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LE CH’TI 	
		DANS		
DONBAYLEY/GETTYIMAGES
50 / LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014
Rien qu’au son de la voix d’une personne et au
vocabulaire qu’elle emploie, nous pouvons savoir si elle
nous est familière ou non, deviner son âge et son genre,
mais aussi la région d’où elle vient. Nous ne sommes pas
les seuls à pouvoir le faire : les dialectes existent aussi
chez les animaux. Avec des bénéfices multiples pour les
membres d’une même espèce.
L’intelligence
animale
S
elon que vous allez dans le Sud,
en Belgique ou en Angleterre,
vous entendrez des accents
différents… en écoutant les
oiseaux. « On savait déjà à l’An-
tiquité que les oiseaux chantaient différem-
ment selon les régions, mais il a fallu
attendre les années 1950 pour l’étudier de
façon scientifique, à l’aide de sona-
grammes, explique Laurence Henry,
maître de conférences à l’université de
Rennes 1. La structure générale des chants
reste, ce sont les détails fins qui amènent
de la variabilité. »
Certaines espèces sont ainsi douées
d’une capacité d’imitation quasi parfaite,
comme l’homme, les mammifères
marins ou les oiseaux. D’autres ont un
répertoire vocal beaucoup plus fixe, sans
être dépourvu de variantes, à l’image des
chèvres, des éléphants ou de certains
primates.
UNE CARTE D’IDENTITÉ VOCALE. La
flexibilité vocale se fait tout d’abord au
niveau individuel, on parle de signature
vocale. Celle-ci permet d’identifier l’émet-
teur d’un cri. L’utilisation de signatures
vocales a été constatée chez de nombreuses
espèces sociales, parmi lesquels des
oiseaux, des primates, des dauphins ou
des canidés. Les loutres géantes, qui vivent
en groupes familiaux et sont originaires
de la forêt amazonienne, utilisent aussi de
PAR MARYSE CHABALIER
	 OU LE PROVENÇAL…
		LE MONDE ANIMAL
ANN BOWLES
est chercheuse
à l’Institut de
recherche Hubbs-
SeaWorld de San
Diego, États-Unis.
LAURENCE HENRY
est maître de
conférences
au laboratoire
EthoS - éthologie
animale et humaine
de l’université de
Rennes 1, France.
ALBAN LEMASSON
est directeur
du laboratoire
EthoS - éthologie
animale et
humaine de
l’université de
Rennes 1, France.
LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014 / 51
Quand la ville
façonne
les chants
Pour qu’une variante de chant
subsiste et se répande dans une
population, elle doit apporter un
avantage dans le contexte où elle
est produite. Ainsi, les villes
pourraient être à l’origine de
nouveaux dialectes. En effet, chez
plusieurs espèces d’oiseaux, les
individus vivant en milieu urbain
chantent plus aigu que leurs
congénères ruraux. Cette adaptation
leur permet de se distinguer des
sons graves, émanant entre autres
de la circulation automobile.
Les mésanges à tête noire sont
concernées. Une étude sur des
mâles vivant dans une métropole
canadienne a montré qu’ils
adaptent la fréquence et la durée
de leurs chants en fonction du
volume sonore ambiant moyen.
Lorsque leur environnement est
bruyant, ils optent pour un chant
plus aigu et plus court. Réduire la
durée d’un chant augmente la
probabilité qu’il soit émis lors d’un
bref moment de silence et donc
entendu. Le problème est qu’il
s’éloigne du chant originel, ce qui
pourrait être néfaste tant pour
attirer les femelles que pour
montrer sa dominance vis-à-vis des
autres mâles. De plus, un son aigu
porte moins loin. C’est pourquoi,
lorsque le bruit est moins fort, leur
chant redevient plus long et grave.
À l’heure actuelle, les oiseaux
s’adaptent grâce à leur plasticité
comportementale, qui leur permet
de modifier leur chant. Dans un
environnement rempli de sons
graves, les mâles capables de
chanter plus aigu sont avantagés.
La sélection de ces individus
pourrait donner naissance à une
population possédant son propre
dialecte.
D.S. Proppe, C.B. Sturdy et
C. Cassady St Clair, PLoS ONE,
septembre 2011.
telles signatures. L’individualité de leurs
cris a été mesurée lors d’une étude menée
par Christina Mumm, de l’Institut expé-
rimental d’écologie de l’université d’Ulm,
en Allemagne. Les loutres possèdent deux
types de cris de cohésion : l’un, dit “de
contact”, est utilisé pour garder le lien
lorsque les membres du groupe ne se
voient pas ; l’autre, le “hum”, sert à coor-
donner les mouvements du groupe quand
ils sont à proximité immédiats.
Les cris de contact varient clairement
et sont propres à chaque individu. Par
contre, l’analyse statistique des “hum” n’a
pas révélé de différence nette. Ceci peut
s’expliquer de façon logique : la recon-
naissance vocale est surtout nécessaire
lorsque l’émetteur est trop loin pour être
identifié d’une autre manière.
Malgré tout, les loutres ont été
capables de différencier les individus
connus et inconnus en entendant l’enregis-
trement des deux types de cris. Les cher-
cheurs pensent donc que le “hum” contient
de subtiles variations individuelles. Ils
supposent plusieurs avantages à pouvoir
reconnaître l’émetteur d’un cri. Tout
d’abord la réponse peut être différente
selon le rang hiérarchique de l’interlocu-
teur ou le niveau d’affinité. De plus, dans
le cas des espèces – comme les loutres –
qui aident les membres de leur famille trop
jeunes ou trop âgés pour se nourrir seuls,
les signatures vocales permettraient
d’identifier les individus ayant besoin
d’aide et ceux pouvant en apporter.
COPIER LES AMIS. Le partage de voca-
lisations indique aussi les affinités entre
individus. « Chez les dauphins, les indi-
vidus expriment des vocalisations stéréo-
typées mais leurs partenaires sociaux les
imitent, de telle manière que les groupes
alliés utilisent un répertoire commun »,
explique Ann Bowles, chercheuse à l’Ins-
titut de recherche Hubbs-SeaWorld, aux
États-Unis. La même observation a été
faite dans des groupes de femelles étour-
neaux et singes Mones de Campbell par
les chercheurs de l’université de Rennes 1.
Ainsi, le partage de vocalisations renforce
le lien entre les individus, tout en infor-
mant le reste du groupe de cette relation
privilégiée.
De même que les affinités sociales
peuvent changer au cours du temps, le
partage de vocalisations va évoluer,
comme l’ont montré Ann Bowles et son
équipe en étudiant un groupe d’orques. Au
sein de cette espèce, l’apprentissage des
vocalisations se fait d’abord avec la mère,
ce qui explique la ressemblance des voca-
La loutre
géante
KWIKTOR/TATIANAIVKOVICH/GETTYIMAGES
52 / LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014
L’intelligence
animale
lisations au sein d’une lignée maternelle.
Au début de l’étude, l’un des jeunes mâles,
M6, partageait le dialecte de sa mère et
n’avait pas de vocalisations en commun
avec un autre mâle, M8. Ce dernier avait
un répertoire particulier, probablement dû
au fait qu’il avait passé plusieurs années
avec des dauphins. Cinq ans plus tard,
44 % des vocalisations du jeune mâle sont
copiées sur celles de son aîné. Cette modi-
fication des vocalisations s’est effectuée en
parallèle avec un changement d’associa-
tion, le jeune passant moins de temps avec
sa mère et plus avec M8.
ACCENT RÉGIONAL. Les dialectes
peuvent aussi indiquer la provenance
géographique des individus. Ainsi, il a été
observé qu’au sein de dortoirs pouvant
rassembler des centaines voir des milliers
d’étourneaux, les oiseaux se rassemblent
en fonction de leurs origines, qu’ils iden-
tifient grâce à leur dialecte commun.
D’après une synthèse d’études sur leur
maintenance chez les oiseaux, les dialectes
géographiques seraient favorisés chez les
espèces se dispersant peu et dont les indi-
vidus s’accouplent préférentiellement avec
un partenaire ayant un chant proche du
leur. Par exemple, chez le Bruant à
couronne blanche, un oiseau d’Amérique
du Nord, les mâles qui utilisent le chant
local ont plus de succès reproducteur que
ceux ayant un chant d’une autre région.
Si la plupart des populations se diffé-
rencient par leur façon d'émettre certaines
vocalisations ou l’ordre des notes qui les
composent, certaines fois ce sont des cris
qui sont abandonnés ou créés. C’est le cas
du Mone de Campbell. « Dans une région
avec beaucoup de prédateurs, vous aurez
par exemple une “alarme aigle” et une
“alarme léopard”, illustre Alban Lemas-
son, professeur à l’université de Rennes 1.
Alors que dans une zone où il n’y a pas de
prédateur, ce sera la même vocalisation qui
sera utilisée pour tous les types de
danger. » Ceux qu’il étudie en captivité à
l’université de Rennes 1 en sont venus à
perdre le cri d’alarme contre les préda-
teurs. Ils ont par contre une vocalisation
qui leur est propre : celle annonçant l’arri-
vée d’un humain.
Le partage d’une grande flexibilité
vocale par des espèces aussi différentes
que des primates, des oiseaux ou des
orques démontre son utilité. Cette capa-
cité, apparue plusieurs fois au cours de
l’évolution, se serait développée sous
l’influence de la vie en société. D’ail-
leurs, ce sont les cris à fonction sociale
qui sont les plus variables. ●
RÉFÉRENCES
C.A.S. Mumm, M.C. Urrutia et
M. Knörnschild, Animal Behaviour,
février 2014.
J.-L. Crance, A.E. Bowles et A. Garver,
Journal of Experimental Biology, avril 2014.
R. Planqué, N.F. Britton et
H. Slabbekoorn, Journal of Mathematical
Biology, janvier 2014.
H. Bouchet et coll., Revue de
primatologie, 2013.
Chez le Bruant
à couronne blanche,
les mâles qui utilisent
le chant local ont plus
de succès reproducteur
que ceux ayant un chant
d’une autre région
Les orques
Le Mone de
Campbell Les dauphins
IVKUZMIN/TOMBRAKEFIELD/GETTYIMAGES
LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014 / 53

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  • 1. LE CH’TI DANS DONBAYLEY/GETTYIMAGES 50 / LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014
  • 2. Rien qu’au son de la voix d’une personne et au vocabulaire qu’elle emploie, nous pouvons savoir si elle nous est familière ou non, deviner son âge et son genre, mais aussi la région d’où elle vient. Nous ne sommes pas les seuls à pouvoir le faire : les dialectes existent aussi chez les animaux. Avec des bénéfices multiples pour les membres d’une même espèce. L’intelligence animale S elon que vous allez dans le Sud, en Belgique ou en Angleterre, vous entendrez des accents différents… en écoutant les oiseaux. « On savait déjà à l’An- tiquité que les oiseaux chantaient différem- ment selon les régions, mais il a fallu attendre les années 1950 pour l’étudier de façon scientifique, à l’aide de sona- grammes, explique Laurence Henry, maître de conférences à l’université de Rennes 1. La structure générale des chants reste, ce sont les détails fins qui amènent de la variabilité. » Certaines espèces sont ainsi douées d’une capacité d’imitation quasi parfaite, comme l’homme, les mammifères marins ou les oiseaux. D’autres ont un répertoire vocal beaucoup plus fixe, sans être dépourvu de variantes, à l’image des chèvres, des éléphants ou de certains primates. UNE CARTE D’IDENTITÉ VOCALE. La flexibilité vocale se fait tout d’abord au niveau individuel, on parle de signature vocale. Celle-ci permet d’identifier l’émet- teur d’un cri. L’utilisation de signatures vocales a été constatée chez de nombreuses espèces sociales, parmi lesquels des oiseaux, des primates, des dauphins ou des canidés. Les loutres géantes, qui vivent en groupes familiaux et sont originaires de la forêt amazonienne, utilisent aussi de PAR MARYSE CHABALIER OU LE PROVENÇAL… LE MONDE ANIMAL ANN BOWLES est chercheuse à l’Institut de recherche Hubbs- SeaWorld de San Diego, États-Unis. LAURENCE HENRY est maître de conférences au laboratoire EthoS - éthologie animale et humaine de l’université de Rennes 1, France. ALBAN LEMASSON est directeur du laboratoire EthoS - éthologie animale et humaine de l’université de Rennes 1, France. LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014 / 51
  • 3. Quand la ville façonne les chants Pour qu’une variante de chant subsiste et se répande dans une population, elle doit apporter un avantage dans le contexte où elle est produite. Ainsi, les villes pourraient être à l’origine de nouveaux dialectes. En effet, chez plusieurs espèces d’oiseaux, les individus vivant en milieu urbain chantent plus aigu que leurs congénères ruraux. Cette adaptation leur permet de se distinguer des sons graves, émanant entre autres de la circulation automobile. Les mésanges à tête noire sont concernées. Une étude sur des mâles vivant dans une métropole canadienne a montré qu’ils adaptent la fréquence et la durée de leurs chants en fonction du volume sonore ambiant moyen. Lorsque leur environnement est bruyant, ils optent pour un chant plus aigu et plus court. Réduire la durée d’un chant augmente la probabilité qu’il soit émis lors d’un bref moment de silence et donc entendu. Le problème est qu’il s’éloigne du chant originel, ce qui pourrait être néfaste tant pour attirer les femelles que pour montrer sa dominance vis-à-vis des autres mâles. De plus, un son aigu porte moins loin. C’est pourquoi, lorsque le bruit est moins fort, leur chant redevient plus long et grave. À l’heure actuelle, les oiseaux s’adaptent grâce à leur plasticité comportementale, qui leur permet de modifier leur chant. Dans un environnement rempli de sons graves, les mâles capables de chanter plus aigu sont avantagés. La sélection de ces individus pourrait donner naissance à une population possédant son propre dialecte. D.S. Proppe, C.B. Sturdy et C. Cassady St Clair, PLoS ONE, septembre 2011. telles signatures. L’individualité de leurs cris a été mesurée lors d’une étude menée par Christina Mumm, de l’Institut expé- rimental d’écologie de l’université d’Ulm, en Allemagne. Les loutres possèdent deux types de cris de cohésion : l’un, dit “de contact”, est utilisé pour garder le lien lorsque les membres du groupe ne se voient pas ; l’autre, le “hum”, sert à coor- donner les mouvements du groupe quand ils sont à proximité immédiats. Les cris de contact varient clairement et sont propres à chaque individu. Par contre, l’analyse statistique des “hum” n’a pas révélé de différence nette. Ceci peut s’expliquer de façon logique : la recon- naissance vocale est surtout nécessaire lorsque l’émetteur est trop loin pour être identifié d’une autre manière. Malgré tout, les loutres ont été capables de différencier les individus connus et inconnus en entendant l’enregis- trement des deux types de cris. Les cher- cheurs pensent donc que le “hum” contient de subtiles variations individuelles. Ils supposent plusieurs avantages à pouvoir reconnaître l’émetteur d’un cri. Tout d’abord la réponse peut être différente selon le rang hiérarchique de l’interlocu- teur ou le niveau d’affinité. De plus, dans le cas des espèces – comme les loutres – qui aident les membres de leur famille trop jeunes ou trop âgés pour se nourrir seuls, les signatures vocales permettraient d’identifier les individus ayant besoin d’aide et ceux pouvant en apporter. COPIER LES AMIS. Le partage de voca- lisations indique aussi les affinités entre individus. « Chez les dauphins, les indi- vidus expriment des vocalisations stéréo- typées mais leurs partenaires sociaux les imitent, de telle manière que les groupes alliés utilisent un répertoire commun », explique Ann Bowles, chercheuse à l’Ins- titut de recherche Hubbs-SeaWorld, aux États-Unis. La même observation a été faite dans des groupes de femelles étour- neaux et singes Mones de Campbell par les chercheurs de l’université de Rennes 1. Ainsi, le partage de vocalisations renforce le lien entre les individus, tout en infor- mant le reste du groupe de cette relation privilégiée. De même que les affinités sociales peuvent changer au cours du temps, le partage de vocalisations va évoluer, comme l’ont montré Ann Bowles et son équipe en étudiant un groupe d’orques. Au sein de cette espèce, l’apprentissage des vocalisations se fait d’abord avec la mère, ce qui explique la ressemblance des voca- La loutre géante KWIKTOR/TATIANAIVKOVICH/GETTYIMAGES 52 / LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014 L’intelligence animale
  • 4. lisations au sein d’une lignée maternelle. Au début de l’étude, l’un des jeunes mâles, M6, partageait le dialecte de sa mère et n’avait pas de vocalisations en commun avec un autre mâle, M8. Ce dernier avait un répertoire particulier, probablement dû au fait qu’il avait passé plusieurs années avec des dauphins. Cinq ans plus tard, 44 % des vocalisations du jeune mâle sont copiées sur celles de son aîné. Cette modi- fication des vocalisations s’est effectuée en parallèle avec un changement d’associa- tion, le jeune passant moins de temps avec sa mère et plus avec M8. ACCENT RÉGIONAL. Les dialectes peuvent aussi indiquer la provenance géographique des individus. Ainsi, il a été observé qu’au sein de dortoirs pouvant rassembler des centaines voir des milliers d’étourneaux, les oiseaux se rassemblent en fonction de leurs origines, qu’ils iden- tifient grâce à leur dialecte commun. D’après une synthèse d’études sur leur maintenance chez les oiseaux, les dialectes géographiques seraient favorisés chez les espèces se dispersant peu et dont les indi- vidus s’accouplent préférentiellement avec un partenaire ayant un chant proche du leur. Par exemple, chez le Bruant à couronne blanche, un oiseau d’Amérique du Nord, les mâles qui utilisent le chant local ont plus de succès reproducteur que ceux ayant un chant d’une autre région. Si la plupart des populations se diffé- rencient par leur façon d'émettre certaines vocalisations ou l’ordre des notes qui les composent, certaines fois ce sont des cris qui sont abandonnés ou créés. C’est le cas du Mone de Campbell. « Dans une région avec beaucoup de prédateurs, vous aurez par exemple une “alarme aigle” et une “alarme léopard”, illustre Alban Lemas- son, professeur à l’université de Rennes 1. Alors que dans une zone où il n’y a pas de prédateur, ce sera la même vocalisation qui sera utilisée pour tous les types de danger. » Ceux qu’il étudie en captivité à l’université de Rennes 1 en sont venus à perdre le cri d’alarme contre les préda- teurs. Ils ont par contre une vocalisation qui leur est propre : celle annonçant l’arri- vée d’un humain. Le partage d’une grande flexibilité vocale par des espèces aussi différentes que des primates, des oiseaux ou des orques démontre son utilité. Cette capa- cité, apparue plusieurs fois au cours de l’évolution, se serait développée sous l’influence de la vie en société. D’ail- leurs, ce sont les cris à fonction sociale qui sont les plus variables. ● RÉFÉRENCES C.A.S. Mumm, M.C. Urrutia et M. Knörnschild, Animal Behaviour, février 2014. J.-L. Crance, A.E. Bowles et A. Garver, Journal of Experimental Biology, avril 2014. R. Planqué, N.F. Britton et H. Slabbekoorn, Journal of Mathematical Biology, janvier 2014. H. Bouchet et coll., Revue de primatologie, 2013. Chez le Bruant à couronne blanche, les mâles qui utilisent le chant local ont plus de succès reproducteur que ceux ayant un chant d’une autre région Les orques Le Mone de Campbell Les dauphins IVKUZMIN/TOMBRAKEFIELD/GETTYIMAGES LE MONDE DE L’INTELLIGENCE – N° 38 – SEPTEMBRE/OCTOBRE 2014 / 53