1. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
Le rôle des lobbies
dans la politique familiale
Michel Chauvière – sociologue
En France, on dit souvent que la famille est une affaire d’État.
Il ne faudrait pas, pour autant, mésestimer le rôle du
mouvement familial dans les très nombreux domaines qui
concernent de près ou de loin les familles. En effet, la
mobilisation pour les familles est aussi une mobilisation des
familles elles-mêmes, entre services et lobbying. Légalement
représentées dans de nombreux institutions et organismes,
les familles organisées sont ainsi devenues un partenaire
incontournable de l’action publique.
Le cas du champ familial paraît assez exemplaire du point de vue des lobbies.
Si lobby il y a en l’espèce, car cette qualification fait d’emblée problème tant,
dans notre pays, ce type de groupe d’intérêt et de pression a connu une
institutionnalisation ancienne, forte et originale.
Au demeurant, c’est souvent une sorte d’angle mort dans l’analyse des
politiques sociales. Trop peu de travaux monographiques décrivent
l’espace/temps, les modes d’action et l’impact des lobbies. Plus rares encore
sont ceux qui analysent le fonctionnement concret des institutions intermé-
diaires, pourtant très nombreuses, entre démocratie consultative, partenariat
et régulation concurrentielle. C’est pourtant là que les lobbies s’efforcent d’être
présents, ne serait-ce que pour rencontrer les pouvoirs qu’ils cherchent à
influencer.
Nous procéderons ici en trois temps. Après un rappel des caractéristiques du
champ familial français sous l’angle des acteurs, des institutions et des
politiques, nous évoquerons quelques exemples pour illustrer et relativiser la
thèse du lobbying. Enfin, nous proposerons une réflexion sur quelques
déterminants de l’action publique.
Les mobilisations pour la famille
Le mouvement familial français naît au tournant du XXe siècle, parmi
d’autres mobilisations sociales (Talmy, 1962 ; Chauvière, 2000). Il se
70 Informations sociales n° 157
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Les acteurs des politiques sociales
compose d’associations d’action générale et d’associations plus sectorielles ou
spécialisées, souvent regroupées en fédérations et en confédérations. Les
problèmes de la natalité émergent, en milieu
républicain, grâce à l’Alliance nationale
“ (...) la stratégie catholique face
contre la dépopulation du D Bertillon en à la question ouvrière et au péril socialiste passe
r
1896, une stratégie de pression politique à notamment par le réarmement moral des familles “
l’instigation d’une partie de l’élite. Ces et par la création de services ad hoc.
experts sont fortement relayés au Parlement.
Aux mêmes dates, la stratégie catholique face à la question ouvrière et au péril
socialiste passe notamment par le réarmement moral des familles et par la
création de services ad hoc. L’abbé Viollet crée, au début du XXe siècle à Paris,
des associations pour le logement ouvrier et les œuvres du Moulin-vert
(Gardet, 2004). D’autres initiatives sont plus locales : celles du patronat
catholique du Nord durant la période 1914-1918, relayées par les jésuites,
pendant que les associations catholiques de chefs de famille défenseurs de
l’école privée se créent après 1905, etc. Pour rechristianiser les classes popu-
laires, l’action doit être globale, morale, éducative et sociale tout à la fois.
Enfin, des familles nombreuses s’organisent, avec la singulière Ligue
populaire des pères et mères de familles nombreuses du capitaine Simon
Maire, à partir de 1908. Encore marquée par l’idéologie catholique de la
famille et par le projet d’une moralisation de la société contre le néo-
malthusianisme, cette ligue innove par sa forme quasi syndicale et par ses
modes d’action. Sans oublier le vote familial (Le Naour, 2005). Après 1945,
ces courants constitueront la fédération Familles de France.
Une autre vague d’associations apparaît à la fin des années trente, dans le
sillage de l’action catholique spécialisée. Partant d’un mouvement de foyers
Joc (Jeunesse ouvrière chrétienne)/JOCF (Jeunesse ouvrière chrétienne fémi-
nine), apparaît en 1941 le MPF (Mouvement populaire des familles), ancêtre
de l’actuelle CSF (Confédération syndicale des familles) et de la CLCV
(Consommation, logement et cadre de vie, qui est hors champ familial depuis
1975). S’impose une conception syndicale des intérêts familiaux populaires,
impliquant un système de représentation, des services et des revendications
collectives (GRMF, 1985 et 2002). Côté rural, la CNFR (Confédération
nationale de la famille rurale), aujourd’hui Familles rurales, naît de la Jac
(Jeunesse agricole chrétienne) et de la Corporation paysanne. Les associations
familiales laïques ne voient le jour qu’en 1967.
Au plan politique, c’est en 1942 (avec la loi Gounot) qu’aboutit la revendica-
tion ancienne d’une représentation des « intérêts familiaux » (matériels et
moraux). Après républicanisation par ordonnance en 1945, se créent l’Unaf
(Union nationale des associations familiales) et les Udaf (Unions départe-
mentales des associations familiales). Il s’agit de représenter officiellement les
familles auprès des pouvoirs publics, de donner des avis à ces derniers sur les
questions d’ordre familial, de gérer des services d’intérêt familial, comme,
n° 157 Informations sociales 71
3. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
plus tard, la tutelle aux prestations familiales. Depuis une loi de 1953, le
dispositif est financé sur fonds publics (grâce à l’assiette des allocations fami-
liales), ce qui installe solidement et durablement le mouvement familial et son
institution dans l’espace public, comme
“ Les fédérations historiques constituent
autour duquel gravite tout un ensemble
“
lobby officiel. Il peut ainsi légitimement
le noyau dur du familialisme institutionnel (...) peser sur l’action publique, en disposant par
exemple de dix représentants au Conseil
économique et social. Cette présence des
d’organisations d’orientation familiale, « familiaux » est importante, quoique sou-
parentale ou sociale. vent ignorée (Minonzio et Vallat, 2006).
Les fédérations historiques constituent le
noyau dur du familialisme institutionnel (1) autour duquel gravite tout un
ensemble d’organisations d’orientation familiale, parentale ou sociale. Mais il
est aussi des absences significatives : ainsi des fédérations de parents d’élèves,
de l’École des parents et des éducateurs, des mouvements féministes, des
mouvements homoparentaux et des familles étrangères. Ce n’est pas le cas
dans tous les pays européens.
Un groupe d’intérêt en actes
Dès avant la création de l’impôt sur le revenu (1914), sur pression des nata-
listes et des « familiaux », des dégrèvements fiscaux favorisent les familles
nombreuses nécessiteuses. Il existe toujours diverses réductions accordées
aux familles pour la consommation de certains biens ou services, tant au
niveau national que communal, sans oublier les stratégies commerciales. Par
exemple, sur les transports ferroviaires. C’est pendant la Première Guerre
mondiale que certaines compagnies de chemin de fer commencent à
accorder des « billets de famille » pour favoriser la rencontre des familles
nombreuses avec leurs soldats (pères ou fils). Puis, en 1920, les associations
familiales et leurs porte-parole à l’Assemblée font adopter une loi instaurant
une carte de réduction « Familles nombreuses » (de 30 % à 70 % selon le
nombre d’enfants) sur les tarifs de chemin de fer qui venaient d’être sensi-
blement relevés, carte qui fera office de carte d’identité familiale. Cette
mesure ne devait plus jamais être remise en question jusqu’à tout récem-
ment. Ce qui n’a pas manqué de susciter une vive polémique et un ajustement
rapide du projet gouvernemental.
Il en va de même de toutes sortes d’arrangements, le plus souvent sans
conditions de ressources, progressivement obtenus au bénéfice de la famille
sous ses différentes formes : les congés pour événements familiaux, les
congés de maternité, l’allocation parentale d’éducation, l’allocation de
présence parentale, le supplément familial pour les fonctionnaires, le
rapprochement de conjoints…
Plus près de nous, les lobbies se réclamant de la famille ont été actifs dans la
plupart des débats des IVe et Ve Républiques (Chauvière et Kertudo, 2006) :
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Les acteurs des politiques sociales
qu’il s’agisse de la spécificité des Caf dans la Sécurité sociale (Bussat, 2003),
du logement ou du niveau des allocations, sans oublier la bataille contre
l’avortement, en 1975, puis l’exigence de son
application sans discrimination, ensuite
“ Une action symbolique significative est
(Chauvière et Carouge, 1982). Une action la déclaration des droits de la famille, en 1989,
symbolique significative est la déclaration des par l’Unaf, en congrès à Bordeaux, en présence
“
droits de la famille, en 1989, par l’Unaf, en du président François Mitterrand.
congrès à Bordeaux, en présence du prési-
dent François Mitterrand. Cependant, l’Unaf n’ayant pas d’autorité législa-
tive, cette déclaration reste sans valeur normative.
Les conférences de la famille
La création de ce rendez-vous annuel représente une innovation pour la
politique familiale. Un premier cycle de conférences apparaît en 1982 et
fonctionne jusqu’en 1991. Il ne réunit que le gouvernement et le mouve-
ment familial. Peu de décisions concrètes en sortent. Un second cycle
commence en 1996. Les conférences sont présidées par le Premier ministre
et réunissent, outre les représentants familiaux, les partenaires sociaux et des
élus. Le gouvernement y annonce sa politique, ce qui consolide cette « mise
en scène » de la politique familiale. La stratégie de l’Unaf étant de « familia-
liser » les questions sociales, ces manifestations en sont l’occasion, dans une
conjoncture favorable, vu les attentes à l’égard de la famille dans la lutte
contre l’exclusion ou pour l’accueil du troisième âge – ce que l’on appelle la
« solidarité familiale » (Chauvière et Messu, 2003). Pour la droite comme
pour la gauche, c’est un thème consensuel et une solution qui ne coûte pas
trop cher.
Certains analystes n’y ont vu que promotion
“ (...) ces conférences de la famille n’ont plus
gouvernementale et pure communication. été réunies depuis l’élection de Nicolas Sarkozy
L’Unaf et des observateurs ont, au contraire,
considéré que ce « grand oral » annuel gardait
à la présidence française.
“
toute son importance au plan concret et symbolique. Ces conférences
confirment en tout cas la position institutionnelle privilégiée du mouvement
familial organisé. C’est là un lieu de consultation – certes parmi beaucoup
d’autres – où le mouvement familial est présent et actif pour tenter de peser
sur la décision publique. Pour autant, ces conférences de la famille n’ont plus
été réunies depuis l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence française.
Contre la mise sous conditions de ressources
des allocations familiales
En juin 1997, Lionel Jospin annonce haut et fort la mise sous conditions de
ressources des allocations familiales ainsi qu’une modulation de l’Allocation
de garde d’enfant à domicile (Aged) (2) (Chauvière, 1999). C’est sans comp-
ter avec le lobbying familial, de l’Unaf à la Cnaf, à droite mais aussi à gauche.
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Les acteurs des politiques sociales
La stratégie est classique mais efficace : animation du débat public via diffé-
rents quotidiens et hebdomadaires, avec deux principaux thèmes – égalité
contre équité, parfois solidarité contre politique sociale et droits de l’enfant –,
mobilisation d’experts, relais des syndicats (surtout de la Confédération fran-
çaise des travailleurs chrétiens - CFTC), saisie des députés dans leurs
circonscriptions et même une manifestation de rue à l’instigation des milieux
les plus conservateurs, sur le thème « On tue la famille ». Si bien que moins
d’un an plus tard, lors de la conférence de la famille du 12 juin 1998, le même
gouvernement rétablit l’universalité de ces prestations, choisissant plutôt
d’abaisser le plafond du quotient familial. Loin d’être un simple changement
technique, cette réorientation révèle le poids réel du familialisme politique
dans l’action publique quand l’enjeu est de cette nature. Dans le domaine du
familial, il existe, en effet, quelques difficultés récurrentes concernant les
valeurs et les modalités de la solidarité. Les réformateurs s’y sont heurtés.
Pour l’Unaf, les arguments sont assez simples : la politique familiale n’est
pas une politique sociale, mais une politique de solidarité destinée à com-
penser le coût de l’enfant ; le Premier ministre fait l’impasse sur les familles
dans le pacte républicain ; pour atteindre les objectifs sociaux visés, il faut
avant tout engager une vraie réforme fiscale… La CFTC, qui veille spéciale-
ment sur la Cnaf, apparaît tout à la fois comme étant la plus ferme sur les
principes et la plus ouverte à des solutions alternatives, telles que la fiscalisa-
tion sous certaines conditions. Face à ce
“ Les mouvements familiaux porteurs front, tout en attendant la prochaine confé-
d’intérêts tout à la fois particuliers et globaux rence de la famille en juin 1998 pour en
(à défaut d’incarner l’intérêt général) y gagnent « rediscuter avec les partenaires sociaux », le
“ gouvernement confie à quatre experts
en légitimité, et avec eux une certaine forme de l’analyse de la nouvelle question familiale.
démocratie sociale contre les experts. Finalement, le débat retombe assez vite. Il
révèle cependant de la part des autorités
politiques une relative méconnaissance des acteurs sociaux concernés et de
l’histoire. Les mouvements familiaux porteurs d’intérêts tout à la fois
particuliers et globaux (à défaut d’incarner l’intérêt général) y gagnent en
légitimité, et avec eux une certaine forme de démocratie sociale contre les
experts.
De la famille à la parentalité
La politique de la parentalité apparaît en France au milieu des années 1990,
notamment dans les Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des
parents (Réaap). Cette orientation profite d’un fort consensus normatif
(Chauvière, 2002). Les plus moralistes dans le clan familial jugent beaucoup
de parents notoirement irresponsables et soutiennent l’urgence d’agir contre
la maltraitance. Les autres retrouvent des accents d’éducation populaire ou
d’autoformation. Le bilan le plus complet des Réaap est d’ailleurs concocté
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6. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
à l’Unaf (Ribes, 2003). Le lien à l’enfant étant considéré comme indissoluble,
le parent devient l’acteur incontournable de tout travail socio-éducatif ; c’est
assurément une catégorie mieux adaptée aux changements contemporains,
notamment à l’essor du commerce des servi-
ces à la personne ou à la famille (Chauvière,
2003). Le « soutien à la parentalité » se fait
désormais tout en propositions, sans être
“
Le « soutien à la parentalité »
se fait désormais tout en propositions,
jamais trop prescriptif, ne serait-ce que pour sans être jamais trop prescriptif, ne serait-ce “
ne pas attenter aux libertés individuelles et que pour ne pas attenter aux libertés
publiques. Le familial en sort fortifié et les individuelles et publiques.
mouvements les plus militants, tels que la
CSF, sont localement très engagés dans le soutien actif à la responsabilité
parentale. Cependant, les grandes associations qui militent pour la défense
des « intérêts matériels et moraux » des familles continuent de réclamer
envers et contre tout une politique globale, en profitant conjoncturellement
des conférences de la famille et du rapport de forces créé par le projet Jospin
de mise sous conditions de ressources des allocations familiales.
Les grandes dates de l’incorporation progressive du familial dans l’action publique
1913 : Des textes visent la situation des « familles nombreuses nécessiteuses ». En 1914, le quotient
familial valide le slogan : « familles créancières de la nation » (Antomarchi, 2000).
1920 : « Chambre bleu horizon » et première politique familiale globale. Plusieurs « familiaux » sont
ministres (comme le socialiste Jules-Louis Breton, au ministère de la Prévoyance, de l’Hygiène et de
l’Assistance) ; apparaissent un Conseil supérieur de la natalité, une déclaration des droits de la famille,
des lois d’« encouragement » et d’autres répressives (relatives à l’avortement et à la contraception).
1932 : Loi sur la généralisation des allocations familiales. Celles-ci deviennent un droit et un système
d’aide aux familles mais aussi une occasion de contrôle et d’intervention publique.
1939 : Code de la famille et de la natalité françaises (Chauvière et Bussat, 2000). Il vise les aides
accordées à la famille, la protection de la famille et diverses dispositions fiscales, toutes mesures
reconnaissant le fait familial (ancêtre du Code de l’action sociale et des familles, 2001).
1940-1942 : Vichy et « Travail, Famille, Patrie » changent les objectifs et les modalités de l’action
publique. La loi Gounot, inspirée du corporatisme d’État, donne un statut exorbitant aux associations de
familles et dote le « corps familial » d’un monopole de représentation des familles.
1945 : Le gouvernement provisoire républicanise par ordonnance l’héritage juridique et institutionnel
de la loi Gounot, en allégeant la tutelle et en libéralisant l’édifice à sa base. Maintien du principe d’unicité
nationale et départementale, ainsi que des missions spécifiques (à l’exclusion de la propagande).
1946 : La Sécurité sociale intègre une branche famille, avec conflits entre les forces politiques du
tripartisme (Parti communiste, socialistes et Mouvement républicain populaire), ce qui hisse la question
familiale au rang de priorité nationale. « Âge d’or de la politique familiale » (Antoine Prost) et de
l’administration de la « population ».
1975 : Réforme de l’Unaf, cogestion interne entre Udaf et mouvements d’action générale.
1981 : Retour du référentiel « Famille » dans l’écriture administrative, avec un secrétariat d’État à la
famille (Georgina Dufoix). Puis premières conférences annuelles de la famille, avec les mouvements
familiaux.
n° 157 Informations sociales 75
7. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
À ces quelques exemples, on devrait encore ajouter les actions au plan
européen (Vallat, 2008), notamment via la Confédération des organisations
familiales près des communautés européennes (Coface), et au plan interna-
tional, notamment via l’Union internationale des organismes familiaux
(UIOF). La pression française a été spécialement déterminante sur la
décision d’une Année internationale de la famille en 1994 et sur le choix du
slogan : la famille « plus petite unité démocratique au cœur de la société ».
Au final, on peut voir dans cette activité permanente de représentation, de
veille, de contrôle, d’expertise, de propositions et parfois même de création
normative, une sorte de néofamilialisation du social, plus officielle que privée,
opérant dans les nombreux plis de la vie quotidienne, là où la famille est
concernée pour ses membres et comme telle, mais aussi par où la famille se
relégitime en s’adaptant comme « regard sur le monde » et petite souveraineté
opposable (Chauvière, 2006).
Entre représentation institutionnelle et lobbying
Avec la solution institutionnelle trouvée entre 1942 et 1945, les familles orga-
nisées sont considérées non seulement comme représentant les « intérêts
matériels et moraux des familles de France » selon la formule consacrée,
mais encore comme dépositaires d’une part de citoyenneté, du moins à partir
de la Libération et lors des élections sociales des années 1940. S’incorporant
“ L’intérêt familial ne vaut pas seulement
comme l’intérêt bien compris des familles
ou encore de tel ou tel type de famille.
à l’action publique, les familles deviennent
“
ainsi légalement représentables dans de
nombreuses instances et institutions inter-
médiaires (Chauvière et Jaeger, 2005). À ce
titre, les « familiaux » participent à la gestion
paritaire des caisses d’allocations familiales. Les droits des usagers y trou-
vent une origine. Le bénéfice en est élargi et imposé par la loi à toutes les
familles de France, mais beaucoup l’ignorent. Depuis 1945, ce montage est
pérenne dans le paysage institutionnel, d’une République à l’autre, quoique
controversé dans certains milieux, notamment laïques et féministes.
L’intérêt familial ne vaut pas seulement comme l’intérêt bien compris des
familles ou encore de tel ou tel type de famille. L’institutionnalisation et le
monopole marquent aussi la reconnaissance de la légitimité publique de ces
intérêts et des moyens « démocratiques » de les défendre. Mais le groupe
d’intérêt en question reste relativement clos sur lui-même, avec des règles
d’entrée (prévues dans le Code de l’action sociale et des familles - CASF), des
exclusions malgré des demandes réitérées (notamment de la part de
l’Association des parents gays et lesbiens - APGL) et un système discutable
de partage des avantages matériels (le « fonds spécial »).
Le lobby familial montre une forte structuration verticale et horizontale, avec
un processus interne de professionnalisation qui le dispute aux militants.
D’où un certain pluralisme interne et des marges de manœuvre dans les
76 Informations sociales n° 157
8. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
organisations fédérées, mais aussi des majorités parfois à front renversé et des
oppositions feutrées, traitées en interne. Le poids du financement est plus
que jamais déterminant dans l’institution et dans les organisations concernées
“
qui en bénéficient.
Si on analyse les répertoires d’action, on voit Les « familiaux » ne participent guère
que les moyens utilisés sont particulièrement à la lutte pour le pouvoir gouvernemental,
socialisés, opérant notamment dans tous les se contentant de questionner, d’interpeller,
espaces intermédiaires de concertation ou de
voire de soumettre des dossiers aux
consultation, en périphérie des autorités
publiques. Les « familiaux » ne participent
guère à la lutte pour le pouvoir gouverne- politiques en compétition.
“
candidats des différentes formations
mental, se contentant de questionner,
d’interpeller, voire de soumettre des dossiers aux candidats des différentes
formations politiques en compétition. Ils ne se confondent pas avec les admi-
nistrations que pourtant ils fréquentent très assidûment, parfois jusqu’à la
connivence. Partout, ils veulent incarner une expertise autorisée. Pour autant,
malgré cette forte intégration, quand les circonstances les y obligent, ils s’au-
torisent des pas de côté et des critiques en langage diplomatique.
En somme, en accueillant nombre d’idées et des représentants dans les insti-
tutions légitimes de second ordre (du type Conseil économique et social), le
pouvoir politique coupe tout risque majeur d’opposition sur ce front. C’est
un système néocorporatiste, puisque c’est l’État qui a accordé le monopole
de la représentation des intérêts familiaux à une unique organisation fédérale.
Cependant, son pluralisme interne et le fait que nulle famille n’est obligée
d’adhérer à ce type de mouvement en modulent singulièrement la portée.
Finalement, le lobby est plus instrumentalisé dans le jeu démocratique qu’il ne
le menace par son existence et par ses prises de position.
***
Comment apprécier l’impact de ce mouvement social sur la définition et le
cours des politiques familiales ? Est-il déterminant ou insignifiant ? Comment
en juger ?
Rappelons d’abord que, par-delà les performances affichées par les diffé-
rents pays membres de l’Union européenne, qui ne sont pratiquement jamais
rapportées à l’existence ou non d’un mouvement familial national, la France
se caractérise en Europe par une politique familiale des plus explicites, dont
les niveaux sont estimés comme globalement généreux et qui est peut-être
même l’une des mieux assumées, y compris par la gauche gouvernementale.
C’est le paradoxe d’une République qui s’est largement construite contre la
souveraineté familiale, puis qui l’a incorporée. Le lobbying officiel des mouve-
ments et des unions n’est pas seul engagé dans ce résultat, mais il est l’une des
pièces maîtresses d’un vaste réseau institutionnel qui, jusqu’à ce jour, résiste
assez bien à l’usure du temps. La Cnaf y figure également, sorte d’alter ego de
l’Unaf.
n° 157 Informations sociales 77
9. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
Si les points d’appui de ce familialisme à la française, unique en Europe, sont
anciens, ils sont aussi bien enracinés dans la société. Au plan philosophique,
il a incarné, et sans doute continue-t-il de le faire pour partie, une réactivité,
plus ou moins totalisante, contre les excès de l’individualisme républicain (3).
Aujourd’hui, la parentalité renouvelle cette perspective (Chauvière, 2008).
Au plan social, il porte des initiatives proches du mutuellisme et de l’écono-
mie sociale. Certaines pratiques annoncent effectivement le syndicalisme des
locataires, des consommateurs et, plus largement, celui des usagers. De
même, la philosophie familialiste reste très proche des thèses d’origine catho-
lique sur la subsidiarité, sur l’autonomie sociale locale ou de voisinage, thèses
réactivées et même légitimées depuis la décentralisation, les politiques de la
ville, aux risques du communautarisme, et aussi depuis la construction euro-
péenne. Voilà aussi pourquoi le lobby perdure, même s’il recrute moins et si la
présidence Sarkozy semble, pour l’heure, en faire beaucoup moins cas que
ses prédécesseurs.
Notes
1 - Le familialisme peut être défini comme une forme d’action collective, marquée par l’hypertrophie de
la raison familiale dans la conception et dans la conduite des affaires publiques, bien au-delà de la seule
sphère domestique ou des prestations familiales. Il fait de la famille – et pas seulement de l’individu
(homme, femme ou enfant) – l’unité référentielle de politiques publiques en matière de population, de
protection, de redistribution, d’emploi, de citoyenneté… Celle-ci devient la médiation principale entre
l’État et les citoyens, constituant même un modèle de société « démocratique », concurremment à l’in-
dividualisme citoyen. En Angleterre, par exemple, la question familiale reste consubstantielle à la société
et n’est pas détachée comme chez nous (Bussat et Chauvière, 1997).
2 - L’Aged allégeait les charges sociales pour l’employé(e) de maison gardant les enfants d’un couple qui
travaille. C’était aussi, indirectement, une mesure en faveur de l’emploi.
3 - Les travaux de quelques juristes tels que Maurice Hauriou ou Emmanuel Gounot ont été décisifs sur
ce terrain.
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78 Informations sociales n° 157
10. Comment fabriquer une politique sociale ?
Les acteurs des politiques sociales
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n° 157 Informations sociales 79