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De la molécule à la conscience,
                      par le chemin des écoliers
                                   par Jean-Pierre Changeux1


                         Conférence présentée le 15 avril 2008,
dans le cadre des conférences scientifiques de l’Association des anciens et amis du CNRS.
                         Texte préparé par J. Chauvet-Pujol et V. Scardigli, revu par l’auteur.



Présentation                             de 1974, professeur à l’Institut          culture (O. Jacob, 2003), et puis
                                         Pasteur et au Collège de France à         ses autres centres d’intérêts sur
Je suis très heureux de vous ac-         partir de 1975.                           l’art et l’éthique ; La lumière au
cueillir dans cet amphithéâtre                                                     Siècle des lumières et aujourd’hui
Marie-Curie, campus Gérard-Mégie         De 1983 à 1987 il préside le              (O. Jacob, 2005), Les passions de
du CNRS. C’est un très grand privi-      conseil scientifique de l’Inserm, il      l’âme (O. Jacob, 2006), Du vrai, du
lège, et un très grand plaisir aussi     est membre de l’Académie des              beau, du bien (O. Jacob, 2008).
pour notre Association, d’accueillir     sciences depuis 1988 et de nom-
le professeur Jean-Pierre Changeux,      breuses autres académies des              Vous voyez donc le champ couvert…
qui n’a pas besoin d’être présenté,      sciences à l’étranger, dont l’Aca-        A côté de cette activité de chercheur,
puisque son nom est associé aux          démie nationale des sciences de           il s’investit dans des responsabilités
recherches de pointe sur le cerveau.     Washington aux Etats-Unis, l’Aca-         au plus haut niveau dans la vie de la
Ce qui est moins bien connu, c’est       démie léopoldine des sciences à           Cité. Il préside de 1992 à 1998 et est
le foisonnement de ses activités, de     Halle en Allemagne, l’Académie            Président d’honneur depuis 1999 du
ses centres d’intérêt, qui tous se       royale des sciences de Suède, et          Comité consultatif national d’éthique
rapportent à cette quête centrale        j’en passe…                               pour les sciences de la vie et de la
ininterrompue sur notre matière                                                    santé.
grise, à la fois siège et instrument     En 1992, il reçoit la médaille d’or
de la pensée rationnelle, des émo-       du CNRS et il est titulaire de très       Il préside depuis 1989 la Com-
tions, des passions, du sens du          nombreuses autres distinctions            mission interministérielle d’agré-
beau, de l’éthique, de la musique        scientifiques à l’étranger, qui recon-    ment pour la conservation du patri-
et j’en passe !                          naissent la qualité, l’originalité, le    moine artistique national. Il sou-
                                         retentissement de ses travaux.            tient très activement le musée du
Jean-Pierre Changeux est né en                                                     Louvre et ses collections.
1936, il a fait ses études dans plu-     L’éclectisme de ses travaux a
sieurs grands lycées célèbres pari-      donné lieu à de nombreuses publi-         Ses dernières responsabilités rejoi-
siens, Montaigne, Louis-le-Grand,        cations, dont je vous rappelle            gnent son violon d’Ingres, si je puis
Saint-Louis, puis l’Ecole normale        quelques-unes (la liste est trop          me permettre cette expression : sa
supérieure rue d’Ulm, agrégé de          longue pour toutes les énumé-             passion pour la peinture ancienne,
Sciences naturelles es-sciences.         rer !) : L’homme neuronal (Fayard,        sa prédilection pour l’orgue.
                                         1980), Matière à pensée (avec J.
Il est agrégé préparateur en zoolo-      Connes, O. Jacob, 2000), Fonde-           Jean-Pierre Changeux, vous avez
gie à l’ENS en 1958, maître-assis-       ment naturel de l’éthique (O. Jacob,      choisi pour vos propos ce soir, un titre
tant à la faculté des sciences de        1993), Raison et plaisir (O. Jacob,       qui nous fait rêver:«De la molécule à
Paris en 1960 ; puis il part aux         1994) - des titres significatifs… !       la conscience par le chemin des éco-
Etats-Unis, stagiaire postdoctorant à    Une même éthique pour tous (O.            liers».
l’Université de Californie Berkeley      Jacob, 1997), Ce qui nous fait pen-
en 1966, puis à l’université de Co-      ser - La nature et la règle (dialogue     Nous nous réjouissons de vous écou-
lumbia à New York en 1967, donc          philosophique avec Paul Ricœur,           ter, merci d’être parmi nous.
très tôt dans sa carrière il fait des    (O. Jacob, 1998), L’homme de
séjours aux Etats-Unis. Puis à partir    vérité (O. Jacob, 2002), Gènes et                                       E.A. Lisle


                                                                     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009                7
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




J.-P. Changeux                            mare-Deboutteville, j’y réalisais le       Monod avaient choisi au départ
                                          travail de recherche pour mon              une cellule d’une extrême simpli-
Je souhaite évoquer devant vous           diplôme d’études supérieures sur           cité : le colibacille. D’une part, sa
le parcours qui, par le chemin des        un crustacé parasite du concom-            sexualité venait d’être découver-
écoliers, m’a conduit de la biolo-        bre de mer ou Holothurie, qui s’est        te, ce qui permettait d’analyser la
gie moléculaire à des travaux à la        avéré être une nouvelle espèce.            manière dont les gènes « s’expri-
fois théoriques et expérimentaux          J’ai effectué ensuite, en octobre          ment » par les méthodes de la gé-
sur la conscience.                        1958, un stage à Bruxelles, dans           nétique. D’autre part, on pouvait
                                          le laboratoire de Jean Brachet, qui        disposer de milliards de bactéries
Pourquoi « par le chemin des éco-         alliait biochimie et embryologie.          toutes identiques entre elles, donc
liers » ? Parce que ce parcours           J’y rencontrais Christian de Duve          amplifier le phénomène étudié,
s’est fait comme une promenade            et m’informais sur sa découverte           et accéder de ce fait à la biochimie
en cueillant des fleurs, à droite et      des lysosomes. J’en tirais une théorie     de la cellule. Enfin, ce qui est ob-
à gauche, donc en se faisant plai-        sur le rôle joué par les enzymes           servé sur cet être monocellulaire
sir ; tout en faisant progresser          contenus dans les lysosomes qui            devait rester valable pour les êtres
notre connaissance dans les do-           lors de la fécondation seraient            vivants plus complexes. « Ce qui
maines que j’ai explorés successi-        activés par la pénétration du sper-        est vrai pour le colibacille l’est
vement : la biologie moléculaire          matozoïde.                                 également pour l’éléphant», disait
fondamentale et les interactions                                                     Jacques Monod.
allostériques ; la communication          Rentré à Paris, je m’efforçais de
entre cellules nerveuses par un neu-      mettre ma théorie à l’épreuve de           La cellule vivante est aussi l’objet
romédiateur, l’acétylcholine, et l’iso-   l’expérience, hélas sans succès. J’eus     d’un autre type de régulation qui
lement de son récepteur ; la théo-        alors le privilège de rencontrer           porte sur l’activité, et non plus la syn-
rie de l’empreinte de l’environne-        Jacques Monod, qui me proposais            thèse, de certains enzymes, sur
ment dans la connectivité de notre        de venir dans son laboratoire tra-         laquelle je décidais d’effectuer mon
cerveau ; et enfin l’accès à la con-      vailler sur les bactéries. J’ai hésité :   travail de thèse. Un chercheur amé-
science.                                  c’est l’embryologie qui me pas-            ricain, Edwin Umbarger, avait éluci-
                                          sionnait!Finalement, j’acceptais:ce        dé chez le colibacille la chaine de
Quelques souvenirs personnels             fut la chance de ma vie…                   biosynthèse d’un acide aminé, la l-
pour commencer…                                                                      isoleucine. Il avait démontré, de plus,
                                          Biologie moléculaire chez                  que le produit final de la chaîne, l’iso-
Je m’intéresse depuis mon enfan-          les bactéries.                             leucine elle-même, avait le pouvoir
ce aux sciences de la nature. Lors-                                                  de bloquer la première étape enzy-
que j’étais adolescent, je collec-        La régulation du vivant :                  matique de sa production : la thréo-
tionnais des insectes, des mou-           l’allostérie et le modèle concerté         nine-désaminase. De plus, elle n’in-
ches ou diptères. C’était une vo-                                                    hibait pas l’étape suivante (Fig.1).
cation précoce. Dès la fin de mes         La régulation de la cellule vivante
études secondaires et la prépara-         était un des sujets majeurs qui            L’isoleucine servait donc de signal
tion à l’Ecole normale supérieure,        préoccupaient Jacques Monod et             régulateur spécifique au niveau du
je visitais des laboratoires mariti-      François Jacob, au début des an-           premier enzyme, mais comment ?
mes. Ce fut d’abord Arcachon, où          nées 1960. La cellule vivante est          Le modèle dominant, à l’époque,
je prenais contact pour la première       une machine chimique, dont les             était que la protéine possédait un
fois avec un poisson électrique, la       principaux acteurs sont des en-            seul site, à la fois pour le substrat et
Torpille marbrée, qui a joué un rôle      zymes. Ceux-ci sont soumis à un            pour le signal régulateur et que l’un
très important dans ma vie de cher-       premier type de régulation : celle         excluait l’autre par empêchement
cheur. Puis, les années qui ont suivi,    de leur biosynthèse qui a lieu au          stérique. Etait-ce vrai ?
je faisais un stage de biologie mari-     niveau génétique et pour laquelle
ne chaque été à Banyuls-sur-mer.          Jacques Monod et François Jacob            J’entreprenais de réfléchir à la
Sous la direction de Claude Dela-         ont reçu le prix Nobel. Jacob et           structure de la molécule d’enzy-


8     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




                                            Fig 2 : « Découplage » de l’interaction régulatrice par chauffage



                                       l’isoleucine ; puis, progressivement,     via un changement de la structu-
                                       cette inhibition disparaît alors que      re de la molécule dans l’espace.
                                       l’enzyme reste actif (Fig. 2).            Pour désigner ce type nouveau
Fig 1 : La chaîne de biosynthèse                                                 d’interaction, le terme d’effet al-
d’un acide aminé : Inhibition par le   Le même effet était obtenu par            lostérique fut proposé par Monod
produit final                          John Gerhart et Arthur Pardee,            et Jacob dans les conclusions du
                                       aux Etats-Unis, avec un autre en-         colloque pour qualifier le méca-
                                       zyme, l’aspartate-transcarbamy-           nisme que j’avais proposé.
me. Il s’agissait d’une protéine et    lase ou ATCase. Comment expli-
la disposition de ses atomes dans      quer ces résultats ? Dans la com-         Je poursuivais mes recherches et
l’espace devait expliquer le méca-     munication que je présentais au           en octobre 1963, je présentais à
nisme de cette régulation. Si ses      colloque de Cold Spring Harbour           Jacques Monod l’ensemble des
propriétés régulatrices étaient le     de 1961, je formulais une hypo-           travaux que j’avais réalisés sur la
fait d’une structure spécifique de     thèse qui allait à l’encontre du para-    thréonine-désaminase2. Certaines de
la molécule d’enzyme, une ma-          digme de l’inhibition par empêche-        ces expériences, montraient d’a-
nière, de le démontrer consistait      ment stérique pour un site com-           bord que l’enzyme présente des
à vérifier que l’activité de régula-   mun. La molécule devait compor-           courbes de saturation en S tant
tion pouvait être découplée de         ter deux sites distincts, l’un spéci-     pour le substrat que pour l’effec-
l’activité enzymatique elle-même.      fique pour le substrat et l’autre         teur allostérique. Ces courbes coo-
J’y parvenais de diverses manières     pour le signal régulateur. Ces deux       pératives ressemblaient à celles
d’abord en chauffant un extrait        sites étaient localisés à deux en-        observées de longue date pour la
brut de l’enzyme. Au début de l’ex-    droits différents de la molécule ;        fixation de l’oxygène sur l’hémo-
périence, l’enzyme est inhibé par      mais ils interagissaient entre eux,       globine. De plus, fait remarquable,


                                                                   Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009           9
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




  Fig 3 : Le mécanisme de l’inhibition : Chevauchement (« overlapping ») ou interaction allostérique (« no-overlap-
  ping » : sites distincts, reliés par un changement conformationnel). I : inhibiteur régulateur - A : analogue stérique
  du substrat.
  Sources : Changeux, Cold Spring Harbour Symposium, 1961 ; Changeux, thèse d’Etat 1964.



il était possible de faire changer ex-    Ceux-ci différent également pour          coopérative, en S. Le mécanisme
périmentalement la forme de la            l’affinité du substrat ou du signal       moléculaire proposé de transition
courbe, d’une forme coopérative:          régulateur, de sorte qu’un effet          concertée de la protéine entre
en S, à une forme non coopérati-          de balancier peut se manifester           deux états symétriques permet
ve:hyperbolique. Une relation ap-         entre les deux états en présence          de prédire à la fois la transduction
paraissait entre effet allostérique et    du substrat ou de l’effecteur al-         du signal et les effets coopératifs.
effet coopératif, qui fut par la suite    lostérique.                               On peut comparer cette méca-
développée avec Jeffrie Wyman et                                                    nique à celle d’une serrure, qui
Jacques Monod (1965) en s’inspi-          Quand un signal chimique arrive           existerait soit sous un état ouvert
rant des travaux de Max Perutz sur        au contact de la protéine, il met         soit sous un état fermé. Comme
la molécule d’hémoglobine. L’expli-       en mouvement le balancier dans            une clef, le ligand stabilise un état
cation proposée est que ces pro-          la direction de l’état pour lequel il     (ouvert ou fermé) de la serrure
priétés sont dues:                        manifeste l’affinité la plus élevée.      qui préexiste à l’usage de la clef.
                                          Ainsi la transduction du signal se        La clef sélectionne l’état de la ser-
  1. au fait que ces protéines sont       produit. Mais le mécanisme sug-           rure dans lequel elle entre le plus
  composées de sous-unités (4             géré explique également les effets        facilement. Il y a sélection et non
  pour l’hémoglobine) organisées          coopératif. Partant d’un état de          pas induction de l’état conforma-
  en une sorte de microcristal sy-        base T, l’accroissement de la con-        tionnel par le ligand. Une sorte de
  métrique, ou oligomère,                 centration d’effecteur entraine           micro-mécanisme darwinien se
  2. que l’oligomère symétrique           une occupation progressive des            produit à l’échelle moléculaire.
  peut exister sous au moins deux         sites de liaison pour le substrat, la     Ainsi est né et s’est développé le
  états, soit relâché (R), soit con-      balance penche en faveur de R. Il         modèle concerté Monod-Wyman-
  traint ou «tendu» (T).                  s’ensuit une courbe de liaison            Changeux (MWC) de 1965 (Fig. 3).


10      Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




Après avoir passé ma thèse, je            teur sont topographiquement            me porte donc, comme le propo-
souhaitais faire un stage postdoc-        distincts;                             sait le modèle concerté de Monod-
toral qui me permette de mettre           2. la molécule d’enzyme est un         Wyman-Changeux, sur ce qui est
à l’épreuve le modèle. Je suis parti      oligomère symétrique ;                 appelé la structure quaternaire de la
aux Etats-Unis, à Berkeley, chez le                                              molécule oligomérique.
biophysicien Howard Schachman.            3. dans le même cristal coexis-
Son laboratoire travaillait sur un        tent l’état actif et l’état inactif    Les synapses : le récepteur
enzyme régulateur bactérien que           et ces deux états sont parfaite-       de l’acétylcholine
j’ai déjà mentionné, l’aspartate          ment symétriques. Ces données
transcarbamylase, qui était dispo-        sont donc en accord tant avec          Dans la conclusion de ma thèse,
nible en grande quantité sous for-        la définition des interactions al-     en 1964, j’avançais que ce qui
me purifiée. Cela m’a permis de           lostériques évoquées dans ma           avait été acquis avec les bactéries
tester si oui ou non l’enzyme sui-        thèse, qu’avec le «modèle concer-      pouvait nous aider à comprendre
vait le modèle concerté. Le test          té» MWC» que nous avions pro-          ce qui se passait dans notre systè-
était de comparer, de manière             posé trente ans auparavant.            me nerveux central. Des méca-
indépendante, changement con-                                                    nismes allostériques étaient peut-
formationnel et occupation du           Ces études cristallographiques           être à l’œuvre dans les espèces
ligand. Si l’enzyme suivait le modèle   démontrent d’autre part que le           animales supérieures et, pourquoi
de l’induced-fit, les deux courbes      site actif comme le site régulateur      pas, pourraient un jour expliquer
devaient se superposer ; s’il suivait   se trouvent aux interfaces entre         la transmission des signaux chi-
le modèle MWC, les deux fonctions       sous-unités de la molécule, donc         miques au niveau de la synapse.
devaient être distinctes.               à des points critiques de la molé-       J’écrivais:«C’est certainement s’en-
                                        cule protéique. On note également        gager dans des spéculations pour
Le changement de conformation           un phénomène remarquable. Lors           l’instant difficiles à éprouver par
est mesuré par la réactivité chi-       du changement d’état conforma-           l’expérience que d’essayer de re-
mique (R) de la protéine, la liai-      tionnel, les sous-unités vont légè-      connaître dans les phénomènes
son (Y) par la méthode de l’équi-       rement se réorienter l’une par rap-      membranaires qui donnent lieu à
libre de dialyse. On constate que       port à l’autre, comme deux rouages       la fois à la reconnaissance de signaux
la courbe R ne se superpose pas à       d’un automate; l’angle de rotation       métaboliques stéréospécifiques et à
la courbe de liaison du substrat Y.     de la molécule autour d’un axe est       leur transmission (la transmission
Cela exclut le caractère « induit »     d’environ quatre degrés, et de l’or-     synaptique par exemple) des méca-
du changement de conformation           dre de six degrés autour d’un            nismes analogues à ceux décrits à
par le ligand et apporte un argu-       autre axe. Le changement de for-         propos des protéines allostériques».
ment important en faveur du
modèle de transition concertée
entre états pré-existants.

Une validation structurale de la
théorie a été obtenue de manière
spectaculaire en 1994, avec les
données de cristallographie par
rayons X obtenues avec la lacta-
te-déshydrogénase de Bifidobac-
terium (un bacille que l’on trouve
dans les yaourts « bios »). La cris-
tallographie apporte la démon-
tration que :
                                          Fig 4 : Dissection et enregistrements de l’électroplaque
  1.site catalytique et site régula-


                                                                 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009              11
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




En février 1967, ayant réalisé mes         était considérée comme insaisis-         pait une tranche avec laquelle on
projets sur l’aspartate transcarba-        sable. Le mystère était grand !          disséquait les électroplaques iso-
mylase, je décidais de quitter le                                                   lées. L’électroplaque apportait les
laboratoire de Howard Schach-              J’apprenais donc, avec un collabo-       données pharmacologique in vivo.
man, pour aborder la chimie des            rateur de David Nachmansohn,             L’organe électrique offrait un systè-
récepteurs de neurotransmetteurs           Thomas Podleski, à disséquer l’élec-     me particulièrement adéquat pour
dans notre système nerveux. David          troplaque de mes propres mains et        aborder la chimie de la synapse.
Nachmansohn m’avait invité à               à enregistrer sa réponse électrique.     Analogue à une culture de bacté-
venir chez lui travailler sur l’anguille   Mon premier travail consista à étu-      ries, il est extrêmement riche en
électrique (Fig. 4). Je passais sept       dier l’effet d’une molécule qui res-     synapses (environ un milliard de sy-
mois passionnants dans son labo-           semblait à la nicotine, mais qui se      napses par kilogramme d’organe
ratoire, à l’Université Columbia           fixait irréversiblement sur le récep-    électrique) et ces synapses choliner-
College of Physicians and Surgeons         teur par un groupe réactif : un mar-     giques sont toutes identiques entre
à New-York. La transition de la            queur d’affinité. Je l’essayais sur      elles. L’organe électrique constituait
biochimie à l’électrophysiologie fut       l’électroplaque, et je montrais que,     donc un système très approprié pour
brutale. La décharge électrique du         effectivement, l’on avait affaire à un   nous et je décidais, avec Maurice
gymnote est produite par un or-            bloquant irréversible de la réponse.     Israël, de fractionner l’organe
gane électrique composé de mil-                                                     électrique. Je constatais que les
lions de cellules géantes, ou élec-        Je rentrais en France en Octobre         fragments de membrane isolés se
troplaques. Il ne s’agissait plus d’étu-   1967 avec dans mes bagages le            refermaient sur eux-mêmes, for-
dier une réponse enzymatique, mais         poisson électrique. L’Electrophorus      maient des vésicules closes. Il m’est
de mesurer une réponse électrique          electricus fit une entrée remar-         alors venu l’idée que l’on pouvait
à un agent chimique (l’acétylcholi-        quée à l’Institut Pasteur, où l’on       désormais se passer de l’électro-
ne, la nicotine ou le curare…). En         travaillait principalement (encore       physiologie et mesurer la réponse
même temps, l’enjeu était de dé-           aujourd’hui) sur les bactéries et        au neurotransmetteur en suivant
couvrir ce qui en était le récepteur.      les virus ! Chacun venait voir dans      le flux d’ions radioactifs à travers
On savait que le neuro-médiateur           notre aquarium ce curieux pois-          ces membranes. Eh bien, cela a
était l’acétylcholine, mais sa cible       son dont chaque matin on décou-          fonctionné ! La carbamylcholine (qui




   Fig 5 : La réponse in vitro à un agent chimique. Les fragments de membranes d’électroplaque forment des vési-
   cules closes (gauche). Les microsacs répondent à l’ACh in vitro par augmentation de flux ionique (droite).




12      Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




       est un analogue de l’acétylcholine)       quasi irréversible, entraînant la pa-    sohn m’écrit : «Je suis très excité par
       augmente le flux ionique in vitro en      ralysie et la mort.                      votre grand succès avec le récep-
       l’absence de source d’énergie autre                                                teur, en utilisant l’alphabungaro-
       que le changement de concentra-           La démonstration s’est faite en trois    toxine. Je viens de lire votre publi-
       tion de ligand (Fig. 5). Le phénomè-      étapes : 1.la toxine bloque l’effet de   cation dans le PNAS (Proceedings of
       ne que je venais de découvrir res-        l’acétylcholine sur l’électroplaque in   National Academy of Sciences), c’est
       semblait à la régulation que l’on         vivo;2. elle inhibe la réponse des       vraiment magnifique, mes félicita-
       pouvait obtenir in vitro avec un enzy-    microsacs in vitro ; 3. elle déplace     tions les plus chaleureuses ! Cette
       me régulateur bactérien. On était         la liaison d’un ligand choliner-         fois, vos expériences me semblent
       sans doute en présence d’un méca-         gique radioactif, le décamétho-          tout à fait concluantes, vous avez
       nisme allostérique...                     nium, sur une protéine solubilisée à     réussi à isoler la protéine du récep-
                                                 partir des fragments de mem-             teur. C’est une très grande joie pour
       Restait à isoler la protéine réceptrice   branes. Cette protéine particulière      moi aussi, je suis très fier de vous,
       engagée dans cette réponse !              se caractérise par le fait qu’elle lie   plus que jamais si c’est possible. Car
                                                 l’acétylcholine et la bungarotoxine      les autres marqueurs d’affinité
       Pour l’identifier, j’eus recours à un     de manière exclusive. Elle est dis-      n’étaient pas aussi spécifiques, votre
       ligand extrêmement spécifique du          tincte de l’enzyme qui dégrade l’acé-    succès ouvre un nouveau chapitre
       récepteur. Un éminent biologiste          tylcholine:l’acétylcholinestérase.       de la neurobiologie moléculaire».
       de Formose, Chen Yuan Lee, venait
       d’isoler la bungarotoxine dans le         Jacques Monod est mis au courant.        Après 35 ans ce nouveau chapitre
       venin d’un serpent, le bungare;           Il trouve le résultat passionnant et     est encore loin de se refermer.
       cette toxine bloquait la jonction         transmet notre article à l’Académie
       nerf-muscle squelettique avec une         des sciences américaine. A la paru-      Une autre étape symboliquement
       très haute affinité et de manière         tion de l’article, David Nachman-        importante fut l’observation, en mi-




Fig 6 Le récepteur nicoti-
nique : une protéine
allostérique.




                                                                           Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009              13
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




  Fig 7 : La structure tridimensionnelle de plusieurs récepteurs allostériques



croscopie électronique, de la stru-       s’ouvre lorsque l’acétylcholine se       canal a pu être approché de deux
cture de la protéine réceptrice           fixe sur les sites récepteurs. La dis-   manières complémentaires :
purifiée à partir de l’organe élec-       tance entre le canal ionique et les         • par dynamique moléculaire
trique d’Electrophorus. Elle apparais-    sites récepteurs est de l’ordre de          avec Antoine Taly3
sait comme une rosette d’environ          30 à 50 angströms. Or, c’est éga-
90 angströms de diamètre avec             lement la distance que l’on trou-           • par cristallographie d’un
une dépression centrale (Fig. 6)…         ve entre hèmes fixant l’oxygène             homologue bactérien avec
                                          dans le cas de la molécule d’hé-            Pierre-Jean Corringer…
La protéine membranaire est ef-           moglobine. On a donc bien affaire
fectivement un oligomère, mais            à une authentique protéine allosté-      Les deux modèles suggèrent
composé de 5 sous-unités allongées        rique membranaire, avec des sites        qu’une torsion quaternaire de la
formant une sorte de faisceau trans-      topographiquement distincts pour         molécule intervient dans l’ouver-
membranaire. Le domaine synap-            l’acétylcholine et pour le canal         ture et la fermeture du canal
tique porte les sites récepteurs de       ionique.                                 (Fig.7).
l’acétylcholine, à la frontière entre
sous-unités. Le domaine membra-           Le changement conformationnel            Ces données rappellent les données
naire contient le canal ionique qui       qui assure le couplage entre site et     structurales obtenues il y a bien des


14      Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




                                                                                    tions par l’activité. Antoine Danchin,
                                                                                    Philippe Courrège et moi-même
                                                                                    avons tenté de décrire cette évolu-
                                                                                    tion par un modèle mathématique.
                                                                                    Une enveloppe génétique définit
                                                                                    les voies et des cibles principales
                                                                                    d’axones en croissance. Puis une
                                                                                    mise au point se fait dans le réseau,
                                                                                    par élimination de connexions.
                                                                                    L’activité à la fois spontanée et re-
                                                                                    çue du monde extérieur intervient
                                                                                    dans cette sélection. Ce mécanisme
                                                                                    associe épigenèse darwinienne et
                                                                                    stockage d’information dans le ré-
                                                                                    seau neuronal en développement
                                                                                    (Fig. 9).

                                                                                    Cette thèse contredisait l’idée
                                                                                    lamarckienne selon laquelle plus
                                                                                    on stimule, plus on forme de
                                                                                    synapses : « La fonction crée l’or-
                                                                                    gane » ! Notre thèse était exacte-
   Fig 8 : Développement de la connectivité du cerveau de l’enfant                  ment l’inverse : plus on stimule,
                                                                                    plus on élimine de synapses pour
                                                                                    spécifier le réseau nerveux en déve-
années avec des protéines allosté-         Mais je restais un peu critique de       loppement. Comme je l’écrivais dans
riques globulaires. De manière très        la vision très innéiste de Jacques       l’Homme neuronal, «apprendre c’est
générale, elles sont en accord avec        Monod du développement de l’or-          éliminer».
l’idée d’un mécanisme allostérique         ganisation cérébrale : vision qui,
dans la transduction du signal             selon moi, ne laissais pas assez de      Avec Jean-Pierre Bourgeois et Pierre
membranaire…comme je le suggé-             place à l’empreinte culturelle. Je       Benoit, nous pouvions montrer,
rais dès 1964! Ce mécanisme pré-           pensais, à la lumière des expériences    avec la jonction musculaire, qu’à un
sente un caractère de grande géné-         de Hubel et Wiesel, que l’environne-     stade critique du développement,
ralité. On tient peut-être là une clé      ment pouvait introduire sa marque        la paralysie peut accroître le nom-
d’explication des mécanismes de            dans le réseau neuronal. Il ne fallait   bre de connexions, tandis que la sti-
régulation à l’œuvre depuis la bac-        pas oublier que 50% de la connecti-      mulation artificielle va, au contraire,
térie jusqu’à notre système nerveux        vité de notre cerveau se développe       accélérer l’élimination des con-
central.                                   après la naissance (Fig. 8).             nexions surnuméraires.

Epigenèse : l’empreinte                    A l’occasion d’une rencontre avec        C’est aussi le cas avec le cortex
de l’environnement                         Edgar Morin sur Le cerveau et l’évè-     visuel. Lorsque l’on bloque l’activité
                                           nement, je proposais qu’un proces-       spontanée du système en dévelop-
En parallèle à ce travail sur les          sus de sélection « darwinien » pou-      pement par un inhibiteur du canal
mécanismes élémentaires des ré-            vait avoir lieu au cours du dévelop-     sodium, la tétrodotoxine, on stabili-
cepteurs, je rêvais d’avancer vers         pement du réseau synaptique dans         se plus de connexions que lorsque
des niveaux d’organisation plus            le cerveau du nouveau-né. Le cer-        l’activité circule dans le réseau. Ces
élevés du cerveau. Nous sommes             veau pouvait connaître des phases        expériences s’accordent avec l’idée
à la fin des années 60. J’avais lu, évi-   successives emboitées d’exubéran-        qu’à des étapes d’exubérance tran-
demment, Le hasard et la nécessité.        ce connexionnelle suivie de sélec-       sitoire succèdent des phases d’éli-


                                                                     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009              15
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




                                                                           Fig 9 : La stabilisation sélective des synapses



mination de synapses surnumé-              nétique de la mise en place de nos        Stanislas Dehaene, avec qui je déci-
raires par l’activité. Dès lors, on con-   circuits de neurones.                     dais de mener un travail de
çoit comment l’environnement cul-                                                    réflexion théorique qui se poursuit
turel et social du nouveau-né laisse       La conscience, espace de                  aujourd’hui. L’objectif était d’ex-
son empreinte dans les réseaux de          travail neuronal                          plorer la littérature récente sur la
neurones en développement. C’est                                                     mise en relation des fonctions
en particulier ce qui se produit lors      Il me reste à débattre avec vous de       supérieures du cerveau avec son
de l’apprentissage des langages            l’accès à la conscience et de l’espa-     organisation neurale. Mon but ulti-
parlé et écrit chez l’enfant (Fig. 10).    ce de travail neuronal conscient.         me était la compréhension des
                                           Dès 1986, j’abordais dans mon             bases neurales de nos activités con-
La comparaison par imagerie cé-            enseignement annuel au Collège            scientes… de notre pensée ré-
rébrale des cerveaux d’enfants il-         de France des thèmes généraux             flexive ?
lettré et alphabétisé révèle des dif-      qui ne portaient plus directement
férences frappantes. Chez l’enfant         sur la recherche effectuée dans           En premier lieu, il fallait s’entendre
scolarisé, les voies de la lecture et      mon laboratoire, comme le ré-             sur une définition de la conscien-
de l’écriture se forment et s’inter-       cepteur de l’acétylcholine, la sy-        ce! Contrairement aux philosophes
prètent en termes d’appropriation          napse ou son développement, et            ou aux théologiens, les neurobio-
épigénétique de voies pré-exis-            que je n’avais que brièvement exa-        logistes peuvent s’entendre en
tantes par la lecture et l’écriture.       minés dans l’Homme neuronal. Le           adoptant une définition simplifiée.
Des «circuits culturels» s’inscrivent      moment me paraissait venu                 La conscience sera définie comme
dans notre cerveau au cours de l’ex-       d’aborder plus à fond les bases           un « espace subjectif », un « milieu
périence épigénétique postnatale.          neurales des fonctions cognitives.        interne», un «espace de travail glo-
Ces données sont en accord avec la         J’en faisais part à Jacques Mehler        bal» (Baars, 1998), où les actions
conception «darwinienne» épigé-            qui me présentait son jeune élève         sont remplacées par des simula-


16      Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




  Fig 10 : Appropriation culturelle de circuits en développement



tions, plans, buts et suivis d’action      propre monde intérieur, de l’activi-   Pour construire ce modèle, une
- par exemple, vous êtes conscients        té spontanée de notre cerveau.         première distinction doit être
qu’il y a une rue à côté d’ici, vous                                              faite entre :
pouvez vous représenter ce qui va s’y      Notre idée de base a été de con-       • les états de conscience (être
passer dans les minutes qui vien-          struire un modèle théorique qui        endormi ou éveillé, anesthésié,
nent : des voitures y passent, vous        se fonde sur une architecture          dans le coma, subir une crise d’épi-
allez bientôt sortir de cette salle en     neuronale minimale mais réalis-        lepsie, éprouver un orgasme…), ces
passant dans cette rue… Ces simula-        te, qui suggère une relation cau-      « états de conscience » sont sous
tions et plans sont évalués - par          sale entre un comportement             le contrôle de réseaux de neu-
exemple, vous pouvez vous deman-           spécifique (ou un processus            rones ascendants définis.
der s’il est plus intéressant de quitter   mental subjectif) et une distri-
cette salle tout de suite, ou d’ici un     bution de signaux circulant            •et le contenu de l’expérience sub-
quart d’heure quand j’aurai termi-         dans cette architecture neuro-         jective : l’un des traits caractéris-
né… au sein de l’espace conscient          nale ; de mettre en correspon-         tiques de l’activité consciente est
d’une manière globale, avec réfé-          dance un traitement subjectif          que l’on peut «rapporter» le conte-
rence au monde extérieur, au soi et        par ce réseau et une activité          nu de cette expérience consciente -
aux mémoires personnelles, aux             neurale objective que l’on puisse      vous pourrez dire un ami que vous
règles internalisées et aux conven-        mesurer ; enfin de réaliser une        rencontrerez dans la rue en sortant
tions sociales. La prise de conscien-      expérience qui mette à l’épreu-        de cette salle:«J’ai assisté à une
ce se fait avec temporalité et réver-      ve les prédictions du modèle. Ce       conférence où Changeux nous a parlé
bération sur le soi de sa propre expé-     « bricolage » de modèles neuro-        de la conscience».
rience. Il s’agit d’un acte délibéré,      naux est réalisé dans le but de
sur lequel je peux me juger et être        représenter processus conscient        Alors, sur quelles bases construire
jugé. Ce «milieu interne» est un           et non conscient, sachant que          un modèle neuronal de l’accès
espace global qui intègre les divers       nous sommes encore très loin           d’une représentation à la conscien-
types de signaux reçus du monde            d’une description exhaustive de        ce ? L’hypothèse simple que nous
extérieur et ceux venant de notre          la réalité.                            avons proposée repose sur l’ana-


                                                                   Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009             17
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




                                             Figure 11 : Les neurones à axones longs



tomie. Elle se fonde d’abord sur la      à axones longs sont particulière-         S. Dehaene, M. Kerszberg, J.-P.
distinction entre : un ensemble de       ment abondants dans le cortex pré-        Changeux, A Neuronal Model of a
processeurs « verticaux » au fonc-       frontal, lequel accroit de surface de     Global Workspace in Effortful Co-
tionnement automatique et non            manière explosive du singe à              gnitive Tasks. Proc. Natl. Acad. Sc,
conscient, engagés dans des fonc-        l’homme. De même, si l’on compa-          USA, 1995, 14529-34 (1998) (Fig.13).
tions spécifiques (vision, audition,     re un cerveau de rat à un cerveau
attention, évaluation, etc) ; et un      d’homme, on observe chez l’hom-           Le modèle distingue deux
réseau « horizontal » de neurones        me une proportion considérable-           espaces computationnels :
corticaux à axones longs qui             ment plus élevée de substance
contribue à l’intégration de ces         blanche (les axones longs myélini-        • l’espace des processeurs spécia-
multiples activités dans un espace       sés) par rapport à la substance           lisés (visuels, moteurs, d’évalua-
de travail commun. Ces neurones          grise. Le graphique de droite de la       tion, mémoire à long terme…),
à axones longs ont été observés il       figure 12 illustre l’évolution relative   qui sont automatiques, « encap-
y a plus d’un siècle par Ramon y         de la substance blanche, des insec-       sulés », non conscients ;
Cajal dans le cortex cérébral des        tivores, qui sont des mammifères          • et l’espace de travail global, où
mammifères et de l’homme en              primitifs, jusqu’au singe et à l’Homo     des neurones à axones longs
particulier. Ils établissent des liens   sapiens. Cet accroissement de la          redistribuent des signaux aux
à grande distance, par exemple,          substance blanche, c’est-à-dire de        multiples territoires intervenant
entre la partie frontale et la partie    la connectivité à longue distance,        dans l’expérience subjective d’être
occipitale de notre cortex cérébral,     marque une véritable divergence           conscient, ou de programmer une
ou même d’un hémisphère à                entre l’homme et les autres es-           action et de rapporter cette expé-
l’autre en passant par le corps cal-     pèces, ce qui conforte l’idée d’une       rience consciente.
leux (Fig. 11).                          correspondance entre la connectivi-
                                         té à longue distance et l’«espace de      Comment peut-on le mettre à
Ces neurones composent un réseau         travail conscient».                       l’épreuve ce modèle neuro-com-
horizontal cortical qui va assurer                                                 putationnel minimal?
une intégration globale de signaux       Le modèle a été exprimé sous
venant de territoires spécialisés du     forme mathématique dans un tra-           Je citerai d’abord, une expérience
cortex cérébral et se projetant vers     vail publié en 1998 par Stanislas         de lectures consciente et non con-
d’autres territoires du cortex céré-     Dehaene, Michel Kerszberg et              sciente réalisée par Stanislas De-
bral. On observe que ces neurones        moi-même :                                haene et son groupe (Fig. 14).


18      Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




  Figure 12 : Evolution de la substance blanche



On présente au sujet une série de        conscient, alors qu’elle reste très      l’échelle cérébrale ! Il existe, là enco-
diapositives où le mot « lion » est      modeste dans le cas du traite-           re, une relation avec la présence des
séparé par des blancs;et une autre       ment non conscient. Ce résultat est      neurones à axones longs, particuliè-
succession, où le mot «note» est         évidemment en faveur du modèle           rement abondants dans le cortex
encadré par des masques. Dans le         de l’espace de travail conscient.        préfrontal (Fig. 15).
premier cas, lorsqu’on demande au
sujet s’il a vu quelque chose, il ré-    Dans un autre type d’expérience,         Enfin, les résultats de ces expé-
pond par l’affirmative. Il peut rap-     on enregistre par électroencépha-        riences dites de masquage peuvent
porter l’expérience subjective d’avoir   lographie l’activité électrique corti-   être simulés sur ordinateur à partir
lu le mot « lion ». Dans l’autre cas,    cale lors du traitement conscient et     d’un modèle dérivé du modèle ini-
il ne rapporte rien : il n’a rien vu,    du traitement non conscient. On          tial de Dehaene, Kerszberg et
dit-il. Mais si on lui demande           constate des différences significa-      Changeux. On note un accord
ensuite de faire une expérience          tives entre les deux types de mesu-      remarquable entre les données
de choix, «d’amorçage», il devient       re, au niveau du cortex frontal,         expérimentales et les données de
évident que le mot «note » a été         mais pas du cortex temporal.             modélisation.
traité par le cerveau du sujet, mais     Dans le cas du traitement con-
de manière non consciente. L’ima-        scient, une réponse de tout ou           Récepteur nicotinique et
gerie cérébrale par résonance            rien, une sorte d’« ignition » des       accès à la conscience
magnétique révèle une mobilisa-          ondes électriques s’enregistre à
tion importante du cortex pré-           ce niveau avec un délai de 200 à         Je terminerai avec quelques expé-
frontal dans le cas du traitement        300 millisecondes, ce qui est long à     riences qui constituent une pre-


                                                                   Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009                19
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




 Figure 13 : Modèle de l’espace de travail neuronal



mière tentative de mise à l’épreu-       de cerveau, l’existence de récep-   teur de haute affinité nicotinique
ve de notre modèle chez l’ani-           teurs nicotiniques dans le cortex   (unités alpha 4-/- ou bêta 2-/-)
mal. Catherine Vidal démontrait          préfrontal. Les souris génétique-   ont été invalidées, survivent fort
en 1989, à l’aide d’enregistrements      ment modifiées, chez lesquelles     bien. Toutefois certains compor-
électro-physiologiques sur coupe         les gènes codant pour le récep-     tements cognitifs sont altérés : la


20     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




                                                    Figure 14 : Lecture consciente et
                                                    non consciente




Figure 15 : Expériences de masquage




                                      Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009         21
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




souris mutante a perdu le com-          notre objet de recherche n’est pas      Questions du public
portement d’« exploration » com-        le contenu de la conscience : mais
parée à la souris sauvage. Par          l’état de conscience, qui serait sous   Dans le cerveau, des récepteurs
contre, la « navigation », déplace-     le contrôle du récepteur nicotinique.   de trois milliards d’années
ment automatique qui ne dépend
pas du cortex frontal, est conser-      Les récepteurs nicotiniques céré-       «En lisant les articles sur le récepteur
vée. Il y a altération sélective d’un   braux sont la cible de nombreux         de l’acétylcholine, j’ai été frappée par
comportement «cognitif» chez la         agents pharmacologiques, qu’ils         le fait que ces motifs moléculaires
souris. Peut-on étendre à la souris     soient orthostériques ou allosté-       comportent une partie qui est for-
le modèle de la conscience ? Si         riques, développés par les socié-       mée de feuillets polypeptidiques, où
on élimine le récepteur nicoti-         tés pharmaceutiques. Ces agents         se fixe le ligand, et une partie mem-
nique, altère-t-on l’accès à l’espa-    nicotiniques ont été mis au point       branaire, qui a la fameuse structure
ce de travail neuronal ? La ques-       pour lutter contre les troubles du      pentamérique hélicoïdale. Or, cette
tion est posée.                         système nerveux d’une gravité           architecture complexe s’observe
                                        extrême, observés dans des pa-          déjà chez les procaryotes. Cela vous
Lorsque l’on fait subir à un adulte     thologies comme la maladie d’Al-        suggère-t-il quelque chose ?»
ou un nouveau-né, durant le som-        zheimer, de Parkinson, ou la schi-
meil, un choc hypoxique (c’est-à-       zophrénie. Il faut espérer que ces      J.-P. Changeux
dire on élimine l’oxygène de l’air et   recherches vont conduire à des
on le remplace par de l’azote… on       nouvelles découvertes sur le plan       C’est Pierre-Jean Corringer qui a
l’asphyxie momentanément) le sujet      de la thérapeutique....                 fait cette démonstration, dans mon
se réveille brutalement et se met à                                             laboratoire, à partir de données
respirer vigoureusement:c’est une       Il reste encore beaucoup à faire        purement génomiques sur des bac-
sorte de réflexe de survie:le choc      pour comprendre notre cerveau !         téries très archaïques. Il a montré
hypoxique contrôle l’éveil. Dans une                                            que certaines de ces bactéries
expérience faite avec Hugo Lager-       Pour terminer, je tiens à exprimer      exprimaient un récepteur très
crantz du Karolinska Institute de       mes remerciements, d’abord à mes        voisin du récepteur de l’acétyl-
Stockholm, il a été montré que ce       premiers maitres:Jean Bathellier, au    choline. Il a même réussi à le cristal-
réflexe est atténué chez la souris      Lycée Montaigne;Claude Delamare-        liser. A Strasbourg, Antoine Triller,
invalidée pour le gène bêta 2 -/- .     Deboutteville qui m’a donné accès       avec qui je collabore depuis plu-
De même lorsque une souris ges-         au laboratoire Arago de Banyuls         sieurs années, a même réussi à arri-
tante est exposée à la nicotine chro-   lorsque j’étais jeune étudiant ;        mer in silico des antagonistes du
nique (comme une femme encein-          Jacques Monod qui me fit entrer à       récepteur nicotinique sur le récep-
te fumant des cigarettes), le conte-    l’Institut Pasteur ; David Nachman-     teur bactérien. Et cela marche !
nu en récepteur de haute affinité       sohn de l’Université Columbia. En-
décroit chez les souriceaux nou-        suite à tous ceux qui ont soutenu       Il est remarquable que nous ayons
veaux-nés et ce réflexe est atténué.    mes recherches comme Pierre Aigrain     donc dans notre cerveau des
Nous pensons qu’il s’agit là d’un       et François Morel, à la DGRST, qui a    molécules vieilles de 3 à 4 milliards
modèle de la mort subite du nour-       financé mes premiers travaux ;          d’années et dont les détails de la
risson, dont l’occurrence est accrue    Jacques Demaille et Claude Paoletti     structure tridimensionnelle se trou-
chez les femmes enceintes qui           en particulier qui m’ont donné le       vent déjà présents chez les proca-
fument.                                 privilège de diriger une unité du       ryotes. Une telle conservation de
                                        CNRS.                                   structure s’observe également avec
Cette difficulté du réveil atteste-                                             d’autres protéines. Le récepteur bac-
elle d’un contrôle de l’accès au        Et puis à tous mes collaborateurs       térien n’est évidemment pas un ré-
champ de conscience par le récep-       et collègues, anciens et actuels,       cepteur de neuro-transmetteurs:il
teur nicotinique ?                      et à des amis qui se sont joints à      répond aux protons, à un change-
                                        eux au mois de septembre l’an-          ment de pH, par l’ouverture d’un
Dans ces dernières expériences,         née dernière.                           canal ionique très semblable à celui


22     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




du récepteur nicotinique. Comme            «Ma question porte sur l’hypnose.         J.-P. Changeux
l’a écrit François Jacob, l’évolution      Des scientifiques-Canadiens, Aus-
se fait par «bricolage» à partir de        traliens, Japonais,…, mais aussi Mi-      C’est une question importante, qui
structures plus simples. Ce qui a été      chel Jouvet en France-continuent à        devrait être étudiée, par le CNRS
acquis chez les bactéries se maintient     travailler sur ce sujet. Vous-même,       par exemple. C’est un fait que les
et se perpétue au niveau génétique         que pensez-vous de l’hypnose ?»           premières années du développe-
chez l’Homo sapiens. A partir de                                                     ment de l’enfant est très sensible à
cette information stockée dans le          J.-P. Changeux                            l’environnement physique, social et
génome, d’autres traits sont apparus                                                 culturel. Peut-être que les nouveaux
: le neurone, la capacité de créer les     Nous avons utilisé d’autres para-         modes de vie vont produire des
réseaux, de constituer un espace de        digmes, beaucoup plus simples             adultes qui seront différents de ce
travail conscient, etc… Ainsi a pu se      et faciles à utiliser que l’hypnose.      que nous étions, nous, élevés par
développer la complexité de notre          Autant choisir des méthodes ex-           une mère affectueuse, qui consa-
cerveau.                                   périmentales qui donnent des ré-          crait sa vie à l’éducation de ses
                                           ponses les moins ambiguës pos-            enfants... C’est thème de recherche
Inconscient, hypnose, halluci-             sible...                                  qui demande une collaboration effi-
nations                                                                              cace antre neuroscience et sciences
                                           « La stimulation à la nicotine, je        de l’Homme et de la société.
« A-t-on trouvé la localisation de         crois, est associée aux états d’hal-
l’inconscient dans le cerveau ? »          lucination. Est-ce un éveil ? »           «Vous avez évoqué les différences
                                                                                     entre les alphabétisés et les analpha-
J.-P. Changeux                             J.-P. Changeux                            bètes, il y a ici un champ de coopé-
                                                                                     ration extrêmement fécond entre les
Nos activités conscientes ne consti-       Le récepteur de la nicotine est asso-     spécialistes de l’homme et la société
tuent qu’une part relativement             cié à l’éveil. Il y a libération accrue   à travers l’apprentissage du langage.
modeste de l’activité de notre cer-        d’acétylcholine dans le cerveau au        Vous-même, vous avez évoqué cette
veau. On estime à seulement 5-             moment de l’éveil et au moment            collaboration multidisciplinaire entre
10% la fraction de l’énergie totale        du sommeil paradoxal. Dans les            les mathématiciens et les neurophy-
consommée par le cerveau par ces           deux cas, une activation des récep-       siologistes».
activités conscientes. Le reste est uti-   teurs nicotiniques a lieu. Mais
lisé par des activités non                 d’autres récepteurs, dits muscari-        J.-P. Changeux
conscientes. Je n’ai pas utilisé le        niques, jouent aussi un rôle très
terme «inconscient» car il est trop        important, en particulier dans les        Le drame de la science contem-
connoté, à cause de Freud notam-           hallucinations.                           poraine est la spécialisation et
ment. Mais pour moi, l’essentiel de                                                  l’enfermement disciplinaire, de
l’activité du cerveau est non              L’apprentissage du langage                même que le réflexe corporatis-
consciente. Quand je dors, mon cer-                                                  te. Cela peut paraître surpre-
veau est non conscient et il est           « Dans les parcs, on rencontre ces        nant, mais les généticiens dé-
néanmoins très actif. Des tests            aides maternelles qui se regrou-          fendent la génétique, les neuro-
cognitifs fort élégants, comme les         pent ensemble et qui parlent un           physiologistes la physiologie,
tests de masquage, ont été utilisés        français approximatif. Quand on           etc ! C’est vrai que chaque disci-
par Stanislas Dehaene pour révéler         sait que les enfants acquièrent           pline mérite d’être approfondie,
la différence entre les territoires        l’aptitude au langage dans les            que de nouvelles techniques
mobilisés par activités consciente et      toutes premières années, je me            méritent d’être développées ;
non consciente. Comme je l’ai dit,         demande si cette influence ne va          mais au bénéfice de tous ! Il fau-
l’activité consciente active principa-     pas retentir sur leur possibilité         drait beaucoup plus d’échanges
lement, mais pas exclusivement, le         d’acquisition de la langue par la         et c’est ce qui se fait d’ailleurs
cortex frontal.                            suite ? ».                                dans les laboratoires du CNRS.



                                                                     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009              23
DE   LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE




« L’apprentissage des langues de-        La perception du Beau                   qu’Alberti a appelé le consensus par-
vrait être précoce. Ne pêche-t-on                                                tium, la cohérence des parties au
pas, en France, par un retard trop       « Pouvez-vous nous donner, en           tout. La perception de la compo-
important ? ».                           quelques mots, l’état de vos tra-       sition fait appel à la reconnais-
                                         vaux sur la perception du Beau ?        sance d’harmonies, de rythmes par
J.-P. Changeux                           Travaillez-vous également sur ce        notre cerveau. Parmi les multiples
                                         sujet dans une optique de sciences      traits qui vont converger pour défi-
Bien sûr ! Malheureusement, les          cognitives?»                            nir l’œuvre d’art, il y a aussi le mes-
jeunes Français se singularisent                                                 sage de l’artiste, qui manifeste sa
dans les Congrès internationaux          J.-P. Changeux                          propre vision du monde, qu’il va
par un accent à la Maurice Che-                                                  tenter de communiquer. C’est ce
valier poussé à l’extrême. Ils ont       Ce domaine n’est pas directement        que Poussin appelle l’exemplum,
souvent d’énormes difficultés à s’ex-    lié aux travaux expérimentaux du        que l’on retrouve pratiquement
primer. Les Japonais se sont trouvés     laboratoire mais plutôt à mon           chez chaque artiste:chez Picasso,
dans une situation bien plus diffici-    expérience de collectionneur et à       avec Guernica, il y a une protesta-
le que la nôtre, il y a 20 ou 30 ans,    mon enseignement au Collège de          tion contre les violences de la guer-
mais les nouvelles générations par-      France. Prenons l’exemple des arts      re;chez Serra, il y a, peut-être, une
lent l’anglais avec beaucoup d’élé-      plastiques : nous possédons un sys-     espèce de volonté d’indestructibilité
gance. Quand vous parlez à un            tème visuel qui nous permet de          de la Tour de Babel, création humai-
Norvégien ou à un Finlandais, ils        reconnaître des formes, d’identifier    ne qui résiste aux foudres divines,
savent, dès l’école, que leur pays est   des couleurs, de reconnaître et de      une sorte de manifeste d’existence
petit, leur langue peu répandue.         percevoir le mouvement. Nous par-       de l’humanité ; et puis il y a chez
Pour eux, l’anglais n’est même pas       venons grâce à lui à une reconstitu-    Matisse, il l’a dit lui-même, le «bon
une deuxième langue, c’est une           tion consciente d’un objet mobile,      fauteuil» «le calmant cérébral»...
langue obligatoire s’ils veulent sim-    comme un train qui se déplace,
plement exister en dehors de leurs       une voiture qui bouge dans la rue.
frontières. La France n’est pas un
grand pays sur le plan démogra-          Maintenant la question posée
phique comme sur le plan de l’im-        est : est-ce une œuvre d’art ? La       1Professeur au Collège de France, directeur
portance scientifique. Notre instinct    réponse ne relève pas strictement       du Laboratoire de neurobiologie moléculaire
de survie va faire en sorte que les      de la neuroscience, mais il fait évi-   à l’Institut Pasteur
français apprendront un peu mieux        demment appel à nos fonctions cé-       2 « Sur les propriétés allostériques de la L-
l’anglais sans l’avenir. Pourquoi pas    rébrales. Il n’existe pas une défini-   thréonine-désaminase »,      thèse    d’Etat
faire passer un examen de passage        tion simple, mais une convergence       1964, Faculté des sciences de Paris.
en anglais pour les chercheurs à         de traits qui vont définir une œuvre    3 « Laboratoire de chimie biophysique,
l’entrée au CNRS, ou même pour           d’art. Par exemple, l’originalité de    Institut de science et d'ingénierie supramo-
obtenir une thèse d’Etat !               l’œuvre ou sa composition : ce          léculaire, Strasbourg




24     Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009

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Changeux

  • 1. De la molécule à la conscience, par le chemin des écoliers par Jean-Pierre Changeux1 Conférence présentée le 15 avril 2008, dans le cadre des conférences scientifiques de l’Association des anciens et amis du CNRS. Texte préparé par J. Chauvet-Pujol et V. Scardigli, revu par l’auteur. Présentation de 1974, professeur à l’Institut culture (O. Jacob, 2003), et puis Pasteur et au Collège de France à ses autres centres d’intérêts sur Je suis très heureux de vous ac- partir de 1975. l’art et l’éthique ; La lumière au cueillir dans cet amphithéâtre Siècle des lumières et aujourd’hui Marie-Curie, campus Gérard-Mégie De 1983 à 1987 il préside le (O. Jacob, 2005), Les passions de du CNRS. C’est un très grand privi- conseil scientifique de l’Inserm, il l’âme (O. Jacob, 2006), Du vrai, du lège, et un très grand plaisir aussi est membre de l’Académie des beau, du bien (O. Jacob, 2008). pour notre Association, d’accueillir sciences depuis 1988 et de nom- le professeur Jean-Pierre Changeux, breuses autres académies des Vous voyez donc le champ couvert… qui n’a pas besoin d’être présenté, sciences à l’étranger, dont l’Aca- A côté de cette activité de chercheur, puisque son nom est associé aux démie nationale des sciences de il s’investit dans des responsabilités recherches de pointe sur le cerveau. Washington aux Etats-Unis, l’Aca- au plus haut niveau dans la vie de la Ce qui est moins bien connu, c’est démie léopoldine des sciences à Cité. Il préside de 1992 à 1998 et est le foisonnement de ses activités, de Halle en Allemagne, l’Académie Président d’honneur depuis 1999 du ses centres d’intérêt, qui tous se royale des sciences de Suède, et Comité consultatif national d’éthique rapportent à cette quête centrale j’en passe… pour les sciences de la vie et de la ininterrompue sur notre matière santé. grise, à la fois siège et instrument En 1992, il reçoit la médaille d’or de la pensée rationnelle, des émo- du CNRS et il est titulaire de très Il préside depuis 1989 la Com- tions, des passions, du sens du nombreuses autres distinctions mission interministérielle d’agré- beau, de l’éthique, de la musique scientifiques à l’étranger, qui recon- ment pour la conservation du patri- et j’en passe ! naissent la qualité, l’originalité, le moine artistique national. Il sou- retentissement de ses travaux. tient très activement le musée du Jean-Pierre Changeux est né en Louvre et ses collections. 1936, il a fait ses études dans plu- L’éclectisme de ses travaux a sieurs grands lycées célèbres pari- donné lieu à de nombreuses publi- Ses dernières responsabilités rejoi- siens, Montaigne, Louis-le-Grand, cations, dont je vous rappelle gnent son violon d’Ingres, si je puis Saint-Louis, puis l’Ecole normale quelques-unes (la liste est trop me permettre cette expression : sa supérieure rue d’Ulm, agrégé de longue pour toutes les énumé- passion pour la peinture ancienne, Sciences naturelles es-sciences. rer !) : L’homme neuronal (Fayard, sa prédilection pour l’orgue. 1980), Matière à pensée (avec J. Il est agrégé préparateur en zoolo- Connes, O. Jacob, 2000), Fonde- Jean-Pierre Changeux, vous avez gie à l’ENS en 1958, maître-assis- ment naturel de l’éthique (O. Jacob, choisi pour vos propos ce soir, un titre tant à la faculté des sciences de 1993), Raison et plaisir (O. Jacob, qui nous fait rêver:«De la molécule à Paris en 1960 ; puis il part aux 1994) - des titres significatifs… ! la conscience par le chemin des éco- Etats-Unis, stagiaire postdoctorant à Une même éthique pour tous (O. liers». l’Université de Californie Berkeley Jacob, 1997), Ce qui nous fait pen- en 1966, puis à l’université de Co- ser - La nature et la règle (dialogue Nous nous réjouissons de vous écou- lumbia à New York en 1967, donc philosophique avec Paul Ricœur, ter, merci d’être parmi nous. très tôt dans sa carrière il fait des (O. Jacob, 1998), L’homme de séjours aux Etats-Unis. Puis à partir vérité (O. Jacob, 2002), Gènes et E.A. Lisle Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 7
  • 2. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE J.-P. Changeux mare-Deboutteville, j’y réalisais le Monod avaient choisi au départ travail de recherche pour mon une cellule d’une extrême simpli- Je souhaite évoquer devant vous diplôme d’études supérieures sur cité : le colibacille. D’une part, sa le parcours qui, par le chemin des un crustacé parasite du concom- sexualité venait d’être découver- écoliers, m’a conduit de la biolo- bre de mer ou Holothurie, qui s’est te, ce qui permettait d’analyser la gie moléculaire à des travaux à la avéré être une nouvelle espèce. manière dont les gènes « s’expri- fois théoriques et expérimentaux J’ai effectué ensuite, en octobre ment » par les méthodes de la gé- sur la conscience. 1958, un stage à Bruxelles, dans nétique. D’autre part, on pouvait le laboratoire de Jean Brachet, qui disposer de milliards de bactéries Pourquoi « par le chemin des éco- alliait biochimie et embryologie. toutes identiques entre elles, donc liers » ? Parce que ce parcours J’y rencontrais Christian de Duve amplifier le phénomène étudié, s’est fait comme une promenade et m’informais sur sa découverte et accéder de ce fait à la biochimie en cueillant des fleurs, à droite et des lysosomes. J’en tirais une théorie de la cellule. Enfin, ce qui est ob- à gauche, donc en se faisant plai- sur le rôle joué par les enzymes servé sur cet être monocellulaire sir ; tout en faisant progresser contenus dans les lysosomes qui devait rester valable pour les êtres notre connaissance dans les do- lors de la fécondation seraient vivants plus complexes. « Ce qui maines que j’ai explorés successi- activés par la pénétration du sper- est vrai pour le colibacille l’est vement : la biologie moléculaire matozoïde. également pour l’éléphant», disait fondamentale et les interactions Jacques Monod. allostériques ; la communication Rentré à Paris, je m’efforçais de entre cellules nerveuses par un neu- mettre ma théorie à l’épreuve de La cellule vivante est aussi l’objet romédiateur, l’acétylcholine, et l’iso- l’expérience, hélas sans succès. J’eus d’un autre type de régulation qui lement de son récepteur ; la théo- alors le privilège de rencontrer porte sur l’activité, et non plus la syn- rie de l’empreinte de l’environne- Jacques Monod, qui me proposais thèse, de certains enzymes, sur ment dans la connectivité de notre de venir dans son laboratoire tra- laquelle je décidais d’effectuer mon cerveau ; et enfin l’accès à la con- vailler sur les bactéries. J’ai hésité : travail de thèse. Un chercheur amé- science. c’est l’embryologie qui me pas- ricain, Edwin Umbarger, avait éluci- sionnait!Finalement, j’acceptais:ce dé chez le colibacille la chaine de Quelques souvenirs personnels fut la chance de ma vie… biosynthèse d’un acide aminé, la l- pour commencer… isoleucine. Il avait démontré, de plus, Biologie moléculaire chez que le produit final de la chaîne, l’iso- Je m’intéresse depuis mon enfan- les bactéries. leucine elle-même, avait le pouvoir ce aux sciences de la nature. Lors- de bloquer la première étape enzy- que j’étais adolescent, je collec- La régulation du vivant : matique de sa production : la thréo- tionnais des insectes, des mou- l’allostérie et le modèle concerté nine-désaminase. De plus, elle n’in- ches ou diptères. C’était une vo- hibait pas l’étape suivante (Fig.1). cation précoce. Dès la fin de mes La régulation de la cellule vivante études secondaires et la prépara- était un des sujets majeurs qui L’isoleucine servait donc de signal tion à l’Ecole normale supérieure, préoccupaient Jacques Monod et régulateur spécifique au niveau du je visitais des laboratoires mariti- François Jacob, au début des an- premier enzyme, mais comment ? mes. Ce fut d’abord Arcachon, où nées 1960. La cellule vivante est Le modèle dominant, à l’époque, je prenais contact pour la première une machine chimique, dont les était que la protéine possédait un fois avec un poisson électrique, la principaux acteurs sont des en- seul site, à la fois pour le substrat et Torpille marbrée, qui a joué un rôle zymes. Ceux-ci sont soumis à un pour le signal régulateur et que l’un très important dans ma vie de cher- premier type de régulation : celle excluait l’autre par empêchement cheur. Puis, les années qui ont suivi, de leur biosynthèse qui a lieu au stérique. Etait-ce vrai ? je faisais un stage de biologie mari- niveau génétique et pour laquelle ne chaque été à Banyuls-sur-mer. Jacques Monod et François Jacob J’entreprenais de réfléchir à la Sous la direction de Claude Dela- ont reçu le prix Nobel. Jacob et structure de la molécule d’enzy- 8 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 3. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Fig 2 : « Découplage » de l’interaction régulatrice par chauffage l’isoleucine ; puis, progressivement, via un changement de la structu- cette inhibition disparaît alors que re de la molécule dans l’espace. l’enzyme reste actif (Fig. 2). Pour désigner ce type nouveau Fig 1 : La chaîne de biosynthèse d’interaction, le terme d’effet al- d’un acide aminé : Inhibition par le Le même effet était obtenu par lostérique fut proposé par Monod produit final John Gerhart et Arthur Pardee, et Jacob dans les conclusions du aux Etats-Unis, avec un autre en- colloque pour qualifier le méca- zyme, l’aspartate-transcarbamy- nisme que j’avais proposé. me. Il s’agissait d’une protéine et lase ou ATCase. Comment expli- la disposition de ses atomes dans quer ces résultats ? Dans la com- Je poursuivais mes recherches et l’espace devait expliquer le méca- munication que je présentais au en octobre 1963, je présentais à nisme de cette régulation. Si ses colloque de Cold Spring Harbour Jacques Monod l’ensemble des propriétés régulatrices étaient le de 1961, je formulais une hypo- travaux que j’avais réalisés sur la fait d’une structure spécifique de thèse qui allait à l’encontre du para- thréonine-désaminase2. Certaines de la molécule d’enzyme, une ma- digme de l’inhibition par empêche- ces expériences, montraient d’a- nière, de le démontrer consistait ment stérique pour un site com- bord que l’enzyme présente des à vérifier que l’activité de régula- mun. La molécule devait compor- courbes de saturation en S tant tion pouvait être découplée de ter deux sites distincts, l’un spéci- pour le substrat que pour l’effec- l’activité enzymatique elle-même. fique pour le substrat et l’autre teur allostérique. Ces courbes coo- J’y parvenais de diverses manières pour le signal régulateur. Ces deux pératives ressemblaient à celles d’abord en chauffant un extrait sites étaient localisés à deux en- observées de longue date pour la brut de l’enzyme. Au début de l’ex- droits différents de la molécule ; fixation de l’oxygène sur l’hémo- périence, l’enzyme est inhibé par mais ils interagissaient entre eux, globine. De plus, fait remarquable, Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 9
  • 4. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Fig 3 : Le mécanisme de l’inhibition : Chevauchement (« overlapping ») ou interaction allostérique (« no-overlap- ping » : sites distincts, reliés par un changement conformationnel). I : inhibiteur régulateur - A : analogue stérique du substrat. Sources : Changeux, Cold Spring Harbour Symposium, 1961 ; Changeux, thèse d’Etat 1964. il était possible de faire changer ex- Ceux-ci différent également pour coopérative, en S. Le mécanisme périmentalement la forme de la l’affinité du substrat ou du signal moléculaire proposé de transition courbe, d’une forme coopérative: régulateur, de sorte qu’un effet concertée de la protéine entre en S, à une forme non coopérati- de balancier peut se manifester deux états symétriques permet ve:hyperbolique. Une relation ap- entre les deux états en présence de prédire à la fois la transduction paraissait entre effet allostérique et du substrat ou de l’effecteur al- du signal et les effets coopératifs. effet coopératif, qui fut par la suite lostérique. On peut comparer cette méca- développée avec Jeffrie Wyman et nique à celle d’une serrure, qui Jacques Monod (1965) en s’inspi- Quand un signal chimique arrive existerait soit sous un état ouvert rant des travaux de Max Perutz sur au contact de la protéine, il met soit sous un état fermé. Comme la molécule d’hémoglobine. L’expli- en mouvement le balancier dans une clef, le ligand stabilise un état cation proposée est que ces pro- la direction de l’état pour lequel il (ouvert ou fermé) de la serrure priétés sont dues: manifeste l’affinité la plus élevée. qui préexiste à l’usage de la clef. Ainsi la transduction du signal se La clef sélectionne l’état de la ser- 1. au fait que ces protéines sont produit. Mais le mécanisme sug- rure dans lequel elle entre le plus composées de sous-unités (4 géré explique également les effets facilement. Il y a sélection et non pour l’hémoglobine) organisées coopératif. Partant d’un état de pas induction de l’état conforma- en une sorte de microcristal sy- base T, l’accroissement de la con- tionnel par le ligand. Une sorte de métrique, ou oligomère, centration d’effecteur entraine micro-mécanisme darwinien se 2. que l’oligomère symétrique une occupation progressive des produit à l’échelle moléculaire. peut exister sous au moins deux sites de liaison pour le substrat, la Ainsi est né et s’est développé le états, soit relâché (R), soit con- balance penche en faveur de R. Il modèle concerté Monod-Wyman- traint ou «tendu» (T). s’ensuit une courbe de liaison Changeux (MWC) de 1965 (Fig. 3). 10 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 5. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Après avoir passé ma thèse, je teur sont topographiquement me porte donc, comme le propo- souhaitais faire un stage postdoc- distincts; sait le modèle concerté de Monod- toral qui me permette de mettre 2. la molécule d’enzyme est un Wyman-Changeux, sur ce qui est à l’épreuve le modèle. Je suis parti oligomère symétrique ; appelé la structure quaternaire de la aux Etats-Unis, à Berkeley, chez le molécule oligomérique. biophysicien Howard Schachman. 3. dans le même cristal coexis- Son laboratoire travaillait sur un tent l’état actif et l’état inactif Les synapses : le récepteur enzyme régulateur bactérien que et ces deux états sont parfaite- de l’acétylcholine j’ai déjà mentionné, l’aspartate ment symétriques. Ces données transcarbamylase, qui était dispo- sont donc en accord tant avec Dans la conclusion de ma thèse, nible en grande quantité sous for- la définition des interactions al- en 1964, j’avançais que ce qui me purifiée. Cela m’a permis de lostériques évoquées dans ma avait été acquis avec les bactéries tester si oui ou non l’enzyme sui- thèse, qu’avec le «modèle concer- pouvait nous aider à comprendre vait le modèle concerté. Le test té» MWC» que nous avions pro- ce qui se passait dans notre systè- était de comparer, de manière posé trente ans auparavant. me nerveux central. Des méca- indépendante, changement con- nismes allostériques étaient peut- formationnel et occupation du Ces études cristallographiques être à l’œuvre dans les espèces ligand. Si l’enzyme suivait le modèle démontrent d’autre part que le animales supérieures et, pourquoi de l’induced-fit, les deux courbes site actif comme le site régulateur pas, pourraient un jour expliquer devaient se superposer ; s’il suivait se trouvent aux interfaces entre la transmission des signaux chi- le modèle MWC, les deux fonctions sous-unités de la molécule, donc miques au niveau de la synapse. devaient être distinctes. à des points critiques de la molé- J’écrivais:«C’est certainement s’en- cule protéique. On note également gager dans des spéculations pour Le changement de conformation un phénomène remarquable. Lors l’instant difficiles à éprouver par est mesuré par la réactivité chi- du changement d’état conforma- l’expérience que d’essayer de re- mique (R) de la protéine, la liai- tionnel, les sous-unités vont légè- connaître dans les phénomènes son (Y) par la méthode de l’équi- rement se réorienter l’une par rap- membranaires qui donnent lieu à libre de dialyse. On constate que port à l’autre, comme deux rouages la fois à la reconnaissance de signaux la courbe R ne se superpose pas à d’un automate; l’angle de rotation métaboliques stéréospécifiques et à la courbe de liaison du substrat Y. de la molécule autour d’un axe est leur transmission (la transmission Cela exclut le caractère « induit » d’environ quatre degrés, et de l’or- synaptique par exemple) des méca- du changement de conformation dre de six degrés autour d’un nismes analogues à ceux décrits à par le ligand et apporte un argu- autre axe. Le changement de for- propos des protéines allostériques». ment important en faveur du modèle de transition concertée entre états pré-existants. Une validation structurale de la théorie a été obtenue de manière spectaculaire en 1994, avec les données de cristallographie par rayons X obtenues avec la lacta- te-déshydrogénase de Bifidobac- terium (un bacille que l’on trouve dans les yaourts « bios »). La cris- tallographie apporte la démon- tration que : Fig 4 : Dissection et enregistrements de l’électroplaque 1.site catalytique et site régula- Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 11
  • 6. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE En février 1967, ayant réalisé mes était considérée comme insaisis- pait une tranche avec laquelle on projets sur l’aspartate transcarba- sable. Le mystère était grand ! disséquait les électroplaques iso- mylase, je décidais de quitter le lées. L’électroplaque apportait les laboratoire de Howard Schach- J’apprenais donc, avec un collabo- données pharmacologique in vivo. man, pour aborder la chimie des rateur de David Nachmansohn, L’organe électrique offrait un systè- récepteurs de neurotransmetteurs Thomas Podleski, à disséquer l’élec- me particulièrement adéquat pour dans notre système nerveux. David troplaque de mes propres mains et aborder la chimie de la synapse. Nachmansohn m’avait invité à à enregistrer sa réponse électrique. Analogue à une culture de bacté- venir chez lui travailler sur l’anguille Mon premier travail consista à étu- ries, il est extrêmement riche en électrique (Fig. 4). Je passais sept dier l’effet d’une molécule qui res- synapses (environ un milliard de sy- mois passionnants dans son labo- semblait à la nicotine, mais qui se napses par kilogramme d’organe ratoire, à l’Université Columbia fixait irréversiblement sur le récep- électrique) et ces synapses choliner- College of Physicians and Surgeons teur par un groupe réactif : un mar- giques sont toutes identiques entre à New-York. La transition de la queur d’affinité. Je l’essayais sur elles. L’organe électrique constituait biochimie à l’électrophysiologie fut l’électroplaque, et je montrais que, donc un système très approprié pour brutale. La décharge électrique du effectivement, l’on avait affaire à un nous et je décidais, avec Maurice gymnote est produite par un or- bloquant irréversible de la réponse. Israël, de fractionner l’organe gane électrique composé de mil- électrique. Je constatais que les lions de cellules géantes, ou élec- Je rentrais en France en Octobre fragments de membrane isolés se troplaques. Il ne s’agissait plus d’étu- 1967 avec dans mes bagages le refermaient sur eux-mêmes, for- dier une réponse enzymatique, mais poisson électrique. L’Electrophorus maient des vésicules closes. Il m’est de mesurer une réponse électrique electricus fit une entrée remar- alors venu l’idée que l’on pouvait à un agent chimique (l’acétylcholi- quée à l’Institut Pasteur, où l’on désormais se passer de l’électro- ne, la nicotine ou le curare…). En travaillait principalement (encore physiologie et mesurer la réponse même temps, l’enjeu était de dé- aujourd’hui) sur les bactéries et au neurotransmetteur en suivant couvrir ce qui en était le récepteur. les virus ! Chacun venait voir dans le flux d’ions radioactifs à travers On savait que le neuro-médiateur notre aquarium ce curieux pois- ces membranes. Eh bien, cela a était l’acétylcholine, mais sa cible son dont chaque matin on décou- fonctionné ! La carbamylcholine (qui Fig 5 : La réponse in vitro à un agent chimique. Les fragments de membranes d’électroplaque forment des vési- cules closes (gauche). Les microsacs répondent à l’ACh in vitro par augmentation de flux ionique (droite). 12 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 7. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE est un analogue de l’acétylcholine) quasi irréversible, entraînant la pa- sohn m’écrit : «Je suis très excité par augmente le flux ionique in vitro en ralysie et la mort. votre grand succès avec le récep- l’absence de source d’énergie autre teur, en utilisant l’alphabungaro- que le changement de concentra- La démonstration s’est faite en trois toxine. Je viens de lire votre publi- tion de ligand (Fig. 5). Le phénomè- étapes : 1.la toxine bloque l’effet de cation dans le PNAS (Proceedings of ne que je venais de découvrir res- l’acétylcholine sur l’électroplaque in National Academy of Sciences), c’est semblait à la régulation que l’on vivo;2. elle inhibe la réponse des vraiment magnifique, mes félicita- pouvait obtenir in vitro avec un enzy- microsacs in vitro ; 3. elle déplace tions les plus chaleureuses ! Cette me régulateur bactérien. On était la liaison d’un ligand choliner- fois, vos expériences me semblent sans doute en présence d’un méca- gique radioactif, le décamétho- tout à fait concluantes, vous avez nisme allostérique... nium, sur une protéine solubilisée à réussi à isoler la protéine du récep- partir des fragments de mem- teur. C’est une très grande joie pour Restait à isoler la protéine réceptrice branes. Cette protéine particulière moi aussi, je suis très fier de vous, engagée dans cette réponse ! se caractérise par le fait qu’elle lie plus que jamais si c’est possible. Car l’acétylcholine et la bungarotoxine les autres marqueurs d’affinité Pour l’identifier, j’eus recours à un de manière exclusive. Elle est dis- n’étaient pas aussi spécifiques, votre ligand extrêmement spécifique du tincte de l’enzyme qui dégrade l’acé- succès ouvre un nouveau chapitre récepteur. Un éminent biologiste tylcholine:l’acétylcholinestérase. de la neurobiologie moléculaire». de Formose, Chen Yuan Lee, venait d’isoler la bungarotoxine dans le Jacques Monod est mis au courant. Après 35 ans ce nouveau chapitre venin d’un serpent, le bungare; Il trouve le résultat passionnant et est encore loin de se refermer. cette toxine bloquait la jonction transmet notre article à l’Académie nerf-muscle squelettique avec une des sciences américaine. A la paru- Une autre étape symboliquement très haute affinité et de manière tion de l’article, David Nachman- importante fut l’observation, en mi- Fig 6 Le récepteur nicoti- nique : une protéine allostérique. Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 13
  • 8. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Fig 7 : La structure tridimensionnelle de plusieurs récepteurs allostériques croscopie électronique, de la stru- s’ouvre lorsque l’acétylcholine se canal a pu être approché de deux cture de la protéine réceptrice fixe sur les sites récepteurs. La dis- manières complémentaires : purifiée à partir de l’organe élec- tance entre le canal ionique et les • par dynamique moléculaire trique d’Electrophorus. Elle apparais- sites récepteurs est de l’ordre de avec Antoine Taly3 sait comme une rosette d’environ 30 à 50 angströms. Or, c’est éga- 90 angströms de diamètre avec lement la distance que l’on trou- • par cristallographie d’un une dépression centrale (Fig. 6)… ve entre hèmes fixant l’oxygène homologue bactérien avec dans le cas de la molécule d’hé- Pierre-Jean Corringer… La protéine membranaire est ef- moglobine. On a donc bien affaire fectivement un oligomère, mais à une authentique protéine allosté- Les deux modèles suggèrent composé de 5 sous-unités allongées rique membranaire, avec des sites qu’une torsion quaternaire de la formant une sorte de faisceau trans- topographiquement distincts pour molécule intervient dans l’ouver- membranaire. Le domaine synap- l’acétylcholine et pour le canal ture et la fermeture du canal tique porte les sites récepteurs de ionique. (Fig.7). l’acétylcholine, à la frontière entre sous-unités. Le domaine membra- Le changement conformationnel Ces données rappellent les données naire contient le canal ionique qui qui assure le couplage entre site et structurales obtenues il y a bien des 14 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 9. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE tions par l’activité. Antoine Danchin, Philippe Courrège et moi-même avons tenté de décrire cette évolu- tion par un modèle mathématique. Une enveloppe génétique définit les voies et des cibles principales d’axones en croissance. Puis une mise au point se fait dans le réseau, par élimination de connexions. L’activité à la fois spontanée et re- çue du monde extérieur intervient dans cette sélection. Ce mécanisme associe épigenèse darwinienne et stockage d’information dans le ré- seau neuronal en développement (Fig. 9). Cette thèse contredisait l’idée lamarckienne selon laquelle plus on stimule, plus on forme de synapses : « La fonction crée l’or- gane » ! Notre thèse était exacte- Fig 8 : Développement de la connectivité du cerveau de l’enfant ment l’inverse : plus on stimule, plus on élimine de synapses pour spécifier le réseau nerveux en déve- années avec des protéines allosté- Mais je restais un peu critique de loppement. Comme je l’écrivais dans riques globulaires. De manière très la vision très innéiste de Jacques l’Homme neuronal, «apprendre c’est générale, elles sont en accord avec Monod du développement de l’or- éliminer». l’idée d’un mécanisme allostérique ganisation cérébrale : vision qui, dans la transduction du signal selon moi, ne laissais pas assez de Avec Jean-Pierre Bourgeois et Pierre membranaire…comme je le suggé- place à l’empreinte culturelle. Je Benoit, nous pouvions montrer, rais dès 1964! Ce mécanisme pré- pensais, à la lumière des expériences avec la jonction musculaire, qu’à un sente un caractère de grande géné- de Hubel et Wiesel, que l’environne- stade critique du développement, ralité. On tient peut-être là une clé ment pouvait introduire sa marque la paralysie peut accroître le nom- d’explication des mécanismes de dans le réseau neuronal. Il ne fallait bre de connexions, tandis que la sti- régulation à l’œuvre depuis la bac- pas oublier que 50% de la connecti- mulation artificielle va, au contraire, térie jusqu’à notre système nerveux vité de notre cerveau se développe accélérer l’élimination des con- central. après la naissance (Fig. 8). nexions surnuméraires. Epigenèse : l’empreinte A l’occasion d’une rencontre avec C’est aussi le cas avec le cortex de l’environnement Edgar Morin sur Le cerveau et l’évè- visuel. Lorsque l’on bloque l’activité nement, je proposais qu’un proces- spontanée du système en dévelop- En parallèle à ce travail sur les sus de sélection « darwinien » pou- pement par un inhibiteur du canal mécanismes élémentaires des ré- vait avoir lieu au cours du dévelop- sodium, la tétrodotoxine, on stabili- cepteurs, je rêvais d’avancer vers pement du réseau synaptique dans se plus de connexions que lorsque des niveaux d’organisation plus le cerveau du nouveau-né. Le cer- l’activité circule dans le réseau. Ces élevés du cerveau. Nous sommes veau pouvait connaître des phases expériences s’accordent avec l’idée à la fin des années 60. J’avais lu, évi- successives emboitées d’exubéran- qu’à des étapes d’exubérance tran- demment, Le hasard et la nécessité. ce connexionnelle suivie de sélec- sitoire succèdent des phases d’éli- Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 15
  • 10. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Fig 9 : La stabilisation sélective des synapses mination de synapses surnumé- nétique de la mise en place de nos Stanislas Dehaene, avec qui je déci- raires par l’activité. Dès lors, on con- circuits de neurones. dais de mener un travail de çoit comment l’environnement cul- réflexion théorique qui se poursuit turel et social du nouveau-né laisse La conscience, espace de aujourd’hui. L’objectif était d’ex- son empreinte dans les réseaux de travail neuronal plorer la littérature récente sur la neurones en développement. C’est mise en relation des fonctions en particulier ce qui se produit lors Il me reste à débattre avec vous de supérieures du cerveau avec son de l’apprentissage des langages l’accès à la conscience et de l’espa- organisation neurale. Mon but ulti- parlé et écrit chez l’enfant (Fig. 10). ce de travail neuronal conscient. me était la compréhension des Dès 1986, j’abordais dans mon bases neurales de nos activités con- La comparaison par imagerie cé- enseignement annuel au Collège scientes… de notre pensée ré- rébrale des cerveaux d’enfants il- de France des thèmes généraux flexive ? lettré et alphabétisé révèle des dif- qui ne portaient plus directement férences frappantes. Chez l’enfant sur la recherche effectuée dans En premier lieu, il fallait s’entendre scolarisé, les voies de la lecture et mon laboratoire, comme le ré- sur une définition de la conscien- de l’écriture se forment et s’inter- cepteur de l’acétylcholine, la sy- ce! Contrairement aux philosophes prètent en termes d’appropriation napse ou son développement, et ou aux théologiens, les neurobio- épigénétique de voies pré-exis- que je n’avais que brièvement exa- logistes peuvent s’entendre en tantes par la lecture et l’écriture. minés dans l’Homme neuronal. Le adoptant une définition simplifiée. Des «circuits culturels» s’inscrivent moment me paraissait venu La conscience sera définie comme dans notre cerveau au cours de l’ex- d’aborder plus à fond les bases un « espace subjectif », un « milieu périence épigénétique postnatale. neurales des fonctions cognitives. interne», un «espace de travail glo- Ces données sont en accord avec la J’en faisais part à Jacques Mehler bal» (Baars, 1998), où les actions conception «darwinienne» épigé- qui me présentait son jeune élève sont remplacées par des simula- 16 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 11. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Fig 10 : Appropriation culturelle de circuits en développement tions, plans, buts et suivis d’action propre monde intérieur, de l’activi- Pour construire ce modèle, une - par exemple, vous êtes conscients té spontanée de notre cerveau. première distinction doit être qu’il y a une rue à côté d’ici, vous faite entre : pouvez vous représenter ce qui va s’y Notre idée de base a été de con- • les états de conscience (être passer dans les minutes qui vien- struire un modèle théorique qui endormi ou éveillé, anesthésié, nent : des voitures y passent, vous se fonde sur une architecture dans le coma, subir une crise d’épi- allez bientôt sortir de cette salle en neuronale minimale mais réalis- lepsie, éprouver un orgasme…), ces passant dans cette rue… Ces simula- te, qui suggère une relation cau- « états de conscience » sont sous tions et plans sont évalués - par sale entre un comportement le contrôle de réseaux de neu- exemple, vous pouvez vous deman- spécifique (ou un processus rones ascendants définis. der s’il est plus intéressant de quitter mental subjectif) et une distri- cette salle tout de suite, ou d’ici un bution de signaux circulant •et le contenu de l’expérience sub- quart d’heure quand j’aurai termi- dans cette architecture neuro- jective : l’un des traits caractéris- né… au sein de l’espace conscient nale ; de mettre en correspon- tiques de l’activité consciente est d’une manière globale, avec réfé- dance un traitement subjectif que l’on peut «rapporter» le conte- rence au monde extérieur, au soi et par ce réseau et une activité nu de cette expérience consciente - aux mémoires personnelles, aux neurale objective que l’on puisse vous pourrez dire un ami que vous règles internalisées et aux conven- mesurer ; enfin de réaliser une rencontrerez dans la rue en sortant tions sociales. La prise de conscien- expérience qui mette à l’épreu- de cette salle:«J’ai assisté à une ce se fait avec temporalité et réver- ve les prédictions du modèle. Ce conférence où Changeux nous a parlé bération sur le soi de sa propre expé- « bricolage » de modèles neuro- de la conscience». rience. Il s’agit d’un acte délibéré, naux est réalisé dans le but de sur lequel je peux me juger et être représenter processus conscient Alors, sur quelles bases construire jugé. Ce «milieu interne» est un et non conscient, sachant que un modèle neuronal de l’accès espace global qui intègre les divers nous sommes encore très loin d’une représentation à la conscien- types de signaux reçus du monde d’une description exhaustive de ce ? L’hypothèse simple que nous extérieur et ceux venant de notre la réalité. avons proposée repose sur l’ana- Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 17
  • 12. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Figure 11 : Les neurones à axones longs tomie. Elle se fonde d’abord sur la à axones longs sont particulière- S. Dehaene, M. Kerszberg, J.-P. distinction entre : un ensemble de ment abondants dans le cortex pré- Changeux, A Neuronal Model of a processeurs « verticaux » au fonc- frontal, lequel accroit de surface de Global Workspace in Effortful Co- tionnement automatique et non manière explosive du singe à gnitive Tasks. Proc. Natl. Acad. Sc, conscient, engagés dans des fonc- l’homme. De même, si l’on compa- USA, 1995, 14529-34 (1998) (Fig.13). tions spécifiques (vision, audition, re un cerveau de rat à un cerveau attention, évaluation, etc) ; et un d’homme, on observe chez l’hom- Le modèle distingue deux réseau « horizontal » de neurones me une proportion considérable- espaces computationnels : corticaux à axones longs qui ment plus élevée de substance contribue à l’intégration de ces blanche (les axones longs myélini- • l’espace des processeurs spécia- multiples activités dans un espace sés) par rapport à la substance lisés (visuels, moteurs, d’évalua- de travail commun. Ces neurones grise. Le graphique de droite de la tion, mémoire à long terme…), à axones longs ont été observés il figure 12 illustre l’évolution relative qui sont automatiques, « encap- y a plus d’un siècle par Ramon y de la substance blanche, des insec- sulés », non conscients ; Cajal dans le cortex cérébral des tivores, qui sont des mammifères • et l’espace de travail global, où mammifères et de l’homme en primitifs, jusqu’au singe et à l’Homo des neurones à axones longs particulier. Ils établissent des liens sapiens. Cet accroissement de la redistribuent des signaux aux à grande distance, par exemple, substance blanche, c’est-à-dire de multiples territoires intervenant entre la partie frontale et la partie la connectivité à longue distance, dans l’expérience subjective d’être occipitale de notre cortex cérébral, marque une véritable divergence conscient, ou de programmer une ou même d’un hémisphère à entre l’homme et les autres es- action et de rapporter cette expé- l’autre en passant par le corps cal- pèces, ce qui conforte l’idée d’une rience consciente. leux (Fig. 11). correspondance entre la connectivi- té à longue distance et l’«espace de Comment peut-on le mettre à Ces neurones composent un réseau travail conscient». l’épreuve ce modèle neuro-com- horizontal cortical qui va assurer putationnel minimal? une intégration globale de signaux Le modèle a été exprimé sous venant de territoires spécialisés du forme mathématique dans un tra- Je citerai d’abord, une expérience cortex cérébral et se projetant vers vail publié en 1998 par Stanislas de lectures consciente et non con- d’autres territoires du cortex céré- Dehaene, Michel Kerszberg et sciente réalisée par Stanislas De- bral. On observe que ces neurones moi-même : haene et son groupe (Fig. 14). 18 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 13. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Figure 12 : Evolution de la substance blanche On présente au sujet une série de conscient, alors qu’elle reste très l’échelle cérébrale ! Il existe, là enco- diapositives où le mot « lion » est modeste dans le cas du traite- re, une relation avec la présence des séparé par des blancs;et une autre ment non conscient. Ce résultat est neurones à axones longs, particuliè- succession, où le mot «note» est évidemment en faveur du modèle rement abondants dans le cortex encadré par des masques. Dans le de l’espace de travail conscient. préfrontal (Fig. 15). premier cas, lorsqu’on demande au sujet s’il a vu quelque chose, il ré- Dans un autre type d’expérience, Enfin, les résultats de ces expé- pond par l’affirmative. Il peut rap- on enregistre par électroencépha- riences dites de masquage peuvent porter l’expérience subjective d’avoir lographie l’activité électrique corti- être simulés sur ordinateur à partir lu le mot « lion ». Dans l’autre cas, cale lors du traitement conscient et d’un modèle dérivé du modèle ini- il ne rapporte rien : il n’a rien vu, du traitement non conscient. On tial de Dehaene, Kerszberg et dit-il. Mais si on lui demande constate des différences significa- Changeux. On note un accord ensuite de faire une expérience tives entre les deux types de mesu- remarquable entre les données de choix, «d’amorçage», il devient re, au niveau du cortex frontal, expérimentales et les données de évident que le mot «note » a été mais pas du cortex temporal. modélisation. traité par le cerveau du sujet, mais Dans le cas du traitement con- de manière non consciente. L’ima- scient, une réponse de tout ou Récepteur nicotinique et gerie cérébrale par résonance rien, une sorte d’« ignition » des accès à la conscience magnétique révèle une mobilisa- ondes électriques s’enregistre à tion importante du cortex pré- ce niveau avec un délai de 200 à Je terminerai avec quelques expé- frontal dans le cas du traitement 300 millisecondes, ce qui est long à riences qui constituent une pre- Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 19
  • 14. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Figure 13 : Modèle de l’espace de travail neuronal mière tentative de mise à l’épreu- de cerveau, l’existence de récep- teur de haute affinité nicotinique ve de notre modèle chez l’ani- teurs nicotiniques dans le cortex (unités alpha 4-/- ou bêta 2-/-) mal. Catherine Vidal démontrait préfrontal. Les souris génétique- ont été invalidées, survivent fort en 1989, à l’aide d’enregistrements ment modifiées, chez lesquelles bien. Toutefois certains compor- électro-physiologiques sur coupe les gènes codant pour le récep- tements cognitifs sont altérés : la 20 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 15. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE Figure 14 : Lecture consciente et non consciente Figure 15 : Expériences de masquage Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 21
  • 16. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE souris mutante a perdu le com- notre objet de recherche n’est pas Questions du public portement d’« exploration » com- le contenu de la conscience : mais parée à la souris sauvage. Par l’état de conscience, qui serait sous Dans le cerveau, des récepteurs contre, la « navigation », déplace- le contrôle du récepteur nicotinique. de trois milliards d’années ment automatique qui ne dépend pas du cortex frontal, est conser- Les récepteurs nicotiniques céré- «En lisant les articles sur le récepteur vée. Il y a altération sélective d’un braux sont la cible de nombreux de l’acétylcholine, j’ai été frappée par comportement «cognitif» chez la agents pharmacologiques, qu’ils le fait que ces motifs moléculaires souris. Peut-on étendre à la souris soient orthostériques ou allosté- comportent une partie qui est for- le modèle de la conscience ? Si riques, développés par les socié- mée de feuillets polypeptidiques, où on élimine le récepteur nicoti- tés pharmaceutiques. Ces agents se fixe le ligand, et une partie mem- nique, altère-t-on l’accès à l’espa- nicotiniques ont été mis au point branaire, qui a la fameuse structure ce de travail neuronal ? La ques- pour lutter contre les troubles du pentamérique hélicoïdale. Or, cette tion est posée. système nerveux d’une gravité architecture complexe s’observe extrême, observés dans des pa- déjà chez les procaryotes. Cela vous Lorsque l’on fait subir à un adulte thologies comme la maladie d’Al- suggère-t-il quelque chose ?» ou un nouveau-né, durant le som- zheimer, de Parkinson, ou la schi- meil, un choc hypoxique (c’est-à- zophrénie. Il faut espérer que ces J.-P. Changeux dire on élimine l’oxygène de l’air et recherches vont conduire à des on le remplace par de l’azote… on nouvelles découvertes sur le plan C’est Pierre-Jean Corringer qui a l’asphyxie momentanément) le sujet de la thérapeutique.... fait cette démonstration, dans mon se réveille brutalement et se met à laboratoire, à partir de données respirer vigoureusement:c’est une Il reste encore beaucoup à faire purement génomiques sur des bac- sorte de réflexe de survie:le choc pour comprendre notre cerveau ! téries très archaïques. Il a montré hypoxique contrôle l’éveil. Dans une que certaines de ces bactéries expérience faite avec Hugo Lager- Pour terminer, je tiens à exprimer exprimaient un récepteur très crantz du Karolinska Institute de mes remerciements, d’abord à mes voisin du récepteur de l’acétyl- Stockholm, il a été montré que ce premiers maitres:Jean Bathellier, au choline. Il a même réussi à le cristal- réflexe est atténué chez la souris Lycée Montaigne;Claude Delamare- liser. A Strasbourg, Antoine Triller, invalidée pour le gène bêta 2 -/- . Deboutteville qui m’a donné accès avec qui je collabore depuis plu- De même lorsque une souris ges- au laboratoire Arago de Banyuls sieurs années, a même réussi à arri- tante est exposée à la nicotine chro- lorsque j’étais jeune étudiant ; mer in silico des antagonistes du nique (comme une femme encein- Jacques Monod qui me fit entrer à récepteur nicotinique sur le récep- te fumant des cigarettes), le conte- l’Institut Pasteur ; David Nachman- teur bactérien. Et cela marche ! nu en récepteur de haute affinité sohn de l’Université Columbia. En- décroit chez les souriceaux nou- suite à tous ceux qui ont soutenu Il est remarquable que nous ayons veaux-nés et ce réflexe est atténué. mes recherches comme Pierre Aigrain donc dans notre cerveau des Nous pensons qu’il s’agit là d’un et François Morel, à la DGRST, qui a molécules vieilles de 3 à 4 milliards modèle de la mort subite du nour- financé mes premiers travaux ; d’années et dont les détails de la risson, dont l’occurrence est accrue Jacques Demaille et Claude Paoletti structure tridimensionnelle se trou- chez les femmes enceintes qui en particulier qui m’ont donné le vent déjà présents chez les proca- fument. privilège de diriger une unité du ryotes. Une telle conservation de CNRS. structure s’observe également avec Cette difficulté du réveil atteste- d’autres protéines. Le récepteur bac- elle d’un contrôle de l’accès au Et puis à tous mes collaborateurs térien n’est évidemment pas un ré- champ de conscience par le récep- et collègues, anciens et actuels, cepteur de neuro-transmetteurs:il teur nicotinique ? et à des amis qui se sont joints à répond aux protons, à un change- eux au mois de septembre l’an- ment de pH, par l’ouverture d’un Dans ces dernières expériences, née dernière. canal ionique très semblable à celui 22 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009
  • 17. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE du récepteur nicotinique. Comme «Ma question porte sur l’hypnose. J.-P. Changeux l’a écrit François Jacob, l’évolution Des scientifiques-Canadiens, Aus- se fait par «bricolage» à partir de traliens, Japonais,…, mais aussi Mi- C’est une question importante, qui structures plus simples. Ce qui a été chel Jouvet en France-continuent à devrait être étudiée, par le CNRS acquis chez les bactéries se maintient travailler sur ce sujet. Vous-même, par exemple. C’est un fait que les et se perpétue au niveau génétique que pensez-vous de l’hypnose ?» premières années du développe- chez l’Homo sapiens. A partir de ment de l’enfant est très sensible à cette information stockée dans le J.-P. Changeux l’environnement physique, social et génome, d’autres traits sont apparus culturel. Peut-être que les nouveaux : le neurone, la capacité de créer les Nous avons utilisé d’autres para- modes de vie vont produire des réseaux, de constituer un espace de digmes, beaucoup plus simples adultes qui seront différents de ce travail conscient, etc… Ainsi a pu se et faciles à utiliser que l’hypnose. que nous étions, nous, élevés par développer la complexité de notre Autant choisir des méthodes ex- une mère affectueuse, qui consa- cerveau. périmentales qui donnent des ré- crait sa vie à l’éducation de ses ponses les moins ambiguës pos- enfants... C’est thème de recherche Inconscient, hypnose, halluci- sible... qui demande une collaboration effi- nations cace antre neuroscience et sciences « La stimulation à la nicotine, je de l’Homme et de la société. « A-t-on trouvé la localisation de crois, est associée aux états d’hal- l’inconscient dans le cerveau ? » lucination. Est-ce un éveil ? » «Vous avez évoqué les différences entre les alphabétisés et les analpha- J.-P. Changeux J.-P. Changeux bètes, il y a ici un champ de coopé- ration extrêmement fécond entre les Nos activités conscientes ne consti- Le récepteur de la nicotine est asso- spécialistes de l’homme et la société tuent qu’une part relativement cié à l’éveil. Il y a libération accrue à travers l’apprentissage du langage. modeste de l’activité de notre cer- d’acétylcholine dans le cerveau au Vous-même, vous avez évoqué cette veau. On estime à seulement 5- moment de l’éveil et au moment collaboration multidisciplinaire entre 10% la fraction de l’énergie totale du sommeil paradoxal. Dans les les mathématiciens et les neurophy- consommée par le cerveau par ces deux cas, une activation des récep- siologistes». activités conscientes. Le reste est uti- teurs nicotiniques a lieu. Mais lisé par des activités non d’autres récepteurs, dits muscari- J.-P. Changeux conscientes. Je n’ai pas utilisé le niques, jouent aussi un rôle très terme «inconscient» car il est trop important, en particulier dans les Le drame de la science contem- connoté, à cause de Freud notam- hallucinations. poraine est la spécialisation et ment. Mais pour moi, l’essentiel de l’enfermement disciplinaire, de l’activité du cerveau est non L’apprentissage du langage même que le réflexe corporatis- consciente. Quand je dors, mon cer- te. Cela peut paraître surpre- veau est non conscient et il est « Dans les parcs, on rencontre ces nant, mais les généticiens dé- néanmoins très actif. Des tests aides maternelles qui se regrou- fendent la génétique, les neuro- cognitifs fort élégants, comme les pent ensemble et qui parlent un physiologistes la physiologie, tests de masquage, ont été utilisés français approximatif. Quand on etc ! C’est vrai que chaque disci- par Stanislas Dehaene pour révéler sait que les enfants acquièrent pline mérite d’être approfondie, la différence entre les territoires l’aptitude au langage dans les que de nouvelles techniques mobilisés par activités consciente et toutes premières années, je me méritent d’être développées ; non consciente. Comme je l’ai dit, demande si cette influence ne va mais au bénéfice de tous ! Il fau- l’activité consciente active principa- pas retentir sur leur possibilité drait beaucoup plus d’échanges lement, mais pas exclusivement, le d’acquisition de la langue par la et c’est ce qui se fait d’ailleurs cortex frontal. suite ? ». dans les laboratoires du CNRS. Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009 23
  • 18. DE LA MOLÉCULE À LA CONSCIENCE « L’apprentissage des langues de- La perception du Beau qu’Alberti a appelé le consensus par- vrait être précoce. Ne pêche-t-on tium, la cohérence des parties au pas, en France, par un retard trop « Pouvez-vous nous donner, en tout. La perception de la compo- important ? ». quelques mots, l’état de vos tra- sition fait appel à la reconnais- vaux sur la perception du Beau ? sance d’harmonies, de rythmes par J.-P. Changeux Travaillez-vous également sur ce notre cerveau. Parmi les multiples sujet dans une optique de sciences traits qui vont converger pour défi- Bien sûr ! Malheureusement, les cognitives?» nir l’œuvre d’art, il y a aussi le mes- jeunes Français se singularisent sage de l’artiste, qui manifeste sa dans les Congrès internationaux J.-P. Changeux propre vision du monde, qu’il va par un accent à la Maurice Che- tenter de communiquer. C’est ce valier poussé à l’extrême. Ils ont Ce domaine n’est pas directement que Poussin appelle l’exemplum, souvent d’énormes difficultés à s’ex- lié aux travaux expérimentaux du que l’on retrouve pratiquement primer. Les Japonais se sont trouvés laboratoire mais plutôt à mon chez chaque artiste:chez Picasso, dans une situation bien plus diffici- expérience de collectionneur et à avec Guernica, il y a une protesta- le que la nôtre, il y a 20 ou 30 ans, mon enseignement au Collège de tion contre les violences de la guer- mais les nouvelles générations par- France. Prenons l’exemple des arts re;chez Serra, il y a, peut-être, une lent l’anglais avec beaucoup d’élé- plastiques : nous possédons un sys- espèce de volonté d’indestructibilité gance. Quand vous parlez à un tème visuel qui nous permet de de la Tour de Babel, création humai- Norvégien ou à un Finlandais, ils reconnaître des formes, d’identifier ne qui résiste aux foudres divines, savent, dès l’école, que leur pays est des couleurs, de reconnaître et de une sorte de manifeste d’existence petit, leur langue peu répandue. percevoir le mouvement. Nous par- de l’humanité ; et puis il y a chez Pour eux, l’anglais n’est même pas venons grâce à lui à une reconstitu- Matisse, il l’a dit lui-même, le «bon une deuxième langue, c’est une tion consciente d’un objet mobile, fauteuil» «le calmant cérébral»... langue obligatoire s’ils veulent sim- comme un train qui se déplace, plement exister en dehors de leurs une voiture qui bouge dans la rue. frontières. La France n’est pas un grand pays sur le plan démogra- Maintenant la question posée phique comme sur le plan de l’im- est : est-ce une œuvre d’art ? La 1Professeur au Collège de France, directeur portance scientifique. Notre instinct réponse ne relève pas strictement du Laboratoire de neurobiologie moléculaire de survie va faire en sorte que les de la neuroscience, mais il fait évi- à l’Institut Pasteur français apprendront un peu mieux demment appel à nos fonctions cé- 2 « Sur les propriétés allostériques de la L- l’anglais sans l’avenir. Pourquoi pas rébrales. Il n’existe pas une défini- thréonine-désaminase », thèse d’Etat faire passer un examen de passage tion simple, mais une convergence 1964, Faculté des sciences de Paris. en anglais pour les chercheurs à de traits qui vont définir une œuvre 3 « Laboratoire de chimie biophysique, l’entrée au CNRS, ou même pour d’art. Par exemple, l’originalité de Institut de science et d'ingénierie supramo- obtenir une thèse d’Etat ! l’œuvre ou sa composition : ce léculaire, Strasbourg 24 Rayonnement du CNRS n° 51 juin 2009