1. L’eldorado asiatique
Japon : soleil couchant sur le luxe ?
Par Isabelle Hossenlopp*
Après son heure de gloire L’ouverture à l’Europe à partir du 17ème siècle
jusqu’à la fin des années a créé une curiosité et un attrait naturel pour
1990, le Japon a été éclipsé l’Occident et ses traditions de luxe, de
du paysage médiatique par savoir-faire et de raffinement.
son puissant voisin chinois
omniprésent. Années 1980 : les Japonais (chez eux et
lorsqu’ils voyagent) achètent 70 des
%
Quelles nouvelles tendances produits de luxe dans le monde, avec
émergent au Pays du Soleil gourmandise et enthousiasme, attentifs à la
Levant ? qualité parfaite des articles, de l’emballage
cadeau, du service. Ils sont les clients à la
Après des décennies de croissance fois les plus dépensiers et les plus exigeants
exponentielle entre les années 1970 et la fin du monde. Au Japon, où plus de 30 millions
des années 1990, le marché japonais du luxe d’habitants possèderaient un article Louis
a connu une lente et imperturbable érosion, Vuitton, les clients « viennent avec une
s’éclipsant dans les médias comme dans loupe dans nos boutiques » confiait Bernard
le discours des marques derrière un voisin Arnault à l’Express. De somptueux temples
chinois nouvellement riche et prometteur. du luxe sont construits à Tokyo, le premier
Pourquoi cet effritement continu d’un marché par Hermès en 2001, avec un immeuble de Givenchy a imaginé deux rouges à lèvres au profit du Réseau
des Architectes Bénévoles créé par Shigeru Ban
qui fut le premier du monde et reste encore à 11 étages, dont deux réservés à une galerie
la pointe des tendances émergentes ? d’art et à un musée, puis celui de Chanel en
2004, 1 300 m2 de boutiques, 700 000 diodes Et ne pas se conformer au groupe, c’est Vers une « satiété de
Les années folles : en façade, salle de concert et restaurant prendre un risque -très grave- d’ostracisme. consommation »(2)
1980, rien n’est trop beau étoilé dirigé par le chef A. Ducasse… Significatif : le terme jibun (soi, self) exprime L’éclatement de la bulle financière stoppe
pour la clientèle nippone la partie d’un tout, pas une individualité. le prodigieux enrichissement du pays, met
La passion des Japonais pour le luxe est La bulle financière a permis un enrichissement Le sentiment d’appartenance est crucial à mal son système d’emploi à vie et de
ancrée dans leur culture. La tradition de rapide et important de la classe moyenne, qui au Japon, il est l’un des fondements de sa progression à l’ancienneté, et porte un coup
l’artisanat, le travail de la soie, du bois, du cuir, s’est adonnée avec boulimie au luxe européen, culture, de la cohésion de la société. à la confiance des Japonais en leurs élites.
de la céramique, de la laque, la cérémonie symbole d’élégance et de raffinement, Un choc dans un pays où cette confiance est
du thé, l’art du jardin, … symbolisent leur art sésame statutaire et caution d’appartenance Mais la crise a ébranlé cette cohésion, vitrine l’un des piliers de la société : malversations
de vivre, l’art du beau, du précieux, du geste au groupe. « Le produit de luxe au Japon d’une architecture sociale jusqu’ici verticale et mensonges autour des constructions
parfait emprunt d’une forte spiritualité. n’est pas un plus, mais permet d’échapper à et rigide, transfigurant le modèle de vie antisismiques révélées lors du séisme de
un moins » affirme E. Fouquier(1), le « moins » japonais et son rapport à la consommation, 1995, corruption du monde de la finance,
étant la non-conformité au groupe. aux objets, aux autres, au luxe. crise systémique du capitalisme, etc.
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2. L’eldorado asiatique
Les Japonais achètent moins, mais mieux,
Un luxe plus zen
ils sont devenus plus sélectifs et recherchent
emise en cause de la cohésion
R
le bien-vivre. Tendance renforcée par une
pyramidale de la société japonaise
population vieillissante (40 a plus de
% suite à la crise économique et à la
50 ans), plus exigeante, plus demandeuse perte de confiance en ses élites.
de service personnalisé, de sur-mesure. e luxe statutaire laisse la place
L
à un luxe plus ludique, où l’acte
« L’avenir du luxe au Japon, d’achat n’est pas forcément la
finalité.
c’est beaucoup plus de luxe »
« L’avenir du luxe au Japon, c’est beaucoup e nouveau luxe, c’est le temps, le
L
plus de luxe », analysait Richard Colasse, calme, la sérénité, l’ailleurs.
PDG de Chanel Japon en 2004. Devenus
orte progression des dépenses
F
plus hédonistes, plus individualistes, les de services.
Japonais se tournent davantage vers le
Recentrage sur les marques
luxe expérientiel, le bien-être, les voyages phares, ayant une forte identité, un
patrimoine, une histoire prouvée.
exceptionnels, les sorties insolites,
la gastronomie étoilée, les bars à vin
orte désirabilité au sein de la
F
Cartier a fait une exception pour le Japon en y ouvrant sa première boutique en ligne génération Y.
conviviaux. La fréquentation des spas (cf. la
tradition japonaise de l’onsen), à la recherche a distribution est challengée par
L
Le coup de grâce est donné par le tsunami Pour Louis Vuitton, c’est 15 à 20 % du chiffre de sérénité et de calme, est en très forte la recherche d’achats à meilleurs
prix par les clients.
de 2011 et la gestion douteuse de la sécurité d’affaires mondial. L’achat d’un bien de luxe croissance. Les achats de services de luxe
autour de Fukushima. a joué un rôle « protecteur », il a été une augmentent beaucoup plus rapidement que es boutiques changent, devien-
L
nent plus attractives et diversifient
sorte de compensation. Dans une étude ceux de biens classiques.
leur offre.
La société japonaise sombre dans une IFOP en 2009, 22 des clients interrogés
%
dépression collective, son système social répondaient que la motivation d’achat d’un Autre changement : la génération Y. Si le
très sécurisant se volatilise. Pire, de produit de luxe est de combattre l’anxiété, luxe a conservé toute sa désirabilité auprès dans un décor de chantier en 2010), au
nombreux jeunes « décrochent » (il y en et la moitié qu’il est rassurant, des chiffres des jeunes, ceux-ci attendent innovation, bien-être (laboratoire Soins et Beauté de
aurait 2 millions aujourd’hui), perdent tout bien supérieurs à ce qui est constaté dans exclusivité, animation sur le point de vente, Dior). Et des méga-boutiques, telles que
espoir de trouver un emploi, se réfugient les autres pays(3). ils veulent rêver, se faire plaisir et s’évader celles d’Armani à Tokyo qui propose, sur
dans l’isolement, l’ascétisme, voire le suicide avant tout. Et les marques doivent les rendre douze étages, de la mode, des meubles, un
(32
000 en 2011, un chiffre ahurissant, et Dans une interview au Monde fin 2011, séduisants (3). restaurant italien, un spa, un club privé ou de
en forte augmentation chez les moins de Hisayuki Suekawa, PDG de Shiseido, 5ème Bulgari avec son café-restaurant.
trente ans), ou vivent dans les cafés-mangas groupe mondial de cosmétiques, explique Le plaisir et la séduction sont leurs références,
dortoirs ouverts 24/24. Il y en aurait 3
500 qu’après la catastrophe du 11 mars, les plus que le patrimoine et le savoir-faire En attendant l’ouverture, comme en Europe,
dans le pays dont 300 rien qu’à Tokyo ! consommateurs ont continué à acheter des symbolisés dans l’objet, qu’affectionnent des hôtels de créateurs 5* signés investissant
produits chers. Cette tendance s’est même plutôt leurs aînés. ce nouveau créneau montant du luxe
Dans ce contexte sans précédent, accentuée. Pour lui, le produit de luxe a une expérientiel, offrant un voyage dans l’univers
l’importation des produits de luxe a fonction rassurante surtout en période de Pour cette raison, LVMH a modifié la d’un créateur. Le plaisir, la convivialité, le
progressivement décliné, chutant de moitié crise. « Pour nous, la fonction d’un produit cartographie de ses boutiques, certaines bien-être : un nouveau souffle sur le luxe au
entre 1997 et 2010 (Yano Research Institute – de beauté compte, mais c’est la valeur de la étant plus spécialisées dans le très haut de Japon, dont l’acte d’achat reste un plaisir,
Tokyo), mais les pays matures (USA, Europe, marque qui fait acheter. » gamme et le sur-mesure, d’autres destinées une fête des sens, mais n’est plus la seule
Japon) représentent encore 70 à 80 des
% à un public plus jeune et plus branché. Ainsi finalité. L’attrait pour la nouveauté est fort, et
ventes, dont un quart à un tiers environ pour Parallèlement, les Japonais se sont mis à voit-on s’ouvrir parallèlement des espaces les clients sont sensibles, plus qu’ailleurs, à
le Japon. Le groupe LVMH réalise près de 2 consommer autrement. La crise économique réservés aux initiés (Celux club de LVMH), ces innovations. Ce marché mature reste à la
milliards d’euros de chiffre d’affaires au Pays a établi une distance par rapport à la aux jeunes branchés (Underground, boutique pointe des grandes tendances émergentes.
du Soleil Levant, dont plus de 60 % en mode consommation immodérée. éphémère ouverte par Vuitton à Ikebukuro
et maroquinerie.
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3. L’eldorado asiatique
Les marques occidentales continuent à faire acte de présence dans l’archipel.
En particulier grâce à Internet qui permet de diffuser très largement dans le monde tout ce qui fait leur
singularité et de pénétrer au plus profond de l’univers de la marque. Ainsi, Cartier a fait pour le Japon une
exception dans sa politique de distribution en y ouvrant dès 2008 sa première boutique en ligne, avant même
les Etats-Unis en 2010. Gucci, qui performe au Japon, vient d’inaugurer une boutique hommes à Yurakucho
Hankyu. Dior a ouvert en juin à Ginza un magasin sur quatre étages aménagé par Peter Marino. L’ouverture a
été accompagnée d’une exposition itinérante de son sac icône Lady Dior.
L’américain Coach, challenger de Vuitton, qui a fait du Japon son marché prioritaire, avant l’Europe, avec
comme argument son rapport qualité-prix, a réussi son pari. Le Japon est devenu son deuxième marché
mondial (avec + 16 % de chiffre d’affaires sur 2011-2012). La marque a choisi l’architecte néerlandais star Rem
Koolhaas, pour son vaisseau amiral qui ouvrira à Omotesando en 2013. Autre opération marketing ciblée : pour
le dernier lancement de sa collection Piaget Rose, l’horloger joaillier suisse a fait réaliser une œuvre géante par
l’artiste floral Makoto Azuma, à partir de 3000 roses Yves Piaget.
En 2009-2010, Van Cleef Arpels a organisé au Mori Arts Center de Tokyo une rétrospective « The Spirit of
Beauté » mise en scène par Patrick Jouin. Près de 300 joyaux issus de la collection du joaillier et de collections
privées y ont été présentés, dont beaucoup de pièces exceptionnelles ayant une histoire comme un bracelet
jarretière de Marlène Dietrich, des bracelets-manchettes de Jacqueline Kennedy Onassis ou la tiare de la
princesse Grace de Monaco. En 2011, Gucci a organisé un défilé de charité pour venir en aide aux sinistrés du
tsunami et lancé un bracelet caritatif en édition limitée au bénéfice de la Croix Rouge.
Givenchy a choisi d’aider le Japon en lançant deux rouges à lèvres estampillés d’un cœur rouge « Love For
Japan » dont le bénéfice est reversé à la fondation Van (Réseau des Architectes Bénévoles) fondée par le
célèbre architecte Shigeru Ban, pour construire des maisons éphémères pour les réfugiés. Rouge Interdit 39
est un hommage au Soleil Levant. « Une couleur parfois tragique, mais aussi celle de l’espoir car pour le peuple
japonais, le soleil est rouge », explique Nicolas Degennes le directeur artistique de la marque. « le second rouge
est un rose pâle, couleur préférée des Japonaises, incarné par la beauté des fleurs du cerisier, symbole de la
vie éphémère. ».
GP Le lancement de la collection Piaget Rose
Dans une société tourmentée, Cette recherche de réassurance est L’onsen est une pratique collective, les
des marques rassurantes soulignée par l’étude de l’IFOP, où 49 % des voyages se font rarement seuls, et le choix * Isabelle Hossenlopp est consultante
Finie, donc, l’accumulation frénétique de Japonais interrogés déclarent « rassurant » des produits de luxe reste très influencé en marketing des produits de luxe. Elle
sacs et d’accessoires ? Les Japonais ne l’achat d’un produit de luxe(4). Présentes par les proches, signe fort de volonté a été directrice marketing de la division
sont pas pour autant devenus indifférents… depuis longtemps dans l’Empire des signes, d’appartenance au groupe. Or celui-ci se Horlogerie-Joaillerie de Chanel. Elle
et ne dépensent pas moins. Richard Colasse ces grandes marques y ont infusé leur fédère par les symboles. L’un d’eux est participe à des études de marché sur le
a-t-il été visionnaire ? A la recherche de histoire, leur patrimoine, leur savoir-faire. l’objet de luxe, le rituel demeure malgré tout. luxe et écrit en particulier sur la joaillerie.
valeurs sûres, de valeurs refuges durables,
(1) « Le luxe en Asie, impôt de la modernité »
plus discrètes, les Japonais se recentrent Si les Japonais se sont libérés de leur carcan
Eric Fouquier, 2009
sur les biens porteurs de plus de valeurs, social, ils restent solidaires de la notion de
(2) Vincent Leclabart, PDG de l’agence
comme l’horlogerie suisse ou la joaillerie, groupe, de lien, de partage. Jean-Marie Australie
et les marques réellement porteuses d’une Bouissou, sociologue spécialiste du Japon,
(3) IPSOS-World Luxury Tracking, 2011
légitimité, d’une tradition, d’un héritage. souligne que c’est l’idéogramme kizuna (le
(4) IFOP - Luxury and Lifestyle Brands
Louis Vuitton, Hermès, Gucci, Tiffany, lien) qui a été choisi comme symbole de Crisis Observer, 2009 ”Le luxe en Asie hier,
Chanel, Rolex, Cartier, Van CleefArpels sont l’année 2011, et pas séisme ni tsunami. aujourd’hui, demain” Jonathan Siboni, chaire
LVMH de l’Essec, PDG de DEAL (Developing
considérées comme ces « valeurs sûres ». Euro-Asian Links) et Jean-Marie Bouissou,
CERI-Sciences Po
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