2. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?
Pierre Concialdi
Femmes et plein-emploi :
une absence “naturelle” ?
Cet article propose une relecture critique du rapport de
Jean Pisani-Ferry sous un angle précis : celui des inégalités
entre hommes et femmes. Les analyses contenues dans ce
rapport ont déjà fait l’objet de critiques1. Certaines d’entre 1
Fondation Copernic,
elles concernent le sujet de cet article. Mais la dimension de Pour le plein emploi -
Critique du social-libéra-
“genre” est restée, dans l’ensemble, peu présente dans ces lisme, à propos du rap-
critiques. Cela tient dans une large mesure au fait que ce port Pisani-Ferry,
février 2000 (document
rapport n’en parle tout simplement pas. D’où une difficulté consultable à l’adresse
évidente. Pour relever ce défi, cet article s’efforce de combi- suivante :
ner plusieurs approches. La première consiste à tenter de http://www.attac.org
/fra/toil/doc/coper-
dévoiler les hypothèses et représentations implicites que nic.pdf).
véhicule une approche économique ignorant la question du
“genre”. Il s’agira ensuite de porter un regard critique sur
certaines analyses du marché du travail que propose Jean
Pisani-Ferry. Enfin, une dernière partie discute une des pro-
positions phares du rapport concernant la mise en place
d’un impôt négatif, proposition qui récemment, s’est
concrétisée au travers de la mise en place de la prime pour
l’emploi.
Le rapport de Jean Pisani-Ferry examine la question
importante du plein emploi sans aborder une seule fois la
question des rapports sociaux entre hommes et femmes.
L’absence de traitement spécifique ou un tant soit peu déve-
loppé de la question du “genre” reflète l’hypothèse, au
moins implicite, selon laquelle il n’y aurait rien, ou si peu, à
apprendre d’une approche de “genre” qu’il ne serait pas
nécessaire de l’aborder en tant que telle. Est-ce pour autant
“naturel” ? Ou n’est-ce pas plutôt - car il faut se méfier du
“naturel” en sciences sociales - un effet de naturalisation ?
En d’autres termes, la première question à laquelle nous
invite ce rapport est la suivante : l’interprétation des phéno-
mènes économiques peut-elle ignorer la dimension du
genre ? Comme le montrent nombre de travaux, l’histoire
nous enseigne que non2. Occupant un rôle charnière entre Voir par exemple
2
Louise A. Tilly et Joan
les sphères de la production et de la reproduction, les W. Scott (1987), Les
femmes ont toujours été en première ligne dans les ques- femmes, le travail et la
tions de travail. Pour reprendre l’expression de Fernand famille, tr. fr. Paris,
Coll. Histoire, Rivages.
Braudel, l’économie a toujours été portée sur “l’énorme dos
de la vie matérielle” et, concrètement, surtout sur le dos…
des femmes. C’est toujours le cas aujourd’hui avec un parta-
ge des tâches domestiques fortement inégalitaire qui se tra-
duit pour elles par une “double journée”. Autrement dit,
pour les femmes, la question du travail - au sens d’emploi
Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 173
3. Controverses
productif et rémunéré - a toujours été nécessairement celle
de la conciliation entre les responsabilités professionnelles
et domestiques.
Bien sûr, il n’y a aucune raison a priori de faire de cette
question une préoccupation spécifiquement féminine : elle
concerne l’ensemble des salariés et des travailleurs, hommes
et femmes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on aurait
pu s’attendre à ce qu’elle soit abordée dans un rapport
consacré au plein emploi, même dans le cadre d’une disci-
pline qui néglige généralement la question du “genre”. La
seconde question qui vient à l’esprit est donc la suivante : si
les hommes étaient aujourd’hui tout autant impliqués que
les femmes dans les responsabilités et les charges quoti-
diennes de la sphère privée, la question de l’articulation, de
la conciliation et des liens entre les divers temps sociaux
apparaîtrait-elle davantage et plus “naturellement” dans le
raisonnement des économistes ? On peut sans doute penser
(au moins espérer) que oui, et ce serait d’ailleurs utile pour
faire progresser l’analyse économique. Car comment penser
de façon pertinente la question de l’emploi sans s’interroger
simultanément sur ses liens avec le hors emploi (ou le hors
travail) ? Sauf à faire l’hypothèse que les deux sphères sont
totalement étanches, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Certains temps de hors travail, comme les temps d’éduca-
tion ou de formation, sont d’ailleurs évoqués par le rapport,
même si ce dernier reconnaît d’emblée que ces questions
(d’éducation et de formation) “auraient mérité d’être approfon-
dies”.
Certes l’auteur annonce dès l’avant-propos du rapport
qu’il n’abordera pas certains sujets, préférant privilégier “les
questions … qui (lui) ont paru les plus directement en relation
avec l’objet du rapport : pour l’essentiel, celles qui tiennent à la
macroéconomie et au marché du travail” (page 13). Néanmoins,
on aurait souhaité que ce choix ait été davantage argumen-
té. En tout cas, autrement que par un simple point de vue.
Par ailleurs énoncer les limites d’un travail a surtout un sens
si cela permet de saisir aussi les limites des recommanda-
tions qui y sont formulées. Mais ce n’est pas vraiment le cas.
Si l’auteur rappelle souvent, notamment en conclusion, que
certaines questions importantes n’ont pas été abordées, ce
rappel laisse penser que les conclusions de son rapport n’en
auraient en aucune façon été modifiées. Or ce postulat
aurait aussi mérité d’être plus amplement discuté : quelques
pages - dans un rapport qui en comporte près de deux cents
– n’auraient sans doute pas été superflues. Faute de quoi,
l’aveu de certaines limites apparaît essentiellement comme
une formule de style. Enfin, si l’on peut admettre que la
174 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
4. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?
question du genre soit absente - et elle l’est de fait - de l’ana-
lyse macroéconomique telle que celle-ci est traditionnelle-
ment menée, ce point de vue est loin d’être partagé par tous
les économistes lorsqu’il s’agit de comprendre le fonction-
nement du marché du travail.
Occulter cette question conduit alors à donner une certai-
ne représentation nécessairement biaisée et fausse des com-
portements d’activité des femmes et de leurs motivations.
Prenons quelques exemples. Evoquant les causes du chôma-
ge des diplômés de l’enseignement supérieur, le rapport
mentionne qu’il serait principalement (à 95%) de nature
cyclique pour les hommes, tandis que cela serait moins le
cas pour les femmes, pour lesquelles “une autre part du non-
emploi serait volontaire” (note 66, page 88). L’auteur poursuit
son commentaire en évoquant une catégorie nouvelle,
jusque là peu présente dans les analyses économiques, à
savoir “les femmes en inactivité pour raisons familiales”. Il ne
précise pas, cependant, comment cette catégorie a été
construite ni si la catégorie symétrique des “hommes en
inactivité pour raisons familiales” aurait pour lui, ou pour
les économistes d’une façon générale, un sens….
Abordant ensuite une des questions centrales du rap-
port, à savoir celle des “pièges à inactivité”, l’auteur parle
du “risque de voir un certain nombre de femmes préférer le temps
partiel au temps plein, voire l’inactivité au travail….”. On com-
prend que le gain monétaire pour un ménage de la reprise
d’emploi serait si faible que cela ne vaudrait pas la peine de
prendre un emploi à temps complet ni même, tout simple-
ment, de travailler. Mais dire que cela se traduirait par une
“préférence” accrue des femmes pour le temps partiel ou l’in-
activité, même en signalant que cela serait un risque, c’est
véhiculer une représentation des comportements d’activité
des femmes singulièrement décalée – restons modérés – par
rapport à la réalité que celles-ci vivent. Parmi les trente-trois
membres du Conseil d’analyse économique qui ont examiné
le rapport de Jean Pisani-Ferry, on dénombre seulement
trois femmes. Faut-il pour autant en conclure que les
femmes se désintéressent massivement (naturellement ?) de
l’économie ?
La question du temps partiel subi vient évidemment
sous la plume de l’auteur. Mais il évoque aussi la possibilité
d’un temps partiel choisi : “Dans un marché du travail plus
actif et où le risque de chômage serait plus faible, des salariés à
temps plein pourraient choisir de passer à temps partiel, tandis
que les 1,4 million de salariés aujourd’hui en situation de temps
partiel contraint pourraient passer à temps plein (comme cela a
déjà commencé de se faire)”. Loin de nous l’idée de récuser
Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 175
5. Controverses
l’idée que certains salariés pourraient choisir de travailler à
temps partiel. Mais une remarque s’impose : l’envers du
temps partiel subi - tel qu’il est mesuré statistiquement -
n’est pas nécessairement le temps partiel choisi. Autant l’on
peut admettre que les femmes à temps partiel qui déclarent
“souhaiter travailler davantage” sont en temps partiel subi
ou contraint, autant il serait faux d’en conclure que toutes
celles qui ne le souhaitent pas sont à temps partiel “choisi”.
Car ce choix est largement contraint. De même d’ailleurs
Xavier Neil, Premières que les femmes inactives ne le sont pas majoritairement par
3
Synthèses, 98.02-n°09.1.
“choix” : aujourd’hui, six femmes au foyer sur dix aime-
raient travailler3.
Lorsque Jean Pisani-Ferry parle du chômage
“volontaire” des femmes ou de la “préférence” des femmes
pour le travail à temps partiel, il ne s’agit pas de quelques
4
Comme le lapsus. Et l’auteur aurait beau jeu de répondre que c’est là le
remarquent Alain Bihr discours et le vocabulaire habituels des économistes, en tout
et Roland Pfefferkorn, cas de la plupart d’entre eux. Ce rapport se contente de
le temps partiel
concerne d'abord les reproduire ce discours. A chacun sa reproduction pourrait-
femmes de moins de on dire. Mais c’est bien ce qui pose problème. Car ce que les
25 ans, qui ne sont pas femmes préfèrent aujourd’hui, c’est avoir un emploi. La
celles qui sont le plus
écrasées par les croissance des taux d’activité des femmes, peu commentée
charges domestiques, dans le rapport, a été considérable depuis une trentaine
et les plus de 50 ans, d’années. L’occupation d’un emploi est désormais devenue
qui en sont pour
l'essentiel dégagées. pour elles la norme, comme c’est le cas depuis longtemps
Alain Bihr et Roland pour les hommes. Et il n’est guère possible de prétexter des
Pfefferkorn (2000),
"Hommes-femmes,
“préférences” pour expliquer qu’elles se retrouvent, de fait,
l'introuvable égalité ", davantage que les hommes “incitées” à se retirer du marché
Recherches et prévisions, du travail4. Cette réalité apparaît de façon massive lorsque
n°61, pp. 19-33.
l’on considère les taux d’activité des jeunes générations (25
à 39 ans) : le taux d’activité est de plus 90% pour les femmes
Alain Bihr et Roland
sans enfant, de plus de 80% pour les femmes avec 2
5
Pfefferkorn, op. cit.
enfants et il reste élevé (55%) pour les femmes avec
trois enfants et plus5. Bref, le travail des femmes participe
désormais de la construction de l’identité féminine. Même
parmi les jeunes parents de milieux modestes qui cumulent
Françoise Battagliola souvent de nombreux handicaps et de multiples difficultés,
6
(1998), Des débuts
difficiles - Itinéraires de l’attachement des femmes à l’emploi est désormais une
jeunes parents de milieux valeur forte6.
modestes,
CSU/IRESC0/CNRS.
N’abordant pas directement la question de la place des
femmes dans le monde du travail, Jean Pisani-Ferry retrou-
ve les femmes là où elles sont davantage visibles que les
hommes : au chômage, à temps partiel ou en inactivité,
dans les emplois peu qualifiés et à bas salaire. Mais il s’agit
ici de simples constats statistiques sur lesquels aucune
explication n’est fournie. Ces différences entre hommes et
femmes ne sont pas son problème. Quel est-il alors ? Grosso
176 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
6. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?
modo, identifier les conditions d’un retour au plein emploi
sans tensions inflationnistes. Ce qui se traduit, entre autres,
par une question centrale : faire en sorte de parvenir à un
équilibre entre l’offre et la demande de travail à tous les
niveaux de qualification. Le raisonnement minutieux déve-
loppé par Jean Pisani-Ferry repose sur une série d’argu-
ments qu’il n’est guère possible de discuter dans le cadre de
cet article. Deux points retiendront notre attention. Ceux qui
concernent le travail qualifié et le travail non qualifié ou fai-
blement qualifié.
Pour le travail qualifié, l’idée développée dans le rapport
est celle d’une insuffisance de travailleurs qualifiés.
Evoquant de possibles tensions concernant l’offre de travail
qualifié, une des pistes évoquées par le rapport est le
recours à l’immigration. Le rapport indique ainsi : “Une
compétition s’est engagée pour l’importation d’ingénieurs et de
techniciens en provenance des pays d’Europe centre orientale ou
d’Inde”. C’est pourquoi, toujours selon le rapport, “ la mise
en œuvre de la réglementation du travail, qui lie la délivrance 7
Faut-il supposer que
d’autorisations de travail à l’état du marché dans la localité et la ces travailleurs
profession concernée, devrait progressivement être assouplie”. immigrés seraient, de
Bref, il s’agit dans une optique purement utilitariste de lais- surcroît, tous
célibataires ?
ser entrer sur le marché du travail plus de travailleurs quali-
fiés. 8
Le premier rapport
Laissons de côté, même si elle n’est pas mineure, la ques- du CSERC sur les
allégements de charges
tion des politiques d’accompagnement à mettre en œuvre sociales fournissait
pour les conjoint(e)s et les familles de ces travailleurs immi- d'ailleurs sur cette
grés, politiques qui ne sont pas évoquées dans le rapport7. question des
informations
Ce qui surprend le plus dans ce raisonnement, c’est précisé- éclairantes. Une
ment qu’il occulte totalement la référence à la main-d’œuvre annexe du rapport
féminine. La dimension du genre pourrait pourtant s’avérer montre aussi que,
malgré la reprise de
ici tout à fait pertinente. Car s’il y a un risque futur de désé- l'emploi, les pratiques
quilibre entre l’offre et la demande de travail qualifié, c’est de déclassement à
l'embauche ont
d’un véritable fossé dont il faudrait parler pour les femmes. continué de s'aggraver
Avec, d’un côté, des femmes actives qui sont aujourd’hui jusqu'en 2000, pour les
nettement plus diplômées que les hommes et, de l’autre, des titulaires de CAP, de
BEP, de bacs techniques
salariées qui sont massivement reléguées dans des emplois et de bacs généraux, et
à faible qualification et sous-représentées dans les profes- même pour les
sions les plus qualifiées. Ce qui souligne d’ailleurs un fait diplômés du second
cycle universitaire
passé sous silence dans le rapport, à savoir que l’on ne sau- (p.281) ; seuls les
rait assimiler bas salaire et bas niveau de qualification8. Pour titulaires de BTS ont vu
qui s’inquiète d’une éventuelle pénurie de travail qualifié, leur situation
s'améliorer. (Gautié et
ce double constat aurait pu constituer une bonne nouvelle Nauze-Fichet (2000) :
car il y a là un formidable “réservoir” de main-d’œuvre qua- "Déclassement sur le
lifiée. A condition évidemment de s’interroger sur les poli- marché du travail et
retour au plein
tiques permettant de combler ce fossé et de promouvoir emploi",
l’égalité professionnelle entre hommes et femmes. Faute de Complément E ).
Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 177
7. Controverses
s’intéresser à la place des femmes dans le monde du travail,
l’auteur passe à côté de cette piste sans évoquer cette pers-
pective. Il tourne d’abord son regard vers l’étranger et les
immigrés (hommes sans doute) sans penser aux femmes.
Faut-il en conclure que celles-ci ne pourraient pas occuper
ces emplois qualifiés ?
Pour le travail non qualifié, le diagnostic du rapport
reprend l’antienne libérale bien connue d’un coût excessif
de la main-d’œuvre et recommande de prolonger et d’ap-
profondir la politique d’abaissement du coût. D’où, inévita-
blement, un télescopage avec les garanties minimales de
revenu. Lorsque le travail connaît sous l’effet d’une telle
stratégie une dévalorisation continue, il est clair qu’il finit
par ne plus procurer de ressources suffisantes aux salariés,
notamment lorsque ces derniers, c’est-à-dire surtout ces der-
nières, travaillent à temps partiel. Le problème posé est
donc celui des “pièges à inactivité”. Pour le traiter, Jean
Pour une analyse Pisani-Ferry propose d’instaurer un “impôt négatif”, c’est-à-
9
critique détaillée, voir
par exemple le chapitre dire un complément de revenu fiscalisé pour les plus bas
5 de la note éditée par salaires.
la Fondation Copernic, Sans reprendre ici l’ensemble des éléments critiques de
op. cit.
cette proposition9, il faut néanmoins rappeler que les postu-
lats sur lesquels repose cette proposition restent de pures
abstractions théoriques, tant en ce qui concerne le coût des
plus bas salaires que pour les prétendus effets désincitatifs
des transferts sociaux. Plus important encore, les études
empiriques aboutissent à la conclusion inverse de ces postu-
Note de la Fondation lats abstraits. Les études empiriques échouent ainsi réguliè-
10
Copernic, op. cit. cha-
pitre 2. Michel Husson rement à mettre en évidence le seul lien qui serait probant
(1999), Les ajustements du point de vue de la théorie économique néo-classique,
de l'emploi, Editions celui entre le coût relatif du travail par rapport au capital et
Page deux, collection
"Cahiers libres", le volume de l’emploi10. La croyance, largement répandue
Lausanne. parmi les économistes, selon laquelle il serait possible d’agir
de façon significative sur le volume de la demande de travail
grâce à la manipulation des barèmes fiscaux et sociaux n’est
donc guère validée par les études empiriques.
Quant aux pièges à inactivité, le constat est identique. Ce
débat est resté longtemps théorique dans notre pays, faute
d’études empiriques. Mais les résultats des études qui se
sont accumulées depuis quelques années ne peuvent plus
Anthony B.
être ignorés. Ils convergent d’ailleurs avec ceux des études
11
Atkinson et Gunnar V.
Mogensen (1993), réalisées dans d’autres pays qui montrent que “les effets iden-
Welfare and Work tifiés sont d’une faible ampleur” et, surtout, qu’il “existe relati-
Incentives : A North
European Perspective, vement peu de situations dans lesquelles un effet désincitatif a pu
New-York, Clarendon, être clairement établi11”. Ce constat n’est d’ailleurs pas mécon-
1993. nu par le rapport qui observe que “nombreuses sont les per-
sonnes qui travaillent ou qui recherchent un emploi alors que leur
178 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
8. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?
intérêt pécuniaire direct serait de ne pas le faire”. Pourquoi pro-
poser alors un complément de salaire à ces plus bas
revenus ? Parce que, à l’instar des économistes libéraux,
Jean Pisani-Ferry pense que ces constats n’invalident pas le
modèle théorique : pour lui, ce sont les comportements des
agents qui ne se sont pas encore adaptés aux signaux émis
par notre système de transferts. Autrement dit, les ménages
à faibles revenus et les allocataires de minima sociaux ont 12
En mars 1998, le
président du CNPF
pu jusqu’à présent, “faire un mauvais calcul”. Mais lors- Ernest-Antoine
qu’ils auront réalisé que les petits boulots “ne paient pas”, Seillière proposait au
ils ne voudront plus les prendre et se retrouveront enfermés gouvernement un
double financement
dans des trappes à inactivité. pour les emplois : les
Ce débat a une importance capitale pour les femmes. Car entreprises paieraient
l’impôt négatif - qui s’est concrétisé en France avec la Prime "à hauteur de ce que
peuvent payer les
pour l’emploi - constitue une véritable machine de guerre clients" et l'État
contre l’emploi féminin. D’abord, l’impôt négatif favorise le pourrait, le cas
maintien et le développement des emplois à bas salaires échéant, compléter ce
salaire par "un revenu
dont les femmes sont les premières victimes. Rappelons que de solidarité" (La
près de 80% des emplois à bas salaire sont occupés par des Tribune, 4 mars 1998).
femmes. Et il faut être bien naïf pour penser que les C'est exactement ce
que fait la prime pour
employeurs resteront insensibles au signal envoyé par le l'emploi.
gouvernement12. Ensuite, si l’impôt négatif n’a pas d’effet
Aux États-Unis,
sensible sur l’offre d’emploi13, il se traduit par une certaine
13
l'impact d'un tel
redistribution de l’emploi au sein de la moitié la plus dispositif sur l'offre de
modeste du salariat. Concrètement, les plus pauvres travail a été quasiment
nul : moins de 0,5 pour
(notamment les mères isolées) accepteraient davantage des mille de l'emploi total.
petits boulots mal payés. Tandis que dans les ménages à
deux revenus, un peu moins pauvres, les femmes seraient
incitées à se retirer définitivement ou partiellement du mar-
ché du travail. Jean Pisani-Ferry note le caractère probléma-
tique de cette situation… sans pour autant proposer de solu-
tion.
La critique plus générale que l’on peut adresser au rap-
port tient aussi à l’omission de certaines questions impor-
tantes dans l’analyse de l’impact du système de transferts
sur l’emploi. Deux exemples : l’impôt sur le revenu et les
politiques familiales. Il est bien connu que le système du
quotient conjugal conduit de fait, compte tenu de la position
subordonnée des femmes sur le marché du travail, à pénali-
ser davantage la participation des femmes au marché du
Voir à ce propos
travail. Pourtant l’auteur n’évoque jamais cette question. Or,
14
l'exemple de la Suède.
si le problème est de lever les pièges à inactivité, un système Anxo Dominique et
de taxation séparée, comme celui en vigueur dans d’autres Johansson Mats (1995),
" Les discriminations
pays, pourrait fortement y contribuer et rétablir une salariales en Suède ",
meilleure égalité dans l’accès à l’emploi entre hommes et Les Cahiers du Mage,
femmes14. page 26, 2/1995.
Pour les politiques familiales, le rapport ne mentionne
Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 179
9. Controverses
15
Cédric Afsa (1996), que l’allocation parentale d’éducation (APE), soulignant que
"L'activité féminine à cette prestation a fortement incité un certain nombre de
l'épreuve de
l'allocation parentale femmes à se retirer du marché du travail. Mais les études
d'éducation", réalisées sur cette prestation mettent en évidence deux
Recherches et prévisions, autres résultats qui auraient mérité une plus grande atten-
n°46, pp. 1-8,
décembre. tion. Le premier concerne le caractère tout à fait détermi-
nant des difficultés d’emploi dans le recours à l’APE : le fait
16
Cédric Afsa, op. cit. d’être au chômage augmente de trente points la probabilité
de percevoir l’APE et un tiers des femmes étaient au chôma-
ge lors de leur demande15. L’APE apparaît ainsi davantage -
ou au moins tout autant - comme une alternative au chôma-
ge ayant permis de dégonfler les effectifs de chômeuses que
comme une incitation au retrait d’emploi. Par ailleurs, le
recours à l’APE dépend de façon significative de l’existence
de dispositifs de garde d’enfants16. Ce qui montre, si besoin
en était, qu’une des solutions au “piège de l’inactivité”,
notamment pour les femmes, réside dans le développement
de ces dispositifs de garde. Or sur cette question, le rapport
reste quasiment muet. Lorsqu’il parle des crèches, c’est soit
pour les considérer comme un “avantage social” dont l’exis-
tence pourrait encore freiner davantage la reprise d’emploi
dans les familles à bas revenus (page 129) soit pour observer
que leur “rationnement quantitatif” (sic) freine la mobilité :
“La mobilité est ensuite d’autant moins facile qu’un certain
nombre de services (logement social, crèche, école) ne sont pas
fournis par le marché mais ont le caractère d’un service public, et
sont souvent caractérisés par un rationnement quantitatif (crèche,
logement social) ou qualitatif (école)” (page 164). La formula-
tion de cette idée reste par ailleurs ambiguë. Faut-il en
conclure que si ces services étaient “fournis par le marché”, la
mobilité serait plus forte ? On sait qu’aujourd’hui seulement
8% des enfants de moins de 3 ans sont accueillis dans les
crèches alors que trois fois plus de parents souhaiteraient ce
mode de garde. N’y a-t-il pas là une voie pour sortir de cer-
tains “pièges à inactivité” ? Et aussi pour favoriser un égal
accès à l’emploi de toutes les femmes, et pas seulement des
plus aisées.
Car, il est un autre élément des politiques familiales que
Jean Pisani-Ferry ne mentionne pas, c’est l’AGED (Allocation
pour la garde d’enfant à domicile) dont le bénéfice ne
concerne qu’une poignée de familles aisées (un peu plus de
60 000). Il s’agit là d’un mécanisme doublement inégalitaire.
En termes de prestation d’abord : l’avantage monétaire pro-
curé par l’AGED est en effet bien supérieur en moyenne au
quasi salaire maternel que perçoivent les allocataires de
l’APE. Par ailleurs, ce dispositif a fortement encouragé le
développement des emplois à bas salaire féminins.
180 L Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001
10. Le plein emploi : avec ou sans les femmes ?
Aujourd’hui, près d’une femme à bas salaire sur cinq occu-
pe un emploi d’assistante maternelle ou de gardienne d’en-
fants, et cette proportion n’a pas cessé d’augmenter, y com-
pris sur la période récente, alors qu’elle était inférieure à
10% à la fin des années 1980.
On débouche ici, à travers la question de la qualité des
emplois, sur une critique plus générale et plus décisive du
rapport. Dans son dernier chapitre, Jean Pisani-Ferry sou-
ligne que : “Aller au plein emploi n’implique pas de transformer
des chômeurs pauvres en travailleurs pauvres. Cela ne consiste
pas à partager une masse donnée de travail et de revenu entre un
nombre plus grand de personnes. Ce n’est pas encourager la pré-
carité, ni faire travailler les vieux contre leur gré. Ce n’est pas
promouvoir en France le modèle social des États-Unis”. Et il est
vrai que rien n’est ici écrit d’avance. Le problème, c’est que
toutes les recommandations du rapport vont non pas dans
le sens d’un plein emploi à la danoise, avec une volonté
affirmée de promouvoir l’emploi stable et régulier, mais
bien dans le sens d’un plein emploi précaire et, n’en déplai-
se à l’auteur, à l’américaine. La perspective que dessine le
rapport de Jean Pisani-Ferry est donc celle d’une fuite en
avant vers une société qui serait sans cesse davantage sou-
mise aux impératifs marchands. Il est vrai que le marché
reste asexué… même s’il est du genre masculin.
Pierre Concialdi
Travail, Genre et Sociétés n° 6 - Octobre 2001 L 181