1. 101
No 47 | OCTOBRE 2013
PÉRISCOPE
Rubrique dirigée par Delphine Veaudor
Les coups de cœur de la planète
INTERNET REND-IL PAUVRE ?
Jaron Lanier, héraut de la Silicon Valley devenu pourfendeur
des utopies numériques, en est persuadé : Internet est en train
de tuer le travail.
Jaron Lanier, Who Owns the Future?
(« À qui appartient l’avenir ? »),
Simon & Schuster, 2013.
C
eux qui ont lu le dernier
livre de l’Américain Jaron
Lanier s’accordent sur un point :
si l’auteur a un talent, ce n’est
pas l’écriture. Par bonheur, son
style décousu n’occulte pas le
fond de sa pensée. De l’avis
général, Who Owns the Future ?
est une contribution importante
à l’analyse de la société de
l’information.
Par « information », Lanier
entend « toute contribution
intellectuelle, artistique ou pratique apportée de façon
consciente à la production de
biens, de services ou d’œuvres
Et c’est bien le problème : pourquoi, interroge Lanier, participerions-nous chaque jour à la
production d’une valeur ajoutée
aussi importante sans en retirer
le moindre bénéfice ?
Les systèmes toujours plus complexes conçus par une poignée
de petits génies de l’informatique seraient, de surcroît, en
passe de se substituer aux
savoir-faire humains que nous
les laissons exploiter gratuitement. Hughes donne en
exemple le service de traduction
en ligne de Google : « En lisant
un texte traduit par ce biais, on
peut avoir l’impression qu’un
robot a fait tout le travail de
façon imparfaite, certes, mais
tout de même impressionnante.
Alors qu’en réalité les serveurs
de Google ont assemblé une
énorme quantité de traductions
d’origine humaine et les ont
mises en corrélation automatique avec le texte en question.
Google Traduction n’est donc
rien d’autre que la somme robotisée d’une intelligence humaine
L’auteur plaide pour la
rémunération de l’internaute
chaque fois qu’une entreprise
vend ou utilise ses données.
culturelles, mais aussi les données que nous semons sans
nous en apercevoir par le simple
fait d’exposer certains de nos
comportements et habitudes de
consommation », rapporte Laurence Scott dans le Guardian.
Une fois agrégées et synthétisées, ces informations ont une
valeur marchande considérable.
Comme le rappelle Evan
Hughes dans le New Republic,
« si Facebook et Google valent
quelque chose, c’est parce que
des milliards d’entre nous ont
entré des données dans leur
ordinateur, sans contrepartie ».
et d’un travail qualifié. » Pour
Lanier, le même schéma d’automatisation risque de s’appliquer
demain, de façon bien plus
sophistiquée, à des domaines
comme la médecine ou le transport. Et cette dévalorisation progressive du travail au profit de
quelques monopoles conduira,
à terme, à la mort de la classe
moyenne.
Parce qu’il n’émane pas d’un
auteur réfractaire par principe
aux nouvelles technologies, le
constat fait mouche. Informaticien de métier, Lanier passe en
effet pour l’un des gourous de la
Silicon Valley, un pionnier de la
« réalité virtuelle ». Ce geek à
dreadlocks, passionné par les
instruments de musique
anciens, a notamment travaillé
à la mise au point d’un périphérique permettant de jouer à des
jeux vidéo sans manette.
Aujourd’hui employé par l’unité
de recherche de Microsoft (l’un
des géants qu’il dénonce), Lanier
l’admet sans mal : « J’ai aidé à
formuler bon nombre des idées
que je critique aujourd’hui. »
Et, de fait, l’homme n’a rien d’un
luddite irrévocablement opposé
à la machine. Au contraire. Là
où la technologie crée des distorsions, il plaide pour encore
plus de technologie. Lanier préconise notamment de concevoir
un système généralisé de
« nano-paiements » : chaque
internaute posséderait une
« identité numérique universelle » afin d’être automatiquement rémunéré chaque fois
qu’une entreprise vendrait ou
utiliserait ses données personnelles. De même, il toucherait
des « micro-royalties » pour
toute contribution, directe ou
non, à l’amélioration d’un service en ligne. « Un couple se
forme sur un site de rencontre,
écrit Scott. Leur union se révèle
durable. Dans l’économie de
compensation imaginée par
Lanier, si, trente ans plus tard,
un nouveau couple devait se former sur la base de certaines statistiques de compatibilité
fournies par le premier, alors
celui-ci devrait toucher un
dédommagement. »
Abstraction faite des problèmes
éthiques qu’il ne manquerait pas
de poser (en termes notamment
de confidentialité et de respect
de la vie privée), la faisabilité
d’un tel système est douteuse, de
l’aveu même de Lanier. Mais,
face au vide de la pensée dans ce
domaine, il a au moins le mérite
de « proposer quelque chose »,
estime Hughes.
LA MÉMOIRE
RETROUVÉE
DES DÉSERTEURS
Charles Glass, The Deserters: A
Hidden Story of World War II
(« Les déserteurs : une histoire
cachée de la Seconde Guerre
mondiale »), Penguin Press,
2013.
Le 31 janvier 1945, Eddie Slovik,
25 ans, était passé par les armes
dans un petit village d’Alsace. Il
resterait dans l’histoire comme
l’unique soldat américain fusillé
pour désertion au cours de la
Seconde Guerre mondiale. Alors
que les combats entraient dans
leur phase finale en Europe, il
s’agissait pour l’état-major de
faire un exemple afin de pallier le
risque de défections massives.
Cette réalité est longtemps restée
taboue dans le monde anglosaxon, tant elle écorne le mythe
du soldat héroïque et de la
« Greatest Generation » américaine. D’après l’ancien correspondant de guerre Charles Glass,
environ 50 000 Américains et
100 000 Britanniques ont été
enregistrés comme déserteurs à
un moment ou un autre du
conflit, le phénomène se cantonnant pour l’essentiel aux fronts
d’Europe et d’Afrique du Nord
(dans le Pacifique, il n’y avait le
plus souvent nulle part où se
réfugier).
Comme le souligne le Washington
Post, le sous-titre de l’ouvrage de
Glass (« Une histoire cachée de la
Seconde Guerre mondiale ») est
quelque peu trompeur : « Davantage qu’un tableau d’ensemble,
il développe le cas de trois
hommes qui ont quitté leur unité,
et ont dû en assumer les conséquences. » Parmi eux, le sergent
Whitehead, originaire d’un coin
miséreux du Tennessee, était mû
par des préoccupations essentiellement pécuniaires. Ayant survécu
au Débarquement et à la bataille
de Normandie, il prit la tangente
2. 102
No 47 | OCTOBRE 2013
PÉRISCOPE
Les coups de cœur de la planète
pour Paris et se reconvertit en trafiquant. En effet, souligne le Guardian, « à la fin du conflit, des villes
comme Londres, Paris ou Naples
grouillaient de déserteurs souvent
recrutés par des gangs afin de
voler des armes et de les
revendre ». Les deux autres histoires, qui disent le traumatisme
et le dégoût de la guerre (l’un des
hommes cités avait vu ses camarades dépouiller les cadavres de
soldats amis), posent en creux la
question de ceux qui sont restés.
Devant tant d’atrocités, « le plus
stupéfiant n’est pas que tant
d’hommes aient fui, mais plutôt
qu’ils n’aient pas été plus nombreux à le faire », souligne
Glass.
Brigitte Haas-Gebhard, Die
Baiuvaren. Archäologie und
Geschichte (« Les Bavarii.
Archéologie et histoire »),
Friedrich Pustet, 2013.
Cela peut surprendre, mais la
question de l’origine des Bavarois
a donné lieu à des spéculations
sans fin au cours des siècles.
Aujourd’hui encore, les réponses
restent très lacunaires. Une seule
hypothèse est à peu près définitivement écartée : celle qui faisait
d’un roi mythique – Alemanus
Hercules – l’ancêtre de tous les
Bavarois… La réalité est, on s’en
doute, plus complexe. « Au haut
Moyen Âge apparaît dans les
chroniques une tribu dont il
n’avait jamais été question
jusqu’alors : les Baibari, Baioarii,
Beiere (le nom exact diffère selon
les sources) », écrit Rudolf Neumaier dans le Süddeutsche Zeitung. Ces mentions sont le fait
d’auteurs étrangers, comme saint
Venance Fortunat, évêque de Poitiers au VIe siècle, et restent suffisamment vagues pour que
« chaque hypothèse ait déjà été
réfutée vingt fois, poursuit Neu-
dument extra-vierges qui sont en
réalité des jus de mauvaise qualité venus d’Espagne ou de Tunisie ; des tomates pelées d’origine
italienne qui, pour les trois quarts,
ne proviennent pas d’Italie ; et
même de la Mozzarella di Bufala
fabriquée avec du lait venu
d’Inde. »
NOT MADE IN ITALY
MAIS QUI SONT DONC
LES BAVAROIS ?
maier. Au point que les historiens
en perdent leur latin ». Dans un
livre salué par le critique, l’archéologue Brigitte Haas-Gebhard
entreprend de résoudre l’énigme
en faisant appel aux méthodes de
la science moderne. Sa conclusion, analyses radiologiques, isotopiques et ADN (d’ossements) à
l’appui, est la suivante : à un
noyau romain tardif se sont agrégées diverses peuplades venues
d’Asie centrale (les Huns notamment), d’Europe de l’Est et du
nord de l’Allemagne, dont a résulté le groupe multiethnique que
l’on nomme aujourd’hui les Bavarois. Cela bat évidemment en
brèche les thèses des « bavarologues » du XXe siècle (et de
quelques hommes politiques
contemporains), qui préféraient,
eux, y voir une race pure.
L’histoire du Sri Lanka, où il est
né, irrigue toute l’œuvre du
romancier canadien Shyam Selvadurai1. Son dernier opus, paru
sous le titre The Hungry Ghosts, ne
fait pas exception. Shivan, son
narrateur, a fui la montée des violences entre la minorité tamoule
et la majorité cinghalaise dans les
années 1980. Né (comme Selvadurai) d’un père tamoul et d’une
mère cinghalaise, le jeune
homme est déchiré entre « des
loyautés conflictuelles », relève
Hasanthika Sirisena dans le Globe
and Mail. Ville rêvée, Toronto se
révèle être à la fois un lieu d’épanouissement et le berceau de
nouveaux tourments. Là, Shivan
peut vivre son homosexualité au
grand jour, sans crainte de représailles. Mais il se heurte à des préjugés latents, pernicieux, qui le
renvoient à ses origines : ainsi
que le rapporte la critique, « il
soupçonne ses amants canadiens
de voir en lui un “autre exotique”,
d’être plus attirés par la différence
ethnique qu’il incarne que par le
désir de nouer une véritable relation ». L’un d’eux va jusqu’à le
supplier, pour pimenter leurs jeux
sexuels, de bien vouloir revêtir un
pagne et un turban… Prolongeant
cette réflexion sur les identités
conflictuelles, le thème du retour
est aussi abordé dans ce roman
d’immigration qui « explore de
Mara Monti et Luca Ponzi, Cibo
criminale (« Nourriture
criminelle »), Newton Compton
Editori, 2013.
Au rayon des scandales alimentaires, on ne trouve pas uniquement des lasagnes à la viande de
cheval ou du lait chinois frelaté.
Les journalistes Mara Monti et
Luca Ponzi ont enquêté sur le
vaste marché des produits faussement étiquetés « Made in Italy ». Selon eux, le détournement
des labels de qualité dans la
Péninsule rapporterait environ
12,5 milliards d’euros par an à
l’« agro-mafia », sur un marché
total estimé à 60 milliards.
Comme le souligne Giuseppe
Ceretti dans Il Sole 24 Ore, la multiplication des intermédiaires au
sein de la filière favorise l’intrusion des organisations criminelles.
« Nous avons ajouté un couvert à
la table, et c’est la mafia qui s’y
est assise », résume Ceretti.
Résultat, selon La Repubblica :
« Nous retrouvons dans nos
assiettes des huiles d’olive préten-
COLOMBO-TORONTO,
ET RETOUR
Shyam Selvadurai The Hungry
Ghosts (« Les fantômes
affamés »), Doubleday Canada,
2013.
façon inoubliable la façon dont les
aspirations individuelles interagissent avec la tragédie nationale », souligne Sirisena.
À LA RENCONTRE
DU GORILLE
1| En français, ont été traduits (chez
Robert Laffont) Jardins de cannelle
et Drôle de garçon (éditions épuisées
à ce jour).
BOMBAY,
LA VILLE CINÉMA
Madhusree Dutta (dir.), dates.
sites: Project Cinema City (« dates.
lieux : le projet Ville Cinéma »),
Tulika Books, 2012.
« Une réalisation extraordinaire » ; « un graphisme somptueux ». Ce beau livre intitulé
dates.sites a manifestement
impressionné le critique Baradwaj
Rangan, dans The Hindu. Ne tarissant pas d’éloge à son sujet, il
décrit dans les pages du quotidien
un objet « insolite », conçu par un
collectif d’artistes et de chercheurs
comme un hommage à Bombay
– un portrait intime de la ville
« par le prisme de son institution
la plus chère : le cinéma ». Sur
chaque page, fragments de textes
et éléments visuels (collages de
timbres, de calendriers anciens,
de réclames publicitaires) se
mêlent pour former une vaste
frise. Ensemble, ils éclairent des
bribes de l’histoire de la mégapole. Où l’on apprend que la
durée des films de Bollywood fut
autoritairement limitée en 1942,
la bobine étant réquisitionnée
pour les besoins de la propagande
britannique (chaque film ne
devait pas dépasser 3 352 m) ; et
que la prohibition instaurée en
1949 (toujours en vigueur de
manière très relâchée) eut un
effet assez inattendu sur les génériques : comme un pied de nez à
cette législation puritaine, de
nombreux acteurs ont en effet
choisi de prendre des noms d’alcool (comme par exemple Johnnie Walker), rendant la boisson
omniprésente sur les écrans !
Monte Reel, Between Man and
Beast (« Entre l’homme et la
bête »), Doubleday, 2013.
Singulier destin qui celui de Paul
Du Chaillu : fils d’un marchand
français installé au Gabon, il fut, au
milieu du XIXe siècle, « le premier
non-Africain à observer un gorille
en liberté », écrit Matthew Hutson
dans le Wall Street Journal. Instruit
par des missionnaires américains,
le jeune homme partit dans un
premier temps enseigner le français aux États-Unis. Lorsqu’il revint
en Afrique, il avait une mission :
collecter des spécimens d’oiseaux
pour l’Académie des sciences de
Philadelphie. Du Chaillu en profita
pour se mettre en quête d’un
singe mystérieux et effrayant, dont
il avait pu observer un crâne chez
les missionnaires. Après des mois
d’expédition périlleuse, il rentrait
en Amérique avec en sa possession
une vingtaine de peaux de gorilles.
Sa découverte n’intéressa d’abord
personne : l’Académie ne prit
même pas la peine de lui rembourser ses frais ; et lorsqu’il exposa ses
« monstres » sur Broadway, Du
Chaillu fut éclipsé par le célèbre
imprésario P. T. Barnum, dont
l’une des « créatures » en vogue
(un homme noir au crâne difforme) passionnait bien davantage
les foules de New-Yorkais. (Lire
aussi « Les années freak », p. 86.)
La célébrité advint au bout de
quelques années, lorsque Du
Chaillu fut invité à présenter ses
singes à Londres devant le gratin
de la science anglaise. Darwin ne
se trouvait pas dans l’assistance,
mais ses thèses étaient dans tous
les esprits (L’Origine des espèces
avait été publié deux ans plus tôt,
en 1859). De par leur apparence
étrangement humaine, les
gorilles ne pouvaient que « suggérer des idées hérétiques à propos des origines et de la nature
de l’homme », souligne David
3. 103
No 47 | OCTOBRE 2013
PÉRISCOPE
Les coups de cœur de la planète
Quammen dans le New York
Times. C’est ainsi que l’apprenti
explorateur se trouva mêlé à la
plus grande querelle scientifique
de son temps : les pro-Darwin
voyaient là le « chaînon manquant » entre le singe et
l’homme qui confirmait la justesse de sa théorie ; les « anti »
se prévalaient de différences
dans l’anatomie du cerveau pour
la disqualifier. Après avoir lu la
biographie de cet homme aux
mille vies – il fut aussi auteur de
livres pour enfants et spécialiste
de mythologie nordique, « on est
étonné que Hollywood ne se soit
pas encore intéressé à lui »,
relève Hutson.
tation… « Comme tous les grands
écrivains du Sud américain, commente Allison Glock dans le New
York Times, McClanahan puise
dans les malheurs matière à comédie. On rit lorsque le chat de la
maison a la tête arrachée par un
chien. Et on rit aussi lorsque sa
grand-mère essaie de lui faire
prendre en photo des cadavres. »
Mémoires poétiques, peut-être
inventés (McClanahan se targue
de jouer avec les frontières de réalité et de la fiction), Crapalachia
« n’est pas un livre que l’on
savoure, écrit Glock. C’est un livre
que l’on inhale ».
aussi puissante que l’était auparavant le désir de manger. Ainsi Shriver – l’auteur, entre autres, de Il
faut qu’on parle de Kevin et de La
Double Vie d’Irina – poursuit-elle
son exploration de la notion de
contrôle ; contrôle de soi, du cours
de sa vie, de son corps, dont l’absence tue, mais dont l’excès
engendre « une autre forme
d’anarchie ».
Neil Gaiman, The Ocean at the End
of the Lane (« L’océan au bout du
chemin »), Headline, 2013.
Lionel Shriver, Big Brother, Harper
Collins, 2013.
Scott McClanahan, Crapalachia: A
Biography of Place (« Crapalachia :
biographie d’un lieu »), Two Dollar
Radio, 2013.
Publié chez un petit éditeur de
l’Ohio sous la signature d’un quasiinconnu, Crapalachia partait avec
certains handicaps (le pire étant
son « affreuse couverture », souligne malicieusement un critique
du Washington Post). La singularité de sa langue et de son regard
aura pourtant permis à son auteur,
Scott McClanahan, de se tailler un
joli succès d’estime dans la presse
américaine. Plusieurs critiques ont
salué ce livre qui entend donner
une autre version de la terre où
McClanahan a grandi : la VirginieOccidentale, un État à la réputation sinistre, à l’économie ravagée
et aux bourgades perdues au
milieu des Appalaches. Tournant
le dos au misérabilisme qui caractérise selon lui la production littéraire locale, l’écrivain raconte ses
amis et sa famille, au premier rang
desquels la grand-mère Ruby et
son inoubliable recette de poulet,
sans oublier l’oncle Nathan, paralysé, à qui le jeune Scott donnait
de la bière par son tube d’alimen-
« Traditionnellement, chez Lionel
Shriver, l’effondrement moral des
personnages est représenté par
leur manque de discipline corporelle », relève Christine Smallwood
dans le New Yorker. Dans le cas
d’Edison, le héros pathétique de
son dernier roman, le relâchement
est tel qu’il en paraît presque grotesque. Edison a pris du poids…
énormément de poids. À sa descente de l’avion, après plusieurs
années de séparation, sa propre
sœur (Pandora) peine à le reconnaître. Pianiste de jazz naguère
mince et séduisant, l’homme pèse
à présent 175 kilos. Il n’a plus
aucune activité, ni professionnelle,
ni sociale, ni sexuelle. Christine
Smallwood voit en lui le double à
peine déguisé du frère de la
romancière, décédé des conséquences de son obésité. « Big Brother explore la possibilité que ce
frère ait pu être sauvé », analyset-elle. En guise de cure, Pandora
propose à Edison de suivre en
même temps que lui un régime
liquide à base de protéines en
poudre et de thé. Un appartement
est loué spécialement à cet effet,
qui contribuera à la naissance
d’une obsession (celle du jeûne)
Témoin meurtri du régime militaire argentin,
le poète Juan Gelman rend leur dignité
aux « mots mutilés sur le champ de bataille
de l’histoire ».
UNE PART D’ENFANCE
MOURIR DE MANGER
LA VIE RÊVÉE
DES APPALACHES
LES MOTS RESCAPÉS
DE LA DICTATURE
« Je me rappelle mon enfance
avec acuité. Je savais des choses
terribles. Mais je savais aussi que
je ne devais pas le laisser deviner
aux adultes. Cela les aurait
effrayés. » Cette citation du dessinateur américain Maurice Sendak,
placée en exergue de The Ocean at
the End of the Line, ne pouvait
mieux éclairer le propos de Neil
Gaiman. Habitué des rayons jeunesse, l’auteur britannique fait un
retour remarqué à la littérature
« pour adultes », qu’il avait délaissée depuis quelques années. Son
roman s’ouvre sur un homme
venu enterrer un parent (son père,
probablement) dans le village de
sa jeunesse. Devant la mare qu’il
prenait jadis pour un océan, lui
revient en mémoire l’année de ses
7 ans : le suicide du locataire de
ses parents ; la créature monstrueuse qui se mit alors à le hanter, mais dont personne à part lui
ne percevait la présence ; et le
refuge qu’il trouvait chez sa petite
voisine, Lettie, dont la grand-mère
était capable de faire se lever
chaque nuit la pleine lune… La
romancière A. S. Byatt a aimé ce
récit subtil, regard d’un petit garçon sur le « glissement terrifiant
de la nature des choses ». « Il y a
un plaisir particulier, soulignet-elle, à lire avec des yeux d’adultes
ce qui frappe l’imagination d’un
enfant. »
Juan Gelman, Poesía reunida
(« Poésie réunie »), Seix Barral,
2012.
À 83 ans, Juan Gelman a écrit plus
de mille trois cents pages de
poèmes, aujourd’hui réunis dans
une édition unique. Depuis ses
vers de jeunesse jusqu’aux
recueils les plus récents, en passant par le superbe Vers le Sud
(Hacia el Sur, 1982) – des poèmes
sur la dictature argentine que traduisent ce mois-ci les éditions Gallimard –, tout y est. Ou presque.
Car le titre de cette somme le dit
bien : il s’agit de poèmes « réunis », pas encore, d’œuvres complètes ! « Par le fait même
d’exister, la poésie est une forme
de résistance », déclare l’auteur
infatigable dans un entretien à El
País. Et lui compte bien encore se
faire entendre.
Fils d’émigrés juifs ukrainiens, né
en 1930 dans un quartier populaire de Buenos Aires, Gelman
intègre, dès le coup d’État de
1966, les Forces armées révolutionnaires (FAR), la rébellion guévariste. Dix ans plus tard, sous la
dictature militaire de Jorge Videla,
il rejoint cette fois la guérilla péroniste des Montoneros, avec
laquelle il prendra assez rapidement ses distances. Chargé de
dénoncer, à l’étranger, les violations des droits de l’homme commises par le régime, Gelman vit en
exil : Rome, Madrid, Paris, Managua, New York, Mexico. Pendant
ces années de convulsions politiques, comme happé par l’histoire, l’homme de lettres, dont les
enfants sont enlevés en 1976 –
son fils et sa belle-fille (enceinte
de sept mois) figurent parmi les
30 000 disparus –, cesse de
publier des vers. La voix du poète
le cède à celle de l’opposant,
jusqu’à ce que paraisse enfin, en
1980, Hechos y relaciones (« Faits
et relations », non traduit), premier d’une longue série de
recueils.
« Entrer dans ces poèmes, rapporte Rodolfo Edwards dans le
quotidien Clarín, c’est, aujourd’hui
comme hier, l’occasion de comprendre l’Argentine, sa nature
propre, sa métaphysique, ses
conflits non résolus. Dans l’œuvre
de Gelman, les mots sont suspendus dans un temps dont seule la
poésie peut parler, un temps pardelà le temps, qui rend présent le
passé, reconstruit les faits, reconstitue les corps, les lieux, les morceaux de ce qui a volé en éclats. »
« La violence qui s’est déchaînée
pendant la dictature n’a pas seulement brisé des vies, poursuit le
critique, elle a aussi blessé le langage. Gelman, prix Cervantès
2007 [la plus importante récompense littéraire du monde hispanique], ramasse sur le champ de
bataille de l’histoire les mots mutilés pour leur rendre la dignité de
la beauté. » L’écrivain, cependant,
prend bien soin de ne pas laisser
l’idéologie contaminer le fait poétique. « Jamais il n’a assujetti ses
recherches esthétiques à ses prises
de position morales et politiques », précise le poète mexicain
José Ángel Leyva dans La
Jornada.
Confianzas, l’un de ses plus
célèbres textes, s’achève sur ces
mots : « “avec ce poème tu ne
prendras pas le pouvoir” dit-il /
“avec ces vers tu ne feras pas la
Révolution” dit-il / “même avec
des milliers de vers tu ne feras pas
la Révolution” dit-il / puis il s’assoit à la table, et écrit. »