libérer, ce Dieu qu’Israël
cherche dans les grands événements qui

Car, quatrième et dernier point, la croix
conteste la sagesse des hommes. Ils
pensent depuis toujours qu’ils peuvent
découvrir Dieu par leur sagesse, ils se
trompent. Le croix met les hommes
en accusation. Elle affirme leur égarement, leur perdition. Mais pour celui
qui reconnaît dans la croix la révélation
de Dieu et la contestation de ses prétentions à la sagesse, alors la croix est
source d’apaisement et de salut.
Le Crucifié révèle un Dieu différent de
toutes les représentations que l’on s’en
fait, qu’elles soient religieuses ou philosophiques. Paul a bel et bien inventé
« l’a-théisme » au sens précis que tout
discours sur Dieu non inscrit dans l’événement scandaleux de la crucifixion est
disqualifié.
Dans le Crucifié, un Dieu se révèle
à partir du lieu le plus sombre et le
plus fragile de ce qui peut constituer
une existence humaine. Il y a là une
contestation radicale de tout ce dans
quoi le monde met sa confiance : réussite, force, pouvoir, puissance, succès,
performance – aussi bien économique,
politique, religieux que sportif ou intellectuel. Loin d’être déconnecté de la réalité, la théologie paulinienne de la croix
est d’une actualité surprenante.•
élian cuvillier
Bible 13

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

Nathalie
Chaumet

Église unie
Le Vésinet

Q

ue dire après le drame
de Lampedusa ? 500 personnes embarquées sur
une coquille de noix ont
chaviré et seules 150
d’entre elles ont pu être
sauvées. L’émotion est vive face à l’ampleur du désastre humain qui, pourtant,
est loin d’être isolé.
C’est un tragique mélange d’espoir et
de désespoir qui incitent ces personnes
à confier leur vie à des passeurs peu
scrupuleux. Le désespoir abyssal d’une
situation sans avenir nourrit l’espoir à la
démesure de l’abîme ressenti d’un avenir meilleur. Entre la terre du désespoir
et celle de l’espoir, il y a un fossé, celui
de cette mer qui engloutit toujours plus
de corps.
Pourtant, loin d’imaginer que l’horizon bleu azur puisse se transformer
en monstre marin, les migrants s’accrochent désespérément à ce passage
comme le sésame pour l’entrée en terre
promise. D’un côté, l’esclavage d’une
situation sans avenir où la pauvreté est
grandissante, de l’autre l’espoir de cette
terre occidentale où coulent, comme
le promettent les médias, le lait et le

Marion
MullerColard

théologienne

Bible et actualité. Après le drame de Lampedusa.

Les passeurs de mort
miel… Et entre la réalité et le rêve, il y a
cette mer turquoise qui fait miroiter les
espoirs les plus fous et se révèle pourtant
si dangereuse.
Dans la Bible, les passages sont toujours délicats et affaire de passeurs.
Lorsque le peuple fuit l’Égypte, la traversée de la mer Rouge est risquée,
périlleuse. Mais le peuple se confie en
Moïse lui-même porté par le Dieu qui
est et qui sera. Dans l’Évangile, la traversée du lac s’avère soudain dangereuse
pour les disciples mais le Christ apaise
les flots. Et dans nos vies occidentales
pourtant si protégées, les passages en
apparence anodins peuvent parfois se
révéler difficiles : l’adolescence nécessite par exemple de trouver des adultes
relais pour oser l’aventure de la vie.

La confiance trompée
Passer implique donc un transfert
de confiance envers celles et ceux qui
connaissent le chemin. Or la foi, étymologiquement, ne veut rien dire d’autre
que la confiance. Dans ces passages en
Méditerranée, pour quelques dollars
de plus, des skippers peu scrupuleux
surchargent leurs bateaux, au risque de

« Dieu est-il absent de
ces coquilles de noix sur
lesquelles s’embarquent
tant de passagers aux
rêves désespérés ? »
Au cœur de ces drames, il apparaît
évident que c’est le lien humain de la
confiance qui est vidé de toute substance. Les passeurs avides trahissent
la confiance des migrants en conduisant leurs embarcations à la mort et
nos société sont parfaitement inconsé-

méditation. Luc 17,11-19.

La foi comme reconnaissance

C

’est en revenant de la
chambre d’hôpital d’un
monsieur de quatrevingt-treize ans que je
relis le récit de la guérison des dix lépreux.
« Il est temps de faire un genre de bilan »,
me disait avec espièglerie le vieil homme.
Et dans un sourire, il me dit qu’il était
reconnaissant. Reconnaissant de petites
choses, insistait-il en faisant, avec sa
main, le geste de tasser toute prétention
de grandeur. Simplement reconnaissant
de cette fidélité réciproque d’une vie, où
il a fait confiance à Dieu, et où Dieu a
ouvert au fond de ses impasses de petites
portes inespérées. « Je n’ai pas peur de
la mort », dit-il encore. Je souris : « Vous
devez vous douter qu’il vous ouvrira une
ultime petite porte au fond de l’ultime
impasse… » Acquiescement profond.
Grande connivence des vies croisées.
« Vous savez, dit-il finalement…, je sais
à qui je dis merci. » Entrebâillement des
portes du Royaume.
Suspendue à ce moment de grâce, me
voilà mise en route avec les dix lépreux.
Pleine d’un désir puissant de revenir sur
mes pas, vers la source de ma joie. Avec

quentes lorsqu’elles pensent naïvement
qu’il suffira de protéger nos frontières
pour que le désespoir de là-bas ne nous
envahisse pas.
La destruction du lien de confiance
entre les humains dénie au Dieu de la
vie toute légitimité puisque c’est dans
la mort qu’elle s’inscrit. Ainsi Dieu a bel
et bien chaviré dans les eaux de Lampedusa et chavire avec chacun de ceux qui
voient leur confiance trahie et leur vie
balayée. Et c’est le silence de la croix,
seul, qui nous entoure.
L’ampleur de ce drame nous fera-t-il
comprendre qu’aucune frontière n’endiguera l’espoir qui naît du désespoir ? Il
nous appartient collectivement d’ouvrir
enfin les yeux et de poser les lois et les
actions qui protègent la confiance désespérée de l’avidité cupide pour que le nom
de Dieu vive de nouveau dans l’espérance qui naît d’une confiance expérimentée au cœur des relations humaines.
C’est l’appui réel de la confiance qui
fait revivre l’espérance aux couleurs du
royaume. La résurrection n’est pas pour
demain. Elle commence chaque fois que
la confiance renaît et, avec elle, le Dieu
de la Vie.•

perdre leur cargaison humaine et c’est
dans la tromperie de la confiance posée
que surgit la mort.
Alors que dire ? Dieu est-il absent de
ces coquilles de noix sur lesquelles s’embarquent tant de passagers aux rêves
désespérés ? Comment n’entend-il pas
les cris qui s’élèvent lorsque le bateau
chavire ? Pourquoi ne se lève-t-il pas
comme Jésus a apaisé la mer dans la
tempête ? Le nom de Dieu lui-même
est-il encore pertinent ?

ce lépreux samaritain, avec mon vieil
ami de quatre-vingt-treize ans, avec ma
propre louange pour compagne. Rendre
grâce. Redonner la grâce reçue, faire circuler le cadeau de Dieu.
Les dix lépreux sont tous dans une
démarche de foi, puisqu’ils élèvent
ensemble la voix pour supplier Jésus.
Ils espèrent en son pouvoir de guérison

et obéissent à son injonction d’aller se
montrer aux sacrificateurs, avant même
d’avoir été exaucés. C’est en chemin
qu’ils guérissent. Leur foi, leur élan vers
Jésus dans la supplication les ont sauvés.
Mais c’est à celui qui rebrousse chemin
pour rendre grâce que Jésus dit : « Lèvetoi, va ; ta foi t’a sauvé. » Il ne s’agit plus
de la foi-espérance qui se révèle dans

PRIÈRE •
Je sais à qui je dis merci
Et il n’est pas perdu, le temps où je reviens sur mes pas
où je remonte le courant de ma vie vers la source de ma joie
Je sais à qui je dis merci
pour les choses infimes, cueillir le fruit à l’arbre, rire sous la surprise
se sentir vivant dans la fraîcheur du vent
Je sais à qui je dis merci
pour l’ami retrouvé, la fidélité des matins, le repos de la nuit
le regard perçant d’un nouveau-né, la rencontre inattendue
Et je veux te louer, mon Dieu
de donner un visage à ma reconnaissance
et de faire circuler ta grâce à l’infini
M. M.-C.

l’attente, mais de la foi-reconnaissance
qui se révèle dans la louange.
Dans son roman Mars, Fritz Zorn
écrit : « Même si l’on part de l’hypothèse
que Dieu n’existe pas, on devrait positivement l’inventer rien que pour lui casser la
gueule. […] Je crois que l’âme tourmentée
ressent la nécessité de Dieu. Il est l’adresse
à laquelle on peut envoyer son accusation et où cette accusation doit parvenir.
Il est le vase dans lequel l’homme doit
déverser sa haine. » Il est douloureux de
n’avoir aucun accusé de réception de
sa colère. D’une tout autre manière, il
est aussi douloureux de n’avoir aucun
accusé de réception de sa joie. André
Suarès écrit à propos de l’élan de la
prière : « Tantôt l’élan est donné par une
douleur qui semble plus intolérable d’être
nouvelle ; et tantôt par l’excès d’une joie
qu’on a peine à contenir : il faut lui donner l’essor, ou elle nous étouffe. »
Je crois que l’âme joyeuse ressent la
nécessité de Dieu. Il est le vase dans
lequel l’homme doit verser sa louange.
Car j’ai besoin de savoir, aujourd’hui
comme au jour où je ferai le bilan de
ma vie, à qui je dis merci.•
14

Opinions

réforme No 3531 • 10 octobre 2013

: Faut-il réguler
le travail dominical ?
Disputatio 

Oui. Il faut résister à l’injonction de la société
de travailler et consommer à n’importe quel prix.

Non. L’ouverture des magasins le dimanche offre
des opportunités pastorales pour les communautés.

Sous couvert de liberté,
une aliénation s’impose

L’Église doit s’adapter à
l’évolution de la société

Frédéric
Rognon

professeur de
philosophie à la
faculté de théologie
de Strasbourg

L

a régulation du travail
dominical se justifie sur au
moins trois plans : anthropologique, éthico-social et
théologique.
L’être humain obéit à des
rythmes : l’alternance de l’activité et du
repos est non seulement une nécessité
biologique, mais un invariant anthropologique. Notre société est la première et
la seule dans l’Histoire à avoir idolâtré
à ce point le travail, la production et la
consommation, qu’elle en vient à perturber le cadre structurant qui contribuait depuis toujours à notre humanisation. L’homme unidimensionnel,
strictement producteur-consommateur, ne laisse plus de place dans sa vie
pour le délassement, le jeu, la créativité, la contemplation : la gratuité et la
gratitude.

Une régression des droits
Du point de vue d’une éthique sociale,
le travail dominical et l’ouverture des
magasins le dimanche ne peuvent que
signifier une régression pour les droits
des salariés. Sous couvert de liberté de
choix de nos jours et de nos heures de
travail et de shopping, c’est une nouvelle aliénation qui s’impose sournoisement. Parler d’émancipation dans un
contexte de pressions de toutes sortes,
d’emprise de la propagande publicitaire,
de conditionnement normatif, de chantage à l’emploi et de violence symbolique s’avère être une totale illusion, si
ce n’est une vaste escroquerie. Ainsi ne
cesse de s’ouvrir la boîte de Pandore de
la soumission des petites gens aux impératifs du marché : travailler et consom-

mer dans n’importe quelles conditions,
à n’importe quel prix.
Enfin, sur un plan théologique, l’acceptation de la dérégulation du travail
et du commerce ne ferait que parachever la conformisation de l’Église
au monde : « Ne vous conformez pas
au siècle présent  ! », s’écriait déjà
l’apôtre Paul (Romains 12,2). N’y a-t-il
pas d’autres moyens de rejoindre nos
contemporains qu’en suivant le courant sociologique ?
La Bible donne deux justifications au
repos sabbatique : le septième jour de
la Création (Exode 20,9-11), et la sortie d’Égypte (Deutéronome 5,13-15). Il
s’agit donc d’une rupture dans l’enchaînement des tâches et des soucis pour
se souvenir du Dieu créateur et libérateur. Si le dimanche fait brèche dans le
nivellement des jours par le travail et la
consommation généralisés, c’est afin de
libérer l’homme à l’égard de lui-même.
Lorsque Jésus transgresse le sabbat,
c’est pour conférer un surcroît de sens et
de liberté à l’existence des hommes. On
peut trouver un écho laïc de ce « sabbat
fait pour l’homme » dans la continuité
dominicale du service public (santé,
transports, énergie). Mais il n’est nul-

« Si le dimanche fait
brèche, c’est pour
libérer l’homme
de lui-même »
lement certain qu’une normalisation
de la transgression aille dans la même
direction : ne tient-elle pas plutôt du
fantasme de toute-puissance, qui
enjoint aux hommes d’être flexibles,
disponibles, joignables et connectés à
tout instant, c’est-à-dire de s’extraire des
limites de leur condition ?
Il faudra peut-être songer, pour faire
mémoire de notre vocation d’êtres
humains appelés à la liberté, à transgresser la transgression.•

Jeff Astley

professeur honoraire
du département
de théologie à
l’université de Durham
et prêtre anglican

L

e dimanche n’est pas le
monopole du Seigneur.
Il n’y a rien dans les
Évangiles qui fasse du
dimanche un jour spécial. C’est une tradition
ancienne qui est devenue un privilège.
Les Églises ont pendant longtemps eu
la mainmise sur le dimanche, mais
les temps changent et nous ne devons
surtout pas nous attacher à de vieux
privilèges.
En fait, j’avoue que lorsque le gouvernement de Margaret Thatcher a
décidé de laisser les magasins ouvrir le
dimanche en 1994, l’homme d’Église
que j’étais était furieux. J’avais l’impression qu’un gouvernement conservateur,
qui disait partager les valeurs traditionnelles, était prêt à tout jeter à la poubelle pour satisfaire sa soif capitaliste.
Ensuite, j’ai réfléchi à l’impact que cette
nouveauté avait sur les communautés.
Il faut être honnête, si la fréquentation
des Églises a baissé, ce n’est pas à cause
de l’ouverture dominicale des boutiques… C’est surtout la faute de l’Église
qui n’a pas su communiquer l’Évangile
de manière efficace et convaincante.
Être contre l’ouverture des magasins le
dimanche serait une nouvelle erreur de
communication, l’Église serait l’empêcheuse de danser en rond, le rabat-joie
qui condamne une activité que beaucoup apprécient : le shopping. Ne pas
s’y opposer, au contraire, signifie deux
choses. D’abord que les sept jours de la
semaine peuvent être l’occasion de se
recueillir ou de prier. Le Seigneur n’est
pas à notre écoute que le dimanche. Et
ensuite que l’Église sait accompagner

l’évolution de la société, elle n’a pas peur
de la modernité.
Ici, nous pouvons faire, et certains de
nos lieux de culte ont déjà fait, d’une
pierre deux coups : elles ont réinstauré les services en fin de journée ou
à des horaires particuliers. Ce faisant,
les Églises locales montrent qu’elles
connaissent leurs paroissiens et la
communauté dans laquelle elles sont
installées, et qu’elles s’adaptent à leur
rythme de vie.

L’Église au cœur du monde
J’ajouterais qu’il y a aussi un atout
pastoral à l’ouverture des magasins le
dimanche. Depuis 1994, les gens ne
traversent plus des rues vides pour se
rendre à l’église, ils passent au milieu
d’une foule de gens qui vaquent à leurs

« Au nom de quoi
interdire aux gens
d’améliorer leur
quotidien ? »
occupations. J’aime bien le symbole. Ça
ne va peut-être pas donner envie aux
gens qui font les magasins de lâcher leur
porte-monnaie pour aller à une célébration religieuse, et ça ne donne pas
aux paroissiens l’impression d’être plus
pieux, mais ça inscrit l’Église dans la vie
commune. Le chemin vers l’église ne se
fait plus en catimini.
N’oublions pas non plus que les Églises
ont un rôle social à remplir. Alors, de
quel droit interdire aux gens de travailler
le dimanche s’ils ont besoin de gagner
plus d’argent pour nourrir leur famille ?
Je me suis inquiété, et je m’inquiète
encore, de la pression que les ouvertures sept jours par semaine peuvent
représenter pour les employés, mais
si les entreprises organisent le travail
respectueusement, nous n’avons pas le
droit d’interdire aux gens d’améliorer
leur quotidien.•
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  • 1. 2,60 € – 3,90 FS ‹ no 3531 10 octobre 2013 www.reforme.net Hebdomadaire protestant d’actualité Hôpital © istock photo la passion du public Par conviction, des médecins choisissent de résister aux sirènes du privé. Travaillant dans le secteur public, ils sont moins bien payés mais se mettent au service de la collectivité. p. 2-3 dossier politique Tunisie : désavoué, Ennahda quitte le pouvoir Municipales à Paris Devant les blocages de la société civile et ses difficultés à gérer l’état, le parti islamiste a pris la décision de renoncer. Il s’est engagé à partir avant la fin du mois. Un gouvernement de technocrates devrait prendre sa place. p. 8- 10 Entretien avec Nathalie KosciuskoMorizet. Son ambition pour la capitale et le « Grand Paris » p. 6-7 Dans ce numéro est routé un encart « Semaines sociales de France » pour les abonnés Paris et région parisienne DISPUTATIO Travail le dimanche, des théologiens avancent leurs arguments P. 14
  • 2. 2 Événement ÉDITORIAL Antoine Nouis Lampedusa, une parabole La polémique sur les Roms n’est pas terminée qu’elle est remplacée à la une des médias par le drame de Lampedusa. Entre ces deux faits, un point commun : il existe des milliers de personnes qui trouvent plus enviables d’être sans papiers dans les pays riches que sans avenir dans le leur. Non seulement, elles le pensent mais elles sont prêtes à tout pour le vérifier. Y compris à payer des coûts exorbitants pour risquer leur vie sur des embarcations qui sont à nos navires de transport ce que leur faim est à nos problèmes de surpoids. Je connais les arguments qui disent qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde et qui me font remarquer que je n’accueille pas sous mon toit tous les SDF que je croise sur ma route. Il ne s’agit pas d’accueillir tous les pauvres de la terre mais de ne pas ignorer ceux qui viennent échouer aux frontières de notre continent. En s’approchant, ils sont devenus des proches, des prochains, qu’on le veuille ou non. Le Christ ne nous a pas demandé d’aimer nos prochains à condition qu’ils aient la même religion, la même nationalité, la même langue et la même couleur de peau que nous, mais d’aimer nos prochains tout court. On ne fait pas de la bonne politique avec des sentiments mais on n’en fait pas non plus en ignorant les sentiments. C’est ce qu’a rappelé le pape François lorsqu’il a décrété une journée de pleurs, c’est ce qu’a reconnu le gouvernement italien en annonçant une journée de deuil national. La France a-t-elle déjà organisé une journée de deuil national pour des clandestins ? L’Europe se grandirait à s’associer à ce deuil et à manifester sa solidarité avec l’Italie. On n’a pas le droit de fermer les yeux devant ce qui se passe à notre porte. Je pense au témoignage de ce pêcheur qui a vendu son bateau parce qu’il ne supportait plus de retrouver des morceaux de corps humains dans ses filets. Lampedusa, ses plages de sable fin et son centre de rétention, ses touristes repus et ses réfugiés affamés, ses vacanciers attendus et ses clandestins recherchés, ses estivants avides de soleil et ses migrants en quête d’une vie tout simplement possible. Lampedusa… la métaphore d’un monde globalisé.• réforme No 3531 • 10 octobre 2013 Hôpital public. Par défi, par conviction ou par envie, ils ont résisté aux sirènes du privé. Ils ont choisi le service S alaires plus bas que dans le privé, gardes dans la plupart des spécialités, services débordés, l’activité publique peut être vue de l’extérieur comme un sacerdoce. Pas pour ces médecins ou futurs docteurs. Le choix du service public ? Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, à l’origine de la révélation du scandale du Mediator, ne s’est jamais vraiment posée la question : « J’ai été interne, j’ai bénéficié d’une formation de très haut niveau et je suis devenue chef de clinique. Ça a été une évidence, je me suis sentie happée par le monde hospitalier. » Le monde hospitalier, mais pas n’importe lequel, celui du CHU (Centre hospitalier universitaire, ndlr), d’abord à Paris puis à Brest : « L’émulation qui y règne est très forte, très stimulante, grâce notamment aux liens avec la recherche et l’enseignement. C’est grâce à ce cadre que j’ai pu me transformer en cardiologue experte en valvulopathie pour l’affaire du Mediator ! », sourit-elle. « On n’est jamais limités dans ce qu’on entreprend, la structure et ses capacités permettent beaucoup de choses, confirme Jean-Jacques Baldauf, professeur en gynéco-obstétrique à Strasbourg depuis les années 70. Et puis le tissu hospitalier, c’est une grande famille ! » Beaucoup soulignent en effet l’attrait du travail en équipe, le libéral se retrouvant bien souvent seul. Une plus-value pour les médecins, comme pour les patients. « Si on a un doute sur un diagnostic, un souci, on peut en parler avec les collègues. C’est une prise en charge multidisciplinaire », confirme le Dr Charles Meyer, chirurgien à l’hôpital de Colmar depuis plus de trente ans. Défense bec et ongles Dans la même veine, nombreux sont ceux qui vantent la possibilité de traiter des pathologies variées. Comme Clémence1, interne en chirurgie dentaire. Sa spécialité serait plus rémunératrice dans le privé. Très peu pour elle. Sa motivation est tout autre. La jeune femme ambitionne de devenir PH (praticien hospitalier, ndlr) pour « travail- Frachon. La spécialité impose quelquefois le choix. Impossible de travailler en génétique en libéral, par exemple. « Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas que l’argent soit le moteur principal », lâche le Pr Baldauf. C’est une réalité, les rémunérations sont plus faibles dans le public qu’en libéral. « La médecine ne devrait pas être mercantile. Le privé, c’est la course au fric, il n’y a plus que les chiffres qui comptent », enrage le Dr  Charles Meyer. Il travaille douze heures par jour, mais défend bec et ongles le service public, c’est son éthique. Comme la loi l’y autorise, il pratique une activité libérale dans les murs de l’hôpital, deux demi-journées par semaine. Mais le médecin a choisi le secteur 1, il applique les tarifs de la Sécurité sociale. « Dans certaines cliniques, on ramasse trois fois plus que nous. Mais moi, je vois ça tranquillement », sourit le Dr Bertrand Schoch, anesthésiste-réanimateur à l’hôpital de Saverne depuis 1979. L’activité libérale ou privée est intrin- « Le privé, c’est la course au fric, il n’y a plus que les chiffres qui comptent » ler avec des patients dits “spécifiques” (jeunes enfants, patients hospitalisés, incarcérés, handicapés), tous ceux qui ne peuvent pas accéder à un cabinet de ville ». « J’aurais eu peur de l’aspect répétitif en ville, de ne traiter que cinq ou six pathologies au maximum », poursuit Irène sèquement liée à la nécessité de rentabilité. « Le cabinet est devenu une entreprise comme les autres, le dentiste se retrouve à travailler comme un commercial », assure Clémence1. L’avantage du service public, outre la sécurité de l’emploi et l’absence de gestion administrative ou comptable, est d’être bien loin de ces considérations. « Je ne suis pas payé à l’acte, c’est un luxe extrême », avoue la pneumologue Irène Frachon. Avec les fortes rémunérations qui accompagnent la profession libérale, difficile de faire machine arrière. Pas aisé de renoncer à un haut niveau de vie. C’est pourtant ce qu’a fait Hervé Diebold, cardiologue. Après vingt ans de carrière en libéral dans l’Ouest parisien, il a quitté l’Ile-de-France pour terminer sa carrière en Bretagne. « Je travaillais beaucoup, ma femme aussi, nous avions beaucoup de frais », explique le docteur. L’homme avait souhaité travailler dans le public au début de sa carrière, mais un différend avec un chef de service avait rendu les choses difficiles. Vingt ans plus tard, le voilà qui rejoint l’Hôtel-Dieu de Pont-l’Abbé. « J’avais envie
  • 3. Événement réforme No 3531 • 10 octobre 2013 3 Rencontre avec ces médecins engagés qui se sont mis au service du plus grand nombre. public plutôt que l’argent trand Schoch, soixante-trois ans, bon pied bon œil. Alors qu’on voulait l’en décharger, il tient à en conserver au moins un minimum. « Ça entretient mes techniques, j’aurais trop peur de désapprendre à travailler », se justifiet-il. Sachant que dans certaines spécialités, comme la pneumologie ou la gastro-entérologie, pas de garde pour les praticiens hospitaliers, seulement des astreintes. Le choix du secteur public a également pu être celui des rencontres. « Le hasard des stages a fait que j’ai rencontré une équipe sympa. À l’époque, il manquait des anesthésistes. Je suis resté !, dit le Dr Schoch. Et puis le public était presque le seul à faire vraiment de la réanimation. » Son éducation protestante, son milieu familial, ses années de scoutisme ont aussi fait que pour lui « la communauté de destins était une valeur sûre ». Contacté par le privé pour des remplacements au début de sa carrière, il ne s’y est pas beaucoup plu. Le Pr Baldauf, PU-PH (professeur des universités-patricien hospitalier, ndlr) à Strasbourg, rappelle la dimension très importante de l’apprentissage, du patronage dans son choix : « Il était pri- mordial pour moi de former les médecins de demain, ceux qui exerceront quand je ne serai plus là. » Qu’en est-il des jeunes médecins justement ? Ont-ils envie de rejoindre le secteur public ? « Ils n’ont pas envie de trop bosser », observe le Dr Willems. Et se retrouvent face à un choix, que Clémence1 résume ainsi : « Soit avoir un métier passionnant, mais mettre de côté sa vie privée. Soit travailler dans un cabinet ou une clinique à mitemps, des vacances, mais l’impression de ne pas être allé au bout de ses convictions. »• Philippe Schaller Urgences : quelles réponses à la violence ? © Istock photos Médecins, infirmiers et directions tentent de trouver la parade. L’ambition, et la difficulté : sanctuariser l’hôpital sans le « bunkériser ». de faire bénéficier de mes compétences et de mes services ce petit hôpital et ses patients, moins privilégiés qu’à Paris. Il faut bien avouer que ma foi protestante n’a pas été étrangère à mon choix. » « Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas que l’argent soit le moteur principal » L’apprentissage au cœur Le Dr Willems, réanimateur de trentesix ans dans le sud de la France, sépare actuellement son activité entre un 60 % dans un hôpital et quelques jours dans une structure privée où il « gagne plus, mais travaille plus ». Cette dernière lui propose de doubler sa présence, avec une proposition financière très alléchante. Le réanimateur hésite encore, soucieux de garder du temps pour lui. Car les conditions de travail sont un élément non négligeable dans le choix du secteur public, surtout en centre hospitalier traditionnel. « C’est assez confortable, on travaille environ 48 heures par semaine, on a 25 jours de congés, 15 jours de RTT et 15 jours de formation par an », explique le Dr Willems. Quand les services ne sont pas débordés... Les gardes ? Pas un problème pour l’anesthésiste Ber- Agent d’accueil menacé avec un couteau aux urgences de Bourgoin-Jallieu, coups de feu tirés à Saint-Denis, infirmier blessé à l’arme blanche à Marseille. Cet été, les actes graves de violence se sont multipliés dans les hôpitaux, mettant en lumière ce qui semble bien devenu un phénomène préoccupant. En cinq ans, les agressions contre le personnel de santé « auraient augmenté de plus de 80 % », selon l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf). Les pouvoirs publics ont mis en place en 2005 un observatoire, l’ONVS, chargé de recueillir tous les signalements des hôpitaux. L’an passé, 11 344 déclarations d’atteintes aux biens et aux personnes ont été recueillies, dont 25 % en psychiatrie, 14 % aux urgences. Face à cela, les hôpitaux multiplient les dispositifs de sécurité, tout en essayant de rester des lieux de soins ouverts sur la ville. Les responsables marseillais ont passé la vitesse supérieure. Courant septembre, la direction de l’AP-HM a lancé un plan de prévention de 30 mesures, plus ou moins coercitives : fermeture nocturne des points d’entrée, développement de la vidéosurveillance, dispositifs d’alerte, création de chambres avec sas de sécurité, révision de l’aménagement et de l’organisation des services. Une campagne d’affichage sera bientôt lancée, tandis que les syndicats militent pour la création d’une trentaine de postes de médiateurs. Le calendrier n’est pas défini, le financement encore en question. À la direction, on avoue que « peu de dispositifs sont déjà en place ». Seules les rondes quotidiennes de police et de gendarmerie, plus que nécessaires aux yeux du personnel, fonctionnent. « Ces mesures ne vont pas résoudre tous les problèmes de violence, mais certainement améliorer la situation. À condition d’aller au bout », soutient Danielle Ceccaldi, secrétaire CGT à l’AP-HM. L’attente suscite la violence 1. Son prénom a été changé à sa demande. Bien souvent, c’est la vision sécuritaire qui a pris le dessus. Depuis 2007, le CHU de Nîmes a un responsable de la sécurité. « Parce que la délinquance ne s’arrête pas aux portes de l’hôpital », Thierry Gaussen gère 33 agents titulaires d’un CAP de sécurité, formés au milieu hospitalier et appliquant des techniques validées par les médecins. Ils ont su se faire accepter du personnel soignant et interviennent au moindre signalement, « dans tous les services, sans exception ». Ça peut aller plus loin. L’organisme « Scope santé sécurité » propose, parmi ses formations médicales, une initiation à l’autodéfense. « On est obligé d’en arriver là, parce qu’il n’y a aucune régulation, aucune filtration aux urgences », explique Alain Perrier, le responsable pédagogique. Cet ancien anesthésiste vend entre dix et quinze sessions – pour des vigiles ou du personnel de santé – par an, encadrées par des médecins ou infirmiers de métier. Ce dispositif, encore minoritaire, a pour ambition d’apprendre à « se protéger en cas d’agression ou immobiliser une personne agitée quand le dialogue est rompu », explique-t-il. Rondes de police, sas de sécurité, stages d’autodéfense, voilà l’avenir de l’hôpital ? Pour l’Amuf, c’est plutôt un cauchemar. Son porte-parole, Christophe Prudhomme, confirme que l’hôpital n’échappe pas à une société de plus en violente. Lui-même a été agressé plusieurs fois et a déjà reçu un coup de boule. « On a oublié que la médecine, c’est avant tout des rapports humains et des valeurs humanistes », analyse le porte-parole. Pour ce médecin du Samu en Seine-Saint-Denis, une barrière stricte sépare les hommes en blanc des hommes en bleu. Surtout dans les banlieues parisiennes « où la confiance limitée envers la police nationale met en danger nos équipes ». Pour lui, le coupable de la violence aux urgences est tout désigné, c’est l’attente. Le porte-parole de l’Amuf préconise l’embauche de personnel, des formations de réponse à l’agressivité, des boutons poussoirs semblables à ceux des banques ou des bijouteries. « L’accueil doit rester convivial », assure-t-il. « Société McDonald’s » L’enjeu est simple et compliqué à la fois, il faut sanctuariser l’hôpital sans le « bunkériser ». Veiller à ce que l’hôpital reste un endroit ouvert, c’est ce qu’a tâché de réaliser le Pr Casalino, chef de service aux urgences de l’hôpital parisien de Bichat. Depuis 2006, il y mène une réflexion sur la politique de sécurité. Outre la sensibilisation des équipes à la prévention et à la gestion des conflits, l’hôpital s’est fixé comme objectif « zéro patient dans les couloirs des urgences ». Les patients sont accueillis par une infirmière d’accueil et d’orientation, qui les installe dans les secteurs de soins appropriés. Seuls les patients sont admis, les accompagnants doivent rester en salle d’attente. En contrepartie, un membre de l’équipe de soins les informe sur les délais. Pas d’angélisme non plus, la salle d’attente et tous les accès ont été sécurisés par des portes à code et des caméras. Grégory Chabert, ambulancier agressé en février dernier à Bourgoin-Jallieu, milite surtout pour un changement de comportement des patients : « Les gens ne voient que leur propre urgence. Nous sommes dans une “société McDonald’s” où l’on reçoit tout rapidement. Mais la médecine ne fonctionne PH. SC. pas comme cela ! » Sera-t-il entendu ?•
  • 4. 4 Monde réforme No 3531 • 10 octobre 2013 Centrafrique. Le chaos s’est répandu depuis le coup d’État du 24 mars. Les chrétiens sont les premières cibles. L’ONU interviendra-t-elle ? Faire face à l’insécurité directeur du bureau de traduction biblique Wycliffe, a dû se réfugier quelque temps chez les Diaconesses de Reuilly en France, après avoir été agressé trois fois par des membres de la Séléka. Il a été mis en joue plusieurs fois par des hommes armés qui ont tiré sur lui, pour le terroriser. Il a dû leur donner l’argent dont disposait la mission de traduction biblique, l’équivalent de 1 500 euros en francs CFA. « Les exactions continuent » Ses agresseurs ont également volé voitures et motos, ordinateurs et ampoules électriques, et ont menacé de violer ses deux filles. « Mais le Seigneur n’a pas permis qu’ils passent à l’acte », témoigne-t-il, encore sous le choc. Il remercie grandement le Défap, service protestant de mission, qui lui a permis de venir souffler en France avec son épouse, du 22 août au 11 septembre dernier – l’obtention de son visa ayant été très compliquée. Aujourd’hui, il décrit une situation de guerre en Centrafrique : «  Les exactions continuent de façon plus ciblée. Il y a des braquages de véhicules. Il est risqué de sortir après 18 h. Alors, tout le monde se barricade chez soi, de peur d’être la cible de personnes armées. Le jour, on peut circuler, mais avec prudence car il y a des enlèvements, avec des demandes de rançon. Il faut donc rester discret et prudent. » Ailleurs dans le pays, si le calme semble être partiellement revenu, des déplacements de populations font « Nous essayons de convaincre les gens de se pardonner mutuellement » Elle n’a plus droit à rien et vit en pleine insécurité. Alors, on s’en remet entre les mains de Dieu », témoigne Ludovic Fiomona, médecin et secrétaire général de l’Église réformée du Christ Roi à Bangui, responsable du programme de lutte contre le sida en Centrafrique pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Son confrère Bertin Oudagnon, viceprésident de l’Église du Christ Roi, et D. R. L e 24 mars dernier, à Bangui, en Centrafrique, les rebelles de la coalition hétéroclite Séléka chassaient du pouvoir François Bozizé pour le remplacer par Michel Djotodia, issu d’une ethnie musulmane minoritaire – le tout sur fond de scènes de pillages à grande échelle. Depuis, les mercenaires de la Séléka sont devenus incontrôlables, même par le nouveau pouvoir en place, qui a fini par dissoudre la coalition, mais en vain. En réponse, à travers tout le pays, des milices d’autodéfense, majoritairement chrétiennes, ont vu le jour. Les affrontements avec leur lot de vengeances se font plus nombreux chaque jour, faisant craindre un embrasement de cette région d’Afrique réputée jusque-là pour son calme interreligieux. «  La vie quotidienne de la population aujourd’hui en Centrafrique est marquée par la peur et l’angoisse. Elle a été traumatisée. Elle a tout perdu. Les responsables religieux, catholiques, protestants et musulmans, tentent l’apaisement, mais ils sont dépassés par leur base Un risque d’embrasement religieux ? Lors du coup d’État du 24 mars, ni les 450 soldats français en poste à Bangui ni les 1 400 hommes de la force panafricaine Misca ne sont intervenus. Depuis, le chaos s’est installé et, selon Laurent Fabius, « une zone de non-droit peut devenir un repaire pour tous les extrémistes ». François Hollande a donc lancé un appel à la tribune de l’ONU le 25 septembre dernier, appelant au vote d’une résolution et à un déploiement de « casques bleus ». La situation au Mali et l’attentat de Nairobi font-ils craindre le pire ? « La Séléka est d’abord une rébellion contre le régime de Bozizé, analyse Jean-Arnold de Cler- mont, président du Défap. S’y sont associés des bandits de grand chemin, dont le seul objectif est le pillage et la rapine. Dans cette désorganisation, il est indéniable que se sont greffés des éléments à visée djihadiste, venus du Tchad et du Soudan, et peut-être du Nigeria et du Mali, chez qui la dimension antichrétienne est évidente. Cela met en péril la tradition de paix qui régnait jusqu’à présent entre chrétiens et musulmans. Une force d’interposition est une nécessité. Il y a urgence à rétablir l’ordre pour que les relations islamo-chrétiennes ne soient pas mises en péril et pour préserver la possibilité M. L.-B. en Afrique d’un islam soufi pacifiste. » craindre le pire pour leurs conditions sanitaires, voire leur survie. La ville de Bouar, qui se trouve dans l’ouest du pays, a été relativement épargnée par les rebelles venus du Nord-Est. C’est pourquoi elle a reçu beaucoup de déplacés, accueillis et nourris par les Églises sur place. Les catholiques ont été fortement sollicités, les luthériens aussi. « Notre Église de Bouar a déjà accueilli plus de 900  personnes, et il en arrive de nouvelles tous les jours témoigne le pasteur André Goliké, président de l’Église évangélique luthérienne de Centrafrique. Nous avons reçu de l’aide financière des luthériens américains, qui nous a permis d’acheter du riz, des haricots rouges, du manioc, du sucre, du sel, du savon et du poisson fumé, autant de vivres que nous avons distribuées aux déplacés. Grâce au bureau de la Fédération luthérienne mondiale installé à Bangui, nous avons consulté l’Unicef et le Programme alimentaire mondial : on espère recevoir de l’aide de ces ONG à partir du 15 octobre. » Tentative de médiation Fin août, le Défap a reçu des photos de déplacés dans la ville voisine de Bohong, qui ont été publiées sur son site Internet1 : les déplacés, contraints de se cacher dans la brousse car des membres de la Séléka étaient à leurs trousses, comptent parmi eux des enfants, dont certains souffrent de fièvres ou du paludisme. Ils boivent de l’eau impropre et essayent de se soigner avec des écorces d’arbres. Pour tenter de mettre fin au chaos, les responsables religieux chrétiens et musulmans se sont rencontrés à plusieurs reprises pour lancer des appels au calme. « À Bohong, nous essayons de faire de la médiation, de tenter une réconciliation entre les gens, mais ce n’est pas facile. Je vais y aller demain pour rencontrer la population, car c’est jour de marché. Nous avons formé une plateforme religieuse, avec des catholiques, des protestants et des musulmans. Nous rencontrons les autorités, les membres de la Séléka, les notables et les religieux pour essayer de convaincre tout le monde de se pardonner mutuellement. Mais nous entendons encore des coups de fusils », raconte le pasteur André Goliké. Le nouveau pouvoir, quant à lui, aux mains des musulmans, vient de nommer deux chrétiens à des postes clés, en signe d’apaisement : le président de l’Église du Christ Roi est son nouveau chef d’état-major, et Ludovic Fiomona est le responsable gouvernemental de la lutte contre le sida. Mais les autorités sont complètement dépassées par leur base, c’est pourquoi nombre d’interlocuteurs appellent de leurs vœux une intervention de la communauté internationale. « Nous avons soif de la présence des “casques bleus” pour protéger la population. S’ils sont là, sa sécurité sera assurée. Nous les attendons depuis longtemps », résume le pasteur André Goliké. Ludovic Fiomona renchérit : « Nous fondons beaucoup d’espoir sur la résolution qui pourra être prise par les Nations unies à New York. Aujourd’hui, notre pays ne sait plus à quel saint se vouer. Nous avons été abandonnés. L’affaire du Mali était plus sérieuse, donc nous avons été délaissés. » Pour combien de temps encore ?• Marie Lefebvre-Billiez 1. www.defap.fr
  • 5. Monde réforme No 3531 • 10 octobre 2013 ÉGLISE catholique. La réforme de la curie romaine, promise à mots couverts par le pape François, fermerait une parenthèse ouverte voici près d’un siècle et demi. 5 De par le monde La curie sous pression © Yasmina Barbet/Wostok Press/Maxppp dans les régions dominées par le communisme, observe Henri Madelin. Jean XXIII avait subi des avanies de la part des Orientaux, Jean-Paul II avait vécu toute sa vie en Pologne dominée. Cela forcément les encourageait à se doter d’une machine implacable pour faire contrepoids aux menaces extérieures. » Cet excès de pouvoir n’est pas passé inaperçu. « De temps à autre, tel ou tel pape a pu avoir des velléités de réforme, Le pape François, lors de sa visite à Assise, le 4 octobre S eptembre 1870 : profitant de la chute de Napoléon III, qui protégeait les États pontificaux, le roi Victor-Emmanuel II parachève l’unité italienne en contraignant le pape à se réfugier dans Rome. Rien à voir, au premier abord, entre la défaite de Sedan et la réforme de la curie dont le pape François, voici quelques semaines, a lancé le chantier. Pourtant, c’est bien la perte du pouvoir temporel sur leurs terres italiennes qui a encouragé les papes à concentrer leur autorité sur la cité vaticane et donc à renforcer la curie romaine. Ce changement s’est trouvé renforcé par le dogme de infaillibilité du pape, décrété par le concile Vatican I, à la fin de l’été 1870. « Pie IX s’est évidemment senti humilié par l’occupation de ses États, relate le théologien jésuite Henri Madelin. Mais il s’est assez vite aperçu que cette lourde défaite pouvait lui laisser les mains libres sur le peu qui lui restait. » À condition de se doter d’un outil efficace. Une force en mouvement Le phénomène a pris du temps. Pendant la Première Guerre mondiale, le pape n’est jamais parvenu à se faire entendre des belligérants. Les grandes voix chrétiennes parlaient même contre lui. Mais pour continuer à jouer un rôle international, les papes n’ont eu d’autres choix que de suivre ce chemin escarpé, de s’appuyer sur les hommes de confiance qui composaient la curie. Par les accords du Latran, signés en 1929, Mussolini a reconnu la légitimité du souverain pontife à conserver ce territoire de 44 hectares. La curie s’est muée en une véritable administration, capable de gérer non seulement le petit État, mais encore l’armée des nonces qui portaient partout la parole du pape. « La centralisation des pouvoirs n’a plus cessé, reconnaît l’historien Jean-Marie Mayeur. On a même pu parler d’une papauté impériale, dont le prestige culmine avec Pie XII et le rayonnement médiatique avec Jean-Paul II. » Les enjeux idéologiques ont aussi contribué à renforcer le poids de la curie. « Pie XI et Pie XII ayant été nonces dans les pays de l’Est, ils avaient assisté aux massacres frappant les catholiques « Dans le passé, le souci d’efficacité primait sur le désir de collégialité » admet Jean-Marie Mayeur. Mais très vite ils ont été rattrapés par des réflexes institutionnels plus forts que leur propre personne. » Le souci d’efficacité primait sur le désir de collégialité. Faut-il en déduire que la réforme de la curie est impossible ? Évidemment non. Les pistes existent. «  Le concile Vatican II a voulu une curie au service de l’Église universelle, de l’effort missionnaire et de tous les diocèses, rappelle Henri Madelin. Le projet n’a pas beaucoup avancé à cause de l’avènement d’une société médiatique qui privilégie la personnification à outrance et de l’élection d’un pape de combat – Jean-Paul II. Mais aujourd’hui, les conditions sont requises pour que le travail soit entrepris. » Les vives critiques entendues pendant le conclave cette année donnent au pape François une opportunité rarement rencontrée. La diversité des personnalités que le pape a choisies pour formuler des propositions laisse augurer de vrais changements. Mais il faut agir vite, au risque de voir la routine reprendre le pouvoir.• frédérick casadesus Les ouvertures possibles Parmi les évolutions, la plus facile concerne la gouvernance et une plus grande collégialité avec les conférences épiscopales. Pour les fidèles, sans changer la foi de l’Église, trois mesures sont attendues par de nombreux catholiques. L’ordination d’hommes mariés, comme c’est le cas dans les Églises catholiques de rite oriental, uniates et maronites, soumise à l’autorité de Rome. Comme pour les diacres, les prêtres célibataires ne pourront se marier mais le presbytérat serait ouvert aux hommes déjà mariés. Le remariage des divorcés, comme dans les Églises orthodoxes. La rigidité actuelle de l’Église sur cette question oblige les prêtres à des attitudes pastorales intenables. Enfin, l’ouverture du diaconat aux femmes. Dans la mesure où le prêtre représente le Christ, la foi catholique réserve ce ministère aux hommes. Il peut en être autrement pour les A. N. diacres. Thomas Ferenczi Tournant iranien Il y a quarante ans, la visite du président Nixon en Chine, du 21 au 28 février 1972, marquait un tournant historique en ouvrant le dialogue, après de nombreuses années d’ignorance mutuelle, entre Pékin et Washington. Saluant l’événement, Nixon parlait de « la semaine qui a changé le monde ». Dira-t-on de la dernière semaine de septembre 2013, marquée par un coup de téléphone largement médiatisé entre le président Obama et son homologue iranien, Hassan Rohani, qu’elle a changé le monde ? Peut-être pas, ou du moins il est trop tôt pour l’affirmer. Mais l’échange entre les deux dirigeants a mis fin, comme l’a noté un journal iranien, à un tabou qui rendait impossible un dégel des relations entre les deux pays. Les ponts étaient coupés depuis la chute du shah et l’instauration de la République islamique en 1979. L’occupation de l’ambassade américain à Téhéran et la prise en otage de ses personnels pendant près de quinze mois avaient provoqué la rupture des relations diplomatiques entre l’État que l’Iran qualifiait de « grand Satan » et celui que les ÉtatsUnis considéraient comme un « Étatvoyou ». De part et d’autre s’exprime aujourd’hui la volonté d’établir entre les deux pays des relations plus apaisées. Pour Barack Obama, l’intérêt est à la fois économique (favoriser l’ouverture du marché iranien aux industriels américains) et stratégique (diminuer les tensions qui agitent la région, en particulier en Syrie et en Irak, deux alliés de l’Iran). Pour les dirigeants iraniens, qui ont choisi en Hassan Rohani un réformateur modéré, l’objectif est d’abord d’obtenir la levée des lourdes sanctions qui affaiblissent le pays ; il est ensuite de rendre à l’Iran sa place de puissance régionale, aux côtés de l’Arabie Saoudite, sa principale rivale, qui l’a évincé de la scène diplomatique. Un rapprochement peut donc s’amorcer. Le résultat est loin d’être acquis. Le principal obstacle demeure la question du nucléaire iranien, qui fait depuis de longues années l’objet d’interminables négociations. À Washington comme à Téhéran, on se montre prudent, ne seraitce que pour ne pas heurter de front les conservateurs des deux camps. Mais un élan est donné, qui ouvre des perspectives encourageantes.•
  • 6. 6 Société réforme No 3531 • 10 octobre 2013 élections municipales (1). Candidate UMP à la Mairie de Paris, Nathalie Kosciusko-Morizet livre son diagnostic sur les enjeux politiques « Il faut renforcer la société par la questions à Nathalie Kosciusko-Morizet députée de l’Essonne candidate UMP à la Mairie de Paris Vous n’ignorez pourtant pas que le Front national est actuellement perçu, par la gauche comme par la droite, comme une menace. Que pensez-vous des déclarations de François Fillon et d e s p o l é m i q u e s q u ’e l l e s o n t entraînées ? Ce genre de débat n’est pas neuf. Cela fait des années que la présence du Front national dans la vie politique provoque des discussions. Nos concitoyens n’attendent plus de consignes de vote – s’ils l’ont jamais fait. Il est donc inutile de formuler des injonctions. Chaque responsable politique, en revanche, a le devoir de dire clairement comment il se comporterait, à titre personnel, s’il était obligé de choisir entre un candidat du Front national et un candidat de gauche. J’estime cette question tellement cruciale que j’ai rédigé un livre pour y répondre. Vous appartenez à la tradition gaulliste, qui permet à chacun, d’où qu’il vienne, de s’accrocher au projet collectif de la nation française. Quelles réponses apportez-vous à ceux qui se laissent entraîner par la xénophobie ? C’est en proposant des objectifs que l’on peut bâtir une espérance commune. Pour ne prendre qu’un exemple : voici quelques jours, les responsables socialistes de Paris ont affirmé que la solution au problème des Roms consistait à les reloger. © PHOTOPQR/LE PARISIEN/olivier corsan Que vous inspire la situation de la droite républicaine aujourd’hui ? Je veux d’abord affirmer que l’on se construit dans l’action. Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est de mener la bataille pour l’alternance à Paris. Je souhaite le faire dans l’unité, ou pour mieux dire dans l’union, c’est-àdire en respectant la spécificité de chacun. Les primaires ouvertes ont permis aux Parisiennes et aux Parisiens de désigner la candidate de l’UMP. En retour, elles m’ont donné la légitimité pour rassembler ceux qui se trouvent dans d’autres mouvements politiques – UDI, MoDem – auxquels s’ajoutent des personnalités issues de la société civile, qui ont envie de construire un projet d’avenir assez éloigné des tensions partisanes. « Je travaille sur un concept qui est celui de la réciprocité » Or, actuellement, 130 000 personnes sont en attente d’un logement social à Paris, certaines d’entre elles depuis plus de dix ans ; comment peuvent-elles accueillir une telle déclaration ? Je m’oppose à cette option parce que je la trouve injuste et inaudible par des citoyens qui, de façon légitime, s’impatientent. Mais les Roms ne vont pas être installés dans des appartements situés en HLM… Certes, mais c’est un effet de cascade : j’ai été ministre en charge du logement et j’ai donc eu à gérer l’hébergement d’urgence. Le nombre de places n’étant pas extensible, les pouvoirs publics sont contraints d’établir des parcours de vie qui entraînent les derniers demandeurs à intégrer des pensions de famille, puis les logements sociaux. Dire que l’on va répondre à tous les problèmes tout de suite et faire face à toutes les situations, et surtout aux plus médiatisées, ce n’est pas faire justice à l’attente de nos concitoyens. Un tempérament bien affirmé Nathalie Kosciusko-Morizet a vu le jour en 1973, dans le quinzième arrondissement de Paris. Son engagement politique est le gaullisme et s’inscrit, à n’en pas douter, dans une histoire familiale : fille de François Kosciusko-Morizet, qui exerce toujours les fonctions de maire de Sèvres (Hauts-de-Seine), la candidate UMP à la Mairie de Paris est également la petite- fille de Jacques Kosciusko-Morizet, grande figure de la Résistance et ancien Ambassadeur de France. Polytechnicienne ayant effectué son service militaire à Djibouti, cette jeune femme est entrée dans la carrière politique en 2002, comme suppléante de Pierre-André Wilzer, député de l’Essonne. Assez vite, Nathalie Kosiuscko-Morizet s’est imposée dans le débat public, associant fidélité aux traditions et prise en compte assumée de la modernité. Secrétaire d’État chargée de l’écologie sous l’autorité de Jean-Louis Borloo en 2007, Nathalie Kosciusko-Morizet n’a pas hésité à dénoncer avec virulence les prudences de son camp. Devenue maire de Longjumeau en 2008, elle a conforté sa liberté d’action. Lors de l’élection présidentielle de 2012, elle fut porte-parole du candidat Nicolas Sarkozy, incarnant l’aile progressiste d’une équipe dominée par des tendances conservatrices. La candidature de Nathalie Kosciusko-Morizet à la Mairie de Paris consacre son avancée au premier plan de la vie politique. F.C.
  • 7. Société réforme No 3531 • 10 octobre 2013 actuels et son point de vue sur le développement de la capitale. logique du contrat » En revanche, à Lyon, qui est aussi une municipalité socialiste, j’observe que la mairie a développé une coopération in situ avec la Roumanie pour développer des capacité d’insertion locale, pour éviter que le problème des Roms ne s’exporte. Je trouve cette démarche très intéressante – ce qui démontre que je n’aborde pas cette question sous un angle partisan. Alors, bien entendu, je ne prétends pas qu’un seul dispositif suffise à résoudre tous les problèmes – ce que la mairie de Lyon reconnaît elle-même. Simplement, je crois que ce genre d’initiative a du sens et contribue à réduire les tensions au sein de notre société. C’est un chemin pragmatique, efficace, pour lutter contre la xénophobie. Il y a quelques mois, dans nos colonnes, Bruno Le Maire appelait sa famille politique à porter, haut et fort, les valeurs de la droite républicaine. Quelles sont, selon vous, les valeurs qu’il convient de placer au premier plan ? Avec la « France droite », le mouvement politique que j’ai créé, je travaille sur un concept qui est celui de la réciprocité. La société risque de se déliter quand ceux qui la composent – quel que soit leur niveau de vie – nourrissent le sentiment que certains reçoivent plus, tandis que d’autres donnent beaucoup trop. Je veux repenser la question de l’échange, du don et du contre-don. Notre devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité  » pourrait être renforcée par la logique du contrat, de la réciprocité. Sous l’influence de Nicolas Sarkozy, la droite a paru admettre une forme de libéralisme dans le domaine des mœurs. N’est-elle pas en train de renouer avec ses traditions ? Je regrette que nous ne soyons pas allés au bout d’une promesse faite en 2007 : l’union civile en faveur des homosexuels. Ce dispositif, complété par des solutions concrètes – je pense par exemple à la reconnaissance d’un statut pour le beau-parent, faisant droit à des situations complexes qui se posent depuis longtemps. Ce système fonctionne en Allemagne, il permet de faire face à tous les cas de figure sans contraindre le corps social à verser dans les dérives de l’indifférenciation. Hélas, le gouvernement actuel a cherché un avantage politique et préféré séparer les Français plutôt que de les rassembler. Quand on aborde un sujet qui concerne les questions morales ou anthropologiques, il faut trouver le consensus. À propos de l’euthanasie, la majorité précédente avait créé une commission composée de députés de droite et de gauche, qui siégeait à l’écart des médias et donc à l’abri des pos- travaillions sur le périphérique. Dans son livre intitulé L’invention de Paris, Eric Hazan démontre que Paris s’est construit en débordant progressivement de ses murailles, celles de Philippe Auguste, celles de Charles X, celles des fermiers généraux. Depuis quarante ans, cette extension butte sur le périphérique. Il me semblerait pertinent de couvrir cette voie. Nous ne pourrions pas réaliser un tel projet en quelques mois, mais le vote d’un fonds d’amorçage, qui permet de créer les premiers mètres carrés et qui se refinance par la vente de ces mêmes premiers mètres carrés, lancerait la machine de manière efficace. Un tel projet, associant des logements et des bureaux, favoriserait la coopération entre la capitale et sa banlieue, redonnerait de la liberté, du dynamisme, à tous. « Sur les questions morales ou anthropologiques, il faut trouver le consensus » tures politiciennes. Le résultat est que ces femmes et ces hommes de bonne volonté ont élaboré un projet de loi qui fut adopté à la quasi-unanimité, qui est la loi Léonetti. Quelle place les Églises doivent-elles tenir dans l’espace public ? Les Églises ont toute légitimité à intervenir dans le débat public. Par le prisme de leur tissu associatif, elles connaissent bien la société française. Elles doivent être un lieu de réflexion et de débat sur la modernité. Elles ne doivent pas se contenter d’exprimer un dogme. Le phénomène de métropole engage les candidats présents dans les grandes villes à créer des programmes extramuros. Comment envisagez-vous la coopération de Paris avec les communes qui composeront le « Grand Paris » ? Je crois beaucoup au « Grand Paris ». Lorsque j’étais ministre du Logement, j’ai tenté de stimuler cette coopération, notamment le projet « Grand Paris Express ». Le gouvernement actuel a poursuivi ce travail, en dépit de quelques modifications subalternes, et je m’en réjouis parce qu’il est bon qu’un projet impliquant des millions d’habitants et des investissements considérables bénéficie d’une forme de continuité. En revanche, je ne crois pas du tout qu’il faille en passer par une loi qui s’applique à tous les domaines. Cette option, choisie par l’actuelle majorité, conduit à la gabegie : création d’une nouvelle institution, recrutement d’un millier de fonctionnaires supplémentaires, nécessité de débloquer un budget de 2 à 4 milliards. Le mille-feuille administratif entraîne des frais considérables et j’ai la conviction qu’en cette période de crise, alors que nos concitoyens se plaignent déjà d’être suradministrés, il dévoie la belle idée de métropole. Cela peut-il se traduire de façon concrète ? Je voudrais, par exemple, que nous Quels sont vos projets dans le domaine culturel ? Le musée gratuit devait favoriser l’ouverture des publics. En fait ce dispositif n’atteint pas sa cible parce que l’accès à la culture ne relève pas uniquement de considérations financières. C’est la raison pour laquelle je suis tellement critique au sujet de l’application de la réforme des rythmes scolaires. La Ville de Paris a voulu être le meilleur élève de la pire des politiques, en refusant de prendre le temps de former des animateurs. À partir du moment où l’on s’engage dans cette voie, il faut creuser des pistes sérieuses, utiliser le temps périscolaire à l’élaboration de programmes solides, capables de toucher les publics qui rencontrent le plus de difficultés sociales. Aujourd’hui, le gouvernement s’apprête à dépenser plus de 50 millions d’euros par an pour saupoudrer les écoles d’activités disparates, abîmant au passage l’autorité des chefs d’établissement et des enseignants. C’est une opportunité gâchée. Si les Parisiennes et les Parisiens me choisissent en mars prochain, je prendrai mes responsabilités au niveau local : je veillerai à définir des règles de transparence sur le choix des associations et le profil des animateurs, afin de donner une cohérence à l’ensemble du dispositif, assurer l’égalité des chances et conforter les acteurs de la vie scolaire. • propos recueillis par F. Casadesus ¿¿À lire : Le Front antinational Nathalie Kosciusko-Morizet éditions du Moment 200 p., 8,95 €. 7 Urbanisme. Face à la concurrence européenne, l’État et les collectivités cherchent à muscler la capitale. Le pari du « Grand Paris » C e qu’il est convenu d’appeler « Grand Paris » n’est pas un programme technocratique, mais une réponse ambitieuse aux problèmes qui se posent autour de la capitale, la première action d’envergure depuis près de cinquante ans, lorsque le général de Gaulle avait confié à Paul Delouvrier le soin de donner une cohérence à l’essor de la région parisienne. Le 3 juillet 2010, à l’instigation du président Sarkozy, les députés ont voté une loi donnant naissance au « Grand Paris ». Ce projet, présenté comme urbain, social et économique, avait à l’origine pour objectif d’unir les grands territoires stratégiques de la région d’Ile-de-France, dans les bassins d’emploi et d’habitations. Le texte de la loi précise que le « Grand Paris » devait réduire les déséquilibres sociaux, territoriaux. Comme on le devine, les transports constituaient déjà l’élément clé du dispositif. Le Grand Paris Express devrait permettre la construction de 205 kilomètres de lignes de métro automatique et 72 nouvelles gares pour relier les territoires de la Région, alléger le trafic du RER et des transports existants. Les querelles personnelles et politiques oppposant Christian Blanc, chargé de mener à bien l’aventure par le président de la République, et Jean-Paul Huchon, président du conseil régional socialiste, ont freiné le lancement du projet. Aujourd’hui, les travaux ont commencé. Les métropoles La victoire de François Hollande a modifié la donne. En effet, soucieux d’approfondir la décentralisation, le nouveau président de la République a souhaité donner naissance à des entités territoriales urbaines : les métropoles. Ce projet vise, selon les termes de la loi actuellement en discussion, à clarifier les responsabilités des collectivités territoriales et surtout conforter les dynamiques urbaines en affirmant le rôle des métropoles dans le cadre de la décentralisation. Trois métropoles devraient en principe voir le jour au 1er janvier 2016 : Paris, Lyon, Aix-Marseille-Provence. 124 communes, 19 intercommunalités, 4 départements, la métropole parisienne pourrait bien s’élever au niveau des capitales européennes– en particulier celui de Londres. Outre la promesse d’un développement compatible avec la protection de l’environnement, le nouveau « Grand Paris » reposerait sur la densification, c’est-à-dire une ville qui intègre l’idée de la proximité, dans le domaine de l’emploi, des services essentiels et du domicile. « À l’hypothèse d’un monde plat, il faut substituer celle d’un monde épais, roulé en boule », observe Olivier Mongin dans son livre La Ville des flux (Fayard). Autant le dire, à Paris comme ailleurs, ces objectifs suscitent le scepticisme et font grincer les dents des élus. En période de crise, certains s’interrogent sur le financement des projets, d’autres critiquent la création d’une nouvelle trame administrative, à l’heure où nos concitoyens réclament plutôt de la simplicité. Mais la plupart des acteurs de terrain craignent surtout d’être dépossédés de leur pouvoir de décision. La perspective des élections municipales et régionales (en 2014 et 2015) pourrait ouvrir la voie de la contestation tous azimuts.• F. C.
  • 8. 8 Dossier réforme No 3531 • 10 octobre 2013 Évolution politique en Tunisie ¿Le parti islamiste Ennahda, en butte à une hostilité croissante, quitte le pouvoir ¿ La liberté d’expression toujours sur la sellette ¿Le désenchantement des jeunes Tunisiens Dossier réalisé Par Pierre Desorgues, envoyé spécial à Tunis Désavoué, Ennahda s’en va Tunisie. Le parti islamiste Ennahda s’est engagé à quitter le pouvoir avant la fin du mois. En cause, son incapacité à gérer l’État, l’hostilité de la part de la société civile et les grèves organisées par l’UGTT, le puissant syndicat historique tunisien. L a Tunisie vient peut-être de faire un premier pas vers la sortie de crise. Le parti islamiste Ennahda, qui dirige le gouvernement, s’est engagé à quitter le pouvoir avant la fin du mois. D’ici à trois semaines, un nouveau gouvernement, essentiellement composé de technocrates, devrait être mis en place avec pour objectif de redresser le plus rapidement possible une situation économique de plus en plus difficile. Le pays compte plus de 700 000 chômeurs. L’inflation dépasse les 6,5 %. Une partie de l’administration ne suivrait plus les directives du gouvernement. Les investisseurs étrangers quittent le pays. La désespérance sociale reste forte. Au lendemain de l’assassinat de deux députés de l’opposition en février et en juillet, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans la rue pour réclamer la démission du gouvernement en place. L’échec d’Ennahda Les islamistes ne pouvaient pas faire autrement, selon Hazem Ksouri, avocat, membre de la société civile, fondateur de l’association Tunisie libre, proche du Front populaire, la gauche laïque opposée au pouvoir actuel : « La société tunisienne n’est pas la société égyptienne. L’armée a refusé de tirer sur le peuple tunisien au moment de la révolution de jasmin. Elle refuse d’intervenir politiquement. Le conflit armé n’est pas inscrit dans les gènes du pays. L’opinion a été surprise et profondément choquée par l’assassinat de Mohamed Brahmi et Chokri Belaïd, leaders de la gauche laïque. C’est tellement étranger à nos pratiques politiques ! Les dirigeants islamistes ont compris que, s’ils restaient davantage au pouvoir, le mouvement en tant que tel pouvait disparaître politiquement aux prochaines élections. Le mécontentement est tellement fort. » Le parti islamiste a remporté les premières élections libres du pays avec 40 % des voix au moment de la désignation de l’Assemblée constituante en octobre 2011. Il est aujourd’hui crédité de 15 % d’intentions de vote dans les sondages. Abdelfattah Mourou, vice-président du parti, reconnaît aisément l’échec de son mouvement. L’expérience du pouvoir fut un désastre. L’homme est, avec Rached Ghannouchi [leader du parti islamiste, ndlr], l’un des fondateurs de l’islam politique en Tunisie, au début des années 70. Il nous reçoit dans une maison cossue à La Marsa, banlieue chic de Tunis. Sa fille dirige un fonds d’investissement en finance islamique. Elle ne porte pas le voile. L’homme représente l’aile modé- avions très peu de prise sur la machine administrative. Nous n’avions pas cette compétence. » Le mouvement s’est quelquefois plus apparenté à une confrérie religieuse qu’à un véritable parti politique capable notamment d’articuler une communication moderne. Nos discours étaient empreints de religiosité mais nous avons fait preuve d’amateurisme et de maladresse politique. Nous avons commis des erreurs qui ont heurté profondément une partie de l’opinion et qui ont conforté les gens qui, au départ, ne nous considéraient pas comme étant un mouvement légitime. » « Rois du double discours » Rached Ghannouchi, le leader historique du parti, un moment contesté par des éléments plus radicaux, a ainsi organisé une rencontre avec les salafistes, la branche la plus radicale des islamistes en Tunisie, en leur demandant de patienter avant l’établissement d’un État islamique dans le pays. « Ghannouchi n’est pas un extrémiste. Il a fait cela par calcul politique pour renforcer son autorité politique dans le parti. Cela a été une très grave erreur stratégique, qui a davantage scindé la population en deux, entre un courant civil et un courant religieux, alors que nous avions besoin d’unité et de consensus », reconnaît ce proche de Ghannouchi. Meriem Zeghidi, membre de l’association des femmes démocrates, fait partie du courant civil de la société tunisienne. Pour elle, le retrait du pouvoir des isla- « Lorsque le pays enregistre plus de 33 000 arrêts de travail dans l’année, vous ne pouvez plus gouverner » rée du parti. « Nous sommes sans doute arrivés aux affaires trop rapidement, sans aucune expérience réelle du pouvoir. Moi-même, Rached Ghannouchi et certains cadres du mouvement vivions dans l’opposition depuis plus de 40 ans, analyse le vice-président d’Ennahda. Il faut savoir comment faire fonctionner une administration, un État, un pays. Nous mistes est une excellente nouvelle. « C’est un mouvement idéologiquement équivalent aux Frères musulmans égyptiens. Ce sont les rois du double discours. Ils cherchent certes à islamiser progressivement la société en douceur mais, de fait, ils remettent en cause les libertés publiques et les libertés fondamentales des femmes. » Leur objectif, lors des séances de l’Assemblée constituante, a été par exemple de remettre en cause le code du statut personnel des femmes de 1956, qui interdit la polygamie, autorise le divorce et empêche le mariage forcé. Ghannouchi n’a pas cessé de réaffirmer que le code du statut personnel n’était pas remis en cause dans la nouvelle Constitution. En même temps, il prônait la levée de l’interdiction de la polygamie. » Ce sont des fascistes verts qui ont trompé le peuple tunisien. Ils n’ont rien à faire dans le champ de la démocratie. Les Tunisiens religieux ont voté pour eux par peur de Dieu. Ils ont regretté leur choix. Hitler avait obtenu 40 % des voix. Était-il pour autant légitime ? Ils ont des députées femmes. Le mouvement a présenté des candidates parce qu’il y avait une loi sur la parité électorale. Mais, en tant que femme, je ne suis rien pour eux », assure Meriem Zeghidi. Ahmed Sisi, jeune Tunisien, proche du Front populaire, tient le même discours. Il vient chaque semaine mani-
  • 9. Dossier réforme No 3531 • 10 octobre 2013 9 Presse. Malgré l’émergence de nombreux titres depuis la révolution, il n’est toujours pas aisé de s’exprimer librement en Tunisie, surtout sur les chaînes de télévision et à la radio publique. La liberté d’expression sous contrôle © Pierre Desorgues A fester sur l’avenue Bourguiba, à Tunis, pour réclamer la vérité sur l’assassinat des deux leaders politiques de gauche. « L’objectif d’Ennahda est de créer un État où un seul parti, celui de l’islam politique, tiendrait le pouvoir. Ils veulent à moyen ou long terme reproduire le système politique de Ben Ali en ajoutant leur sauce islamiste », estime le jeune militant. Le poids de l’UGTT Malgré l’accord annonçant que Ennahda quittera le pouvoir, ces deux Tunisie refusent encore véritablement de se parler. Plus que les partis d’opposition, c’est l’UGTT, le principal syndicat, qui est véritablement derrière la décision des islamistes de quitter le pouvoir. « Lorsque le pays enregistre plus de 33 000 arrêts de travail dans l’année, notamment dans la fonction publique, vous ne pouvez plus gouverner », reconnaît Abdelfattah Mourou. « Nous voulons un gouvernement de technocrates pour relancer l’économie. Les islamistes devaient partir », soutient Sami Aouadi, conseiller économique de l’UGTT. « Nous sommes restés dans un schéma politique et institutionnel qui existait sous Ben Ali. L’opposition refuse de parler au pouvoir en place. Un syndicat très puissant, l’UGTT, prend le relais d’une opposition absente et fait parfois plier le pouvoir. C’est ce qui se passe en ce moment », analyse Habib Guiza, ancien dirigeant du syndicat. Hazem Ksouri, avocat au barreau de Tunis, est partisan d’une réconciliation : « Ennahda fait partie de la société tunisienne, que cela nous plaise ou non. Ils ont leurs militants, leur base sociale. Il faut les intégrer dans le jeu politique et essayer de les transformer. Il faut arrêter de faire des procès en légitimité. Si nous les excluons, ils vont se radicaliser. La démocratie est une affaire d’affrontement pacifique et aussi de compromis. » L e vice-président d’Ennahda, Abdelfattah Mourou, abonde dans le même sens : « Il faut cesser de voir l’adversaire politique comme un ennemi à abattre. L’opposition laïque doit nous reconnaître comme un parti légitime et un parti tunisien. Nous ne sommes pas financés par des États du Golfe. Nous, nous devons nous réaffirmer comme un parti qui revendique l’héritage araboislamique de la Tunisie mais qui ne remet pas en cause la démocratie. Nous ne sommes pas des Frères musulmans. Nous n’avons pas de double discours. Nous n’avons pas aboli le code du statut personnel de la femme. Que l’on nous juge sur nos actes. Nous voulons être en terre d’islam l’équivalent de ce que fut la démocratie chrétienne en Europe. »• Pierre Desorgues envoyé spécial à Tunis Le 19 septembre, des partisans du Front populaire, l’opposition de gauche, manifestent à Tunis sur l’avenue Bourguiba pour réclamer la vérité sur l’assassinat des deux députés d’opposition, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ssisterait-on à un tour de vis sur la liberté d’expression en Tunisie ? En quelques semaines plusieurs journalistes et artistes se sont retrouvés menottes au poignet en comparution immédiate devant un tribunal. Le rappeur tunisien Klay BBJ a été condamné à six mois de prison ferme pour des chansons jugées insultantes contre le pouvoir en place. Son confrère Weld El 15 écopait, lui, de 21 mois de prison. Il a décidé de fuir et de se cacher. Les deux rappeurs avaient été passés à tabac par la police avant leur jugement. Le journaliste Zied el-Heni et son cameraman ont été poursuivis pour avoir filmé des jets d’œufs sur le ministre de la Culture par la foule. Toute la profession s’est mobilisée. Plus de 90 % des journalistes ont fait grève. Les deux journalistes ont été libérés après deux jours de prison. Ce type de harcèlement judiciaire et ces condamnations ne surprennent pas Hishem Snoussi, journaliste et membre de l’équivalent du CSA français – l’Instance nationale de la réforme de l’information et de la communication : « Le régime reproduit exactement les mêmes procédés que sous Ben Ali. On ne persécute pas directement avec des ratonnades. On utilise le pouvoir judiciaire à travers des textes de loi qui n’ont pas changé. Les lois sur la diffamation contre le pouvoir datent de l’époque de Ben Ali. La moindre critique du pouvoir en place, que ce soit en chanson ou dans un article ou dans un journal télévisé, peut faire l’objet d’un procès. Il faut changer les textes législatifs pour éviter que les procès deviennent des règlements politiques. » Le rôle des magistrats Au lendemain de la révolution, les décrets gouvernementaux 115 et 116 ont reconnu la liberté de la presse et la liberté d’expression. Mais ces deux textes ne pèsent rien juridiquement face au code pénal du régime déchu, toujours en vigueur. « Nos hommes politiques n’ont pas encore de véritable culture démocratique et ont encore du mal à concevoir que la critique, voire la virulence, fasse partie du jeu politique. La liberté d’expression existe toujours en Tunisie mais un climat d’insécurité et de méfiance touche la profession. Avec toutes ces affaires, il y a un réel risque d’autocensure de la part de la profession. Nous ne sommes plus au temps de Ben Ali. On assiste même, à travers les blogs, à une augmentation du nombre de gens qui se revendiquent journalistes mais qui ont été un peu formés sur le tas et qui commettent des erreurs déontologiques, en confondant commentaire et fait, en faisant des erreurs factuelles. Le pouvoir en profite pour les attaquer en justice », ajoute le journaliste tunisien. Depuis le déclenchement de la révolution, 187 journaux et revues ont vu le jour dans le pays. La mentalité des magistrats na pas vraiment changé, selon Selim Dawla, écrivain tunisien, emprisonné plusieurs fois sous Ben Ali. « Ce qu’on appelle “l’État profond” la jus, tice, la police, a horreur du manque de respect envers l’autorité. Des journalistes, des écrivains, des artistes ont été poursuivis sans que forcément les autorités politiques engagent elles-mêmes la procédure judiciaire », souligne l’écrivain philosophe, surnommé le « Socrate de Tunis ». Bataille d’influence « Il y a une émotion légitime qui se manifeste à chaque fois qu’un journaliste ou un artiste est menacé. Nous avons été tellement privés de liberté d’expression. Maintenant, j’ai plutôt le sentiment qu’il y a trop de paroles. Nous sommes enfermés dans une série de débats politiciens sans fin, sans que les vrais problèmes sociaux et économiques soient abordés. » Beaucoup de Tunisiens aujourd’hui ont une sorte de nostalgie un peu morbide de l’ancien régime. “À l’époque, les gens parlaient moins mais le prix de la viande et de l’huile ne bougeait pas” se , dit l’homme de la rue », précise Selim Dawla. « L’attention médiatique et internationale s’est portée sur ces procès mais la liberté journalistique est plus menacée lorsque Ennahda essaie, comme d’autres mouvements politiques, de placer ses hommes à la tête des chaînes ou de la radio publique », explique pour sa part Hishem Snoussi. Le Premier ministre sortant, Ali Larayedh, a voulu nommer directement les directeurs des programmes de quatre antennes de la radio publique. Les journalistes des radios concernées doivent désormais « bannir toute information susceptible de menacer l’ordre public  ». Les déroulés des journaux devaient être remis sur le bureau du Premier ministre 24 heures avant leur diffusion. La radio publique, quant à elle, se met régulièrement en grève. «  Nous sommes dans une bataille d’influence. Une culture démocratique, hélas, ne s’invente pas du jour au lendemain », conclut Hishem Snoussi…• P. DE.
  • 10. 10 Dossier réforme No 3531 • 10 octobre 2013 Désenchantement. Les jeunes Tunisiens, pourtant acteurs et élément essentiel de la « révolution de jasmin », confrontés au chômage, à la corruption et au népotisme politique, se considèrent comme les grands perdants de cet épisode historique. Entre survie économique et désir de quitter le pays, le sentiment de faire partie d’une « génération perdue » domine. « Mon avenir n’est plus ici » L 700 000 chômeurs Le pays compte un peu plus de 700 000 chômeurs, pour une population de plus de 10 millions d’habitants. Le taux de chômage des jeunes diplômés dépasse les 35 %. Il est de plus de 45 % pour les jeunes femmes diplômées de l’enseignement supérieur. Les jeunes diplômés chômeurs ont pourtant été l’un des moteurs de la révolution de jasmin. Le 4 janvier 2011 à Ben Arous, Mohammed Bouazzi, vingt-six ans, membre d’une association de jeunes chômeurs, s’immolait et déclenchait le début de la contestation. « Les gouvernements qui se sont succédé après le départ de Ben Ali ne se sont pas véritablement attaqué aux causes structurelles du chômage endémique qui frappe la jeunesse tunisienne. Les premiers exécutifs provisoires ont mis en place des mesures de traitement social du chômage. Le plan Amal [espoir en arabe, ndlr] permettait aux jeunes chômeurs de toucher une pension de 200 dinars par mois [95 euros]. Les caisses se sont rapidement vidées et, au bout d’un an, le programme a été supprimé », décrit Sami Aouadi, professeur d’économie à l’université de Tunis, principal conseiller du premier syndicat du pays, l’UGTT. « La Tunisie reste un pays en voie de développement. Ben Ali et l’actuel gouvernement dominé par Ennahda, le Le népotisme, le clientélisme politique ne sont pas les seules tares du marché de l’emploi, selon Rihab, informaticienne. «  La mentalité des patrons tunisiens vis-à-vis des femmes n’a pas changé. J’ai toutefois réussi à décrocher deux entretiens. Ma candidature a été refusée car si je tombais enceinte, je pouvais constituer un coût inacceptable pour l’entreprise. Les femmes ne sont bonnes qu’à rester à la maison », déplore la jeune militante syndicale. L’abandon des gouvernants © Pierre Desorgues a nostalgie de l’ère Ben Ali pointe chez de nombreux jeunes de Tunis. Souhabib, vingt-deux ans, titulaire d’un BTS en action vente, cherche toujours du travail. En vain. « Depuis la révolution, les investisseurs étrangers n’ont plus confiance. L’économie, à cause de l’instabilité politique, s’est effondrée en quelques mois. J’ai effectué mon stage de fin d’études dans une société qui commercialisait des systèmes d’arrosage au goutte-à goutte pour de grandes exploitations agricoles. Je n’ai pas pu être embauché. Un des investisseurs saoudiens de Tunis Drip s’est retiré. L’entreprise est en grande difficulté », explique le jeune homme. Rihab, ingénieur en informatique et jeune militante de la CGTT, un nouveau syndicat né au lendemain de la révolution, cherche toujours du travail. « J’envoie à peu près une vingtaine de CV par semaine. En vain. Je ne reçois même pas une lettre de refus à ma candidature. Les employeurs reçoivent en moyenne entre 300 et 400 candidatures pour chaque poste. Rien n’a vraiment changé pour nous jeunes chômeurs depuis la chute de Ben Ali  », décrit la jeune femme. Ahmed, 27 ans, titulaire d’une maîtrise de philosophie, chômeur depuis 4 ans : « Vous avez une chance de décrocher un emploi public, sans payer, si vous êtes proche du pouvoir » principal parti du pays, issu de l’islam politique, ont reproduit les mêmes politiques, celles du laisser-faire, qui ne fonctionnent pas pour les pays pauvres. La Tunisie a besoin d’une base industrielle forte et d’infrastructures pour résorber le chômage des jeunes. Ceci passe par des dépenses publiques et la constitution d’une économie mixte partagée entre l’État et le secteur privé. Les gouvernements qui se sont succédé préfèrent suivre les directives du FMI et de la Banque mondiale », poursuit l’économiste. « Ben Ali, dans les années 90, a en outre ouvert de manière démagogique l’accès abrite 13 universités et 150 institutions et écoles d’enseignement supérieur. L’actuel gouvernement n’a rien fait pour corriger cette explosion de l’offre éducative, notamment privée. Les jeunes diplômés en recherche d’emploi préfèrent pour leur part souligner la persistance de pratiques sur le marché du travail déjà fortes sous le régime de Ben Ali. Corruption, le maître mot Ahmed, vingt-sept ans, chômeur depuis 4 ans, titulaire d’une maîtrise de philosophie, ne veut plus entendre parler des concours d’enseignement. «  Pour réussir le CAPES [concours pour être professeur dans le secondaire, ndlr], il fallait verser en 2010 un peu plus de 7 000 dinars [3 500 euros]. Sous les islamistes, les prix ont augmenté. Si on veut avoir une chance d’être professeur des écoles, le tarif est de 8  000 dinars [4  000 euros]. Bien entendu, ma mère, ouvrière dans le textile, et mon père, ancien ouvrier d’une usine d’aluminium, n’ont pas les moyens de m’aider », indique Ahmed. La corruption, selon le jeune homme, n’est pas propre au ministère de l’Éducation nationale. Elle touche l’ensemble des administrations publiques. « Vous avez une chance de décrocher un emploi public, sans payer, si vous êtes proche du pouvoir. Ennahda place à tous les postes vacants ses militants et ses proches », estime le jeune philosophe. « Nous sommes une génération perdue. J’ai songé à quitter la Tunisie pour l’Europe mais la traversée clandestine en mer est trop dangereuse » à l’enseignement supérieur. Il voulait démontrer que le régime faisait fonctionner l’ascenseur social. La seule économie de la connaissance devait faire décoller l’économie tunisienne. Le marché du travail n’était pas en mesure d’accueillir cette nouvelle classe de diplômés. Beaucoup de familles, qui ont investi dans l’éducation de leurs enfants, se sentent trompées », conclut Sami Aouadi. Entre 1995 et 2005, le nombre d’étudiants est passé de 150 000 à 350 000. Ce petit pays de 10 millions d’habitants «  Nous, jeunes, avons été à l’origine de la révolution. Nous avons participé à Kasbah 1, Kasbah 2 [les rassemblements sociaux et politiques de Kasbah 1 et Kasbah 2 désignent la fin du règne de Ben Ali et la chute du premier gouvernement provisoire, ndlr]. Nous sommes aujourd’hui les grands perdants de cette révolution. Notre slogan était : “Travail, liberté et dignité” Il ne reste qu’une liberté . d’expression, aujourd’hui menacée par les islamistes. Les dirigeants d’Ennahda n’ont pas permis la chute de Ben Ali. Ils sont descendus de l’avion et ont pu accéder au pouvoir grâce à nous. Aujourd’hui, ils nous méprisent », dénonce la jeune femme. Le ministre de l’Emploi, Naoufel Jammali, proche des islamistes, a proposé de faire participer par la force les jeunes diplômés chômeurs à la cueillette des olives dans les champs. « La fin du programme Amal fut le signe de l’abandon de nos gouvernants. L’espoir [Amal] ne coutait pourtant pas très cher, moins de 100 euros par mois », estime Rihab. Ces jeunes vivotent. « Je survis grâce à mes parents. Je donne quelques heures de soutien scolaire également. J’ai travaillé dans un centre d’appel, seul véritable débouché pour nous pour l’équivalent du salaire minimum, 280 dinars, soit 140 euros par mois. Je me suis senti humilié. Nous sommes une génération perdue. J’ai songé à quitter la Tunisie pour l’Europe mais la traversée clandestine en mer est trop dangereuse », avoue Ahmed. Rihab, elle, veut quitter le pays : « La situation économique ne s’améliorera que dans dix ans. Nous sommes une génération perdue. Je ne compte pas attendre. J’aimerais quitter la Tunisie pour le Canada ou l’Allemagne. Obtenir un visa reste très difficile. Des instituts se montent. Vous versez de l’argent. Ils vous promettent de faire accélérer votre dossier auprès des consulats. C’est souvent sans résultat. Mais mon avenir n’est plus ici. »• Pierre Desorgues
  • 11. Bible réforme No 3531 • 10 octobre 2013 11 S comme… secte. En France, à la suite de quelques faits divers dramatiques, le Parlement a cherché à établir une législation antisecte. Le problème est que, sous couvert de lutte contre les dérives sectaires, c’est souvent la liberté de conscience qui est menacée. Faut-il légiférer contre les sectes ? L e mot secte vient du latin sequi, « suivre », ou sequare, « couper ». Ces étymologies sont toutes les deux éloquentes puisqu’une secte peut se définir par la suivance d’un maître spirituel, mais aussi par la rupture avec un autre mouvement. Renan a écrit qu’une religion était une secte qui avait réussi. De fait, toutes les grandes religions ont d’abord été des sectes en ce que leur fondateur a réuni un groupe de disciples et qu’il s’est progressivement éloigné du mouvement au sein duquel il était né. tard, il a été considéré comme n’étant plus d’actualité par une autre mission parlementaire mais des Églises évangéliques ont été stigmatisées, avec parfois des conséquences dramatiques pour certains de leurs membres. Une Église, aujourd’hui membre de la Fédération protestante, a dû changer de nom parce qu’elle faisait partie de cette liste noire. Liberté de conscience Secte ou Église ? Parfois un engagement religieux est une façon de s’affirmer © Hemera Au début du siècle dernier, deux sociologues, Max Weber et Ernst Troeltsch, ont typologisé la différence entre une secte et une Église. Une secte se distingue par l’engagement volontaire de ses membres, une autorité charismatique du responsable et une rupture avec le monde ; alors qu’on naît le plus souvent dans une Église, l’autorité y est de type institutionnel et la relation avec le monde se joue sur le registre du compromis. Les auteurs ajoutent qu’une secte a vocation soit à disparaître soit à se transformer en Église avec l’apparition d’une deuxième puis d’une troisième génération. La disparition du fondateur s’accompagne généralement d’une « routinisation du charisme » et la radicalité du mouvement a tendance à s’estomper pour laisser place à une forme de compromis avec le monde. Pour illustrer cette transition, nous pouvons évoquer les Témoins de Jéhovah qui sont en train de passer du type secte au type Église avec une minoration du discours apocalyptique, une plus grande liberté laissée aux adeptes pour gérer leur vie intime, et l’élaboration de compromis avec la société, par exemple sur la question des transfusions sanguines. Si on reste dans le champ de la sociologie, la secte correspond à un type d’organisation qui n’a rien de péjoratif. En France, une sorte de phobie des sectes s’est développée à la suite de certains faits divers dramatiques comme le siège de Waco en 1993 aux États-Unis durant lequel 80 personnes – dont 21 enfants – ont péri dans l’incendie du ranch dans lequel elles s’étaient retranchées, ou la mort (suicides ou crimes ?) des adeptes de l’ordre du temple du soleil en 1994 et 1995. Alors que les groupes qui ont fait l’objet d’une condamnation judiciaire ne sont qu’une poignée, une mission d’enquête parlementaire a publié en 1995 un rapport qui a dressé une liste de 173 mouvements sectaires en France, établis à partir de notes superficielles des renseignements généraux, sans enquête sérieuse, ni visite, ni débats contradictoires. Le rapport a été vivement critiqué mais, une fois déposé, il ne pouvait être modifié. Des années plus Quand un proche est séduit Tout pasteur peut être conduit à accompagner des parents qui sont décontenancés par la démarche d’un de leurs enfants. Parfois un engagement religieux extrémiste est une façon de s’affirmer, de se forger une identité, de trouver un but à sa vie. Il faut d’abord ne pas dramatiser la situation. De même qu’une secte peut se transformer en Église, tout adepte peut évoluer et nuancer la radicalité de son engagement. Il est sage ensuite de se renseigner sur le groupe et ses écrits fondateurs. C’est une façon de dire qu’on s’intéresse à la démarche de son enfant. Si le discours sectaire est totalitaire en ce qu’il enferme la réalité dans sa compréhension, il ne faut pas lui répondre par un discours totali- taire opposé car on entre alors dans une spirale au sein de laquelle chaque radicalité renforce l’autre. Il est plus sage d’entrer en dialogue, de ne pas diaboliser et d’essayer de comprendre les raisons de son choix, en acceptant de se remettre en cause. Enfin, il faut toujours garder le contact. Les études ont montré que l’on reste en moyenne deux ou trois ans dans une secte. En isolant ses adeptes de leurs proches, les mouvements extrémistes maintiennent leur mainmise sur eux. Il est important de dire et de signifier à nos enfants qu’ils sont aimés inconditionnellement et qu’ils seront toujours accueillis car il est des liens que rien, pas même A. N. les divergences religieuses, ne peuvent détruire. Où commence et où finit la secte ? Il y a des tendances sectaires dans les religions les mieux installées et des ouvertures dans les groupes les plus fermés. Des grandes mythologies politiques, portées par le parti communiste dans les années 50, les groupes maoïstes dans les années 70 et des mouvements trotskystes aujourd’hui, ont toutes les caractéristiques d’une secte. Sous couvert de lutte contre les sectes, c’est souvent la liberté de conscience qui est menacée. Du fait de leur histoire, les protestants sont très réservés contre toute tentative d’interdiction ou de stigmatisation d’un mouvement religieux. Les dérives qui ont été observées dans certains mouvements tombent sous le coup de la loi ordinaire sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une législation antisecte. « Selon Ernest Renan, une religion est une secte qui a réussi » Dans une chronique pertinente, JeanClaude Guillebaud a pointé trois critiques qui sont habituellement adressées aux sectes : la complaisance pour l’irrationnel qui est une insulte à la raison, la cupidité des gourous et la pratique du lavage des cerveaux. Avec justesse, il fait remarquer que ces trois reproches peuvent être signifiés à notre société. Les journaux sont pleins de publicités pour des guérisseurs, des voyants ou des astrologues et le thème de la « société merveilleuse que je vous promets » n’est pas absent des discours politiques. La cupidité est la dérive la mieux partagée de notre monde. Et quant au lavage de cerveau, ce n’est pas un religieux mais un publicitaire qui a parlé de « temps de cerveau disponible ». Et Jean-Claude Guillebaud de conclure : « Le procès intenté aux sectes se trouve gangrené par une vague hypocrisie sur laquelle on préfère faire silence. Tout ce passe comme si, faisant cela, l’époque cherchait surtout à se rassurer sur elle-même en cherchant à conjurer ce qui la hante. »• antoine nouis
  • 12. 12 Bible réforme No 3531 • 10 octobre 2013 Il a dit : Car j’ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié Paul, première épître aux corinthiens (2,2) Paul, fondateur du christianisme ? (4). L’apôtre centre sa théologie sur le Christ mais de ce dernier il n’évoque que la croix qui est la déconstruction de tous les discours religieux. Le scandale radical de la croix L orsqu’il a plu à Dieu de révéler à moi son fils. » (Ga 1,15). C’est ainsi que Paul présente l’événement fondateur de sa vocation. Mais quel « fils » Dieu lui a-t-il révélé ? Le Christ évidemment, c’est-à-dire littéralement le Messie, celui que Dieu a oint pour libérer son peuple. Pour Paul, l’événement central par lequel le Christ se révèle est sa crucifixion (1 Co 2,2). En dehors de la croix, cela a été maintes fois souligné pour s’en étonner, Paul ne dit rien ou presque de l’existence historique de Jésus : rien sur ses miracles, rien sur ses paraboles, rien sur ses controverses avec les pharisiens, rien sur ses discours. La mort de Jésus par le supplice de la crucifixion est l’unique événement de son existence historique qui intéresse Paul. Il convient de s’interroger sur le sens de cette concentration. Empruntant l’expression à Luther, on a coutume d’appeler cette compréhension paulinienne de la mort du Christ « la théologie de la croix ». Quatre éléments importants sont à souligner pour bien comprendre de quoi on parle. ont fait son histoire, ce Dieu n’est pas là où le prétendent Juifs et Grecs – qui sont des figures de l’humanité. Dieu se révèle aux côtés d’un crucifié. Il se révèle là où on ne va pas le chercher. En se révélant à la croix, Dieu est donc totalement Autre. Cette compréhension révolutionnaire de Dieu est non communautaire : il n’est pas le Dieu d’un peuple élu. Non religieuse : il n’est pas le Dieu des gens pieux. Non philosophique : il n’est pas le Dieu des sages et des philosophes. Pour tout dire, c’est une compréhension non métaphysique de Dieu : il n’est tout simplement pas le Dieu du théisme. Une véritable révolution dont on n’a pas fini de tirer toutes les conséquences : Paul fait descendre Dieu du ciel ! Folie pour les Grecs, scandale pour les Juifs, mais sagesse paradoxale pour celui qui croit. « A-théisme » Premièrement, l’interprétation paulinienne de la croix n’est pas une théologie du sacrifice. Les premiers disciples ont été confrontés au défi d’interpréter ce qui fut d’abord vécu comme un échec radical : le Messie dont ils attendaient la libération était mort. Pas même comme un héros qui meurt sur un champ de bataille, les armes à la main ! Non. Condamné comme un paria rejeté par tous. Comment interpréter cela ? Les premiers disciples vont puiser dans la Torah et les Prophètes, et dans l’univers religieux ambiant, pour tenter de donner du sens à ce qui n’en a pas : ce seront les figures du juste ou du serviteur souffrant, le sacrifice expiatoire, l’agneau pascal, le bouc émissaire… Représentations dont nous sommes encore héritiers. Paul, ailleurs dans ses épîtres, fera droit à cet arrière-plan (cf. Rm 3,25). Mais, dans la première aux Corinthiens, il va opérer un geste véritablement novateur qui, © Istock photos Interpréter l’impensable La croix est à l’opposé de toute représentation religieuse aujourd’hui, est considéré comme une figure de la pensée par des auteurs qui ne se réclament pas de la foi chrétienne. Quel geste fait Paul ? Le texte de 1 Co 1,18-25 nous en donne la clé. Il convoque le signifiant de la croix en dehors de toute interprétation religieuse – c’est ce qu’il appelle « le discours de la croix ». Insistons sur ce point fondamental, décisif pour la pensée et qui constitue le second élément à retenir : Paul est le premier dans l’histoire des religions à déployer une interprétation non religieuse, donc profane, de la foi dont il se fait le proclamateur ! Qui en effet irait se réclamer d’un objet de supplice, d’un instrument de torture ? La difficulté, c’est qu’aujourd’hui la croix est devenue un objet identitaire dont on peut se récla- mer. Le geste fondateur de Paul est de dire quelque chose de révolutionnaire au plan religieux donc identitaire : il invite les croyants de Corinthe à se réclamer de quelque chose dont personne ne se réclamerait. En risquant un anachronisme, c’est comme si aujourd’hui il disait : la chaise électrique parle et dit quelque chose de décisif sur Dieu et sur l’existence humaine. C’est en elle qu’il vous faut trouver le sens de votre existence ! Car, troisième point à souligner, pour Paul, la croix dit quelque chose sur Dieu. Elle atteste d’une manière totalement paradoxale la divinité et l’altérité de Dieu. Ce Dieu que les sages cherchent dans la philosophie et dont ils pensent qu’il va les libérer, ce Dieu qu’Israël cherche dans les grands événements qui Car, quatrième et dernier point, la croix conteste la sagesse des hommes. Ils pensent depuis toujours qu’ils peuvent découvrir Dieu par leur sagesse, ils se trompent. Le croix met les hommes en accusation. Elle affirme leur égarement, leur perdition. Mais pour celui qui reconnaît dans la croix la révélation de Dieu et la contestation de ses prétentions à la sagesse, alors la croix est source d’apaisement et de salut. Le Crucifié révèle un Dieu différent de toutes les représentations que l’on s’en fait, qu’elles soient religieuses ou philosophiques. Paul a bel et bien inventé « l’a-théisme » au sens précis que tout discours sur Dieu non inscrit dans l’événement scandaleux de la crucifixion est disqualifié. Dans le Crucifié, un Dieu se révèle à partir du lieu le plus sombre et le plus fragile de ce qui peut constituer une existence humaine. Il y a là une contestation radicale de tout ce dans quoi le monde met sa confiance : réussite, force, pouvoir, puissance, succès, performance – aussi bien économique, politique, religieux que sportif ou intellectuel. Loin d’être déconnecté de la réalité, la théologie paulinienne de la croix est d’une actualité surprenante.• élian cuvillier
  • 13. Bible 13 réforme No 3531 • 10 octobre 2013 Nathalie Chaumet Église unie Le Vésinet Q ue dire après le drame de Lampedusa ? 500 personnes embarquées sur une coquille de noix ont chaviré et seules 150 d’entre elles ont pu être sauvées. L’émotion est vive face à l’ampleur du désastre humain qui, pourtant, est loin d’être isolé. C’est un tragique mélange d’espoir et de désespoir qui incitent ces personnes à confier leur vie à des passeurs peu scrupuleux. Le désespoir abyssal d’une situation sans avenir nourrit l’espoir à la démesure de l’abîme ressenti d’un avenir meilleur. Entre la terre du désespoir et celle de l’espoir, il y a un fossé, celui de cette mer qui engloutit toujours plus de corps. Pourtant, loin d’imaginer que l’horizon bleu azur puisse se transformer en monstre marin, les migrants s’accrochent désespérément à ce passage comme le sésame pour l’entrée en terre promise. D’un côté, l’esclavage d’une situation sans avenir où la pauvreté est grandissante, de l’autre l’espoir de cette terre occidentale où coulent, comme le promettent les médias, le lait et le Marion MullerColard théologienne Bible et actualité. Après le drame de Lampedusa. Les passeurs de mort miel… Et entre la réalité et le rêve, il y a cette mer turquoise qui fait miroiter les espoirs les plus fous et se révèle pourtant si dangereuse. Dans la Bible, les passages sont toujours délicats et affaire de passeurs. Lorsque le peuple fuit l’Égypte, la traversée de la mer Rouge est risquée, périlleuse. Mais le peuple se confie en Moïse lui-même porté par le Dieu qui est et qui sera. Dans l’Évangile, la traversée du lac s’avère soudain dangereuse pour les disciples mais le Christ apaise les flots. Et dans nos vies occidentales pourtant si protégées, les passages en apparence anodins peuvent parfois se révéler difficiles : l’adolescence nécessite par exemple de trouver des adultes relais pour oser l’aventure de la vie. La confiance trompée Passer implique donc un transfert de confiance envers celles et ceux qui connaissent le chemin. Or la foi, étymologiquement, ne veut rien dire d’autre que la confiance. Dans ces passages en Méditerranée, pour quelques dollars de plus, des skippers peu scrupuleux surchargent leurs bateaux, au risque de « Dieu est-il absent de ces coquilles de noix sur lesquelles s’embarquent tant de passagers aux rêves désespérés ? » Au cœur de ces drames, il apparaît évident que c’est le lien humain de la confiance qui est vidé de toute substance. Les passeurs avides trahissent la confiance des migrants en conduisant leurs embarcations à la mort et nos société sont parfaitement inconsé- méditation. Luc 17,11-19. La foi comme reconnaissance C ’est en revenant de la chambre d’hôpital d’un monsieur de quatrevingt-treize ans que je relis le récit de la guérison des dix lépreux. « Il est temps de faire un genre de bilan », me disait avec espièglerie le vieil homme. Et dans un sourire, il me dit qu’il était reconnaissant. Reconnaissant de petites choses, insistait-il en faisant, avec sa main, le geste de tasser toute prétention de grandeur. Simplement reconnaissant de cette fidélité réciproque d’une vie, où il a fait confiance à Dieu, et où Dieu a ouvert au fond de ses impasses de petites portes inespérées. « Je n’ai pas peur de la mort », dit-il encore. Je souris : « Vous devez vous douter qu’il vous ouvrira une ultime petite porte au fond de l’ultime impasse… » Acquiescement profond. Grande connivence des vies croisées. « Vous savez, dit-il finalement…, je sais à qui je dis merci. » Entrebâillement des portes du Royaume. Suspendue à ce moment de grâce, me voilà mise en route avec les dix lépreux. Pleine d’un désir puissant de revenir sur mes pas, vers la source de ma joie. Avec quentes lorsqu’elles pensent naïvement qu’il suffira de protéger nos frontières pour que le désespoir de là-bas ne nous envahisse pas. La destruction du lien de confiance entre les humains dénie au Dieu de la vie toute légitimité puisque c’est dans la mort qu’elle s’inscrit. Ainsi Dieu a bel et bien chaviré dans les eaux de Lampedusa et chavire avec chacun de ceux qui voient leur confiance trahie et leur vie balayée. Et c’est le silence de la croix, seul, qui nous entoure. L’ampleur de ce drame nous fera-t-il comprendre qu’aucune frontière n’endiguera l’espoir qui naît du désespoir ? Il nous appartient collectivement d’ouvrir enfin les yeux et de poser les lois et les actions qui protègent la confiance désespérée de l’avidité cupide pour que le nom de Dieu vive de nouveau dans l’espérance qui naît d’une confiance expérimentée au cœur des relations humaines. C’est l’appui réel de la confiance qui fait revivre l’espérance aux couleurs du royaume. La résurrection n’est pas pour demain. Elle commence chaque fois que la confiance renaît et, avec elle, le Dieu de la Vie.• perdre leur cargaison humaine et c’est dans la tromperie de la confiance posée que surgit la mort. Alors que dire ? Dieu est-il absent de ces coquilles de noix sur lesquelles s’embarquent tant de passagers aux rêves désespérés ? Comment n’entend-il pas les cris qui s’élèvent lorsque le bateau chavire ? Pourquoi ne se lève-t-il pas comme Jésus a apaisé la mer dans la tempête ? Le nom de Dieu lui-même est-il encore pertinent ? ce lépreux samaritain, avec mon vieil ami de quatre-vingt-treize ans, avec ma propre louange pour compagne. Rendre grâce. Redonner la grâce reçue, faire circuler le cadeau de Dieu. Les dix lépreux sont tous dans une démarche de foi, puisqu’ils élèvent ensemble la voix pour supplier Jésus. Ils espèrent en son pouvoir de guérison et obéissent à son injonction d’aller se montrer aux sacrificateurs, avant même d’avoir été exaucés. C’est en chemin qu’ils guérissent. Leur foi, leur élan vers Jésus dans la supplication les ont sauvés. Mais c’est à celui qui rebrousse chemin pour rendre grâce que Jésus dit : « Lèvetoi, va ; ta foi t’a sauvé. » Il ne s’agit plus de la foi-espérance qui se révèle dans PRIÈRE • Je sais à qui je dis merci Et il n’est pas perdu, le temps où je reviens sur mes pas où je remonte le courant de ma vie vers la source de ma joie Je sais à qui je dis merci pour les choses infimes, cueillir le fruit à l’arbre, rire sous la surprise se sentir vivant dans la fraîcheur du vent Je sais à qui je dis merci pour l’ami retrouvé, la fidélité des matins, le repos de la nuit le regard perçant d’un nouveau-né, la rencontre inattendue Et je veux te louer, mon Dieu de donner un visage à ma reconnaissance et de faire circuler ta grâce à l’infini M. M.-C. l’attente, mais de la foi-reconnaissance qui se révèle dans la louange. Dans son roman Mars, Fritz Zorn écrit : « Même si l’on part de l’hypothèse que Dieu n’existe pas, on devrait positivement l’inventer rien que pour lui casser la gueule. […] Je crois que l’âme tourmentée ressent la nécessité de Dieu. Il est l’adresse à laquelle on peut envoyer son accusation et où cette accusation doit parvenir. Il est le vase dans lequel l’homme doit déverser sa haine. » Il est douloureux de n’avoir aucun accusé de réception de sa colère. D’une tout autre manière, il est aussi douloureux de n’avoir aucun accusé de réception de sa joie. André Suarès écrit à propos de l’élan de la prière : « Tantôt l’élan est donné par une douleur qui semble plus intolérable d’être nouvelle ; et tantôt par l’excès d’une joie qu’on a peine à contenir : il faut lui donner l’essor, ou elle nous étouffe. » Je crois que l’âme joyeuse ressent la nécessité de Dieu. Il est le vase dans lequel l’homme doit verser sa louange. Car j’ai besoin de savoir, aujourd’hui comme au jour où je ferai le bilan de ma vie, à qui je dis merci.•
  • 14. 14 Opinions réforme No 3531 • 10 octobre 2013 : Faut-il réguler le travail dominical ? Disputatio  Oui. Il faut résister à l’injonction de la société de travailler et consommer à n’importe quel prix. Non. L’ouverture des magasins le dimanche offre des opportunités pastorales pour les communautés. Sous couvert de liberté, une aliénation s’impose L’Église doit s’adapter à l’évolution de la société Frédéric Rognon professeur de philosophie à la faculté de théologie de Strasbourg L a régulation du travail dominical se justifie sur au moins trois plans : anthropologique, éthico-social et théologique. L’être humain obéit à des rythmes : l’alternance de l’activité et du repos est non seulement une nécessité biologique, mais un invariant anthropologique. Notre société est la première et la seule dans l’Histoire à avoir idolâtré à ce point le travail, la production et la consommation, qu’elle en vient à perturber le cadre structurant qui contribuait depuis toujours à notre humanisation. L’homme unidimensionnel, strictement producteur-consommateur, ne laisse plus de place dans sa vie pour le délassement, le jeu, la créativité, la contemplation : la gratuité et la gratitude. Une régression des droits Du point de vue d’une éthique sociale, le travail dominical et l’ouverture des magasins le dimanche ne peuvent que signifier une régression pour les droits des salariés. Sous couvert de liberté de choix de nos jours et de nos heures de travail et de shopping, c’est une nouvelle aliénation qui s’impose sournoisement. Parler d’émancipation dans un contexte de pressions de toutes sortes, d’emprise de la propagande publicitaire, de conditionnement normatif, de chantage à l’emploi et de violence symbolique s’avère être une totale illusion, si ce n’est une vaste escroquerie. Ainsi ne cesse de s’ouvrir la boîte de Pandore de la soumission des petites gens aux impératifs du marché : travailler et consom- mer dans n’importe quelles conditions, à n’importe quel prix. Enfin, sur un plan théologique, l’acceptation de la dérégulation du travail et du commerce ne ferait que parachever la conformisation de l’Église au monde : « Ne vous conformez pas au siècle présent  ! », s’écriait déjà l’apôtre Paul (Romains 12,2). N’y a-t-il pas d’autres moyens de rejoindre nos contemporains qu’en suivant le courant sociologique ? La Bible donne deux justifications au repos sabbatique : le septième jour de la Création (Exode 20,9-11), et la sortie d’Égypte (Deutéronome 5,13-15). Il s’agit donc d’une rupture dans l’enchaînement des tâches et des soucis pour se souvenir du Dieu créateur et libérateur. Si le dimanche fait brèche dans le nivellement des jours par le travail et la consommation généralisés, c’est afin de libérer l’homme à l’égard de lui-même. Lorsque Jésus transgresse le sabbat, c’est pour conférer un surcroît de sens et de liberté à l’existence des hommes. On peut trouver un écho laïc de ce « sabbat fait pour l’homme » dans la continuité dominicale du service public (santé, transports, énergie). Mais il n’est nul- « Si le dimanche fait brèche, c’est pour libérer l’homme de lui-même » lement certain qu’une normalisation de la transgression aille dans la même direction : ne tient-elle pas plutôt du fantasme de toute-puissance, qui enjoint aux hommes d’être flexibles, disponibles, joignables et connectés à tout instant, c’est-à-dire de s’extraire des limites de leur condition ? Il faudra peut-être songer, pour faire mémoire de notre vocation d’êtres humains appelés à la liberté, à transgresser la transgression.• Jeff Astley professeur honoraire du département de théologie à l’université de Durham et prêtre anglican L e dimanche n’est pas le monopole du Seigneur. Il n’y a rien dans les Évangiles qui fasse du dimanche un jour spécial. C’est une tradition ancienne qui est devenue un privilège. Les Églises ont pendant longtemps eu la mainmise sur le dimanche, mais les temps changent et nous ne devons surtout pas nous attacher à de vieux privilèges. En fait, j’avoue que lorsque le gouvernement de Margaret Thatcher a décidé de laisser les magasins ouvrir le dimanche en 1994, l’homme d’Église que j’étais était furieux. J’avais l’impression qu’un gouvernement conservateur, qui disait partager les valeurs traditionnelles, était prêt à tout jeter à la poubelle pour satisfaire sa soif capitaliste. Ensuite, j’ai réfléchi à l’impact que cette nouveauté avait sur les communautés. Il faut être honnête, si la fréquentation des Églises a baissé, ce n’est pas à cause de l’ouverture dominicale des boutiques… C’est surtout la faute de l’Église qui n’a pas su communiquer l’Évangile de manière efficace et convaincante. Être contre l’ouverture des magasins le dimanche serait une nouvelle erreur de communication, l’Église serait l’empêcheuse de danser en rond, le rabat-joie qui condamne une activité que beaucoup apprécient : le shopping. Ne pas s’y opposer, au contraire, signifie deux choses. D’abord que les sept jours de la semaine peuvent être l’occasion de se recueillir ou de prier. Le Seigneur n’est pas à notre écoute que le dimanche. Et ensuite que l’Église sait accompagner l’évolution de la société, elle n’a pas peur de la modernité. Ici, nous pouvons faire, et certains de nos lieux de culte ont déjà fait, d’une pierre deux coups : elles ont réinstauré les services en fin de journée ou à des horaires particuliers. Ce faisant, les Églises locales montrent qu’elles connaissent leurs paroissiens et la communauté dans laquelle elles sont installées, et qu’elles s’adaptent à leur rythme de vie. L’Église au cœur du monde J’ajouterais qu’il y a aussi un atout pastoral à l’ouverture des magasins le dimanche. Depuis 1994, les gens ne traversent plus des rues vides pour se rendre à l’église, ils passent au milieu d’une foule de gens qui vaquent à leurs « Au nom de quoi interdire aux gens d’améliorer leur quotidien ? » occupations. J’aime bien le symbole. Ça ne va peut-être pas donner envie aux gens qui font les magasins de lâcher leur porte-monnaie pour aller à une célébration religieuse, et ça ne donne pas aux paroissiens l’impression d’être plus pieux, mais ça inscrit l’Église dans la vie commune. Le chemin vers l’église ne se fait plus en catimini. N’oublions pas non plus que les Églises ont un rôle social à remplir. Alors, de quel droit interdire aux gens de travailler le dimanche s’ils ont besoin de gagner plus d’argent pour nourrir leur famille ? Je me suis inquiété, et je m’inquiète encore, de la pression que les ouvertures sept jours par semaine peuvent représenter pour les employés, mais si les entreprises organisent le travail respectueusement, nous n’avons pas le droit d’interdire aux gens d’améliorer leur quotidien.•