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Les rencontres de bellepierre
1. Les rencontres de Bellepierre
septembre 2007
Ethnosociologues, Éliane Wolff et Michel Watin sont enseignants-
chercheurs à l’Université de La Réunion. Ils travaillent sur
l’émergence d’un espace public original dans les conditions
actuelles marquées par une modification forte et rapide de l’urbanité
et des techniques de communication.
Refusant l’opposition manichéenne classique entre l’ancien et le
moderne, les auteurs tentent de montrer comment la sociabilité
traditionnelle créole se maintient malgré les évolutions urbanistiques
(disparition du kartiè) et architecturales (développement de la kaz
anlèr), grâce à des stratégies de « bricolage » ou de détournement.
La « bâche bleue », par exemple, est une forme de privation
provisoire et partielle d’un espace public, le kiosque, elle est la
réponse donnée au problème de dispersion des familles résultant
des nouvelles formes d’habitat et plus généralement des profondes
mutations sociales des trois dernières décennies […]
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Michel Watin et Éliane Wolff, «La bâche bleue. Habitat et formes de sociabilité» Akoz n°27, oct. 2006
2. La bâche bleue
Habitat et formes de sociabilité
Michel Watin et Éliane Wolff
Alé an parti, piknik shomin volkan,
mans dann fëy fig,
pou artrouv la famiy ek bann dalon.
3. Logement moderne et sociabilité créole
Au risque de paraître réducteur, on peut dire que l’habitat à La
Réunion s’est amélioré du point de vue de sa structure et s’est
transformé du point de vue de sa spatialité.
Les techniques constructives modernes ont permis de produire des
logements plus solides et plus sûrs, même si ces progrès
importants ne doivent pas masquer les nombreuses situations
précaires que la politique de logement social menée par l’État et les
collectivités locales tente, malgré la forte demande, de résorber.
La spatialité du logement s’est également transformée, la mutation
la plus spectaculaire se situant sûrement dans la progression
importante du logement collectif qui représente aujourd’hui plus du
quart du parc immobilier réunionnais (1) : on passe ainsi
massivement de la kaz atèr à la kaz anlèr. Dans le même temps, la
kaz atèr, qui continue à être construite, se transforme et, suivant le
« modèle de la villa » propose une partition privé/public, qui s’écarte
largement des dispositions traditionnelles créoles.
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(1) INSEE, TER, 2006-2007
4. Cette spatialité nouvelle renvoie à une sociabilité intra- et extra-
familiale fortement influencée par les principes de la modernité
européenne. Par contagion, le kartié, espace social et unité de base
de la société créole, se transforme en quartier, espace résidentiel
mono fonctionnel.
Cette situation posée, on ne peut se contenter d’une description
manichéenne opposant habitat traditionnel en cours de disparition
et habitat moderne montant en puissance. La situation actuelle de
l’habitat réunionnais peut être vue comme un continuum passant
d’un habitat traditionnel au logement moderne par une succession
de « bricolages » de l’espace domestique. Pour partie, ce «
bricolage » va de pair avec de nouvelles pratiques, rendues
aujourd’hui possibles grâce à la démocratisation de l’automobile qui
permet aux familles de concilier, autant que faire se peut, logement
moderne et sociabilité créole.
5. L’extériorisation du privé : la sociabilité de la bâche bleue
On sait que la famille étendue reste très active à La Réunion et
qu’elle rassemble plusieurs générations qui se retrouvent
régulièrement. Ces réunions nécessitent des lieux suffisamment
vastes que l’on ne trouve plus dans le logement moderne. Pour
s’exprimer, la sociabilité familiale doit trouver d’autres espaces et
mobilise alors l’espace public, momentanément approprié et
marqué par l’installation d’une bâche plastique de couleur bleue.
Quiconque circule le week-end sur les routes de l’île peut
apercevoir les « bâches bleues » sur les sites de loisirs, ruraux ou
urbains, investis par les familles pour accueillir des pratiques de
réception devenues impossibles à gérer dans l’espace domestique.
Les nombreuses « tonnelles », kiosques publics et aires de repos
aménagés en nombre dans les Hauts de l’île, mais également
présentes sur le littoral, la plage, les berges de rivières et souvent
équipés d’un foyer pour y faire cuire la nourriture, sont le théâtre de
cette sociabilité particulière.
6. Cette activité désignée sous le terme générique de « pique-nique »
ou de « parties » recouvre en fait trois types d’événements (2) :
- le pique-nique familial, réservé aux membres de la famille élargie,
pendant lequel les plats et les boissons sont mis en commun ;
- le pique-nique amical ouvert aux amis, qui sont alors des invités de
la famille qui met ses ressources en commun ;
- enfin le pique-nique « festif », où une personne invite l’ensemble
des convives et organise toute la manifestation.
Si les deux premières formes de pique-nique sont traditionnelles
dans le monde créole, le pique-nique « festif » se développe avec la
transformation du mode d’habiter. Il permet de rendre des
invitations lorsque l’espace domestique s’avère définitivement trop
réduit. Pour exemple, cette famille habitant à quatre dans un petit
appartement de deux pièces dans une cité populaire, explique avec
fierté qu’elle rend ses invitations durant les parties de pique-nique,
pou bien resevoir minm, konmsa lé plïs alèz, i gingn fé plïs dézord
osi, en précisant bien qu’elle s’occupe de tout et que les convives
n’ont plus « qu’à mettre les pieds sous la table ».
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(2) Une monographie récente concernant les « pratiques du week-end » indique que le « pique-nique
» est l’activité la plus répandue à La Réunion et concerne plus de 40% des individus interrogés
(S. Hoarau, Les activités du week-end, Études et synthèses n°66, ODR, Saint-Denis, 2003).
7. L’appropriation temporaire des lieux publics
On assiste donc à une appropriation temporaire des lieux publics
qui sont souvent réservés, pour plus de sécurité, la veille, la nuit ou
au petit matin par un membre de la famille, envoyé là en avant
poste pour assurer la jouissance du lieu. Une « bâche bleue »,
tendue entre les arbres ou accrochée aux poteaux de la tonnelle,
indique à tous le déroulement du pique-nique et la privatisation
momentanée de l’espace public.
L’espace ainsi privatisé n’est pas partagé, même en cas de
surpopulation sur le site de promenade. Une règle implicite du «
premier arrivé/premier servi » semble prévaloir, règle qui n’est
contestée par personne, comme si la bâche bleue matérialisait les
frontières fragiles de ce territoire, de façon aussi efficace que le fait
le baro pour la kour.
A l’intérieur de cet espace, on va installer tous les éléments
permettant une réception dans les normes : batterie de marmites,
ustensiles de cuisine et ingrédients pour la cuisson du traditionnel
cari, vaisselle et couverts pour les convives, sièges et tables
lorsqu’ils n’existent pas sur place, mais également des éléments de
confort comme les saisies (ou nattes) pour la sieste réparatrice de
l’après-repas, ou encore les mini-chaînes stéréophoniques pour
l’ambiance musicale.
8. Il arrive même que l’on monte une petite tente pour les quelques
membres de la famille venus réserver l’endroit en passant la nuit sur
place. Ces pratiques sont en expansion et vont de pair avec la
transformation des modes d’habiter et le développement des
déplacements, au point que, les jours de grande fréquentation, il
devient difficile de trouver une place dans ces lieux publics.
Notons que cette pratique de privatisation de l’espace public
s’inscrit, à La Réunion, dans une histoire marquée par une lutte
constante pour l’appropriation de l’espace. Dès l’origine, l’île est une
propriété privée, concédée au nom du roi et les concessions
accordées aux colons couvrent rapidement l’ensemble du territoire.
Dès lors, quiconque veut s’établir, doit soit acheter des terres, soit
« empiéter » sur une propriété privée – en s’installant par exemple
sur les parties non exploitées des concessions – et se battre pour la
conserver.
De fait il n’y a pas, à la Réunion, de tradition de l’espace public.
L’espace laissé libre est l’objet de convoitises et n’est pas vu
comme un espace public commun, partagé et accessible à tous.
L’installation de cette bâche bleue pour s’approprier l’espace public
le temps de la célébration d’un événement privé s’inscrit ainsi dans
cette histoire singulière.
9. La « bâche bleue » est donc le signe d’une sociabilité familiale
active : en privatisant momentanément l’espace public, elle
constitue une extension de la kour et permet d’entretenir des liens
familiaux et amicaux malgré la dispersion géographique des
individus, conséquence des profondes transformations sociales qui
animent la société réunionnaise […].
S’ils veulent préserver quelques aspects d’un mode de vie créole
face aux profondes mutations du logement, les individus doivent
aujourd’hui « bricoler » leur espace, quitte à s’éloigner du strict
territoire domestique : « la bâche bleue » apparaît ainsi comme une
extension du logement devenu trop étroit pour réunir la famille
étendue. […]
Appréhender les nouvelles formes d’habiter à La Réunion nécessite
donc d’élargir de regard et s’écarter du strict espace domestique
pour saisir comment, dans le contexte particulier de la société
réunionnaise contemporaine, les familles, confrontées à de
profondes transformations sociales, gèrent et « bricolent » de
nouvelles sociabilités.