2. De la pièce originale, le metteur en scène a conservé l'intrigue : Viola, désespérée après un
naufrage ayant été la cause – tout du moins le croit-elle – de la mort de son frère Sébastien, se
met au service du Duc d'Orisno, se travestissant pour l'occasion en page. Orsino lui confie la
mission d'aller pour lui faire la cour à Olivia, auprès de qui il soupire mais qui refuse de le
voir, ce qui contrarie Viola puisqu'elle n'est pas insensible aux charmes du Duc, mais n'est pas
pour déplaire à Olivia, qui tombe amoureuse de ce page aux traits délicats. Après différentes
intrigues amoureuses, Sébastien réapparaît et rajoute à la confusion puisque la ressemblance
avec sa soeur provoque de nombreux quiproquos. Les masques sont finalement levés, et
Sébastien trouve son bonheur avec Olivia tandis qu'Orsino se console dans les bras de Viola.
Cette conformité à l'intrigue se voit toutefois contrebalancée par de nombreuses modifications
du texte original, traduit et adapté par Jean-Michel Rabeux lui-même, souvent selon un
langage très contemporain, ou ponctué d'expressions et d'interjections actuelles. Le spectacle
inclut des chansons, très contemporaines également pour la plupart d'entre elles, qui
s'immiscent entre les scènes. Enfin, le texte est parfois prononcé en anglais : écho avec le
texte original de Shakespeare ? Nouveau témoignage d'un mélange des genres qui, comme
nous l'évoquerons plus bas, irrigue tout le spectacle ? Quoiqu'il en soit, c'est ainsi un texte
original enrichi, retravaillé, que propose Jean-Michel Rabeux, fidèle aux moments-clés de
l'oeuvre, mais également susceptible de surprendre le spectateur avisé au détour d'une réplique
ou de scènes attendues.
Servi par ce texte « rajeuni », le spectacle nous invite à nous joindre à deux heures et demie
de fête orchestrée par une troupe d'acteurs survoltés. Leur entrée en scène par les escaliers
latéraux le long des gradins, en saluant en même temps les spectateurs et commentant la
soirée, brise d'entrée de jeu l'illusion théâtrale qui imposerait une séparation nette entre le
spectateur et l'acteur, et incite le spectateur à se sentir investi de l'esprit festif qui anime tout le
spectacle. Cette entrée atypique ainsi que la musique jouée in vivo confirment l'esprit de
troupe et l'impression d'un cabaret shakespearien déjà évoqué plus haut, d'autant plus que le
spectacle semble parfois suspendre son cours pour laisser place à des « numéros » musicaux,
chantés et joués par les acteurs.
La musique est ainsi omniprésente pendant tout le spectacle, avec une coloration nettement
rock, qui apparaît sous de multiples facettes : menés par un guitariste qui n'est autre que Seb
Martel – entre autres, le guitariste du chanteur M –, les acteurs interprètent tour à tour un rock
plutôt « crooner », à travers une reprise d'Elvis Presley, jusqu'à des adaptations rock assez
surprenantes de morceaux très contemporains et plutôt pop, comme Toxic de Britney Spears.
Outre le guitariste dont le seul rôle est de mener la musique, le reste de la troupe est très
polyvalent : les acteurs se succèdent au chant, à la batterie, à la clarinette... La plupart des
morceaux sont connus de tous, ce qui encourage une fois de plus l'intégration du spectateur à
cet esprit collectif que souhaite réaliser le spectacle.
4. en scène, puisque certains rôles masculins sont au contraire interprétés par des femmes. De
même, la subversion de l'ordre se retrouve dans la place accordée au fou, qui semble souvent
être le seul à comprendre le fin mot de l'intrigue, contrairement aux Maîtres, dupes du jeu de
l'amour. Enfin, on note aussi une ambigüité certaine dans la relation entre plusieurs
personnages, en particulier entre Viola et Sébastien, à propos de laquelle Jean-Michel Rabeux
pourrait avoir dépassé les interprétations premières de Shakespeare : la scène inaugurale
figurant la séparation entre Sébastien et Viola a ainsi une forte connotation sexuelle, pouvant
impliquer un forme de « mélange des genres » dans les relations fraternelles. Si le metteur en
scène reste fidèle à l'ambiguïté homo-érotique présente tout au long du texte, cette scène
inaugurale entraîne toutefois une certaine confusion auprès du spectateur quant aux relations
entre les personnages, d'autant plus s'il n'a pas lu la pièce.
On a donc affaire à un spectacle aux résonances résolument contemporaines, qui n'est
toutefois pas exempt d'allusions à certains éléments du théâtre élisabéthain. Venant s'ajouter
aux caractéristiques du texte reprises voire rehaussées par Jean-Michel Rabeux, comme le
mélange des genres, la présence de personnages emblématiques, comme le fou, on trouve des
éléments d'architecture scénique, comme l'avancée d'une partie de la scène surélevée dans le
public, pouvant rappeler la « protruding scene » de l'espace scénique élisabéthain, et une
volonté de gommer la frontière entre scène et public caractéristique de la période. Ainsi Jean-
Michel Rabeux écrit-il :
Quel décor pour une pièce écrite à l'évidence pour une scène vide et entourée par le public ?
Si ce n'était les contraintes techniques d'un lieu à l'autre, je choisirais cette solution, une scène
entourée aux trois-quarts de spectateurs : que le public soit son propre décor, qu’il se voit,
voyant. Bon, on ne peut pas. Il faut du frontal. Mais on va ruser, on va rapprocher les acteurs
des spectateurs, autrement qu’en les faisant jouer au milieu d’eux. C’est la surprise du chef4.
S'il fait un certain nombre d'entorses à la lettre du texte de Shakespeare, Jean-Michel Rabeux
se veut malgré tout fidèle à l'esprit du « Grand Will », comme il aime à l'appeler, et souhaite
par le spectacle recréer l'ambiance de communion débridée, vivante, et comique entre les
spectateurs et les acteurs, ambiance qui passait pour être celle des comédies de Shakespeare à
l'époque élisabéthaine.
Notes
1 Jean-Michel Rabeux, « Note d’intention », programme du TAP (Théâtre & Auditorium de
Poitiers, Scène Nationale). A propos du spectacle, voir également :
http://www.rabeux.fr/spectacle_cette-saison_2/La-Nuit-des-rois.
2 Jean-Michel Rabeux est un metteur en scène et dramaturge français. Avec sa
« Compagnie », il crée régulièrement des spectacles en partenariat avec la Scène Nationale de
Villeneuve d'Ascq et la MC93 de Bobigny, dont le dernier en date est La Barbe-bleue (janvier
2010). La Nuit des Rois n'est pas sa première adaptation de Shakespeare, puisqu'il avait monté
Le songe d'une nuit d'été en 2007, à la MC93 de Bobigny.
3 Thomas Ostermeier a créé Le songe d'une nuit d'été à la Schaubühne de Berlin en 2006, et
Hamlet au festival d'Avignon en 2008.
4 Jean-Michel Rabeux, Dossier pédagogique du spectacle La Nuit des Rois.
Léonore MONCOND’HUY (2011).