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Regnabit. Revue universelle du Sacré-Coeur. 1922/01.




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1" ANNÉE - N«S                                               JANVIER «922




  Les         souhaits                   d'un         ymagier


      ...Je l'aperçus    tout à coup, penché sur le Regnabit que je
 tenais en main.
                                       *                                 ,
                                      * *
             Cher sire, a Deu béneïsson (1)
 me dit-il, avec un sourire qui lui plissa le coin des yeux.
     Et comme je lui parus sans doute « esbaùbi » :

              Si vos voilés savoir mes num
              Cil est Colin, bien le saichiez,
              Al tens ancienor (2) ymagier,
              Pas le plus nice (3) del roïame (4),
              Emprez le pont de Nostre Dame,
              Et por ce aime encor béer
              Es boutique où tant voi laidures.

               Or l'autrier (5) par adventure
               La vis un mot latin joly
               Qui ebaldissait (6) Regnabit
               En letres de bêle faiture
                     =
      (1) Béneïsson bénédiction.Bénédiction Dieu = Dieusoit béni t
                                               à
      (2) Àiicienor= plus ancien.
      (3) Nice =' sot.
       (4) Roïame — royaume.
       (5) L'autrier = l'autre jour.
       (6) Ebaldir = Faire retentir avec entrain. On lit dans « La prise de Cordres
  et de Sebille», v. 1663.
       Nostre François...              •
    . Devent la porte ont Montjoieébaldie;
130                                        Les Souhaits   d'un ymâgîer


             Que bien me plaist que vous aimez
             Car sont de main de maistre faides.
             Aussi sens querre (1) qui vos estes
             Por iceu vos vueil bienveigner (2).

     J'avoue que mon visiteur me devenait fort sympathique.
                                 "                                        Je
le priai de s'asseoir. Il refusa

             Por ce que jo costume (3) errer (4)
             Et vaux et bois et mons passer
             Jusques es terres transmarrines. (5)

      Peut-être eût-il été flatté que je le questionne sur ses pérégri-
 nations. Je m'en gardai bien. Il me tardait qu'il revînt à Regnabit.
.Ce qu'il fit.

             Or avoie ung trop chier ami
             Gros chanoine vestu d'hermine
             Et théologien de Paris
             A qui ne défaillait parolle
             Et qui ensaignait aus escholles.
             Ung jor corne faisoie ung cuer
             — Por gaing, par ris, ou par doleur,
             Cil, mes Max sire, est mis afaire —
             // me dist bêlement : « Compère.
             « Adonc dictes moy qui vault miex
             « Cuer de Colin ou cuer de Diex » ?
             Si lui dis : « Ne mocquez pas, maistre ».
             Si respondit : « Se volez estre
             « Chrestien corne faut, mes ami,
             « Faictes un cuer de Jhesu-Crist ».

              Or — créez moi bien — si le fis
              Et bel estoit jo vos le dis,
              Et bien sçay ou encor est mis ;
              Mes vos dire ou, est pou utile :
              Moult autres cuers sunt à querrer.
              Querrez li bien li troverez,
              Si le dit le sainct Evangile

       Il me regarda un instant     en silence. Ses pattes d'oie se plis-
 sèrent. Puis il reprit.

      (1) guerre = chercher.
      (2) Bienveigner= accueillir amicalement; souhaiter la bienvenueà.
      (3) Costumer — avoir coutume, faire habituellement.
      (4) Errer = faire route, marcher.
      (5) Transmarrin — situé au delà des mers.
Les Souhaits d'un ymagier                                                  131

           Or quant mes ami vist ce cuer :
           .« Colin, dist-il, un for viendra
            « Que le Cor Jhesu avéra
            « L'homage de Me la terre.
            « De vosDamedeus es pitél »
            Or fu fait à sa voulenté
            Car estoietruant, losengier (1),
            Et Deus m'a en pité tenu
            Por ce qu'ay fait ce Cor Jhesu :
            Ce que vos prie de bien redire
            Aus dous amis de Regnabit,
            Avec mes souhaits que veci.

     Il se recueillit un instant :

             Li fors sunt au four d'huy chaitis.{2).
             Pou es faict ; et moult es a faire,
             Pour crestiener (3) la povre terre
             Et pour les très bons aimeudrir : (4)
             Vos rescorre (5) le cuer de Deus
             Qui en sa pais vos veult tenir,
             Afin longement, tousjours mieus
             Puisse Regnabit enflamber
             Ames et cuers que doit arder
             De bel amour et saincte grâce !
              Vos ait (6) Doulce Virge, et face
             Que Regnabit tant enamé, (7)
             Honoré, prisé, et famé,
             Dels toz mieuldres (8) soit réclamé :
             Dont lor sera bau guerredon (9).

              Et si l'oevre es rude, vos dis
              Corne disions ou tens jadis :
              Ki honeur querre honeur ataint,
              Et Ici a peu bée (10) a peu vient..

     (1) Losengier= trompeur.
    <2) Chaitis = mauvais.
     (3) Crestiener— rendre chrétiens.
     (4) Aimeudrir = rendre meilleur.
     (5) Rescorre= secourir.
     (6) Vos ait — vous aide !
     (7) D'un seul mot, très régulièrementformé, nos aïeux exprimaientdes sen-
 timents pour lesquelsil nous faut, à nous, des périphrases! Ils disaient: désamer,
 cesser d'aimer, commencerà moins aimer ; enamer, commencerà aimer, aimer
 beaucoup. — Ah! Malherbe,je vous en veux.
     (8) Mieuldres= meilleurs.
                    =
     (9) Guerredon récompense.
      (10) Béer = aspirer.
132                                        Les Souhaits   d'un ymagier

                M'arouter (1) doi : vos en conviengne.
                Damedeus en bien vos maintiengne.

      Il me quitta...

     Du moins mal que je pus, je notai ses paroles,
     Que je vous transmets sans ajoute, de peur de vous désen-
chantep.
                                            F. ANIZAN.
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      (1) Arouter^—mettre en route.
Croyance due aux Révélations        Privées                       133

                                                 /. - DOCTRINE


           Lès        Révélations                 privées


                 Y.-Laciopuce        qu'elles   méritent( 1)

       Ce que nous avons dit dans nos articles précédents sur le dis-
 cernement des révélations privées, et sur l'extrême réserve que
 garde l'autorité ecclésiastique dans l'approbation       qu'elle leur
 donne parfois, nous montre assez qu'il est difficile d'arriver à une
 véritable certitude, lorsqu'on étudie l'origine de telle ou telle
 prétendue révélation divine. La plupart du temps on doit se con-
 tenter de pures probabilités et s'arrêter à une simple opinion.
       Cependant il serait excessif de prétendre qu'on ne peut jamais
 aller plus loin. Sans parler du voyant à qui Dieu peut se manifester
 et se manifeste parfois jusqu'à l'évidence, les autres fidèles,
 l'Église elle-même dans ses pasteurs, peuvent avoir, en certaines
 circonstances, des signes plus que suffisants de l'intervention'
 divine immédiate, pour en admettre la réalité sans aucun doute
 ni hésitation. Il semble bien qu'il en soit ainsi, par exemple, pour
 les révélations auxquelles nous faisons constamment allusion, les
  révélations du Sacré-Coeur à sainte Marguerite-Marie.       L'Église,
  aussi bien que les fidèles en général, les admettent comme certaines
  et indubitables.

           LA QUESTION.
       La question que nous nous posons aujourd'hui : « Quelles '
  croyance méritent les révélations privées » laisse de côté le premier
  cas, qui est de beaucoup le plus fréquent. Il est clair, en effet,
  qu'on ne peut pas parler de croyance à une révélation divine, tant
  qu'on ne sait pas sûrement si elle vient de Dieu. Nous ne consi-
  dérons donc "que le dernier cas, et notre question se restreint à
  ceci : Quelle croyance devons-nous accorder aux révélations
  privées, quand nous sommes certains qu'elles viennent de Dieu ?
       Question qui paraît toute simple, et dont la solution semble
  évidente, mais qui doit cacher néanmoins quelque difficulté,
-
  puisque les théologiens la résolvent tout différemment. Aucun ne
  songe à nier qu'il soit possible de connaître avec certitude l'orÎT
  gine divine au moins de quelques révélations privées ; et cepen-
  dant ils sont loin de s'entendre sur la nature de la croyance que
  nous pouvons leur donner.
      (1) Voir Regnabit,T. I, p. 69; 154; 240 ; 414.
134                                                               Doctrine

     Écoutons leurs réponses ; nous essayerons ensuite de voir
celle que nous devons retenir comme la mieux prouvée ou la
seule vraie.

          LES DIVERSES          SOLUTIONS.
      Un premier désaccord parmi les théologiens se rencontre sur
ce point : les révélations privées peuvent-elles être objet de foi
divine ?
       Les Salmanticenses et bon nombre de thomistes anciens cités
par eux, comme Cajetan, Soto, Melchior Canus, Gonet, Labat,
soutiennent que non. Pour eux, ces révélations sont étrangères à
l'objet de la vertu de foi ; elles ne peuvent par conséquent offrir
de matière à un acte de foi divine. Telle est, disent-ils, la doctrine
enseignée par saint Thomas à plusieurs reprises, dans la Somme
théologique et ailleurs. « Notre foi, dit le docteur angélique, repose
sur la révélation faite aux prophètes et aux apôtres... non pas sur
 la révélation qui aurait été faite à d'autres docteurs». (1) Et
 encore : « L'objet formel de la foi est la Vérité première, en tant
 que manifestée dans les Écritures et dans la doctrine de
 l'Église. » (2)
       Sur ces textes et d'autres semblables ils établissent leur argu-
 mentation pour démontrer que personne, pas même celui qui la
  reçoit de Dieu et qui en a la claire certitude, ne peut croire une
  révélation privée, de foi divine proprement dite. Il l'admettra
  sans doute sur l'autorité de Dieu, mais son adhésion ne sera pas
  un acte de cette vertu de foi qui est nécessaire au salut, et qui
  nous fait accepter la révélation chrétienne et les définitions dog-
  matiques de l'Église. (3)

      Cependant quelle que soit l'autorité de ces théologiens, l'opi-
 nion contraire a prévalu, et la plupart des auteurs enseignent que
 toute parole reçue de Dieu, soit publique, soit privée, est objet de
 la vertu théologale de foi, objet de foi divine proprement dite.
       Benoît XIV, après avoir mentionné la présente controverse,
 n'hésite pas à admettre qu'une révélation privée doit être crue de
 foi divine, au moins par celui qui la reçoit de Dieu ; et il donne
 cette opinion comme la plus commune, à condition toutefois qu'il
 ne s'agisse que de révélations dont on connaît certainement l'ori-
 gine divine. « Si nous parlons, dit-il, de l'assentiment de foi divine,
 la plupart des auteurs enseignent qu'il s'impose à celui qui reçoit
  de Dieu une révélation privée. Mais il faut rejeter absolument
 l'opinion d'après laquelle il suffirait pour cela d'avoir la simple

      (1) S. Theol. I. Q. 1, art. 8, — ad.2=>.
      (2) S. Theol:II-II. Q. 5, art. 3. Cf. QQ.DD. De Charitate,art. 13, ad. 6m.
      (3) Voir surtout les SALMANT. jide, Disp..I, dub. 4, §. 1 et 2.
                                      De
Croyance due aux Révélations       Privées                              135


probabilité que c'est Dieu qui a parlé. » (1)
     Cette même doctrine          est enseignée   expressément      par
Suarez, (2) De Lugo, Gotti, Billuart, (3) Franzelin, (4) Mazzella,(5)
Schiffini (6) et bien d'autres encore. Qu'il nous suffise de trans-
crire ici les paroles si claires du Cardinal Billot : « Il n'y a aucun
doute que dans l'objet de la foi théologale ne soit contenu aussi
ce que Dieu aurait révélé privément à une personne particulière...
En effet, cette hypothèse une fois admise, il est évident que l'obli-
gation de croire s'impose toujours de la même manière et pour la
même raison. » (7)

      Mais ici se pose un autre doute que ces théologiens ne
résolvent pas de la même manière, ou du moins auquel ils ne
donnent pas de solution assez précise. Ils admettent tous qu'une
révélation privée peut être objet de foi divine, au moins pour
celui qui la reçoit de Dieu ; mais ils diffèrent d'avis quand il
s'agit de déterminer si les autres fidèles sont aussi obligés de
croire de foi divine une révélation qu'ils n'ont pas reçue eux-
mêmes, mais qu'ils admettent cependant comme certainement
venue de Dieu.
       Suarez par exemple enseigne qu'on n'est pas tenu habituel',
 lement de croire ces révélations sur l'autorité de Dieu, parce que
 ordinairement elles ne sont pas suffisamment démontrées; mais
 si elles étaient confirmées par des preuves suffisantes, surtout par
 une intervention miraculeuse de Dieu ou par l'approbation              de
 l'Église, il soutient qu'on serait obligé de les croire de foi divine,(8)
 De Lugo cité par Benoît XIV pense que, outre celui qui les reçoit,
 ceux-là aussi doivent les croire de foi divine à qui elles sont des-
  tinées et communiquées.
      Cependant la plupart des auteurs évitent ces précisions et
 se contentent de poser le principe rapporté plus haut que toute
 révélation privée suffisamment démontrée doit être crue de foi
 divine. En énonçant ce principe sans restriction ils semblent bien
 insinuer qu'il doit s'appliquer non seulement à celui qui reçoit la

     (1)Bened.XIV.DeCan.Sanct.lib. III, cap.53, n. 14. = Voiraussinn. 12et 13.
     (2) Suarez. De fide, Disp. III, Sect. X, n. 5.
     (3) Billuart. De fide, Dissert. I, art. 2.
     (4) Franzelin, De Traditioneet Scriptura. Thés. 22.
     (5) Mazzella,De fide, Disput. II, art. XI. « Jam corrimuniterrespondent,
 quidquid olim aliqui dixerint, revelationemprivatam sufficienterpropositam,
                                        -
 sufficeread assensumfidei».
      (6) Schiffini,De Virtutibus,Disp. II, thés. XIII.
      (7) Billot.De virtutibusinjusis.Thés. X. «Nullumtamen dubium essepotest,
 quin ad objeçtum fidei praecise theologicoe, quoquepertineant quae forte
                                  ut            illa
 aliçui particularipersonoe rivatim a Deorevelarentur...Et re quidemvera, hypo-
                             p
 thesi semel admissa plane evidensest obligationem credendi semper eadem
 ratione urgere».
      (8) Suarez, Ioc. cit. n. 7.
136                                                           Doctrine

  révélation mais aussi à tous les autres fidèles qui sont certains
' qu'elle vient de Dieu.
        Mais par ailleurs, ces mêmes auteurs admettent aussi un
  autre principe qui semble dire le contraire : qu'une révélation
  privée ne s'impose jamais aux fidèles et qu'ils ne sont jamais
  obligésde la croire. S'ils veulent l'admettre ce n'est pas comme
  parole de Dieu qu'ils doivent l'accepter, mais simplement comme
  témoignage humain de paroles entendues de Dieu.
        Comment concilier le premier principe : « toute révélation
  suffisamment manifestée est objet de foi divine » avec cette autre :
  « toute révélation privée qu'on n'a pas reçue soi-même ne peut
   être objet que de foi simplement humaine » ?
        On le voit, la question ne laisse pas d'être un peu obscure.
   Essayons d'y porter la lumière, et de faire un choix raisonné dans
   cette diversité d'expressions et d'opinions.

                                   * *
       PREMIÈRE ASSERTION. Celui qui reçoit directement la révéla-
 tion est obligé de la croire de foi divine,- dès qu'il a la certitude que
 c'est Dieu qui lui parle.

       Nous disons qu'il est obligé de croire de foi divine, mais non
 pas de foi catholique, parce que foi catholique dit plus que simple
 foi divine. Celle-ci s'applique, d'après l'enseignement le plus ordi-
 naire, à toute parole reçue de Dieu et connue comme telle ; celle-là
 ne s'applique qu'à la parole de Dieu consignée dans l'Écriture ou
 dans la Tradition, et proposée par le magistère de l'Église.
        Si les théologiens qui rejettent notre présente assertion ne
 voulaient pas dire autre chose, nous serions pleinement d'accord :
 car personne n'a jamais soutenu qu'une révélation reçue de Dieu
 après la période apostolique puisse jamais faire partie de la révé-
 lation chrétienne, et devenir ainsi objet de foi catholique. Mais ils
 vont plus loin. Ils concèdent bien qu'on puisse admettre ces révé-
 lations comme parole de Dieu et, pour autant, faire un certain
 acte de foi ; mais ils prétendent que cet acte de foi n'est pas de
  même nature que celui par lequel nous croyons la révélation chré-
  tienne, et qu'il ne procède pas de cette vertu théologale de foi qui
  nous fait accepter les dogmes définis par l'Église.
        Or à rencontre de cette théorie, on peut établir deux preuves
  irréfutables, l'une tirée de l'Écriture, l'autre de la doctrine catho-
 lique sur la nature de la vertu et de l'acte de foi.

                                    * *
       Ainsi que nous l'avons déjà remarqué, l'Écriture nous rap-
  porte quantité de révélations qui, par elles-mêmes, sont des rêvé-
Croyance due aux Révélations      Privées                          137

lations privées, et qui ne font partie de la révélation publique que
parce qu'elles ont été racontées par les écrivains sacrés : révéla-
tions faites, par exemple, dans l'ancien Testament, à nos premiers
parents, sur le châtiment qui les attendait après leur faute et sur
le Rédempteur futur qui viendrait les délivrer ; à Nqé, sur le
déluge imminent par lequel Dieu allait détruire toute chair sur la
terre ; à Abraham, sur sa nombreuse postérité dans laquelle serait
le Désiré des nations ; aux prophètes, sur les malheurs'futurs    du
peuple d'Israël et sur la gloire finale de Jérusalem restaurée ;
révélations faites aussi dans le Nouveau Testament à Zacharie,
sur la naissance de saint Jean-Baptiste ; à Elisabeth, sur la Mater-
nité divine de Marie ; à Marie, elle-même, sur le mystère de l'In-
 carnation opéré en elle ; à saint Joseph sur les projets d'Hérode
 méditant la mort de Jésus,...etc.
     Toutes ces révélations, et tant d'autres qui remplissent les
pages de nos saints Livres n'étaient par elles-mêmes que des
révélations privées et personnelles. Ceux qui en étaient l'objet
se trouvaient donc à l'égard de Dieu dans les mêmes relations
que ceux à qui il a daigné parler dans la suite, et à qui il parle
encore de nos jours.

      Or quelle est la foi qu'ils ont donnée à la parole de Dieu et
pour laquelle l'Écriture leur prodigue de si grands éloges ? —
Exactement la foi que l'Écriture elle-même nous propose comme
moyen de salut, et que les théologiens appellent la vertu théolo-
gale de foi. N'est-ce pas de la vertu de foi que parle saint Paul,
dans ce chapitre onzième de l'épître aux Hébreux où il débute
par la définition même de la foi, et où il exalte ensuite le mérite
de tous ceux qui se sont distingués sous l'ancienne loi par leur foi
vive et ardente aux paroles qu'ils avaient reçues de Dieu ? — Ne
parle-t-il pas aussi delà vertu de foi, dans tout le chapitre quatrième
de l'épître aux Romains, où il démontre qu'Abraham n'a pas été
justifié par les oeuvres de la loi, mais par sa foi aux promesses que
Dieu lui avait faites, et où il conclut que nous aussi, nous devons
être justifiés par la foi : « Ce n'est pas pour lui seul qu'il est écrit
qu'elle lui fut imputée à justice, mais c'est aussi pour nous. » (1)
     N'est-ce pas par un acte de la vertu de foi proprement dite
que la très sainte Vierge elle-même a cru les paroles du messager
céleste ? Et n'est-ce pas de cette foi qu'Elisabeth la félicite en lui
disant : «Bienheureuse vous qui avez cru,parce qu'elles seront accom-
plies les choses que le Seigneur vous a dites. » (2) Pour tout dire
en un mot, n'est-ce pas dans ces textes de l'écriture que les théo-

    (1) Rom. IV. 23-24.
    (2) Luc. I. 45.
138                                                        Doctrine


logiens vont étudier la nature de l'acte de foi que nous devons
faire en présence de la révélation chrétienne ?

      On ne peut donc le nier, les révélations privées que nous
raconte l'Écriture pouvaient et devaient être objet de foi divine
au sens le plus strict, c'est-à-dire de la même foi théologale que
nous devons avoir à l'égard des dogmes chrétiens. D'où viendrait
donc la différence avec les révélations qui ne sont pas mentionnées
dans l'Écriture ou qui sont postérieures à la période apostolique ?
Dieu peut parler, et il parle parfois à quelques âmes aussi claire-
ment aujourd'hui qu'autrefois, et son autorité est toujours la
même. C'est donc toujours le même assentiment, la même foi
 qu'elles doivent à sa parole, dès qu'elle leur est suffisamment
 manifestée.

                                      * *

       Examinons maintenant la doctrine catholique sur la nature
de la vertu de foi : nous arriverons directement à la même conclu-
sion. La foi, nous enseigne le Concile du Vatican, est une « vertu
surnaturelle par laquelle, avec le secours de la grâce de Dieu,
nous croyons vraies les choses qu'il nous a révélées, non pas à
cause dé leur vérité intrinsèque perçue par les lumières de la
raison, mais à cause de l'autorité de Dieu qui nous les révèle et
qui rie peut ni se tromper ni nous tromper. » (1)
       D'après cette définition, quel est l'objet matériel de la vertu
de foi ? — Tout ce qui est révélé par Dieu. — Quel est l'objet
formel ou le motif ? — L'autorité infaillible de Dieu qui parle.
     . Or ces deux éléments spécifiques de la vertu de foi se re-
trouvent identiquement       dans l'acte par lequel une âme accepte
comme vraies les paroles qu'elle sait lui venir de Dieu. Que croit-
 elle ? — Ce que Dieu lui révèle. — Pourquoi le croit-elle ? — Par-
ce que toute parole de Dieu est infailliblement vraie. — Des
 deux côtés, même objet matériel, même objet formel, donc même
 acte de la même vertu de foi.
       A moins de prétendre que la définition de la foi donnée par
 le concile du Vatican n'est pas complète, on ne voit pas comment
 il est possible de soutenir qu'elle ne s'applique qu'à la révélation
 chrétienne, et non pas aux révélations privées.

       Quant à l'objection tirée des. textes où saint Thomas semble
 restreindre la; foi aux vérités contenues dans la révélation chré-
 tienne, il est facile d'y répondre par cette simple observation. Le
 saint Docteur dans sa Somme théologique n'a autre chose en vue
 que la doctrine chrétienne ; lors donc qu'il parle de notre foi, sans
      (1) Conc. Vat., Sess. III, cap. 3.
Croyance due aux Révélations      Privées                          139


autre détermination,    il est aisé de comprendre qu'il parle de la
foi par laquelle nous sommes chrétiens, et par laquelle nous
croyons ce que Jésus-Christ et ses apôtres nous ont enseigné.
Ainsi entendues dans le sens le plus simple, réclamé par le con-
texte, les paroles de saint Thomas ne s'opposent aucunement à la
doctrine que nous venons d'expliquer.



       S'il est vrai qu'une révélation privée puisse être l'objet d'un
acte de la vertu de foi théologale, cela doit être vrai au moins
pour celui qui la reçoit directement de Dieu : c'est à lui que Dieu
s'adresse ; c'est à lui que s'impose premièrement l'obligation de
croire.
       Mais il faut pour cela qu'il soit certain que c'est Dieu qui lu 1
parle. Or cette certitude il ne la possède pas souvent par lui-même-
 Dieu peut assurément la lui donner, et les exemples cités de l'Écri-
ture montrent bien qu'il la donne parfois, mais souvent il ne la lui
 donnera que par l'intermédiaire humain du directeur ou du con-
fesseur. Nous l'avons vu : il est de bonne règle qu'une âme qui
 croit avoir des révélations craigne beaucoup de se tromper, et
 qu'elle réserve son assentiment tant qu'elle n'aura pas été ras-
 surée par les décisions de personnes sages et prudentes dont le
 jugement sera la règle du sien.
        Tant qu'elle sera dans le doute, il ne peut être question pour
 elle de croire de foi divine. Mais que penser du cas, pratiquement
 le plus fréquent, où elle n'arrivera à se persuader qu'elle a vrai-
 ment reçu des communications divines, que sur l'approbation           et
 l'assurance réitérée de son confesseur ? — Il nous semble que,
  même dans ce cas, elle doit faire un acte de foi divine, parce que
  toutes les conditions requises pour l'acte de foi se vérifient parfai-
  tement : Dieu lui a parlé ; le fait est certain maintenant pour elle.
  Peu importe d'où lui'vient cette conviction, il ne lui reste plus
   qu'à croire ce que Dieu lui a dit, parce que Dieu ne peut ni se
   tromper ni la tromper.
                                       *
                                    . * *

        DEUXIÈME ASSERTION. Ceux qui admettent une révélation
  privée sans l'avoir reçue eux-mêmes de Dieu, au moins par intermé-
  diaire, ne peuvent pas la croire de foi divine, mais seulement de foi
  humaine.

       Le sens de cette proposition est assez clair ; précisons-le
  •cependant encore davantage. .
       Nous ne voulons pas dire que pour croire de foi divine une
140                                                          Doctrine


 Révélation, il faille la recevoir soi-même de Dieu directement ; si
 cela était vrai, nous ne pourrions pas croire sur l'autorité de Dieu
 la révélation chrétienne, car nous ne l'avons pas reçue nous-mêmes
 directement. Mais nous voulons dire qu'il faut la recevoir, ou de
  Dieu directement, ou de son envoyé dont lui-même nous fait
  connaître la mission. C'est de cette seconde manière que nous
  recevons la révélation chrétienne : Dieu lui-même, Jésus-Christ,
  nous a dit publiquement —c'est-à-dire         à la société de l'Église
  dont nous faisons partie— que nous devons écouter ses apôtres
  et leurs successeurs comme lui-même, et qu'il les charge de nous
  transmettre jusqu'à la fin des temps tout ce qu'il avait à nous
  dire.
        De même, nous disons que pour croire une révélation privée
  de foi divine, il faut ou bien la recevoir soi-même de Dieu, ou bien
.la recevoir d'un envoyé divin dont la mission nous est manifestée
  et promulguée par Dieu lui-même.
       Ainsi que nous l'avons vu plus haut, plusieurs théologiens
 exigent moins de conditions pour qu'une révélation privée de-
 vienne objet de foi divine. Il suffit, disent-ils qu'on soit certain
 qu'elle vient de Dieu. Mais il nous semble que l'examen attentif
 des décisions de l'Église et de l'enseignement traditionnel nous
 fournit une preuve convaincante de l'assertion que nous venons
 d'exposer.
        D'une part, en effet, l'autorité de l'Église, dans ses décisions,
 admet comme indubitable l'existence de révélations vraiment
 divines, en dehors de la révélation chrétienne, contenue exclusive-
 ment dans l'Écriture et la Tradition apostolique. De plus, elle
 admet aussi la vérité de certaines révélations particulières, et elle
 les considère comme pratiquement certaines, puisqu'elle en tient
 compte dans sa liturgie et va même jusqu'à, instituer des fêtes
 pour en célébrer la mémoire.
        D'autre part cependant, malgré cette certitude pratique,
 jamais elle ne les admet comme de foi divine ; jamais elle ne se
  croit obligée de se conformer à ce qu'elles contiennent ; elle pré-
 tend rester toujours parfaitement libre de les accepter ou de les
 rejeter. Qui plus est, cette liberté qu'elle s'attribue en face des
  révélations privées, même les mieux prouvées, elle la prpclame
  aussi pour les fidèles. Jamais ils ne sont obligés, eux non plus, à
  croire de foi divine telle ou telle révélation qu'on leur raconte.
  S'ils l'acceptent, ce sera purement et simplement par un acte de
 foi humaine. Et cependant, eux aussi, comme l'Eglise peuvent
  arriver parfois à la certitude que telle révélation est vraiment
  de Dieu.
 ,      Comment expliquer cette apparente anomalie : qu'on soit en
  présence d'une révélation certainement divine, et qu'on ne soit
Croyance due aux Révélations         Privées                              141


pas obligé de la croire de foi divine, c'est-à-dire      sur l'autorité   de
Dieu ?                                                               ,
                                     *
                                    * *
      La première réponse qui se présente à l'esprit, c'est qu'on
n'est jamais vraiment certain d'avoir exactement la parole de
Dieu. Les preuves critiques, les signes divins manifestes, ou l'ap-
probation de l'Église peuvent bien donner la certitude sur la
vérité de l'ensemble, mais non pas sur l'exactitude de tous les
détails d'une révélation. Il nous manquerait donc toujours une
condition nécessaire à l'acte de foi : la connaissance certaine de
ce que Dieu a révélé.
      Cette réponse contient une part de vérité : elle explique
qu'on ne puisse vraiment faire acte de foi divine pour tous les
détails d'une révélation donnée ; mais elle n'explique pas pourquoi
on n'est pas obligé de croire sur l'autorité de Dieu au moins l'en-
semble de cette révélation, si on l'accepte comme certainement
divine ; tout comme nous croyons de foi divine l'ensemble des
 assertions contenues dans notre texte actuel de la Bible, sans
croire pour cela, de la même manière, chacune de ses assertions,
parce que nous ne sommes pas certains qu'elles soient toutes
 conformes à l'original écrit par l'auteur inspiré.

         Il semble donc que cette explication soit insuffisante, et
 qu'il faille chercher ailleurs que dans le défaut de certitude la
 raison pour laquelle ni l'Église, ni les fidèles ne sont jamais obligés
 de croire de foi divine les révélations faites à une âme en parti-
 culier. Cette raison plus profonde et plus radicale ne peut se
 trouver, à notre avis, que du côté de l'objet. Voici brièvement
 comment nous la concevons.

        Une révélation que nous n'avons pas reçue de Dieu, ni direc-
 tement, ni indirectement par son héraut, n'est pas parole de Dieu
 pour nous ; ce n'est pas une parole que Dieu nous adresse, ni par
 conséquent que Dieu nous impose. Et ainsi non seulement nous
 ne sommes pas obligés, mais même nous ne pouvons pas la croire
 de foi divine proprement, dite, c'est-à-dire, sur l'autorité de Dieu.
        En effet, la foi surnaturelle n'est pas seulement une convic-
 tion spéculative que telle parole est vraie parce qu'elle a été dite
  par Dieu ; ^- une telle conviction existe dans l'esprit des damnés
  qui cependant n'ont pas la foi — elle est surtout une soumission
  de l'intelligence à une parole divine qui s'impose obligatoirement
  à nous, tout en nous laissant la liberté physique de la repousser. (1)
       (1) Concil:Vat., Sess. III. cap. 3. <Cùm ratio creata increûtoeVeritati
  penitus subjecta sit, plénum revelanti Deo ihtellectuset voluntatis obsequiurn
  jide proestaretenemur: Item in can. 1, de fide.
142                                             .:.'.-               Doctrine

 C'est donc une soumission entière de l'esprit et du coeur à Dieu qui
 nous parle et qui nous impose sa vérité comme règle de nos pensées
 et conséquemment de tous nos autres actes.
       Or ces conditions font défaut dans l'acte par lequel nous
 admettons les révélations privées. Dans ces révélations, faites à
 d'autres qu'à nous, Dieu ne s'adresse pas à nous ; il ne nous dit
 rien, ni directement par lui-même, ni indirectement par un inter-
 médiaire qu'il nous aurait dit d'écouter comme lui-même. Mais si
 vraiment Dieu ne nous dit rien, en aucune manière, il est clair
 qu'il ne .réclame ni ne demande rien de nous. En écoutant donc
 les paroles qu'il a dites à d'autres, nous pourrons bien être persua-
 dés qu'elles sont vraies, car Dieu ne peut ni tromper ni se
 tromper, mais nous ne pourrons pas offrir à Dieu sur ce point la
 soumission de notre intelligence et de notre volonté qui constitue
.proprement l'acte de la vertu de foi.
       En un mot, la parole de Dieu qui est objet de la foi théolo-
  gale est celle que Dieu nous impose comme loi de notre esprit ; or
  la parole de Dieu contenue dans les révélations privées ne nous
  est pas imposée par Dieu comme loi de notre esprit, parce qu'elle
  ne nous est aucunement notifiée par Dieu. Donc la parole de Dieu
  contenue dans las révélations privées, même si elle est connue
  avec certitude, ne peut pas être pour nous objet de la vertu de
  foi théologale. (1)

                                        *
                                      * *

      Quelle est donc la nature de la croyance que nous pouvons
 accorder aux révélations privées ? Il est facile maintenant de le
 déterminer.
      D'abord, le fait ou l'existence de telle révélation se présente
 à nous ni plus ni moins comme tous les autres faits historiques
 d'ordre religieux. Il n'y a aucune loi qui nous oblige de l'admettre ;
 nous pourrons examiner, discuter, juger les preuves qu'on nous
 en donne, et n'admettre que sur bonne démonstration la vérité
 des récits qu'on nous en fait. Si nous arrivons à nous former une
 conviction, notre assentiment sera tout simplement un acte de foi
 humaine : nous accepterons le fait de telle révélation tout comme
 nous acceptons les autres faits historiques, à cause d'un témoi-
 gnage humain dont nous avons reconnu la vérité.
     (1) Nousavons dit que Dieu pourrait nous notifierune révélationprivée par
 un intermédiaire,c'est-à-direen nous disant que tel envoyé est son porte-parole
 et que nousdevonsl'écoutercommelui-même. ependantcette hypothèsene peut
                                               C
 se vérifier qu'entre personnesprivées, mais jamais entre une personneprivée et
 l'Église commesociété,car c'est un dogmede notre foi que Dieu a dit à l'Église
 tout ce qu'il voulait lui dire, par Jésus-Christet ses apôtres. Il n'existera donc
 jamais aucunerévélationprivée que l'autorité de l'Églisedoive, ni même puisse
 croire de foi divine.
Croyance due aux Révélations     Privées                          143

      Mais ici, comme en histoire, nous pourrons fonder directe-
ment notre croyance, ou bien sur les paroles du premier témoin
dU fait, dont nous aurons nous-mêmes pesé le témoignage, ou bien
sur le jugement de ceux qui ont déjà fait cet examen mieux que
nous ne pourrions le faire par nos propres lumières. Or, comme
nous l'avons déjà noté, l'examen direct d'une révélation, sort en
elle-même, soit dans ses preuves, est chose difficile, et générale-
ment au-dessus de la portée des intelligences moyennes. Si donc
les simples fidèles veulent se conduire en ces matières avec pru-
dence et sagesse, ils se fieront au jugement de personnes plus
éclairées et plus expérimentées ; tout comme, dans l'étude de
l'histoire, on se fie généralement au jugement de quelqu'un qui
est réputé bon historien.
       Or le meilleur juge, de beaucoup le plus éclairé et le plus
 impartial, dans l'examen de ces faits surnaturels, c'est l'Église.
 Si elle s'est prononcée positivement sur leur vérité et leur réalité,
 non seulement nous devons, en toute hypothèse, respecter son
 jugement ; mais nous pouvons aussi l'accepter en toute sûreté
 comme règle du nôtre, car il nous offre toutes les garanties pos-
 sibles de la vérité.

     Somme toute, de quelque manière que nous admettions le
fait d'une révélation privée, c'est toujours par un acte de foi
humaine, fondé directement ou sur le témoignage du voyant lui-
même, ou sur le jugement de certaines personnes plus éclairées
qui ont examiné ce témoignage, ou finalement sur le sentiment
de l'Église qui elle-même en admet la vérité comme suffisamment
démontrée.

      Une fois parvenus à la conviction que telle révélation vient
 de Dieu, nous devons nécessairement admettre la vérité de ce que
 nous croyons que Dieu a révélé ; car il est évident que toute parole
 de Dieu est vraie. Cette adhésion de notre esprit a bien quelque
 chose de semblable à l'acte de foi, mais d'après ce que nous avons
 expliqué plus haut, il lui manque une condition essentielle à l'acte
 de la vertu théologale de foi. Nous pourrons bien aussi conformer
 notre conduite, et parfois il sera mieux de le faire, aux paroles que
 Dieu a dites à tel de ses confidents ; mais ici encore il n'y aura pas
 véritablement soumission à la volonté de Dieu, puisque Dieu ne
 s'adressait pas à nous.
       Nous pouvons donc conclure avec certitude que la croyance
 aux révélations privées chez ceux qui ne les ont pas reçues de
 Dieu n'est pas du tout un acte de foi divine, mais simplement un
 acte de foi humaine. Il semblera peut-être à plusieurs que nous
 avons rabaissé l'importance des révélations privées, dont quel-
144                                                          Doctrine


ques-unes cependant ont eu une si grande influence dans la vie de
l'Église.
       Nous sommes loin, en effet, de ceux qui voient dans certaines
de ces manifestations divines une sorte de nouvel évangile, et qui
ne craignent pas d'employer ce mot pour les qualifier. Mais pour-
raient-ils justifier leur manière de voir par les données de l'ensei-
gnement traditionnel et des décisions de l'Église ? — Nous ne le
 croyons pas.
        D'ailleurs nous verrons prochainement     comment la théorie
 que nous venons d'exposer est pleinement suffisante pour expli-
 quer les grands biens de salut que Dieu opère dans l'Église par
 l'intermédiaire   de ceux qu'il a choisis pour en faire les confidents
 de son coeur et les plus fervents apôtres de son amour.
                                             A. ESTÈVE o. M. I.
infirmités   Corporelles du Sacré-Coeur                            145



                   LESACRÉ-COEUR

       et    les   infirmités     de   sa    nature      humaine


     II. - Les Infirmités corporelles du Sacré-Coeur (SuUeP

       Le grand évêque d'Antioche s'indigne — comme d'une injure
personnelle — à la pensée que Jésus-Christ n'a pas véritablement
souffert : « S'il n'a souffert qu'en apparence, dit-il encore aux
Tralliens, pourquoi donc suis-je enchaîné ? Pourquoi désirè-je
combattre les bêtes ? Je meurs donc en vain, et ce que je dis du
Seigneur est mensonge pur » (2). — « A Dieu ne plaise,'confesse-
t-il aux Smyrniotes, c'est pour m'unir à sa passion que je souffre
tant, c'est lui qui me soutient, lui qui est homme parfait » (3).
        Parlant de l'angoisse et de l'agonie que le Seigneur endura
 la veille de sa mort, S. Justin affirme qu'il s'y est soumis afin
 de bien montrer qu'il était comme nous homme passible et
 mortel. (4) S. Irénée tire la même conclusion de la faim que •
 Jésus-Christ éprouva après son jeûne de quarante jours au désert.-
 N'est-ce pas le propre de l'homme qui jeûne d'avoir faim ? (5)
 « Après avoir persévéré quarante jours dans son jeûne, dit dans
  le même sens S. Grégoire de Nysse, il eut faim ; car il donnait
  à sa nature, quand il le voulait, le loisir de ressentir et de produire
  ce qui est de la nature humaine ». (6) Et avant S. Grégoire de
  Nysse, S. Basile : « Comme le Seigneur consentit à avoir faim
   après consomption en lui des aliments solides, et à avoir soif
   après absorption de l'humidité de son corps; comme il a été
   fatigué du fait de la tension, occasionnée par la marche, de
   ses nerfs et de ses muscles, — non pas que la divinité fut en lui
   terrassée par la fatigue, mais son corps subissait les infirmités
   découlant de sa nature ; — de la même manière, il a donné
   chez lui place aux larmes, en permettant à sa chair d'expéri-
   menter ce qui lui est naturel ». Et veut-on savoir quand se pro-
    duit ce phénomène des larmes ? S. Basile va nous renseigner :
    « On pleure quand la cavité du cerveau, remplie des vapeurs
    causées par la tristesse, se décharge par les yeux, comme par
    deux canaux, de son liquidé fardeau ». (7)

       (1) Voir Regnabit— T. ï, p. 424; T. II, p. 16
       (2) ad Trallianos,n. 10. FUNK,   Patres Apost.,I, p. 209.
       (3) ad Smyrnaeos, . 4, p. 238.
                          n
       (4) Dial.cum Tryphone, i.99. Ed. CAR. e OTTO, II, 354b.
                              r                d         t.
       (5) ContraHaeres.,1.V, c. 21, n. 2. P. G. 7, 1180a.
       (6) De beatitudinibus,
                            Orat. IV. P. G. 44, 1237a.
       (7) Hom.de gratiarumactione,n. 5. P. G. 31, 228* 229.
146                                                        Doctrine

      Les enseignements de S. Athanase sur ce sujet des infirmités
naturelles du Sauveur sont trop remarquables, pour qu'il soit
possible de les passer tout-à-fait sous silence. Je les emprunte
à son discours de Incarnatione Verbi, P.G. 25, 96-198, Après
avoir montré que le Verbe, Image du Père, ne pouvait restaurer
l'homme fait à l'image de Dieu, que par la destruction de la
mort et de la corruption, il conclut : « C'est à bon droit que le
Verbe de Dieu a pris un corps mortel, afin que la mort'pût être
anéantie en lui, et les hommes, restaurés selon l'image primitive.
Personne, si ce n'est l'Image du Père, n'était capable d'une telle
oeuvre ». (1) Plus loin, il ajoute d'une façon plus expresse : « Le
corps du Seigneur avait la nature commune de tous nos corps :
vrai corps humain, bien que conçu par un miracle inouï et né
d'une Vierge seule. Parce qu'il était mortel, il est mort comme
tous les autres corps ses semblables ; mais parce que le Verbe
se l'était uni, il n'a pas éprouvé selon sa propre nature la cor-
ruption du tombeau ; il en a été exempt à cause du Verbe de
 Dieu dont il est le temple ». (2)
      Le saint docteur se demande encore pourquoi le Sauveur
n'a pas éloigné de son corps la mort, comme il en a écarté toute
maladie, et il répond : « Puisqu'il avait pris un corps précisé-
ment pour mourir, il ne convenait pas qu'il écartât la mort,
 afin que sa résurrection n'en fût pas empêchée. Au contraire,
il eût été malséant que la maladie précédât en lui la mort et la
préparât, de peur que.la maladie ne fût regardée comme une
faiblesse de celui qui habitait le corps. N'a-t-il donc pas eu faim ?
Oui, certes, il a eu faim en raison de la nature de son corps ;
 mais ce corps ne pouvait mourir de faim, à cause du Seigneur
 à qui il appartenait.    C'est pourquoi, bien qu'il soit mort pour
 la rédemption de tous, il n'a cependant pas connu la corruption.
 Il est ressuscité intègre, car il n'était pas le corps de n'importe
 qui, mais de la Vie elle-même ». (3)
      Hésychius de Jérusalem, dont les expressions peuvent à
 première lecture créer une petite difficulté, admet certainement
 que Notre-Seigneur a en fait éprouvé les infirmités communes
 de la nature humaine, mais il insiste particulièrement        sur la
 condition juridique du Sauveur, vis-à-vis de ces mêmes infirmités.
 « Vous n'avez pas besoin de repos dans le ciel, lui dit-il à propos
 du psaume cxxxi, 8 ; vous êtes vous-même le repos de toute
 créature. Mais sur terre, à cause de nous, vous souffrez ce qui
 est de la chair. Cependant, ce n'est ni la faim ni la soif que vous
 éprouvez (c'est-à-dire, la faim et la soif, telles que nous les res-
sentons) : bien plutôt, alors que vous avez faim, vous êtes le
      (1) N. 13, col.120 6c.
      (2) N. 20, coM32 b.
      (3) N. 21, col. 133C.
Infirmités   Corporelles du Sacré-Coeur                                     147


pain de vie ; et quand vous avez soif, vous êtes en même temps
la consolation de tous ceux qui sont altérés, puisque vous êtes
le fleuve de l'incorruptibilité           ; alors encore que vous êtes fatigué
de votre marche sur terre, sans effort vous vous frayez un sentier
sur les flots de la mer». (1) Sans aucun doute Hésychius recon-
naît que le Seigneur a éprouvé la faim et la soif ; mais ni cette
faim ni cette soif n'étaient semblables à là faim et à la soif que
nops éprouvons. Sa divinité et sa vision intuitive l'en exemp-
 taient ; il ne les a pas subies, mais librement acceptées. Les
 Pères, nous l'avons déjà vu et nous le verrons encore, affirment
 toujours ce caractère souverainement                  libre et volontaire de
 nos infirmités de nature chez le Sacré-Coeur. Il les prend, non
 par la nécessité de sa condition humaine, répète S. Augustin,
 mais par un effet de sa compatissante volonté ; (2) — non par
 nécessité, reprend en écho S. Fulgence, mais parce qu'il le veut,
 non necessitate, sed voluntate. (3)
          Il serait peu séant, je crois; de ne pas céder la parole à l'un
  ou à l'autre des Pères latins, à Tertullien par exemple, quand
  il prend à partie Marcion, cet « assassin de la vérité », qui, par
  son docétisme, innocentait les bourreaux du Christ, puisque le
  Christ n'avait pu rien souffrir de leur cruauté. L'âpre africain .
  réclame pitié pour l'unique espérance du monde et pour l'ap-.
  parence ignominieuse de sa foi, en commentant de façon para-
  doxale le mot de S. Paul sur la folie de la croix. « Épargne l'uni-
  que espérance du monde. Pourquoi détruis-tu le titre infamant
  mais nécessaire de la foi ? Tout ce qui semble indigne de Dieu
  m'est profitable. Je suis sauvé, si je ne rougis pas de mon Seigneur.
   Le Fils de Dieu est né : Je n'en rougis pas, parce qu'il en faut
   rougir ; le Fils de Dieu est mort : il faut le croire, parce que cela
   révolte la raison ; et enseveli, il est ressuscité du tombeau :
   le fait est certain, parce qu'il est impossible. (4) Mais comment
   tout cela est-il vrai dans le Christ, si lui-même n'a pas été véri-
   table, s'il n'eut pas véritablement de quoi être attaché à la croix,
   de quoi mourir, de quoi être enseveli et ressusciter, c'est-à-dire
   une chair arrosée et échauffée par le sang, bâtie sur des os, entre-
   lacée de nerfs, sillonnée par des veines, une chair qui sut naître
    et mourir ? Cette chair sera humaine sans aucun doute, puisqu'elle
    est née de l'homme, et par suite sera mortelle dans le Christ,
    puisque le Christ est homme et fils de l'homme... Autrement,
         (1) Serm.V. P. G. 93, 1464d.
         (2) Enarr. in Ps. Lxxxvii, n. 3. P. G. 37, 1111.
         (3) Epist. 18, c. 4, n. 8. P. L. 65, 496c.
         (4) Hn'est pas inutile de remarquerque cesderniersmots, audacieuxjusqu'à
    l'extrêmeet dont on a souventabusé,faute de les comprendre, ignifienttout sim-
                                                                 s
    plementque l'incompréhensibilité mystèren'est pas une raisonpour le rejeter :
                                        d'un
    elle_ la marque évidenteque Dieuest là, qu'il agit ou qu'il parle. Le propre des
         est
    opérationsdivines,c'est de s'imposerà l'esprit humain avecd'autant plus de force
    qu'ellessemblentle heurter davantage.Cettemanièred'agir est le plus sûr moyen
    d'empêcherque les hommesné confondentl'action divine avecla leur.
•
148                                                                   Doctrine

plus de raison pour que le Christ soit appelé homme, s'il n'a
pas de chair ; ni fils de l'homme, s'il n'a pas une origine
humaine, ni Fils de Dieu, s'il n'a pas Dieu pour Père. Ainsi, le
fond de ces deux substances atteste le Dieu et l'homme, l'un
qui. a pris naissance, l'autre qui n'est pas né ; l'un corporel,
l'autre spirituel ; l'un infirme, l'autre tout-puissant ; l'un mou-
rant, l'autre, étant la vie; propriétés distinctes qui montrent
deux natures, la divine et l'humaine, également véritables, en
 qui une même foi confesse l'Esprit et la chair. Les miracles ont
 manifesté Dieu qui est esprit ; les souffrances ont attesté la
 chair de l'homme... Si les souffrances et la chair étaient imagi-
 naires dans le Christ, imaginaires également en lui Dieu et lès
 miracles. Pourquoi nous ravis-tu par un mensonge la moitié
 du Christ ? Le Christ a été tout entier vérité. Crois-moi, il a
 préféré naître que mentir en quelque chose, et à la vérité contre
 lui-même, en feignant d'avoir une chair ferme sans os, solide
 sans muscles, colorée sans qu'elle renfermât de sang, vêtue
 sans avoir la peau pour tunique, affamée sans éprouver la faim^
 mangeant sans dents pour manger, parlant sans langue pour
 parler, de telle sorte que ses paroles fussent pour les oreilles
  qui l'entendaient un fantôme par l'image de la voix. (1)
f        Au témoignage de S. Ambroise, c'est assez que le Verbe
    de Dieu se fût revêtu d'un corps humain, pour qu'il en portât
    les infirmités, la faim, la soif, l'angoisse, la tristesse. (2)

          Dans son vingt-et-unième       sermon, qui est le premier sur
    la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, S. Léon-le-Grand
    nous montre le Fils de Dieu venant combattre à armes égales
    l'ennemi du genre humain. Ce n'est pas en effet dans sa majesté
    divine, mais dans l'humilité de notre bassesse qu'il descend
     dans l'arène, opposant au démon la même forme, la même nature
     autrefois vaincue par lui, sujette à la même mortalité, quoique
    exempte et pure de toute faute. Ainsi donc, conclut-il, dans une
     même personne, sans confusion des deux natures ni de leurs
     propriétés, on voit s'unir la majesté à l'abaissement, la toute-
     puissance à la faiblesse, l'éternelle vie à la mortalité, une nature
     impassible à une nature passible : vrai Dieu et vrai homme en
     unité de personne, de telle sorte que, comme lé réclamait notre
     guérison, l'unique et même médiateur de Dieu et des hommes
     pût mourir comme homme et comme Dieu se ressusciter. (3)
         Un disciple de S- Augustin, S. Fulgence de Rupse, terminera
        (1)De CarneChristi,c. 5. P. L. 2, 760- 762.
        (2) In S. Lucam,1.VII, n. 133 P. L. 15,1734b.
                                               Cf. Serm. XXII, c. 2, col. 195 a; —
        (3) Serm. XXI, c. 2. P. L. 54, 192a -- 767.
    Epist, XXVIII, c. 3 et 4, col.763a b, 765
Infirmités   Corporelles du Sacré-Coeur                         149


fceslongs et si beaux emprunts faits aux Pères latins. Après avoir
montré par l'Écriture que Notre-Seigneur a été éprouvé et qu'il a
souffert dans sa chair et dans son âme, il tire cette conclusion : « Le
Christ a été tenté tout à la fois dans sa chair et dans son âme
humaine. Et donc il a pris tout à la fois un corps et une âme,
et, s'il les a pris, sans nul doute il a daigné sauver l'un et l'autre.
C'était en effet chose convenable et tout ordonnée à notre salut
 que le vrai Dieu, né du Père, s'unît personnellement la chair
 réelle et l'âme de l'homme qu'il a lui-même créées, qu'il com-
 battît dans l'une et dans l'autre avec le tentateur, qu'il remportât
 dans l'une et dans l'autre la victoire et qu'il apportât secours aux
 tentés dans l'une et dans l'autre, puisque dans l'une et dans l'au-
 tre il donnait l'exemple de la victoire à ceux qui sont faibles
 et mortels ». (1)
        La lettre 18e et dernière du même saint docteur nous ar-
 rêtera un peu plus longuement. Il y répond au comte Réginon,
  qui lui avait expressément demandé si la chair du Seigneur
  était passible ou impassible, corruptible ou incorruptible.
        S. Fulgence distingue tout d'abord une double corruption :
  — l'une qui consiste dans le péché même de l'homme ; et l'autre-
  dans la peine infligée au péché. Et cette dernière corruption*
  il la subdivise en deux sortes : •— parfois en effet, la peine du
  péché, c'est le péché lui-même, Dieu vengeant le péché par le
  péché. Cette sorte de corruption punit les péchés dans l'homme,
  de telle sorte qu'ils ne cessent pas, mais bien plutôt se multi-
  plient. — Il est une autre peine du péché, qui n'est que peine,
  sans être péché ni incliner au péché ! Elle ne souille ni l'âme
  ni le corps, mais les afflige : elle est ordonnée non à la souillure,
   mais à l'humiliation du pécheur.
        De ces principes posés par lui, S. Fulgence déduit aisément
   la part de corruption assumée par le Verbe incarné. Le Verbe
   a pris notre chair, mais exempte de tout péché, tant du péché
   originel que du péché actuel. Et pourtant il la voulut non seu-
   lement infirme mais mortelle. Or, parce que son corps était mor-
   tel, il se trouvait de ce chef soumis à cette corruption qui n'est
   que peine et dont est absente toute idée de péché. A ce genre
    de corruption se rattachent la faim et la soif. Facilement le corps
    mortel se corrompt, en éprouvant les morsures de la faim et
    de la soif, qui peuvent même causer sa mort. La mort à son
    tour achemine à cette corruption qui, du fait de l'âme qui s'en
    est allée, réduit le corps en pourriture et en poussière. La chair
    du Christ n'a pas connu cette corruption, puisqu'elle est res-
    suscitée le troisième jour. Mais la faim, la soif, la fatigue du
    corps, la souffrance, le Seigneur les a réellement ressenties :

      (1) Ad Trasimundum, . I, c. 13. P. L. 65, 237 6 c.
                        1
150                                                                     Doctrine

elles forment cette part de corruption qui nous vient du péché,
sans que nous en contractions          aucun péché.
      Après avoir rappelé quelques textes des saintes Écritures,
montrant'le      Seigneur réellement soumis à nos infirmités de
nature, S. Fulgence conclut sa démonstration          en ces termes :
«Ce corps n'est pas absolument incorruptible,           qui des coups
qu'il reçoit éprouve une réelle douleur. Il est donc évident que
le Christ, avant sa passion et jusqu'à sa passion et à sa mort,
avait un corps mortel et sensible et que, pour nous, il a dans
ce corps éprouvé une faim véritable, une soif réelle, une vraie
fatigue, et ressenti les blessures réelles des clous et de la lance,
 que par suite il a enduré des douleurs réelles non par nécessité
 mais volontairement,     et que par la libre acceptation d'une mort
 vraie il a pour nous donné sa vie par son propre pouvoir. Consé-
 quemment, le même Christ, mort en raison de sa faiblesse volon-
 taire, ressuscité, par la puissance de Dieu, nous a montré dans
 son corps ce qu'il en sera des nôtres. Il s'est humilié jusqu'à
 l'acceptation    de toute notre misère humaine, afin que, comme
 dit l'Apôtre, (1) notre misérable corps soit transformé et rendu
 semblable à son corps glorieux ». (2)

        Il n'est guère possible de traiter des infirmités corporelles
 chez le Seigneur, sans donner une place spéciale à S. Hilaire
 qui semble ici s'opposer, au moins dans les termes, à l'ensei-
 gnement de l'Église.
        Afin de mieux ruiner la consubstantialité       du Verbe avec
 le Père, les ariens rapportaient     à la nature divine du Christ tout
 ce que les Évangiles nous disent de ses infirmités et de ses souf-
 frances. S. Hilaire les combat dans son livre xe de Trinitate,
 où bientôt il avance que, même le corps du Seigneur, conçu
 qu'il a été de l'Esprit-Saint    dans le sein d'une Vierge, était d'une
 nature et d'une condition supérieures à la nature et à la condi-
  tion de notre corps. Les coups, les blessures, la souffrance peu-
  vent l'atteindre,     mais il ne les ressent pas ; il peut être élevé
  en croix, mais il n'en pâtit point, la douleur qui se précipite
  sur lui ressemble à un trait qui traverse l'eau, le feu ou l'air. (3)
         D'autre part, il est certains passages des oeuvres de S. Hi-
  laire, toutparticulièrement    dans son commentaire sur les psaumes,
  où sa doctrine sur les infirmités corporelles du Verbe incarné,
  se trouve à l'abri de tout doute et de tout reproche ; par exem-
  ple, ce passage du commentaire sur le psaume Lxvme, n. 23 :
  « Le Seigneur a pris sur lui nos péchés et souffert pour nous : il
   a été frappé, afin qu'en lui, broyé jusqu'à l'ignominie de la croix
      (1) Phil., m, 21.
      (2) Epist. XVIII, c. 3 et 4, n. 5,6 et 8. P. L. 65,494c- 496 c.
      (3) De Trinitate, 1. X, n. 23. P. L. 10, 361 - 362.
Infirmités   Corporelles du .Sacré-Coeur                               151


et de la mort, la santé nous fût rendue par la résurrection des
morts ». (1) Même ces lignes empruntées à son de Trinitate :
«Né d'une Vierge, il est allé du berceau jusqu'à l'âge parfait ;
il a passé par le sommeil, par la faim et la soif, par la fatigue,
                                                                       fla-
par les larmes ; maintenant il va être tourné en dérision,
gellé, crucifié ». (2)
       Claudien Mamert, Baronius, des théologiens tant anciens
que modernes, ont conclu de ces passages, tout au moins en
apparence contradictoires,             que S. Hilaire n'avait pas toujours
été exact sur ce sujet des souffrances et des infirmités corporelles
 de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la théologie ne les ayant pas
 mis encore en pleine lumière. On le peut penser encore aujourd'hui
 sans manquer, je crois, au respect dû à S. Hilaire et à la sainte
 Église qui lui a décerné le titre et le rang de docteur. Est-ce
 que S. Augustin n'a pas écrit ses Rétractions ? Estrce que
 S. Bernard et S. Thomas, deux docteurs également, n'ont pas,
 du moins selon l'opinion commune, écrit contre l'Immaculée-
 Conception ? Pourtant             ni leur sainteté ni leur autorité n'en
 sont pour cela diminuées.
        Ce n'est pas que les interprétations          en très bonne part,
 mais plus ou moins forcées, plus ou moins décisives, aient jamais
 manqué au texte incriminé et vraiment difficile de S." Hilaire.
  D'après le Maître des Sentences, dont l'explication,              adoptée
  par S. Thomas, a été longtemps suivie, S. Hilaire distingue
  entre les souffrances du Christ et les nôtres : pénales chez nous
  et nécessaires, elles sont volontaires et libres chez le Christ ;
  il entend donc simplement écarter de la chair du Seigneur la
  nécessité, non la réalité de la souffrance.
         D'après l'éditeur des oeuvres de S. Hilaire et la plupart
  des théologiens, le saint docteur parle ici de la nature divine
  du Sauveur, non de sa nature humaine. Si la souffrance, si les
  coups de la flagellation et les clous du crucifiement atteignent
   et traversent le corps, le Verbe qui habitait ce corps, demeurait
  hors d'atteinte. Les ariens ne peuvent donc, du fait des infir-
   mités de Jésus-Christ, tirer aucun argument contre la divinité
   du Verbe. Voici comment M. Tixeront résume, la doctrine sur
   ce point de l'évêque de Poitiers : « Cela n'empêche pas son hu-
   manité d'être passible ; mais Hilaire enseigné et répète qu'elle
   ne l'est que par miracle et par une volonté positive du Verbe.
   Par suite de son union avec le Ve,rbe, de son impeccabilité, de
   sa naissance virginale, l'homme en Jésus devait être normale-
   ment impassible, affranchi des nécessités qui s'imposent aux
    autres hommes, aussi bien que des affections et des passions
    qui les émeuvent et qui les troublent. Si donc, comme Hilaire
        (1) P. L. 9,484 a.
        (2) De Trinlt., I. III, n. 10. P. L./lO, 81.                        -
152                                                         Doctrine

l'admet ailleurs, Jésus a souffert, s'il a eu faim et soif, s'il a gémi
et pleuré, c'est parce qu'il l'a voulu librement, soit que nous
entendions par là un ordre réglé dès le principe et une fois pour
toutes qui assujettit, malgré ses prérogatives, l'humanité du
Christ aux lois communes à tous les hommes, soit que nous
supposions une série d'actes de volonté sans cesse renouvelés
et s'opposant à l'action du privilège initial. En tout cas, les
souffrances et les faiblesses du Christ, loin d'être un argument
contre sa divinité, en sont au contraire la preuve, étant un
effet de sa puissance. Les objections qu'en tirent les ariens
sont absolument vaines ». (1)
       J'aurais dû mentionner, avant S. Hilaire, Clément d'Alexan-
 drie qui, lui, ne s'exprime certainement pas, sur les infirmités
 corporelles du Verbe incarné, d'une manière conforme à la doc-
 trine catholique. A son sens, en effet, « il serait ridicule de re-
 chercher dans le corps de Notre-Seigneur, en tant que corps;
 les fonctions du corps humain nécessaires à sa conservation ;
 il mangeait sans aucun doute, non certes pour soutenir son corps
 qu'alimentait    une vertu divine, mais pour ne pas induire en
 erreur ceux qui vivaient avec lui », et qui auraient pu douter
 de la réalité de son humanité, s'il s'était abstenu de toute nour-
 riture ; « c'est ainsi que par la suite plusieurs s'imaginèrent
 que son avènement n'était qu'une pure apparence. Le Christ
 était absolument sans passion : jamais ne se souleva en lui le
 moindre mouvement passionnel, ni plaisir ni tristesse ». (2)

     De l'opinion erronée de Clément d'Alexandrie, il faut rap-
procher l'erreur de l'hérétique Valentin, qui, au rapport de
Clément lui-même, prêtait au Seigneur un tempérament         des
plus bizarres. Le Christ, écrivait Valentin à Agathopode, avait
une manière de manger et de boire qui lui était propre. Les
aliments qu'il absorbait ne subissaient en lui aucune digestion
ni aucun travail, parce que son corps incorruptible n'avait pas
besoin d'être restauré et renouvelé. «Sa continence était d'une
puissance telle que les aliments ne se corrompaient pas en lui,
qui était à l'abri de toute corruption».    (3)
         (A suivre)
                      DOM G. DÈMARET, moine de Solesmes




      (1)J. TIXERONT,   Histoiredesdogmes, II, 287, 288.
                                             t.
      (2) Stromat.,ï. VI, c. 9. P. G. 9, 292c.
      {3)Stromat., . III, c. 7. P. G. 8, 1161,1164.
                  1
Au Château de Chinon                                                153


LE   SACRÉ-COEUR             DU      DONJON         DE     CHINON

                 Attribué aux Ctievalleis du Temple


       Nous n'avons point à redire ici l'histoire de l'Ordre des Tem-
pliers ; rappelons seulement qu'il fut institué pour la défense
militaire des conquêtes territoriales de la première Croisade et la
protection des pèlerins d'Europe qui se rendaient aux sanctuaires
vénérés de la Terre-Sainte.
       Pendant près de deux siècles il justifia héroïquement, par la
généreuse effusion de son sang dans tous les combats d'Orient,
les faveurs que les Papes et les souverains lui prodiguèrent et les
richesses immenses qu'il reçut, tant des princes que des seigneurs
d'Occident qui, ne pouvant aller guerroyer en Palestine, s'y fai-
saient remplacer par des dons importants à ceux dont les vies
 étaient vouées aux luttes incessantes de la Guerre-Sainte.           Le
 Grand-Maître du Temple avait la puissance, les privilèges et le
 rang reconnu d'un souverain.
       Cette prospérité matérielle et l'inactivité militaire dans la-
 quelle l'Ordre s'endormit durant ses trente-cinq dernières années,
 causèrent sa perte. Désertant la voie sainte que leur Règle leur
 traçait et l'objectif nettement défini qu'elle imposait à leur zèle,
 les Chefs de l'Ordre, profitant de ses richesses immenses, se li-
 vrèrent à l'agiotage et devinrent en fait les banquiers des États
 d'Europe qu'ils tinrent ainsi financièrement en demi-tutelle. Des
 princes, et notamment Philippe IV de France, en prirent ombrage
  et ce'dernier,     poussé surtout, croit-on, par les conseils de ses
  Légistes, résolut de provoquer la destruction de l'Ordre.
        Un relâchement incontestable et quasi général, des désordres
  nombreux, isolés, mais avérés, servirent à souhait les ennemis dû
  Temple. En plusieurs commanderies de France surtout, des cheva-
  liers avaient apporté de leur séjour aux pays orientaux des doc-
  trines pernicieuses et des pratiques plus ou moins occultes procé-
  dant de divers hérétiques,        gnostiques, manichéens, canthares,
  lucifériens,    etc., et la licence des moeurs avait suivi de
  près les erreurs de croyance'; par ailleurs, des cérémonies d'un
  symbolisme équivoque oU catégoriquement           abominable, usitées
   en quelques commanderies, servirent de base aux pires accusa-
   tions de sacrilège, d'idolâtrie, de magie et autres turpitudes.
         Après une enquête générale ordonnée par le pape Clément V,
   qui se trouvait en France, le sort de l'Ordre du Temple fut remis
   aux mains des Pères du Concile de Vienne-en-Dàuphiné,         lesquels,
   constatant le relâchement de sa discipline et ses torts réels, d'autre
   part reconnaissant qu'il ne répondait plus au but de son institu-
   tion,.estimèrent    que sa suppression était opportune. Elle fut pro-
154                                                           Doctrine

nqncée par Clément V en consistoire secret, au mois d'octobre
1311, et la bulle en fut publiée l'année suivante.
       Philippe le Bel n'avait point attendu la décision pontificale
pour déférer les Templiers, à divers titres plus ou moins spécieux,
devant la justice séculière ; et, dès 1307, il s'était assuré de leurs
personnes en faisant arrêter le même jour, 13 octobre, tous ceux
de son royaume, sans en excepter le Grand-Maître, Jacques
Molay, qu'il avait fait venir de Chypre, sa résidence habituelle,
sous prétexte d'élaborer avec lui les plans d'une croisade pro-
chaine.
        Le pape Clément faisait alors au monastère des Cordeliers de
Poitiers un séjour qui dura seize mois, et le roi de France résidait
à cette occasion dans la même ville, chez les religieux Jacobins.
 Le Grand-Maître et les principaux Templiers de France, au
 nombre de soixante-douze, furent donc conduits vers Poitiers ;
 mais Jacques Molay s'étant trouvé malade à leur passage à
 Chinon, ils y furent tous internés dans les tours du château, et le
 roi, pour d'obscurs motifs, les y maintint longtemps après la
 guérison de leur chef.
        En août 1308 ils y furent interrogés par les cardinaux
 Béranger Frédali, Etienne de Susy et Landolphe Brancaccio,
 délégués par le Pape. Leur enquête terminée les éminents prélats
 admirent les prisonniers à la participation des. Sacrements, et
 dans une lettre écrite avant leur départ de Chinon, intercédèrent
 pour eux près du roi Philippe ; mais l'année suivante un parle-
 ment séculier, tenu à Tours, et dans lequel prédomina l'influence
 des Légistes, les condamna à l'unanimité. Depuis quelques mois
  du reste les infortunés captifs ne se faisaient guère d'illusion,
  mais de ce jour ils se sentirent perdus et purent entrevoir déjà
  les sinistres lueurs des bûchers des îles de la Seine.
         Or, la tradition chinonaise veut qu'il soit resté dans le château
  qui fut le cadre pesant de leurs terribles angoisses, un témoignage
  impressionnant des pensées de piété et de repentir en lesquelles
  leurs âmes cherchèrent une force de résignation, un élément de
  consolation pour leur détresse présente, et pour l'autre vie, une
  source de confiante espérance en la bonté de Celui qui, seul infail-
  lible en ses jugements, laisse si souvent à sa Miséricorde le pas
  sur sa Justice, C'est pourquoi les souvenirs locaux attribuent à
   l'un de ces malheureux tout un ensemble de « graffites », c'est-à-
   dire de dessins profondément gravés au couteau sur la muraille
   intérieure du grand donjon du Coudray, centre de la forteresse de
   Chinon où se trouvaient sans doute les plus éminents des cheva-
   liers captifs.
       -, Voici ce que dit de ces gravures le plus récent et le mieux
   informé des historiens chinonais, M. Gabriel Richaud; avocat au
   barreau de cette ville :
> '•
                                  s
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                                  B




                                  5î

 Grafrfe d duhâteau et
Le » des auonjonde hinon oire).
 < ditTempliers C (Indre
             c         L
156                                                            Doctrine

       «.... On peut voir... creusés dans la pierre, des signes, des carac-
tères, des dessins grossiers. Cinq mots en lettres gothiques sont les
seuls qui soient lisibles : Je requier à Dieu pardon. On distingue encore
quelques figures de blason, des croix, des profils de personnages pros-
ternés. L'un d'eux a un costume mi-partie ecclésiastique et militaire :
une robe longue, l'écu et I'épée.
       Ces inscriptions proviennent assurément des chevaliers du Tenv
ple         » (1)      .
        Ajoutons que la figure principale de l'ensemble gravé n'est
 point citée dans la brève description de Gabriel Richaud. C'est un
               coeur très profondément creusé avec un soin extrême
               et tout entouré de rayons radieux ; et ce coeur, il paraît
               impossible qu'il n'ait pas été, dans la pensée du graveur,
               le Coeur même du Christ.Jésus. Tout le donne à croire :
                la gloire rayonnante qui l'environne, ses dimensions, la
                perfection de son exécution et la profondeur de son
               jaffouillement dans la pierre qui surpasse de beaucoup
                celle des autres figurations. Au surplus, une particu-
                larité d'un autre sujet, gravé près de ce coeur, vient nous
                 dire nettement que la pensée de l'auteur était particu-
               'lièrement portée vers la blessure faite par la lance
        (2)      du légionnaire      romain au flanc du Rédempteur:
  la croix haussée dont le socle en gradins porte les mots gothiques
  IE REQUIER DIEUPDON,est accompagnée
                   A
  des clous, du roseau, de la lance ; et cette
  arme est inclinée de façon que son fer
  atteint la croix à la hauteur exacte où
  se trouvait le flanc de la Victime expia-
   toire ; et sur le fût même de la croix une
   incision très nette,          indiscutablement
   intentionnelle, semble symboliser la bles-
   sure latérale elle-même. Aucun              argu-
   ment contraire à tirer de ce que le coup
   de lance est figuré du côté gauche ; nous
   ne sommes pas ici en face du travail
    d'un artiste de métier, coutumier             des
    usages de l'iconographie sacrée, mais en
    présence de l'oeuvre émue d'un prison-
    nier malheureux qui extériorise sa prière,
    le repentir de ses erreurs et de ses fautes, et son recours en la
    bonté du Sauveur.
          Nous considérons donc le coeur du graffite de Chinon comme
    une figuration certaine du Coeur de Jésus. Quant à son attribution
    à l'époque du procès des Templiers, elle paraît établie plutôt que
    combattue, — en plus de la tradition constante qui l'a toujours
         (1) Gabr. Richaud : Hist. de Chinon p. 68. Paris, Jouve ; 1912.
         (2) Coupede la pierre qui porte le coeurgravé.
         (3) Détail d'une des figures de l'ensemblegravé.
Au Château de Chinon                                                    157


regardée comme l'oeuvre de l'un d'eux — par les caractères go-
thiques qui s'y trouvent : ie requier à dieu pdon, et, plus haut sur
le mur, ce nom qui est peut-être celui du graveur et que l'effrite-
 ment de la pierre rend malheureusement              indéterminable     : —
                             — C'est assurément         la plus ancienne
 JEHANDUGUA1
 représentation       du,Coeur divin connue jusqu'ici en France et
 peut-être au monde, encore qu'on nous en signale une autre, en
 Belgique, qui en serait à peu près contemporaine            (?).
         Notons aussi que dès l'époque des Templiers la pensée chré-
 tienne, orientée par la grande dévotion du siècle précédent pour
 les Cinq Plaies du Sauveur, se tournait plus particulièrement           vers
  son Coeur comme vers le centre de ses souffrances et la source
  naturelle du Sang rédempteur. Et c'est à ce dernier titre surtout
  que, tout en rappelant qu'elle fut le berceau mystique de l'Église
  les auteurs d'alors parlent de la Plaie latérale, notamment
  Clément V lui-même en ses Constitutions (1) et les Pères dé ce
  Concile de Vienne qui supprima, en 1311, l'ordre du Temple.
  Très peu après l'emprisonnement        des captifs de Chinon le Coeur
   de Jésus est nomément désigné, sous la plume d'Arnaut Vidal de
   Castelnaudari, dans la magnifique Prière du seigneur de la Barre
   que le R. P. Anizan a si magistralement commentée pour les lec-
   teurs de « Regnabit » : (2)
   Et qxan tu fust martz,Senher,après         Quand tu fus mort, Seigneur,alors
   Ton Corpartit abfere de lansa              TonCoeur ut ouvert par la lance
                                                        f
          Cela s'écrivait en 1318, alors que depuis quatre ans à peine
   refroidissait la cendre des brasiers où les Templiers furent consu-
    més vivants !... Pourquoi, contemporain d'Arnaut Vidal, le cheva-
    lier qui grava au mur de sa prison la croix du Sauveur et les ins-
    truments de ses douleurs mortelles, qui inclina la pointe de la
    lance vers la place que son Coeur occupait sur la Croix, n'aurait-
    il pas eu la pensée de figurer le Coeur lui-même et de l'entourer
     des rayons de triomphe qui, de son temps, étaient l'emblème
     mystique, spécial et réservé, de l'état glorieux ?...
          — Une autre remarque que suggère le graffite de Chinon :
     On sait que l'une des principales accusations portées contre les
     Templiers devant les Tribunaux ecclésiastiques et royaux fut celle
     de renier la divinité de Jésus, et d'insulter la Croix qu'ils ne consi-
     déraient que comme un gibet honteux que tout chrétien devait
     avoir en horreur ; et ils se rencontraient     en cela avec les sectes
     orientales des Canthares, des Bogomiles et des Lucifériens. Sans
     nous éloigner de la région qui nous occupe, deux documents nous
      sont restés qui semblent se rapporter à ces errements impies :
           A la commanderie loudunaise de Moulins, paroisse de Bour-
      nan, frère André de Mont-Loué, servant d'armes, déclara au cours
      (1) I. In lib. I, cap. I, Tit. I. -
      (2) F. Anizan: La bêlapreguieyradelsenherdela Barra. In RegnabitN° d'oct.
   1921; p. 344-349.
158                                                                Doctrine

de l'enquête pontificale, avoir vu recevoir aux voeux, en la
chapelle de la dite commanderie, le chevalier Guillaume de saint-
Benoit qui renia trois fois Jésus-Christ et cracha sur la Croix. (I)
D'autre part, le Musée des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers,
possède une curieuse sculpture provenant de la commanderie de
Montgaugier sur laquelle un chevalier monté s'éloigne, en lui
tournant le dos, du Sauveur représenté dans l'attitude habituelle
du Crucifié, mais sans croix... (2) Fut-ce pour protester contre ce
mépris du bois rédempteur, reproché à certains de ses frères, que
dans son pieux ouvrage, le graveur de Chinon figura d'abord trois
fois la croix sainte, avec sur elle, l'indication des Cinq-Plaies, et
qu'il la répéta une quatrième fois sur le mur d'en face, plus com-
plètement entourée encore puisqu'on y voit la colonne de la fla-
gellation et le triomphal « Sol et Luna » ? Nous le croyons.
        D'autres signes de la gravure qui nous occupe restent pour
 nous des mystères : Une main ouverte et dressée, comme pour
 prêter serment, est représentée trois fois, pareille à celles des
 statères d'or de la tribu gauloise des Pictons, avec lesquelles elle
 ne peut avoir aucun rapport, bien entendu — à moins que dans
 les deux cas elles soient simplement un emblème de comman-
 dement — Mais quel sens peut avoir la figure tracée devant le
 personnage agenouillé, sorte de globe sur un pied en forme de taie?
 Et pourquoi l'auteur a-t-il gravé, dans les rayons même qui jaillis-
 sent du'Coeur, le blason où se voit la.fleur royale de France ?
        A côté du Coeur rayonnant, une sorte d'écu bannière, écartelé,
 porte, en ses quatre quartiers, la même figure héraldique qui se
 voit sur le bouclier du personnage agenouillé plus haut. Coïnci-
 dence singulière, ce même motif se trouve aussi sur l'écu sculpté
 à la tête de la statue funéraire d'un Templier de la commanderie
  de Roche, près Poitiers, (3) et nous l'avons nous-même relevé sur
  un cartouche orbiculaire à la commanderie du Temple de Mauléon
  (Deux-Sèvres). Avait-il un sens spécial dans l'héraldique parti-
  culière à l'Ordre du Temple ?... Qui le dira ?...
         Quoi qu'il en soit, ces rapprochements nous semblent appuyer
  la tradition chinonaise en ce qui concerne l'origine et la date de
  la gravure que nous venons d'étudier et qui sert d'écrin à l'un des
  plus curieux et des plus précieux documents de l'iconographie du
  Coeur de Jésus.
        NOTE  COMPLÉMENTAIRE intérieur du Donjonde Chinonsur lequel
                               : Le mur
   le graffite que nous venonsde signalera été gravé au couteauest en calcaire
   oolithiqueà grain fin et ferme.La surfacecouverte par l'ensemblegravé peut
  s'inscrire dans un rectanglede 0,85 de longueursur 0,70 de hauteur. Le Coeur
   rayonnant, seul, sans son aurioleradiée mesure 11 centimètresde hauteur.
                                              L. CHARBONNEAU-LASSAY.
        (1) ProcèsdesTempliers. aris 1841-1851. collect.
                               P               ap.       deDoc.inéditssur l'Hisl.
   dé Fr. T. Il p. 104.
        (2) A. de la Bouraliere: Deux souvenirsdes Templiers.In. Bull, des Antiq.
   de l'OuesCArm.1091, I te.
     '' (3) Musée lapidaire des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers.
Les Anabaptistes                                                       159



La    Théologie     du    Sacré-Coeur       et   le   Protestantisme



     i. - Les premiers Réformateurs (Suite) - c) Les Anabaptistes

      Nous avons essayé, dans nos précédentes études, (1) de
mettre en évidence les illusions auxquelles les principaux chefs
du protestantisme,   Luther, Mélanchthon et Calvin, furent entraî-
nés par leur fausse théologie de Vamour divin. Ils n'ont point
connu notre magnifique dévotion au Sacré-Coeur. Ils ont dépassé
en quelque sorte le point de vue où elle nous place d'emblée. Elle
nous met en face de la miséricorde infinie de Dieu. Elle nous en
montre l'emblème le plus émouvant et le plus instructif : le Coeur
transpercé par amour pour nous. Mais elle ne nous dit point,
comme Luther : Péchez hardiment, le Christ a satisfait pour vous,
son coeur est là pour vous inspirer confiance, même si vous demeu-
rez dans vos péchés. Elle ne nous dit point, à l'instar de Calvin :
soyez tranquilles, le Coeur vous rend témoignage que vous êtes
prédestinés.    Que les réprouvés   tombent    en enfer, que vous
importe ; croyez quand même à l'infinie bonté d'un Dieu qui
sauve qui il lui plaît et qui damne qui il veut, sans qu'il y ait ni
mérite ni démérite chez les élus ni chez les rejetés. La dévotion
 au Sacré-Coeur nous prêche la confiance sans limite, sans nous
 inspirer la présomption ; elle nous témoigne de l'infinie bonté
 sans nous obliger à croire à l'irrémédiable     déchéance de notre
 nature et à l'impuissance,    bien plus, à la disparition de notre
 libre arbitre.
      Mais Luther, Mélanchthon,      Calvin, et ceux qui leur res-
 semblent : Bucer, Capiton, OEcolampade, Zwingli, Farel, etc.
 ne représentent    qu'un aspect du protestantisme.     Tous, ils ont
 commencé par Vindividualisme effréné et se sont arrêtés à un
 dogme intransigeant. Auprès d'eux cependant Yindividualisme,qui
 était l'essence même du protestantisme    et qui a fini par prévaloir
 dans son sein, s'est maintenu, plus ou moins secrètement, sans
 interruption,   jusqu'à l'époque contemporaine     où il s'est enfin
 épanoui tout à son aise.
      A l'origine, on distingue trois groupes principaux d'indépen-
 dants : les Anabaptistes, les Mystiques, les Antitrinitaires. Deman-
 dons ici aux Anabaptistes      quelle fut leur théologie de l'Amour
 divin, c'est-à-dire, en somme, leur doctrine à l'égard du Sacré-
 Coeur.

      (1) Voir Regnabitn0Bd'octobre et de novembre,p. 324 et 443.
160                                                              Doctrine

         Le mouvement anabaptiste forme l'extrême gauche du pro-
 testantisme. Il en représente le développement logique. Il en
 poursuit implacablement les principes. Ainsi, Luther avait déclaré
 que la foi seule justifie. L'anabaptisme en conclut aussitôt que le
 baptême des enfants est nul, car l'enfant est incapable de faire
 un acte de foi.
         Luther avait écarté le magistère interprétatif de l'Église,
  dans le domaine des Saintes Écritures. Et comme il n'admettait
  pas que la raison humaine pût comprendre le message divin de la
  Bible par ses propres forces, — ce qui eût été le libre examen dont
  il avait- horreur, quoi qu'on en ait dit, — il était forcé de recourir
  à une inspiration individuelle pour juger du vrai sens des Écri-
  tures.. Logiquement, l'anabaptisme s'attache à l'inspiration et la
  rend indépendante de la lettre textuelle.
          Le premier nom marquant de la secte fut celui de Thomas
  Munzer. On sait comment une affinité naturelle porta ce Réfor-
  mateur vers le parti paysan révolutionnaire, dont l'origine était
. bien antérieure et du reste bien différente. On sait aussi comment
   le fanatisme de Munzer et de ses compagnons déchaîna l'effroyable
   guerre des Paysans, (1524-1525), qui aboutit, avec l'approbation
   chaleureuse de Luther, aux plus sanglantes répressions, de la
   part des seigneurs. (1)
          Mais ce que l'on sait moins c'est qu'il y eut, parmi les pre-
    miers Anabaptistes, quelques penseurs et mystiques dignes d'in-
    térêt chez qui nous trouvons une doctrine, fausse sans doute, mais
    souvent beaucoup plus délicate et plus pieuse que celle de Luther
    ou de Calvin.
           A vrai dire, cette doctrine est quelquefois difficile à saisir.
    De même que les protestants d'aujourd'hui, les Anabaptistes ont
    presque autant d'opinions que de têtes. Quelques-uns, comme
     Ludwig Hetzer, allaient jusqu'à nier la divinité du Christ et
    rejoignaient les Antitrinitaires.     D'autres ne s'éloignaient guère
     de l'enseignement traditionnel. Un ancien chroniqueur protestant,
     Sébastien Franck, écrivait d'eux, en 1531, après les avoir beau-
     coup pratiqués :•« La plupart donnent une grande place au Christ,
     espèrent en lui, lui attribuent toute grâce et toute félicité, font
     dériver de lui leur salut. Mais ils ne veulent pas croire en lui seule-
     ment de loin, ils veulent s'attacher à lui et le suivre en tout abandon,
     comme Us disent. »
           L'anabaptisme se sépare donc en ce point de Luther. Il insiste
     sur l'imitation de Jésus-Christ. En cela, il se rapproché de nous,
     bien que son indifférence à toute espèce de dogme le place aux
     antipodes du catholicisme. Il faut lui savoir gré cependant d'avoir
     combattu la dangereuse doctrine luthérienne de la justification
        (1) Qu'on me permette de renvoyerpour tout celaà mon ouvrage-.Luther
   et la questionsociale,Paris, Tralin, 1913;
Les Anabaptistes                                                   161


par la-foi seule. Après les extravagances apocalyptiques de ses .
adeptes à Munster (1534), l'anabaptisme se clarifiera, s'épurera
et la secte baptiste qui en découlera et qui est maintenant très
prospère aux Etats-Unis (5 millions 1 /2 d'adhérents) sera une des
sectes les plus pacifiques et les plus morales du protestantisme.
Le plus remarquable représentant de la théologie anabaptiste
primitive est le bavarois Hans Denck. Longtemps il fut complète-
 ment oublié. L'historien mystique et antidogmatiste             Gottfried
 Arnold fut un des premiers à lui rendre justice, dans sa grande
 Histoire impartiale des Eglises et des hérétiques (1698-1700). Plus
 récemment, Ludwig Keller a écrit sa vie (1882).
        Hans Denck était né vers 1495, à Habach, en pays bavarois.
 De bonne heure, il s'adonna à l'étude des Saintes Écritures,
 notamment à Bâle, en compagnie d'Oecolampade ; il était très
 versé dans les «troislangues », comme on disait alors : le latin, le grec,
 l'hébreu. Bientôt, il devient recteur de l'école Saint-Sèbald à
  Nuremberg. C'est là qu'il se lie avec Thomas Munzer, dont il
  adopte les idées au sujet du Baptême, de la Parole de Dieu inté-
  rieure, de la communion des Saints et de l'église invisible. Chassé
  de Nuremberg, puis d'Augsbourg, il fait, à Strasbourg, la connais-
  sance de Hetzer, un esprit aventureux comme le sien. Finalement '
  il va mourir à Bâle, de la peste en 1527. Sébastien Franck le repré-
  sente comme un personnage très pieux, recueilli, paisible et en
  fait le « chef et évêque des Anabaptistes ».
         Ses adversaires eux-mêmes ont respecté en lui un caractère
   élevé, digne, d'une exemplaire moralité. Le dévergondage des
   moeurs qui suivit l'expansion du luthérianisme lui avait causé un
   véritable dégoût. Égaré cependant par les idées qui circulaient
   autour de lui et par lès horribles calomnies répandues alors contre
   la mystique catholique, il n'eut pas l'idée de chercher dans les
   formes traditionnelles de la piété catholique un aliment à son
   besoin dé beauté et de propreté intérieures. Bien loin de là, il
    dépasse le luthéranisme. Il fait peu de cas des sacrements et de
   l'Écriture elle-même, il s'abandonne aux illuminations de l'amour,
   il se dirige d'après la parole intérieure « qui est vivante, puissante
  . et éternelle, bien plus, qui est Dieu lui-même. »
          Cette parole qui retentit au coeur de tout homme n'est rien
    autre chose que l'esprit de Dieu ou du Christ. Comme Verbe
    éternel, le Christ ne fait qu'un avec son Père ; depuis le commen-
    cement du monde il vit dans l'âme de tout homme de bien. Auprès
    de ce « Christ intérieur », le Christ historique n'est pas tant une
    victime offerte pour nos péchés, qu'un modèle, un compagnon, un
    ami, que nous devons imiter amoureusement.            Entre ces deux
    aspects du Christ, Hans Denck se balance d'une façon bizarre. Il
    semble qu'il cherche « comme à tâtons » notre doctrine du Sacré-
162                                                           Doctrine

Coeur, sans pouvoir y parvenir, livré qu'il est aux aveuglements
du sens propre, aux illusions de l'illuminisme.
        Il aboutit cependant à un livre très curieux qui a pour titre :
 « Von der wahren Lieb — Du véritable amour ! »
        Là, il touche presque à notre théologie du Sacré-Coeur : il
 représente le Christ comme une révélation de l'éternel Amour de
 Dieu, c'est-à-dire, explique-t-il avec raison, <le l'essence divine
 elle-même, car Dieu est essentiellement Amour — Deus est cliari-
 tas ! D'autre part, le Christ est la réalisation de l'idéal de parfaite
 conformité avec le vouloir divin. Il nous a témoigné son amour
 surtout en mourant pour nous.
        Il semble que Denck n'ait plus qu'Un pas à faire pour
 rejoindre nos mystiques penchés sur les plaies du Sauveur et spé-
 cialement sur la plaie du côté, la plaie du Coeur.
        Mais ce pas, il n'osa le faire. Les fausses conséquences du
 mysticisme de Luther l'épouvantent. Trop insister sur la miséri-
 corde infinie de Dieu et -sur les expiations surabondantes            du
 Christ, lui semble dangereux. C'est de là que- Luther a tiré son
 quiétisme moral : à quoi bon nous tourmenter, Christ a satisfait
 pour nous !
        Hans Denck veut à tout prix éviter l'écueil fatal. Au lieu du
  Sauyeur, il aime donc à contempler en Jésus le modèle. Et assuré-,
  ment rien n'est plus « catholique » que le principe nécessaire de
  l'imitation de Jésus-Christ. Mais Denck, par réaction contre
  Luther, ne fait pas assez de place aux expiations et satisfactions
  de Jésus mourant pour nous. Il est triste de voir une nature
  d'élite comme celle-là errer parmi les ténèbres.et l'on n'en est que
  plus enclin à bénir le Sacré-Coeur des garanties infaillibles qu'il
  a données, dans son Église immortelle, à la pureté et à la vérité
  de nos inspirations intimes et de l'heureuse solution qu'il a donnée,
   dans notre foi, au conflit sans cesse renaissant entre le principe
   d'autorité et le principe de liberté spirituelle.
         Quelques extraits de l'ouvrage de Denck «Du véritable
   amour », préciseront ce rapide exposé de sa mystique aventureuse :
         « Dieu n'est rien qu'Amour. Cet amour produit dans certains
   hommes une petite étincelle, dans l'un plus, dans l'autre moins.
   Bien que dé nos jours, hélas ! cette étincelle soit éteinte presque
   chez tous les hommes, cependant il est certain, puisque l'amour
   est spirituel et que tous les hommes sont charnels, que cette
   flamme, si petite qu'elle soit dans l'homme, ne vient pas de lui,
   mais de l'amour parfait. Cet Amour est Dieu. — Cet Amour pou-
. vait ne pas prendre la chair et le sang, si Dieu ne s'était pas mani-
   festé spécialement en certains hommes qu'on appelle « des hommes
   divins » où des « enfants de Dieu », parce qu'ils regardent Dieu
Les Anabaptistes                                                          163

comme leur père spirituel. (1) Plus Dieu se manifeste ainsi, plus
il peut être connu des hommes. Plus il est connu, plus il est aimé.
Et plus l'amour est aimé, plus la béatitude est proche. (2). C'est
pourquoi il a plu à l'éternel amour que l'homme (Christ Jésus), en
qui l'amour s'était révélé au plus haut degré, fût appelé le Sauveur
de son peuple, non pas qu'il fût possible à l'humanité de béatifier
(sauver) qui que ce soit, mais parce que Dieu lui. était si totalement
uni dans l'amour que toute l'action de Dieu devenait l'action de
cet homme et que. toute souffrance de cet homme était regardée
 comme la souffrance de Dieu. Cet homme est Jésus de Nazareth
 qui avait été annoncé par le vrai Dieu dans l'Écriture et qui fut
 réalisé au temps voulu, qui s'est ensuite manifesté publiquement
 en Israël, par la puissance du Saint-Esprit, en toute action et
 passion, comme consacré et dévoué à l'Amour. Et nous reconnais-
 sons en ce temps sans amour, qu'il a vraiment obtenu cela : que
 nous connaissions l'Amour au plus haut point qu'il nous était
 possible et nous sommes sûrs, par l'esprit de Dieu, que l'amour.
 de Dieu à l'égard de l'homme et de l'homme à l'égard de Dieu ne
 peut pas être manifesté plus hautement qu'il ne l'a été dans ce
 Jésus. »
        Nos lecteurs ont noté, dans ce passage, de graves impréci-.
 sions. Hans Denck parle de l'union de Jésus avec Dieu comme
  Nestorius ou Théodore de Mopsueste auraient pu le faire. On
  dirait qu'il s'agit d'une union morale plutôt que d'une union per-
  sonnelle, de l'union hypostatique définie au Concile d'Éphèse, en
  431. — C'est là que l'illuminisme de Denck glisse dans le rationa-
  lisme. — Mais on ne peut nier que certaines expressions de cet
  hérétique ne soient assez heureuses, telles que la phrase soulignée
  ci-dessus : « Plus l'amour est aimé, plus la béatitude est proche, —
  Je mehr die Liebe geliebt wird, so viel naher ist die Seligkeit ».
         Voici maintenant la conclusion de Denck :
         « C'est pourquoi, quiconque désire connaître le véritable
  amour et l'obtenir, ne peut y parvenir plus facilement et plus
  promptement que par ce Jésus-Christ. Bien plus, l'amour ne peut
  ni ne doit être connu que par lui. Non pas que le salut soit atta-
  ché à la chair et au sang, au temps et au lieu, mais parce que cela
  ne peut pas se faire autrement. Car de même que nul homme ne
  peut être sauvé sans Dieu, de même Dieu ne veut sauver personne
   en dehors de cet homme (Jésus-Christ). Tous ceux qui sont sauvés
   sont un seul esprit avec Dieu. Celui qui est achevé dans cet amour,
   celui-là est le précurseur de tous ceux qui doivent être sauvés, non
   qu'il tienne cela de lui-même, mais parce qu'il a toujours plu à
   Dieu que l'on suive et que l'on écoute en son nom ceux qui
        (1) Denck veut parler ici des prophètes tous les temps. Il avait traduit
                                               de
   les livres dès Prophètes. Luther a utilisé la traduction.
        (2) Admironsau passagecette formulequi s'appliquesi bien à l'une des fins
   principalesde la dévotion au Sacré-Coeur aimer l'amour de Dieu pour nous.
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  • 1. Regnabit. Revue universelle du Sacré-Coeur. 1922/01. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés sauf dans le cadre de la copie privée sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source Gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue par un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter reutilisation@bnf.fr.
  • 2. 1" ANNÉE - N«S JANVIER «922 Les souhaits d'un ymagier ...Je l'aperçus tout à coup, penché sur le Regnabit que je tenais en main. * , * * Cher sire, a Deu béneïsson (1) me dit-il, avec un sourire qui lui plissa le coin des yeux. Et comme je lui parus sans doute « esbaùbi » : Si vos voilés savoir mes num Cil est Colin, bien le saichiez, Al tens ancienor (2) ymagier, Pas le plus nice (3) del roïame (4), Emprez le pont de Nostre Dame, Et por ce aime encor béer Es boutique où tant voi laidures. Or l'autrier (5) par adventure La vis un mot latin joly Qui ebaldissait (6) Regnabit En letres de bêle faiture = (1) Béneïsson bénédiction.Bénédiction Dieu = Dieusoit béni t à (2) Àiicienor= plus ancien. (3) Nice =' sot. (4) Roïame — royaume. (5) L'autrier = l'autre jour. (6) Ebaldir = Faire retentir avec entrain. On lit dans « La prise de Cordres et de Sebille», v. 1663. Nostre François... • . Devent la porte ont Montjoieébaldie;
  • 3. 130 Les Souhaits d'un ymâgîer Que bien me plaist que vous aimez Car sont de main de maistre faides. Aussi sens querre (1) qui vos estes Por iceu vos vueil bienveigner (2). J'avoue que mon visiteur me devenait fort sympathique. " Je le priai de s'asseoir. Il refusa Por ce que jo costume (3) errer (4) Et vaux et bois et mons passer Jusques es terres transmarrines. (5) Peut-être eût-il été flatté que je le questionne sur ses pérégri- nations. Je m'en gardai bien. Il me tardait qu'il revînt à Regnabit. .Ce qu'il fit. Or avoie ung trop chier ami Gros chanoine vestu d'hermine Et théologien de Paris A qui ne défaillait parolle Et qui ensaignait aus escholles. Ung jor corne faisoie ung cuer — Por gaing, par ris, ou par doleur, Cil, mes Max sire, est mis afaire — // me dist bêlement : « Compère. « Adonc dictes moy qui vault miex « Cuer de Colin ou cuer de Diex » ? Si lui dis : « Ne mocquez pas, maistre ». Si respondit : « Se volez estre « Chrestien corne faut, mes ami, « Faictes un cuer de Jhesu-Crist ». Or — créez moi bien — si le fis Et bel estoit jo vos le dis, Et bien sçay ou encor est mis ; Mes vos dire ou, est pou utile : Moult autres cuers sunt à querrer. Querrez li bien li troverez, Si le dit le sainct Evangile Il me regarda un instant en silence. Ses pattes d'oie se plis- sèrent. Puis il reprit. (1) guerre = chercher. (2) Bienveigner= accueillir amicalement; souhaiter la bienvenueà. (3) Costumer — avoir coutume, faire habituellement. (4) Errer = faire route, marcher. (5) Transmarrin — situé au delà des mers.
  • 4. Les Souhaits d'un ymagier 131 Or quant mes ami vist ce cuer : .« Colin, dist-il, un for viendra « Que le Cor Jhesu avéra « L'homage de Me la terre. « De vosDamedeus es pitél » Or fu fait à sa voulenté Car estoietruant, losengier (1), Et Deus m'a en pité tenu Por ce qu'ay fait ce Cor Jhesu : Ce que vos prie de bien redire Aus dous amis de Regnabit, Avec mes souhaits que veci. Il se recueillit un instant : Li fors sunt au four d'huy chaitis.{2). Pou es faict ; et moult es a faire, Pour crestiener (3) la povre terre Et pour les très bons aimeudrir : (4) Vos rescorre (5) le cuer de Deus Qui en sa pais vos veult tenir, Afin longement, tousjours mieus Puisse Regnabit enflamber Ames et cuers que doit arder De bel amour et saincte grâce ! Vos ait (6) Doulce Virge, et face Que Regnabit tant enamé, (7) Honoré, prisé, et famé, Dels toz mieuldres (8) soit réclamé : Dont lor sera bau guerredon (9). Et si l'oevre es rude, vos dis Corne disions ou tens jadis : Ki honeur querre honeur ataint, Et Ici a peu bée (10) a peu vient.. (1) Losengier= trompeur. <2) Chaitis = mauvais. (3) Crestiener— rendre chrétiens. (4) Aimeudrir = rendre meilleur. (5) Rescorre= secourir. (6) Vos ait — vous aide ! (7) D'un seul mot, très régulièrementformé, nos aïeux exprimaientdes sen- timents pour lesquelsil nous faut, à nous, des périphrases! Ils disaient: désamer, cesser d'aimer, commencerà moins aimer ; enamer, commencerà aimer, aimer beaucoup. — Ah! Malherbe,je vous en veux. (8) Mieuldres= meilleurs. = (9) Guerredon récompense. (10) Béer = aspirer.
  • 5. 132 Les Souhaits d'un ymagier M'arouter (1) doi : vos en conviengne. Damedeus en bien vos maintiengne. Il me quitta... Du moins mal que je pus, je notai ses paroles, Que je vous transmets sans ajoute, de peur de vous désen- chantep. F. ANIZAN. a >. 0 ^ -, S O Il .2.2 g"ta « c p. "S If e -»» s.» S a il gg B, oe * CQ w si, « £«» O > -0.3 w »£*m « CD "> *3 •a- 4) ->© C C |~o JC> »'a..3 U S '» O 3 «r 3 "»*» t* 3 I» « O (X •§11. ' *3 s». ° *-s ë» 3 a. f-s,s .2.» S »E —* « .. "o*? i 3 18 *E 'p T3 SS <o o S-S *"* * M 2*© 3 C. * «a a » o- H* » » s^— 3 3" 11 •§..!? »S S .3: OJ.,g 1§§ Ss §s .0 .£> » T; . •O *3o c»&. 3 (1) Arouter^—mettre en route.
  • 6. Croyance due aux Révélations Privées 133 /. - DOCTRINE Lès Révélations privées Y.-Laciopuce qu'elles méritent( 1) Ce que nous avons dit dans nos articles précédents sur le dis- cernement des révélations privées, et sur l'extrême réserve que garde l'autorité ecclésiastique dans l'approbation qu'elle leur donne parfois, nous montre assez qu'il est difficile d'arriver à une véritable certitude, lorsqu'on étudie l'origine de telle ou telle prétendue révélation divine. La plupart du temps on doit se con- tenter de pures probabilités et s'arrêter à une simple opinion. Cependant il serait excessif de prétendre qu'on ne peut jamais aller plus loin. Sans parler du voyant à qui Dieu peut se manifester et se manifeste parfois jusqu'à l'évidence, les autres fidèles, l'Église elle-même dans ses pasteurs, peuvent avoir, en certaines circonstances, des signes plus que suffisants de l'intervention' divine immédiate, pour en admettre la réalité sans aucun doute ni hésitation. Il semble bien qu'il en soit ainsi, par exemple, pour les révélations auxquelles nous faisons constamment allusion, les révélations du Sacré-Coeur à sainte Marguerite-Marie. L'Église, aussi bien que les fidèles en général, les admettent comme certaines et indubitables. LA QUESTION. La question que nous nous posons aujourd'hui : « Quelles ' croyance méritent les révélations privées » laisse de côté le premier cas, qui est de beaucoup le plus fréquent. Il est clair, en effet, qu'on ne peut pas parler de croyance à une révélation divine, tant qu'on ne sait pas sûrement si elle vient de Dieu. Nous ne consi- dérons donc "que le dernier cas, et notre question se restreint à ceci : Quelle croyance devons-nous accorder aux révélations privées, quand nous sommes certains qu'elles viennent de Dieu ? Question qui paraît toute simple, et dont la solution semble évidente, mais qui doit cacher néanmoins quelque difficulté, - puisque les théologiens la résolvent tout différemment. Aucun ne songe à nier qu'il soit possible de connaître avec certitude l'orÎT gine divine au moins de quelques révélations privées ; et cepen- dant ils sont loin de s'entendre sur la nature de la croyance que nous pouvons leur donner. (1) Voir Regnabit,T. I, p. 69; 154; 240 ; 414.
  • 7. 134 Doctrine Écoutons leurs réponses ; nous essayerons ensuite de voir celle que nous devons retenir comme la mieux prouvée ou la seule vraie. LES DIVERSES SOLUTIONS. Un premier désaccord parmi les théologiens se rencontre sur ce point : les révélations privées peuvent-elles être objet de foi divine ? Les Salmanticenses et bon nombre de thomistes anciens cités par eux, comme Cajetan, Soto, Melchior Canus, Gonet, Labat, soutiennent que non. Pour eux, ces révélations sont étrangères à l'objet de la vertu de foi ; elles ne peuvent par conséquent offrir de matière à un acte de foi divine. Telle est, disent-ils, la doctrine enseignée par saint Thomas à plusieurs reprises, dans la Somme théologique et ailleurs. « Notre foi, dit le docteur angélique, repose sur la révélation faite aux prophètes et aux apôtres... non pas sur la révélation qui aurait été faite à d'autres docteurs». (1) Et encore : « L'objet formel de la foi est la Vérité première, en tant que manifestée dans les Écritures et dans la doctrine de l'Église. » (2) Sur ces textes et d'autres semblables ils établissent leur argu- mentation pour démontrer que personne, pas même celui qui la reçoit de Dieu et qui en a la claire certitude, ne peut croire une révélation privée, de foi divine proprement dite. Il l'admettra sans doute sur l'autorité de Dieu, mais son adhésion ne sera pas un acte de cette vertu de foi qui est nécessaire au salut, et qui nous fait accepter la révélation chrétienne et les définitions dog- matiques de l'Église. (3) Cependant quelle que soit l'autorité de ces théologiens, l'opi- nion contraire a prévalu, et la plupart des auteurs enseignent que toute parole reçue de Dieu, soit publique, soit privée, est objet de la vertu théologale de foi, objet de foi divine proprement dite. Benoît XIV, après avoir mentionné la présente controverse, n'hésite pas à admettre qu'une révélation privée doit être crue de foi divine, au moins par celui qui la reçoit de Dieu ; et il donne cette opinion comme la plus commune, à condition toutefois qu'il ne s'agisse que de révélations dont on connaît certainement l'ori- gine divine. « Si nous parlons, dit-il, de l'assentiment de foi divine, la plupart des auteurs enseignent qu'il s'impose à celui qui reçoit de Dieu une révélation privée. Mais il faut rejeter absolument l'opinion d'après laquelle il suffirait pour cela d'avoir la simple (1) S. Theol. I. Q. 1, art. 8, — ad.2=>. (2) S. Theol:II-II. Q. 5, art. 3. Cf. QQ.DD. De Charitate,art. 13, ad. 6m. (3) Voir surtout les SALMANT. jide, Disp..I, dub. 4, §. 1 et 2. De
  • 8. Croyance due aux Révélations Privées 135 probabilité que c'est Dieu qui a parlé. » (1) Cette même doctrine est enseignée expressément par Suarez, (2) De Lugo, Gotti, Billuart, (3) Franzelin, (4) Mazzella,(5) Schiffini (6) et bien d'autres encore. Qu'il nous suffise de trans- crire ici les paroles si claires du Cardinal Billot : « Il n'y a aucun doute que dans l'objet de la foi théologale ne soit contenu aussi ce que Dieu aurait révélé privément à une personne particulière... En effet, cette hypothèse une fois admise, il est évident que l'obli- gation de croire s'impose toujours de la même manière et pour la même raison. » (7) Mais ici se pose un autre doute que ces théologiens ne résolvent pas de la même manière, ou du moins auquel ils ne donnent pas de solution assez précise. Ils admettent tous qu'une révélation privée peut être objet de foi divine, au moins pour celui qui la reçoit de Dieu ; mais ils diffèrent d'avis quand il s'agit de déterminer si les autres fidèles sont aussi obligés de croire de foi divine une révélation qu'ils n'ont pas reçue eux- mêmes, mais qu'ils admettent cependant comme certainement venue de Dieu. Suarez par exemple enseigne qu'on n'est pas tenu habituel', lement de croire ces révélations sur l'autorité de Dieu, parce que ordinairement elles ne sont pas suffisamment démontrées; mais si elles étaient confirmées par des preuves suffisantes, surtout par une intervention miraculeuse de Dieu ou par l'approbation de l'Église, il soutient qu'on serait obligé de les croire de foi divine,(8) De Lugo cité par Benoît XIV pense que, outre celui qui les reçoit, ceux-là aussi doivent les croire de foi divine à qui elles sont des- tinées et communiquées. Cependant la plupart des auteurs évitent ces précisions et se contentent de poser le principe rapporté plus haut que toute révélation privée suffisamment démontrée doit être crue de foi divine. En énonçant ce principe sans restriction ils semblent bien insinuer qu'il doit s'appliquer non seulement à celui qui reçoit la (1)Bened.XIV.DeCan.Sanct.lib. III, cap.53, n. 14. = Voiraussinn. 12et 13. (2) Suarez. De fide, Disp. III, Sect. X, n. 5. (3) Billuart. De fide, Dissert. I, art. 2. (4) Franzelin, De Traditioneet Scriptura. Thés. 22. (5) Mazzella,De fide, Disput. II, art. XI. « Jam corrimuniterrespondent, quidquid olim aliqui dixerint, revelationemprivatam sufficienterpropositam, - sufficeread assensumfidei». (6) Schiffini,De Virtutibus,Disp. II, thés. XIII. (7) Billot.De virtutibusinjusis.Thés. X. «Nullumtamen dubium essepotest, quin ad objeçtum fidei praecise theologicoe, quoquepertineant quae forte ut illa aliçui particularipersonoe rivatim a Deorevelarentur...Et re quidemvera, hypo- p thesi semel admissa plane evidensest obligationem credendi semper eadem ratione urgere». (8) Suarez, Ioc. cit. n. 7.
  • 9. 136 Doctrine révélation mais aussi à tous les autres fidèles qui sont certains ' qu'elle vient de Dieu. Mais par ailleurs, ces mêmes auteurs admettent aussi un autre principe qui semble dire le contraire : qu'une révélation privée ne s'impose jamais aux fidèles et qu'ils ne sont jamais obligésde la croire. S'ils veulent l'admettre ce n'est pas comme parole de Dieu qu'ils doivent l'accepter, mais simplement comme témoignage humain de paroles entendues de Dieu. Comment concilier le premier principe : « toute révélation suffisamment manifestée est objet de foi divine » avec cette autre : « toute révélation privée qu'on n'a pas reçue soi-même ne peut être objet que de foi simplement humaine » ? On le voit, la question ne laisse pas d'être un peu obscure. Essayons d'y porter la lumière, et de faire un choix raisonné dans cette diversité d'expressions et d'opinions. * * PREMIÈRE ASSERTION. Celui qui reçoit directement la révéla- tion est obligé de la croire de foi divine,- dès qu'il a la certitude que c'est Dieu qui lui parle. Nous disons qu'il est obligé de croire de foi divine, mais non pas de foi catholique, parce que foi catholique dit plus que simple foi divine. Celle-ci s'applique, d'après l'enseignement le plus ordi- naire, à toute parole reçue de Dieu et connue comme telle ; celle-là ne s'applique qu'à la parole de Dieu consignée dans l'Écriture ou dans la Tradition, et proposée par le magistère de l'Église. Si les théologiens qui rejettent notre présente assertion ne voulaient pas dire autre chose, nous serions pleinement d'accord : car personne n'a jamais soutenu qu'une révélation reçue de Dieu après la période apostolique puisse jamais faire partie de la révé- lation chrétienne, et devenir ainsi objet de foi catholique. Mais ils vont plus loin. Ils concèdent bien qu'on puisse admettre ces révé- lations comme parole de Dieu et, pour autant, faire un certain acte de foi ; mais ils prétendent que cet acte de foi n'est pas de même nature que celui par lequel nous croyons la révélation chré- tienne, et qu'il ne procède pas de cette vertu théologale de foi qui nous fait accepter les dogmes définis par l'Église. Or à rencontre de cette théorie, on peut établir deux preuves irréfutables, l'une tirée de l'Écriture, l'autre de la doctrine catho- lique sur la nature de la vertu et de l'acte de foi. * * Ainsi que nous l'avons déjà remarqué, l'Écriture nous rap- porte quantité de révélations qui, par elles-mêmes, sont des rêvé-
  • 10. Croyance due aux Révélations Privées 137 lations privées, et qui ne font partie de la révélation publique que parce qu'elles ont été racontées par les écrivains sacrés : révéla- tions faites, par exemple, dans l'ancien Testament, à nos premiers parents, sur le châtiment qui les attendait après leur faute et sur le Rédempteur futur qui viendrait les délivrer ; à Nqé, sur le déluge imminent par lequel Dieu allait détruire toute chair sur la terre ; à Abraham, sur sa nombreuse postérité dans laquelle serait le Désiré des nations ; aux prophètes, sur les malheurs'futurs du peuple d'Israël et sur la gloire finale de Jérusalem restaurée ; révélations faites aussi dans le Nouveau Testament à Zacharie, sur la naissance de saint Jean-Baptiste ; à Elisabeth, sur la Mater- nité divine de Marie ; à Marie, elle-même, sur le mystère de l'In- carnation opéré en elle ; à saint Joseph sur les projets d'Hérode méditant la mort de Jésus,...etc. Toutes ces révélations, et tant d'autres qui remplissent les pages de nos saints Livres n'étaient par elles-mêmes que des révélations privées et personnelles. Ceux qui en étaient l'objet se trouvaient donc à l'égard de Dieu dans les mêmes relations que ceux à qui il a daigné parler dans la suite, et à qui il parle encore de nos jours. Or quelle est la foi qu'ils ont donnée à la parole de Dieu et pour laquelle l'Écriture leur prodigue de si grands éloges ? — Exactement la foi que l'Écriture elle-même nous propose comme moyen de salut, et que les théologiens appellent la vertu théolo- gale de foi. N'est-ce pas de la vertu de foi que parle saint Paul, dans ce chapitre onzième de l'épître aux Hébreux où il débute par la définition même de la foi, et où il exalte ensuite le mérite de tous ceux qui se sont distingués sous l'ancienne loi par leur foi vive et ardente aux paroles qu'ils avaient reçues de Dieu ? — Ne parle-t-il pas aussi delà vertu de foi, dans tout le chapitre quatrième de l'épître aux Romains, où il démontre qu'Abraham n'a pas été justifié par les oeuvres de la loi, mais par sa foi aux promesses que Dieu lui avait faites, et où il conclut que nous aussi, nous devons être justifiés par la foi : « Ce n'est pas pour lui seul qu'il est écrit qu'elle lui fut imputée à justice, mais c'est aussi pour nous. » (1) N'est-ce pas par un acte de la vertu de foi proprement dite que la très sainte Vierge elle-même a cru les paroles du messager céleste ? Et n'est-ce pas de cette foi qu'Elisabeth la félicite en lui disant : «Bienheureuse vous qui avez cru,parce qu'elles seront accom- plies les choses que le Seigneur vous a dites. » (2) Pour tout dire en un mot, n'est-ce pas dans ces textes de l'écriture que les théo- (1) Rom. IV. 23-24. (2) Luc. I. 45.
  • 11. 138 Doctrine logiens vont étudier la nature de l'acte de foi que nous devons faire en présence de la révélation chrétienne ? On ne peut donc le nier, les révélations privées que nous raconte l'Écriture pouvaient et devaient être objet de foi divine au sens le plus strict, c'est-à-dire de la même foi théologale que nous devons avoir à l'égard des dogmes chrétiens. D'où viendrait donc la différence avec les révélations qui ne sont pas mentionnées dans l'Écriture ou qui sont postérieures à la période apostolique ? Dieu peut parler, et il parle parfois à quelques âmes aussi claire- ment aujourd'hui qu'autrefois, et son autorité est toujours la même. C'est donc toujours le même assentiment, la même foi qu'elles doivent à sa parole, dès qu'elle leur est suffisamment manifestée. * * Examinons maintenant la doctrine catholique sur la nature de la vertu de foi : nous arriverons directement à la même conclu- sion. La foi, nous enseigne le Concile du Vatican, est une « vertu surnaturelle par laquelle, avec le secours de la grâce de Dieu, nous croyons vraies les choses qu'il nous a révélées, non pas à cause dé leur vérité intrinsèque perçue par les lumières de la raison, mais à cause de l'autorité de Dieu qui nous les révèle et qui rie peut ni se tromper ni nous tromper. » (1) D'après cette définition, quel est l'objet matériel de la vertu de foi ? — Tout ce qui est révélé par Dieu. — Quel est l'objet formel ou le motif ? — L'autorité infaillible de Dieu qui parle. . Or ces deux éléments spécifiques de la vertu de foi se re- trouvent identiquement dans l'acte par lequel une âme accepte comme vraies les paroles qu'elle sait lui venir de Dieu. Que croit- elle ? — Ce que Dieu lui révèle. — Pourquoi le croit-elle ? — Par- ce que toute parole de Dieu est infailliblement vraie. — Des deux côtés, même objet matériel, même objet formel, donc même acte de la même vertu de foi. A moins de prétendre que la définition de la foi donnée par le concile du Vatican n'est pas complète, on ne voit pas comment il est possible de soutenir qu'elle ne s'applique qu'à la révélation chrétienne, et non pas aux révélations privées. Quant à l'objection tirée des. textes où saint Thomas semble restreindre la; foi aux vérités contenues dans la révélation chré- tienne, il est facile d'y répondre par cette simple observation. Le saint Docteur dans sa Somme théologique n'a autre chose en vue que la doctrine chrétienne ; lors donc qu'il parle de notre foi, sans (1) Conc. Vat., Sess. III, cap. 3.
  • 12. Croyance due aux Révélations Privées 139 autre détermination, il est aisé de comprendre qu'il parle de la foi par laquelle nous sommes chrétiens, et par laquelle nous croyons ce que Jésus-Christ et ses apôtres nous ont enseigné. Ainsi entendues dans le sens le plus simple, réclamé par le con- texte, les paroles de saint Thomas ne s'opposent aucunement à la doctrine que nous venons d'expliquer. S'il est vrai qu'une révélation privée puisse être l'objet d'un acte de la vertu de foi théologale, cela doit être vrai au moins pour celui qui la reçoit directement de Dieu : c'est à lui que Dieu s'adresse ; c'est à lui que s'impose premièrement l'obligation de croire. Mais il faut pour cela qu'il soit certain que c'est Dieu qui lu 1 parle. Or cette certitude il ne la possède pas souvent par lui-même- Dieu peut assurément la lui donner, et les exemples cités de l'Écri- ture montrent bien qu'il la donne parfois, mais souvent il ne la lui donnera que par l'intermédiaire humain du directeur ou du con- fesseur. Nous l'avons vu : il est de bonne règle qu'une âme qui croit avoir des révélations craigne beaucoup de se tromper, et qu'elle réserve son assentiment tant qu'elle n'aura pas été ras- surée par les décisions de personnes sages et prudentes dont le jugement sera la règle du sien. Tant qu'elle sera dans le doute, il ne peut être question pour elle de croire de foi divine. Mais que penser du cas, pratiquement le plus fréquent, où elle n'arrivera à se persuader qu'elle a vrai- ment reçu des communications divines, que sur l'approbation et l'assurance réitérée de son confesseur ? — Il nous semble que, même dans ce cas, elle doit faire un acte de foi divine, parce que toutes les conditions requises pour l'acte de foi se vérifient parfai- tement : Dieu lui a parlé ; le fait est certain maintenant pour elle. Peu importe d'où lui'vient cette conviction, il ne lui reste plus qu'à croire ce que Dieu lui a dit, parce que Dieu ne peut ni se tromper ni la tromper. * . * * DEUXIÈME ASSERTION. Ceux qui admettent une révélation privée sans l'avoir reçue eux-mêmes de Dieu, au moins par intermé- diaire, ne peuvent pas la croire de foi divine, mais seulement de foi humaine. Le sens de cette proposition est assez clair ; précisons-le •cependant encore davantage. . Nous ne voulons pas dire que pour croire de foi divine une
  • 13. 140 Doctrine Révélation, il faille la recevoir soi-même de Dieu directement ; si cela était vrai, nous ne pourrions pas croire sur l'autorité de Dieu la révélation chrétienne, car nous ne l'avons pas reçue nous-mêmes directement. Mais nous voulons dire qu'il faut la recevoir, ou de Dieu directement, ou de son envoyé dont lui-même nous fait connaître la mission. C'est de cette seconde manière que nous recevons la révélation chrétienne : Dieu lui-même, Jésus-Christ, nous a dit publiquement —c'est-à-dire à la société de l'Église dont nous faisons partie— que nous devons écouter ses apôtres et leurs successeurs comme lui-même, et qu'il les charge de nous transmettre jusqu'à la fin des temps tout ce qu'il avait à nous dire. De même, nous disons que pour croire une révélation privée de foi divine, il faut ou bien la recevoir soi-même de Dieu, ou bien .la recevoir d'un envoyé divin dont la mission nous est manifestée et promulguée par Dieu lui-même. Ainsi que nous l'avons vu plus haut, plusieurs théologiens exigent moins de conditions pour qu'une révélation privée de- vienne objet de foi divine. Il suffit, disent-ils qu'on soit certain qu'elle vient de Dieu. Mais il nous semble que l'examen attentif des décisions de l'Église et de l'enseignement traditionnel nous fournit une preuve convaincante de l'assertion que nous venons d'exposer. D'une part, en effet, l'autorité de l'Église, dans ses décisions, admet comme indubitable l'existence de révélations vraiment divines, en dehors de la révélation chrétienne, contenue exclusive- ment dans l'Écriture et la Tradition apostolique. De plus, elle admet aussi la vérité de certaines révélations particulières, et elle les considère comme pratiquement certaines, puisqu'elle en tient compte dans sa liturgie et va même jusqu'à, instituer des fêtes pour en célébrer la mémoire. D'autre part cependant, malgré cette certitude pratique, jamais elle ne les admet comme de foi divine ; jamais elle ne se croit obligée de se conformer à ce qu'elles contiennent ; elle pré- tend rester toujours parfaitement libre de les accepter ou de les rejeter. Qui plus est, cette liberté qu'elle s'attribue en face des révélations privées, même les mieux prouvées, elle la prpclame aussi pour les fidèles. Jamais ils ne sont obligés, eux non plus, à croire de foi divine telle ou telle révélation qu'on leur raconte. S'ils l'acceptent, ce sera purement et simplement par un acte de foi humaine. Et cependant, eux aussi, comme l'Eglise peuvent arriver parfois à la certitude que telle révélation est vraiment de Dieu. , Comment expliquer cette apparente anomalie : qu'on soit en présence d'une révélation certainement divine, et qu'on ne soit
  • 14. Croyance due aux Révélations Privées 141 pas obligé de la croire de foi divine, c'est-à-dire sur l'autorité de Dieu ? , * * * La première réponse qui se présente à l'esprit, c'est qu'on n'est jamais vraiment certain d'avoir exactement la parole de Dieu. Les preuves critiques, les signes divins manifestes, ou l'ap- probation de l'Église peuvent bien donner la certitude sur la vérité de l'ensemble, mais non pas sur l'exactitude de tous les détails d'une révélation. Il nous manquerait donc toujours une condition nécessaire à l'acte de foi : la connaissance certaine de ce que Dieu a révélé. Cette réponse contient une part de vérité : elle explique qu'on ne puisse vraiment faire acte de foi divine pour tous les détails d'une révélation donnée ; mais elle n'explique pas pourquoi on n'est pas obligé de croire sur l'autorité de Dieu au moins l'en- semble de cette révélation, si on l'accepte comme certainement divine ; tout comme nous croyons de foi divine l'ensemble des assertions contenues dans notre texte actuel de la Bible, sans croire pour cela, de la même manière, chacune de ses assertions, parce que nous ne sommes pas certains qu'elles soient toutes conformes à l'original écrit par l'auteur inspiré. Il semble donc que cette explication soit insuffisante, et qu'il faille chercher ailleurs que dans le défaut de certitude la raison pour laquelle ni l'Église, ni les fidèles ne sont jamais obligés de croire de foi divine les révélations faites à une âme en parti- culier. Cette raison plus profonde et plus radicale ne peut se trouver, à notre avis, que du côté de l'objet. Voici brièvement comment nous la concevons. Une révélation que nous n'avons pas reçue de Dieu, ni direc- tement, ni indirectement par son héraut, n'est pas parole de Dieu pour nous ; ce n'est pas une parole que Dieu nous adresse, ni par conséquent que Dieu nous impose. Et ainsi non seulement nous ne sommes pas obligés, mais même nous ne pouvons pas la croire de foi divine proprement, dite, c'est-à-dire, sur l'autorité de Dieu. En effet, la foi surnaturelle n'est pas seulement une convic- tion spéculative que telle parole est vraie parce qu'elle a été dite par Dieu ; ^- une telle conviction existe dans l'esprit des damnés qui cependant n'ont pas la foi — elle est surtout une soumission de l'intelligence à une parole divine qui s'impose obligatoirement à nous, tout en nous laissant la liberté physique de la repousser. (1) (1) Concil:Vat., Sess. III. cap. 3. <Cùm ratio creata increûtoeVeritati penitus subjecta sit, plénum revelanti Deo ihtellectuset voluntatis obsequiurn jide proestaretenemur: Item in can. 1, de fide.
  • 15. 142 .:.'.- Doctrine C'est donc une soumission entière de l'esprit et du coeur à Dieu qui nous parle et qui nous impose sa vérité comme règle de nos pensées et conséquemment de tous nos autres actes. Or ces conditions font défaut dans l'acte par lequel nous admettons les révélations privées. Dans ces révélations, faites à d'autres qu'à nous, Dieu ne s'adresse pas à nous ; il ne nous dit rien, ni directement par lui-même, ni indirectement par un inter- médiaire qu'il nous aurait dit d'écouter comme lui-même. Mais si vraiment Dieu ne nous dit rien, en aucune manière, il est clair qu'il ne .réclame ni ne demande rien de nous. En écoutant donc les paroles qu'il a dites à d'autres, nous pourrons bien être persua- dés qu'elles sont vraies, car Dieu ne peut ni tromper ni se tromper, mais nous ne pourrons pas offrir à Dieu sur ce point la soumission de notre intelligence et de notre volonté qui constitue .proprement l'acte de la vertu de foi. En un mot, la parole de Dieu qui est objet de la foi théolo- gale est celle que Dieu nous impose comme loi de notre esprit ; or la parole de Dieu contenue dans les révélations privées ne nous est pas imposée par Dieu comme loi de notre esprit, parce qu'elle ne nous est aucunement notifiée par Dieu. Donc la parole de Dieu contenue dans las révélations privées, même si elle est connue avec certitude, ne peut pas être pour nous objet de la vertu de foi théologale. (1) * * * Quelle est donc la nature de la croyance que nous pouvons accorder aux révélations privées ? Il est facile maintenant de le déterminer. D'abord, le fait ou l'existence de telle révélation se présente à nous ni plus ni moins comme tous les autres faits historiques d'ordre religieux. Il n'y a aucune loi qui nous oblige de l'admettre ; nous pourrons examiner, discuter, juger les preuves qu'on nous en donne, et n'admettre que sur bonne démonstration la vérité des récits qu'on nous en fait. Si nous arrivons à nous former une conviction, notre assentiment sera tout simplement un acte de foi humaine : nous accepterons le fait de telle révélation tout comme nous acceptons les autres faits historiques, à cause d'un témoi- gnage humain dont nous avons reconnu la vérité. (1) Nousavons dit que Dieu pourrait nous notifierune révélationprivée par un intermédiaire,c'est-à-direen nous disant que tel envoyé est son porte-parole et que nousdevonsl'écoutercommelui-même. ependantcette hypothèsene peut C se vérifier qu'entre personnesprivées, mais jamais entre une personneprivée et l'Église commesociété,car c'est un dogmede notre foi que Dieu a dit à l'Église tout ce qu'il voulait lui dire, par Jésus-Christet ses apôtres. Il n'existera donc jamais aucunerévélationprivée que l'autorité de l'Églisedoive, ni même puisse croire de foi divine.
  • 16. Croyance due aux Révélations Privées 143 Mais ici, comme en histoire, nous pourrons fonder directe- ment notre croyance, ou bien sur les paroles du premier témoin dU fait, dont nous aurons nous-mêmes pesé le témoignage, ou bien sur le jugement de ceux qui ont déjà fait cet examen mieux que nous ne pourrions le faire par nos propres lumières. Or, comme nous l'avons déjà noté, l'examen direct d'une révélation, sort en elle-même, soit dans ses preuves, est chose difficile, et générale- ment au-dessus de la portée des intelligences moyennes. Si donc les simples fidèles veulent se conduire en ces matières avec pru- dence et sagesse, ils se fieront au jugement de personnes plus éclairées et plus expérimentées ; tout comme, dans l'étude de l'histoire, on se fie généralement au jugement de quelqu'un qui est réputé bon historien. Or le meilleur juge, de beaucoup le plus éclairé et le plus impartial, dans l'examen de ces faits surnaturels, c'est l'Église. Si elle s'est prononcée positivement sur leur vérité et leur réalité, non seulement nous devons, en toute hypothèse, respecter son jugement ; mais nous pouvons aussi l'accepter en toute sûreté comme règle du nôtre, car il nous offre toutes les garanties pos- sibles de la vérité. Somme toute, de quelque manière que nous admettions le fait d'une révélation privée, c'est toujours par un acte de foi humaine, fondé directement ou sur le témoignage du voyant lui- même, ou sur le jugement de certaines personnes plus éclairées qui ont examiné ce témoignage, ou finalement sur le sentiment de l'Église qui elle-même en admet la vérité comme suffisamment démontrée. Une fois parvenus à la conviction que telle révélation vient de Dieu, nous devons nécessairement admettre la vérité de ce que nous croyons que Dieu a révélé ; car il est évident que toute parole de Dieu est vraie. Cette adhésion de notre esprit a bien quelque chose de semblable à l'acte de foi, mais d'après ce que nous avons expliqué plus haut, il lui manque une condition essentielle à l'acte de la vertu théologale de foi. Nous pourrons bien aussi conformer notre conduite, et parfois il sera mieux de le faire, aux paroles que Dieu a dites à tel de ses confidents ; mais ici encore il n'y aura pas véritablement soumission à la volonté de Dieu, puisque Dieu ne s'adressait pas à nous. Nous pouvons donc conclure avec certitude que la croyance aux révélations privées chez ceux qui ne les ont pas reçues de Dieu n'est pas du tout un acte de foi divine, mais simplement un acte de foi humaine. Il semblera peut-être à plusieurs que nous avons rabaissé l'importance des révélations privées, dont quel-
  • 17. 144 Doctrine ques-unes cependant ont eu une si grande influence dans la vie de l'Église. Nous sommes loin, en effet, de ceux qui voient dans certaines de ces manifestations divines une sorte de nouvel évangile, et qui ne craignent pas d'employer ce mot pour les qualifier. Mais pour- raient-ils justifier leur manière de voir par les données de l'ensei- gnement traditionnel et des décisions de l'Église ? — Nous ne le croyons pas. D'ailleurs nous verrons prochainement comment la théorie que nous venons d'exposer est pleinement suffisante pour expli- quer les grands biens de salut que Dieu opère dans l'Église par l'intermédiaire de ceux qu'il a choisis pour en faire les confidents de son coeur et les plus fervents apôtres de son amour. A. ESTÈVE o. M. I.
  • 18. infirmités Corporelles du Sacré-Coeur 145 LESACRÉ-COEUR et les infirmités de sa nature humaine II. - Les Infirmités corporelles du Sacré-Coeur (SuUeP Le grand évêque d'Antioche s'indigne — comme d'une injure personnelle — à la pensée que Jésus-Christ n'a pas véritablement souffert : « S'il n'a souffert qu'en apparence, dit-il encore aux Tralliens, pourquoi donc suis-je enchaîné ? Pourquoi désirè-je combattre les bêtes ? Je meurs donc en vain, et ce que je dis du Seigneur est mensonge pur » (2). — « A Dieu ne plaise,'confesse- t-il aux Smyrniotes, c'est pour m'unir à sa passion que je souffre tant, c'est lui qui me soutient, lui qui est homme parfait » (3). Parlant de l'angoisse et de l'agonie que le Seigneur endura la veille de sa mort, S. Justin affirme qu'il s'y est soumis afin de bien montrer qu'il était comme nous homme passible et mortel. (4) S. Irénée tire la même conclusion de la faim que • Jésus-Christ éprouva après son jeûne de quarante jours au désert.- N'est-ce pas le propre de l'homme qui jeûne d'avoir faim ? (5) « Après avoir persévéré quarante jours dans son jeûne, dit dans le même sens S. Grégoire de Nysse, il eut faim ; car il donnait à sa nature, quand il le voulait, le loisir de ressentir et de produire ce qui est de la nature humaine ». (6) Et avant S. Grégoire de Nysse, S. Basile : « Comme le Seigneur consentit à avoir faim après consomption en lui des aliments solides, et à avoir soif après absorption de l'humidité de son corps; comme il a été fatigué du fait de la tension, occasionnée par la marche, de ses nerfs et de ses muscles, — non pas que la divinité fut en lui terrassée par la fatigue, mais son corps subissait les infirmités découlant de sa nature ; — de la même manière, il a donné chez lui place aux larmes, en permettant à sa chair d'expéri- menter ce qui lui est naturel ». Et veut-on savoir quand se pro- duit ce phénomène des larmes ? S. Basile va nous renseigner : « On pleure quand la cavité du cerveau, remplie des vapeurs causées par la tristesse, se décharge par les yeux, comme par deux canaux, de son liquidé fardeau ». (7) (1) Voir Regnabit— T. ï, p. 424; T. II, p. 16 (2) ad Trallianos,n. 10. FUNK, Patres Apost.,I, p. 209. (3) ad Smyrnaeos, . 4, p. 238. n (4) Dial.cum Tryphone, i.99. Ed. CAR. e OTTO, II, 354b. r d t. (5) ContraHaeres.,1.V, c. 21, n. 2. P. G. 7, 1180a. (6) De beatitudinibus, Orat. IV. P. G. 44, 1237a. (7) Hom.de gratiarumactione,n. 5. P. G. 31, 228* 229.
  • 19. 146 Doctrine Les enseignements de S. Athanase sur ce sujet des infirmités naturelles du Sauveur sont trop remarquables, pour qu'il soit possible de les passer tout-à-fait sous silence. Je les emprunte à son discours de Incarnatione Verbi, P.G. 25, 96-198, Après avoir montré que le Verbe, Image du Père, ne pouvait restaurer l'homme fait à l'image de Dieu, que par la destruction de la mort et de la corruption, il conclut : « C'est à bon droit que le Verbe de Dieu a pris un corps mortel, afin que la mort'pût être anéantie en lui, et les hommes, restaurés selon l'image primitive. Personne, si ce n'est l'Image du Père, n'était capable d'une telle oeuvre ». (1) Plus loin, il ajoute d'une façon plus expresse : « Le corps du Seigneur avait la nature commune de tous nos corps : vrai corps humain, bien que conçu par un miracle inouï et né d'une Vierge seule. Parce qu'il était mortel, il est mort comme tous les autres corps ses semblables ; mais parce que le Verbe se l'était uni, il n'a pas éprouvé selon sa propre nature la cor- ruption du tombeau ; il en a été exempt à cause du Verbe de Dieu dont il est le temple ». (2) Le saint docteur se demande encore pourquoi le Sauveur n'a pas éloigné de son corps la mort, comme il en a écarté toute maladie, et il répond : « Puisqu'il avait pris un corps précisé- ment pour mourir, il ne convenait pas qu'il écartât la mort, afin que sa résurrection n'en fût pas empêchée. Au contraire, il eût été malséant que la maladie précédât en lui la mort et la préparât, de peur que.la maladie ne fût regardée comme une faiblesse de celui qui habitait le corps. N'a-t-il donc pas eu faim ? Oui, certes, il a eu faim en raison de la nature de son corps ; mais ce corps ne pouvait mourir de faim, à cause du Seigneur à qui il appartenait. C'est pourquoi, bien qu'il soit mort pour la rédemption de tous, il n'a cependant pas connu la corruption. Il est ressuscité intègre, car il n'était pas le corps de n'importe qui, mais de la Vie elle-même ». (3) Hésychius de Jérusalem, dont les expressions peuvent à première lecture créer une petite difficulté, admet certainement que Notre-Seigneur a en fait éprouvé les infirmités communes de la nature humaine, mais il insiste particulièrement sur la condition juridique du Sauveur, vis-à-vis de ces mêmes infirmités. « Vous n'avez pas besoin de repos dans le ciel, lui dit-il à propos du psaume cxxxi, 8 ; vous êtes vous-même le repos de toute créature. Mais sur terre, à cause de nous, vous souffrez ce qui est de la chair. Cependant, ce n'est ni la faim ni la soif que vous éprouvez (c'est-à-dire, la faim et la soif, telles que nous les res- sentons) : bien plutôt, alors que vous avez faim, vous êtes le (1) N. 13, col.120 6c. (2) N. 20, coM32 b. (3) N. 21, col. 133C.
  • 20. Infirmités Corporelles du Sacré-Coeur 147 pain de vie ; et quand vous avez soif, vous êtes en même temps la consolation de tous ceux qui sont altérés, puisque vous êtes le fleuve de l'incorruptibilité ; alors encore que vous êtes fatigué de votre marche sur terre, sans effort vous vous frayez un sentier sur les flots de la mer». (1) Sans aucun doute Hésychius recon- naît que le Seigneur a éprouvé la faim et la soif ; mais ni cette faim ni cette soif n'étaient semblables à là faim et à la soif que nops éprouvons. Sa divinité et sa vision intuitive l'en exemp- taient ; il ne les a pas subies, mais librement acceptées. Les Pères, nous l'avons déjà vu et nous le verrons encore, affirment toujours ce caractère souverainement libre et volontaire de nos infirmités de nature chez le Sacré-Coeur. Il les prend, non par la nécessité de sa condition humaine, répète S. Augustin, mais par un effet de sa compatissante volonté ; (2) — non par nécessité, reprend en écho S. Fulgence, mais parce qu'il le veut, non necessitate, sed voluntate. (3) Il serait peu séant, je crois; de ne pas céder la parole à l'un ou à l'autre des Pères latins, à Tertullien par exemple, quand il prend à partie Marcion, cet « assassin de la vérité », qui, par son docétisme, innocentait les bourreaux du Christ, puisque le Christ n'avait pu rien souffrir de leur cruauté. L'âpre africain . réclame pitié pour l'unique espérance du monde et pour l'ap-. parence ignominieuse de sa foi, en commentant de façon para- doxale le mot de S. Paul sur la folie de la croix. « Épargne l'uni- que espérance du monde. Pourquoi détruis-tu le titre infamant mais nécessaire de la foi ? Tout ce qui semble indigne de Dieu m'est profitable. Je suis sauvé, si je ne rougis pas de mon Seigneur. Le Fils de Dieu est né : Je n'en rougis pas, parce qu'il en faut rougir ; le Fils de Dieu est mort : il faut le croire, parce que cela révolte la raison ; et enseveli, il est ressuscité du tombeau : le fait est certain, parce qu'il est impossible. (4) Mais comment tout cela est-il vrai dans le Christ, si lui-même n'a pas été véri- table, s'il n'eut pas véritablement de quoi être attaché à la croix, de quoi mourir, de quoi être enseveli et ressusciter, c'est-à-dire une chair arrosée et échauffée par le sang, bâtie sur des os, entre- lacée de nerfs, sillonnée par des veines, une chair qui sut naître et mourir ? Cette chair sera humaine sans aucun doute, puisqu'elle est née de l'homme, et par suite sera mortelle dans le Christ, puisque le Christ est homme et fils de l'homme... Autrement, (1) Serm.V. P. G. 93, 1464d. (2) Enarr. in Ps. Lxxxvii, n. 3. P. G. 37, 1111. (3) Epist. 18, c. 4, n. 8. P. L. 65, 496c. (4) Hn'est pas inutile de remarquerque cesderniersmots, audacieuxjusqu'à l'extrêmeet dont on a souventabusé,faute de les comprendre, ignifienttout sim- s plementque l'incompréhensibilité mystèren'est pas une raisonpour le rejeter : d'un elle_ la marque évidenteque Dieuest là, qu'il agit ou qu'il parle. Le propre des est opérationsdivines,c'est de s'imposerà l'esprit humain avecd'autant plus de force qu'ellessemblentle heurter davantage.Cettemanièred'agir est le plus sûr moyen d'empêcherque les hommesné confondentl'action divine avecla leur.
  • 21. • 148 Doctrine plus de raison pour que le Christ soit appelé homme, s'il n'a pas de chair ; ni fils de l'homme, s'il n'a pas une origine humaine, ni Fils de Dieu, s'il n'a pas Dieu pour Père. Ainsi, le fond de ces deux substances atteste le Dieu et l'homme, l'un qui. a pris naissance, l'autre qui n'est pas né ; l'un corporel, l'autre spirituel ; l'un infirme, l'autre tout-puissant ; l'un mou- rant, l'autre, étant la vie; propriétés distinctes qui montrent deux natures, la divine et l'humaine, également véritables, en qui une même foi confesse l'Esprit et la chair. Les miracles ont manifesté Dieu qui est esprit ; les souffrances ont attesté la chair de l'homme... Si les souffrances et la chair étaient imagi- naires dans le Christ, imaginaires également en lui Dieu et lès miracles. Pourquoi nous ravis-tu par un mensonge la moitié du Christ ? Le Christ a été tout entier vérité. Crois-moi, il a préféré naître que mentir en quelque chose, et à la vérité contre lui-même, en feignant d'avoir une chair ferme sans os, solide sans muscles, colorée sans qu'elle renfermât de sang, vêtue sans avoir la peau pour tunique, affamée sans éprouver la faim^ mangeant sans dents pour manger, parlant sans langue pour parler, de telle sorte que ses paroles fussent pour les oreilles qui l'entendaient un fantôme par l'image de la voix. (1) f Au témoignage de S. Ambroise, c'est assez que le Verbe de Dieu se fût revêtu d'un corps humain, pour qu'il en portât les infirmités, la faim, la soif, l'angoisse, la tristesse. (2) Dans son vingt-et-unième sermon, qui est le premier sur la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, S. Léon-le-Grand nous montre le Fils de Dieu venant combattre à armes égales l'ennemi du genre humain. Ce n'est pas en effet dans sa majesté divine, mais dans l'humilité de notre bassesse qu'il descend dans l'arène, opposant au démon la même forme, la même nature autrefois vaincue par lui, sujette à la même mortalité, quoique exempte et pure de toute faute. Ainsi donc, conclut-il, dans une même personne, sans confusion des deux natures ni de leurs propriétés, on voit s'unir la majesté à l'abaissement, la toute- puissance à la faiblesse, l'éternelle vie à la mortalité, une nature impassible à une nature passible : vrai Dieu et vrai homme en unité de personne, de telle sorte que, comme lé réclamait notre guérison, l'unique et même médiateur de Dieu et des hommes pût mourir comme homme et comme Dieu se ressusciter. (3) Un disciple de S- Augustin, S. Fulgence de Rupse, terminera (1)De CarneChristi,c. 5. P. L. 2, 760- 762. (2) In S. Lucam,1.VII, n. 133 P. L. 15,1734b. Cf. Serm. XXII, c. 2, col. 195 a; — (3) Serm. XXI, c. 2. P. L. 54, 192a -- 767. Epist, XXVIII, c. 3 et 4, col.763a b, 765
  • 22. Infirmités Corporelles du Sacré-Coeur 149 fceslongs et si beaux emprunts faits aux Pères latins. Après avoir montré par l'Écriture que Notre-Seigneur a été éprouvé et qu'il a souffert dans sa chair et dans son âme, il tire cette conclusion : « Le Christ a été tenté tout à la fois dans sa chair et dans son âme humaine. Et donc il a pris tout à la fois un corps et une âme, et, s'il les a pris, sans nul doute il a daigné sauver l'un et l'autre. C'était en effet chose convenable et tout ordonnée à notre salut que le vrai Dieu, né du Père, s'unît personnellement la chair réelle et l'âme de l'homme qu'il a lui-même créées, qu'il com- battît dans l'une et dans l'autre avec le tentateur, qu'il remportât dans l'une et dans l'autre la victoire et qu'il apportât secours aux tentés dans l'une et dans l'autre, puisque dans l'une et dans l'au- tre il donnait l'exemple de la victoire à ceux qui sont faibles et mortels ». (1) La lettre 18e et dernière du même saint docteur nous ar- rêtera un peu plus longuement. Il y répond au comte Réginon, qui lui avait expressément demandé si la chair du Seigneur était passible ou impassible, corruptible ou incorruptible. S. Fulgence distingue tout d'abord une double corruption : — l'une qui consiste dans le péché même de l'homme ; et l'autre- dans la peine infligée au péché. Et cette dernière corruption* il la subdivise en deux sortes : •— parfois en effet, la peine du péché, c'est le péché lui-même, Dieu vengeant le péché par le péché. Cette sorte de corruption punit les péchés dans l'homme, de telle sorte qu'ils ne cessent pas, mais bien plutôt se multi- plient. — Il est une autre peine du péché, qui n'est que peine, sans être péché ni incliner au péché ! Elle ne souille ni l'âme ni le corps, mais les afflige : elle est ordonnée non à la souillure, mais à l'humiliation du pécheur. De ces principes posés par lui, S. Fulgence déduit aisément la part de corruption assumée par le Verbe incarné. Le Verbe a pris notre chair, mais exempte de tout péché, tant du péché originel que du péché actuel. Et pourtant il la voulut non seu- lement infirme mais mortelle. Or, parce que son corps était mor- tel, il se trouvait de ce chef soumis à cette corruption qui n'est que peine et dont est absente toute idée de péché. A ce genre de corruption se rattachent la faim et la soif. Facilement le corps mortel se corrompt, en éprouvant les morsures de la faim et de la soif, qui peuvent même causer sa mort. La mort à son tour achemine à cette corruption qui, du fait de l'âme qui s'en est allée, réduit le corps en pourriture et en poussière. La chair du Christ n'a pas connu cette corruption, puisqu'elle est res- suscitée le troisième jour. Mais la faim, la soif, la fatigue du corps, la souffrance, le Seigneur les a réellement ressenties : (1) Ad Trasimundum, . I, c. 13. P. L. 65, 237 6 c. 1
  • 23. 150 Doctrine elles forment cette part de corruption qui nous vient du péché, sans que nous en contractions aucun péché. Après avoir rappelé quelques textes des saintes Écritures, montrant'le Seigneur réellement soumis à nos infirmités de nature, S. Fulgence conclut sa démonstration en ces termes : «Ce corps n'est pas absolument incorruptible, qui des coups qu'il reçoit éprouve une réelle douleur. Il est donc évident que le Christ, avant sa passion et jusqu'à sa passion et à sa mort, avait un corps mortel et sensible et que, pour nous, il a dans ce corps éprouvé une faim véritable, une soif réelle, une vraie fatigue, et ressenti les blessures réelles des clous et de la lance, que par suite il a enduré des douleurs réelles non par nécessité mais volontairement, et que par la libre acceptation d'une mort vraie il a pour nous donné sa vie par son propre pouvoir. Consé- quemment, le même Christ, mort en raison de sa faiblesse volon- taire, ressuscité, par la puissance de Dieu, nous a montré dans son corps ce qu'il en sera des nôtres. Il s'est humilié jusqu'à l'acceptation de toute notre misère humaine, afin que, comme dit l'Apôtre, (1) notre misérable corps soit transformé et rendu semblable à son corps glorieux ». (2) Il n'est guère possible de traiter des infirmités corporelles chez le Seigneur, sans donner une place spéciale à S. Hilaire qui semble ici s'opposer, au moins dans les termes, à l'ensei- gnement de l'Église. Afin de mieux ruiner la consubstantialité du Verbe avec le Père, les ariens rapportaient à la nature divine du Christ tout ce que les Évangiles nous disent de ses infirmités et de ses souf- frances. S. Hilaire les combat dans son livre xe de Trinitate, où bientôt il avance que, même le corps du Seigneur, conçu qu'il a été de l'Esprit-Saint dans le sein d'une Vierge, était d'une nature et d'une condition supérieures à la nature et à la condi- tion de notre corps. Les coups, les blessures, la souffrance peu- vent l'atteindre, mais il ne les ressent pas ; il peut être élevé en croix, mais il n'en pâtit point, la douleur qui se précipite sur lui ressemble à un trait qui traverse l'eau, le feu ou l'air. (3) D'autre part, il est certains passages des oeuvres de S. Hi- laire, toutparticulièrement dans son commentaire sur les psaumes, où sa doctrine sur les infirmités corporelles du Verbe incarné, se trouve à l'abri de tout doute et de tout reproche ; par exem- ple, ce passage du commentaire sur le psaume Lxvme, n. 23 : « Le Seigneur a pris sur lui nos péchés et souffert pour nous : il a été frappé, afin qu'en lui, broyé jusqu'à l'ignominie de la croix (1) Phil., m, 21. (2) Epist. XVIII, c. 3 et 4, n. 5,6 et 8. P. L. 65,494c- 496 c. (3) De Trinitate, 1. X, n. 23. P. L. 10, 361 - 362.
  • 24. Infirmités Corporelles du .Sacré-Coeur 151 et de la mort, la santé nous fût rendue par la résurrection des morts ». (1) Même ces lignes empruntées à son de Trinitate : «Né d'une Vierge, il est allé du berceau jusqu'à l'âge parfait ; il a passé par le sommeil, par la faim et la soif, par la fatigue, fla- par les larmes ; maintenant il va être tourné en dérision, gellé, crucifié ». (2) Claudien Mamert, Baronius, des théologiens tant anciens que modernes, ont conclu de ces passages, tout au moins en apparence contradictoires, que S. Hilaire n'avait pas toujours été exact sur ce sujet des souffrances et des infirmités corporelles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la théologie ne les ayant pas mis encore en pleine lumière. On le peut penser encore aujourd'hui sans manquer, je crois, au respect dû à S. Hilaire et à la sainte Église qui lui a décerné le titre et le rang de docteur. Est-ce que S. Augustin n'a pas écrit ses Rétractions ? Estrce que S. Bernard et S. Thomas, deux docteurs également, n'ont pas, du moins selon l'opinion commune, écrit contre l'Immaculée- Conception ? Pourtant ni leur sainteté ni leur autorité n'en sont pour cela diminuées. Ce n'est pas que les interprétations en très bonne part, mais plus ou moins forcées, plus ou moins décisives, aient jamais manqué au texte incriminé et vraiment difficile de S." Hilaire. D'après le Maître des Sentences, dont l'explication, adoptée par S. Thomas, a été longtemps suivie, S. Hilaire distingue entre les souffrances du Christ et les nôtres : pénales chez nous et nécessaires, elles sont volontaires et libres chez le Christ ; il entend donc simplement écarter de la chair du Seigneur la nécessité, non la réalité de la souffrance. D'après l'éditeur des oeuvres de S. Hilaire et la plupart des théologiens, le saint docteur parle ici de la nature divine du Sauveur, non de sa nature humaine. Si la souffrance, si les coups de la flagellation et les clous du crucifiement atteignent et traversent le corps, le Verbe qui habitait ce corps, demeurait hors d'atteinte. Les ariens ne peuvent donc, du fait des infir- mités de Jésus-Christ, tirer aucun argument contre la divinité du Verbe. Voici comment M. Tixeront résume, la doctrine sur ce point de l'évêque de Poitiers : « Cela n'empêche pas son hu- manité d'être passible ; mais Hilaire enseigné et répète qu'elle ne l'est que par miracle et par une volonté positive du Verbe. Par suite de son union avec le Ve,rbe, de son impeccabilité, de sa naissance virginale, l'homme en Jésus devait être normale- ment impassible, affranchi des nécessités qui s'imposent aux autres hommes, aussi bien que des affections et des passions qui les émeuvent et qui les troublent. Si donc, comme Hilaire (1) P. L. 9,484 a. (2) De Trinlt., I. III, n. 10. P. L./lO, 81. -
  • 25. 152 Doctrine l'admet ailleurs, Jésus a souffert, s'il a eu faim et soif, s'il a gémi et pleuré, c'est parce qu'il l'a voulu librement, soit que nous entendions par là un ordre réglé dès le principe et une fois pour toutes qui assujettit, malgré ses prérogatives, l'humanité du Christ aux lois communes à tous les hommes, soit que nous supposions une série d'actes de volonté sans cesse renouvelés et s'opposant à l'action du privilège initial. En tout cas, les souffrances et les faiblesses du Christ, loin d'être un argument contre sa divinité, en sont au contraire la preuve, étant un effet de sa puissance. Les objections qu'en tirent les ariens sont absolument vaines ». (1) J'aurais dû mentionner, avant S. Hilaire, Clément d'Alexan- drie qui, lui, ne s'exprime certainement pas, sur les infirmités corporelles du Verbe incarné, d'une manière conforme à la doc- trine catholique. A son sens, en effet, « il serait ridicule de re- chercher dans le corps de Notre-Seigneur, en tant que corps; les fonctions du corps humain nécessaires à sa conservation ; il mangeait sans aucun doute, non certes pour soutenir son corps qu'alimentait une vertu divine, mais pour ne pas induire en erreur ceux qui vivaient avec lui », et qui auraient pu douter de la réalité de son humanité, s'il s'était abstenu de toute nour- riture ; « c'est ainsi que par la suite plusieurs s'imaginèrent que son avènement n'était qu'une pure apparence. Le Christ était absolument sans passion : jamais ne se souleva en lui le moindre mouvement passionnel, ni plaisir ni tristesse ». (2) De l'opinion erronée de Clément d'Alexandrie, il faut rap- procher l'erreur de l'hérétique Valentin, qui, au rapport de Clément lui-même, prêtait au Seigneur un tempérament des plus bizarres. Le Christ, écrivait Valentin à Agathopode, avait une manière de manger et de boire qui lui était propre. Les aliments qu'il absorbait ne subissaient en lui aucune digestion ni aucun travail, parce que son corps incorruptible n'avait pas besoin d'être restauré et renouvelé. «Sa continence était d'une puissance telle que les aliments ne se corrompaient pas en lui, qui était à l'abri de toute corruption». (3) (A suivre) DOM G. DÈMARET, moine de Solesmes (1)J. TIXERONT, Histoiredesdogmes, II, 287, 288. t. (2) Stromat.,ï. VI, c. 9. P. G. 9, 292c. {3)Stromat., . III, c. 7. P. G. 8, 1161,1164. 1
  • 26. Au Château de Chinon 153 LE SACRÉ-COEUR DU DONJON DE CHINON Attribué aux Ctievalleis du Temple Nous n'avons point à redire ici l'histoire de l'Ordre des Tem- pliers ; rappelons seulement qu'il fut institué pour la défense militaire des conquêtes territoriales de la première Croisade et la protection des pèlerins d'Europe qui se rendaient aux sanctuaires vénérés de la Terre-Sainte. Pendant près de deux siècles il justifia héroïquement, par la généreuse effusion de son sang dans tous les combats d'Orient, les faveurs que les Papes et les souverains lui prodiguèrent et les richesses immenses qu'il reçut, tant des princes que des seigneurs d'Occident qui, ne pouvant aller guerroyer en Palestine, s'y fai- saient remplacer par des dons importants à ceux dont les vies étaient vouées aux luttes incessantes de la Guerre-Sainte. Le Grand-Maître du Temple avait la puissance, les privilèges et le rang reconnu d'un souverain. Cette prospérité matérielle et l'inactivité militaire dans la- quelle l'Ordre s'endormit durant ses trente-cinq dernières années, causèrent sa perte. Désertant la voie sainte que leur Règle leur traçait et l'objectif nettement défini qu'elle imposait à leur zèle, les Chefs de l'Ordre, profitant de ses richesses immenses, se li- vrèrent à l'agiotage et devinrent en fait les banquiers des États d'Europe qu'ils tinrent ainsi financièrement en demi-tutelle. Des princes, et notamment Philippe IV de France, en prirent ombrage et ce'dernier, poussé surtout, croit-on, par les conseils de ses Légistes, résolut de provoquer la destruction de l'Ordre. Un relâchement incontestable et quasi général, des désordres nombreux, isolés, mais avérés, servirent à souhait les ennemis dû Temple. En plusieurs commanderies de France surtout, des cheva- liers avaient apporté de leur séjour aux pays orientaux des doc- trines pernicieuses et des pratiques plus ou moins occultes procé- dant de divers hérétiques, gnostiques, manichéens, canthares, lucifériens, etc., et la licence des moeurs avait suivi de près les erreurs de croyance'; par ailleurs, des cérémonies d'un symbolisme équivoque oU catégoriquement abominable, usitées en quelques commanderies, servirent de base aux pires accusa- tions de sacrilège, d'idolâtrie, de magie et autres turpitudes. Après une enquête générale ordonnée par le pape Clément V, qui se trouvait en France, le sort de l'Ordre du Temple fut remis aux mains des Pères du Concile de Vienne-en-Dàuphiné, lesquels, constatant le relâchement de sa discipline et ses torts réels, d'autre part reconnaissant qu'il ne répondait plus au but de son institu- tion,.estimèrent que sa suppression était opportune. Elle fut pro-
  • 27. 154 Doctrine nqncée par Clément V en consistoire secret, au mois d'octobre 1311, et la bulle en fut publiée l'année suivante. Philippe le Bel n'avait point attendu la décision pontificale pour déférer les Templiers, à divers titres plus ou moins spécieux, devant la justice séculière ; et, dès 1307, il s'était assuré de leurs personnes en faisant arrêter le même jour, 13 octobre, tous ceux de son royaume, sans en excepter le Grand-Maître, Jacques Molay, qu'il avait fait venir de Chypre, sa résidence habituelle, sous prétexte d'élaborer avec lui les plans d'une croisade pro- chaine. Le pape Clément faisait alors au monastère des Cordeliers de Poitiers un séjour qui dura seize mois, et le roi de France résidait à cette occasion dans la même ville, chez les religieux Jacobins. Le Grand-Maître et les principaux Templiers de France, au nombre de soixante-douze, furent donc conduits vers Poitiers ; mais Jacques Molay s'étant trouvé malade à leur passage à Chinon, ils y furent tous internés dans les tours du château, et le roi, pour d'obscurs motifs, les y maintint longtemps après la guérison de leur chef. En août 1308 ils y furent interrogés par les cardinaux Béranger Frédali, Etienne de Susy et Landolphe Brancaccio, délégués par le Pape. Leur enquête terminée les éminents prélats admirent les prisonniers à la participation des. Sacrements, et dans une lettre écrite avant leur départ de Chinon, intercédèrent pour eux près du roi Philippe ; mais l'année suivante un parle- ment séculier, tenu à Tours, et dans lequel prédomina l'influence des Légistes, les condamna à l'unanimité. Depuis quelques mois du reste les infortunés captifs ne se faisaient guère d'illusion, mais de ce jour ils se sentirent perdus et purent entrevoir déjà les sinistres lueurs des bûchers des îles de la Seine. Or, la tradition chinonaise veut qu'il soit resté dans le château qui fut le cadre pesant de leurs terribles angoisses, un témoignage impressionnant des pensées de piété et de repentir en lesquelles leurs âmes cherchèrent une force de résignation, un élément de consolation pour leur détresse présente, et pour l'autre vie, une source de confiante espérance en la bonté de Celui qui, seul infail- lible en ses jugements, laisse si souvent à sa Miséricorde le pas sur sa Justice, C'est pourquoi les souvenirs locaux attribuent à l'un de ces malheureux tout un ensemble de « graffites », c'est-à- dire de dessins profondément gravés au couteau sur la muraille intérieure du grand donjon du Coudray, centre de la forteresse de Chinon où se trouvaient sans doute les plus éminents des cheva- liers captifs. -, Voici ce que dit de ces gravures le plus récent et le mieux informé des historiens chinonais, M. Gabriel Richaud; avocat au barreau de cette ville :
  • 28. > '• s o ET Û5> su E fi. et O 3" o B 5î Grafrfe d duhâteau et Le » des auonjonde hinon oire). < ditTempliers C (Indre c L
  • 29. 156 Doctrine «.... On peut voir... creusés dans la pierre, des signes, des carac- tères, des dessins grossiers. Cinq mots en lettres gothiques sont les seuls qui soient lisibles : Je requier à Dieu pardon. On distingue encore quelques figures de blason, des croix, des profils de personnages pros- ternés. L'un d'eux a un costume mi-partie ecclésiastique et militaire : une robe longue, l'écu et I'épée. Ces inscriptions proviennent assurément des chevaliers du Tenv ple » (1) . Ajoutons que la figure principale de l'ensemble gravé n'est point citée dans la brève description de Gabriel Richaud. C'est un coeur très profondément creusé avec un soin extrême et tout entouré de rayons radieux ; et ce coeur, il paraît impossible qu'il n'ait pas été, dans la pensée du graveur, le Coeur même du Christ.Jésus. Tout le donne à croire : la gloire rayonnante qui l'environne, ses dimensions, la perfection de son exécution et la profondeur de son jaffouillement dans la pierre qui surpasse de beaucoup celle des autres figurations. Au surplus, une particu- larité d'un autre sujet, gravé près de ce coeur, vient nous dire nettement que la pensée de l'auteur était particu- 'lièrement portée vers la blessure faite par la lance (2) du légionnaire romain au flanc du Rédempteur: la croix haussée dont le socle en gradins porte les mots gothiques IE REQUIER DIEUPDON,est accompagnée A des clous, du roseau, de la lance ; et cette arme est inclinée de façon que son fer atteint la croix à la hauteur exacte où se trouvait le flanc de la Victime expia- toire ; et sur le fût même de la croix une incision très nette, indiscutablement intentionnelle, semble symboliser la bles- sure latérale elle-même. Aucun argu- ment contraire à tirer de ce que le coup de lance est figuré du côté gauche ; nous ne sommes pas ici en face du travail d'un artiste de métier, coutumier des usages de l'iconographie sacrée, mais en présence de l'oeuvre émue d'un prison- nier malheureux qui extériorise sa prière, le repentir de ses erreurs et de ses fautes, et son recours en la bonté du Sauveur. Nous considérons donc le coeur du graffite de Chinon comme une figuration certaine du Coeur de Jésus. Quant à son attribution à l'époque du procès des Templiers, elle paraît établie plutôt que combattue, — en plus de la tradition constante qui l'a toujours (1) Gabr. Richaud : Hist. de Chinon p. 68. Paris, Jouve ; 1912. (2) Coupede la pierre qui porte le coeurgravé. (3) Détail d'une des figures de l'ensemblegravé.
  • 30. Au Château de Chinon 157 regardée comme l'oeuvre de l'un d'eux — par les caractères go- thiques qui s'y trouvent : ie requier à dieu pdon, et, plus haut sur le mur, ce nom qui est peut-être celui du graveur et que l'effrite- ment de la pierre rend malheureusement indéterminable : — — C'est assurément la plus ancienne JEHANDUGUA1 représentation du,Coeur divin connue jusqu'ici en France et peut-être au monde, encore qu'on nous en signale une autre, en Belgique, qui en serait à peu près contemporaine (?). Notons aussi que dès l'époque des Templiers la pensée chré- tienne, orientée par la grande dévotion du siècle précédent pour les Cinq Plaies du Sauveur, se tournait plus particulièrement vers son Coeur comme vers le centre de ses souffrances et la source naturelle du Sang rédempteur. Et c'est à ce dernier titre surtout que, tout en rappelant qu'elle fut le berceau mystique de l'Église les auteurs d'alors parlent de la Plaie latérale, notamment Clément V lui-même en ses Constitutions (1) et les Pères dé ce Concile de Vienne qui supprima, en 1311, l'ordre du Temple. Très peu après l'emprisonnement des captifs de Chinon le Coeur de Jésus est nomément désigné, sous la plume d'Arnaut Vidal de Castelnaudari, dans la magnifique Prière du seigneur de la Barre que le R. P. Anizan a si magistralement commentée pour les lec- teurs de « Regnabit » : (2) Et qxan tu fust martz,Senher,après Quand tu fus mort, Seigneur,alors Ton Corpartit abfere de lansa TonCoeur ut ouvert par la lance f Cela s'écrivait en 1318, alors que depuis quatre ans à peine refroidissait la cendre des brasiers où les Templiers furent consu- més vivants !... Pourquoi, contemporain d'Arnaut Vidal, le cheva- lier qui grava au mur de sa prison la croix du Sauveur et les ins- truments de ses douleurs mortelles, qui inclina la pointe de la lance vers la place que son Coeur occupait sur la Croix, n'aurait- il pas eu la pensée de figurer le Coeur lui-même et de l'entourer des rayons de triomphe qui, de son temps, étaient l'emblème mystique, spécial et réservé, de l'état glorieux ?... — Une autre remarque que suggère le graffite de Chinon : On sait que l'une des principales accusations portées contre les Templiers devant les Tribunaux ecclésiastiques et royaux fut celle de renier la divinité de Jésus, et d'insulter la Croix qu'ils ne consi- déraient que comme un gibet honteux que tout chrétien devait avoir en horreur ; et ils se rencontraient en cela avec les sectes orientales des Canthares, des Bogomiles et des Lucifériens. Sans nous éloigner de la région qui nous occupe, deux documents nous sont restés qui semblent se rapporter à ces errements impies : A la commanderie loudunaise de Moulins, paroisse de Bour- nan, frère André de Mont-Loué, servant d'armes, déclara au cours (1) I. In lib. I, cap. I, Tit. I. - (2) F. Anizan: La bêlapreguieyradelsenherdela Barra. In RegnabitN° d'oct. 1921; p. 344-349.
  • 31. 158 Doctrine de l'enquête pontificale, avoir vu recevoir aux voeux, en la chapelle de la dite commanderie, le chevalier Guillaume de saint- Benoit qui renia trois fois Jésus-Christ et cracha sur la Croix. (I) D'autre part, le Musée des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers, possède une curieuse sculpture provenant de la commanderie de Montgaugier sur laquelle un chevalier monté s'éloigne, en lui tournant le dos, du Sauveur représenté dans l'attitude habituelle du Crucifié, mais sans croix... (2) Fut-ce pour protester contre ce mépris du bois rédempteur, reproché à certains de ses frères, que dans son pieux ouvrage, le graveur de Chinon figura d'abord trois fois la croix sainte, avec sur elle, l'indication des Cinq-Plaies, et qu'il la répéta une quatrième fois sur le mur d'en face, plus com- plètement entourée encore puisqu'on y voit la colonne de la fla- gellation et le triomphal « Sol et Luna » ? Nous le croyons. D'autres signes de la gravure qui nous occupe restent pour nous des mystères : Une main ouverte et dressée, comme pour prêter serment, est représentée trois fois, pareille à celles des statères d'or de la tribu gauloise des Pictons, avec lesquelles elle ne peut avoir aucun rapport, bien entendu — à moins que dans les deux cas elles soient simplement un emblème de comman- dement — Mais quel sens peut avoir la figure tracée devant le personnage agenouillé, sorte de globe sur un pied en forme de taie? Et pourquoi l'auteur a-t-il gravé, dans les rayons même qui jaillis- sent du'Coeur, le blason où se voit la.fleur royale de France ? A côté du Coeur rayonnant, une sorte d'écu bannière, écartelé, porte, en ses quatre quartiers, la même figure héraldique qui se voit sur le bouclier du personnage agenouillé plus haut. Coïnci- dence singulière, ce même motif se trouve aussi sur l'écu sculpté à la tête de la statue funéraire d'un Templier de la commanderie de Roche, près Poitiers, (3) et nous l'avons nous-même relevé sur un cartouche orbiculaire à la commanderie du Temple de Mauléon (Deux-Sèvres). Avait-il un sens spécial dans l'héraldique parti- culière à l'Ordre du Temple ?... Qui le dira ?... Quoi qu'il en soit, ces rapprochements nous semblent appuyer la tradition chinonaise en ce qui concerne l'origine et la date de la gravure que nous venons d'étudier et qui sert d'écrin à l'un des plus curieux et des plus précieux documents de l'iconographie du Coeur de Jésus. NOTE COMPLÉMENTAIRE intérieur du Donjonde Chinonsur lequel : Le mur le graffite que nous venonsde signalera été gravé au couteauest en calcaire oolithiqueà grain fin et ferme.La surfacecouverte par l'ensemblegravé peut s'inscrire dans un rectanglede 0,85 de longueursur 0,70 de hauteur. Le Coeur rayonnant, seul, sans son aurioleradiée mesure 11 centimètresde hauteur. L. CHARBONNEAU-LASSAY. (1) ProcèsdesTempliers. aris 1841-1851. collect. P ap. deDoc.inéditssur l'Hisl. dé Fr. T. Il p. 104. (2) A. de la Bouraliere: Deux souvenirsdes Templiers.In. Bull, des Antiq. de l'OuesCArm.1091, I te. '' (3) Musée lapidaire des Antiquaires de l'Ouest, à Poitiers.
  • 32. Les Anabaptistes 159 La Théologie du Sacré-Coeur et le Protestantisme i. - Les premiers Réformateurs (Suite) - c) Les Anabaptistes Nous avons essayé, dans nos précédentes études, (1) de mettre en évidence les illusions auxquelles les principaux chefs du protestantisme, Luther, Mélanchthon et Calvin, furent entraî- nés par leur fausse théologie de Vamour divin. Ils n'ont point connu notre magnifique dévotion au Sacré-Coeur. Ils ont dépassé en quelque sorte le point de vue où elle nous place d'emblée. Elle nous met en face de la miséricorde infinie de Dieu. Elle nous en montre l'emblème le plus émouvant et le plus instructif : le Coeur transpercé par amour pour nous. Mais elle ne nous dit point, comme Luther : Péchez hardiment, le Christ a satisfait pour vous, son coeur est là pour vous inspirer confiance, même si vous demeu- rez dans vos péchés. Elle ne nous dit point, à l'instar de Calvin : soyez tranquilles, le Coeur vous rend témoignage que vous êtes prédestinés. Que les réprouvés tombent en enfer, que vous importe ; croyez quand même à l'infinie bonté d'un Dieu qui sauve qui il lui plaît et qui damne qui il veut, sans qu'il y ait ni mérite ni démérite chez les élus ni chez les rejetés. La dévotion au Sacré-Coeur nous prêche la confiance sans limite, sans nous inspirer la présomption ; elle nous témoigne de l'infinie bonté sans nous obliger à croire à l'irrémédiable déchéance de notre nature et à l'impuissance, bien plus, à la disparition de notre libre arbitre. Mais Luther, Mélanchthon, Calvin, et ceux qui leur res- semblent : Bucer, Capiton, OEcolampade, Zwingli, Farel, etc. ne représentent qu'un aspect du protestantisme. Tous, ils ont commencé par Vindividualisme effréné et se sont arrêtés à un dogme intransigeant. Auprès d'eux cependant Yindividualisme,qui était l'essence même du protestantisme et qui a fini par prévaloir dans son sein, s'est maintenu, plus ou moins secrètement, sans interruption, jusqu'à l'époque contemporaine où il s'est enfin épanoui tout à son aise. A l'origine, on distingue trois groupes principaux d'indépen- dants : les Anabaptistes, les Mystiques, les Antitrinitaires. Deman- dons ici aux Anabaptistes quelle fut leur théologie de l'Amour divin, c'est-à-dire, en somme, leur doctrine à l'égard du Sacré- Coeur. (1) Voir Regnabitn0Bd'octobre et de novembre,p. 324 et 443.
  • 33. 160 Doctrine Le mouvement anabaptiste forme l'extrême gauche du pro- testantisme. Il en représente le développement logique. Il en poursuit implacablement les principes. Ainsi, Luther avait déclaré que la foi seule justifie. L'anabaptisme en conclut aussitôt que le baptême des enfants est nul, car l'enfant est incapable de faire un acte de foi. Luther avait écarté le magistère interprétatif de l'Église, dans le domaine des Saintes Écritures. Et comme il n'admettait pas que la raison humaine pût comprendre le message divin de la Bible par ses propres forces, — ce qui eût été le libre examen dont il avait- horreur, quoi qu'on en ait dit, — il était forcé de recourir à une inspiration individuelle pour juger du vrai sens des Écri- tures.. Logiquement, l'anabaptisme s'attache à l'inspiration et la rend indépendante de la lettre textuelle. Le premier nom marquant de la secte fut celui de Thomas Munzer. On sait comment une affinité naturelle porta ce Réfor- mateur vers le parti paysan révolutionnaire, dont l'origine était . bien antérieure et du reste bien différente. On sait aussi comment le fanatisme de Munzer et de ses compagnons déchaîna l'effroyable guerre des Paysans, (1524-1525), qui aboutit, avec l'approbation chaleureuse de Luther, aux plus sanglantes répressions, de la part des seigneurs. (1) Mais ce que l'on sait moins c'est qu'il y eut, parmi les pre- miers Anabaptistes, quelques penseurs et mystiques dignes d'in- térêt chez qui nous trouvons une doctrine, fausse sans doute, mais souvent beaucoup plus délicate et plus pieuse que celle de Luther ou de Calvin. A vrai dire, cette doctrine est quelquefois difficile à saisir. De même que les protestants d'aujourd'hui, les Anabaptistes ont presque autant d'opinions que de têtes. Quelques-uns, comme Ludwig Hetzer, allaient jusqu'à nier la divinité du Christ et rejoignaient les Antitrinitaires. D'autres ne s'éloignaient guère de l'enseignement traditionnel. Un ancien chroniqueur protestant, Sébastien Franck, écrivait d'eux, en 1531, après les avoir beau- coup pratiqués :•« La plupart donnent une grande place au Christ, espèrent en lui, lui attribuent toute grâce et toute félicité, font dériver de lui leur salut. Mais ils ne veulent pas croire en lui seule- ment de loin, ils veulent s'attacher à lui et le suivre en tout abandon, comme Us disent. » L'anabaptisme se sépare donc en ce point de Luther. Il insiste sur l'imitation de Jésus-Christ. En cela, il se rapproché de nous, bien que son indifférence à toute espèce de dogme le place aux antipodes du catholicisme. Il faut lui savoir gré cependant d'avoir combattu la dangereuse doctrine luthérienne de la justification (1) Qu'on me permette de renvoyerpour tout celaà mon ouvrage-.Luther et la questionsociale,Paris, Tralin, 1913;
  • 34. Les Anabaptistes 161 par la-foi seule. Après les extravagances apocalyptiques de ses . adeptes à Munster (1534), l'anabaptisme se clarifiera, s'épurera et la secte baptiste qui en découlera et qui est maintenant très prospère aux Etats-Unis (5 millions 1 /2 d'adhérents) sera une des sectes les plus pacifiques et les plus morales du protestantisme. Le plus remarquable représentant de la théologie anabaptiste primitive est le bavarois Hans Denck. Longtemps il fut complète- ment oublié. L'historien mystique et antidogmatiste Gottfried Arnold fut un des premiers à lui rendre justice, dans sa grande Histoire impartiale des Eglises et des hérétiques (1698-1700). Plus récemment, Ludwig Keller a écrit sa vie (1882). Hans Denck était né vers 1495, à Habach, en pays bavarois. De bonne heure, il s'adonna à l'étude des Saintes Écritures, notamment à Bâle, en compagnie d'Oecolampade ; il était très versé dans les «troislangues », comme on disait alors : le latin, le grec, l'hébreu. Bientôt, il devient recteur de l'école Saint-Sèbald à Nuremberg. C'est là qu'il se lie avec Thomas Munzer, dont il adopte les idées au sujet du Baptême, de la Parole de Dieu inté- rieure, de la communion des Saints et de l'église invisible. Chassé de Nuremberg, puis d'Augsbourg, il fait, à Strasbourg, la connais- sance de Hetzer, un esprit aventureux comme le sien. Finalement ' il va mourir à Bâle, de la peste en 1527. Sébastien Franck le repré- sente comme un personnage très pieux, recueilli, paisible et en fait le « chef et évêque des Anabaptistes ». Ses adversaires eux-mêmes ont respecté en lui un caractère élevé, digne, d'une exemplaire moralité. Le dévergondage des moeurs qui suivit l'expansion du luthérianisme lui avait causé un véritable dégoût. Égaré cependant par les idées qui circulaient autour de lui et par lès horribles calomnies répandues alors contre la mystique catholique, il n'eut pas l'idée de chercher dans les formes traditionnelles de la piété catholique un aliment à son besoin dé beauté et de propreté intérieures. Bien loin de là, il dépasse le luthéranisme. Il fait peu de cas des sacrements et de l'Écriture elle-même, il s'abandonne aux illuminations de l'amour, il se dirige d'après la parole intérieure « qui est vivante, puissante . et éternelle, bien plus, qui est Dieu lui-même. » Cette parole qui retentit au coeur de tout homme n'est rien autre chose que l'esprit de Dieu ou du Christ. Comme Verbe éternel, le Christ ne fait qu'un avec son Père ; depuis le commen- cement du monde il vit dans l'âme de tout homme de bien. Auprès de ce « Christ intérieur », le Christ historique n'est pas tant une victime offerte pour nos péchés, qu'un modèle, un compagnon, un ami, que nous devons imiter amoureusement. Entre ces deux aspects du Christ, Hans Denck se balance d'une façon bizarre. Il semble qu'il cherche « comme à tâtons » notre doctrine du Sacré-
  • 35. 162 Doctrine Coeur, sans pouvoir y parvenir, livré qu'il est aux aveuglements du sens propre, aux illusions de l'illuminisme. Il aboutit cependant à un livre très curieux qui a pour titre : « Von der wahren Lieb — Du véritable amour ! » Là, il touche presque à notre théologie du Sacré-Coeur : il représente le Christ comme une révélation de l'éternel Amour de Dieu, c'est-à-dire, explique-t-il avec raison, <le l'essence divine elle-même, car Dieu est essentiellement Amour — Deus est cliari- tas ! D'autre part, le Christ est la réalisation de l'idéal de parfaite conformité avec le vouloir divin. Il nous a témoigné son amour surtout en mourant pour nous. Il semble que Denck n'ait plus qu'Un pas à faire pour rejoindre nos mystiques penchés sur les plaies du Sauveur et spé- cialement sur la plaie du côté, la plaie du Coeur. Mais ce pas, il n'osa le faire. Les fausses conséquences du mysticisme de Luther l'épouvantent. Trop insister sur la miséri- corde infinie de Dieu et -sur les expiations surabondantes du Christ, lui semble dangereux. C'est de là que- Luther a tiré son quiétisme moral : à quoi bon nous tourmenter, Christ a satisfait pour nous ! Hans Denck veut à tout prix éviter l'écueil fatal. Au lieu du Sauyeur, il aime donc à contempler en Jésus le modèle. Et assuré-, ment rien n'est plus « catholique » que le principe nécessaire de l'imitation de Jésus-Christ. Mais Denck, par réaction contre Luther, ne fait pas assez de place aux expiations et satisfactions de Jésus mourant pour nous. Il est triste de voir une nature d'élite comme celle-là errer parmi les ténèbres.et l'on n'en est que plus enclin à bénir le Sacré-Coeur des garanties infaillibles qu'il a données, dans son Église immortelle, à la pureté et à la vérité de nos inspirations intimes et de l'heureuse solution qu'il a donnée, dans notre foi, au conflit sans cesse renaissant entre le principe d'autorité et le principe de liberté spirituelle. Quelques extraits de l'ouvrage de Denck «Du véritable amour », préciseront ce rapide exposé de sa mystique aventureuse : « Dieu n'est rien qu'Amour. Cet amour produit dans certains hommes une petite étincelle, dans l'un plus, dans l'autre moins. Bien que dé nos jours, hélas ! cette étincelle soit éteinte presque chez tous les hommes, cependant il est certain, puisque l'amour est spirituel et que tous les hommes sont charnels, que cette flamme, si petite qu'elle soit dans l'homme, ne vient pas de lui, mais de l'amour parfait. Cet Amour est Dieu. — Cet Amour pou- . vait ne pas prendre la chair et le sang, si Dieu ne s'était pas mani- festé spécialement en certains hommes qu'on appelle « des hommes divins » où des « enfants de Dieu », parce qu'ils regardent Dieu
  • 36. Les Anabaptistes 163 comme leur père spirituel. (1) Plus Dieu se manifeste ainsi, plus il peut être connu des hommes. Plus il est connu, plus il est aimé. Et plus l'amour est aimé, plus la béatitude est proche. (2). C'est pourquoi il a plu à l'éternel amour que l'homme (Christ Jésus), en qui l'amour s'était révélé au plus haut degré, fût appelé le Sauveur de son peuple, non pas qu'il fût possible à l'humanité de béatifier (sauver) qui que ce soit, mais parce que Dieu lui. était si totalement uni dans l'amour que toute l'action de Dieu devenait l'action de cet homme et que. toute souffrance de cet homme était regardée comme la souffrance de Dieu. Cet homme est Jésus de Nazareth qui avait été annoncé par le vrai Dieu dans l'Écriture et qui fut réalisé au temps voulu, qui s'est ensuite manifesté publiquement en Israël, par la puissance du Saint-Esprit, en toute action et passion, comme consacré et dévoué à l'Amour. Et nous reconnais- sons en ce temps sans amour, qu'il a vraiment obtenu cela : que nous connaissions l'Amour au plus haut point qu'il nous était possible et nous sommes sûrs, par l'esprit de Dieu, que l'amour. de Dieu à l'égard de l'homme et de l'homme à l'égard de Dieu ne peut pas être manifesté plus hautement qu'il ne l'a été dans ce Jésus. » Nos lecteurs ont noté, dans ce passage, de graves impréci-. sions. Hans Denck parle de l'union de Jésus avec Dieu comme Nestorius ou Théodore de Mopsueste auraient pu le faire. On dirait qu'il s'agit d'une union morale plutôt que d'une union per- sonnelle, de l'union hypostatique définie au Concile d'Éphèse, en 431. — C'est là que l'illuminisme de Denck glisse dans le rationa- lisme. — Mais on ne peut nier que certaines expressions de cet hérétique ne soient assez heureuses, telles que la phrase soulignée ci-dessus : « Plus l'amour est aimé, plus la béatitude est proche, — Je mehr die Liebe geliebt wird, so viel naher ist die Seligkeit ». Voici maintenant la conclusion de Denck : « C'est pourquoi, quiconque désire connaître le véritable amour et l'obtenir, ne peut y parvenir plus facilement et plus promptement que par ce Jésus-Christ. Bien plus, l'amour ne peut ni ne doit être connu que par lui. Non pas que le salut soit atta- ché à la chair et au sang, au temps et au lieu, mais parce que cela ne peut pas se faire autrement. Car de même que nul homme ne peut être sauvé sans Dieu, de même Dieu ne veut sauver personne en dehors de cet homme (Jésus-Christ). Tous ceux qui sont sauvés sont un seul esprit avec Dieu. Celui qui est achevé dans cet amour, celui-là est le précurseur de tous ceux qui doivent être sauvés, non qu'il tienne cela de lui-même, mais parce qu'il a toujours plu à Dieu que l'on suive et que l'on écoute en son nom ceux qui (1) Denck veut parler ici des prophètes tous les temps. Il avait traduit de les livres dès Prophètes. Luther a utilisé la traduction. (2) Admironsau passagecette formulequi s'appliquesi bien à l'une des fins principalesde la dévotion au Sacré-Coeur aimer l'amour de Dieu pour nous. :