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L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES
J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6
Punk,poétesse
et« hackeuse »,Birgitta
Jónsdóttirseprépare
àdevenirPremier ministre.
En Islande,onlasurnomme
la « sourisquirugit ».
ParFloreVasseur
R E Y K J AV Í K
Lareine
des
glaces
I L L U S T R AT I O N S  : J U L I E T T E B A R B A N È G R E3 0
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L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES
J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 3 3
sites internet. Elle s’occupe de son dernier fils qui
présente des signes d’autisme. Mais elle embrasse
la rébellion, prend la parole, coordonne les mani-
festations.Laquarantainepassée,l’anciennepunk
a roulé sa bosse. Elle pense vite, paie de sa per-
sonne. Ses combats font autorité.
D’octobre à mars, les manifestants occupent
la rue. Cela n’est arrivé qu’en 1947, quand les GI
ont débarqué. Avec l’hiver, ils chantent, dansent
et hurlent pour se réchauffer. Sans violence, ils
triomphent. Le gouvernement, les députés et le
patron de la Banque centrale démissionnent en
bloc. Le Premier ministre finit avec des œufs en
pleineface.Lechefdel’Étatannoncedesélections
anticipées. Le pays a deux mois.
Les petits partis se multiplient, les grandes
familles se terrent. Birgitta fonde le Civic
­Movement, une organisation politique éphémère
au budget de 1 500 euros. « On se détestait tous,
maiscelan’aduréqueletempsdelacampagne,trop
courtepours’engueulervraiment.Monfilsavaitdes
problèmes,jenevoulaispasmeprésenter.Maisiln’y
avaitpasassezdefemmessurnotreliste,alorsjem’y
suis collée. »
Une île très rock and roll
Le Civic Movement récolte 7,2 % des voix.
­Birgittaestéluedéputé :« C’étaitcommeappartenir
àuneéquipedefootquivientdegagnerlechampion-
nat. » Le Parlement s’ouvre aux amateurs. ­Sortie
de nulle part, Birgitta n’a aucune expérience poli-
tique. Aux premières loges, elle fait feu de tout
bois : « Je suis intuitive et colérique. J’ai beaucoup
­d’énergie, pas beaucoup de temps. »
Le pays veut apprendre de ses erreurs.
­L’anciennemagistratfranco-norvégienne,EvaJoly,
prendladirectiond’unecommissiond’enquêtesur
« les crimes économiques ». Elle pointe les erreurs
politiques, l’aveuglement des médias, leur dépen-
danceauxcapitauxprivésetl’immaturitégénérale.
Trois banquiers sont condamnés par la cour de
­justiceàcinqansetdemideprisonpourmanipula-
tionsdemarchéetdélitsd’initiés.L’ancien­Premier
ministre est reconnu coupable de négligence.
De nouvelles figures émergent. Le comédien
anarchiste Jón Gnarr se présente à la mairie de
Reykjavík. Par l’absurde, il moque ses adversaires
en promettant d’installer un Disneyland dans la
capitale. Sa campagne est une blague, la popula-
tionl’élit.L’Islandedevienttrèsrockandroll.Lady
Gaga veut son « selfie ».
La situation reste difficile. Avec la déroute
des banques, et plus particulièrement celle d’Ice-
save, une banque en ligne qui a ponctionné les
­épargnants anglais de 2,7 milliards d’euros, la
Grande-Bretagne presse l’Islande de payer. C’est
techniquement impossible. Furieux, le Premier
ministre britannique Gordon Brown place le pays
sur la liste des États terroristes et gèle ses avoirs
à la City.
Neuf cent cinquante citoyens sont tirés au sort
pour définir les grands principes d’une nouvelle
Constitution. Des experts transforment cette
matière en sept cents pages de recommanda-
tions. Une assemblée constituante de vingt-cinq
élus – des avocats, des chanteurs, des hommes au
foyer,detoutesgénérations –rédigeparconsensus
un texte.
Cetteaventureembarquelepays.Sur­Internet,
chacun peut consulter et intervenir sur ses dispo-
sitionsquantàlaséparationdespouvoirs,latrans-
parence, l’accès à l’information, la protection de
la nature comme bien commun. Les sessions se
concluent en chanson. Quatre mois plus tard, la
nouvelle Constitution est adoptée à 67 % par réfé-
rendum.C’estunepériodeahurissanted’initiatives
et d’affranchissement. Birgitta en est.
Quand elle n’est pas au Parlement, elle rejoint
ses tribus : les artistes, les anarchistes et les
­militants de l’Internet libre. Dès son arrivée
sur l’île, le Web s’est imposé. Annulant distance
et océan, il relie les Islandais au monde. Ils en
sont fans.
L’Islande est le lieu où il faut être. En 2009,
Julian Assange débarque sur l’île en terrain
conquis. Il cherche un refuge pour les serveurs
de Wikileaks, chargés de documents explosifs, et
lancel’idéedefairedupaysl’équivalentd’unpara-
dis fiscal pour la liberté d’expression. En coulisse,
Birgittabondit.Défenseusedeslibertésetcodeuse,
elle voit là le moyen de donner à l’Islande une rai-
son d’être sur l’échiquier mondial. L’île dispose
de déserts (72 % du territoire) pour accueillir des
bataillonsdeserveurs,d’airglacépourlesrefroidir
etdegéothermiepourlesalimenterquasigratuite-
ment. Le pays pourrait aussi offrir une protection
juridique aux lanceurs d’alerte.
E
ncematindu7octobre2008,les­Islandais
seréveillentabasourdis.Ilsnesaventpas
silessupermarchésontpuêtreréappro-
visionnés. Depuis le début de l’année, la
couronne islandaise a chuté de moitié
faceàl’euro.Lesprixontflambécomme
le montant de leurs emprunts contrac-
tésdansl’euphorieduboom.Laconsom-
mation en berne, les entreprises locales
ont fermé. Les banques du pays se sont
écroulées. En pleine débâcle, le gouver-
nementaétésommédechoisir :lâcherles
banques ou lâcher la population ?
La réponse est tombée en direct à la télévision
laveille.Blafard,lePremierministreGeirHaarde
a décrété une loi d’urgence instaurant la prise de
contrôleimmédiatedusystèmebancaireparl’État
et la protection des comptes des Islandais. « Que
Dieu nous bénisse », lance-t-il. Pour la première
fois depuis vingt-cinq ans, un pays d’Europe occi-
dentale sollicite l’aide du FMI. Les Islandais sont
coupés du monde.
Quatre jours plus tard, un petit groupe se ras-
semblesurlesquared’Austurvöllur,faceàl’entrée
duParlement.Bientôtseptuagénairemaisfringant,
leparolierHörðurTorfasonappelleàladémission
des députés. Un porte-voix à la main, il est un peu
seul. Un gardien lui demande de faire moins de
bruitpournepasdérangerletravaildesparlemen-
taires. Hörður s’en va dans un sourire. Et revient
le lendemain, avec des casseroles, des cuillères en
bois et une femme qui peut l’aider à faire du bruit.
Poète, éditrice, activiste, Birgitta Jónsdóttir
est en Islande la rabat-joie de service. Immense,
brune, elle parle fort et vrai. Elle bouillonne
d’idées neuves. Elle n’appartient à aucun monde,
necherchepasàséduireetal’expériencedesmani-
festations et des sit-in.
Une féline blessée
Sa voix cassée par la nicotine et les cris passés
gardeuneintonationenfantinequitanceetchante
en même temps. Physique, féline, elle a tout de
l’animal blessé : « Je suis une punk, j’ai l’habitude
qu’on ne m’aime pas. »
Les Islandais portent un masque impassible,
le visage de Birgitta laisse entrevoir ses batailles.
Féminine, elle veille à ses accessoires, sa coiffure,
ses boucles d’oreille… Chez elle, rien n’est gratuit :
le corps est message. Sa silhouette est voûtée par
les épreuves, sa démarche heurtée par des pro-
blèmesdedos.Sesmainssontfaites,sestraitsfins,
ses yeux immenses et sincères d’un bleu minéral.
Depuis des années, elle hurle dans le désert. Pour
se faire entendre, elle utilise les poèmes, Internet,
la peinture, les performances artistiques, l’acti-
visme. Anarchiste, elle a détesté le « miracle »
islandais : « Tout s’était aseptisé. J’ai bien cru que
mon pays allait devenir le Luxembourg. »
Pendantquepolitiquesetcitoyenssegoinfraient
de prêts toxiques, pendant que les médias regar-
daient ailleurs, Birgitta s’est engagée aux côtés
de zadistes pour bloquer ­l’installation d’usines de
transformationd’aluminium.« À l’époque,­personne
nevoulaitmettreendoutelesfondementsdumiracle
économique. Moi, j’ai choisi d’être pauvre, et par
chance j’ai toujours été fauchée. » Elle n’empêcha
rien. Elle fut aussi assez seule alors qu’elle plan-
tait chaque matin son piquet pour le Tibet devant
l’ambassade de Chine.
L’effondrementdupayscréeunebrècheinespé-
rée. « La société écrase vos comportements les plus
personnels. Les crises libèrent une énergie particu-
lière. C’est l’occasion de changer. Ou pas. » C’est la
débâcle, Birgitta jubile. C’est le chaos, Birgitta va
l’organiser.
Passé le choc du 6 octobre 2008, la parole se
libère. Dans le pays, quelque chose s’anime, s’al-
lume.LesIslandaisseretrouventdanslesclubsde
couture, aux concerts, aux bains thermaux. Cela
fait douze siècles qu’ils survivent sur leur île gla-
cée. Ils sont 320 000, comme une grande famille.
Leur pays est le plus heureux au monde, ils ont
l’optimisme chevillé au corps. Piqués à vif par
leur débâcle, ils veulent reconquérir leur histoire,
devenirlaboîtedePetrid’unedémocratieencrise.
Au pied du Parlement, ils sont de plus en plus
nombreux à taper sur des casseroles avec leurs
cuillères en bois. Chaque samedi, traînant son
grandcorpsdedescendantecherokee,Birgittales
rejoint. Elle gagne mal sa vie avec la création de
D’octobreàmars,les
manifestantsoccupent
larue.Sansviolence,
ilstriomphent.Le
gouvernement,lesdéputés
etlepatrondelaBanque
centraledémissionnent.
Ilssont320 000,comme
unegrandefamille.
Les Islandaisont
l’optimismechevilléau
corps.Piquésàvifpar
leurdébâcle,ilsveulent
reconquérirleurhistoire.
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LadéputéproposeàAssangedeconcrétiserson
idée. Flatté, il s’installe à Reykjavík avec plusieurs
volontaires. Birgitta soumet leurs recherches
aux autorités. Le gouvernement s’engage, au tra-
vers d’une résolution, l’Icelandic Modern Media
­Initiative (Immi), à faire de l’Islande un éden de
la liberté numérique.
Agent double
Quelques mois plus tard, dans un café en face
du Parlement, Assange lui montre les premières
images du viseur d’un hélicoptère américain
tirant à vue sur des civils irakiens. Horrifiée, la
député aide à son tour le hacker. Elle lui trouve
une planque et contribue au montage de la vidéo
Collateral Murder, une bombe pour le gouverne-
mentaméricain.Àsadiffusion,cinqmoisplustard,
Assange est projeté en pleine lumière. Volontaire
de Wikileaks, Birgitta devient la parlementaire
islandaise la plus connue, et se retrouve avec une
enquête du FBI sur le dos.
La nuit, elle travaille sur les câbles diploma-
tiques qui horrifient Washington et ses alliés.
Le jour, la député se rend aux réunions de l’Otan
avecunautocollant­Wikileaks
sur son ordinateur.
Elle joue de son statut d’agent double. Sa posi-
tion de député la protège et lui donne accès aux
antichambres du pouvoir. Sa proximité avec
­l’underground de l’Internet lui fait gagner en effi-
cacitéetconnaissance :« Pouraboutiràla­meilleure
décision,ilsuffitd’accéderauxplusgrands­cerveaux
­possible. Internet permet cela. Moi je suis une
­parfaite ­imposteur, je ne connais rien. »
Avec ses relations dangereuses, sa franchise
brutale et ses idées iconoclastes, Birgitta veut
décaper la politique comme la chanteuse Björk a
décapé la pop music. Mais son pays se heurte aux
lois de la gravité : « À partir de 2009, nous avions
une opportunité en or. Mais nous nous sommes dis-
persés. Nous avons voulu nous attaquer à trop de
problèmes. Du coup, on n’a rien fait vraiment. » Les
effets des décisions sont longs à venir. L’énergie
née de la crise se dissipe. La population se lasse,
le fatalisme gagne.
En 2013, Birgitta se présente aux législa-
tives sous la bannière du Parti pirate qu’elle
importeenIslande.Réélueavecdeuxcolistiers,elle
faitfaceauxpartis­traditionnels
qui bloquent le proces-
sus constitutionnel.
­Reprenant les
vieillesrecettes,ilss’entirentàmerveille.­Devenu
premier producteur mondial d’électricité par
habitant, le pays renoue avec la croissance, jugule
le chômage et rembourse avant l’heure l’aide
octroyée en 2008 par le FMI, épaté.
Ce succès masque une réalité plus complexe.
De nombreux habitants ont émigré et ceux qui
restent cumulent plusieurs emplois. Le pays est
endetté à hauteur de 100 milliards d’euros, les
capitaux étrangers sont bloqués pour stabiliser
la ­monnaie, le système de santé
est taillé en pièces. Eva Joly
repart. Rincé par
trois années
de mandat, le maire anarchiste de ­Reykjavík fuit
aux ­États-Unis. Birgitta incarne ce qu’il reste de
larévolutiondescasseroles.L’exercicedupouvoir
l’abîme : « Il faut être imperméable. » Sa solitude la
radicalise :« Jesuislemoustiquedanslatente,jeles
empêche de s’endormir. »
« J’ai toujours été
le vilain petit canard »
Tenace,elleappliquelesprincipesdesonParti
pirate : pas de chef, pas de personnification. Elle
estcapitaine,maissanstitreniprivilège.Ellevote
au Parlement selon les consignes des internautes,
s’inclinant devant l’avis majoritaire recueilli sur
Internet.
Avec seulement trois députés, son Parti pirate
est aujourd’hui crédité de 38 % des intentions de
voteauxprochaineslégislatives,plusquelesdeux
partistraditionnelsréunis.« Lesgensenontras-le-
bol »,dit-ellelucide.Ellepourraitdevenir­Premier
ministre. Ses grands yeux roulent en arrière :
« C’est mon pire cauchemar. »
Birgitta n’est pas rebelle, mais « hackeuse ».
Dénoncer ne lui suffit pas. Elle veut une
démocratiequifonctionneà­nouveau.
Tenace,elleappliqueles
principesdesonParti
pirate :pasdechef,pas
depersonnification.Elle
estcapitaine,maissans
titreniprivilège.Ellevote
auParlementselonles
consignesdesinternautes.
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L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES
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L’exercice du pouvoir est à ses yeux un prix à
payer. Elle n’acceptera le poste que si elle a « les
mains libres ». Son plan ­d’action est radical : appli-
quer la ­nouvelle Constitution, mettre en œuvre
l’Immi, la loi sur la liberté d’expression, lancer un
débat « digne de ce nom sur notre adhésion à l’Eu-
rope »,auditionnerlesministères.Et démissionner
aprèssixmoispourrepasserparlesurnesavecune
feuille de route en main.
Un autocollant « NSA recording device »
(« ­Enregistré par la NSA ») barre le capot de
son ordinateur : « Je me fiche que les Américains
m’écoutent. J’espère même qu’ils le font et que cela
lesferachangerd’avis. »Agitantsamontreconnec-
tée,cemouchardparexcellencequidétonnedans
sapanopliedebraceletsethniques,l’enfantterrible
s’excuse : « Je me suis laissé séduire, je n’ai pas pu
résister. La consommation, c’est comme la cocaïne.
Tu veux toujours plus. Et moi, je suis un vrai mec,
j’adore les gadgets. »
Elle ressemble à Lisbeth Salander, l’héroïne de
Millenium : même hargne, même énergie, même
âpreté.Safamille,dit-elle,était« dysfonctionnelle » :
« J’aidéveloppédesantennesetapprisàrésisterà tout,
commeunsuper-cafard.Macapacitéà­m’exprimeren
public,jenel’aipasacquisedansleslivresouàl’école.
Je la dois aux Alcooliques ­anonymes. »
Commel’héroïnedeMillenium,Birgittaestdéjà
tombéetellementbasqu’ellen’auraitpasdûremon-
ter. Elle a trouvé son chemin dans le chaos. Elle a
eu mille vies, perdu autant de batailles et presque
touslessiens.Elleabaroudéaugrédesamours,des
poèmes et des projets. Elle a un côté troubadour,
guerrière aussi. « Cela me flatte que l’on me com-
pare à Lisbeth Salander mais, heureusement pour
moi, je n’ai pas eu son passé. » Le doute est ­permis.
« J’ai toujours été le vilain petit canard. »
Son père, « capitaine des poissons »
Rescapéed’uneenfanceviking,version­Dickens,
ellenaîtdel’uniond’unetroubadourde19 ansavec
un homme « persuadé de travailler pour le KGB ».
Le père abandonne femme et enfant. ­Birgitta et sa
mère atterrissent dans le minuscule port de Þor-
lákshöfn.Samèreyrencontreunpêcheur.À4 ans,
Birgitta décide d’avoir pour père ce « capitaine des
poissons » et demande à sa mère de l’épouser. Le
jeunecoupleaunfils.« C’estlà,à 5 ans,quejedeviens
maman pour la première fois », raconte-t-elle.
Sa mère « tourne à travers le pays ». Birgitta
s’occupe de son petit frère. Une vie « comme un
arrêtdebus » :« Untasdegenspassaientcheznous :
des clochards, des touristes, ou des intellectuels. »
­Soumiseàtouslesvents,Birgittatombeenlecture :
« Jelisaislematinavantd’alleràl’école.Àlarécréa-
tion,j’échangeaislescartesdebibliothèque.À10 ans,
j’avais descendu le stock du village. »
La gamine passe les vacances chez ses grands-
parents maternels à Hveragerði, à une heure au
sud-est de la capitale. Les sources d’eau chaude
abondent le long de la rivière qui se déverse en
­cascades. Dans cet univers féérique, la jeune
fille parle aux pierres comme d’autres parlent
aux ­poupées. Elle s’émerveille des histoires que
lui raconte sa grand-mère sur les petits peuples
cachés. Chez ses grands-parents, musiciens et
­lettrés, elle découvre Orwell et Laxness, le prix
Nobel de littérature islandais. Les livres, dit-elle,
sont ses « seuls amis ».
Elle a une dizaine d’années quand la mort
déboule : ses grands-parents d’abord, des amis
ensuite, et sa tante et son mari qui disparaissent
brutalement : « Leur voiture a été retrouvée plus
tard, elle avait glissé sur la route gelée et ils étaient
tombés à l’eau. »
Autour d’elle, la vie est grignotée par le vent,
la glace, l’alcool, les elfes, la dépression. Elle fait
une première tentative de suicide. Ses parents
divorcent. Birgitta et son petit frère sont séparés.
EllesuitsamèreàReykjavík.Dansleurminuscule
appartement, elle subit son alcoolisme, ses va-et-
vient sordides. « C’est là que j’ai appris à sentir une
atmosphère, savoir s’il faut que je reste dans une
pièce ou pas. Encore maintenant, en politique, je me
sers de cette expérience. En entrant quelque part,
je sais tout de suite s’il y a du danger. C’est comme
un sixième sens. » Birgitta se cherche un cadre,
­supplie sa mère de l’envoyer en pension. « Le plus
loin ­possible. »
À 11 ans, elle fume. À 12 ans, elle découvre
l’alcool. À 13 ans, elle trouve son premier job dans
une épicerie : « Il y avait du monde tout le temps et
j’adorais ça. Je me suis rendu compte qu’être active
mefaisaitdubien.Ilfallaitquejemetienneoccupée
pour ne pas être préoccupée. » En ville, elle traîne
avecdespunks,ledevient :« Ilsviventplusfortque
lesautresparcequelaréalitéleurestinsupportable. »
Les fêlures sont des portes d’entrée, des points de
connexion. Elle a toujours du mal à se « ­connecter
avec ceux qui n’ont pas souffert : les politiques,
les banquiers, les riches… ».
LapunkécouteCrassenboucle,BrokenEnglish
de Marianne Faithfull. Elle découvre les anar-
chistes et essaie toutes sortes de pilules : « J’étais
tellementaccroqu’enpleinhiver,avecquelquesados
dupensionnat,jefilaisenstopjusqu’àReykjavíkpour
traîner avec les punks. » Elle y croise une fois son
pèrebiologique.Ellefaituneoverdose,sechoisitun
autrepensionnat,aumilieudel’île :« Touslespunks
s’y retrouvaient, c’était l’endroit où il fallait être. »
Elle rencontre son premier amour, Jón Gnarr,
lefuturmairedeReykjavík.Ensembleà15 ans.Ils
sedroguent,lisentlesanarchistes,rêventd’ouvrir
l’antenne islandaise de Greenpeace, de devenir
acteurs,créentunepremièrepiècedethéâtre.« On
a quitté l’école à 16 ans. On a essayé de s’installer à
Reykjavík.Çan’apasmarché.Parlasuite,onn’apas
vraiment entretenu notre relation », reconnaît-elle.
« Il fallait que je sois un roc »
Rebelle et paumée, elle ne sait que faire d’elle-
même.EllenoiesonchagrinàHveragerði,chezses
grands-parents. « Avec le recul, j’ai de la peine pour
eux, j’étais immaîtrisable. » Elle fréquente le club
de théâtre du village. Une visite est organisée au
­Parlement, elle refuse d’y entrer : « J’ai écrit pen-
dantcettevisitemonpremierpoème,“BlackRose”. »
Sa mère fait publier sa prose et l’adapte en chan-
sons. Elle vient d’épouser un homme de dix ans
soncadet.Birgittan’aqueneufansd’écartavecson
nouveau beau-père.
Écrirel’accapare :« J’aipassédesannéesà­tenter
de faire publier mes poèmes. » La punk bute sur
les regards et les désirs des autres : « J’étais hyper
timide, avec une estime de moi totalement inexis-
tante. » Mettre en scène ses textes devient plus
important que les voir publiés : « Je me suis rebel-
léecontrecemonde,alorsj’aicommencéàpeindre. »
À 17 ans, l’ennui. Elle prend un bateau pour la
Suède. « Quand tu vis sur une île, il faut la quitter. »
Elle retrouve, pour Noël, son père choisi, le « capi-
taine des poissons » : « Il a déposé les cadeaux, et
s’est absenté. Nous l’avons attendu pour dîner. » La
famille lance l’alerte. Sa voiture est retrouvée près
d’une rivière, avec ses affaires. « Il était le meilleur
pêcheurduvillage,maisils’étaitblesséaudosetson
activitéavaitpériclité.Ilavaitrefusédes’endetteret
vendusonbateau.Jen’avaisjamaisvuqu’ilsouffrait
tant. »Pourseréchauffer,elleécrit« WarmWater ».
« Jusqu’àsonsuicide,j’étaissûredemouriravant
25 ans. Il était mon roc. À partir de là, j’ai vu que
je n’avais plus le choix : il fallait que je sois un roc
pourmoi-même. »Birgittas’enfuitàLondresoùelle
économisepoursepayeruneécoled’art.Ellerend
visite à sa mère au Danemark, la trouve en plein
chaosd’unnouveaudivorce :« J’aivoulum’occuper
d’elle, et pendant neuf mois je n’ai parlé à personne
d’autre. J’ai commencé à écrire pour comprendre
pourquoi j’étais aussi autodestructrice. »
Àhautevoix,avantdes’endormir,elleserécite
L’Artd’aimerd’ErichFromm« pourmeconvaincre
de m’aimer un peu ». Elle tente de sauver sa mère,
puisrenonce.Ellerentreaupaysetpubliesonpre-
mier recueil de poésie à 22 ans. Au détour d’une
interview, elle rencontre Charles, photographe,
et tombe amoureuse. Ils ont un fils, s’envolent
pour la Virginie, passent un an sur les routes en
­caravane : « C’est très commode quand tu allaites.
Et puis, j’ai du sang cherokee, je me suis sentie chez
moi en ­Amérique. »
Punk devenue mère, elle multiplie les petits
boulots, vend des aspirateurs dans la banlieue de
Philadelphie. Charles, épileptique, prend de plus
en plus de médicaments. Ils croisent un gourou
de secte qui tente de les séparer : « Nous étions
si influençables. » Le couple rentre à Reykjavík,
divorce.
Birgitta se lance dans un deuxième livre, ren-
contre un autre amour, veut divorcer. Charles lui
laissesesaffairesetunelettreavantdedisparaître.
Leur fils a 2 ans. Elle vit dans l’incertitude totale,
voitdesfantômesetdessignesdeCharlespartout.
« Ma tante voyante m’avait prédit qu’un touriste
trouverait les os de Charles cinq ans après sa dispa-
rition.C’estcequiestarrivé :ilavaitchoisiunendroit
sublime pour disparaître. » En photographe.
À11ans,ellefume.À12 ans,
elledécouvrel’alcool.
En ville,elletraîneavec
despunks,ledevient :
« Ils viventplusfortqueles
autresparcequelaréalité
leurestinsupportable. »
Prèsdechezsesgrands-
parents,lessourcesd’eau
chaudeabondentlelongde
larivièrequisedéverseen
cascades.Danscetunivers
féérique,lajeunefilleparle
auxpierrescommed’autres
parlentaux­poupées.
3 8 3 9J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6
L’écritureladéçoit,lapeinturenelanourritpas.
Elle veut faire passer ses idées, être entendue et
vue.Elleabesoind’unporte-voix.­Adolescente,les
ordinateurs étaient pour elle « le diable ­incarné ».
Elle s’en achète un « juste pour jouer avec les
typos, mettre en forme mes poèmes ». Une porte
­s’entrouvre.
S’affranchir des pesanteurs
InternetdébarqueenIslandeenraz-de-marée.
Le secteur embauche à tour de bras. En 1995,
­Birgittatrouveunposted’assistantechezunfour-
nisseur d’accès local. Elle range des dossiers et,
à sonhabitude,enfaittrop.Lepatronlaremarque.
Elle se targue de son expérience dans la vente
d’aspirateurs. Il lui confie la gestion des équipes
de vendeurs de publicité.
Elle tombe sur une erreur dans le code d’une
bannière publicitaire et demande aux déve-
loppeurs de régler le problème. Ils sont débordés.
Birgitta s’y colle, plonge les mains dans le chaos
des lignes de code.
Apprenant seule à programmer ses pages, elle
s’affranchit des pesanteurs dans le cyberespace.
Comme Lisbeth Salander, Internet la délivre.
Elle publie en se passant d’éditeur, découvre des
pairs et échange avec des milliers de personnes.
Elle se livre ; lie sa vie, ses drames, ses textes ;
crée et échange sans gagner un sou ; mixe art,
­poésie,graphisme,musique,politique,confessions
et idées. Sa maîtrise du code la tire de sa solitude,
lui offre un gagne-pain.
Birgitta devient entrepreneur, développeuse
de sites. « Un boulot parfait quand tu es mère céli-
bataire : tu peux le faire de ta cuisine. » Elle crée un
festival de poésie retransmis en ligne et en direct
danstoutlepays.L’affairepériclite,seséconomies
fondent. Peu importe. « J’ai vu le trafic arriver de
partout sur la bande passante, c’était très beau. »
Elle n’a plus besoin de voyager, Internet est son
voyage. En 1998, elle dédie un poème à la toile :
« A Country Without Borders ».
Début 2000, elle se marie sur la côte Est de
l’Australie.Elleaunefille,maisdétestel’Australie,
fuitsonmari.Safilleladessineendéessenordique,
terrible et belle : « Nous n’avons pas besoin de nous
voir beaucoup pour nous comprendre. »
Elle se remet à écrire, traduit les autres. Elle
se raccroche aux mots, aux branches, s’apaise.
Sa mère va mieux, puis s’éteint d’un cancer.
« À l’époque, j’étais à l’étape 9 du programme des
Alcooliquesanonymes,celleoùvousdevezapprendre
à pardonner », dit Birgitta.
Qu’elle les ait écrits, traduits ou publiés, ses
poèmes, livres, dessins, photos sont ses trésors,
comme le portrait de Charles, son premier mari,
qu’elle évoque tout le temps. « J’aimerais pouvoir
remercier les fantômes de ma vie d’avoir changé ma
perspective et de m’avoir appris à tenir à la vie. »
Dans ses cimetières, Birgitta place aussi
­Internet, devenu espace marchand et industrie :
« Cela me consterne de voir combien les gens sont
passifs.Internetn’ad’intérêtqu’entantqu’outilpour
améliorer la vie. »
Elle revient au papier, publie la première
anthologie de poésie sur le 11-Septembre et, dans
la même veine, The Book of Hope. L’imprimeur
rate la couverture, le distributeur ne fait pas son
boulot, l’opération la ruine. « J’ai dû vendre mon
logement,maiscesdeuxlivressontàlabibliothèque
de la ­Maison Blanche. J’ai reçu une lettre signée de
George W. Bush. Hallucinant non ? »
« Maintenant je sais »
Sa mâchoire se ferme. Elle déteste Bush et sa
réactionauxattaquesterroristesdu 11-Septembre.
Elleluidoitsanaissanceenpolitique,sonpassageà
l’acte. Armée de ses poèmes et de ses réseaux, elle
saisittouteslesoccasionspourdiresacolèrecontre
la guerre et l’apathie générale.
Les mots lui ont dit qu’elle existait, ­Internet
qu’elle appartenait au monde, la crise qu’elle
avait un rôle à jouer, la politique qu’il ­fallait tout
­changer. Birgitta est prête. « Souvent, je me suis
demandé pourquoi je souffrais tant. ­Maintenant,
je sais. » Elle a apprivoisé sa trajectoire, elle
vise le beau. La punk a survécu à la norma-
lité, c’est elle le roc. « En matière de mort, je suis
­ceinture noire. »
L’accès possible au pouvoir approche. On la dit
naïve. « C’est bien ainsi », sourit-elle, peau dure,
cœur chaud, rage intacte. « Ma grand-mère m’a
tiré les cartes du tarot. Je suis le fou. En fait, il faut
toujours jouer la carte du fou. »
La naïveté, comme seul choix possible. ∆
« J’aimeraispouvoir
remercierlesfantômesde
mavied’avoirchangéma
perspectiveetdem’avoir
apprisàteniràlavie. »Elle
aapprivoisésatrajectoire,
elleviselebeau.La punk
a survécuàlanormalité.

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  • 1. L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 Punk,poétesse et« hackeuse »,Birgitta Jónsdóttirseprépare àdevenirPremier ministre. En Islande,onlasurnomme la « sourisquirugit ». ParFloreVasseur R E Y K J AV Í K Lareine des glaces I L L U S T R AT I O N S  : J U L I E T T E B A R B A N È G R E3 0
  • 2. 3 2 L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 3 3 sites internet. Elle s’occupe de son dernier fils qui présente des signes d’autisme. Mais elle embrasse la rébellion, prend la parole, coordonne les mani- festations.Laquarantainepassée,l’anciennepunk a roulé sa bosse. Elle pense vite, paie de sa per- sonne. Ses combats font autorité. D’octobre à mars, les manifestants occupent la rue. Cela n’est arrivé qu’en 1947, quand les GI ont débarqué. Avec l’hiver, ils chantent, dansent et hurlent pour se réchauffer. Sans violence, ils triomphent. Le gouvernement, les députés et le patron de la Banque centrale démissionnent en bloc. Le Premier ministre finit avec des œufs en pleineface.Lechefdel’Étatannoncedesélections anticipées. Le pays a deux mois. Les petits partis se multiplient, les grandes familles se terrent. Birgitta fonde le Civic ­Movement, une organisation politique éphémère au budget de 1 500 euros. « On se détestait tous, maiscelan’aduréqueletempsdelacampagne,trop courtepours’engueulervraiment.Monfilsavaitdes problèmes,jenevoulaispasmeprésenter.Maisiln’y avaitpasassezdefemmessurnotreliste,alorsjem’y suis collée. » Une île très rock and roll Le Civic Movement récolte 7,2 % des voix. ­Birgittaestéluedéputé :« C’étaitcommeappartenir àuneéquipedefootquivientdegagnerlechampion- nat. » Le Parlement s’ouvre aux amateurs. ­Sortie de nulle part, Birgitta n’a aucune expérience poli- tique. Aux premières loges, elle fait feu de tout bois : « Je suis intuitive et colérique. J’ai beaucoup ­d’énergie, pas beaucoup de temps. » Le pays veut apprendre de ses erreurs. ­L’anciennemagistratfranco-norvégienne,EvaJoly, prendladirectiond’unecommissiond’enquêtesur « les crimes économiques ». Elle pointe les erreurs politiques, l’aveuglement des médias, leur dépen- danceauxcapitauxprivésetl’immaturitégénérale. Trois banquiers sont condamnés par la cour de ­justiceàcinqansetdemideprisonpourmanipula- tionsdemarchéetdélitsd’initiés.L’ancien­Premier ministre est reconnu coupable de négligence. De nouvelles figures émergent. Le comédien anarchiste Jón Gnarr se présente à la mairie de Reykjavík. Par l’absurde, il moque ses adversaires en promettant d’installer un Disneyland dans la capitale. Sa campagne est une blague, la popula- tionl’élit.L’Islandedevienttrèsrockandroll.Lady Gaga veut son « selfie ». La situation reste difficile. Avec la déroute des banques, et plus particulièrement celle d’Ice- save, une banque en ligne qui a ponctionné les ­épargnants anglais de 2,7 milliards d’euros, la Grande-Bretagne presse l’Islande de payer. C’est techniquement impossible. Furieux, le Premier ministre britannique Gordon Brown place le pays sur la liste des États terroristes et gèle ses avoirs à la City. Neuf cent cinquante citoyens sont tirés au sort pour définir les grands principes d’une nouvelle Constitution. Des experts transforment cette matière en sept cents pages de recommanda- tions. Une assemblée constituante de vingt-cinq élus – des avocats, des chanteurs, des hommes au foyer,detoutesgénérations –rédigeparconsensus un texte. Cetteaventureembarquelepays.Sur­Internet, chacun peut consulter et intervenir sur ses dispo- sitionsquantàlaséparationdespouvoirs,latrans- parence, l’accès à l’information, la protection de la nature comme bien commun. Les sessions se concluent en chanson. Quatre mois plus tard, la nouvelle Constitution est adoptée à 67 % par réfé- rendum.C’estunepériodeahurissanted’initiatives et d’affranchissement. Birgitta en est. Quand elle n’est pas au Parlement, elle rejoint ses tribus : les artistes, les anarchistes et les ­militants de l’Internet libre. Dès son arrivée sur l’île, le Web s’est imposé. Annulant distance et océan, il relie les Islandais au monde. Ils en sont fans. L’Islande est le lieu où il faut être. En 2009, Julian Assange débarque sur l’île en terrain conquis. Il cherche un refuge pour les serveurs de Wikileaks, chargés de documents explosifs, et lancel’idéedefairedupaysl’équivalentd’unpara- dis fiscal pour la liberté d’expression. En coulisse, Birgittabondit.Défenseusedeslibertésetcodeuse, elle voit là le moyen de donner à l’Islande une rai- son d’être sur l’échiquier mondial. L’île dispose de déserts (72 % du territoire) pour accueillir des bataillonsdeserveurs,d’airglacépourlesrefroidir etdegéothermiepourlesalimenterquasigratuite- ment. Le pays pourrait aussi offrir une protection juridique aux lanceurs d’alerte. E ncematindu7octobre2008,les­Islandais seréveillentabasourdis.Ilsnesaventpas silessupermarchésontpuêtreréappro- visionnés. Depuis le début de l’année, la couronne islandaise a chuté de moitié faceàl’euro.Lesprixontflambécomme le montant de leurs emprunts contrac- tésdansl’euphorieduboom.Laconsom- mation en berne, les entreprises locales ont fermé. Les banques du pays se sont écroulées. En pleine débâcle, le gouver- nementaétésommédechoisir :lâcherles banques ou lâcher la population ? La réponse est tombée en direct à la télévision laveille.Blafard,lePremierministreGeirHaarde a décrété une loi d’urgence instaurant la prise de contrôleimmédiatedusystèmebancaireparl’État et la protection des comptes des Islandais. « Que Dieu nous bénisse », lance-t-il. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, un pays d’Europe occi- dentale sollicite l’aide du FMI. Les Islandais sont coupés du monde. Quatre jours plus tard, un petit groupe se ras- semblesurlesquared’Austurvöllur,faceàl’entrée duParlement.Bientôtseptuagénairemaisfringant, leparolierHörðurTorfasonappelleàladémission des députés. Un porte-voix à la main, il est un peu seul. Un gardien lui demande de faire moins de bruitpournepasdérangerletravaildesparlemen- taires. Hörður s’en va dans un sourire. Et revient le lendemain, avec des casseroles, des cuillères en bois et une femme qui peut l’aider à faire du bruit. Poète, éditrice, activiste, Birgitta Jónsdóttir est en Islande la rabat-joie de service. Immense, brune, elle parle fort et vrai. Elle bouillonne d’idées neuves. Elle n’appartient à aucun monde, necherchepasàséduireetal’expériencedesmani- festations et des sit-in. Une féline blessée Sa voix cassée par la nicotine et les cris passés gardeuneintonationenfantinequitanceetchante en même temps. Physique, féline, elle a tout de l’animal blessé : « Je suis une punk, j’ai l’habitude qu’on ne m’aime pas. » Les Islandais portent un masque impassible, le visage de Birgitta laisse entrevoir ses batailles. Féminine, elle veille à ses accessoires, sa coiffure, ses boucles d’oreille… Chez elle, rien n’est gratuit : le corps est message. Sa silhouette est voûtée par les épreuves, sa démarche heurtée par des pro- blèmesdedos.Sesmainssontfaites,sestraitsfins, ses yeux immenses et sincères d’un bleu minéral. Depuis des années, elle hurle dans le désert. Pour se faire entendre, elle utilise les poèmes, Internet, la peinture, les performances artistiques, l’acti- visme. Anarchiste, elle a détesté le « miracle » islandais : « Tout s’était aseptisé. J’ai bien cru que mon pays allait devenir le Luxembourg. » Pendantquepolitiquesetcitoyenssegoinfraient de prêts toxiques, pendant que les médias regar- daient ailleurs, Birgitta s’est engagée aux côtés de zadistes pour bloquer ­l’installation d’usines de transformationd’aluminium.« À l’époque,­personne nevoulaitmettreendoutelesfondementsdumiracle économique. Moi, j’ai choisi d’être pauvre, et par chance j’ai toujours été fauchée. » Elle n’empêcha rien. Elle fut aussi assez seule alors qu’elle plan- tait chaque matin son piquet pour le Tibet devant l’ambassade de Chine. L’effondrementdupayscréeunebrècheinespé- rée. « La société écrase vos comportements les plus personnels. Les crises libèrent une énergie particu- lière. C’est l’occasion de changer. Ou pas. » C’est la débâcle, Birgitta jubile. C’est le chaos, Birgitta va l’organiser. Passé le choc du 6 octobre 2008, la parole se libère. Dans le pays, quelque chose s’anime, s’al- lume.LesIslandaisseretrouventdanslesclubsde couture, aux concerts, aux bains thermaux. Cela fait douze siècles qu’ils survivent sur leur île gla- cée. Ils sont 320 000, comme une grande famille. Leur pays est le plus heureux au monde, ils ont l’optimisme chevillé au corps. Piqués à vif par leur débâcle, ils veulent reconquérir leur histoire, devenirlaboîtedePetrid’unedémocratieencrise. Au pied du Parlement, ils sont de plus en plus nombreux à taper sur des casseroles avec leurs cuillères en bois. Chaque samedi, traînant son grandcorpsdedescendantecherokee,Birgittales rejoint. Elle gagne mal sa vie avec la création de D’octobreàmars,les manifestantsoccupent larue.Sansviolence, ilstriomphent.Le gouvernement,lesdéputés etlepatrondelaBanque centraledémissionnent. Ilssont320 000,comme unegrandefamille. Les Islandaisont l’optimismechevilléau corps.Piquésàvifpar leurdébâcle,ilsveulent reconquérirleurhistoire.
  • 3. 3 4 3 5 L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 LadéputéproposeàAssangedeconcrétiserson idée. Flatté, il s’installe à Reykjavík avec plusieurs volontaires. Birgitta soumet leurs recherches aux autorités. Le gouvernement s’engage, au tra- vers d’une résolution, l’Icelandic Modern Media ­Initiative (Immi), à faire de l’Islande un éden de la liberté numérique. Agent double Quelques mois plus tard, dans un café en face du Parlement, Assange lui montre les premières images du viseur d’un hélicoptère américain tirant à vue sur des civils irakiens. Horrifiée, la député aide à son tour le hacker. Elle lui trouve une planque et contribue au montage de la vidéo Collateral Murder, une bombe pour le gouverne- mentaméricain.Àsadiffusion,cinqmoisplustard, Assange est projeté en pleine lumière. Volontaire de Wikileaks, Birgitta devient la parlementaire islandaise la plus connue, et se retrouve avec une enquête du FBI sur le dos. La nuit, elle travaille sur les câbles diploma- tiques qui horrifient Washington et ses alliés. Le jour, la député se rend aux réunions de l’Otan avecunautocollant­Wikileaks sur son ordinateur. Elle joue de son statut d’agent double. Sa posi- tion de député la protège et lui donne accès aux antichambres du pouvoir. Sa proximité avec ­l’underground de l’Internet lui fait gagner en effi- cacitéetconnaissance :« Pouraboutiràla­meilleure décision,ilsuffitd’accéderauxplusgrands­cerveaux ­possible. Internet permet cela. Moi je suis une ­parfaite ­imposteur, je ne connais rien. » Avec ses relations dangereuses, sa franchise brutale et ses idées iconoclastes, Birgitta veut décaper la politique comme la chanteuse Björk a décapé la pop music. Mais son pays se heurte aux lois de la gravité : « À partir de 2009, nous avions une opportunité en or. Mais nous nous sommes dis- persés. Nous avons voulu nous attaquer à trop de problèmes. Du coup, on n’a rien fait vraiment. » Les effets des décisions sont longs à venir. L’énergie née de la crise se dissipe. La population se lasse, le fatalisme gagne. En 2013, Birgitta se présente aux législa- tives sous la bannière du Parti pirate qu’elle importeenIslande.Réélueavecdeuxcolistiers,elle faitfaceauxpartis­traditionnels qui bloquent le proces- sus constitutionnel. ­Reprenant les vieillesrecettes,ilss’entirentàmerveille.­Devenu premier producteur mondial d’électricité par habitant, le pays renoue avec la croissance, jugule le chômage et rembourse avant l’heure l’aide octroyée en 2008 par le FMI, épaté. Ce succès masque une réalité plus complexe. De nombreux habitants ont émigré et ceux qui restent cumulent plusieurs emplois. Le pays est endetté à hauteur de 100 milliards d’euros, les capitaux étrangers sont bloqués pour stabiliser la ­monnaie, le système de santé est taillé en pièces. Eva Joly repart. Rincé par trois années de mandat, le maire anarchiste de ­Reykjavík fuit aux ­États-Unis. Birgitta incarne ce qu’il reste de larévolutiondescasseroles.L’exercicedupouvoir l’abîme : « Il faut être imperméable. » Sa solitude la radicalise :« Jesuislemoustiquedanslatente,jeles empêche de s’endormir. » « J’ai toujours été le vilain petit canard » Tenace,elleappliquelesprincipesdesonParti pirate : pas de chef, pas de personnification. Elle estcapitaine,maissanstitreniprivilège.Ellevote au Parlement selon les consignes des internautes, s’inclinant devant l’avis majoritaire recueilli sur Internet. Avec seulement trois députés, son Parti pirate est aujourd’hui crédité de 38 % des intentions de voteauxprochaineslégislatives,plusquelesdeux partistraditionnelsréunis.« Lesgensenontras-le- bol »,dit-ellelucide.Ellepourraitdevenir­Premier ministre. Ses grands yeux roulent en arrière : « C’est mon pire cauchemar. » Birgitta n’est pas rebelle, mais « hackeuse ». Dénoncer ne lui suffit pas. Elle veut une démocratiequifonctionneà­nouveau. Tenace,elleappliqueles principesdesonParti pirate :pasdechef,pas depersonnification.Elle estcapitaine,maissans titreniprivilège.Ellevote auParlementselonles consignesdesinternautes.
  • 4. 3 6 3 7 L’EUROPEÉCLATÉELA REINE DES GLACES J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 L’exercice du pouvoir est à ses yeux un prix à payer. Elle n’acceptera le poste que si elle a « les mains libres ». Son plan ­d’action est radical : appli- quer la ­nouvelle Constitution, mettre en œuvre l’Immi, la loi sur la liberté d’expression, lancer un débat « digne de ce nom sur notre adhésion à l’Eu- rope »,auditionnerlesministères.Et démissionner aprèssixmoispourrepasserparlesurnesavecune feuille de route en main. Un autocollant « NSA recording device » (« ­Enregistré par la NSA ») barre le capot de son ordinateur : « Je me fiche que les Américains m’écoutent. J’espère même qu’ils le font et que cela lesferachangerd’avis. »Agitantsamontreconnec- tée,cemouchardparexcellencequidétonnedans sapanopliedebraceletsethniques,l’enfantterrible s’excuse : « Je me suis laissé séduire, je n’ai pas pu résister. La consommation, c’est comme la cocaïne. Tu veux toujours plus. Et moi, je suis un vrai mec, j’adore les gadgets. » Elle ressemble à Lisbeth Salander, l’héroïne de Millenium : même hargne, même énergie, même âpreté.Safamille,dit-elle,était« dysfonctionnelle » : « J’aidéveloppédesantennesetapprisàrésisterà tout, commeunsuper-cafard.Macapacitéà­m’exprimeren public,jenel’aipasacquisedansleslivresouàl’école. Je la dois aux Alcooliques ­anonymes. » Commel’héroïnedeMillenium,Birgittaestdéjà tombéetellementbasqu’ellen’auraitpasdûremon- ter. Elle a trouvé son chemin dans le chaos. Elle a eu mille vies, perdu autant de batailles et presque touslessiens.Elleabaroudéaugrédesamours,des poèmes et des projets. Elle a un côté troubadour, guerrière aussi. « Cela me flatte que l’on me com- pare à Lisbeth Salander mais, heureusement pour moi, je n’ai pas eu son passé. » Le doute est ­permis. « J’ai toujours été le vilain petit canard. » Son père, « capitaine des poissons » Rescapéed’uneenfanceviking,version­Dickens, ellenaîtdel’uniond’unetroubadourde19 ansavec un homme « persuadé de travailler pour le KGB ». Le père abandonne femme et enfant. ­Birgitta et sa mère atterrissent dans le minuscule port de Þor- lákshöfn.Samèreyrencontreunpêcheur.À4 ans, Birgitta décide d’avoir pour père ce « capitaine des poissons » et demande à sa mère de l’épouser. Le jeunecoupleaunfils.« C’estlà,à 5 ans,quejedeviens maman pour la première fois », raconte-t-elle. Sa mère « tourne à travers le pays ». Birgitta s’occupe de son petit frère. Une vie « comme un arrêtdebus » :« Untasdegenspassaientcheznous : des clochards, des touristes, ou des intellectuels. » ­Soumiseàtouslesvents,Birgittatombeenlecture : « Jelisaislematinavantd’alleràl’école.Àlarécréa- tion,j’échangeaislescartesdebibliothèque.À10 ans, j’avais descendu le stock du village. » La gamine passe les vacances chez ses grands- parents maternels à Hveragerði, à une heure au sud-est de la capitale. Les sources d’eau chaude abondent le long de la rivière qui se déverse en ­cascades. Dans cet univers féérique, la jeune fille parle aux pierres comme d’autres parlent aux ­poupées. Elle s’émerveille des histoires que lui raconte sa grand-mère sur les petits peuples cachés. Chez ses grands-parents, musiciens et ­lettrés, elle découvre Orwell et Laxness, le prix Nobel de littérature islandais. Les livres, dit-elle, sont ses « seuls amis ». Elle a une dizaine d’années quand la mort déboule : ses grands-parents d’abord, des amis ensuite, et sa tante et son mari qui disparaissent brutalement : « Leur voiture a été retrouvée plus tard, elle avait glissé sur la route gelée et ils étaient tombés à l’eau. » Autour d’elle, la vie est grignotée par le vent, la glace, l’alcool, les elfes, la dépression. Elle fait une première tentative de suicide. Ses parents divorcent. Birgitta et son petit frère sont séparés. EllesuitsamèreàReykjavík.Dansleurminuscule appartement, elle subit son alcoolisme, ses va-et- vient sordides. « C’est là que j’ai appris à sentir une atmosphère, savoir s’il faut que je reste dans une pièce ou pas. Encore maintenant, en politique, je me sers de cette expérience. En entrant quelque part, je sais tout de suite s’il y a du danger. C’est comme un sixième sens. » Birgitta se cherche un cadre, ­supplie sa mère de l’envoyer en pension. « Le plus loin ­possible. » À 11 ans, elle fume. À 12 ans, elle découvre l’alcool. À 13 ans, elle trouve son premier job dans une épicerie : « Il y avait du monde tout le temps et j’adorais ça. Je me suis rendu compte qu’être active mefaisaitdubien.Ilfallaitquejemetienneoccupée pour ne pas être préoccupée. » En ville, elle traîne avecdespunks,ledevient :« Ilsviventplusfortque lesautresparcequelaréalitéleurestinsupportable. » Les fêlures sont des portes d’entrée, des points de connexion. Elle a toujours du mal à se « ­connecter avec ceux qui n’ont pas souffert : les politiques, les banquiers, les riches… ». LapunkécouteCrassenboucle,BrokenEnglish de Marianne Faithfull. Elle découvre les anar- chistes et essaie toutes sortes de pilules : « J’étais tellementaccroqu’enpleinhiver,avecquelquesados dupensionnat,jefilaisenstopjusqu’àReykjavíkpour traîner avec les punks. » Elle y croise une fois son pèrebiologique.Ellefaituneoverdose,sechoisitun autrepensionnat,aumilieudel’île :« Touslespunks s’y retrouvaient, c’était l’endroit où il fallait être. » Elle rencontre son premier amour, Jón Gnarr, lefuturmairedeReykjavík.Ensembleà15 ans.Ils sedroguent,lisentlesanarchistes,rêventd’ouvrir l’antenne islandaise de Greenpeace, de devenir acteurs,créentunepremièrepiècedethéâtre.« On a quitté l’école à 16 ans. On a essayé de s’installer à Reykjavík.Çan’apasmarché.Parlasuite,onn’apas vraiment entretenu notre relation », reconnaît-elle. « Il fallait que je sois un roc » Rebelle et paumée, elle ne sait que faire d’elle- même.EllenoiesonchagrinàHveragerði,chezses grands-parents. « Avec le recul, j’ai de la peine pour eux, j’étais immaîtrisable. » Elle fréquente le club de théâtre du village. Une visite est organisée au ­Parlement, elle refuse d’y entrer : « J’ai écrit pen- dantcettevisitemonpremierpoème,“BlackRose”. » Sa mère fait publier sa prose et l’adapte en chan- sons. Elle vient d’épouser un homme de dix ans soncadet.Birgittan’aqueneufansd’écartavecson nouveau beau-père. Écrirel’accapare :« J’aipassédesannéesà­tenter de faire publier mes poèmes. » La punk bute sur les regards et les désirs des autres : « J’étais hyper timide, avec une estime de moi totalement inexis- tante. » Mettre en scène ses textes devient plus important que les voir publiés : « Je me suis rebel- léecontrecemonde,alorsj’aicommencéàpeindre. » À 17 ans, l’ennui. Elle prend un bateau pour la Suède. « Quand tu vis sur une île, il faut la quitter. » Elle retrouve, pour Noël, son père choisi, le « capi- taine des poissons » : « Il a déposé les cadeaux, et s’est absenté. Nous l’avons attendu pour dîner. » La famille lance l’alerte. Sa voiture est retrouvée près d’une rivière, avec ses affaires. « Il était le meilleur pêcheurduvillage,maisils’étaitblesséaudosetson activitéavaitpériclité.Ilavaitrefusédes’endetteret vendusonbateau.Jen’avaisjamaisvuqu’ilsouffrait tant. »Pourseréchauffer,elleécrit« WarmWater ». « Jusqu’àsonsuicide,j’étaissûredemouriravant 25 ans. Il était mon roc. À partir de là, j’ai vu que je n’avais plus le choix : il fallait que je sois un roc pourmoi-même. »Birgittas’enfuitàLondresoùelle économisepoursepayeruneécoled’art.Ellerend visite à sa mère au Danemark, la trouve en plein chaosd’unnouveaudivorce :« J’aivoulum’occuper d’elle, et pendant neuf mois je n’ai parlé à personne d’autre. J’ai commencé à écrire pour comprendre pourquoi j’étais aussi autodestructrice. » Àhautevoix,avantdes’endormir,elleserécite L’Artd’aimerd’ErichFromm« pourmeconvaincre de m’aimer un peu ». Elle tente de sauver sa mère, puisrenonce.Ellerentreaupaysetpubliesonpre- mier recueil de poésie à 22 ans. Au détour d’une interview, elle rencontre Charles, photographe, et tombe amoureuse. Ils ont un fils, s’envolent pour la Virginie, passent un an sur les routes en ­caravane : « C’est très commode quand tu allaites. Et puis, j’ai du sang cherokee, je me suis sentie chez moi en ­Amérique. » Punk devenue mère, elle multiplie les petits boulots, vend des aspirateurs dans la banlieue de Philadelphie. Charles, épileptique, prend de plus en plus de médicaments. Ils croisent un gourou de secte qui tente de les séparer : « Nous étions si influençables. » Le couple rentre à Reykjavík, divorce. Birgitta se lance dans un deuxième livre, ren- contre un autre amour, veut divorcer. Charles lui laissesesaffairesetunelettreavantdedisparaître. Leur fils a 2 ans. Elle vit dans l’incertitude totale, voitdesfantômesetdessignesdeCharlespartout. « Ma tante voyante m’avait prédit qu’un touriste trouverait les os de Charles cinq ans après sa dispa- rition.C’estcequiestarrivé :ilavaitchoisiunendroit sublime pour disparaître. » En photographe. À11ans,ellefume.À12 ans, elledécouvrel’alcool. En ville,elletraîneavec despunks,ledevient : « Ils viventplusfortqueles autresparcequelaréalité leurestinsupportable. » Prèsdechezsesgrands- parents,lessourcesd’eau chaudeabondentlelongde larivièrequisedéverseen cascades.Danscetunivers féérique,lajeunefilleparle auxpierrescommed’autres parlentaux­poupées.
  • 5. 3 8 3 9J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 – X X IX X I – J A N V I E R / F É V R I E R / M A R S 2 0 1 6 L’écritureladéçoit,lapeinturenelanourritpas. Elle veut faire passer ses idées, être entendue et vue.Elleabesoind’unporte-voix.­Adolescente,les ordinateurs étaient pour elle « le diable ­incarné ». Elle s’en achète un « juste pour jouer avec les typos, mettre en forme mes poèmes ». Une porte ­s’entrouvre. S’affranchir des pesanteurs InternetdébarqueenIslandeenraz-de-marée. Le secteur embauche à tour de bras. En 1995, ­Birgittatrouveunposted’assistantechezunfour- nisseur d’accès local. Elle range des dossiers et, à sonhabitude,enfaittrop.Lepatronlaremarque. Elle se targue de son expérience dans la vente d’aspirateurs. Il lui confie la gestion des équipes de vendeurs de publicité. Elle tombe sur une erreur dans le code d’une bannière publicitaire et demande aux déve- loppeurs de régler le problème. Ils sont débordés. Birgitta s’y colle, plonge les mains dans le chaos des lignes de code. Apprenant seule à programmer ses pages, elle s’affranchit des pesanteurs dans le cyberespace. Comme Lisbeth Salander, Internet la délivre. Elle publie en se passant d’éditeur, découvre des pairs et échange avec des milliers de personnes. Elle se livre ; lie sa vie, ses drames, ses textes ; crée et échange sans gagner un sou ; mixe art, ­poésie,graphisme,musique,politique,confessions et idées. Sa maîtrise du code la tire de sa solitude, lui offre un gagne-pain. Birgitta devient entrepreneur, développeuse de sites. « Un boulot parfait quand tu es mère céli- bataire : tu peux le faire de ta cuisine. » Elle crée un festival de poésie retransmis en ligne et en direct danstoutlepays.L’affairepériclite,seséconomies fondent. Peu importe. « J’ai vu le trafic arriver de partout sur la bande passante, c’était très beau. » Elle n’a plus besoin de voyager, Internet est son voyage. En 1998, elle dédie un poème à la toile : « A Country Without Borders ». Début 2000, elle se marie sur la côte Est de l’Australie.Elleaunefille,maisdétestel’Australie, fuitsonmari.Safilleladessineendéessenordique, terrible et belle : « Nous n’avons pas besoin de nous voir beaucoup pour nous comprendre. » Elle se remet à écrire, traduit les autres. Elle se raccroche aux mots, aux branches, s’apaise. Sa mère va mieux, puis s’éteint d’un cancer. « À l’époque, j’étais à l’étape 9 du programme des Alcooliquesanonymes,celleoùvousdevezapprendre à pardonner », dit Birgitta. Qu’elle les ait écrits, traduits ou publiés, ses poèmes, livres, dessins, photos sont ses trésors, comme le portrait de Charles, son premier mari, qu’elle évoque tout le temps. « J’aimerais pouvoir remercier les fantômes de ma vie d’avoir changé ma perspective et de m’avoir appris à tenir à la vie. » Dans ses cimetières, Birgitta place aussi ­Internet, devenu espace marchand et industrie : « Cela me consterne de voir combien les gens sont passifs.Internetn’ad’intérêtqu’entantqu’outilpour améliorer la vie. » Elle revient au papier, publie la première anthologie de poésie sur le 11-Septembre et, dans la même veine, The Book of Hope. L’imprimeur rate la couverture, le distributeur ne fait pas son boulot, l’opération la ruine. « J’ai dû vendre mon logement,maiscesdeuxlivressontàlabibliothèque de la ­Maison Blanche. J’ai reçu une lettre signée de George W. Bush. Hallucinant non ? » « Maintenant je sais » Sa mâchoire se ferme. Elle déteste Bush et sa réactionauxattaquesterroristesdu 11-Septembre. Elleluidoitsanaissanceenpolitique,sonpassageà l’acte. Armée de ses poèmes et de ses réseaux, elle saisittouteslesoccasionspourdiresacolèrecontre la guerre et l’apathie générale. Les mots lui ont dit qu’elle existait, ­Internet qu’elle appartenait au monde, la crise qu’elle avait un rôle à jouer, la politique qu’il ­fallait tout ­changer. Birgitta est prête. « Souvent, je me suis demandé pourquoi je souffrais tant. ­Maintenant, je sais. » Elle a apprivoisé sa trajectoire, elle vise le beau. La punk a survécu à la norma- lité, c’est elle le roc. « En matière de mort, je suis ­ceinture noire. » L’accès possible au pouvoir approche. On la dit naïve. « C’est bien ainsi », sourit-elle, peau dure, cœur chaud, rage intacte. « Ma grand-mère m’a tiré les cartes du tarot. Je suis le fou. En fait, il faut toujours jouer la carte du fou. » La naïveté, comme seul choix possible. ∆ « J’aimeraispouvoir remercierlesfantômesde mavied’avoirchangéma perspectiveetdem’avoir apprisàteniràlavie. »Elle aapprivoisésatrajectoire, elleviselebeau.La punk a survécuàlanormalité.