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AIX-MARSEILLE UNIVERSITE 
INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES 
MEMOIRE 
pour l’obtention du Diplôme 
LA CULTURE JUDÉO-ESPAGNOLE, UN SYNCRÉTISME 
MÉDITERRANÉEN 
Par M. MAYER NICOLAS 
Mémoire réalisé sous la direction de 
ALIX PHILIPPON
L’IEP n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce 
mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. 
1
MOTS-CLES 
diaspora - diglossie - Empire Ottoman - interculturalité - judéo-espagnol - ladino - 
littérature orale - Méditerranée 
RESUME 
L'exil des Juifs d'Espagne au XVème siècle donna naissance à la diaspora séfarade. 
Regroupés en Méditerranée orientale sous le pouvoir ottoman, plusieurs centaines de 
milliers d'entre eux y développèrent une culture originale capable de dépasser les 
frontières ethniques et religieuses. Nous distinguons particulièrement le syncrétisme 
linguistique et l'interculturalité du patrimoine oral de ce peuple. Sa disparition interroge 
l'avènement de l'Etat-nation et la vulnérabilité des modes de transmission culturelle des 
minorités dans un espace régional conçu aujourd'hui comme frontière entre deux mondes 
irréconciliables. 
2
SOMMAIRE 
CHAPITRE I La constitution d'un phénomène diasporique en péril : une religion 
juive, une langue romane, un environnement musulman 
Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident 
A- Quel est le coeur géographique du séfardisme ? 
B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman 
C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols 
Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire 
A- Le phénomène de diglossie 
B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo 
C- La littérature judéo-espagnole, reflet d'une inquiétude 
CHAPITRE II La transmission d'un substrat méditerranéen : la civilisation judéo-espagnole 
mémoire de la mare nostrum 
Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie » 
A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances 
B- Les proverbes font revivre Séfarad 
C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte 
Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de 
transition culturelle 
A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques 
B- Le rire oriental et la figure de Djoha 
C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer 
3
A Antonio et Francisco, 
A Itay et Sacha, 
Aux fils de la Méditerranée 
Las kolonas del templo se esforsan 
A detener el esprito antiguo 
Ke el aire i la tempesta lo arevatan. 
I los ombres chikos van kaminando 
Kon puerpos i karas artas de savores 
I dizen : 
Aki está enterada la simiente 
Del arte i de la saviduría. 
Les colonnes du temple s'efforcent 
De retenir l'esprit antique 
Que l'air et la tempête emportent. 
Et les jeunes hommes se promènent 
Corps et figures pleins de saveurs 
Et disent : 
Ici est enterré le ciment 
De l'art et de la sagesse 
MATITAHU Margalit, extrait du poème Greec, 
Kurtijo Kemado, Eked, Tel-Aviv, 1988. 
4
INTRODUCTION 
Peut-on rendre hommage à la Méditerranée, invoquer son pouvoir de création et de 
fascination ? Mère des mondes, elle déploie une formidable matrice civilisationnelle dont 
on a pu négliger la force. La Méditerranée est un espace aujourd'hui délaissé. On souligne 
les sous-ensembles culturels qui le divisent et les tensions géostratégiques récurrentes qui 
le secouent. La « Mer entre les terres », le centre de notre ancien monde, serait 
aujourd'hui réduit à un espace frontalier, un interface selon l’acception géographique 
moderne, dont le contrôle fait l'objet de vives disputes, une grande barrière bleue qui 
élève face à face deux mondes qui ne communiquent plus. Peut-on alors encore imaginer 
cette Méditerranée mythique, ce lieu circulaire générateur de légendes et de traditions, 
d'art et d'histoire ? 
Intéressons nous au bassin oriental méditerranéen, qui vit précisément s'épanouir les plus 
brillantes civilisations, égyptienne et grecque, phénicienne et hébraïque, byzantine et 
islamique. Il fut un tissu de routes commerciales ayant pour points d'ancrage des ports 
dont les seuls noms sont porteurs d'un imaginaire foisonnant et profondément 
multiculturel : Beyrouth, Alexandrie, Le Pirée, Constantinople. Ce furent les phares d'une 
région toute entière, les « villes monde » qu'évoque Fernand Braudel1. Elles 
expérimentèrent très tôt des formes de commerce et de navigation très sophistiquées, 
faisant des activités marchandes un facteur premier de brassage de populations. Le 
caractère urbain de ce métissage est une réalité : les paysans anatoliens ignoraient 
certainement le bouillonnement stambouliote, et ceux du delta du Nil n'avaient que peu 
de connaissances sur les activités en Alexandrie. N'existait-il donc pas déjà des frontières 
en Méditerranée ? N'existait-il pas un fossé conséquent entre les cités portuaires, 
témoignages d'un cosmopolitisme vivant, et les arrière-pays claniques et autarciques, aux 
âpres règles sociales, droits coutumiers et croyances populaires, des reliefs corses du 
Colomba de Prosper Mérimée, aux montagnes albanaises d'Avril Brisé d'Ismail Kadaré, 
en passant par les plateaux anatoliens du fascinant Les seigneurs de l'Aktchasaz de 
1 Grand spécialiste du monde méditerranéen, Fernand Braudel évoque les débuts du capitalisme en Méditerranée 
en intégrant ses plus grands ports, qu'il qualifie de « villes-mondes », au coeur du système des nouvelles 
« économies-mondes ». Civilisation matérielle, économie et capitalisme XV-XVIIème siècles, Paris, 1979. 
5
l'écrivain turc Yachar Kemal2 ? Ces pays de vendetta forment un tableau méditerranéen 
rural beaucoup plus inquiétant que celui d'un monde urbain imaginé tolérant et ouvert, 
intégrateur de minorités religieuses et ethniques, foyers de civilisation. 
Au début du XXème siècle, Salonique3 est la ville multiculturelle par excellence. On 
estime qu'elle est peuplée d'environ 80 000 Juifs séfarades, 15 000 Grecs, 15 000 Turcs, 
5 000 Bulgares, 1500 Arméniens et 5 000 Occidentaux (essentiellement Italiens, Français 
et Anglais)4. Avant la Shoah et la destruction systématique de la communauté juive par les 
troupes nazies la construction des États-nations indépendants supposa une restructuration 
de la population salonicienne, par l'échange de populations entre la Turquie, la Bulgarie, 
l'Arménie et la Grèce, et par une forte émigration de Juifs vers l'Occident. Le paysage 
démographique et social de la Méditerranée changeait avec l'avènement de cadres 
politiques modernes, alors que le modèle ottoman avait permis de maintenir une 
mosaïque urbaine de peuples divers, ayant pour point commun l'horizon méditerranéen 
comme possibilité de développement. 
La colonisation et le jeu des nationalités au XIXème puis au XXème siècle ont 
indéniablement détruit un monde cosmopolite riche de ses minorités. Le cas de l'Afrique 
du Nord est marqué par l'empreinte traumatisante d'une colonisation directe qui tenta de 
maintenir dans les pôles urbains des populations européennes et d'émanciper les 
communautés juives ancestrales pour les assimiler à l'identité française. Ce 
cosmopolitisme, plus récent car créé par les puissances colonisatrices (alors que les 
royaumes antérieurs à la colonisation ne jouissaient pas du même brassage culturel qu'en 
Méditerranée orientale) ne résista pas aux mouvements d'indépendance. Il se solda par 
l'exil tragique des pieds-noirs en Algérie ou des Juifs vers Israël. La construction d’États-nations 
homogènes scella définitivement le sort des minorités. 
2 Malgré l’oeuvre de fiction et le romanesque employé par Prosper Mérimée, Colomba n'est pas moins documenté 
que les oeuvres beaucoup plus contemporaines de Kadaré ou de Kemal. Cf Cassar Carmel, L'honneur et la honte 
en Méditerranée, Edisud, Paris, 2005, 85p. 
3 Salonique deviendra Thessalonique après son rattachement à la Grèce indépendante en 1912. 
4 Chiffres tirés de l'ouvrage de Gilles Veinstein, Salonique 1850-1918 la «ville des Juifs» et le réveil des Balkans, 
Autrement, Paris, 1992, pp. 42-45. Cet auteur estime que déjà en 1613 environ 70% de la population de cette cité 
était juive. Ces chiffres sont proches de ceux publiés par Régis Darque dans Salonique au XXème siècle, de la 
cité ottomane à la métropole grecque, CNRS Editions, Paris, 2000, 319p. 
6
Le XXème siècle est donc celui d'une redistribution sans précédent de populations 
entières en Méditerranée, caractérisée plus tard par les mouvements migratoires des rives 
sud vers les rives nord. Ces mouvements ont élevé des frontières, ont fait de l'ancien 
voisin l'étranger dans l'espace national, et ont mis fin à une cohabitation parfois séculaire 
entre les peuples. Le XXème siècle est aussi celui de toutes les guerres nationalistes intra-méditerranéennes. 
On peut évoquer ce processus douloureux dans l'est méditerranéen, le 
plus exposé à la rupture du multiculturalisme urbain et à l'opportunisme politique de 
nouvelles élites. D'une rive à l'autre il faut mettre en perspective ces crises pour penser 
qu'il y a tant de similitudes culturelles entre Croates et Serbes, Libanais et Syriens, Grecs 
et Turcs, Turcs et Arméniens, ou même Israéliens et Palestiniens, que les plus graves 
conflits ont été menés par des « meilleurs frères ennemis », c'est à dire des populations 
incapables de reconnaître leur parenté et leur proximité culturelle pour pouvoir exister 
dans la logique des États-nations. 
Un monde méditerranéen riche de ses langues, de ses traditions, de ses marchands et de 
ses échanges a donc disparu, en partie dévoré par la logique occidentale capitaliste et 
coloniale qui a détruit ses marchés et ses identités, qui a importé son modèle d’État 
exclusif de l'autre et son corollaire idéologique nationaliste. 
L'imagerie méditerranéenne idéalise pourtant ce monde disparu, un monde d'artisanat, de 
communautés séculaires, de couleurs et de senteurs, déterminé par la douceur d'un climat, 
échappant à l'emprise du temps et à l'élan de la modernité, et devenu par là pittoresque ou 
authentique. C'est précisément dans ce souvenir nostalgique que le monde urbain et le 
monde rural s'unissent de nouveau. 
Les grands ports cosmopolites ne sont plus que le reflet de leur gloire passée, les activités 
économiques s'articulent autour d'un réseau mondialisé, et le commerce se réorganise en 
dehors des noyaux urbains (complexe Tanger Méditerranée opératif en 2007) ou se coupe 
directement de ceux-ci (port de conteneurs de Gioia Tauro en Italie construit en 1994). 
Les grandes cités méditerranéennes ont perdu leur fonction culturelle, malgré des 
tentatives de rénovation avant-gardiste (on pense à Barcelone). 
7
Les arrières-pays souffrent quant à eux de leur isolement dans ce nouveau contexte 
global. Ils peinent à rentrer dans une dynamique de désenclavement, ce qui favorise 
l'exode rural et la chute vertigineuse de la population agricole sur les rives nord depuis 
soixante ans et sur les rives sud depuis peu, selon les chiffres du Plan bleu5. Les paysages 
méditerranéens, domestiqués par l'Homme depuis des millénaires, sont donc en pleine 
mutation. On assiste peut être à la fin d'un monde intracommunautaire, d'un réseau de 
hameaux et villages porteur de solidarités sociales déterminées. Des montagnes rifaines à 
la chaîne dinarique, de la cordillère bétique aux plateaux libanais, la question qui se pose 
est bien celle de la désertification, et cet horizon semble désormais inexorable. Le 
tourisme intervient souvent comme une ressource essentielle, mais il est peu durable de 
par la spéculation immobilière et les tensions environnementales qu'il provoque. Il 
confine justement le « méditerranéen » dans la sphère figée du typique ou de 
l'authentique. Des stéréotypes commandent notre idée sur « l’être méditerranéen », sur 
son déterminisme historique et géographique, sur une certaine représentation de la réalité, 
à défaut de penser à la réalité même, au « faire méditerranéen ». Selon les propres 
expressions de Pedrag Matvejevitch dans La Méditerranée au seuil du XXIème siècle, on 
reste ancré dans une « rétrospective historiciste » qui emprisonne la pensée alors qu'il 
faudrait concevoir dans cette région une « prospective porteuse de sens social »6. 
La Méditerranée existe-t-elle hors de notre imaginaire ? La question mérite d'être posée. 
Le « méditerranéen » fait immédiatement écho au sensoriel, aux impressions, à l'histoire 
des racines, aux mythes. 
Le cinéaste grec Théo Angelopoulos offre dans ses films un protagonisme à part entière à 
la Méditerranée, particulièrement dans L'éternité et un jour. La mer y est un arrière plan 
5 Projet de développement et de coopération environnementale en Méditerranée issu du Processus de Barcelone, le 
Plan Bleu a pour mandat d'effectuer le suivi de la Stratégie Méditerranéenne por le Développement Durable 
(SMDD). Il est aussi producteur de statistiques sur le monde méditerranéen. En 2005 il annonce que 80% des 
zones arides ou semi-arides de Méditerranée sont directement menacées de désertification irréversible, résultat 
conjugué par le changement climatique et l'exode rural massif. http://www.planbleu.org/ 
6 Pedrag Matvejevitch tente de replacer les populations au coeur de l'analyse du monde méditerranéen, critiquant 
une «tradition romantique» dans le traitement de l'information dans cette région. Il préface par ailleurs l'ouvrage 
de Franco Cassano qui souhaite redonner la parole aux Méditerranéens dans La pensée méridienne: le Sud vu 
par lui-même, L'Aube, Paris, 2005, 203p. 
8
sur lequel se reflète l'histoire tragique de gens ordinaires, en même temps qu'elle façonne 
en retour le propre imaginaire de ces populations7. Dans la scène particulièrement 
émouvante d'un hommage rendu à un enfant albanais clandestin décédé en Grèce, leurs 
camarades invoquent son nom et la Méditerranée comme référent symbolique : 
« Hé ! Sélim ! Tu ne seras pas avec nous cette nuit. 
La mer est si grande. Si seulement tu étais là pour nous parler encore de tous ces ports, Marseille ou 
Naples, de ce vaste monde. 
Hé ! Sélim, parle, parle nous de ce vaste monde ! »8 
Ce vaste monde méditerranéen et celui d'un imaginaire qui nous imprègne. Les 
particularités géographiques, les reliefs accidentés et l’âpreté des paysages ont toujours 
favorisé l'orientation des axes de communication vers la mer plutôt que vers l'intérieur 
des terres. Conter l'histoire des hommes en Méditerranée, c'est donc conter l'histoire de 
récits qui ont voyagé d'un port à l'autre, comme nous rappelle cette scène de l’Éternité et 
un jour. En traversant la Méditerranée, celle-ci nous traverse en retour, en étant 
constitutive de notre mémoire. 
Notre travail a pour objectif d'illustrer la fonction identitaire du bassin méditerranéen, à 
travers le prisme d'une population qui connaît peut être mieux que toute autre cet espace, 
la diaspora juive séfarade. 
Les Juifs ont été des acteurs essentiels dans l'histoire de la région. Diaspora, communauté 
sans territoire, ils ont précisément su s'adapter à l'environnement cosmopolite, malgré des 
décisions politiques qui les ont souvent contraints à l'exil. Qu'est-ce que le monde juif, 
sinon une multiplicité de communautés qui ont pour unique lien la religion, et pour 
unique souvenir le mythe de la descendance hébraïque en Terre Sainte ? L’être juif fait 
écho à l’être méditerranéen en tant qu'il est multiple, qu'il brasse des pratiques culturelles 
séculaires diverses. Il est même partiellement constitutif de cet être méditerranéen, en 
7 Bien que l'on définisse le cinéaste dans son rapport à l'identité balkanique, ses références à la Méditerranée et au 
monde antique grec sont tout aussi prolixes, comme dans Le regard d'Ulysse (1995). cf Théo Angelopoulos au fil 
du temps, Volume IX de Théorème, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 190p. 
8 Traduction du grec de Staola Parakis, pour Artevideo, édition 2007. 
9
pensant le premier un monde religieux monothéiste, en réaffirmant les liens du sang, de la 
famille et de la communauté, en conjuguant civilisation orale et civilisation écrite. 
Les Juifs sont indissociables de la Méditerranée. De Jérusalem à Tolède, ils ont contribué 
au développement de civilisations brillantes. Leurs exils d'une rive à l'autre sont les 
témoignages de la Méditerranée tragique. Dans Zone, Mathias Enard évoque avec ironie 
et amertume le sort que le XXème siècle a réservé à ces hommes : 
« (…) le consul de Franco, surprenant, insiste auprès des Allemands pour récupérer trois cents juifs de 
Grèce. Un convoi est organisé vers l'Espagne, et les Séfarades prennent le chemin du retour vers les terres 
d'Isabelle de Castille qu'ils ont quitté quatre cents ans plus tôt (…). Arrivés en Espagne, on les parque 
dans des bâtiments militaires à Barcelone. En janvier 1944 ces habitants des côtes de l’Égée se retrouvent 
une nouvelle fois de l'autre côté de la Méditerranée. Ils sont finalement envoyés au Maroc espagnol, 
indésirables sur le sol de la patrie, avant d'entreprendre, pour leur propre compte cette fois, un nouvel exil 
vers la Palestine »9. 
En quelques années, des Juifs emportés par le vent de l'Histoire ont traversé trois fois la 
Méditerranée. De quelle population juive parlons-nous ? Il est nécessaire de faire un point 
étymologique sur les différents groupes constitutifs de la nation juive. On oppose 
traditionnellement le monde des Ashkénazes à celui des Séfarades. Le premier fait 
référence aux Juifs d'Europe Orientale, Ashkenaz étant désigné dans la Bible comme le 
père des « peuples du Nord » et par extension comme le père des habitants du monde 
germanique10. Historiquement majoritaires, ils ont formé durant des siècles des élites 
intellectuelles remarquées en Europe. A l'inverse, on conçoit souvent les Séfarades 
comme les Juifs orientaux restés à l'écart de la modernité et liés durant des siècles au sort 
de leur coexistence avec les peuples musulmans. Cependant c'est une erreur de réunir 
9 Bien qu'acteurs secondaires dans l'oeuvre de Mathias Enard, les Juifs méditerranéens sont des protagonistes 
récurrents dans son développement narratif. L'auteur consacre plusieurs pages au destin de la communnauté 
judéo-espagnole de Salonique. Zone, Actes Sud, Arles, 2008, pp. 391-413. 
10 Dans la Genèse, Ashkénaze est l'un des arrière-petit fils de Noé, des petit-fils du patriarche Japhet et des fils de 
Gomère (Genèse, chapitre X, verset 3). Il devient au Moyen-Age le père mythique de la diaspora rhénane. Mais 
Ashkenaz est aussi évoqué dans la Bible comme territoire au-delà du Caucase arménien, actuelles plaines 
riveraines de la Mer Noire. (Livre de Jérémie, Chapitre LI, verset 27). Les Scythes, habitants de ces territoires, 
sont appelés «Ashkouzas» par les Persans. Ce n'est qu'au Moyen-Age qu'une jonction sera établie entre la 
généalogie mythique des patriarches et la désignation terrioriale du monde germanique, alors que les Scythes 
furent longtemps considérés comme ascendants des Germains. Cf Bergmann F. G. Les Scythes, ancetres des 
peuples germaniques et slaves, Halle, Strasbourg, 1860. 
10
sous la dénomination séfarade tous les Juifs non ashkénazes issus de l'Orient : les Juifs de 
Turquie n'ont que peu à voir avec les Juifs irakiens ou les Juifs d'Asie centrale. 
Sefar désigne en hébreu la péninsule hispanique. Les Séfarades sont donc stricto sensu les 
descendants des Juifs d'Espagne. Ceux-ci, après des siècles de cohabitation avec 
musulmans et catholiques, furent expulsés par édit royal lorsque s'acheva la Reconquista 
en 1492. Un premier chemin d'exil les mena au Portugal, d’où ils furent également 
expulsés en 1498. Forcés à se convertir, bien que beaucoup conservèrent secrètement leur 
foi (« les marranes11 »), ils décidèrent de s'exiler en Europe du Nord, notamment en 
Hollande. Nous ne nous intéresserons que peu à cette première branche. D'autres 
gagnèrent de nouveaux pays par dizaines de milliers en quittant la péninsule hispanique 
vers le sud de la France et l'Italie, le Maroc et les côtes algériennes. Beaucoup se 
regroupèrent plusieurs milliers de kilomètres à l'est, dans le puissant Empire Ottoman qui 
les accueillit volontiers. Nous reviendrons sur cette formidable épopée, peu documentée 
historiquement, mais qui supposa le transfert d'une culture entière. 
C'est aux descendants des Judéo-espagnols installés dans l'Empire Ottoman que ce 
mémoire se consacre, à leur capacité d'intégration dans un système méditerranéen dont 
nous avons déjà présenté les grandes lignes. Est-il possible d'envisager la culture judéo-espagnole 
comme catalyseur de représentations du monde méditerranéen, comme le 
formidable reflet d'identités que l'on présente aujourd'hui comme irréconciliables ? Nous 
utilisons volontairement le terme de « syncrétisme »12 habituellement réservé à des 
phénomènes religieux ou linguistiques pour rendre compte de l'adaptation des Séfarades à 
des environnements exogènes dans l'espace méditerranéen. 
En quoi les Judéo-espagnols témoignent du cosmopolitisme méditerranéen aujourd'hui 
disparu, et que nous enseigne leur histoire dans un espace actuellement en crise ? 
11 Terme à l'origine péjoratif (marrano en espagnol ou marrao en portugais signifie «porc»), il désignait après la 
Reconquista dans la péninsule ibérique des convertis d'origine juive ou musulmane que l'on soupçonnait de 
pratiquer en secret leur ancienne religion. Cf: Roth Cecil A history of the Marranos, Intellectbooks, London, 
1974, 448p. 
12 Terme d'origine militaire du grec « Union des Crétois ». 
11
De l'Espagne à Israël en passant par les Balkans nous avons recueilli des témoignages et 
des documents nous permettant de présenter un travail cohérent sur l'interculturalité 
judéo-espagnole. Nous remercions particulièrement Jenny Laneurie Fresco responsable 
de l'association Aki Estamos pour sa disponibilité, mais aussi les responsables de la Casa 
de Sefarad de Cordoue (Espagne), et du centre Beit Hameia de Safed (Israël). 
Le travail présenté s'appuie sur des travaux de linguistique et de littérature comparée. Si 
Emil Cioran considère que la langue est la véritable patrie13, alors cette maxime 
s'applique plus que jamais aux peuples interdits de terres, et qui ont pour racines 
profondes l'usage d'une langue dont la transmission devient la condition de leur survie. 
Notre étude aura donc pour toile de fond l'évolution de la langue judéo-espagnole, de son 
apogée à son déclin contemporain. 
Nous discuterons d'abord du caractère diasporique de la communauté séfarade et ferons 
état des débats historiographiques sur le destin de ce peuple. Nous poserons le cadre de 
l'environnement multiculturel de l'Empire Ottoman comme condition du syncrétisme que 
nous souhaitons démontrer. 
Dans un second temps nous soulignerons les rapports entretenus entre les Judéo-espagnols 
et les autres peuples du monde méditerranéen, générateurs de pratiques 
culturelles que l'on qualifiera de « méditerranéennes », de par leurs traits hispaniques, 
balkaniques et orientaux ou islamiques. 
13 Emil Cioran affirme dans Aveux et anathèmes, Gallimard, Paris, 1987, p. 145 : «On n'habite pas un pays, on 
habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre.» Cette réflexion sur la primauté de la langue est une des 
composantes majeures de notre travail. 
12
13
CHAPITRE I 
L'histoire d'un phénomène diasporique en péril : un environnement islamique, une 
religion juive, une langue romane 
Originairement appliqué au peuple juif le terme de diaspora a vu son usage s'élargir dans 
les années 1970, à raison du « renouveau ethnique »14 dans les études universitaires 
sociologiques et de l'observation de nouveaux phénomènes migratoires intensifiés par la 
mondialisation. Les caractéristiques de la diaspora sont devenues plus flexibles : aux 
critères objectifs de déracinement provoqué par un désastre et de dispersion de la majorité 
du peuple en dehors des frontières d'un État-nation auquel il pourrait s'identifier se sont 
greffées des caractéristiques subjectives et symboliques, la conscience et la revendication 
d'une identité ethnique ou nationale, le maintien de liens réels ou imaginaires avec un 
territoire d'origine. Parler d'une diaspora c'est donc concevoir un phénomène 
sociologique, une construction collective dans laquelle les acteurs définissent leur identité 
dans sa position minoritaire et fragile. La « diaspora judéo-espagnole » prend tout son 
sens dès lors que l'on considère l'Expulsion d'Espagne en 1492 comme le désastre 
fondateur et la conservation postérieure d'une langue et culture hispaniques comme 
l'expression des liens affectifs avec la Péninsule Ibérique. En retraçant les étapes 
essentielles de l'histoire de la diaspora nous dégagerons ces ressorts symboliques, 
exprimés avec le plus de vigueur par le maintien de la langue castillane. 
Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident 
Issus d'une Espagne à la croisée des civilisations les Judéo-espagnols avaient acquis la 
maîtrise de l'hébreu, de l'arabe, du latin et des dialectes espagnols. Leur position 
d'intermédiaires privilégiés entre le monde islamique et le monde chrétien se prolongea 
au-delà de l'Exil, particulièrement dans l'Empire Ottoman. 
14 DONABEDIAN-DEMOPOULOS Anaïd, « Les langues de la diaspora, une catégorie socio-linguistique ? » in 
Faits de langue, INALCO, Paris, p. 2. 
14
L’Expulsion de 1492 pourrait être une manifestation parmi beaucoup d'autres des 
condamnations d'un peuple qui suscita les convoitises et éveilla la méfiance partout où il 
s'établit. Pourtant, elle se distingue des expulsions antérieures du domaine royal de 
Philippe-Auguste en 1182, d'Angleterre en 1290, ou celles postérieures du Royaume de 
Naples en 1510 ou de Bavière en 1555. Les Juifs espagnols exilés témoignent d'un 
déracinement extrêmement violent. Mille cinq cents ans de présence dans la péninsule 
ibérique avait permis aux Juifs de participer au rayonnement de la culture andalouse, de 
servir des réflexions essentielles sur la philosophie, la médecine, les arts. Pour la 
première fois peut-être dans l'histoire de la Diaspora les Juifs avaient pu échapper aux 
persécutions systématiques et mettre à profit leur savoir. La réflexion de Josef Kaplan, 
professeur d'Histoire du peuple juif à l'Université hébreu de Jérusalem est à ce titre 
édifiante: « On ne peut comparer l'expulsion d'Espagne avec aucune autre expulsion, ni 
celle d'Angleterre ni celle de France. Parce qu'il n'existait dans aucun autre pays une 
communauté juive aussi enracinée, avec une histoire si longue, avec des mythes 
d'appartenance à cette terre aussi forte. Il s'agit d'un traumatisme terrible, de l'Expulsion 
avec majuscule ! »15. Le présent travail souhaite entre autre montrer comment les Judéo-espagnols 
ont su maintenir la permanence de leur double origine, espagnole et juive. 
Abraham Capon, rabbin de la communauté de Sarajevo à la fin du XXème siècle, 
écrivit16: 
« A toi Espagne chérie / Nous autres mère t'appelons 
Et tandis que dure notre vie / Ta douce langue nous ne laissons pas 
Bien que tu nous exila / Comme marâtre de ton sein 
Nous n’arrêtons pas d'aimer / Comme saintissime terre 
Dans laquelle nos pères laissèrent / Leurs parents enterrés 
Et les graines de milliers / De tourmentés et de brûlés. 
Nous conservons pour toi / Amour filial, pays glorieux 
Et t'envoyons par conséquent / Notre salut chaleureux »17 
15 Extrait de l'entretien avec Josef Kaplan réalisé en 2002 in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, 
Madrid, 2003, p. 17. 
16 Ibid p. 23. 
17 Traduction libre du poème A ti Espanya bien querida, cité par Davd Fernando Salem, ex-président de la 
fédération séfarade internationale, dans un entretien acordé à Miguel Angel Nieto en juin 2002 à Barcelone ; 
NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, p. 23 : 
A ti España bien querida / nosotros madre te llamamos / y mientra dure nuestra vida / tu dulce lengua no 
dejamos /Aunque tu nos desterraste / como madrastra de tu seno / no dejamos de amarte / como santísimo 
15
Les Séfarades fiers de leur culture hispanique ont transmis à leurs enfants des siècles 
durant la langue espagnole, premier signe d'attachement à une patrie qui les a pourtant 
rejetés, premier signe d'un volontarisme dans la reproduction d'une culture dont ils sont 
aussi les dépositaires. Ils conservèrent de la péninsule des traditions, des savoirs, et même 
« une certaine mentalité espagnole » selon les propres paroles d'Elias Canetti18. 
A- Quel est le coeur géographique du séfardisme ? 
Pouvons-nous envisager une diaspora séfarade unie autour de l'idée d'une « Grande 
Espagne » telle que la définit Richard Ayoun19 ? Cet auteur rappelle que les Séfarades 
empruntèrent plusieurs chemins d'exil : certains se réfugièrent en Europe de l'Ouest, 
essentiellement en Italie et aux Pays-Bas, beaucoup traversèrent le détroit de Gibraltar 
pour gagner les terres rifaines et les côtes algériennes, et la majorité, objet spécifique de 
notre étude, se regroupa au coeur de l'Empire Ottoman, sur les côtes grecques et turques, 
mais aussi déjà en Palestine. Richard Ayoun émet l’hypothèse de l'organisation circulaire 
du monde séfarade: « La Terre sainte en est le centre; autour s'ordonnent les 
établissements d'Asie mineure, de Grèce et du Maghreb ». Les Juifs d'origine espagnole 
établis aux Pays-Bas se développèrent économiquement et participèrent à la colonisation 
du nouveau continent, dans des comptoirs tels que Curaçao, la Nouvelle-Amsterdam 
(New-York) ou Surinam, formant ainsi un troisième cercle géographique. Cette 
conception de la diaspora séfarade ne se justifierait selon nous que sur un plan religieux. 
Shmuel Trigano explique qu'un peuple se définit par ses lois, et que le droit rabbinique 
halakha est déterminant pour appréhender les identités multiples des peuples Juifs20. Les 
Séfarades sont alors ceux qui obéissent aux préceptes religieux définis par le droit 
coutumier en vigueur en Espagne avant 1492, aux rites particuliers des Juifs originaires 
de la péninsule ibérique. Suite à leur dispersion et à l'influence qu'ils purent exercer dans 
leurs nouvelles contrées, il se maintint selon Shmuel Trigano une tradition rabbinique 
terreno / en que dejaron nuestros padres / a sus parientes enterrados / y las semillas de millares / de 
atormentados y quemados / Por ti conservamos / amor filial, país glorioso / por consiguiente te mandamos 
nuestro saludo caluroso. 
18 CANETTI Elias, Histoire d'une jeunesse: la langue sauvée (1905-1921), Albin Michel, Paris, 1977, réédition 
2005, 414p. 
19 AYOUN Richard, « Le judaïsme séfarade après l'expulsion d'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté? » in 
Histoire économie et société, Volume 10, N°10-2, 1991, pp.143-158. 
20 Conférence de Shmuel TRIGANO Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007. 
16
cohérente des Caraïbes à Goa. Cette perspective juridique appuie la thèse de cohérence 
géographique circulaire de Richard Ayoun mais la limite au domaine religieux : les 
rabbins des villes saintes de Jérusalem, de Safed et de Tibériade puis le Grand rabbin de 
Constantinople avaient autorité sur les tribunaux du monde séfarade. Il existait donc un 
centre juridique et religieux dans la géographie de la diaspora, situé au coeur de l'Empire 
Ottoman. 
Le coeur du monde séfarade se situe selon nous là où démographiquement les Judéo-espagnols 
représentaient une minorité indispensable à la conduite des affaires 
économiques et politiques du territoire d'accueil, là où ils conservèrent jusque très tard la 
langue et la littérature orale hispaniques, et là où ils surent à la fois conserver de façon 
particulièrement vivace leurs traditions et s'intégrer malgré les risques à ce territoire. 
Nous parlons du coeur politique et culturel de l'Empire Ottoman, entre Sarajevo et Izmir, 
en passant par Salonique et Constantinople, deux principaux foyers du séfardisme. Nous 
nous focaliserons sur cette région tout au long de notre travail. Avant tout, nous 
proposons d'évoquer les foyers secondaires des Judéo-espagnols, pour mieux justifier 
notre cadrage géographique sur les Balkans et l'Asie mineure. 
1°) Les Séfarades aux Pays-Bas 
Les migrations vers le nord de l'Europe furent relativement tardives, flux constitués par 
des anciens juifs convertis au christianisme qui décidèrent des générations plus tard de 
renouer avec leur foi d'origine. Certains s'étaient convertis sous la pression de 
l'Inquisition, d'autres l'avaient fait par volonté propre, même si ce choix résultait souvent 
d'une pression sociale extrêmement forte. Au Portugal, la conversion forcée fut presque 
totale, décidée par un décret royal de 1497, prélude à l'expulsion des « résistants » les 
plus farouches. Malgré les vagues de conversion plus ou moins forcées dans toute la 
péninsule ibérique les statuts de pureza de sangre « pureté de sang » empêchaient toute 
intégration des conversos « convertis » appelés aussi marranos, terme dépréciatif 
signifiant aussi « porcs »21. L'Inquisition portugaise de 1536 s'aligna sur les statuts de 
21 Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Dis-moi tes proverbes je te dirai qui tu es à l'Institut universitaire d'Etudes 
juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007. 
17
pureté du sang, soupçonnant tous les anciens israélites de « sorcellerie judaïsante ». En 
1580 sous le règne de Philippe II le Portugal fut annexé au royaume d'Espagne, et de 
nombreux conversos s'installèrent de nouveau en Espagne. La situation à Lisbonne 
n'avait cessé de se dégrader. Le massacre de la Pâque 1506 témoignait, au coeur d'une 
épidémie de peste, de la fureur populaire contre les juifs, plus violente encore que celle 
des souverains. 
La nuit du 17 avril 1506 des magistrats municipaux surprirent une vingtaine de nouveaux 
chrétiens en train de célébrer le Seder, la Pâque juive. Ils arrêtèrent une dizaine de 
personnes, vite relâchées par ordre royal. Le peuple ne comprit pas cette clémence et 
commença à soupçonner les accusés de corruption et de connivence avec les milieux du 
pouvoir. Le 19 avril une lumière surnaturelle fut aperçue par la foule venue prier et 
implorer la clémence de Dieu face à la terrible épidémie traversée par le peuple lisboète, 
mais des convertis doutèrent ouvertement du phénomène. A l'extérieur de l'église l'un 
d'entre eux fut lynché en public. Dès lors un véritable massacre s'organisa dans la capitale 
portugaise, spontané d'abord puis organisé par les autorités dominicaines. Voici un extrait 
de Histoire de Lisbonne, écrit par l'historienne Dejanirah Couto, à propos de cet épisode 
sanglant: « Maison après maison, grenier après grenier, la ville est ratissée et livrée au 
zèle de la populace. Les prisonniers sont tirés de leurs cachots et jetés vivants dans le 
bûcher devant São Domingos. On égorge aussi tous ceux qui, terrifiés par les cris de la 
foule, ont cherché refuge dans les églises. Comme les cadavres s’amoncellent à l’intérieur 
des maisons et dans les rues, des jeunes garçons leur nouent des cordes au cou, aux bras 
et aux pieds et les traînent jusque sur le parvis de São Domingos, où selon les témoins, 
gisent déjà plus de quatre cents corps. D’autres bûchers flambent dans plusieurs quartiers 
de la ville, et on y jette pêle-mêle les vivants et les morts »22. Le bilan du plus grave 
pogrom du Portugal fut très lourd, on estime le nombre de victimes entre mille et deux 
mille. L'antisémitisme recouvrant toute sa vigueur en Espagne au XVIème siècle, 
beaucoup de convertis finirent par quitter définitivement la péninsule ibérique, préférant 
développer leurs réseaux marchands dans des villes d'Europe du Nord, religieusement 
plus tolérantes. 
22 COUTO Dejanirah, Histoire de Lisbonne, Fayard, Paris, 2000, pp. 150-151. 
18
Des communautés se développèrent en France sur la côte atlantique, à Bayonne et 
Bordeaux, en Italie à Ferrare, Ancône et Venise, mais aussi en Hollande. En 1582 la prise 
d'Anvers par Philippe II d'Espagne et le duc d'Alba obligèrent de nouveau les Juifs à fuir 
avec les commerçants calvinistes de la ville vers le nord et la République hollandaise. A 
propos de ce nouvel exil Josef Kaplan fait remarquer la fatale destinée de la communauté 
séfarade, régulièrement mise en péril par le pouvoir espagnol23. Finalement, la ville 
d'Amsterdam devient un temps siège d'une communauté séfarade importante. Josef 
Kaplan estime « qu'à partir de 1630 Amsterdam devient une capitale du judaïsme 
séfarade », bien que sa communauté ne comprenne pas plus de quatre mille personne24. 
Là-bas, les Juifs ou convertis s'assimilent peu à peu, perdant progressivement tout lien 
avec leurs origines hispaniques. Selon Aldina Quintana, ils étaient déjà « trop 
christianisés » pour rejoindre leurs coreligionnaires dans l'Empire Ottoman25. 
Contrairement à ces derniers, ils parlaient un espagnol ou un portugais moderne, écrits en 
lettres latines et non pas en caractères hébreux. La propre communauté ne s'appela jamais 
« séfarade », mais « hispano-portugaise », preuve de cette perte d'identité religieuse. 
Cependant, les liens entre les deux aires culturelles ne cessèrent pas tout de suite. Les 
imprimeries de la ville publiaient des livres non seulement pour la communauté locale 
mais aussi pour les Juifs de l'Empire Ottoman, preuve de contacts fréquents entre ces 
deux foyers. 
Les Juifs de la République hollandaise, par leur maîtrise parfaite du latin et l'assimilation 
d'une éducation jésuite, participèrent activement à la République des Lettres26, aux 
polémiques théologiques et aux débats philosophiques. Ils contribuèrent à la 
restructuration rapide de leur identité, influencée par les principes moraux protestants et 
tournant le dos à une tradition juive historique. En somme, l'ancien « nouveau chrétien » 
devint aux Pays-Bas un « nouveau juif ». Le judaïsme fut pour eux l'objet d'une redécouverte 
alors qu'ils n'en avaient qu'une connaissance superficielle, descendant de familles converties 
23 Entretien accordé à Miguel Angel Nieto publié in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 
2003, p. 36. 
24 Ibid p. 37. 
25 Ibid p. 37. 
26 La « République des Lettres » est une expression désignant le premier réseau d'intellectuels extra-territorial en 
Europe. Elle est un espace virtuel qui regroupe la communauté des humanistes dès le XVème siècle. Cf BOTS 
Hans, La République des Lettres, Belin, Paris, 1997, 188p. 
19
depuis trois ou quatre générations. La pratique de leur religion s'accompagna d'une assimilation 
des principes humanistes peu à peu sécularisés. Des membres de la communauté questionnèrent 
le retour à la religion originale. Né au Portugal Uriel da Costa fut extrêmement déçu par le 
passage du biblisme pratiqué en secret dans son pays natal à la pratique ouverte de la religion 
juive consécutive à son exil à Amsterdam. En 1616 il publia à Hambourg en portugais 
Propositions contre la tradition, s'insurgeant contre les dogmes religieux, interrogeant la 
vérité divine des Ecritures et l'élection du peuple juif. Juan de Prado, né en Espagne et lui 
aussi réfugié dans la communauté amstellodamoise, suivra le même chemin critique. 
Enfin, ami de ce dernier et plus célèbre intellectuel hispano-portugais, Baruch Spinoza 
rendit la critique religieuse plus intéressante encore. 
L'importance de la communauté séfarade nord-européenne ne se limita pas à Amsterdam. 
Elle essaima dans le Nouveau monde, adhérant au projet colonial de la Hollande et du 
Royaume-Uni, et dans une moindre mesure à ceux de la France et du Danemark. Les 
Juifs développèrent leurs finances dans le contexte libéral hollandais, favorisant entre 
1620 et 1621 la création d'institutions aussi déterminantes pour le capitalisme moderne 
que la Banque d'Amsterdam ou la Compagnie des Indes occidentales. Le comptoir de 
Curaçao fut conçu par les Séfarades comme un premier laboratoire dans la mise en place 
du commerce international. Actuel responsable du cimetière juif de cette île, Henry Van 
der Kwast rappelle dans une interview réalisée par Miguel Angel Nieto27: « Les premiers 
Juifs qui arrivèrent en 1651 étaient des aventuriers. Ils connaissaient Recife au Brésil, car 
cette ville avait des relations déjà très intenses avec Amsterdam. Quand la Hollande 
s'emparèrent de « l'île inutile » [Curaçao] des Espagnols ils décidèrent de commencer une 
nouvelle vie, une nouvelle fois, pour se faire commerçants et marins ». Très vite leurs 
activités portèrent leurs fruits. Le processus fut comparable dans les possessions 
d'Amérique du Nord. En 1657 la liberté de culte fut reconnue pour les Juifs de la 
Nouvelle-Amsterdam, regroupés en plusieurs familles d'origine séfarade28. 
Pour conclure, ces brefs rappels sur la branche occidentale de la diaspora séfarade 
interroge l'héritage culturel du monde hispanique. Le premier journal juif La Gazeta de 
27 Ibid p. 39. 
28 LEVITT Corinne, Les juifs de New-York à l'aube du XXIème siècle, Connaissance et savoirs, Paris, 2006, p. 36. 
20
Amsterdam fut imprimé en espagnol en Hollande29 et les communautés d'Amérique latine 
assujetties par l'Espagne se réadaptèrent à un environnement castillan, mais le legs 
culturel des séfarades avait pourtant changé : il sortait des cadres issus de la tradition 
médiévale et s'ouvrait davantage à l'entreprise des Temps modernes. On observa une 
refonte totale de l'identité juive en accord avec les idéaux politiques européens en plein 
essor, et une assimilation progressive aux principes des Lumières. Les Juifs ne 
conservèrent l'espagnol que dans leur liturgie, leur rite restait séfarade, mais leur 
assimilation relative empêcha le processus d'accumulation culturelle propre aux branches 
orientales de la diaspora. 
2°) Les Séfarades au Maghreb 
Les migrations juives entre la Péninsule ibérique et l'Afrique du Nord sont 
particulièrement anciennes, même si elles s'intensifièrent suite aux pogroms de 1391 en 
Castille30. Déjà au XIIème siècle Moise Maïmonide fuyait la ville de Cordoue avec sa 
famille pour s'installer à Fès, contraint par le fanatisme musulman des Almohades. Son 
père souhaitait intervenir auprès du calife Abd-el-Moumen pour assouplir sa politique 
envers les minorités, ce qu'il ne réussit à faire. Maïmonide mourut en exil en Egypte. 
Après la Reconquista, la répression menée par les chrétiens obligea les minorités non-catholiques 
à émigrer au Maroc, comme des dizaines de milliers de morisques 
soupçonnés de pratiquer secrètement la religion musulmane. Les historiens estiment entre 
dix et vingt mille le nombre de Juifs qui quittèrent l'Espagne pour le Maghreb31. Ils furent 
vraisemblablement accueillis au Maroc par d'importantes communautés israélites 
historiquement très anciennes. La présence juive au Maghreb est attestée depuis la 
découverte du cimetière d'Ifrane dans l'Anti-Atlas32 à plus de deux mille ans. Le judaïsme 
aurait été importé par des Phéniciens ante-talmudiques. Il influença de façon durable les 
populations berbères. L'hypothèse de conversion de ces populations au monothéisme 
29 Le premier numéro parut le 12 septembre 1672, exactement huit ans avant la publication du journal Kurant écrit 
en yiddish. Cf SANTOJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la literatura de los sefardíes, 
Diputació de Valencia Alfons el Magnànim, Valencia, 2001, 76p. 
30 SANTONJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la lengue y reflexiones sobre la lengua y la 
literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia, Valence, 2001, p. 12. 
31 NIETO, El último sefardí Op. cit. p. 29. 
32 Cours de TOZY Mohamed, Géopolitique du monde arabe à l'IEP d'Aix-en-Provence, 03/10/2011. 
21
avant l'arrivée de l'Islam fait toujours débat, mais il a été démontré que de nombreux 
vocables berbères ont été empruntés au langage hébreu33. 
Pour distinguer ces populations culturellement différentes les judéo-arabes ou judéo-berbères 
furent appelés tochavim, de l'hébreu תושבים « résidents », quand les nouveaux 
venus judéo-espagnols furent nommés mégorashim, de l'hébreu מגורשים « renvoyés ». 
Selon Jonathan Benros l'exil des Séfarades fut probablement perçu comme un élément 
essentiel à l'émancipation des Juifs autochtones, et la possibilité pour eux de renforcer 
leurs positions commerciales34. On remarque cependant que la solidarité religieuse se 
heurta à des incompréhensions culturelles latentes : les Judéo-espagnols qui jouissaient 
d'un grand prestige intellectuel s'installèrent dans les grandes cités du Nord du Maroc 
(Tétouan, Tanger, Larache), isolant de fait les tochavim, populations traditionnellement 
agricoles établies dans les vallées montagneuses de l'Atlas. 
Le destin des megorashim se confondit de nouveau avec celui des souverains espagnols. 
Les anciens inquisiteurs les approchèrent pour qu'ils collaborent activement à la 
protection des possessions africaines contre l'Empire Ottoman. Les séfarades firent office 
de traducteurs et de médiateurs avec les musulmans. Malgré leurs contentieux la 
proximité linguistique et culturelle facilita ce rapprochement, et plus de cinq cents Juifs 
se mirent au service de la Couronne espagnole lorsque ceux-ci s'emparèrent de Mers el 
Kebir en 1507 et d'Oran en 1509. Cette exception dans la politique espagnole ne 
manifeste pas d'assouplissement envers la question juive, mais la prise en considération 
de l'utilité de cette population dans un contexte musulman. En 1638 le rabbin de Tlemcen 
Jacob Cansino publia une nouvelle édition de l'ouvrage du rabbin salonicien Moise 
Almosino sur Istanbul et la dynastie ottomane, destinée à rappeler à la monarchie 
espagnole le profit qu'elle pouvait tirer d'une meilleure considération des Juifs, par leur 
fine connaissance du monde musulman35. 
33 BENROS Jonathan, Migrations juives du Maroc, Université de Michigan, 1991, 103p. 
34 Ibid p. 21. 
35 KRIEGEL Maurice, « Compte-rendu de l'ouvrage de Jean-Frédéric Schaub Les Juifs du roi d'Espagne » in 
Annales Histoire et sciences sociales, Vol.54, N°4, 1999, p. 989. 
22
Cette tentative ne suffit pas et les israélites furent de nouveau chassés de la ville en 1669 
sous la pression du fanatisme religieux, mettant un terme à la reconstitution d'une 
Espagne des trois religions sur le rivage sud de la Méditerranée jusqu'au protectorat nord-marocain 
(1912-1956). 
Dans le reste des territoires musulmans maghrébins les différences entre megorashim et 
kochavim finirent par s'estomper. Cependant, les contacts restaient discrets et l'on faisait 
jusque récemment la distinction en Algérie entre les « Juifs au béret » et les « Juifs au 
turban »36. Les différences sociales s'atténuèrent mais la pratique religieuse resta 
différente. Les Séfarades préféraient conserver les coutumes édictées par leurs rabbins. 
Appelées taqqanot de Castìa37 elles régissaient les pratiques matrimoniales et 
successorales. 
Outre le droit religieux, que reste t-il de l'héritage espagnol en Afrique du Nord ? La 
culture savante comme populaire fut essentiellement orale, et si nous savons que le 
quartier juif de Fès était réputé pour ses écoles rabbiniques il ne reste aucune trace écrite 
de ces enseignements38. La littérature profane et la poésie médiévale se transmirent de 
génération en génération, comme le rappelle Israël Katz39. Mais contrairement aux 
Séfarades de l'Empire Ottoman aucun corpus littéraire nous permet d'évaluer avec 
certitude les processus d'acculturation et de métissage en terre musulmane. La langue 
parlée était appelée haketia40, ancien espagnol teinté de très nombreux arabismes dont on 
retrouve aujourd'hui certaines traces chez les descendants des Judéo-espagnols 
marocains, en Israël ou aux États-Unis. Jusqu'au XIXème siècle la situation des Juifs au 
Maroc fut précaire, et même si le taux d'alphabétisation chez les megosharim était 
supérieur à celui des tochavim et des musulmans les conditions de vie dans les populeux 
mellahs ne présageait en rien de leur émancipation. 
36 AYOUN Richard, « Le judaïsme après l'expulsion d 'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté » in Histoire, 
économie et société, Vol. 10, N°10, 1991, p. 151. 
37 De l'hébreu taqqanot « règles » et de l'espagnol ancien Castía « Castille ». 
38 Informations recueillies à la synagogue du mellah « quartier juif » de Fès en février 2011. La synagogue ne sert 
plus aux offices religieux mais est ouverte au public. 
39 KAATZ Israël, « La música de los romances judeo-españoles » in En torno al romancero sefardí dir. 
ARMISTEAD S. SILVERMAN J., Seminario Menéndez Pidal, Madrid, 1982, p. 244. 
40 BUNIS David « Les langues juives du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord » in Le monde sépharade Tome II dir. 
TRIGANO Shmuel, Seuil, Paris, 2006. 
23
Le XXème siècle changea radicalement leur situation pour deux raisons essentielles. 
D'une part le protectorat espagnol dans le nord marocain (1912-1956) permit une 
« recastillanisation » rapide des communautés. Celles-ci balayèrent rapidement toute 
trace d’archaïsmes et d'arabismes dans leur langage. A la faveur de la situation politique, 
certains décidèrent de s'installer en Espagne, de traverser la Méditerranée une nouvelle 
fois. Uriel Macias estime qu'aujourd'hui soixante pour cent de la population juive 
d'Espagne, qui ne se compte par ailleurs que par quelques milliers, est originaire des 
villes marocaines de l'ancien protectorat41. La majorité émigra cependant en Israël. 
Dans toute l'Afrique du Nord l'union des peuples juifs, judéo-arabes, judéo-berbères et 
judéo-espagnols, fut accélérée par le travail de scolarisation en français de l'Alliance 
Israélite Universelle. L'imposition du français comme unique langue d'enseignement 
s'accompagna d'une nouvelle politique de cohésion. Les Juifs devaient prendre 
conscience de leur appartenance à une communauté ethnico-religieuse unique. Cette 
idéologie amorça la confusion autour de l'acception moderne du terme séfarade, qui tend 
à décrire les Juifs orientaux dans leur ensemble, non plus au regard du droit religieux 
mais selon une recentration ethnique de la judéité, premier pas vers une politique sioniste 
qui niera les différences culturelles des « judéo-peuples ». 
L'assimilation à la culture européenne fut en Afrique du Nord extrêmement rapide. Elle 
s'accompagnait d'une prise de conscience d'appartenance à un peuple destiné à 
s'émanciper, au Maghreb comme ailleurs42. En Algérie les Juifs furent rapidement 
assimilés aux Pieds-noirs, culturellement mais aussi juridiquement avec le décret 
Crémieux en 1870. Par l'intervention de la puissance colonisatrice ils devenaient 
européens de droit, et les descendants des Séfarades ne conservèrent que des aspects 
marginaux de leurs traditions espagnoles. 
41 Interview d'Uriel Macias accordée à Miguel Angel NIETO in NIETO, El último sefardí, Op. cit. p. 34. 
42 Pour approfondir le sujet lire ZAFRANI Haim, Pédagogie juive en terre d'Islam: l'ensignement traditionnel de 
l'hébreu et du judaïsme au Maroc, Maisonneuve, Paris, 1969, 191p. 
24
Pour résumer, notre choix de focalisation géographique sur les Balkans et la Turquie se 
justifie par le maintien dans cette région d'une population judéo-espagnole 
démographiquement significative et en mesure de conserver à travers les siècles sa 
culture hispanique tout en assumant des apports culturels liés au contexte ottoman. 
Comment expliquer cette spécificité ? 
3°) La reproduction du mythe andalou dans l'Empire Ottoman 
Le statut des Juifs dans le monde musulman n'était en rien enviable, mais il garantissait 
les ressorts identitaires du groupe en renforçant son isolement. Le dhimmi embrassait la 
religion du Livre et jouissait d'une protection en échange d'impôts divers43. En conservant 
cette organisation islamique classique, l'ottomanisme refusait l'expérimentation moderne 
de la citoyenneté pour valider ce que l'on appellera le communautarisme. Il sauvait pour 
un temps encore les minorités ethniques, linguistiques, et religieuses au risque de se 
retrouver à la marge de la modernité politique, c'est à dire incapable de rompre avec la 
tradition. Shmuel Trigano refuse de concevoir l'identité séfarade dans sa perspective 
folkloriste ou tribaliste, et dénonce la démarche des historiens, y compris israéliens, dans 
le regard traditionaliste qu'ils portent sur la communauté. L'auteur dénonce avec vigueur 
l'idée selon laquelle les Séfarades sont des intermédiaires privilégiés avec les populations 
musulmanes, sous prétexte qu'ils auraient vécu les idylles « judéo-arabes », en 
Andalousie comme dans l'Empire Ottoman. 
Venons en à considérer le « miracle andalou ». Il est communément admis que les 
royaumes arabes d'Andalousie sont des exemples historiques rares de cohabitation 
harmonieuse entre les trois religions du Livre, terreau d'une culture de la tolérance qui 
s’acheva par la Reconquista. Cette vision mythique naît de la convergence de visions 
historiographiques et politiques différentes. 
Selon Dominique Urvoy, le siècle des Lumières et la critique de l'absolutisme chrétien 
particulièrement féroce en Espagne pose une première pierre dans la construction du 
43 A propos du statut des minorités monothéistes dans le monde musulman LEWIS Bernard, « L'Islam et les non-musulmans 
» in Annales, Histoire, Sciences Sociales, N°3-4, 1980, p. 780. 
25
mythe. En insistant sur la dimension dramatique et humaine de l'expulsion des Maures et 
des Juifs par les chrétiens espagnols, les penseurs du XVIIème siècle reconstituent un 
cosmopolitisme qu'ils expliquent déterminant dans l'extraordinaire effervescence 
intellectuelle que connut l'Andalousie44: « Cette légende d'une Andalousie musulmane 
modèle a été convoquée par les Lumières pour contrer l'Espagne catholique qui étouffait 
le milieu intellectuel45 [...]. Le mythe de la convivialité des communautés dans 
l'Andalousie musulmane est donc artificiel, et avant tout tributaire d'une polémique 
antichrétienne. La véritable harmonie aurait pu être trouvée dans la ville de Bagdad du 
VIIIème siècle. » Si la conséquente production intellectuelle, littéraire et scientifique, 
n'est pas remise en cause, l'Histoire ne nous permet pas d'établir un lien de causalité entre 
fécondité intellectuelle et harmonie sociale. Comme nous l'avons déjà évoqué, 
Maimonide vécut en exil chassé par les Almohades au pouvoir, quand Averroès composa 
sous le règne trouble du calife Al Mansour. Il serait impossible de résumer ici l'histoire de 
l'occupation musulmane en Espagne, mais plusieurs périodes se distinguent, au cours 
desquelles effervescence intellectuelle et situations de paix sociale se succèdent sans 
systématiquement s'associer. Le IXème et Xème siècle voient l'émergence du pouvoir de 
l'émirat puis du califat omeyade de Cordoue, et les minorités religieuses sont relativement 
dociles tant que le pouvoir fait prospérer la péninsule. Mais suite à son effondrement et 
morcellement en une multitude de royaumes les règles de vie en communautés varient 
d'une ville à l'autre et les confrontations religieuses s'intensifient. Les princes chrétiens de 
la Reconquista alternent les alliances stratégiques avec les princes arabes et profitent de 
leur désunion, quand ceux-ci doivent se confronter à des révoltes internes qui en 
appellent souvent à la guerre sainte, et qui amènent notamment au pouvoir la dynastie 
almoravide et les fondamentalistes almohades. Les travaux des historiens mettent en 
exergue la très faible stabilité politique et sociale pendant les derniers siècles 
d'occupation musulmane46. 
44 Entretien de Dominique Uroy accordé à Rachid Benzine « Mythique Andalousie » in Le monde des religions, 
N°5, 2004. 
45 Il n'y eut, de fait, de «Siècle des Lumières» à proprement parlé en Espagne. Le mouvement intellectuel était 
considéré comme étranger, porté par les afrancesados « francisés » et donc traître à la patrie. 
46 A propos de l'histoire de l'Espagne musulmane Cf CLOT André, L'Espagne musulmane VIIIème-XVème siècle, 
Perrin, Paris, 2005, 429p. 
26
Un autre regard enferme l'histoire andalouse dans une conception an-historique, par des 
considérations essentiellement esthétiques. Il s'agit du regard orientaliste, héritier du 
romantisme, qui croit reconnaître dans la découverte de l'Andalousie du XIXème siècle le 
témoignage d'un raffinement culturel inégalé. Les Contes de l'Alhambra de Washington 
Irving47 deviennent en Occident très populaires, et participent à la constitution d'un 
imaginaire andalou féerique, où la fascination pour l'oriental se mesure aux sentiments 
d'admiration et de crainte qu'il provoque au même moment sur la rive sud de la 
Méditerranée. La finesse de l'architecture des palais nasrides de l'Alhambra de Grenade 
force l'admiration, on parle déjà de « nouvelle merveille du monde »48. Encore une fois 
une confusion s'opère entre création artistique et supposée paix sociale, la deuxième étant 
perçue comme condition sine qua non à la première. La splendeur de la culture 
musulmane en Andalousie est amplifiée par l'état de misère dans lequel on découvre le 
sud espagnol, en état de déclin supposé depuis le XVIIème siècle. Les ethnographes 
souhaitent mettre à nu les coutumes et le folklore des Andalous pour retrouver des 
origines musulmanes ou juives49, restaurant l'idée d'une dégradation historique de la 
société espagnole. 
Ce regard orientaliste est aussi celui de Maurice Barrès, qui fait part de ses impressions 
après avoir visité Tolède en 1900 : « A Tolède j'ai respiré l'Orient. Dans cette ville de la 
kabbale les grands intellectuels d'Israël avaient recueilli et commenté l'héritage de la 
Judée, de la Babylonie et d'Afrique du Nord. Au milieu d'un public en toilettes claires et 
bercé par une musique infiniment paresseuse, sur ces centaines de figures chargées de 
siècles, sans être expert, je distinguais de nombreuses variétés du type sémitique: des 
Arabes et des Juifs habillés à l'espagnole. Il se prolonge indéfiniment dans mon 
imagination excitée l'intérêt que me donnent ces êtres qui se croient des catholiques 
espagnols et que je reconnais à leurs actes comme des Sémites »50. Dans l'orientalisme la 
perception sensorielle toute puissante laisse place au rêve, et permet ici une interprétation 
47 IRVING Washington, Les contes de l'Alhambra, 1832, réédition Phébus, Paris, 2004, 256p. 
48 Label aujourd'hui officiel de promotion touristique qui distingue les « sept nouvelles merveilles du monde ». 
49 Dans les Alpujarras, lieu des refuges des derniers morisques au XVIIIème siècle, on s'étonne du mode 
d'organisation de la société campagnarde et de leur parler «arabisé», et les recherches patronymiques mettent à 
jour l'influence juive et arabe. Cf BRENAN Gerald, Al sur de Granada, Siglo veintiuno de España editores, 
Madrid, 1988, 336p. 
50 BARRES Maurice cité in Tolède et Jérusalem, tentatives de symbiose entre les cultures espagnole et judaïque, 
dir. SHOHAM G. ROSENSTIEL F., L'âge d'homme, Lausanne, 1992, p. 16. 
27
fantastique de la réalité espagnole. Sous le regard guidé par la quête presque mystique 
d'un Orient biblique, la ville est réinvestie d'une réalité sociale vieille de quatre siècles. 
L'intellectuel français, aveuglé par le déterminisme culturel et l'esthétique orientale, reste 
cependant lucide sur son ressenti, oeuvre de son « imagination excitée ». Il participa lui-aussi 
au souvenir d'une Espagne non seulement savante et prospère, mais aussi douce et 
heureuse. 
Enfin, la troisième étape dans la construction du mythe andalou vient d'un regard cette 
fois spécifiquement juif, dans l'Europe centrale du début du XXème siècle. Shmuel 
Trigano affirme que des intellectuels ashkénazes y inventent l'idylle judéo-arabe pour 
proposer un modèle d'émancipation. Il estime que cette interprétation est décisive pour 
que les Juifs considèrent encore aujourd'hui la période d'occupation musulmane en 
Espagne comme celle d'un âge d'or. C'est précisément dans la constitution de cet âge d'or 
que les Séfarades rappellent la légitimité de leur culture en terre ottomane, 
symétriquement propice à la reproduction d'une Andalousie des trois religions51. 
Recentrer notre regard sur l'Empire Ottoman c'est aussi prendre en compte la 
démographie juive dans ses territoires : dans une cité à population majoritairement 
séfarade comme Salonique52 la transmission culturelle était sans aucun doute plus simple 
à assumer que dans le contexte caribéen ou hollandais, où malgré l'importance de leur 
rôle social et intellectuel les Juifs n'étaient que quelques milliers53. L'assurance 
démographique a fait de cette transmission un enjeu identitaire incontournable. Marie- 
Christine Bornes-Varol l'illustre par le volontarisme avec lequel les Séfarades de l'Empire 
Ottoman ont imposé leur langue espagnole, non seulement aux communautés juives 
autochtones, mais aussi aux commerçants non juifs, arméniens, grecs et turcs54. 
51 Conférence de Shmuel TRIGANO, Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris Nanterre, mars 2007. 
52 Salonique fut l'une des rares villes de l'Histoire majoritairement juives avant la création de l’État d'Israël, du 
XVIème à la fin du XIXème siècle. Cf VEINSTEIN Gilles, Salonique « la ville des juifs » et le réveil des 
Balkans, Autrement, Paris, 1992, 294p. 
53 Les historiens avancent des chiffres de 5000 israélites à Amsterdam, 2000 à Curaçao, et de manière générale 15 
000 en Europe du Nord et en Amérique au XVIIème siècle, bien loin des quelques 200 000 Juifs des Balkans et 
de Turquie. Ibid p. 45. 
54 BORNES-VAROL Marie-Cristine, Le judéo-espagnol vernaculaire d'Istanbul (Etude linguistique), thèse de 
doctorat, sous la direction de M. Haïm Vidal Sephiha, Université de la Sorbonne-Nouvelle Paris III, Paris, 1992, 
réédition Peter Lang, Paris, 2008, 578p. 
28
Nous reviendrons plus en détail sur la question linguistique comme premier marqueur 
identitaire. 
B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman 
Nous proposons dès à présent d'évoquer la condition des Judéo-espagnols dans l'histoire 
ottomane, en distinguant les différentes positions sociales au sein de la communauté. 
L'élite s'attira les faveurs de la Cour et favorisa le développement de foyers séfarades en 
Terre sainte. La majorité du peuple juif vivait en revanche dans un contexte de tensions 
multiethniques latent, l'aménagement de la cohabitation entre les minorités ne 
garantissant pas toujours la paix sociale. 
1°) Débats historiographiques sur l'intégration de l'élite judéo-espagnole 
Dans l'Empire Ottoman qui ne s'occupait de ses peuples et minorités qu'à l'heure de 
recueillir les impôts et de réprimer les éventuelles rébellions, les Séfarades organisés en 
communautés urbaines ont joui d'une relative autonomie au fil des siècles, disposant de 
leurs propres tribunaux rabbiniques, de leurs administrateurs et de leur système éducatif. 
Le Grand Rabbin de l'Empire était désigné par le Sultan ou son délégué, sur proposition 
des délégués communautaires. 
L'accueil du sultan Bajazet II permit aux communautés juives d'envisager un progrès 
économique important. Sa déclaration au grand rabbin Moshe Capsali en 1492 est restée 
célèbre : « Vous appelez Ferdinand d'Espagne un roi sage, lui qui appauvrit ses États et 
enrichit les miens ! »55. Le commerce, la fabrication d'armes, les industries du verre et du 
textile prospérèrent grâce au savoir-faire acquis par les Juifs en Espagne56. En 1553 le 
naturaliste Pierre Belon du Mans écrit dans Voyage au levant « Les Juifs qui sont en 
Turquie savent ordinairement parler quatre ou cinq sortes de langage […] partout où 
dominent les Turcs il n'y ni ville ni village où ils n'y habitent »57. Le botaniste 
55 SANTONJA, A la lumbre del día..., Op. cit. p. 11 
56 VEINSTEIN Gilles, « Sur la draperie juive de Salonique XVIème-XVIIème siècle » in Revue du monde 
musulman et de la Méditerranée, N°66, 1992, pp. 55-64. 
57 LEROY Béatrice, L'aventure séfarade, Flammarion collection Champs, Paris, 1991, p. 23. 
29
communique grâce à des interprètes juifs, et estime alors qu'à « aucun périple, aucun 
négoce sans eux ! ». Les Juifs occupèrent des postes convoités auprès du pouvoir 
ottoman, médecins, interprètes et ambassadeurs de la Sublime Porte. Le choix des sultans 
était éminemment stratégique, les permanentes négociations avec les princes d'Occident 
n'auraient pu être menées par des membres des minorités chrétiennes grecque, slaves ou 
arméniennes, soupçonnées de faire le jeu des royaumes Européens dans les guerres 
perpétuelles entre la croix et le croissant. 
Par leur connaissance du turc et du latin et le développement de fortunes commerciales, 
des Juifs furent aussi mandatés dans l'administration ottomane en qualité de banquiers. 
Selon Elena Romero, ils maintinrent un rôle essentiel dans le contrôle des finances de 
l'Empire jusqu'au XIXème siècle58. Cependant, la situation de privilège ne concernait 
qu'une minorité de la communauté, et celle-ci en tant qu'acteur de premier plan prenait 
des risques politiques face aux intrigues de la Cour et des janissaires : de nombreux Juifs 
furent exécutés au-lendemain de soulèvements pour avoir participé à telle ou telle 
politique59. De plus, certains furent invités à se convertir à l'islam pour accéder aux plus 
hautes sphères de l’État, ce qui explique notamment que plusieurs médecins des Sultans 
étaient de nouveaux musulmans. Il serait impossible de retracer ici l'histoire complète du 
rôle joué par les courtisans juifs dans les politiques menées par l'Empire Ottoman, 
d'autant plus que celle-ci fait l'objet de débats historiographiques aux enjeux politiques 
latents. Nous nous contenterons de citer en exemple les biographies de Gracia et Joseph 
Nassi, personnages emblématiques devenus célèbres dans l'imaginaire séfarade60. 
Issus d'une famille marrane d'origine portugaise Beatriz Mendez et Joao Migues de leurs 
noms chrétiens sont à la tête de l'une des plus grandes fortunes européennes grâce au 
commerce des épices entre Anvers, Lisbonne et les Indes. Développant leurs réseaux 
commerciaux en Hollande et en Italie, ils tissent des liens avec des princes de ces pays, 
inquiétant les souverains d'Europe. Arrêtée à Venise, suspectée de judaïsme, Beatriz 
58 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos, CSIC, Madrid, p. 208. 
59 Ibid p. 220. 
60 Notre développement sur les deux personnages s'appuie sur les données recueillies dans l'article de Maurice 
Krieger « Néo-capitalisme et mission des Juifs » in Annales. Économies, sociétés, civilisations, N°4, 1979, pp. 
684-693. 
30
Mendez se voit confisquer sa fortune. Le roi de France Henri II décide d'annuler sa dette 
commerciale envers la firme pour des raisons religieuses. Finalement grâce à 
l'intervention de son neveu Joao Migues Beatriz est libérée et finit par professer sa foi 
juive à Ferrare avant de s'exiler dans l'Empire Ottoman en 1553. Là-bas, les deux figures 
familiales retournent officiellement vers leurs origines juives et changent de nom. Leur 
entreprise économique n'est pas pour autant mise en danger, et leur influence politique ne 
cesse de s’accroître. En 1556 pour protester contre la décision du pape Paul IV d'exécuter 
vingt-quatre marranes à Ancône Joseph Nassi parvient à organiser un blocus du port des 
États du pape. En 1560 les Nassi obtiennent du sultan Soliman le Magnifique 
l'autorisation de construire un centre juif à Tibériade. Sous le règne de Selim II Joseph 
devient l'homme de pouvoir le plus influent de l'Empire. Convoitant la souveraineté de 
l'île de Chypre, il se fait d'abord nommer duc de l'île de Naxos par le sultan. Principal 
instigateur de la politique extérieure de l'Empire, il tombe cependant en disgrâce après la 
bataille de Lépante en 1571 et la mort de Sélim II en 1574. 
Quelles leçon tirées de l'extraordinaire destin de Gracia et Joseph Nassi ? L'élite judéo-espagnole 
dans l'Empire-Ottoman se distinguait par ses origines marranes. Elle sut 
s'attirer les faveurs des sultans par sa familiarité avec les mécanismes du capitalisme 
moderne en plein essor en Hollande. Dans un article intitulé Le marrane ou 
l'entrepreneur Maurice Kriegel de l'Université de Haïfa s'interroge sur l'émergence d'une 
telle élite61. Contrairement à l'époque espagnole où les souverains chrétiens ou 
musulmans faisaient appels aux Juifs selon leur bon vouloir, une véritable stratégie de 
reconversion des familles marranes persécutées en Europe se serait mise en place dans 
l'Empire Ottoman. L'Inquisition portugaise menaçait la firme des Mendez, et la 
Méditerranée orientale représentait pour eux l'ouverture d'un nouveau marché : « Ce 
qu'évitent les Mendez en quittant l'Europe occidentale, ce n'est donc pas le christianisme, 
mais le risque d'un démentèlement de leurs réseaux commerciaux par l'arbitraire 
inquisitorial ». L'orientation d'une politique mercantiliste entre les marranes d'Italie et les 
Turcs dicte alors la politique extérieure de l'Empire, comme en témoigne le blocus 
d'Ancône mais aussi la politique anti-française menée par Joseph Nassi. Sous prétexte 
61 Ibid p. 691. 
31
d'inimitiés religieuses, les marranes les plus riches ne cesseront de limiter l'influence 
économique des souverains chrétiens en Méditerranée. La guerre de Chypre menée par 
les Turcs contre Venise en 1571 est l'une des conséquences de cette diplomatie. Les 
chroniqueurs de l'époque interprétaient le projet de Joseph Nassi d'installer une colonie 
juive dans l'île comme origine première de l'occupation. Fernand Braudel refuse 
d'aborder la conquête des Ottomans « par les mauvais chemins de la biographie et de 
l'anecdote ». Il cherche la cause de la guerre dans la situation géographique de Chypre, 
propice aux visées du monopole ottoman, mis en pratique par l'action des modernisateurs 
de l'Empire62. C'est dans un second temps qu'agit l'influence de Joseph Nassi et 
l'importance des biographies particulières. 
L'histoire des Nassi est celle du décalage profond entre une élite juive richissime et des 
coreligionnaires pauvres entassés dans les mellahs insalubres de Salonique ou d'Istanbul. 
Les écarts de richesse au sein d'une même communauté religieuse caractérisaient 
l'Espagne médiévale. Pourtant, le pouvoir califal en préservant les structures sociales 
traditionnelles et le système des millet63 ferma aux masses les portes d'accès au progrès 
économique et à la modernité politique, annonçant le délitement de l'Empire et sa 
décadence. Le débat historiographique porte sur le rôle des minorités dans le maintien de 
cette inertie : l'exemple des Nassi appuie la thèse selon laquelle les élites des minorités 
(juive, grecque et arménienne) ont imprimé le rythme d'une modernité économique, mais 
certains historiens estiment que les prétendus modernisateurs de l'Empire Ottoman ont en 
fait prospéré dans un cadre archaïque qu'ils ont de fait renforcé. 
Ellis Rivkin, historien qui a participé à la déconstruction du mythe de Joseph Nassi, 
réduit son parcours à de simples considérations économiques64. Sa richesse lui aurait 
permis de s'émanciper du cadre traditionnel de l'Empire Ottoman, car après tout Nassi 
n'agissait pas en tant que juif ni même en tant que nouveau chrétien, son Dieu à lui étant 
62 BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Tome II, Armand 
Colin, 1982, pp. 371-372. 
63 Le sytème de millet, reconnaissance d'une communauté et de ses droits, dérives de la conception islamique du 
dhimmi mais accorde cette fois des prérogatives collectives. Il était traduit par le terme de nation sous l'Empire 
Ottoman. 
64 RIVKIN Ellis, The shaping of Jewish history. A radical new interpretation, Charles Scribner's sons, New-York, 
1971, p. 256. 
32
le profit. Il faut rappeler qu'embrasser une religion de livre dans l'Empire était une 
question de survie. Sa conversion au judaïsme n'aurait été que formelle. Rivkin 
déconstruit l'humanisme oriental des Nassi, l'apologie dont ils font l'objet dans le monde 
judéo-espagnol : en soutenant des oeuvres charitables, Gracia n'était-elle pas surnommée 
le « coeur de son peuple » ou « la Dame » à Istanbul65 ? 
Tout en se plaçant contre le regard apologique Maurice Krieger tempère cette critique. 
Selon lui les Nassi n'incarnent pas la volonté d'émancipation capitaliste. Leurs activités 
bien que lucratives s'appuyaient sur une pratique très traditionnelle du commerce. « Il 
afferme les impôts sur les infidèles, chrétiens ou juifs, et son ennemi à la cour du sultan, 
le grand vizir Mohamed Sokolli, se refuse à l'appeler par son titre de duc de Naxos : il le 
désigne avec dédain comme un fermier d'impôts66 ». Nassi intensifia les échanges mais 
s'octroya de larges monopoles, notamment celui de la production de vins ou de cire67. Son 
activité économique était liée aux services rendus à l'Empire et aux concessions que 
celui-ci accordait en échange. Selon Halil Inalcik, les marranes surent s'adapter au cadre 
d'une politique ottomane qui se prolongea jusqu'au XIXème siècle, ils ne furent donc pas 
porteurs de changements économiques fondamentaux, et encore moins de changements 
politiques et sociaux68. 
Pour conclure, la question de l'élite juive dans l'Empire Ottoman est indissociable de 
l'arrivée massive des marranes en Turquie aux XVIème et XVIIème siècles. Par leur 
connaissance des royaumes chrétiens, ces élites ont pu jouer le rôle d'intermédiaire 
commercial et diplomatique entre l'Orient et l'Occident. Cependant, malgré les fortunes 
accumulées et l'influence grandissante à la Cour, elles se sont accommodées d'un mode 
de gestion oriental et n'ont jamais pensé la modernisation de l'Empire. Il faudra attendre 
l'ère des Tanzimats et la révolution des Jeunes Ottomans pour remettre en question ce 
modèle. Fernand Braudel estime que le profil de Jospeh Nassi s'apparente à celui du 
65 Sur la vie de Gracia Nasi/Mendes cf CLEMENT Catherine, La Senora, Calmann Levy, Paris, 1994, 418p. ; 
ROTH Cecil, Dona Gracia Nasi, Liana Levi, Paris, 2007, 223p. 
66 KRIEGER Maurice, « Néo-capitalisme et mission des Juifs: l'idéologie émancipatrice d'Ellis Rivkin » in 
Annales, Économies sociétés civilisations, N°4, 1979, p. 688. 
67 INALCIK Halil, « Capital formation in the Ottoman Empire » in Journal economic history, N°29, 1968, pp. 122- 
123. 
68 Ibid p. 124. 
33
marchand grec Michel Cantacuzène, « fermier des revenus de plusieurs provinces, de 
nombreuses douanes, maître des salines de l'Empire, et fabuleusement riche69 ». 
L'assujettissement des peuples et minorités de la mosaïque ottomane ne s'explique pas 
seulement par une conception islamique classique du pouvoir, par un rapport d'allégeance 
et de soumission traditionnel. Il faut aussi souligner le rôle joué par les élites de ces 
minorités dans le maintien du modèle. Leur alliance avec le pouvoir suprême se traduisait 
par le maintien de structures oligopolistiques dans la gestion des affaires économiques 
comme politiques. 
2°) Le « Présionisme » dans l'Empire Ottoman 
Les communautés judéo-espagnoles de Palestine, quoique peu nombreuses, fondèrent des 
foyers culturels, religieux et spirituels de première ordre. L'exemple du développement de 
Safed, la ville bleue des Kabbalistes, est éclairant. Mystique développée au coeur du 
Moyen-Âge espagnol, la Kabbale trouva refuge en Palestine et révéla des savants tels que 
Moise Cordovero, et l'une des autorités rabbiniques les plus influentes du judaïsme, 
Yossef Karo. Tous deux nés en Espagne, ils furent les dépositaires d'une culture religieuse 
savante, fierté des Séfarades qui aiment à rappeler leur ancienne supériorité intellectuelle 
sur le monde ashkénaze70. Leurs tombeaux dans le vieux cimetière de Safed font 
aujourd'hui l'objet de pèlerinages et de cultes particulièrement populaires. 
La population juive de la ville connut un essor important au XVIème siècle, et la 
première imprimante du Moyen Orient y fut construite en 1577. En 1584, la cité comptait 
pas moins de trente-deux synagogues71. Ces données recueillies par Abraham David nous 
renseigne sur la présence juive en Terre sainte, plusieurs siècles avant le sionisme 
moderne. Cependant, les Séfarades cohabitaient avec des communautés juives 
ashkénazes, kurdes et irakiennes, et la culture populaire judéo-espagnole ne se déployait 
jamais en dehors de l'espace familial, comme me le confirmèrent les responsables du 
69 BRAUDEL Le monde méditerranéen..., Op. cit. p. 41. 
70 Entretien avec des membres de Ladinokomunita à Madrid le 09/10/10. 
71 ABRAHAM David, ORDAN Dena, To come to the land:Immigration and settlement in 16th century in Eretz 
Israel, University of Alabama press, Tuscaloosa, 2010, p. 117. 
34
centre Beit Hameia72. L'histoire chaotique de la Terre Sainte décima à plusieurs reprises le 
foyer juif de Safed, victime des razzias druzes en 1628 et en 1662, d'une épidémie de 
peste en 1742 et d'un tremblement de terre en 175973, ce qui transforma considérablement 
la composition de la population. Dans un contexte particulièrement hostile, le quartier juif 
ne survit que grâce aux donations de coreligionnaires du monde entier74. 
Il est impossible de savoir jusqu'à quelle époque les descendants des Judéo-espagnols 
continuèrent à pratiquer la langue et les coutumes hispaniques. Face aux populations 
sunnites et druzes les Juifs de la cité savaient oublier leurs origines distinctes et faire 
preuve de solidarité. Ils maîtrisaient tous l'hébreu et l'arabe75. Aussi devons-nous nous 
méfier de la remarque du diplomate espagnol Rafael Dezcallar qui suite à son séjour entre 
1989 et 1992 écrivit « Safed est une ville traditionnellement religieuse et séfarade. On 
voit de toute part des Juifs orthodoxes mais en revanche le ladino tombe en désuétude en 
faveur de l'hébreu moderne. On entend de plus en plus rarement dans les rues les accents 
et intonations du castillan du XVème siècle »76. On peut douter de l'optimisme relatif de 
ces observations, certes légitime pour un citoyen espagnol promoteur de l'hispanisme, 
mais qui emprunte un raccourci historique faux : les Séfarades ne sont plus les ancêtres 
de la population actuelle de Safed, aujourd'hui totalement imprégnée d'identité ashkénaze, 
célébrée chaque année par le festival international de musique klezmer. L'usage de 
l'espagnol se serait éteint à la fin du XIXème siècle, quand la population ne comptait plus 
qu'une poignée de Judéo-espagnols, bien que nous n'ayons aucune certitude à ce sujet, les 
textes écrits en castillan étant absents des archives maintes fois détruites de la ville77. 
72 Le centre Beit Hameia est un espace dédié à l'histoire de la communauté juive à Safed, et à sa présence 
antérieure à la création de l'Etat d'Israel. 
73 SAULCY (de) Félicien, Voyage en Terre sainte, Librairie académique, Paris, 1865, p. 453. 
74 Déjà au XVIIème siècle dans une période de relative stabilité politique l'italien et orientaliste Franciscus 
Quaresmius soulignait les « contributions des Juifs d'autres parties du monde » pour la « survie des Hébreux ». 
Cf ROBINSON Edward SMITH Eli, Biblical researches in Palestine, Mount Sinai and Arabia Petrae, Crocker 
and Brewster, London, 1841, p. 333. 
75 Informations du musée du centre Beit Hameia. 
76 DEZCALLAR Rafael, Tierra de Israël tierra de Palestina, Viajes entre el desierto y el mar, Alianza ensayo, 
Madrid, 2003, p. 237. On remarque que l'auteur fait la confusion entre « ladino » et « judéo-espagnol», 
distinction sur laquelle nous reviendrons dans le I-2-A. 
77 Nous avons évoqué les épreuves terribles auxquelles furent confrontées les communautés juives de Safed au 
XVII et XVIIIème siècle, mais il faut noter que la ville fut détruite à plusieurs reprises au XIXème et XXème 
siècle, notamment en 1929 pendant les révoltes arabes. 
35
Autre ville sainte du judaïsme Tibériade sous la domination ottomane connut aussi une 
arrivée massive de Juifs espagnols. Lieu de pèlerinage et de sépulture du savant 
Maïmonide, les rives de la mer de Galilée furent investies par des familles séfarades dès 
1563, grâce à l'intervention auprès du sultan Soliman Ier de l'homme d’État et ministre 
juif de l'Empire Ottoman Joseph Nassi78. Nous ne reviendrons pas sur le parcours 
exceptionnel du personnage mais devons souligner la singularité de son projet. Joseph 
Nassi imagina l'organisation d'une communauté juive émancipée par le travail, loin de 
l'espérance religieuse des kabbalistes de Safed à quelques kilomètres de là. Maurice 
Krieger écrit : « Il voulut réédifier Tibériade et se détourna de Safed peuplé par les 
religieux attendant la délivrance d'en-haut79 ». Le projet de reconstruction de la ville et de 
colonisation par des Judéo-espagnols s'articula autour de l'organisation de la production 
de soie et d'une industrie textile. Joseph Klausner voit dans cette entreprise les prémices 
du sionisme moderne, un projet politique spécifiquement juif qui rompt avec la 
tradition80. Et Maurice Krieger de renchérir : « L'analogie avec Herzl, cet « assimilé », 
vient spontanément à l'esprit : on conçoit que le marranisme et l'intégration dans le 
monde juif aient pu servir de propédeutique à un présionisme81 ». 
La mort de Joseph Nassi porta un coup dur au projet, et encore une fois la ville fut rasée 
par les attaques druzes au XVIIème siècle. La communauté ne put se reformer qu'à partir 
de 1740, lorsque le chef bédouin Daher el Omar appela le rabbin Moshe Abulafia et ses 
coreligionnaires à reconstruire et repeupler la cité82. Pour détruire le fief du chef bédouin 
devenu dangereusement indépendant le vizir de Damas assiégea Tibériade sur ordre du 
sultan. Les Juifs furent prier d'évacuer la ville, mais ceux-ci refusèrent et résistèrent au 
coté du pouvoir bédouin. L'alliance judéo-bédouine nous semble intéressante, 
essentiellement parce qu'elle contredit l'idée selon laquelle les Juifs de l'Empire Ottoman 
étaient tous soumis au pouvoir de Constantinople. 
78 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos: fuentes poéticas para la historia de los sefardíes de los Balcanes, 
Consejo superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 2008, p. 116. 
79 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 689. 
80 KLAUSNER Joseph, Quand une nation lutte pour sa liberté, Essais historiques, Sefounot, Jérusalem, 1966, 
pp. 193-210. 
81 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 690. 
82 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. p. 117. 
36
A Salonique fut recueilli en 1753 un texte écrit en judéo-espagnol célébrant cet épisode, 
témoignage des alliances locales et a-confessionnelles aujourd'hui volontairement 
occultées83: 
« […] Dieu conseilla le Pacha qu'il écrive au rabbin 
Qu'il sorte lui et ses gens pour qu'ils vivent 
Que s'ils restaient et que ses soldats arrivaient 
Même l'âme des Juifs de Tibériade ne pourrait s'échapper 
Le rabbin Abulafia qui entendit ceci 
Fit appeler dans toute la juiverie 
«Celui qui a confiance, avec moi s'abritera 
Il n'y a de raison de sortir et de laisser Tibériade » 
Les aventures des Juifs séfarades en Terre Sainte ont donc été contées dans le coeur 
géographique et politique de l'Empire Ottoman, quand celui-ci contenait avec peine les 
révoltes et soulèvements de ses minorités. Comme dans le cas de la communauté de 
Safed, les Juifs de Tibériade s'associèrent à des Juifs originaires du Yémen ou d'Europe 
Orientale. En 1850 la ville comptait trois synagogues, et quatre-vingt feux de rite séfarade 
(des Judéo-espagnols mais aussi des Judéo-arabes) pour une centaine de familles 
ashkénazes84. 
L'expérience « sioniste » de Tibériade va contre l'idée reçue selon laquelle les Séfarades 
sont naturellement plus hostiles au sionisme. L'idéologie sioniste n'est pas même 
l'apanage des milieux intellectuels ashkénazes. Selon Pilar Romeu l'ouvrage rédigé en 
1840 par le rabbin de Sarajevo Alkalay Shalom Yerushalaïm est le premier manifeste 
sioniste de l'histoire contemporaine85. Il affirme dans ses écrits que la rédemption doit 
avoir lieu dans mois d'un siècle, que la terre légitime des Juifs est celle de Palestine, et 
83 Ibid p.133 Traduction libre depuis la version judéo-espagnole écrite en caractères latins, publiée dans 
MODIANO Isaac Shmuel, «Complas de Tebaria» in Séfer renanat mizmor, Salonique, 1753 : Dio consejo el 
Pacha que a el Rab le escriban / que se salga él con su djente para que ellos vivan / enpero, si quedaran 
adientro y su djente ahi ariban / no escapará almas de los djidios de Tebariá / El Rab Abulafia que esto oyiría / 
mandó presto a llamar por toda la djudería / Todo el que tiene habtahá y con mi se abrigaría / no es razón de 
salir y dedjar Teberiá. Cet épisode est aujourd'hui oublié dans le contexte du conflit israélo-palestinien, mais ce 
type d'alliance se reproduit plusieurs fois dans l'histoire de la Palestine. 
84 SCHWARZ Joseph, Descriptive geography and brief historical sketch of Palestine, A. Hart, 1850, p. 42. 
85 Conférence de Pilar ROMEU, Apogée et décadence du judéo-espagnol, Insitut d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, 
2006. 
37
que leur langue doit être l'hébreu. Andrew Hedler pense que ses idées ont durablement 
inspiré Theodore Herzl. Alkalay s'installa à Belgrade dans la communauté de Zemun, 
point de jonction géograpahique entre le monde séfarade et ashkénaze, et y rencontra en 
effet le père et le grand-père d'Herzl86. Esther Benbassa propose une nouvelle lecture du 
sionisme dans l'Empire Ottoman, affirmant qu'il « se renforça face aux difficultés des 
communautés dans l'Empire87 ». 
Pour conclure, bien qu'animées par des projets différents, les communautés de Safed et de 
Tibériade souffrirent toutes deux d'une insécurité constante et des destructions 
systématiques. Terre d'élection pour des milliers de réfugiés « espagnols », la Palestine ne 
conserva pas, en dehors de son rôle religieux, cet apport identitaire hispanique. 
3°) La coexistence dans l'Empire vue par les Séfarades 
La majorité de la population séfarade, concentrée dans les mellah des villes de l'Empire, 
vivait essentiellement d'artisanat. La cohabitation avec le pouvoir et la majorité islamique 
ou orthodoxe n'était pourtant pas pacifique. Comme les autres minorités de l'Empire les 
Juifs souffraient des pillages du corps des janissaires et des abus et extorsions des 
gouverneurs locaux. En revanche, ils étaient les seuls régulièrement accusés de crime 
rituel88. À une époque où les souverains européens ne réagissaient pas face à de telles 
allégations les sultans intervinrent à plusieurs reprises. En 1540, face à l'accusation de 
crime rituel proférée par la communauté orthodoxe d'Amasya, Soliman le magnifique 
émit un décret interdisant aux valis (gouverneurs de province) et aux juges d'avancer des 
accusations, lesquelles devaient être directement examinées par la Cour impériale89. Plus 
tard en 1840 le sultan Abdul Majid rédigea un décret de condamnation d'accusation de 
crime rituel : « Par l'amour que nous portons à nos sujets nous ne pouvons accepter que la 
86 HANDLER Andrew, The life and times of Theodor Herzl in Budapest (1860-1878), University of Alabama Press, 
Tuscaloosa, 1983, p. 161. 
87 BENBASSA Esther, « Le sionisme dans l'Empire Ottoman à l'aube du 20ème siècle » in Vingtième siècle, N°24, 
1999, p. 80. 
88 La calomnie de crime rituel est née en Allemagne au Moyen-Âge et se diffusa tant dans le monde chrétien que 
musulman. Il reposait sur la croyance que les Juifs utilisaient du sang d'enfants chrétiens dans la confection du 
pain azyme, de consommation obligatoire dans la communauté pendant les huit jours de la Pâque. 
89 GÜLERYÜZ Naïm, « La comunidad sefardí de Istanbul : historia y restos materiales » in El camino de la lengua 
castellana y su expansión en el Mediterráneo : las rutas de Sefarad, dir. Fundación de la lengua castellana, 
Madrid, 2008, p. 105. 
38
nation juive, dont l'innocence face au crime dénoncé est évidente, soit poursuivie et 
inquiétée par des accusations qui n'ont aucun fondement »90. 
Évoquons plus en détail l'affaire du «Purim de Rhodes» de 1840, telle qu'Elena Romero 
l'analyse91. Un Juif originaire de Smyrne, du nom de Kalomiti, arriva à Rhodes pour 
vendre des éponges, ce qui provoqua la colère des Grecs orthodoxes qui disposaient du 
monopole de cette production. Pour se venger ils manipulèrent un habitant juif, vendeur 
ambulant d’oeufs et déficient mental, et lui firent miroiter une récompense s'il rendait 
coupable l'un des dirigeants de la communauté de l'enlèvement d'un enfant chrétien. Le 
plan fut mis en oeuvre la veille de la fête de Purim. Le gouverneur de l'île, Youssouf 
Pacha, incité par le clergé grec, le corps consulaire et une partie de juifs récemment 
convertis à l'islam, bloqua l'entrée du quartier juif. Les rabbins et notables furent arrêtés 
et torturés. Au bout de quinze jours, les accusés furent relâchés et le gouverneur attendit 
des instructions complémentaires. Les dirigeants de la communauté juive contactèrent le 
banquier séfarade de la Cour Abraham Camondo et le gendre du grand rabbin de Rhodes 
se rendit à la cérémonie du selmalik. Au cours de cette procession organisée chaque 
vendredi le sultan sortait du palais à cheval, prêtant attention aux requêtes formulées par 
les représentants des millet92. Malgré ces tentatives d'interférer directement auprès du 
pouvoir, la communauté juive n'eut aucune garantie dans la cessation des poursuites. Le 
dernier jour de la Pâque Youssouf Pacha reçut pourtant l'ordre d'interrompre les 
arrestations. En effet, au même moment, une affaire similaire eut lieu à Damas. Cette fois 
le personnel diplomatique européen accusait directement les Juifs d'avoir assassiné un 
moine capucin italien, disparu sans laissé de traces. Le protagonisme particulier du consul 
de France provoqua de vives réactions internationales et permit aux associations 
philanthropiques juives de se faire entendre pour la première fois dans le concert des 
nations. Une délégation composée par Moïse Montefiore, sheriff de Londres d'origine 
séfarade, Isaac Adolphe Crémieux président du consistoire de France, et Salomon Munk 
érudit franco-allemand s'empara de l'affaire et se rendit en Egypte pour intercéder auprès 
de Mohamed Ali, gouverneur de Syrie. Celui-ci libéra finalement les Juifs de Damas, et 
90 Ibid p. 105. 
91 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. pp. 248-258. 
92 Ibid p. 252. 
39
quelques jours plus tard le sultan ottoman Abdul Majid prit aussi ses responsabilités en 
émettant le décret cité précédemment en faveur des Juifs de Rhodes. La situation se 
stabilisa donc par l'intervention de Juifs occidentaux, plus tard relayés par le Royaume- 
Uni autoproclamé défenseur de la minorité juive93. 
Les Juifs exprimaient la menace physique dont ils étaient victimes dans des mots parfois 
durs. Voici l'extrait d'une copla anonyme judéo-espagnole recueillie par Abraham Galante 
sur l'île de Rhodes au début du XXème siècle94. 
« Ils pensèrent le mal de toute la juiverie 
Et de calomnie les Grecs nous accusèrent 
Ceux que nous avions comme amis 
Se firent ennemis 
Parce que nous pêchons, nous oublions l'exil 
[…] Pendu que soit le converti, son nom Abdela95» 
A l'instar de la société andalouse plusieurs siècles plus tôt, la société ottomane est 
aujourd'hui pensée dans la violence de son autoritarisme, mais aussi dans l'équilibre d'une 
paix sociale maintenue entre les minorités. Cette vision idyllique est particulièrement 
prenante tant chez les descendants des Judéo-espagnols que chez les occidentaux. Shmuel 
Trigano situe la construction de ce regard mélioratif dans le contexte de la création de 
l’État d'Israël. Construit sur le devoir de mémoire de la Shoah, cet État n'a jamais pensé 
les pertes des territoires séfarades, moins urgent dans la mémoire de l'identité juive. Au 
contraire, les opposants à la création d'Israël se seraient emparés de la question pour 
accabler l’État sioniste de la fin d'une idylle entre Séfarades et musulmans96. Shmuel 
Trigano n'hésite pas à dénoncer à ce titre une « manipulation idéologique » dirigée contre 
Israël. 
93 Cours de DUMAZY F., Europe et la Méditerranée, Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, Octobre 
2011. 
94 Traduction libre du judéo-espagnol, GALANTE, Histoire des Juifs de Rhodes, AIU, Istanbul, 1935 : Grande mal 
pensaron por la djudería / Y 'alila alevantaron los gregos por mantchia / los que mos tenían como amigos / 
se hicieron enemigos / porque a Dio pequimos, del galut mos olvidamos / […] Taluy del meshumad, su nombre 
'Abdela, / sus pies coren para mal como la sanjiguêla, / […] Behayé kol Yisrael / Sea enforcado y también 
arastado. 
95 Juif converti à l'Islam « Abdela » aurait favorisé la persécution des rabbins par les Grecs pendant l'affaire. 
96 Conférence de Shmuel Triagno Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007. 
40
Il est attesté qu'en dehors d'une minorité à la solde du pouvoir ottoman, l'immense 
majorité des Séfarades vivait dans une situation précaire relative à leur statut de dhimmi. 
Cette précarité ne donnait pas lieu à des conflits systématiques ou généralisés mais la 
méfiance et les tensions entres les groupes ethniques quels qu'ils soient étaient latentes. 
Les alliances entre des pouvoirs locaux musulmans et juifs, comme dans le cas de la ville 
de Tibériade au XVIIIème siècle, n'entrent pas en contradiction avec notre propos. Elles 
ont été étonnement oubliées parce qu'elles rappellent que des accords politiques 
conjoncturels étaient possibles, et ces nuances mettent en péril les visions globalisantes 
qui s'affrontent aujourd'hui sur fond de conflit israélo-palestinien, que ce soit celle qui 
idéalise l'organisation du pouvoir califal ottoman ou celle qui rappelle l'incompatibilité 
historique de deux cultures. 
C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols 
La « question d'Orient » au XIXème siècle est celle du recul progressif de l'Empire 
Ottoman face aux nationalismes. Si les minorités chrétiennes aspirent à l’État-nation et à 
l'émancipation du joug turc les Juifs voient en revanche leur position se dégrader. Les 
communautés séfarades commencent alors à émigrer, puis à disparaître dans l'entreprise 
de destruction nazie. Seule la Turquie conserve aujourd'hui une minorité juive 
relativement dynamique. Sans ressources en Israël, la mémoire séfarade oscille entre 
souvenir d'une cohabitation douloureuse en Méditerranée orientale et nostalgie d'une vie 
propice au multiculturalisme et à l'affirmation de leur identité hispanique. 
1°) L'émigration des Juifs des Balkans au début du XXème siècle 
La situation des Juifs dans l'Entre-deux-guerres était précaire. Les flux d'émigration se 
densifièrent vers les États-Unis et l'Europe Occidentale d'une part, puis vers la Palestine 
d'autre part. Cette précarité fut aggravée par un environnement nationaliste et exclusif des 
minorités depuis l'éclatement de l'Empire Ottoman. L'échange de populations entre la 
Grèce et la Turquie affecta indirectement les Juifs. Bien qu'il loua la quiétude de la cité et 
l'harmonie entre les confessions Michael Molho évoqua ces bouleversements à Kastoria. 
41
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  • 1. AIX-MARSEILLE UNIVERSITE INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES MEMOIRE pour l’obtention du Diplôme LA CULTURE JUDÉO-ESPAGNOLE, UN SYNCRÉTISME MÉDITERRANÉEN Par M. MAYER NICOLAS Mémoire réalisé sous la direction de ALIX PHILIPPON
  • 2. L’IEP n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. 1
  • 3. MOTS-CLES diaspora - diglossie - Empire Ottoman - interculturalité - judéo-espagnol - ladino - littérature orale - Méditerranée RESUME L'exil des Juifs d'Espagne au XVème siècle donna naissance à la diaspora séfarade. Regroupés en Méditerranée orientale sous le pouvoir ottoman, plusieurs centaines de milliers d'entre eux y développèrent une culture originale capable de dépasser les frontières ethniques et religieuses. Nous distinguons particulièrement le syncrétisme linguistique et l'interculturalité du patrimoine oral de ce peuple. Sa disparition interroge l'avènement de l'Etat-nation et la vulnérabilité des modes de transmission culturelle des minorités dans un espace régional conçu aujourd'hui comme frontière entre deux mondes irréconciliables. 2
  • 4. SOMMAIRE CHAPITRE I La constitution d'un phénomène diasporique en péril : une religion juive, une langue romane, un environnement musulman Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident A- Quel est le coeur géographique du séfardisme ? B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols Section 2 - Une langue de fusion comme marqueur identitaire A- Le phénomène de diglossie B- Le syncrétisme linguistique et le djudezmo C- La littérature judéo-espagnole, reflet d'une inquiétude CHAPITRE II La transmission d'un substrat méditerranéen : la civilisation judéo-espagnole mémoire de la mare nostrum Section 1 - L'hispanisme en héritage chez les « Espagnols sans patrie » A- L'héritage oral et le substrat chrétien dans les romances B- Les proverbes font revivre Séfarad C- Les complaintes funèbres et la perte de la Ville Sainte Section 2 - Les influences balkaniques et orientales, le monde séfarade espace de transition culturelle A- Les inépuisables sources poétiques balkaniques B- Le rire oriental et la figure de Djoha C- D'une rive à l'autre : la musique et le romance qui (re)traversent la mer 3
  • 5. A Antonio et Francisco, A Itay et Sacha, Aux fils de la Méditerranée Las kolonas del templo se esforsan A detener el esprito antiguo Ke el aire i la tempesta lo arevatan. I los ombres chikos van kaminando Kon puerpos i karas artas de savores I dizen : Aki está enterada la simiente Del arte i de la saviduría. Les colonnes du temple s'efforcent De retenir l'esprit antique Que l'air et la tempête emportent. Et les jeunes hommes se promènent Corps et figures pleins de saveurs Et disent : Ici est enterré le ciment De l'art et de la sagesse MATITAHU Margalit, extrait du poème Greec, Kurtijo Kemado, Eked, Tel-Aviv, 1988. 4
  • 6. INTRODUCTION Peut-on rendre hommage à la Méditerranée, invoquer son pouvoir de création et de fascination ? Mère des mondes, elle déploie une formidable matrice civilisationnelle dont on a pu négliger la force. La Méditerranée est un espace aujourd'hui délaissé. On souligne les sous-ensembles culturels qui le divisent et les tensions géostratégiques récurrentes qui le secouent. La « Mer entre les terres », le centre de notre ancien monde, serait aujourd'hui réduit à un espace frontalier, un interface selon l’acception géographique moderne, dont le contrôle fait l'objet de vives disputes, une grande barrière bleue qui élève face à face deux mondes qui ne communiquent plus. Peut-on alors encore imaginer cette Méditerranée mythique, ce lieu circulaire générateur de légendes et de traditions, d'art et d'histoire ? Intéressons nous au bassin oriental méditerranéen, qui vit précisément s'épanouir les plus brillantes civilisations, égyptienne et grecque, phénicienne et hébraïque, byzantine et islamique. Il fut un tissu de routes commerciales ayant pour points d'ancrage des ports dont les seuls noms sont porteurs d'un imaginaire foisonnant et profondément multiculturel : Beyrouth, Alexandrie, Le Pirée, Constantinople. Ce furent les phares d'une région toute entière, les « villes monde » qu'évoque Fernand Braudel1. Elles expérimentèrent très tôt des formes de commerce et de navigation très sophistiquées, faisant des activités marchandes un facteur premier de brassage de populations. Le caractère urbain de ce métissage est une réalité : les paysans anatoliens ignoraient certainement le bouillonnement stambouliote, et ceux du delta du Nil n'avaient que peu de connaissances sur les activités en Alexandrie. N'existait-il donc pas déjà des frontières en Méditerranée ? N'existait-il pas un fossé conséquent entre les cités portuaires, témoignages d'un cosmopolitisme vivant, et les arrière-pays claniques et autarciques, aux âpres règles sociales, droits coutumiers et croyances populaires, des reliefs corses du Colomba de Prosper Mérimée, aux montagnes albanaises d'Avril Brisé d'Ismail Kadaré, en passant par les plateaux anatoliens du fascinant Les seigneurs de l'Aktchasaz de 1 Grand spécialiste du monde méditerranéen, Fernand Braudel évoque les débuts du capitalisme en Méditerranée en intégrant ses plus grands ports, qu'il qualifie de « villes-mondes », au coeur du système des nouvelles « économies-mondes ». Civilisation matérielle, économie et capitalisme XV-XVIIème siècles, Paris, 1979. 5
  • 7. l'écrivain turc Yachar Kemal2 ? Ces pays de vendetta forment un tableau méditerranéen rural beaucoup plus inquiétant que celui d'un monde urbain imaginé tolérant et ouvert, intégrateur de minorités religieuses et ethniques, foyers de civilisation. Au début du XXème siècle, Salonique3 est la ville multiculturelle par excellence. On estime qu'elle est peuplée d'environ 80 000 Juifs séfarades, 15 000 Grecs, 15 000 Turcs, 5 000 Bulgares, 1500 Arméniens et 5 000 Occidentaux (essentiellement Italiens, Français et Anglais)4. Avant la Shoah et la destruction systématique de la communauté juive par les troupes nazies la construction des États-nations indépendants supposa une restructuration de la population salonicienne, par l'échange de populations entre la Turquie, la Bulgarie, l'Arménie et la Grèce, et par une forte émigration de Juifs vers l'Occident. Le paysage démographique et social de la Méditerranée changeait avec l'avènement de cadres politiques modernes, alors que le modèle ottoman avait permis de maintenir une mosaïque urbaine de peuples divers, ayant pour point commun l'horizon méditerranéen comme possibilité de développement. La colonisation et le jeu des nationalités au XIXème puis au XXème siècle ont indéniablement détruit un monde cosmopolite riche de ses minorités. Le cas de l'Afrique du Nord est marqué par l'empreinte traumatisante d'une colonisation directe qui tenta de maintenir dans les pôles urbains des populations européennes et d'émanciper les communautés juives ancestrales pour les assimiler à l'identité française. Ce cosmopolitisme, plus récent car créé par les puissances colonisatrices (alors que les royaumes antérieurs à la colonisation ne jouissaient pas du même brassage culturel qu'en Méditerranée orientale) ne résista pas aux mouvements d'indépendance. Il se solda par l'exil tragique des pieds-noirs en Algérie ou des Juifs vers Israël. La construction d’États-nations homogènes scella définitivement le sort des minorités. 2 Malgré l’oeuvre de fiction et le romanesque employé par Prosper Mérimée, Colomba n'est pas moins documenté que les oeuvres beaucoup plus contemporaines de Kadaré ou de Kemal. Cf Cassar Carmel, L'honneur et la honte en Méditerranée, Edisud, Paris, 2005, 85p. 3 Salonique deviendra Thessalonique après son rattachement à la Grèce indépendante en 1912. 4 Chiffres tirés de l'ouvrage de Gilles Veinstein, Salonique 1850-1918 la «ville des Juifs» et le réveil des Balkans, Autrement, Paris, 1992, pp. 42-45. Cet auteur estime que déjà en 1613 environ 70% de la population de cette cité était juive. Ces chiffres sont proches de ceux publiés par Régis Darque dans Salonique au XXème siècle, de la cité ottomane à la métropole grecque, CNRS Editions, Paris, 2000, 319p. 6
  • 8. Le XXème siècle est donc celui d'une redistribution sans précédent de populations entières en Méditerranée, caractérisée plus tard par les mouvements migratoires des rives sud vers les rives nord. Ces mouvements ont élevé des frontières, ont fait de l'ancien voisin l'étranger dans l'espace national, et ont mis fin à une cohabitation parfois séculaire entre les peuples. Le XXème siècle est aussi celui de toutes les guerres nationalistes intra-méditerranéennes. On peut évoquer ce processus douloureux dans l'est méditerranéen, le plus exposé à la rupture du multiculturalisme urbain et à l'opportunisme politique de nouvelles élites. D'une rive à l'autre il faut mettre en perspective ces crises pour penser qu'il y a tant de similitudes culturelles entre Croates et Serbes, Libanais et Syriens, Grecs et Turcs, Turcs et Arméniens, ou même Israéliens et Palestiniens, que les plus graves conflits ont été menés par des « meilleurs frères ennemis », c'est à dire des populations incapables de reconnaître leur parenté et leur proximité culturelle pour pouvoir exister dans la logique des États-nations. Un monde méditerranéen riche de ses langues, de ses traditions, de ses marchands et de ses échanges a donc disparu, en partie dévoré par la logique occidentale capitaliste et coloniale qui a détruit ses marchés et ses identités, qui a importé son modèle d’État exclusif de l'autre et son corollaire idéologique nationaliste. L'imagerie méditerranéenne idéalise pourtant ce monde disparu, un monde d'artisanat, de communautés séculaires, de couleurs et de senteurs, déterminé par la douceur d'un climat, échappant à l'emprise du temps et à l'élan de la modernité, et devenu par là pittoresque ou authentique. C'est précisément dans ce souvenir nostalgique que le monde urbain et le monde rural s'unissent de nouveau. Les grands ports cosmopolites ne sont plus que le reflet de leur gloire passée, les activités économiques s'articulent autour d'un réseau mondialisé, et le commerce se réorganise en dehors des noyaux urbains (complexe Tanger Méditerranée opératif en 2007) ou se coupe directement de ceux-ci (port de conteneurs de Gioia Tauro en Italie construit en 1994). Les grandes cités méditerranéennes ont perdu leur fonction culturelle, malgré des tentatives de rénovation avant-gardiste (on pense à Barcelone). 7
  • 9. Les arrières-pays souffrent quant à eux de leur isolement dans ce nouveau contexte global. Ils peinent à rentrer dans une dynamique de désenclavement, ce qui favorise l'exode rural et la chute vertigineuse de la population agricole sur les rives nord depuis soixante ans et sur les rives sud depuis peu, selon les chiffres du Plan bleu5. Les paysages méditerranéens, domestiqués par l'Homme depuis des millénaires, sont donc en pleine mutation. On assiste peut être à la fin d'un monde intracommunautaire, d'un réseau de hameaux et villages porteur de solidarités sociales déterminées. Des montagnes rifaines à la chaîne dinarique, de la cordillère bétique aux plateaux libanais, la question qui se pose est bien celle de la désertification, et cet horizon semble désormais inexorable. Le tourisme intervient souvent comme une ressource essentielle, mais il est peu durable de par la spéculation immobilière et les tensions environnementales qu'il provoque. Il confine justement le « méditerranéen » dans la sphère figée du typique ou de l'authentique. Des stéréotypes commandent notre idée sur « l’être méditerranéen », sur son déterminisme historique et géographique, sur une certaine représentation de la réalité, à défaut de penser à la réalité même, au « faire méditerranéen ». Selon les propres expressions de Pedrag Matvejevitch dans La Méditerranée au seuil du XXIème siècle, on reste ancré dans une « rétrospective historiciste » qui emprisonne la pensée alors qu'il faudrait concevoir dans cette région une « prospective porteuse de sens social »6. La Méditerranée existe-t-elle hors de notre imaginaire ? La question mérite d'être posée. Le « méditerranéen » fait immédiatement écho au sensoriel, aux impressions, à l'histoire des racines, aux mythes. Le cinéaste grec Théo Angelopoulos offre dans ses films un protagonisme à part entière à la Méditerranée, particulièrement dans L'éternité et un jour. La mer y est un arrière plan 5 Projet de développement et de coopération environnementale en Méditerranée issu du Processus de Barcelone, le Plan Bleu a pour mandat d'effectuer le suivi de la Stratégie Méditerranéenne por le Développement Durable (SMDD). Il est aussi producteur de statistiques sur le monde méditerranéen. En 2005 il annonce que 80% des zones arides ou semi-arides de Méditerranée sont directement menacées de désertification irréversible, résultat conjugué par le changement climatique et l'exode rural massif. http://www.planbleu.org/ 6 Pedrag Matvejevitch tente de replacer les populations au coeur de l'analyse du monde méditerranéen, critiquant une «tradition romantique» dans le traitement de l'information dans cette région. Il préface par ailleurs l'ouvrage de Franco Cassano qui souhaite redonner la parole aux Méditerranéens dans La pensée méridienne: le Sud vu par lui-même, L'Aube, Paris, 2005, 203p. 8
  • 10. sur lequel se reflète l'histoire tragique de gens ordinaires, en même temps qu'elle façonne en retour le propre imaginaire de ces populations7. Dans la scène particulièrement émouvante d'un hommage rendu à un enfant albanais clandestin décédé en Grèce, leurs camarades invoquent son nom et la Méditerranée comme référent symbolique : « Hé ! Sélim ! Tu ne seras pas avec nous cette nuit. La mer est si grande. Si seulement tu étais là pour nous parler encore de tous ces ports, Marseille ou Naples, de ce vaste monde. Hé ! Sélim, parle, parle nous de ce vaste monde ! »8 Ce vaste monde méditerranéen et celui d'un imaginaire qui nous imprègne. Les particularités géographiques, les reliefs accidentés et l’âpreté des paysages ont toujours favorisé l'orientation des axes de communication vers la mer plutôt que vers l'intérieur des terres. Conter l'histoire des hommes en Méditerranée, c'est donc conter l'histoire de récits qui ont voyagé d'un port à l'autre, comme nous rappelle cette scène de l’Éternité et un jour. En traversant la Méditerranée, celle-ci nous traverse en retour, en étant constitutive de notre mémoire. Notre travail a pour objectif d'illustrer la fonction identitaire du bassin méditerranéen, à travers le prisme d'une population qui connaît peut être mieux que toute autre cet espace, la diaspora juive séfarade. Les Juifs ont été des acteurs essentiels dans l'histoire de la région. Diaspora, communauté sans territoire, ils ont précisément su s'adapter à l'environnement cosmopolite, malgré des décisions politiques qui les ont souvent contraints à l'exil. Qu'est-ce que le monde juif, sinon une multiplicité de communautés qui ont pour unique lien la religion, et pour unique souvenir le mythe de la descendance hébraïque en Terre Sainte ? L’être juif fait écho à l’être méditerranéen en tant qu'il est multiple, qu'il brasse des pratiques culturelles séculaires diverses. Il est même partiellement constitutif de cet être méditerranéen, en 7 Bien que l'on définisse le cinéaste dans son rapport à l'identité balkanique, ses références à la Méditerranée et au monde antique grec sont tout aussi prolixes, comme dans Le regard d'Ulysse (1995). cf Théo Angelopoulos au fil du temps, Volume IX de Théorème, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 190p. 8 Traduction du grec de Staola Parakis, pour Artevideo, édition 2007. 9
  • 11. pensant le premier un monde religieux monothéiste, en réaffirmant les liens du sang, de la famille et de la communauté, en conjuguant civilisation orale et civilisation écrite. Les Juifs sont indissociables de la Méditerranée. De Jérusalem à Tolède, ils ont contribué au développement de civilisations brillantes. Leurs exils d'une rive à l'autre sont les témoignages de la Méditerranée tragique. Dans Zone, Mathias Enard évoque avec ironie et amertume le sort que le XXème siècle a réservé à ces hommes : « (…) le consul de Franco, surprenant, insiste auprès des Allemands pour récupérer trois cents juifs de Grèce. Un convoi est organisé vers l'Espagne, et les Séfarades prennent le chemin du retour vers les terres d'Isabelle de Castille qu'ils ont quitté quatre cents ans plus tôt (…). Arrivés en Espagne, on les parque dans des bâtiments militaires à Barcelone. En janvier 1944 ces habitants des côtes de l’Égée se retrouvent une nouvelle fois de l'autre côté de la Méditerranée. Ils sont finalement envoyés au Maroc espagnol, indésirables sur le sol de la patrie, avant d'entreprendre, pour leur propre compte cette fois, un nouvel exil vers la Palestine »9. En quelques années, des Juifs emportés par le vent de l'Histoire ont traversé trois fois la Méditerranée. De quelle population juive parlons-nous ? Il est nécessaire de faire un point étymologique sur les différents groupes constitutifs de la nation juive. On oppose traditionnellement le monde des Ashkénazes à celui des Séfarades. Le premier fait référence aux Juifs d'Europe Orientale, Ashkenaz étant désigné dans la Bible comme le père des « peuples du Nord » et par extension comme le père des habitants du monde germanique10. Historiquement majoritaires, ils ont formé durant des siècles des élites intellectuelles remarquées en Europe. A l'inverse, on conçoit souvent les Séfarades comme les Juifs orientaux restés à l'écart de la modernité et liés durant des siècles au sort de leur coexistence avec les peuples musulmans. Cependant c'est une erreur de réunir 9 Bien qu'acteurs secondaires dans l'oeuvre de Mathias Enard, les Juifs méditerranéens sont des protagonistes récurrents dans son développement narratif. L'auteur consacre plusieurs pages au destin de la communnauté judéo-espagnole de Salonique. Zone, Actes Sud, Arles, 2008, pp. 391-413. 10 Dans la Genèse, Ashkénaze est l'un des arrière-petit fils de Noé, des petit-fils du patriarche Japhet et des fils de Gomère (Genèse, chapitre X, verset 3). Il devient au Moyen-Age le père mythique de la diaspora rhénane. Mais Ashkenaz est aussi évoqué dans la Bible comme territoire au-delà du Caucase arménien, actuelles plaines riveraines de la Mer Noire. (Livre de Jérémie, Chapitre LI, verset 27). Les Scythes, habitants de ces territoires, sont appelés «Ashkouzas» par les Persans. Ce n'est qu'au Moyen-Age qu'une jonction sera établie entre la généalogie mythique des patriarches et la désignation terrioriale du monde germanique, alors que les Scythes furent longtemps considérés comme ascendants des Germains. Cf Bergmann F. G. Les Scythes, ancetres des peuples germaniques et slaves, Halle, Strasbourg, 1860. 10
  • 12. sous la dénomination séfarade tous les Juifs non ashkénazes issus de l'Orient : les Juifs de Turquie n'ont que peu à voir avec les Juifs irakiens ou les Juifs d'Asie centrale. Sefar désigne en hébreu la péninsule hispanique. Les Séfarades sont donc stricto sensu les descendants des Juifs d'Espagne. Ceux-ci, après des siècles de cohabitation avec musulmans et catholiques, furent expulsés par édit royal lorsque s'acheva la Reconquista en 1492. Un premier chemin d'exil les mena au Portugal, d’où ils furent également expulsés en 1498. Forcés à se convertir, bien que beaucoup conservèrent secrètement leur foi (« les marranes11 »), ils décidèrent de s'exiler en Europe du Nord, notamment en Hollande. Nous ne nous intéresserons que peu à cette première branche. D'autres gagnèrent de nouveaux pays par dizaines de milliers en quittant la péninsule hispanique vers le sud de la France et l'Italie, le Maroc et les côtes algériennes. Beaucoup se regroupèrent plusieurs milliers de kilomètres à l'est, dans le puissant Empire Ottoman qui les accueillit volontiers. Nous reviendrons sur cette formidable épopée, peu documentée historiquement, mais qui supposa le transfert d'une culture entière. C'est aux descendants des Judéo-espagnols installés dans l'Empire Ottoman que ce mémoire se consacre, à leur capacité d'intégration dans un système méditerranéen dont nous avons déjà présenté les grandes lignes. Est-il possible d'envisager la culture judéo-espagnole comme catalyseur de représentations du monde méditerranéen, comme le formidable reflet d'identités que l'on présente aujourd'hui comme irréconciliables ? Nous utilisons volontairement le terme de « syncrétisme »12 habituellement réservé à des phénomènes religieux ou linguistiques pour rendre compte de l'adaptation des Séfarades à des environnements exogènes dans l'espace méditerranéen. En quoi les Judéo-espagnols témoignent du cosmopolitisme méditerranéen aujourd'hui disparu, et que nous enseigne leur histoire dans un espace actuellement en crise ? 11 Terme à l'origine péjoratif (marrano en espagnol ou marrao en portugais signifie «porc»), il désignait après la Reconquista dans la péninsule ibérique des convertis d'origine juive ou musulmane que l'on soupçonnait de pratiquer en secret leur ancienne religion. Cf: Roth Cecil A history of the Marranos, Intellectbooks, London, 1974, 448p. 12 Terme d'origine militaire du grec « Union des Crétois ». 11
  • 13. De l'Espagne à Israël en passant par les Balkans nous avons recueilli des témoignages et des documents nous permettant de présenter un travail cohérent sur l'interculturalité judéo-espagnole. Nous remercions particulièrement Jenny Laneurie Fresco responsable de l'association Aki Estamos pour sa disponibilité, mais aussi les responsables de la Casa de Sefarad de Cordoue (Espagne), et du centre Beit Hameia de Safed (Israël). Le travail présenté s'appuie sur des travaux de linguistique et de littérature comparée. Si Emil Cioran considère que la langue est la véritable patrie13, alors cette maxime s'applique plus que jamais aux peuples interdits de terres, et qui ont pour racines profondes l'usage d'une langue dont la transmission devient la condition de leur survie. Notre étude aura donc pour toile de fond l'évolution de la langue judéo-espagnole, de son apogée à son déclin contemporain. Nous discuterons d'abord du caractère diasporique de la communauté séfarade et ferons état des débats historiographiques sur le destin de ce peuple. Nous poserons le cadre de l'environnement multiculturel de l'Empire Ottoman comme condition du syncrétisme que nous souhaitons démontrer. Dans un second temps nous soulignerons les rapports entretenus entre les Judéo-espagnols et les autres peuples du monde méditerranéen, générateurs de pratiques culturelles que l'on qualifiera de « méditerranéennes », de par leurs traits hispaniques, balkaniques et orientaux ou islamiques. 13 Emil Cioran affirme dans Aveux et anathèmes, Gallimard, Paris, 1987, p. 145 : «On n'habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c'est cela et rien d'autre.» Cette réflexion sur la primauté de la langue est une des composantes majeures de notre travail. 12
  • 14. 13
  • 15. CHAPITRE I L'histoire d'un phénomène diasporique en péril : un environnement islamique, une religion juive, une langue romane Originairement appliqué au peuple juif le terme de diaspora a vu son usage s'élargir dans les années 1970, à raison du « renouveau ethnique »14 dans les études universitaires sociologiques et de l'observation de nouveaux phénomènes migratoires intensifiés par la mondialisation. Les caractéristiques de la diaspora sont devenues plus flexibles : aux critères objectifs de déracinement provoqué par un désastre et de dispersion de la majorité du peuple en dehors des frontières d'un État-nation auquel il pourrait s'identifier se sont greffées des caractéristiques subjectives et symboliques, la conscience et la revendication d'une identité ethnique ou nationale, le maintien de liens réels ou imaginaires avec un territoire d'origine. Parler d'une diaspora c'est donc concevoir un phénomène sociologique, une construction collective dans laquelle les acteurs définissent leur identité dans sa position minoritaire et fragile. La « diaspora judéo-espagnole » prend tout son sens dès lors que l'on considère l'Expulsion d'Espagne en 1492 comme le désastre fondateur et la conservation postérieure d'une langue et culture hispaniques comme l'expression des liens affectifs avec la Péninsule Ibérique. En retraçant les étapes essentielles de l'histoire de la diaspora nous dégagerons ces ressorts symboliques, exprimés avec le plus de vigueur par le maintien de la langue castillane. Section 1 - Des intermédiaires entre Orient et Occident Issus d'une Espagne à la croisée des civilisations les Judéo-espagnols avaient acquis la maîtrise de l'hébreu, de l'arabe, du latin et des dialectes espagnols. Leur position d'intermédiaires privilégiés entre le monde islamique et le monde chrétien se prolongea au-delà de l'Exil, particulièrement dans l'Empire Ottoman. 14 DONABEDIAN-DEMOPOULOS Anaïd, « Les langues de la diaspora, une catégorie socio-linguistique ? » in Faits de langue, INALCO, Paris, p. 2. 14
  • 16. L’Expulsion de 1492 pourrait être une manifestation parmi beaucoup d'autres des condamnations d'un peuple qui suscita les convoitises et éveilla la méfiance partout où il s'établit. Pourtant, elle se distingue des expulsions antérieures du domaine royal de Philippe-Auguste en 1182, d'Angleterre en 1290, ou celles postérieures du Royaume de Naples en 1510 ou de Bavière en 1555. Les Juifs espagnols exilés témoignent d'un déracinement extrêmement violent. Mille cinq cents ans de présence dans la péninsule ibérique avait permis aux Juifs de participer au rayonnement de la culture andalouse, de servir des réflexions essentielles sur la philosophie, la médecine, les arts. Pour la première fois peut-être dans l'histoire de la Diaspora les Juifs avaient pu échapper aux persécutions systématiques et mettre à profit leur savoir. La réflexion de Josef Kaplan, professeur d'Histoire du peuple juif à l'Université hébreu de Jérusalem est à ce titre édifiante: « On ne peut comparer l'expulsion d'Espagne avec aucune autre expulsion, ni celle d'Angleterre ni celle de France. Parce qu'il n'existait dans aucun autre pays une communauté juive aussi enracinée, avec une histoire si longue, avec des mythes d'appartenance à cette terre aussi forte. Il s'agit d'un traumatisme terrible, de l'Expulsion avec majuscule ! »15. Le présent travail souhaite entre autre montrer comment les Judéo-espagnols ont su maintenir la permanence de leur double origine, espagnole et juive. Abraham Capon, rabbin de la communauté de Sarajevo à la fin du XXème siècle, écrivit16: « A toi Espagne chérie / Nous autres mère t'appelons Et tandis que dure notre vie / Ta douce langue nous ne laissons pas Bien que tu nous exila / Comme marâtre de ton sein Nous n’arrêtons pas d'aimer / Comme saintissime terre Dans laquelle nos pères laissèrent / Leurs parents enterrés Et les graines de milliers / De tourmentés et de brûlés. Nous conservons pour toi / Amour filial, pays glorieux Et t'envoyons par conséquent / Notre salut chaleureux »17 15 Extrait de l'entretien avec Josef Kaplan réalisé en 2002 in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 2003, p. 17. 16 Ibid p. 23. 17 Traduction libre du poème A ti Espanya bien querida, cité par Davd Fernando Salem, ex-président de la fédération séfarade internationale, dans un entretien acordé à Miguel Angel Nieto en juin 2002 à Barcelone ; NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, p. 23 : A ti España bien querida / nosotros madre te llamamos / y mientra dure nuestra vida / tu dulce lengua no dejamos /Aunque tu nos desterraste / como madrastra de tu seno / no dejamos de amarte / como santísimo 15
  • 17. Les Séfarades fiers de leur culture hispanique ont transmis à leurs enfants des siècles durant la langue espagnole, premier signe d'attachement à une patrie qui les a pourtant rejetés, premier signe d'un volontarisme dans la reproduction d'une culture dont ils sont aussi les dépositaires. Ils conservèrent de la péninsule des traditions, des savoirs, et même « une certaine mentalité espagnole » selon les propres paroles d'Elias Canetti18. A- Quel est le coeur géographique du séfardisme ? Pouvons-nous envisager une diaspora séfarade unie autour de l'idée d'une « Grande Espagne » telle que la définit Richard Ayoun19 ? Cet auteur rappelle que les Séfarades empruntèrent plusieurs chemins d'exil : certains se réfugièrent en Europe de l'Ouest, essentiellement en Italie et aux Pays-Bas, beaucoup traversèrent le détroit de Gibraltar pour gagner les terres rifaines et les côtes algériennes, et la majorité, objet spécifique de notre étude, se regroupa au coeur de l'Empire Ottoman, sur les côtes grecques et turques, mais aussi déjà en Palestine. Richard Ayoun émet l’hypothèse de l'organisation circulaire du monde séfarade: « La Terre sainte en est le centre; autour s'ordonnent les établissements d'Asie mineure, de Grèce et du Maghreb ». Les Juifs d'origine espagnole établis aux Pays-Bas se développèrent économiquement et participèrent à la colonisation du nouveau continent, dans des comptoirs tels que Curaçao, la Nouvelle-Amsterdam (New-York) ou Surinam, formant ainsi un troisième cercle géographique. Cette conception de la diaspora séfarade ne se justifierait selon nous que sur un plan religieux. Shmuel Trigano explique qu'un peuple se définit par ses lois, et que le droit rabbinique halakha est déterminant pour appréhender les identités multiples des peuples Juifs20. Les Séfarades sont alors ceux qui obéissent aux préceptes religieux définis par le droit coutumier en vigueur en Espagne avant 1492, aux rites particuliers des Juifs originaires de la péninsule ibérique. Suite à leur dispersion et à l'influence qu'ils purent exercer dans leurs nouvelles contrées, il se maintint selon Shmuel Trigano une tradition rabbinique terreno / en que dejaron nuestros padres / a sus parientes enterrados / y las semillas de millares / de atormentados y quemados / Por ti conservamos / amor filial, país glorioso / por consiguiente te mandamos nuestro saludo caluroso. 18 CANETTI Elias, Histoire d'une jeunesse: la langue sauvée (1905-1921), Albin Michel, Paris, 1977, réédition 2005, 414p. 19 AYOUN Richard, « Le judaïsme séfarade après l'expulsion d'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté? » in Histoire économie et société, Volume 10, N°10-2, 1991, pp.143-158. 20 Conférence de Shmuel TRIGANO Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007. 16
  • 18. cohérente des Caraïbes à Goa. Cette perspective juridique appuie la thèse de cohérence géographique circulaire de Richard Ayoun mais la limite au domaine religieux : les rabbins des villes saintes de Jérusalem, de Safed et de Tibériade puis le Grand rabbin de Constantinople avaient autorité sur les tribunaux du monde séfarade. Il existait donc un centre juridique et religieux dans la géographie de la diaspora, situé au coeur de l'Empire Ottoman. Le coeur du monde séfarade se situe selon nous là où démographiquement les Judéo-espagnols représentaient une minorité indispensable à la conduite des affaires économiques et politiques du territoire d'accueil, là où ils conservèrent jusque très tard la langue et la littérature orale hispaniques, et là où ils surent à la fois conserver de façon particulièrement vivace leurs traditions et s'intégrer malgré les risques à ce territoire. Nous parlons du coeur politique et culturel de l'Empire Ottoman, entre Sarajevo et Izmir, en passant par Salonique et Constantinople, deux principaux foyers du séfardisme. Nous nous focaliserons sur cette région tout au long de notre travail. Avant tout, nous proposons d'évoquer les foyers secondaires des Judéo-espagnols, pour mieux justifier notre cadrage géographique sur les Balkans et l'Asie mineure. 1°) Les Séfarades aux Pays-Bas Les migrations vers le nord de l'Europe furent relativement tardives, flux constitués par des anciens juifs convertis au christianisme qui décidèrent des générations plus tard de renouer avec leur foi d'origine. Certains s'étaient convertis sous la pression de l'Inquisition, d'autres l'avaient fait par volonté propre, même si ce choix résultait souvent d'une pression sociale extrêmement forte. Au Portugal, la conversion forcée fut presque totale, décidée par un décret royal de 1497, prélude à l'expulsion des « résistants » les plus farouches. Malgré les vagues de conversion plus ou moins forcées dans toute la péninsule ibérique les statuts de pureza de sangre « pureté de sang » empêchaient toute intégration des conversos « convertis » appelés aussi marranos, terme dépréciatif signifiant aussi « porcs »21. L'Inquisition portugaise de 1536 s'aligna sur les statuts de 21 Conférence de Haïm Vidal SEPHIHA, Dis-moi tes proverbes je te dirai qui tu es à l'Institut universitaire d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, mars 2007. 17
  • 19. pureté du sang, soupçonnant tous les anciens israélites de « sorcellerie judaïsante ». En 1580 sous le règne de Philippe II le Portugal fut annexé au royaume d'Espagne, et de nombreux conversos s'installèrent de nouveau en Espagne. La situation à Lisbonne n'avait cessé de se dégrader. Le massacre de la Pâque 1506 témoignait, au coeur d'une épidémie de peste, de la fureur populaire contre les juifs, plus violente encore que celle des souverains. La nuit du 17 avril 1506 des magistrats municipaux surprirent une vingtaine de nouveaux chrétiens en train de célébrer le Seder, la Pâque juive. Ils arrêtèrent une dizaine de personnes, vite relâchées par ordre royal. Le peuple ne comprit pas cette clémence et commença à soupçonner les accusés de corruption et de connivence avec les milieux du pouvoir. Le 19 avril une lumière surnaturelle fut aperçue par la foule venue prier et implorer la clémence de Dieu face à la terrible épidémie traversée par le peuple lisboète, mais des convertis doutèrent ouvertement du phénomène. A l'extérieur de l'église l'un d'entre eux fut lynché en public. Dès lors un véritable massacre s'organisa dans la capitale portugaise, spontané d'abord puis organisé par les autorités dominicaines. Voici un extrait de Histoire de Lisbonne, écrit par l'historienne Dejanirah Couto, à propos de cet épisode sanglant: « Maison après maison, grenier après grenier, la ville est ratissée et livrée au zèle de la populace. Les prisonniers sont tirés de leurs cachots et jetés vivants dans le bûcher devant São Domingos. On égorge aussi tous ceux qui, terrifiés par les cris de la foule, ont cherché refuge dans les églises. Comme les cadavres s’amoncellent à l’intérieur des maisons et dans les rues, des jeunes garçons leur nouent des cordes au cou, aux bras et aux pieds et les traînent jusque sur le parvis de São Domingos, où selon les témoins, gisent déjà plus de quatre cents corps. D’autres bûchers flambent dans plusieurs quartiers de la ville, et on y jette pêle-mêle les vivants et les morts »22. Le bilan du plus grave pogrom du Portugal fut très lourd, on estime le nombre de victimes entre mille et deux mille. L'antisémitisme recouvrant toute sa vigueur en Espagne au XVIème siècle, beaucoup de convertis finirent par quitter définitivement la péninsule ibérique, préférant développer leurs réseaux marchands dans des villes d'Europe du Nord, religieusement plus tolérantes. 22 COUTO Dejanirah, Histoire de Lisbonne, Fayard, Paris, 2000, pp. 150-151. 18
  • 20. Des communautés se développèrent en France sur la côte atlantique, à Bayonne et Bordeaux, en Italie à Ferrare, Ancône et Venise, mais aussi en Hollande. En 1582 la prise d'Anvers par Philippe II d'Espagne et le duc d'Alba obligèrent de nouveau les Juifs à fuir avec les commerçants calvinistes de la ville vers le nord et la République hollandaise. A propos de ce nouvel exil Josef Kaplan fait remarquer la fatale destinée de la communauté séfarade, régulièrement mise en péril par le pouvoir espagnol23. Finalement, la ville d'Amsterdam devient un temps siège d'une communauté séfarade importante. Josef Kaplan estime « qu'à partir de 1630 Amsterdam devient une capitale du judaïsme séfarade », bien que sa communauté ne comprenne pas plus de quatre mille personne24. Là-bas, les Juifs ou convertis s'assimilent peu à peu, perdant progressivement tout lien avec leurs origines hispaniques. Selon Aldina Quintana, ils étaient déjà « trop christianisés » pour rejoindre leurs coreligionnaires dans l'Empire Ottoman25. Contrairement à ces derniers, ils parlaient un espagnol ou un portugais moderne, écrits en lettres latines et non pas en caractères hébreux. La propre communauté ne s'appela jamais « séfarade », mais « hispano-portugaise », preuve de cette perte d'identité religieuse. Cependant, les liens entre les deux aires culturelles ne cessèrent pas tout de suite. Les imprimeries de la ville publiaient des livres non seulement pour la communauté locale mais aussi pour les Juifs de l'Empire Ottoman, preuve de contacts fréquents entre ces deux foyers. Les Juifs de la République hollandaise, par leur maîtrise parfaite du latin et l'assimilation d'une éducation jésuite, participèrent activement à la République des Lettres26, aux polémiques théologiques et aux débats philosophiques. Ils contribuèrent à la restructuration rapide de leur identité, influencée par les principes moraux protestants et tournant le dos à une tradition juive historique. En somme, l'ancien « nouveau chrétien » devint aux Pays-Bas un « nouveau juif ». Le judaïsme fut pour eux l'objet d'une redécouverte alors qu'ils n'en avaient qu'une connaissance superficielle, descendant de familles converties 23 Entretien accordé à Miguel Angel Nieto publié in NIETO Miguel Angel, El último sefardí, Calamar, Madrid, 2003, p. 36. 24 Ibid p. 37. 25 Ibid p. 37. 26 La « République des Lettres » est une expression désignant le premier réseau d'intellectuels extra-territorial en Europe. Elle est un espace virtuel qui regroupe la communauté des humanistes dès le XVème siècle. Cf BOTS Hans, La République des Lettres, Belin, Paris, 1997, 188p. 19
  • 21. depuis trois ou quatre générations. La pratique de leur religion s'accompagna d'une assimilation des principes humanistes peu à peu sécularisés. Des membres de la communauté questionnèrent le retour à la religion originale. Né au Portugal Uriel da Costa fut extrêmement déçu par le passage du biblisme pratiqué en secret dans son pays natal à la pratique ouverte de la religion juive consécutive à son exil à Amsterdam. En 1616 il publia à Hambourg en portugais Propositions contre la tradition, s'insurgeant contre les dogmes religieux, interrogeant la vérité divine des Ecritures et l'élection du peuple juif. Juan de Prado, né en Espagne et lui aussi réfugié dans la communauté amstellodamoise, suivra le même chemin critique. Enfin, ami de ce dernier et plus célèbre intellectuel hispano-portugais, Baruch Spinoza rendit la critique religieuse plus intéressante encore. L'importance de la communauté séfarade nord-européenne ne se limita pas à Amsterdam. Elle essaima dans le Nouveau monde, adhérant au projet colonial de la Hollande et du Royaume-Uni, et dans une moindre mesure à ceux de la France et du Danemark. Les Juifs développèrent leurs finances dans le contexte libéral hollandais, favorisant entre 1620 et 1621 la création d'institutions aussi déterminantes pour le capitalisme moderne que la Banque d'Amsterdam ou la Compagnie des Indes occidentales. Le comptoir de Curaçao fut conçu par les Séfarades comme un premier laboratoire dans la mise en place du commerce international. Actuel responsable du cimetière juif de cette île, Henry Van der Kwast rappelle dans une interview réalisée par Miguel Angel Nieto27: « Les premiers Juifs qui arrivèrent en 1651 étaient des aventuriers. Ils connaissaient Recife au Brésil, car cette ville avait des relations déjà très intenses avec Amsterdam. Quand la Hollande s'emparèrent de « l'île inutile » [Curaçao] des Espagnols ils décidèrent de commencer une nouvelle vie, une nouvelle fois, pour se faire commerçants et marins ». Très vite leurs activités portèrent leurs fruits. Le processus fut comparable dans les possessions d'Amérique du Nord. En 1657 la liberté de culte fut reconnue pour les Juifs de la Nouvelle-Amsterdam, regroupés en plusieurs familles d'origine séfarade28. Pour conclure, ces brefs rappels sur la branche occidentale de la diaspora séfarade interroge l'héritage culturel du monde hispanique. Le premier journal juif La Gazeta de 27 Ibid p. 39. 28 LEVITT Corinne, Les juifs de New-York à l'aube du XXIème siècle, Connaissance et savoirs, Paris, 2006, p. 36. 20
  • 22. Amsterdam fut imprimé en espagnol en Hollande29 et les communautés d'Amérique latine assujetties par l'Espagne se réadaptèrent à un environnement castillan, mais le legs culturel des séfarades avait pourtant changé : il sortait des cadres issus de la tradition médiévale et s'ouvrait davantage à l'entreprise des Temps modernes. On observa une refonte totale de l'identité juive en accord avec les idéaux politiques européens en plein essor, et une assimilation progressive aux principes des Lumières. Les Juifs ne conservèrent l'espagnol que dans leur liturgie, leur rite restait séfarade, mais leur assimilation relative empêcha le processus d'accumulation culturelle propre aux branches orientales de la diaspora. 2°) Les Séfarades au Maghreb Les migrations juives entre la Péninsule ibérique et l'Afrique du Nord sont particulièrement anciennes, même si elles s'intensifièrent suite aux pogroms de 1391 en Castille30. Déjà au XIIème siècle Moise Maïmonide fuyait la ville de Cordoue avec sa famille pour s'installer à Fès, contraint par le fanatisme musulman des Almohades. Son père souhaitait intervenir auprès du calife Abd-el-Moumen pour assouplir sa politique envers les minorités, ce qu'il ne réussit à faire. Maïmonide mourut en exil en Egypte. Après la Reconquista, la répression menée par les chrétiens obligea les minorités non-catholiques à émigrer au Maroc, comme des dizaines de milliers de morisques soupçonnés de pratiquer secrètement la religion musulmane. Les historiens estiment entre dix et vingt mille le nombre de Juifs qui quittèrent l'Espagne pour le Maghreb31. Ils furent vraisemblablement accueillis au Maroc par d'importantes communautés israélites historiquement très anciennes. La présence juive au Maghreb est attestée depuis la découverte du cimetière d'Ifrane dans l'Anti-Atlas32 à plus de deux mille ans. Le judaïsme aurait été importé par des Phéniciens ante-talmudiques. Il influença de façon durable les populations berbères. L'hypothèse de conversion de ces populations au monothéisme 29 Le premier numéro parut le 12 septembre 1672, exactement huit ans avant la publication du journal Kurant écrit en yiddish. Cf SANTOJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia Alfons el Magnànim, Valencia, 2001, 76p. 30 SANTONJA Gonzalo, A la lumbre del día, notas y reflexiones sobre la lengue y reflexiones sobre la lengua y la literatura de los sefardíes, Diputació de Valencia, Valence, 2001, p. 12. 31 NIETO, El último sefardí Op. cit. p. 29. 32 Cours de TOZY Mohamed, Géopolitique du monde arabe à l'IEP d'Aix-en-Provence, 03/10/2011. 21
  • 23. avant l'arrivée de l'Islam fait toujours débat, mais il a été démontré que de nombreux vocables berbères ont été empruntés au langage hébreu33. Pour distinguer ces populations culturellement différentes les judéo-arabes ou judéo-berbères furent appelés tochavim, de l'hébreu תושבים « résidents », quand les nouveaux venus judéo-espagnols furent nommés mégorashim, de l'hébreu מגורשים « renvoyés ». Selon Jonathan Benros l'exil des Séfarades fut probablement perçu comme un élément essentiel à l'émancipation des Juifs autochtones, et la possibilité pour eux de renforcer leurs positions commerciales34. On remarque cependant que la solidarité religieuse se heurta à des incompréhensions culturelles latentes : les Judéo-espagnols qui jouissaient d'un grand prestige intellectuel s'installèrent dans les grandes cités du Nord du Maroc (Tétouan, Tanger, Larache), isolant de fait les tochavim, populations traditionnellement agricoles établies dans les vallées montagneuses de l'Atlas. Le destin des megorashim se confondit de nouveau avec celui des souverains espagnols. Les anciens inquisiteurs les approchèrent pour qu'ils collaborent activement à la protection des possessions africaines contre l'Empire Ottoman. Les séfarades firent office de traducteurs et de médiateurs avec les musulmans. Malgré leurs contentieux la proximité linguistique et culturelle facilita ce rapprochement, et plus de cinq cents Juifs se mirent au service de la Couronne espagnole lorsque ceux-ci s'emparèrent de Mers el Kebir en 1507 et d'Oran en 1509. Cette exception dans la politique espagnole ne manifeste pas d'assouplissement envers la question juive, mais la prise en considération de l'utilité de cette population dans un contexte musulman. En 1638 le rabbin de Tlemcen Jacob Cansino publia une nouvelle édition de l'ouvrage du rabbin salonicien Moise Almosino sur Istanbul et la dynastie ottomane, destinée à rappeler à la monarchie espagnole le profit qu'elle pouvait tirer d'une meilleure considération des Juifs, par leur fine connaissance du monde musulman35. 33 BENROS Jonathan, Migrations juives du Maroc, Université de Michigan, 1991, 103p. 34 Ibid p. 21. 35 KRIEGEL Maurice, « Compte-rendu de l'ouvrage de Jean-Frédéric Schaub Les Juifs du roi d'Espagne » in Annales Histoire et sciences sociales, Vol.54, N°4, 1999, p. 989. 22
  • 24. Cette tentative ne suffit pas et les israélites furent de nouveau chassés de la ville en 1669 sous la pression du fanatisme religieux, mettant un terme à la reconstitution d'une Espagne des trois religions sur le rivage sud de la Méditerranée jusqu'au protectorat nord-marocain (1912-1956). Dans le reste des territoires musulmans maghrébins les différences entre megorashim et kochavim finirent par s'estomper. Cependant, les contacts restaient discrets et l'on faisait jusque récemment la distinction en Algérie entre les « Juifs au béret » et les « Juifs au turban »36. Les différences sociales s'atténuèrent mais la pratique religieuse resta différente. Les Séfarades préféraient conserver les coutumes édictées par leurs rabbins. Appelées taqqanot de Castìa37 elles régissaient les pratiques matrimoniales et successorales. Outre le droit religieux, que reste t-il de l'héritage espagnol en Afrique du Nord ? La culture savante comme populaire fut essentiellement orale, et si nous savons que le quartier juif de Fès était réputé pour ses écoles rabbiniques il ne reste aucune trace écrite de ces enseignements38. La littérature profane et la poésie médiévale se transmirent de génération en génération, comme le rappelle Israël Katz39. Mais contrairement aux Séfarades de l'Empire Ottoman aucun corpus littéraire nous permet d'évaluer avec certitude les processus d'acculturation et de métissage en terre musulmane. La langue parlée était appelée haketia40, ancien espagnol teinté de très nombreux arabismes dont on retrouve aujourd'hui certaines traces chez les descendants des Judéo-espagnols marocains, en Israël ou aux États-Unis. Jusqu'au XIXème siècle la situation des Juifs au Maroc fut précaire, et même si le taux d'alphabétisation chez les megosharim était supérieur à celui des tochavim et des musulmans les conditions de vie dans les populeux mellahs ne présageait en rien de leur émancipation. 36 AYOUN Richard, « Le judaïsme après l'expulsion d 'Espagne de 1492 est-il un monde éclaté » in Histoire, économie et société, Vol. 10, N°10, 1991, p. 151. 37 De l'hébreu taqqanot « règles » et de l'espagnol ancien Castía « Castille ». 38 Informations recueillies à la synagogue du mellah « quartier juif » de Fès en février 2011. La synagogue ne sert plus aux offices religieux mais est ouverte au public. 39 KAATZ Israël, « La música de los romances judeo-españoles » in En torno al romancero sefardí dir. ARMISTEAD S. SILVERMAN J., Seminario Menéndez Pidal, Madrid, 1982, p. 244. 40 BUNIS David « Les langues juives du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord » in Le monde sépharade Tome II dir. TRIGANO Shmuel, Seuil, Paris, 2006. 23
  • 25. Le XXème siècle changea radicalement leur situation pour deux raisons essentielles. D'une part le protectorat espagnol dans le nord marocain (1912-1956) permit une « recastillanisation » rapide des communautés. Celles-ci balayèrent rapidement toute trace d’archaïsmes et d'arabismes dans leur langage. A la faveur de la situation politique, certains décidèrent de s'installer en Espagne, de traverser la Méditerranée une nouvelle fois. Uriel Macias estime qu'aujourd'hui soixante pour cent de la population juive d'Espagne, qui ne se compte par ailleurs que par quelques milliers, est originaire des villes marocaines de l'ancien protectorat41. La majorité émigra cependant en Israël. Dans toute l'Afrique du Nord l'union des peuples juifs, judéo-arabes, judéo-berbères et judéo-espagnols, fut accélérée par le travail de scolarisation en français de l'Alliance Israélite Universelle. L'imposition du français comme unique langue d'enseignement s'accompagna d'une nouvelle politique de cohésion. Les Juifs devaient prendre conscience de leur appartenance à une communauté ethnico-religieuse unique. Cette idéologie amorça la confusion autour de l'acception moderne du terme séfarade, qui tend à décrire les Juifs orientaux dans leur ensemble, non plus au regard du droit religieux mais selon une recentration ethnique de la judéité, premier pas vers une politique sioniste qui niera les différences culturelles des « judéo-peuples ». L'assimilation à la culture européenne fut en Afrique du Nord extrêmement rapide. Elle s'accompagnait d'une prise de conscience d'appartenance à un peuple destiné à s'émanciper, au Maghreb comme ailleurs42. En Algérie les Juifs furent rapidement assimilés aux Pieds-noirs, culturellement mais aussi juridiquement avec le décret Crémieux en 1870. Par l'intervention de la puissance colonisatrice ils devenaient européens de droit, et les descendants des Séfarades ne conservèrent que des aspects marginaux de leurs traditions espagnoles. 41 Interview d'Uriel Macias accordée à Miguel Angel NIETO in NIETO, El último sefardí, Op. cit. p. 34. 42 Pour approfondir le sujet lire ZAFRANI Haim, Pédagogie juive en terre d'Islam: l'ensignement traditionnel de l'hébreu et du judaïsme au Maroc, Maisonneuve, Paris, 1969, 191p. 24
  • 26. Pour résumer, notre choix de focalisation géographique sur les Balkans et la Turquie se justifie par le maintien dans cette région d'une population judéo-espagnole démographiquement significative et en mesure de conserver à travers les siècles sa culture hispanique tout en assumant des apports culturels liés au contexte ottoman. Comment expliquer cette spécificité ? 3°) La reproduction du mythe andalou dans l'Empire Ottoman Le statut des Juifs dans le monde musulman n'était en rien enviable, mais il garantissait les ressorts identitaires du groupe en renforçant son isolement. Le dhimmi embrassait la religion du Livre et jouissait d'une protection en échange d'impôts divers43. En conservant cette organisation islamique classique, l'ottomanisme refusait l'expérimentation moderne de la citoyenneté pour valider ce que l'on appellera le communautarisme. Il sauvait pour un temps encore les minorités ethniques, linguistiques, et religieuses au risque de se retrouver à la marge de la modernité politique, c'est à dire incapable de rompre avec la tradition. Shmuel Trigano refuse de concevoir l'identité séfarade dans sa perspective folkloriste ou tribaliste, et dénonce la démarche des historiens, y compris israéliens, dans le regard traditionaliste qu'ils portent sur la communauté. L'auteur dénonce avec vigueur l'idée selon laquelle les Séfarades sont des intermédiaires privilégiés avec les populations musulmanes, sous prétexte qu'ils auraient vécu les idylles « judéo-arabes », en Andalousie comme dans l'Empire Ottoman. Venons en à considérer le « miracle andalou ». Il est communément admis que les royaumes arabes d'Andalousie sont des exemples historiques rares de cohabitation harmonieuse entre les trois religions du Livre, terreau d'une culture de la tolérance qui s’acheva par la Reconquista. Cette vision mythique naît de la convergence de visions historiographiques et politiques différentes. Selon Dominique Urvoy, le siècle des Lumières et la critique de l'absolutisme chrétien particulièrement féroce en Espagne pose une première pierre dans la construction du 43 A propos du statut des minorités monothéistes dans le monde musulman LEWIS Bernard, « L'Islam et les non-musulmans » in Annales, Histoire, Sciences Sociales, N°3-4, 1980, p. 780. 25
  • 27. mythe. En insistant sur la dimension dramatique et humaine de l'expulsion des Maures et des Juifs par les chrétiens espagnols, les penseurs du XVIIème siècle reconstituent un cosmopolitisme qu'ils expliquent déterminant dans l'extraordinaire effervescence intellectuelle que connut l'Andalousie44: « Cette légende d'une Andalousie musulmane modèle a été convoquée par les Lumières pour contrer l'Espagne catholique qui étouffait le milieu intellectuel45 [...]. Le mythe de la convivialité des communautés dans l'Andalousie musulmane est donc artificiel, et avant tout tributaire d'une polémique antichrétienne. La véritable harmonie aurait pu être trouvée dans la ville de Bagdad du VIIIème siècle. » Si la conséquente production intellectuelle, littéraire et scientifique, n'est pas remise en cause, l'Histoire ne nous permet pas d'établir un lien de causalité entre fécondité intellectuelle et harmonie sociale. Comme nous l'avons déjà évoqué, Maimonide vécut en exil chassé par les Almohades au pouvoir, quand Averroès composa sous le règne trouble du calife Al Mansour. Il serait impossible de résumer ici l'histoire de l'occupation musulmane en Espagne, mais plusieurs périodes se distinguent, au cours desquelles effervescence intellectuelle et situations de paix sociale se succèdent sans systématiquement s'associer. Le IXème et Xème siècle voient l'émergence du pouvoir de l'émirat puis du califat omeyade de Cordoue, et les minorités religieuses sont relativement dociles tant que le pouvoir fait prospérer la péninsule. Mais suite à son effondrement et morcellement en une multitude de royaumes les règles de vie en communautés varient d'une ville à l'autre et les confrontations religieuses s'intensifient. Les princes chrétiens de la Reconquista alternent les alliances stratégiques avec les princes arabes et profitent de leur désunion, quand ceux-ci doivent se confronter à des révoltes internes qui en appellent souvent à la guerre sainte, et qui amènent notamment au pouvoir la dynastie almoravide et les fondamentalistes almohades. Les travaux des historiens mettent en exergue la très faible stabilité politique et sociale pendant les derniers siècles d'occupation musulmane46. 44 Entretien de Dominique Uroy accordé à Rachid Benzine « Mythique Andalousie » in Le monde des religions, N°5, 2004. 45 Il n'y eut, de fait, de «Siècle des Lumières» à proprement parlé en Espagne. Le mouvement intellectuel était considéré comme étranger, porté par les afrancesados « francisés » et donc traître à la patrie. 46 A propos de l'histoire de l'Espagne musulmane Cf CLOT André, L'Espagne musulmane VIIIème-XVème siècle, Perrin, Paris, 2005, 429p. 26
  • 28. Un autre regard enferme l'histoire andalouse dans une conception an-historique, par des considérations essentiellement esthétiques. Il s'agit du regard orientaliste, héritier du romantisme, qui croit reconnaître dans la découverte de l'Andalousie du XIXème siècle le témoignage d'un raffinement culturel inégalé. Les Contes de l'Alhambra de Washington Irving47 deviennent en Occident très populaires, et participent à la constitution d'un imaginaire andalou féerique, où la fascination pour l'oriental se mesure aux sentiments d'admiration et de crainte qu'il provoque au même moment sur la rive sud de la Méditerranée. La finesse de l'architecture des palais nasrides de l'Alhambra de Grenade force l'admiration, on parle déjà de « nouvelle merveille du monde »48. Encore une fois une confusion s'opère entre création artistique et supposée paix sociale, la deuxième étant perçue comme condition sine qua non à la première. La splendeur de la culture musulmane en Andalousie est amplifiée par l'état de misère dans lequel on découvre le sud espagnol, en état de déclin supposé depuis le XVIIème siècle. Les ethnographes souhaitent mettre à nu les coutumes et le folklore des Andalous pour retrouver des origines musulmanes ou juives49, restaurant l'idée d'une dégradation historique de la société espagnole. Ce regard orientaliste est aussi celui de Maurice Barrès, qui fait part de ses impressions après avoir visité Tolède en 1900 : « A Tolède j'ai respiré l'Orient. Dans cette ville de la kabbale les grands intellectuels d'Israël avaient recueilli et commenté l'héritage de la Judée, de la Babylonie et d'Afrique du Nord. Au milieu d'un public en toilettes claires et bercé par une musique infiniment paresseuse, sur ces centaines de figures chargées de siècles, sans être expert, je distinguais de nombreuses variétés du type sémitique: des Arabes et des Juifs habillés à l'espagnole. Il se prolonge indéfiniment dans mon imagination excitée l'intérêt que me donnent ces êtres qui se croient des catholiques espagnols et que je reconnais à leurs actes comme des Sémites »50. Dans l'orientalisme la perception sensorielle toute puissante laisse place au rêve, et permet ici une interprétation 47 IRVING Washington, Les contes de l'Alhambra, 1832, réédition Phébus, Paris, 2004, 256p. 48 Label aujourd'hui officiel de promotion touristique qui distingue les « sept nouvelles merveilles du monde ». 49 Dans les Alpujarras, lieu des refuges des derniers morisques au XVIIIème siècle, on s'étonne du mode d'organisation de la société campagnarde et de leur parler «arabisé», et les recherches patronymiques mettent à jour l'influence juive et arabe. Cf BRENAN Gerald, Al sur de Granada, Siglo veintiuno de España editores, Madrid, 1988, 336p. 50 BARRES Maurice cité in Tolède et Jérusalem, tentatives de symbiose entre les cultures espagnole et judaïque, dir. SHOHAM G. ROSENSTIEL F., L'âge d'homme, Lausanne, 1992, p. 16. 27
  • 29. fantastique de la réalité espagnole. Sous le regard guidé par la quête presque mystique d'un Orient biblique, la ville est réinvestie d'une réalité sociale vieille de quatre siècles. L'intellectuel français, aveuglé par le déterminisme culturel et l'esthétique orientale, reste cependant lucide sur son ressenti, oeuvre de son « imagination excitée ». Il participa lui-aussi au souvenir d'une Espagne non seulement savante et prospère, mais aussi douce et heureuse. Enfin, la troisième étape dans la construction du mythe andalou vient d'un regard cette fois spécifiquement juif, dans l'Europe centrale du début du XXème siècle. Shmuel Trigano affirme que des intellectuels ashkénazes y inventent l'idylle judéo-arabe pour proposer un modèle d'émancipation. Il estime que cette interprétation est décisive pour que les Juifs considèrent encore aujourd'hui la période d'occupation musulmane en Espagne comme celle d'un âge d'or. C'est précisément dans la constitution de cet âge d'or que les Séfarades rappellent la légitimité de leur culture en terre ottomane, symétriquement propice à la reproduction d'une Andalousie des trois religions51. Recentrer notre regard sur l'Empire Ottoman c'est aussi prendre en compte la démographie juive dans ses territoires : dans une cité à population majoritairement séfarade comme Salonique52 la transmission culturelle était sans aucun doute plus simple à assumer que dans le contexte caribéen ou hollandais, où malgré l'importance de leur rôle social et intellectuel les Juifs n'étaient que quelques milliers53. L'assurance démographique a fait de cette transmission un enjeu identitaire incontournable. Marie- Christine Bornes-Varol l'illustre par le volontarisme avec lequel les Séfarades de l'Empire Ottoman ont imposé leur langue espagnole, non seulement aux communautés juives autochtones, mais aussi aux commerçants non juifs, arméniens, grecs et turcs54. 51 Conférence de Shmuel TRIGANO, Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris Nanterre, mars 2007. 52 Salonique fut l'une des rares villes de l'Histoire majoritairement juives avant la création de l’État d'Israël, du XVIème à la fin du XIXème siècle. Cf VEINSTEIN Gilles, Salonique « la ville des juifs » et le réveil des Balkans, Autrement, Paris, 1992, 294p. 53 Les historiens avancent des chiffres de 5000 israélites à Amsterdam, 2000 à Curaçao, et de manière générale 15 000 en Europe du Nord et en Amérique au XVIIème siècle, bien loin des quelques 200 000 Juifs des Balkans et de Turquie. Ibid p. 45. 54 BORNES-VAROL Marie-Cristine, Le judéo-espagnol vernaculaire d'Istanbul (Etude linguistique), thèse de doctorat, sous la direction de M. Haïm Vidal Sephiha, Université de la Sorbonne-Nouvelle Paris III, Paris, 1992, réédition Peter Lang, Paris, 2008, 578p. 28
  • 30. Nous reviendrons plus en détail sur la question linguistique comme premier marqueur identitaire. B- Regards sur les Juifs de l'Empire Ottoman Nous proposons dès à présent d'évoquer la condition des Judéo-espagnols dans l'histoire ottomane, en distinguant les différentes positions sociales au sein de la communauté. L'élite s'attira les faveurs de la Cour et favorisa le développement de foyers séfarades en Terre sainte. La majorité du peuple juif vivait en revanche dans un contexte de tensions multiethniques latent, l'aménagement de la cohabitation entre les minorités ne garantissant pas toujours la paix sociale. 1°) Débats historiographiques sur l'intégration de l'élite judéo-espagnole Dans l'Empire Ottoman qui ne s'occupait de ses peuples et minorités qu'à l'heure de recueillir les impôts et de réprimer les éventuelles rébellions, les Séfarades organisés en communautés urbaines ont joui d'une relative autonomie au fil des siècles, disposant de leurs propres tribunaux rabbiniques, de leurs administrateurs et de leur système éducatif. Le Grand Rabbin de l'Empire était désigné par le Sultan ou son délégué, sur proposition des délégués communautaires. L'accueil du sultan Bajazet II permit aux communautés juives d'envisager un progrès économique important. Sa déclaration au grand rabbin Moshe Capsali en 1492 est restée célèbre : « Vous appelez Ferdinand d'Espagne un roi sage, lui qui appauvrit ses États et enrichit les miens ! »55. Le commerce, la fabrication d'armes, les industries du verre et du textile prospérèrent grâce au savoir-faire acquis par les Juifs en Espagne56. En 1553 le naturaliste Pierre Belon du Mans écrit dans Voyage au levant « Les Juifs qui sont en Turquie savent ordinairement parler quatre ou cinq sortes de langage […] partout où dominent les Turcs il n'y ni ville ni village où ils n'y habitent »57. Le botaniste 55 SANTONJA, A la lumbre del día..., Op. cit. p. 11 56 VEINSTEIN Gilles, « Sur la draperie juive de Salonique XVIème-XVIIème siècle » in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°66, 1992, pp. 55-64. 57 LEROY Béatrice, L'aventure séfarade, Flammarion collection Champs, Paris, 1991, p. 23. 29
  • 31. communique grâce à des interprètes juifs, et estime alors qu'à « aucun périple, aucun négoce sans eux ! ». Les Juifs occupèrent des postes convoités auprès du pouvoir ottoman, médecins, interprètes et ambassadeurs de la Sublime Porte. Le choix des sultans était éminemment stratégique, les permanentes négociations avec les princes d'Occident n'auraient pu être menées par des membres des minorités chrétiennes grecque, slaves ou arméniennes, soupçonnées de faire le jeu des royaumes Européens dans les guerres perpétuelles entre la croix et le croissant. Par leur connaissance du turc et du latin et le développement de fortunes commerciales, des Juifs furent aussi mandatés dans l'administration ottomane en qualité de banquiers. Selon Elena Romero, ils maintinrent un rôle essentiel dans le contrôle des finances de l'Empire jusqu'au XIXème siècle58. Cependant, la situation de privilège ne concernait qu'une minorité de la communauté, et celle-ci en tant qu'acteur de premier plan prenait des risques politiques face aux intrigues de la Cour et des janissaires : de nombreux Juifs furent exécutés au-lendemain de soulèvements pour avoir participé à telle ou telle politique59. De plus, certains furent invités à se convertir à l'islam pour accéder aux plus hautes sphères de l’État, ce qui explique notamment que plusieurs médecins des Sultans étaient de nouveaux musulmans. Il serait impossible de retracer ici l'histoire complète du rôle joué par les courtisans juifs dans les politiques menées par l'Empire Ottoman, d'autant plus que celle-ci fait l'objet de débats historiographiques aux enjeux politiques latents. Nous nous contenterons de citer en exemple les biographies de Gracia et Joseph Nassi, personnages emblématiques devenus célèbres dans l'imaginaire séfarade60. Issus d'une famille marrane d'origine portugaise Beatriz Mendez et Joao Migues de leurs noms chrétiens sont à la tête de l'une des plus grandes fortunes européennes grâce au commerce des épices entre Anvers, Lisbonne et les Indes. Développant leurs réseaux commerciaux en Hollande et en Italie, ils tissent des liens avec des princes de ces pays, inquiétant les souverains d'Europe. Arrêtée à Venise, suspectée de judaïsme, Beatriz 58 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos, CSIC, Madrid, p. 208. 59 Ibid p. 220. 60 Notre développement sur les deux personnages s'appuie sur les données recueillies dans l'article de Maurice Krieger « Néo-capitalisme et mission des Juifs » in Annales. Économies, sociétés, civilisations, N°4, 1979, pp. 684-693. 30
  • 32. Mendez se voit confisquer sa fortune. Le roi de France Henri II décide d'annuler sa dette commerciale envers la firme pour des raisons religieuses. Finalement grâce à l'intervention de son neveu Joao Migues Beatriz est libérée et finit par professer sa foi juive à Ferrare avant de s'exiler dans l'Empire Ottoman en 1553. Là-bas, les deux figures familiales retournent officiellement vers leurs origines juives et changent de nom. Leur entreprise économique n'est pas pour autant mise en danger, et leur influence politique ne cesse de s’accroître. En 1556 pour protester contre la décision du pape Paul IV d'exécuter vingt-quatre marranes à Ancône Joseph Nassi parvient à organiser un blocus du port des États du pape. En 1560 les Nassi obtiennent du sultan Soliman le Magnifique l'autorisation de construire un centre juif à Tibériade. Sous le règne de Selim II Joseph devient l'homme de pouvoir le plus influent de l'Empire. Convoitant la souveraineté de l'île de Chypre, il se fait d'abord nommer duc de l'île de Naxos par le sultan. Principal instigateur de la politique extérieure de l'Empire, il tombe cependant en disgrâce après la bataille de Lépante en 1571 et la mort de Sélim II en 1574. Quelles leçon tirées de l'extraordinaire destin de Gracia et Joseph Nassi ? L'élite judéo-espagnole dans l'Empire-Ottoman se distinguait par ses origines marranes. Elle sut s'attirer les faveurs des sultans par sa familiarité avec les mécanismes du capitalisme moderne en plein essor en Hollande. Dans un article intitulé Le marrane ou l'entrepreneur Maurice Kriegel de l'Université de Haïfa s'interroge sur l'émergence d'une telle élite61. Contrairement à l'époque espagnole où les souverains chrétiens ou musulmans faisaient appels aux Juifs selon leur bon vouloir, une véritable stratégie de reconversion des familles marranes persécutées en Europe se serait mise en place dans l'Empire Ottoman. L'Inquisition portugaise menaçait la firme des Mendez, et la Méditerranée orientale représentait pour eux l'ouverture d'un nouveau marché : « Ce qu'évitent les Mendez en quittant l'Europe occidentale, ce n'est donc pas le christianisme, mais le risque d'un démentèlement de leurs réseaux commerciaux par l'arbitraire inquisitorial ». L'orientation d'une politique mercantiliste entre les marranes d'Italie et les Turcs dicte alors la politique extérieure de l'Empire, comme en témoigne le blocus d'Ancône mais aussi la politique anti-française menée par Joseph Nassi. Sous prétexte 61 Ibid p. 691. 31
  • 33. d'inimitiés religieuses, les marranes les plus riches ne cesseront de limiter l'influence économique des souverains chrétiens en Méditerranée. La guerre de Chypre menée par les Turcs contre Venise en 1571 est l'une des conséquences de cette diplomatie. Les chroniqueurs de l'époque interprétaient le projet de Joseph Nassi d'installer une colonie juive dans l'île comme origine première de l'occupation. Fernand Braudel refuse d'aborder la conquête des Ottomans « par les mauvais chemins de la biographie et de l'anecdote ». Il cherche la cause de la guerre dans la situation géographique de Chypre, propice aux visées du monopole ottoman, mis en pratique par l'action des modernisateurs de l'Empire62. C'est dans un second temps qu'agit l'influence de Joseph Nassi et l'importance des biographies particulières. L'histoire des Nassi est celle du décalage profond entre une élite juive richissime et des coreligionnaires pauvres entassés dans les mellahs insalubres de Salonique ou d'Istanbul. Les écarts de richesse au sein d'une même communauté religieuse caractérisaient l'Espagne médiévale. Pourtant, le pouvoir califal en préservant les structures sociales traditionnelles et le système des millet63 ferma aux masses les portes d'accès au progrès économique et à la modernité politique, annonçant le délitement de l'Empire et sa décadence. Le débat historiographique porte sur le rôle des minorités dans le maintien de cette inertie : l'exemple des Nassi appuie la thèse selon laquelle les élites des minorités (juive, grecque et arménienne) ont imprimé le rythme d'une modernité économique, mais certains historiens estiment que les prétendus modernisateurs de l'Empire Ottoman ont en fait prospéré dans un cadre archaïque qu'ils ont de fait renforcé. Ellis Rivkin, historien qui a participé à la déconstruction du mythe de Joseph Nassi, réduit son parcours à de simples considérations économiques64. Sa richesse lui aurait permis de s'émanciper du cadre traditionnel de l'Empire Ottoman, car après tout Nassi n'agissait pas en tant que juif ni même en tant que nouveau chrétien, son Dieu à lui étant 62 BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Tome II, Armand Colin, 1982, pp. 371-372. 63 Le sytème de millet, reconnaissance d'une communauté et de ses droits, dérives de la conception islamique du dhimmi mais accorde cette fois des prérogatives collectives. Il était traduit par le terme de nation sous l'Empire Ottoman. 64 RIVKIN Ellis, The shaping of Jewish history. A radical new interpretation, Charles Scribner's sons, New-York, 1971, p. 256. 32
  • 34. le profit. Il faut rappeler qu'embrasser une religion de livre dans l'Empire était une question de survie. Sa conversion au judaïsme n'aurait été que formelle. Rivkin déconstruit l'humanisme oriental des Nassi, l'apologie dont ils font l'objet dans le monde judéo-espagnol : en soutenant des oeuvres charitables, Gracia n'était-elle pas surnommée le « coeur de son peuple » ou « la Dame » à Istanbul65 ? Tout en se plaçant contre le regard apologique Maurice Krieger tempère cette critique. Selon lui les Nassi n'incarnent pas la volonté d'émancipation capitaliste. Leurs activités bien que lucratives s'appuyaient sur une pratique très traditionnelle du commerce. « Il afferme les impôts sur les infidèles, chrétiens ou juifs, et son ennemi à la cour du sultan, le grand vizir Mohamed Sokolli, se refuse à l'appeler par son titre de duc de Naxos : il le désigne avec dédain comme un fermier d'impôts66 ». Nassi intensifia les échanges mais s'octroya de larges monopoles, notamment celui de la production de vins ou de cire67. Son activité économique était liée aux services rendus à l'Empire et aux concessions que celui-ci accordait en échange. Selon Halil Inalcik, les marranes surent s'adapter au cadre d'une politique ottomane qui se prolongea jusqu'au XIXème siècle, ils ne furent donc pas porteurs de changements économiques fondamentaux, et encore moins de changements politiques et sociaux68. Pour conclure, la question de l'élite juive dans l'Empire Ottoman est indissociable de l'arrivée massive des marranes en Turquie aux XVIème et XVIIème siècles. Par leur connaissance des royaumes chrétiens, ces élites ont pu jouer le rôle d'intermédiaire commercial et diplomatique entre l'Orient et l'Occident. Cependant, malgré les fortunes accumulées et l'influence grandissante à la Cour, elles se sont accommodées d'un mode de gestion oriental et n'ont jamais pensé la modernisation de l'Empire. Il faudra attendre l'ère des Tanzimats et la révolution des Jeunes Ottomans pour remettre en question ce modèle. Fernand Braudel estime que le profil de Jospeh Nassi s'apparente à celui du 65 Sur la vie de Gracia Nasi/Mendes cf CLEMENT Catherine, La Senora, Calmann Levy, Paris, 1994, 418p. ; ROTH Cecil, Dona Gracia Nasi, Liana Levi, Paris, 2007, 223p. 66 KRIEGER Maurice, « Néo-capitalisme et mission des Juifs: l'idéologie émancipatrice d'Ellis Rivkin » in Annales, Économies sociétés civilisations, N°4, 1979, p. 688. 67 INALCIK Halil, « Capital formation in the Ottoman Empire » in Journal economic history, N°29, 1968, pp. 122- 123. 68 Ibid p. 124. 33
  • 35. marchand grec Michel Cantacuzène, « fermier des revenus de plusieurs provinces, de nombreuses douanes, maître des salines de l'Empire, et fabuleusement riche69 ». L'assujettissement des peuples et minorités de la mosaïque ottomane ne s'explique pas seulement par une conception islamique classique du pouvoir, par un rapport d'allégeance et de soumission traditionnel. Il faut aussi souligner le rôle joué par les élites de ces minorités dans le maintien du modèle. Leur alliance avec le pouvoir suprême se traduisait par le maintien de structures oligopolistiques dans la gestion des affaires économiques comme politiques. 2°) Le « Présionisme » dans l'Empire Ottoman Les communautés judéo-espagnoles de Palestine, quoique peu nombreuses, fondèrent des foyers culturels, religieux et spirituels de première ordre. L'exemple du développement de Safed, la ville bleue des Kabbalistes, est éclairant. Mystique développée au coeur du Moyen-Âge espagnol, la Kabbale trouva refuge en Palestine et révéla des savants tels que Moise Cordovero, et l'une des autorités rabbiniques les plus influentes du judaïsme, Yossef Karo. Tous deux nés en Espagne, ils furent les dépositaires d'une culture religieuse savante, fierté des Séfarades qui aiment à rappeler leur ancienne supériorité intellectuelle sur le monde ashkénaze70. Leurs tombeaux dans le vieux cimetière de Safed font aujourd'hui l'objet de pèlerinages et de cultes particulièrement populaires. La population juive de la ville connut un essor important au XVIème siècle, et la première imprimante du Moyen Orient y fut construite en 1577. En 1584, la cité comptait pas moins de trente-deux synagogues71. Ces données recueillies par Abraham David nous renseigne sur la présence juive en Terre sainte, plusieurs siècles avant le sionisme moderne. Cependant, les Séfarades cohabitaient avec des communautés juives ashkénazes, kurdes et irakiennes, et la culture populaire judéo-espagnole ne se déployait jamais en dehors de l'espace familial, comme me le confirmèrent les responsables du 69 BRAUDEL Le monde méditerranéen..., Op. cit. p. 41. 70 Entretien avec des membres de Ladinokomunita à Madrid le 09/10/10. 71 ABRAHAM David, ORDAN Dena, To come to the land:Immigration and settlement in 16th century in Eretz Israel, University of Alabama press, Tuscaloosa, 2010, p. 117. 34
  • 36. centre Beit Hameia72. L'histoire chaotique de la Terre Sainte décima à plusieurs reprises le foyer juif de Safed, victime des razzias druzes en 1628 et en 1662, d'une épidémie de peste en 1742 et d'un tremblement de terre en 175973, ce qui transforma considérablement la composition de la population. Dans un contexte particulièrement hostile, le quartier juif ne survit que grâce aux donations de coreligionnaires du monde entier74. Il est impossible de savoir jusqu'à quelle époque les descendants des Judéo-espagnols continuèrent à pratiquer la langue et les coutumes hispaniques. Face aux populations sunnites et druzes les Juifs de la cité savaient oublier leurs origines distinctes et faire preuve de solidarité. Ils maîtrisaient tous l'hébreu et l'arabe75. Aussi devons-nous nous méfier de la remarque du diplomate espagnol Rafael Dezcallar qui suite à son séjour entre 1989 et 1992 écrivit « Safed est une ville traditionnellement religieuse et séfarade. On voit de toute part des Juifs orthodoxes mais en revanche le ladino tombe en désuétude en faveur de l'hébreu moderne. On entend de plus en plus rarement dans les rues les accents et intonations du castillan du XVème siècle »76. On peut douter de l'optimisme relatif de ces observations, certes légitime pour un citoyen espagnol promoteur de l'hispanisme, mais qui emprunte un raccourci historique faux : les Séfarades ne sont plus les ancêtres de la population actuelle de Safed, aujourd'hui totalement imprégnée d'identité ashkénaze, célébrée chaque année par le festival international de musique klezmer. L'usage de l'espagnol se serait éteint à la fin du XIXème siècle, quand la population ne comptait plus qu'une poignée de Judéo-espagnols, bien que nous n'ayons aucune certitude à ce sujet, les textes écrits en castillan étant absents des archives maintes fois détruites de la ville77. 72 Le centre Beit Hameia est un espace dédié à l'histoire de la communauté juive à Safed, et à sa présence antérieure à la création de l'Etat d'Israel. 73 SAULCY (de) Félicien, Voyage en Terre sainte, Librairie académique, Paris, 1865, p. 453. 74 Déjà au XVIIème siècle dans une période de relative stabilité politique l'italien et orientaliste Franciscus Quaresmius soulignait les « contributions des Juifs d'autres parties du monde » pour la « survie des Hébreux ». Cf ROBINSON Edward SMITH Eli, Biblical researches in Palestine, Mount Sinai and Arabia Petrae, Crocker and Brewster, London, 1841, p. 333. 75 Informations du musée du centre Beit Hameia. 76 DEZCALLAR Rafael, Tierra de Israël tierra de Palestina, Viajes entre el desierto y el mar, Alianza ensayo, Madrid, 2003, p. 237. On remarque que l'auteur fait la confusion entre « ladino » et « judéo-espagnol», distinction sur laquelle nous reviendrons dans le I-2-A. 77 Nous avons évoqué les épreuves terribles auxquelles furent confrontées les communautés juives de Safed au XVII et XVIIIème siècle, mais il faut noter que la ville fut détruite à plusieurs reprises au XIXème et XXème siècle, notamment en 1929 pendant les révoltes arabes. 35
  • 37. Autre ville sainte du judaïsme Tibériade sous la domination ottomane connut aussi une arrivée massive de Juifs espagnols. Lieu de pèlerinage et de sépulture du savant Maïmonide, les rives de la mer de Galilée furent investies par des familles séfarades dès 1563, grâce à l'intervention auprès du sultan Soliman Ier de l'homme d’État et ministre juif de l'Empire Ottoman Joseph Nassi78. Nous ne reviendrons pas sur le parcours exceptionnel du personnage mais devons souligner la singularité de son projet. Joseph Nassi imagina l'organisation d'une communauté juive émancipée par le travail, loin de l'espérance religieuse des kabbalistes de Safed à quelques kilomètres de là. Maurice Krieger écrit : « Il voulut réédifier Tibériade et se détourna de Safed peuplé par les religieux attendant la délivrance d'en-haut79 ». Le projet de reconstruction de la ville et de colonisation par des Judéo-espagnols s'articula autour de l'organisation de la production de soie et d'une industrie textile. Joseph Klausner voit dans cette entreprise les prémices du sionisme moderne, un projet politique spécifiquement juif qui rompt avec la tradition80. Et Maurice Krieger de renchérir : « L'analogie avec Herzl, cet « assimilé », vient spontanément à l'esprit : on conçoit que le marranisme et l'intégration dans le monde juif aient pu servir de propédeutique à un présionisme81 ». La mort de Joseph Nassi porta un coup dur au projet, et encore une fois la ville fut rasée par les attaques druzes au XVIIème siècle. La communauté ne put se reformer qu'à partir de 1740, lorsque le chef bédouin Daher el Omar appela le rabbin Moshe Abulafia et ses coreligionnaires à reconstruire et repeupler la cité82. Pour détruire le fief du chef bédouin devenu dangereusement indépendant le vizir de Damas assiégea Tibériade sur ordre du sultan. Les Juifs furent prier d'évacuer la ville, mais ceux-ci refusèrent et résistèrent au coté du pouvoir bédouin. L'alliance judéo-bédouine nous semble intéressante, essentiellement parce qu'elle contredit l'idée selon laquelle les Juifs de l'Empire Ottoman étaient tous soumis au pouvoir de Constantinople. 78 ROMERO Elena, Entre dos (o más) fuegos: fuentes poéticas para la historia de los sefardíes de los Balcanes, Consejo superior de Investigaciones Científicas, Madrid, 2008, p. 116. 79 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 689. 80 KLAUSNER Joseph, Quand une nation lutte pour sa liberté, Essais historiques, Sefounot, Jérusalem, 1966, pp. 193-210. 81 KRIEGER, Néo-capitalisme..., Op. cit. p. 690. 82 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. p. 117. 36
  • 38. A Salonique fut recueilli en 1753 un texte écrit en judéo-espagnol célébrant cet épisode, témoignage des alliances locales et a-confessionnelles aujourd'hui volontairement occultées83: « […] Dieu conseilla le Pacha qu'il écrive au rabbin Qu'il sorte lui et ses gens pour qu'ils vivent Que s'ils restaient et que ses soldats arrivaient Même l'âme des Juifs de Tibériade ne pourrait s'échapper Le rabbin Abulafia qui entendit ceci Fit appeler dans toute la juiverie «Celui qui a confiance, avec moi s'abritera Il n'y a de raison de sortir et de laisser Tibériade » Les aventures des Juifs séfarades en Terre Sainte ont donc été contées dans le coeur géographique et politique de l'Empire Ottoman, quand celui-ci contenait avec peine les révoltes et soulèvements de ses minorités. Comme dans le cas de la communauté de Safed, les Juifs de Tibériade s'associèrent à des Juifs originaires du Yémen ou d'Europe Orientale. En 1850 la ville comptait trois synagogues, et quatre-vingt feux de rite séfarade (des Judéo-espagnols mais aussi des Judéo-arabes) pour une centaine de familles ashkénazes84. L'expérience « sioniste » de Tibériade va contre l'idée reçue selon laquelle les Séfarades sont naturellement plus hostiles au sionisme. L'idéologie sioniste n'est pas même l'apanage des milieux intellectuels ashkénazes. Selon Pilar Romeu l'ouvrage rédigé en 1840 par le rabbin de Sarajevo Alkalay Shalom Yerushalaïm est le premier manifeste sioniste de l'histoire contemporaine85. Il affirme dans ses écrits que la rédemption doit avoir lieu dans mois d'un siècle, que la terre légitime des Juifs est celle de Palestine, et 83 Ibid p.133 Traduction libre depuis la version judéo-espagnole écrite en caractères latins, publiée dans MODIANO Isaac Shmuel, «Complas de Tebaria» in Séfer renanat mizmor, Salonique, 1753 : Dio consejo el Pacha que a el Rab le escriban / que se salga él con su djente para que ellos vivan / enpero, si quedaran adientro y su djente ahi ariban / no escapará almas de los djidios de Tebariá / El Rab Abulafia que esto oyiría / mandó presto a llamar por toda la djudería / Todo el que tiene habtahá y con mi se abrigaría / no es razón de salir y dedjar Teberiá. Cet épisode est aujourd'hui oublié dans le contexte du conflit israélo-palestinien, mais ce type d'alliance se reproduit plusieurs fois dans l'histoire de la Palestine. 84 SCHWARZ Joseph, Descriptive geography and brief historical sketch of Palestine, A. Hart, 1850, p. 42. 85 Conférence de Pilar ROMEU, Apogée et décadence du judéo-espagnol, Insitut d'Etudes juives Elie Wiesel, Paris, 2006. 37
  • 39. que leur langue doit être l'hébreu. Andrew Hedler pense que ses idées ont durablement inspiré Theodore Herzl. Alkalay s'installa à Belgrade dans la communauté de Zemun, point de jonction géograpahique entre le monde séfarade et ashkénaze, et y rencontra en effet le père et le grand-père d'Herzl86. Esther Benbassa propose une nouvelle lecture du sionisme dans l'Empire Ottoman, affirmant qu'il « se renforça face aux difficultés des communautés dans l'Empire87 ». Pour conclure, bien qu'animées par des projets différents, les communautés de Safed et de Tibériade souffrirent toutes deux d'une insécurité constante et des destructions systématiques. Terre d'élection pour des milliers de réfugiés « espagnols », la Palestine ne conserva pas, en dehors de son rôle religieux, cet apport identitaire hispanique. 3°) La coexistence dans l'Empire vue par les Séfarades La majorité de la population séfarade, concentrée dans les mellah des villes de l'Empire, vivait essentiellement d'artisanat. La cohabitation avec le pouvoir et la majorité islamique ou orthodoxe n'était pourtant pas pacifique. Comme les autres minorités de l'Empire les Juifs souffraient des pillages du corps des janissaires et des abus et extorsions des gouverneurs locaux. En revanche, ils étaient les seuls régulièrement accusés de crime rituel88. À une époque où les souverains européens ne réagissaient pas face à de telles allégations les sultans intervinrent à plusieurs reprises. En 1540, face à l'accusation de crime rituel proférée par la communauté orthodoxe d'Amasya, Soliman le magnifique émit un décret interdisant aux valis (gouverneurs de province) et aux juges d'avancer des accusations, lesquelles devaient être directement examinées par la Cour impériale89. Plus tard en 1840 le sultan Abdul Majid rédigea un décret de condamnation d'accusation de crime rituel : « Par l'amour que nous portons à nos sujets nous ne pouvons accepter que la 86 HANDLER Andrew, The life and times of Theodor Herzl in Budapest (1860-1878), University of Alabama Press, Tuscaloosa, 1983, p. 161. 87 BENBASSA Esther, « Le sionisme dans l'Empire Ottoman à l'aube du 20ème siècle » in Vingtième siècle, N°24, 1999, p. 80. 88 La calomnie de crime rituel est née en Allemagne au Moyen-Âge et se diffusa tant dans le monde chrétien que musulman. Il reposait sur la croyance que les Juifs utilisaient du sang d'enfants chrétiens dans la confection du pain azyme, de consommation obligatoire dans la communauté pendant les huit jours de la Pâque. 89 GÜLERYÜZ Naïm, « La comunidad sefardí de Istanbul : historia y restos materiales » in El camino de la lengua castellana y su expansión en el Mediterráneo : las rutas de Sefarad, dir. Fundación de la lengua castellana, Madrid, 2008, p. 105. 38
  • 40. nation juive, dont l'innocence face au crime dénoncé est évidente, soit poursuivie et inquiétée par des accusations qui n'ont aucun fondement »90. Évoquons plus en détail l'affaire du «Purim de Rhodes» de 1840, telle qu'Elena Romero l'analyse91. Un Juif originaire de Smyrne, du nom de Kalomiti, arriva à Rhodes pour vendre des éponges, ce qui provoqua la colère des Grecs orthodoxes qui disposaient du monopole de cette production. Pour se venger ils manipulèrent un habitant juif, vendeur ambulant d’oeufs et déficient mental, et lui firent miroiter une récompense s'il rendait coupable l'un des dirigeants de la communauté de l'enlèvement d'un enfant chrétien. Le plan fut mis en oeuvre la veille de la fête de Purim. Le gouverneur de l'île, Youssouf Pacha, incité par le clergé grec, le corps consulaire et une partie de juifs récemment convertis à l'islam, bloqua l'entrée du quartier juif. Les rabbins et notables furent arrêtés et torturés. Au bout de quinze jours, les accusés furent relâchés et le gouverneur attendit des instructions complémentaires. Les dirigeants de la communauté juive contactèrent le banquier séfarade de la Cour Abraham Camondo et le gendre du grand rabbin de Rhodes se rendit à la cérémonie du selmalik. Au cours de cette procession organisée chaque vendredi le sultan sortait du palais à cheval, prêtant attention aux requêtes formulées par les représentants des millet92. Malgré ces tentatives d'interférer directement auprès du pouvoir, la communauté juive n'eut aucune garantie dans la cessation des poursuites. Le dernier jour de la Pâque Youssouf Pacha reçut pourtant l'ordre d'interrompre les arrestations. En effet, au même moment, une affaire similaire eut lieu à Damas. Cette fois le personnel diplomatique européen accusait directement les Juifs d'avoir assassiné un moine capucin italien, disparu sans laissé de traces. Le protagonisme particulier du consul de France provoqua de vives réactions internationales et permit aux associations philanthropiques juives de se faire entendre pour la première fois dans le concert des nations. Une délégation composée par Moïse Montefiore, sheriff de Londres d'origine séfarade, Isaac Adolphe Crémieux président du consistoire de France, et Salomon Munk érudit franco-allemand s'empara de l'affaire et se rendit en Egypte pour intercéder auprès de Mohamed Ali, gouverneur de Syrie. Celui-ci libéra finalement les Juifs de Damas, et 90 Ibid p. 105. 91 ROMERO, Entre dos (o mas) fuegos..., Op. cit. pp. 248-258. 92 Ibid p. 252. 39
  • 41. quelques jours plus tard le sultan ottoman Abdul Majid prit aussi ses responsabilités en émettant le décret cité précédemment en faveur des Juifs de Rhodes. La situation se stabilisa donc par l'intervention de Juifs occidentaux, plus tard relayés par le Royaume- Uni autoproclamé défenseur de la minorité juive93. Les Juifs exprimaient la menace physique dont ils étaient victimes dans des mots parfois durs. Voici l'extrait d'une copla anonyme judéo-espagnole recueillie par Abraham Galante sur l'île de Rhodes au début du XXème siècle94. « Ils pensèrent le mal de toute la juiverie Et de calomnie les Grecs nous accusèrent Ceux que nous avions comme amis Se firent ennemis Parce que nous pêchons, nous oublions l'exil […] Pendu que soit le converti, son nom Abdela95» A l'instar de la société andalouse plusieurs siècles plus tôt, la société ottomane est aujourd'hui pensée dans la violence de son autoritarisme, mais aussi dans l'équilibre d'une paix sociale maintenue entre les minorités. Cette vision idyllique est particulièrement prenante tant chez les descendants des Judéo-espagnols que chez les occidentaux. Shmuel Trigano situe la construction de ce regard mélioratif dans le contexte de la création de l’État d'Israël. Construit sur le devoir de mémoire de la Shoah, cet État n'a jamais pensé les pertes des territoires séfarades, moins urgent dans la mémoire de l'identité juive. Au contraire, les opposants à la création d'Israël se seraient emparés de la question pour accabler l’État sioniste de la fin d'une idylle entre Séfarades et musulmans96. Shmuel Trigano n'hésite pas à dénoncer à ce titre une « manipulation idéologique » dirigée contre Israël. 93 Cours de DUMAZY F., Europe et la Méditerranée, Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, Octobre 2011. 94 Traduction libre du judéo-espagnol, GALANTE, Histoire des Juifs de Rhodes, AIU, Istanbul, 1935 : Grande mal pensaron por la djudería / Y 'alila alevantaron los gregos por mantchia / los que mos tenían como amigos / se hicieron enemigos / porque a Dio pequimos, del galut mos olvidamos / […] Taluy del meshumad, su nombre 'Abdela, / sus pies coren para mal como la sanjiguêla, / […] Behayé kol Yisrael / Sea enforcado y también arastado. 95 Juif converti à l'Islam « Abdela » aurait favorisé la persécution des rabbins par les Grecs pendant l'affaire. 96 Conférence de Shmuel Triagno Recréer l'héritage du passé à l'Université Paris X-Nanterre, mars 2007. 40
  • 42. Il est attesté qu'en dehors d'une minorité à la solde du pouvoir ottoman, l'immense majorité des Séfarades vivait dans une situation précaire relative à leur statut de dhimmi. Cette précarité ne donnait pas lieu à des conflits systématiques ou généralisés mais la méfiance et les tensions entres les groupes ethniques quels qu'ils soient étaient latentes. Les alliances entre des pouvoirs locaux musulmans et juifs, comme dans le cas de la ville de Tibériade au XVIIIème siècle, n'entrent pas en contradiction avec notre propos. Elles ont été étonnement oubliées parce qu'elles rappellent que des accords politiques conjoncturels étaient possibles, et ces nuances mettent en péril les visions globalisantes qui s'affrontent aujourd'hui sur fond de conflit israélo-palestinien, que ce soit celle qui idéalise l'organisation du pouvoir califal ottoman ou celle qui rappelle l'incompatibilité historique de deux cultures. C- Des nationalismes à la Shoah : la destruction des terroirs judéo-espagnols La « question d'Orient » au XIXème siècle est celle du recul progressif de l'Empire Ottoman face aux nationalismes. Si les minorités chrétiennes aspirent à l’État-nation et à l'émancipation du joug turc les Juifs voient en revanche leur position se dégrader. Les communautés séfarades commencent alors à émigrer, puis à disparaître dans l'entreprise de destruction nazie. Seule la Turquie conserve aujourd'hui une minorité juive relativement dynamique. Sans ressources en Israël, la mémoire séfarade oscille entre souvenir d'une cohabitation douloureuse en Méditerranée orientale et nostalgie d'une vie propice au multiculturalisme et à l'affirmation de leur identité hispanique. 1°) L'émigration des Juifs des Balkans au début du XXème siècle La situation des Juifs dans l'Entre-deux-guerres était précaire. Les flux d'émigration se densifièrent vers les États-Unis et l'Europe Occidentale d'une part, puis vers la Palestine d'autre part. Cette précarité fut aggravée par un environnement nationaliste et exclusif des minorités depuis l'éclatement de l'Empire Ottoman. L'échange de populations entre la Grèce et la Turquie affecta indirectement les Juifs. Bien qu'il loua la quiétude de la cité et l'harmonie entre les confessions Michael Molho évoqua ces bouleversements à Kastoria. 41