3. ISKra presente
L face
a
cachee
L torture en uruguay
a
un fILm de fernando Lopez
Video 52’
Iskra
18, rue Henri Barbuse BP24 - 94111 Arcueil Cedex
iskra@iskra.fr
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fax : +33 (0)141 240 220
4. rappel historique
L’Uruguay, petit pays de 3,5 millions d’habitants, Uruguayenne suivent des cours de torture. Novices,
était considéré comme la petite Suisse d’Amérique les bourreaux testeront une multitude de procédés,
Latine dans les années 1950. Dans le jeu de avant de s’approprier, suivant les casernes militaires,
préservation des acquis des riches au détriment les plus efficaces à leur sens.
des pauvres, le peuple s’est enfoncé dans la De vagues d’arrestations en vagues d’arrestations,
misère. En 1957, un avocat, Raùl Sendic vient au par extension tous les acteurs politiques de gauche
secours des « cañeros », les ouvriers des sucriers et les syndicalistes connaîtront la torture. Un citoyen
du nord de l’Uruguay. Il les éclaire sur leurs droits sur 54 sera arrêté et « interrogé » en Uruguay, soit
ce qui provoque des mouvements de rébellion. environ 60 000 personnes. Si les tortures ont été
Inspiré par la réussite de la révolution Cubaine et aussi massives et aussi bien organisées, c’est que
face à la brutale invasion impérialiste des USA, l’option de « liquider le plus grand nombre »
le Mouvement National de Libération est créé n’avait pas été retenue. L’idée était d’exploiter les
en 1961. Sous le coup d’un mandat d’arrestation techniques de torture dans la durée afin de rendre
des autorités Uruguayennes, Raùl Sendic entre fous les prisonniers, en particulier les chefs de
en clandestinité en 1963. Il dirige, organise l’organisation Tupamaros, et ainsi éteindre tout
et développe le mouvement révolutionnaire idéal politique. Certains resteront 10 ans au fond
« Tupamaros » pour lutter contre la dictature. Face à d’un puits, isolés, torturés sans répit.
cette guérilla urbaine, les autorités Uruguayennes, En 1985, la démocratie est restaurée. Les 9 chefs de
soutenues et formées par la France et les Etats l’organisation Tupamaros seront libérés les derniers,
Unis, se précipitent sur la solution de rigueur : La en échange de l’impunité de l’Etat et donc des
répression policière. auteurs des tortures. Alors que relativement peu
En 1970, début de l’expérience de la torture. Elle de torturés sont morts pendant leur détention,
s’étalera sur une quinzaine d’années. Au sein des quelques années après leur libération, une vague de
Tupamaros, un manuel secret circule : il enseigne cancers a tué de nombreux survivants. Aujourd’hui,
le b-a ba de la torture et les solutions basiques tous ont des séquelles et vivent tant bien que mal
pour y résister. Parallèlement, la police et l’armée avec leur douloureuse mémoire.
5. Synopsis
C’est un voyage dans l’histoire de mon pays d’origine, l’Uruguay, c’est
aussi un voyage dans mon histoire. Imprégné dès l’enfance du récit des
tortures qu’a subies ma tante et resté traumatisé de longues années face
à des interrogations et des fantasmes solitaires, je suis parti à la rencontre
de ceux qui ont été torturés. Pour tenter de comprendre. Je retrouve
d’abord ma tante. Cette première rencontre, empreinte de poésie et de
dureté, me pousse vers d’autres rencontres. Dans un pays en effervescence
- c’est le moment des élections présidentielles - c’est la ronde des
rencontres . La parole enfouie de ces victimes de la torture délivrée à un
homme qui pourrait être leur fils éclaire leur courage et leur persévérance
à atteindre un monde meilleur.
6. note d’Intention
Je suis né le 6 août 1970 avec l’instauration de la dictature en Uruguay, dans la flambée de terreur et de
violences où règnait la pratique de la torture. J’ai l’intime conviction d’avoir été imprégné dès ma conception
de l’angoisse de ma mère, qui reflétait elle-même celle du pays. La sœur de ma mère, ma tante « Tia Negra »
militante Tupamara, est arrêtée le jour de la fête patriotique, le 19 Juin 1971, anniversaire de la naissance
du général Artigas, libérateur de l’Uruguay. Son immortelle phrase résonne encore dans le cœur des
Uruguayens : « Que les plus pauvres soient les plus privilégiés ». Ce jour-là ma tante connaîtra ses premiers
supplices.
Elle reste prisonnière 9 mois durant lesquels ma mère ira chaque jour la visiter à la prison. Selon le bon vouloir
des gardiens, elle est autorisée à la rencontrer. Ou pas. Cet emprisonnement et les visites quotidiennes
de ma mère à sa sœur torturée furent très traumatisantes pour nous tous. Début 73, comme des milliers
d’Uruguayens, mes parents et leurs enfants fuient vers l’Europe par bateau.
En France, petit enfant, j’ai la haine, la haine de ce qu’il advient de mon pays natal, une haine telle que je
suis prêt à donner ma vie pour que ça cesse. L’oreille collée au transistor, je pleure de désespoir. Fébrile, blotti
contre le mur, recroquevillé sous les draps, je suis «scotché» par la peur, tétanisé. La mort chuchote à mon
oreille. Dans le noir de ma chambre, la moindre lumière éclaire des corps nus, meurtris, allongés à même
une terre humide et froide. Ils dépérissent, se décomposent. Je me promène parmi eux, l’air empli des
gémissements de ces mourants. Certains me regardent, j’ai du mal à soutenir leurs regards, ils m’appellent,
je suis pétrifié, j’ai envie de vomir. Je vois ces fils dénudés qui s’approchent lentement de leur chair, encore
saine, calme comme l’eau d’un étang, chair emplie d’eau conductrice. Puis soudain, je vois au ralenti des
êtres gesticuler dans tous les sens, se convulser, tomber dans la folie. Bizarrement il n’y a pas de sons, pas
de cris. Quand je me réveille, mon lit est humide et froid. De ma sueur et de mes larmes.
Imaginer la torture épuise. Mais pas comme un sport, parce que cet épuisement oppresse le cœur, comme
une force intérieure qui voudrait que tout s’arrête, que cette existence cesse d’être ce qu’elle est.
La nécessité de faire ce film-là c’est la volonté d’éclairer ce noir morbide de ma tête d’enfant, rongée par des
fantasmes de tortures, sans les avoir jamais vues ni subies. Ce film se veut la suite d’un premier film,
« La lune ronde », sélectionné au Festival de Marseille, puis au Festival de Lussas en 2005. Dans ce premier
film, mon appartement actuel est devenu ma chambre d’enfant, celle où je me suis enfermé, là où je me suis
coupé du monde dix ans durant avec pour seul compagnon un train électrique, concret, rassurant. A travers
la réalisation de ce premier film, je retourne visiter mon enfance du haut de mes 34 ans et tente de livrer
les représentations qui m’habitaient alors. Avoir pu plonger dans les ténèbres de mon enfance m’a ouvert
les yeux sur la nécessité de passer du côté du réel, d’entendre et de faire entendre la réalité de la torture par
ceux qui l’ont réellement vécue. Dès lors, la réalisation de ce nouveau film s’est imposée.
Au fil des rencontres, je veux comprendre de quelle manière chacun est parvenu à revenir d’un traitement
aussi destructeur pour l’Homme. Au fond d’un puits, la tête sous une cagoule, quand le temps n’existe plus,
isolé de tout depuis deux ans voire dix, je me demande à quoi ils ont pu s’accrocher ? Comment ont-ils pu
survivre à de tels cauchemars ? Comment un être humain peut-il trouver en lui la foi, la force de surpasser
ces instants sans fin, sans but, sans repère?
7. Le principe de la torture est de désarticuler physiquement et mentalement un être humain, c’est-à-
dire d’orchestrer sa destruction vivante. Dans ces rencontres, en écoutant ces rescapés, je veux cerner la
définition intime, viscérale de l’acte de torturer, et la réflexion qui en découle. Qu’est-ce que la torture ?
Peut-on expliquer la torture ? Peut-on se la représenter ?
2004, retour en Uruguay
En 2004, après 30 ans d’exil , je me rends dans ma famille en Uruguay, pour cicatriser les blessures de
cet enfant queje fus et sécher les larmes de ma mère. Alors que l’avion survole mon pays natal, je sens
physiquement s’inscrire une cohérence en moi : comme si mon corps disloqué commençait à reprendre ses
marques originelles. Comme un film monté à l’envers, serait-il donc possible en revenant à ses origines de
«remonter» son histoire.
A mon arrivée, je trouve un peuple en pleine effervescence. Octobre 2004. La campagne pour l’élection
présidentielle bat son plein. Je vois des êtres que j’imaginais détruits par tant de maltraitance, hurler de joie
et d’espoir. Je prends conscience de la force de cette énergie, de cette détermination pourtant théoriquement
détruites par la dictature.
La rencontre avec ma tante et ses enfants a été des plus émouvantes, comme si le monde imaginaire de
l’enfant que j’étais et qui demeure en moi rejoignait le réel, prennait sens. Je retrouve Gustavo, mon cousin,
mon double aussi. On a vécu la même histoire, lui concrètement, moi par procuration, par fantasmes, de
l’autre côté de l’Océan atlantique.
J’avais avec moi une caméra, je décide de filmer. Je fais la rencontre de Crysol, l’association des ex-prisonniers
politiques. Elle compte plus de 500 membres inscrits dont une vingtaine d’actifs. Je les approche, attiré
par une sensation de chaleur, d’ouverture. J’échange ainsi avec une vingtaine d’entre eux et c’est sur huit
personnes que mon choix se fixe, en fonction tout d’abord de la nature de la relation qui s’installe et de la
confiance réciproque qui s’impose dès les premières minutes. Mais aussi en fonction de leur particularité,
d’une sensibilité et d’une approche singulière de leur passé, qui se complètent et se répondent les unes aux
autres. Dès les premières secondes des entretiens avec les personnes que je filme, je me sens «de concert».
Cinématographiquement, cela se sent immédiatement. Mon histoire me donne une certaine aisance sur ce
terrain difficile qui m’est hélas familier. Un phénomène de l’ordre du transfert s’opère, dû à l’énorme manque
de communication entre les torturés et leurs descendants. Le sujet est plus que tabou, la plupart n’ont eu
que le silence de leurs enfants! Mon âge est celui de leurs enfants et mon attente répond à leur manque.
Certains vont alors me parler comme à un fils, pour la première fois. De plus, je suis de leur famille, la famille
des ex-prisonniers politiques à laquelle appartient ma tante. La définition de la famille n’est pas la même
en Uruguay. Dans ce petit pays, cette grande famille, je me suis vu accueilli comme membre à part entière.
Et j’ai la forte sensation que dans ce pays ma famille s’étend à tout le territoire. Fort curieusement, où que
je me trouve dans ce pays, tout, chaque être me semble familier. Moi qui ai toujours rêvé d’appartenir à une
grande famille, celle-ci n’a fait que s’agrandir de jour en jour !
Je n’ai jamais eu à faire aux bourreaux. Eux, oui. Le bourreau reste un être humain malgré l’inhumanité de
ses actes et une relation intime s’installe parfois avec lui. Dans cet endroit cauchemardesque, la victime
lutte et parfois gagne, certes de petites choses, de petits espaces de dignité, mais qui demeurent, tout au
fond de soi, un espace de liberté inaliénable. Elle gagne par le simple fait de résister et de ne pas parler, de
8. ne pas craquer, prouvant que malgré la violence des traitements, elle surpasse ses bourreaux. C’est essentiel
à l’âme, à la survie.
L’être humain dispose de ressources insoupçonnées que révèle l’expérience de la torture . La résilience, une
faculté enfouie qui se déclenche spontanément dans des situations dramatiques et qui nous donne une
force exceptionnelle, mentale et/ou physique, permettant de surpasser un événement considéré comme
insurmontable. Les personnages du film, à travers leur parcours, leur personnalité, leur parole l’incarnent
superbement. Cette force de survie se perçoit par exemple à travers la poésie de ma tante. Alors qu’Ana
Blanco se ressource dans une mer imaginaire et dans sa foi en l’amour, El Cristo, suspendu à des chaînes
depuis des heures, trouve refuge et force dans ses hallucinations auditives pour continuer à défendre «la
variante» de sa fausse identité, tandis que David Campora, dans un extrême épuisement, gisant à moitié
mort, frappe le visage du bourreau d’un coup de pied d’une violence inouïe. Puis, c’est tout une vie entraînée
par cette énergie, qui perdure et s’observe dans leur capacité à rebondir une fois qu’ils ont été libérés, sans
s’immobiliser dans leur douleur, et mener une existence résolument du côté de la vie.
Dans une expérience où chacun doit lutter pour survivre, où la raison et les sentiments doivent chercher
dans le fantasme ou le réel quelque chose à quoi s’agripper pour ne pas sombrer. Comment la torture prend-
elle corps dans le corps? Quand la moindre partie de son corps est soumise aux sévices, il faut chercher de
la force dans le moindre recoin de son esprit, résister de tout son être. Comment ce calvaire transforme-t-il
la personne?
Par leur parole, leur silence, leurs hésitations, leurs regards, le film nous révèle comment ces personnes
au plus profond d’elles-mêmes ont traversé les tortures . Le fait de plonger dans l’intériorité du vécu des
tortures permet au spectateur de découvrir une dimension jusqu’alors inégalée. Quel est l’univers d’un
être plongé dans l’obscurité des mois durant, sa tête encagoulée ? Le mal serait-il plus fort que le bien ? La
torture est-elle humaine ou inhumaine ?
9. traitement
Mes premières séquences ont été tournées au cours des élections présidentielles de fin 2004, qui ont vu
l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir. Cela a été un moment propice pour commencer à filmer. De
fait, le film est ancré dans l’actualité de l’Uruguay. Il se situe au cœur d’une élection importante. C’est dans
cette remise en question de tout un peuple, mobilisé pour l’avenir de son pays, que l’on va revisiter son
passé douloureux tant pour la nation que pour les êtres.
Poussé par cette nécessité de rencontre, de réveil, par ma quête d’une réalité endormie, j’ai opté pour
un équipement léger dont j’ai l’habitude. J’étais seul, ce qui a facilité une relation plus intime avec les
personnages, qu’ils soient de ma famille ou non. Ce film est un face à face, où l’on se regarde de près, où la
caméra - et moi derrière elle - sommes de face , cette démarche est en phase avec mes intentions de faire
front à nos passés communs. Tout en assurant une image et un son d’une qualité correcte, la légèreté du
dispositif met à l’aise les protagonistes.
Le dispositif cinématographique est double. Les entretiens intimes sont cadrés en plans poitrines ou gros
plans, des valeurs de cadre offrant toute la place au personnage. Ainsi se déploie une parole dont l’émotion,
l’intensité de la réflexion et de l’être transpercent l’écran. La sensation personnelle, se laissant guider par la
parole et l’émotion transmises détermine les choix de cadres. Les entretiens ont lieu dans l’univers familier
des personnages. Les propos intimes et profonds sont en harmonie avec l’intimité des lieux choisis par les
protagonistes après réflexion. Ana Blanco a choisi la mer, élément de ressource pour elle, pour Jorge Sabalsa,
il s’agit d’un petit cabanon sur une plage où il aime régulièrement venir se recueillir, pour El Negro Philips le
psychologue, son propre cabinet, pour une fois inversant les rôles…
Le témoignage plein cadre donne l’essentiel et l’indispensable : leur présence. Les protagonistes parlent de
leur expérience de la torture mais aussi et surtout du recul, du regard qu’ils portent sur leur histoire. De ce
fait, leur présence à l’image donne des informations, des sensations de part la conjugaison de la voix et de
leur visage. Une voix qui court en off sur des plans qui viennent soit illustrer, soit éclairer le récit et nous
éloignent du sujet parlant, pour une fin volontaire. Dans ce film, l’intention est de rester avec la personne,
pour qu’au premier plan apparaisse l’être humain, celui-là même à qui on a voulu qu’il n’en soit plus un. La
volonté de ce traitement, qui tient délibérément à l’écart les contextes politiques, apporte une autre réalité,
celle plus simple et plus concrète du quotidien. La victime de la torture vit surtout avec un passé douloureux
décalé de toute notion politique. Dans une épreuve telle que le sous-marin, il paraît bien sûr aberrant de
penser qu’une victime va à ce moment-là défendre ses idéaux politiques. Elle va plutôt penser à son père,
sa mère, ses enfants, son concubin, tout être qui lui est précieux.
Les images de la campagne électorale, de scènes de vie familiale, sont réalisées caméra à l’épaule, épousant
les mouvements, à l’écoute des corps. Cette tenue émotionnelle de la caméra renforce la subjectivité,
plonge le spectateur dans le ressenti, la sensibilité du regard. La caméra «embarquée» épouse et fait corps
avec l’action, car dans ce petit pays il faut s’activer dans tous les sens pour se nourrir et survivre, et parce
que je souhaite que le spectateur soit imprégné par la parole comme par l’action. L’axe principal du film est
le regard sur la mémoire de mes protagonistes. Le contexte historique, politique, bien que nécessairement
10. raconté n’est donc pas un aspect essentiel au film.
Le film est composé de trois actes principaux. Le premier acte consiste à approcher ma famille, source par
laquelle m’est parvenu le monde de la torture. La fin de ce premier acte est marqué par une séquence avec
le peuple Uruguayen, qui à la fois permet de relier l’histoire de la famille à celle du peuple, mais aussi
d’appréhender le contexte actuel du pays en perpétuel quête d’un lendemain solide. Le second acte nous
amène de plus en plus loin dans la réflexion sur les tortures. Il permet de faire le lien entre un présent et une
mémoire, un passé. Certains protagonistes seront plus factuels dans leur récit, parfois plus émouvants. Le
troisième acte nous amène sur le terrain de la résilience. Bien que sous jacente à maints endroits du film,
la résilience apparaît là clairement exprimée, par des mots, à chaque fois uniques, toujours tournés vers la
vie, vers l’espoir.
L’ouverture du film est une scène tournée en pleine campagne où l’on voit mon cousin Gustavo abattre un
cochon d’environ 250 Kilos. Cette scène relie à la fois la famille, la violence du sujet et permet de mettre
en place une donnée essentielle: la violence est en l’homme. La première partie du film est un moment
privilégié de rencontre avec la famille, relais de l’histoire, qui posera les éléments essentiels. La continuité
et l’installation des scènes de l’abattage, vient clore momentanément la présence de la famille proche dans
le film pour aller vers des personnages «référence» dans les mouvements révolutionnaires de l’époque. Tel
un leitmotiv, le cochon qui reçoit à la fois les coups nécessaires pour une fin rapide, malgré sa résistance
à vivre, prend le rôle de «bouc émissaire», celui destiné à récupérer le mal, comme d’anciennes croyances
transfèrent la maladie de l’homme à l’animal. Ce mal dont personne ne sait quoi faire, parce qu’à la fois
familier et étranger. C’est en même temps un besoin réel que de devoir se nourrir coûte que coûte.
Les séquences montées sur la parole, donnent à chaque être sa place pour exister à l’écran et par
l’accouplement d’une parole à l’autre, laisser naître des sens, des réflexions de leur mise en perspective.
La parole multiple crée un climat qui va à l’encontre du dispositif de la torture qu’est un isolement dur.
Symboliquement et émotionnellement, on retrouve une chaîne d’hommes et de femmes qui se tiennent
par la main pour s’enfuir de l’enfer de Dante. Chaîne de vie qui n’a jamais existé.
Je m’exprimerai à travers une voix off, à des moments clés, reliant mon vécu à ceux de mes personnages,
sans pour autant me les approprier. Cette voix, ma voix, traduira l’évolution de mon vécu propre - d’ordre
purement fantasmagorique - et du vécu de ceux qui ont été réellement torturés. Ces témoignages nous
éclaire sur l’existence de la torture dans l’histoire de l’humainté ainsi que sur la manière dont l’être humain
a trouvé une issue, à chaque fois particulière, pour résister puis pour renouer avec la vie. Mes réflexions,
parallèles aux leurs, exprimeront ce qui se joue à l’extérieur des barreaux et des murs, le chemin que prend
ce vécu à travers le temps.
En réalisant ce film, je cherche à retrouver mes racines, à arrêter ce bateau d’exil, cette machine à détruire,
comme ma mère aurait tant voulu le faire. Puisque j’ai autant voulu savoir ce qu’était une séance de torture,
je vais en recomposer une, audible et visible, mais dans le même ordre : arrestations, tortures, préparation à
la torture, encore tortures, prison, puits, visites au parloir, écrits, libération des corps, des mots, des maux.
Puisqu’ils les ont torturés pour qu’ils parlent, puisque mes personnages ont retenu leurs paroles, puisque je
n’ai pas su dire mon mal d’enfant, je donne une place centrale à la parole dans ce film, à leurs paroles.
Les tortionnaires leur ont mis une cagoule, les ont plongés dans le noir, les ténèbres, je les mets en lumière,
une lumière douce, à visage découvert, un visage qui respire, des yeux qui contemplent la liberté et la vie.
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11. Parler des ténèbres, c’est éclairer, donner un souffle de vie à cette obscurité, la rendre habitable, lui donner
une face humaine.
On a essayé de leur arracher leur dignité. Ce film la leur rendra.
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12. Le film
A travers une épaisse fumée balayée par le vent, le visage de mon cousin, Gustavo, apparaît, disparaît,
laissant entrevoir par-ci, par-là, en arrière plan, une campagne, plate, inhabitée. Sur ces images, une voix
off, très proche. Ma voix.
Me voilà enfin de retour en Uruguay, mon pays natal où ma tante a été torturée il y a 30 ans. Nous avons
quitté le pays peu de temps après sa libération. C’ était en 1973.
Soudainement, à l’image, un enclos de porcs. 250 kilos de stress. Quatre hommes, dont mon cousin, invitent
la bête à sortir. Affolée, elle se met à courir comme pour fuir. Tout va très vite, pour l’immobiliser, ils tirent
respectivement par la corde nouée au museau, puis par la queue . C’est alors que sans prévenir, l’un d’eux
plante et remue un couteau dans le cou tendu de la bête. Le sang gicle, les cris couvrent la plaine, balayée
par un vent nerveux. Mon cousin prend une hache d’une longueur de 1m 50, la brandit et les bras tendus,
son corps tout entier donne une accélération fulgurante à la masse, qui vient littéralement faire un sourd
« Ploc » sur le cou de l’animal. Deux secondes de silence, pas plus et les cris reprennent alors que le souffle
de la bête crée une respiration de la boite crânienne défoncée. Les hurlements reprennent, le sang coule
abondamment, l’un redonne de la lame tandis que mon cousin pour la troisième et dernière fois frappe le
crâne, brisant le manche de la hache. Alors que la bête agonise, les hommes versent de l’eau bouillante et
commencent à la peler. Elle retrouve une force inouïe, comme venue de nulle part, et se débat à nouveau
dans de dernières secousses. Sa vie mettra un long moment à quitter le corps, une mort lente et violente.
Une fois l’opération terminée, mon cousin Gustavo, m’emmène visiter son champ de fleurs thérapeutiques.
La caméra braquée sur mes bottes avançant sur ce terrain marécageux, parsemé de fleurs sauvages, poussant
anarchiquement, j’accompagne mon cousin.
Dans mes fantasmes, je vois ma tante, un seau rempli de pisse des soldats, des vomissements et je vois
sa tête se débattre, trois mains d’hommes la tiennent bien arrimée au fond du seau… Je suis là, mais
je ne peux pas intervenir… Je n’ai pas souvenir de fantasmes où j’étais victime de tortures. Le vécu
des tortures, le vrai, je ne le connais pas. Est-ce qu’il ressemble à mes fantasmes ? Qu’ont-ils réellement
vécus, ces torturés que je veux entendre ? De quoi sont-ils faits ces instants qui durent une éternité ? Le
mammifère, la bête en vie que nous sommes tous s’accroche à la vie. Elle lutte de tout son possible et
quand bien même elle voudrait mourir, ces mains d’hommes aux visages inconnus la retirent du seau
pour qu’elle revienne à la vie, pour que de nouveau elle puisse souffrir pleinement…
Mon cousin, mon double imaginaire : il a vécu concrètement l’absence de sa mère, son évanouissement
dans la torture, alors que moi, je l’imaginais par procuration en France. Je suis revenu chercher une vérité,
un éclairage, pour apaiser en moi l’enfant qui a trop souffert de l’idée de la torture.
Le sac se remplit de fleurs médicinales, ramassées par Gustavo et ses enfants. Il m’explique les vertus de
certaines plantes. Un panoramique nous fait découvrir l’étendu du champ, l’horizon sans fin, l’énorme
quantité de fleurs en stock.
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13. La face cachée
Tia Negra, ma tante
[D’une forte corpulence, comme si elle portait sur elle un
lourd fardeau, son visage reste jeune, malgré ses 70 ans.
Souriante, énergique, coquette, extravertie, elle aime converser.
C’est une enseignante à la retraite, d’une grande sensibilité
mêlée d’une fragilité à laquelle elle tente de faire face.
Ma tante, point de départ du film. C’est par elle que le fantôme
de la torture est venu peupler mes nuits, c’est vers elle que je me
tourne d’abord.]
Elle est assise à une table près d’une fenêtre, dont le jour illumine latéralement son visage.
Elle nous raconte la nuit de son arrestation :
Ils ont tout mis sans dessus dessous, ils ont posé des questions, ils ont contrôlé les identités… Et quand
ils ont voulu rentrer dans la chambre des petits, je me suis avancée et j’ai dit : “Je ne veux pas que mes
enfants se réveillent et soient témoins de tout ça […] Ils ont tiré sur mes vêtements, et à force, j’ai dû me
déshabiller. Je ne pouvais pas faire autrement. Ils m’ont frappée avec une matraque… C’était comme un
tuyau en caoutchouc noir, torsadé. Ils m’ont frappé le dos, et beaucoup les jambes.
« 3 mois soit 129 600 minutes d’obscurité totale suivi d’un retour à une lumière aveuglante. »
Soigneusement, d’un vieux sac plastique transparent longtemps oublié, elle tire des lettres pliées. Elle trie,
jette ce qui est gênant puis lit ses poèmes:
Enfants du monde, d’aujourd’hui, des murs, de coins anguleux vers lesquels les doigts pointent, de chairs
de prison, de bisous interdits, de barreaux, de murs, de lumières jaunes, de froids, de creux, d’os usés,
d’angoisses, d’amour, de lumière, de demain.
Pure tendresse est ton visage. Te regarder, te voir. Tes gestes, tes dents prêtes à tomber, tes deux cigarettes,
tes œillets, tes petites amies sur ton bout de papier… Tu es un morceau de lune et de ciel. Tu es le soleil de
ma vie. Je t’aime.
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14. Parce que tu te réveilles avec huit années — Iliana avait donc 7 ans quand j’ai été faite prisonnière —,
parce que tu es encore pure et nette, parce que j’ai envie, j’ai écrit cela pour toi, parce que les barreaux ne
m’ont jamais éloignée, parce que la porte fermée m’a rapprochée plus de toi encore, parce que je t’aime, tu
grandiras avec moi.
Plan sur la fenêtre et ses rideaux à travers lesquels les arbres élancés dansent au gré du vent.
Iliana, ma cousine
[Malgré la faible hérédité indienne dans la famille, son visage
et ses longs cheveux portent la trace du peuple exterminé.
D’une grande maturité, calme et sereine, c’est une femme qui
lutte au quotidien. A 41 ans, à petits pas, avançant comme une
équilibriste, elle se lance dans cette aventure mémorielle.]
Ma cousine, fille de Tia Negra, dans l’intimité de sa chambre. Iliana est assise sur son lit, la porte est fermée,
elle boit du maté. Le décor est simple, une petite lampe de chevet, un mur contre lequel elle s’adosse :
J’ai été très surprise de trouver tes parents à la maison. Ils m’ont dit qu’on allait aller à Montevideo, parce
que maman était hospitalisée et qu’elle devait être opérée d’une oreille. J’étais loin d’imaginer qu’elle
puisse être prisonnière. Je n’avais pas su ce qui s’était passé, car je dormais… Et nous sommes allés chez
toi.
Elle reprend son souffle.
La maîtresse était mariée à un colonel. Elle savait ce qui s’était passé. Le petit garçon aussi. Et ils l’ont
justement assis à côté de moi. Il me disait : “Ta mère n’est pas du tout opérée. Ce sont des mensonges ! Elle
est en prison parce que c’est une Tupamara, une meurtrière !” C’est alors que j’ai commencé à me douter de
quelque chose.
Iliana a 7 ans lorsqu’elle visite pour la première fois sa mère en prison, encagoulée.
Je me souviens, oui… Je l’ai vue à la télévision… Avec la photo de la carte d’identité… J’ai commencé à
crier, j’ai appelé ta mère et elle est venue en courant… Puis on est parti la voir… Mais je ne m’attendais
pas à la trouver entre deux militaires qui la pointaient avec leur arme… Ce sont des images qui resteront
gravées à tout jamais…
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15. Promenade dans les rues sableuses et calmes de Villa Argentina. Ma tante Negra et sa mère Frutosa. Au
détour d’une rue, rencontre impromptue avec un voisin de ma grand-mère. « Bonjour, comment ça va ?
Depuis tout ce temps… ». Il me découvre derrière la caméra, pointe son doigt sur moi et me dit :« Toi, tu es
resté enfermé avec ta mère dans la salle de bain ! » La caméra les suit en travelling arrière.
Le voisin : - Celui-là, il ne vote pas !
Ma grand mère : - Il n’a pas les papiers.
Le voisin : - Français. Il ne peut pas voter !
Le voisin : - Cette fois-ci, on va gagner ! Cette fois, ça ne nous échappera pas !
Assis en terrasse chez eux, ma tante demande au voisin : - Combien de temps tu es resté prisonnier ?
- 6 ans , répond le voisin. Il enchaîne : Ils m’ont arrêté en 1975… Notre voisin, celui d’en face… C’était le
chef de la CIA Uruguayenne…
Gustavo, mon cousin
[Il se lance des défis quotidiens pour survivre, rien ne l’arrête.
Sa franchise et son amour de la vie s’expriment dans ses yeux
marrons, soulignés par d’épais sourcils qui lui donnent un côté
presque sévère. Malgré un certain embonpoint, cette énergie
vitale exceptionnelle nourrit un grand dynamisme.]
Loin de la capitale, des caravanes de voitures ne cessent de traverser les villages. Gustavo, sa femme Lia et
leur fils Ivan sont autour de la table de la cuisine. Gustavo, s’adressant à son fils Ivan :
- Tu n’as pas de sang dans les veines ? J’aimerais que tu comprennes que si, dans ce pays, il n’y a pas un
sursaut important, tu vas devoir partir d’ici !
Ivan : - Qu’est ce que tu veux que ça me fasse ? Moi je suis bien comme ça, laisse-moi tranquille !
- Arrête d’étudier, tu es en train de me coûter une fortune. La semaine prochaine, tu viens avec moi sur le
chantier, et puis voilà !
- Les chevaux te coûtent beaucoup plus cher !
Mon cousin Gustavo, chez lui, fabrique un cadre en bois sur lequel il fixe avec les moyens du bord une affiche
1
16. du Mouvement de Libération Nationale, parti politique de la coalition de gauche.
Voilà ce qu’on fait nous, les militants du MLN, les «Tupamaros assassins», des affiches comme tous les
autres partis! La seule différence, c’est que notre proposition est sérieuse!
Gustavo se débat avec son agrafeuse.
On le fait parce que nos enfants étudient et tout ça, et pour qu’ils n’émigrent pas…
La nuit, Gustavo place des affiches autour de poteaux électriques, dans les rond points et autres endroits
stratégiques, bien en hauteur.
Au petit matin, Gustavo part au travail, charge sa camionnette, et roule vers Montevideo.
Les draps ne résolvent rien. Gustavo l’a bien compris. J’ai les ai vus, Gustavo et Tia Negra, dans les yeux
rougeoyant de ma mère. J’aurais voulu tendre une corde pour les sortir des yeux de ma mère. Le mélange
du sang et des larmes donnent une image surréaliste. Non, rien ne peut les atteindre, les aider. Gustavo
a tout compris depuis longtemps. Il met sa rage et sa haine dans le travail. Comment tient-il ? Il est une
énigme, que j’essaie de comprendre en le filmant sans arrêt, mais rien ne vient.
Le jour s’est levé.
***
Dans les rues, c’est une immense fête populaire. Des milliers de militants acclament les centaines de voitures
qui défilent les unes derrière les autres. Bouillonnement de cris, de gens qui se regardent, qui se serrent les
mains, qui chantent à l’unisson. Pris dans les embouteillages de la caravane électorale, les visages et les yeux
emplis d’espoir défilent à l’écran. La caméra suit les sons, derrière elle un camion klaxonne pour soutenir
le mouvement, la caméra se retourne pour filmer la provenance d’un son plus haut que tous les autres.
500 000 manifestants sont agglutinés dans une somptueuse avenue, les chants de la foule envahissent le
ciel, « El pueblo unido, jamas sera vencido », le peuple uni, jamais ne sera vaincu. Je filme cette scène depuis
le 5ème étage d’un appartement, les innombrables drapeaux colorés forment un immense océan de vagues
qui cachent le peuple.
J’entends une musique de toutes ses voix que le vent fait danser. Je trouve le vent cruel, car il
emporte tout avec lui. Dans ce pays, le vent et le temps marchent ensemble. Mais il ne peut
emporter la foule, celle qui est juste sous mes pieds et qui lutte pour ne pas oublier, qui lutte pour
un monde meilleur, malgré le vent, car ils continuent de chanter, d’espérer. Peut-être que les âmes
errantes, celles que la torture a emportées, entendent ces chants.
L’écho du discours du candidat porte au loin, aussi loin que la fin de cette foule interminable.
***
1
17. El Negro Philips, psychologue, Tupamaro, 1 ans de prison.
[Ses yeux, à la fois tristes et gais donnent l’impression qu’il
sourit de tout. Ses douces paroles en disent long sur le chemin
qu’il a pu faire avec sa douleur. Il est de ces rares prisonniers
politiques «peu» torturés (en comparaison avec d’autres). Ce
qui lui a permis de soigner ceux qui revenaient mal en point
des séances de tortures . Il est de ceux qui ont grandi en prison.
Au moment où il nous parle, les années de prison représentent
la moitié de sa vie.]
Le cabinet est attenant à son appartement. C’est une pièce relativement petite, remplie de livres, assez peu
décorée si ce n’est de l’essentiel pour un psychologue : deux fauteuils. Il s’assoit face à la fenêtre, et moi face
à lui. Nous ne sommes pas tout à fait de front, un petit angle lui permet naturellement de pouvoir placer son
regard dans les formes abstraites de la lumière filtrée par les rideaux.
Dans son cabinet, en gros plan .
Certains ne croyaient pas vraiment que tout cela s’était produit. Quand on disait aux militants du Parti
communiste en 75, qu’il existait un escadron de la mort qui assassinait déjà en 68, on pouvait lire dans
leur regard : « Mais qu’est-ce que tu me racontes ? » Alors que nous avions perdu des camarades en 68, en
69, en 70, en 71 ! C’était un peu comme si la société civile ne voulait pas voir ce qui se passait. Et nombreux
sont ceux qui n’ont toujours rien vu… Certaines parties de l’histoire restent ignorées.
Ici, on a tué de nombreux camarades. D’une façon très sauvage. Mais la plupart d’entre nous avons
survécu. Alors, on peut échafauder de nombreuses hypothèses pour tenter d’expliquer pourquoi ils ont
choisi, comme modèle répressif, de garder neuf otages au fond d’un puits, dans des casernes, et 2000
otages dans une prison…
Son regard glisse vers la fenêtre puis se perd, comme si cette belle lumière de printemps avait perdu une
partie de son charme. Il ne pleure pas, il est très calme, pas une once de rancœur.
1
18. Ernesto Agazzi, Sénateur depuis les élections de 200
Délégué au Ministère de l’agriculture, 2 ans
[Son visage est marqué de tâches, il est grand, mince, les
cheveux grisonnants, d’une grande humanité, il est d’une grande
gentillesse, vraiment très attachant. Par son parcours politique
de militant de base, Ernesto Agassi incarne le lien entre
l’engagement individuel du peuple d’hier et celui d’aujourd’hui
au sein des instances dirigeantes du pays. Ancien ingénieur
agricole, homme de terrain, Ernesto Agassi dégage une énergie
incroyable, sa conviction et sa foi dans ses idées de jadis ne se
sont pas émousées.]
Assis derrière un grand bureau débordant de dossiers à régler, une immense carte en noir et blanc de
l’Uruguay derrière lui. Ce grand bureau d’homme politique ne réduit en rien la grande humanité de cet
homme . Il l’utilise au contraire, pour appuyer ses dires, pour s’approcher de nous.
Vêtu d’un simple tee-shirt blanc, c’est un homme de terrain, un simple citoyen avant d’être un politique.
C’est un peu comme une averse. Il commence à pleuvoir et ça te tombe dessus… Alors tu te protèges
comme tu le peux. Nous ne l’acceptions pas. Mais quand on veut suivre un chemin pour aller d’un point à
un autre, on doit venir à bout de tous les inconvénients… Eh bien, la torture est l’un de ces inconvénients.
Nous ne l’acceptions pas. Nous ne torturions jamais, nous… En revanche ils nous ont torturés… Nous ne
l’acceptions pas… Mais c’est la loi du plus fort, cela existe. Oui, c’est quelque chose qui peut te détruire,
c’est comme la mort. C’est une sorte de cancer.
***
1
19. Rosencof, écrivain et Tupamaro,
l’un des otages au fond du puit
[Les yeux pétillants et doux, le visage d’autant plus long que
les rides de sa peau sont verticales. Il est assis sur une chaise
de toile rouge et blanche, sur la petite terrasse attenant à son
bureau. Il passe sa vie de liberté à l’écriture de ses livres. Il est
fou, il le dit lui-même, puisqu’il a vécu isolé dans un puits
pendant des années.]
Peut-être que justement vous êtes face à un déficient mental.
Sa tête et sa main désynchronisées, ondulent suivant la danse des mots. Sur ce sujet, il a beaucoup dit et
écrit. Excellent orateur, les mots lui viennent naturellement.
La notion même de temps était absente des interrogatoires. Il n’existait pas de délais. Tu pouvais rester
au cachot un mois, deux mois, deux ans… Ils pouvaient t’en sortir au bout de trois ans et reprendre les
interrogatoires. Il n’y avait pas de délais. Ils étaient maîtres du temps.
On finit par avoir la certitude que derrière ce système d’interrogatoires, il y a des médecins, des
psychologues, des psychiatres, des spécialistes qui connaissent la sensibilité de chaque organe et qui
trouvent le moyen d’atteindre tous les sens, ainsi que le psychisme… Il n’y a pas un seul sens qui ne soit
pas atteint, au cours de ces interrogatoires…
Mirta Macedo, arrêtée en 1 pour ses idéaux communistes
[Le visage tendre, elle s’investit par la parole, cette parole qu’elle
s’est interdite dans l’épreuve de la torture. Son caractère se
reflète dans ses yeux et son doux visage.
Mirta Macedo a subi des tortures particulièrement dures et
sur une longue durée. Aujourd’hui elle est assistante sociale,
« employée de cœur », missionnée pour soulager la souffrance
des plus démunis. Depuis sa détention, elle ne cesse de tenter
de comprendre comment – sur ordre ou pas – un être humain
1
20. peut prendre un tel plaisir et un tel professionnalisme à détruire
son semblable. Meurtrie dans sa chair et dans son âme, elle a
publié un livre de témoignages. Trois ans de souffrances. Elle y
raconte à la 3ème personne ses pires cauchemars, hélas bien réels.
Sa parole est très touchante, remplie d’amour et de sincérité.
Au cours de nos rencontres, Mirta Macedo se livre, entièrement,
en totale confiance, touchée par mon intérêt pour un sujet qui
semble ne pas intéresser les Uruguayens de ma génération. Elle
semble avoir trouvé une écoute pour l’aider à aller plus loin dans
ses pensées, jusqu’à ses limites ; frontière à ne pas franchir si l’on
ne veut pas être possédé par ses propres douleurs enfouies.]
Nous sommes chez elle, dans les vieilles ruelles de Montevideo. Pour notre entretien, elle a choisi de s’installer
dans son salon étroit, composé d’un meuble ancien et d’une table. Elle ferme discrètement la porte afin que
son mari n’entende pas. Ils ne parlent jamais ensemble de ce passé. Les couples formés après la dictature
ignorent tout des tortures de l’autre, quand elles ont bel et bien eu lieu. Elle est assise, en biais par rapport
à la table, la fenêtre lui renvoie une lumière frontale qui brille dans ses yeux. Je l’ai immédiatement senti
dans sa posture : elle veut parler, en a viscéralement besoin et cela va être dur. Elle tient fermement la table
de sa main, et très émue, d’une voix parfois tremblante :
On peut se préparer à la torture, mais on ne parvient jamais à se préparer à la torture dans toute son
étendue. Qui peut, sans l’avoir déjà éprouvé soi-même, savoir ce que ressent un être humain que l’on a
pendu les bras en arrière, attaché des jours durant, torturé à la “picana”, nu et aspergé d’eau ? Personne
ne peut se faire une idée exacte de ce que cela peut être… Pas plus que d’être enterré jusqu’au cou, dans
le sable par exemple, sans savoir si l’on va être étouffé ou pas. On ne perçoit pas la torture dans toute sa
dimension tant qu’on ne l’a pas vécue… Et ils en profitent… Et bien qu’on ne soit qu’un petit animal
vaincu, nu, sans défense… Eh bien, il se produit quelque chose… Cet animal sans défense que l’on est
devenu peut, bien qu’il ait été mis à terre, sauver sa vie et, ce qui est plus important encore, sa dignité.
Il me semble que ce à quoi ces types avaient vraiment réfléchi, en ce qui concerne la torture, c’était à la
perte de l’identité. C’est ce qui explique qu’on était rasé, qu’on ne pouvait pas se laver, qu’on faisait ses
besoins sur soi et que personne ne… C’était l’odeur, la crasse, et cela pendant des mois et des mois…
J’ai été plusieurs mois dans cette situation, à vivre dans la crasse. C’était épouvantable… On avait des
20
21. poux, on étaient privés de vêtements… Dans de telles conditions, il est normal que n’importe qui se sente
complètement déstabilisé…
Dans son livre, il est écrit : « Nous étions sales, affamés, assoiffés, meurtris. Il n’y avait pas un jour sans
interrogatoire, on avait droit à tous les instruments...
Elle reprend la lecture du livre:
Ils avaient une autre structure de torture appelée « le crochet ». Depuis le toit, il y avait des cordes,
qui revenaient au sol. Ils nous attachaient les poignets dans le dos, et tiraient la corde, notre corps se
soulevait et restait en l’air, à se balancer. Chaque mouvement du corps produisait des douleurs terribles.
Ils profitaient de tirer sur les cordes, parfois on tombait au sol. Le lugubre environnement, les coups,
les musiques les sons forts, le tank d’eau, les odeurs, la douleur, nous conduisait inévitablement à des
situations limites très angoissantes.
Je ne sais pas qui était les protagonistes, mais tout est bien vrai : Quelqu’un se sentait mal, une femme,
ils l’avaient pendue un long long moment. Ils la descendent brutalement du crochet, et elle tombe sur le
sol sale et humide. Tous s’agitent autour : - Quelque chose ne va pas ! Les bras partent en arrière, ils ne
répondent plus.
Elle pensait qu’enfin c’était fini, enfin plus de tortures, plus de douleurs, plus d’humiliation. Ils lui donnent
un peu à boire, ils contrôlent le pouls, la pression, l’ausculte. Elle reconnaît la voix du médecin. C’est ce
même médecin qui l’avait déjà auscultée dans une autre prison. Il connaît les problèmes de fragilité des
bras de la femme, sa main caresse la cicatrice de son opération. Le médecin lui demande : « On vous a
pendu ? » répondant - «oui», il sollicite qu’on ne la pende plus. Elle pense qu’elle a trouvé une âme sensible.
Sa fantaisie a duré seulement quelques secondes, ils l’ont attachée par les pieds et pendue. La tête en bas,
tous les liquides font pression et augmentent la douleur. Son urine tiède baigne son visage entre dans les
narines, elle se noyait et n’arrivait pas à se sortir de cette situation. Ils la décrochent à nouveau. La voix du
médecin dit : « Bon et maintenant ? »
- Qui était cette femme dans ce récit ?
Mirta Macedo à cette question s’éffondre et demande un moment…
En écrivant ce livre je n’ai pas pu dire que c’était moi… Jusqu’à maintenant… En plus que c’était
mon médecin, il connaissait mes problèmes d’épaule… Il m’avait soignée auparavant, lorsque j’étais
prisonnière… J’ai cru un instant, imbécile que j’étais, quand il est arrivé, qu’il allait entendre ma
souffrance, puisqu’il était médecin… Je n’arrive pas à comprendre… Il a juré de respecter le serment
d’Hippocrate.
Rosencof, toujours les jambes croisées
Toutes les prisonnières étaient violées. Elles l’étaient toutes, puisqu’il suffisait que l’on ramène une femme
humiliée par le viol dans une salle où s’entassaient quarante prisonnières pour qu’elles se sentent ensuite
toutes violées chaque fois qu’un bruit de bottes se faisait entendre, chaque fois qu’un verrou était poussé
ou qu’un gardien faisait un commentaire salace du genre “- Ce soir, c’est ton tour”. Elles étaient toutes sur le
qui-vive. Le viol n’était pas simplement physique… Car Dieu a mal fait notre oreille : il ne lui a pas mis de
paupière. Alors les cris s’entendent et s’enregistrent, ainsi que les commentaires. Ainsi, toutes les femmes
21
22. vivaient dans la certitude, dans l’incertitude, dans l’expectative, dans l’anxiété, dans l’angoisse, sachant
que cela pouvait leur arriver à tout moment. Et comme on venait les chercher à toute heure du jour et de la
nuit pour les interroger, elles ignoraient quelles “spécialités” elles allaient devoir supporter : l’électricité, le
“sous-marin”, la bastonnade, toutes les variantes qui figurent au catalogue du bon bourreau.
Ana Blanco, fiancée à un Tupamaro
[Fine, tout comme Iliana, elle semble appartenir à un peuple
indigène disparu. Ses yeux sont comme un écran de cinéma, ils
nous font voyager. En cellule, elle rêve de la mer. Aujourd’hui
elle n’en est qu’à quelques pas. Nos plus beaux échanges ont
lieu sur la digue qui protège le port de Montevideo, sur ces
rochers identiques et pourtant tous différents. Elle aime perdre
son regard dans les multiples formes qui arpentent la surface de
l’océan. Contemplative et calme, le vent caressant ses cheveux,
elle prend le temps de bien réfléchir, faire revenir à elle les
images du passé, sur un ton plutôt philosophique.]
Par une petite toux, par un petit son, pour que l’autre qui part à la torture ou qui en revient sente une
présence qui l’aime et qui l’aide… se construire un monde fait des carrelages jaunes que la cagoule laisse
entrevoir, se donner un espace de vie, savoir jusqu’où on peut se mouvoir, construire un monde avec les
sons, sentir la présence autour de soi d’autres, des militaires, l’univers de la cagoule…
Ana Blanco m’explique son univers personnel sous la cagoule. Constamment lui revenait l’image de l’océan,
coloré, apaisant. Mais aussi, elle décrit l’effet d’isolement de la cagoule et son efficacité aliénante :
C’était comme si j’étais enfermée et que le monde extérieur ne savait rien de ce qui se passait là. Cela
me donnait la sensation très désagréable qu’il pouvait se passer… Et j’imaginais des rues, je voyais des
gens normaux aller et venir, des gens qui ne savaient pas, ou qui auraient peut-être dû savoir ce qui se
passait… C’était ça, la cagoule. C’était, en partie, être à l’écart du monde…
22
23. El Negro Philips
Perdant son regard dans la fenêtre devant lui, il plonge dans le passé :
Être sous la cagoule, c’est être sans défense. Pour commencer, on ne sait pas d’où viennent les coups. On
ignore ce qui va se passer… Et si la réalité est terrible, l’imagination la rend plus effrayante encore… Car
on ne sait jamais ce qui est en train de se produire, ce qui va nous arriver… On se sent particulièrement
exposé.
Il me semble que la cagoule accroît la peur - c’est d’ailleurs pour cela qu’elle est utilisée - et qu’elle
déclenche quelque chose de régressif. On fonctionne à la vue : lorsqu’on voit, lorsqu’on regarde, on domine
son monde. Tandis que lorsqu’on nous met une cagoule, on est dans le noir complet, on ne voit plus rien…
Eux, si.
Rosencof
- Comment est le monde, sous la cagoule ?
- Sombre… Il y a un poême, écrit par un camarade, qui dit : “Ils m’ont enlevé la cagoule. Aujourd’hui,
maintenant, au moment précis où j’ai envie de pleurer”.
El Cristo, considéré comme l’un des chefs de la guérilla Tupamaros
[Grand et mince, très expressif par les traits prononcés de son
visage au regard fixe et concentré. Les cheveux longs, tirés en
arrière, attachés dans la nuque, il est encore en action, rebelle,
on sent à l’image cette forte personnalité.]
En 1970, au retour d’une formation secrète au Chili, El Cristo crée une infrastructure subversive clandestine
qui a pour mission de relier la capitale Montevideo à l’intérieur du pays. Son équipe est celle qui comptera
le moins d’arrestations de toutes les organisations. Pleinement conscient que la torture se pratique, il s’y
est vaillamment préparé par la lecture du fameux manuel secret qui conditionne les révolutionnaires à
résister aux tortures.
23
24. Ce que l’homme inflige à l’homme, l’homme est capable de le supporter .
El Cristo est direct et entier, c’est un homme, «un vrai, un dur», ce qui lui sert dans les interrogatoires. Sa
franchise déroute plusieurs fois les bourreaux: «Tu sais ce que c’est, on est des hommes, tu peux pas me faire
ça! » lance-t-il à son bourreau qui approche la «picana» électrique vers ses parties génitales. Il raconte qu’il
a toujours refusé de se laisser anéantir moralement, en ne cédant jamais à la passivité sous les coups des
tortionnaires. Il a toujours cherché à retourner en sa faveur ce qui lui arrive.
El Cristo n’est pas le seul à percevoir la torture comme une trivialité. La grande majorité des Tupamaros et
notamment David Campora estime que lorsque l’on s’implique dans la guérilla, il est fort mal venu de se
plaindre après-coup de mauvais traitements. La non-dénonciation des pratiques de tortures leur a d’ailleurs
beaucoup été reprochée par des organisations telles que la Croix Rouge.
Jambes croisées, le regard de face et sans doutes.
- Le “planton” est la torture la plus élémentaire. On te laisse immobile, dans une position inconfortable, les
jambes écartées, par exemple, sans que tu aies le droit de t’asseoir, ni de rapprocher les jambes ni de te
dégourdir les muscles. Et tu passes des heures, des jours, des nuits entières dans cette position. Tu finis par
tomber, par t’évanouir… Parce que tu ne manges pas, tu ne bois pas… J’ai connu le cas d’un camarade
qui est devenu fou… Cette folie dure un moment, et quand la situation redevient un peu plus normale,
cette souffrance, cette pathologie disparaît…
- Pour toi, le plantón, c’est la torture la plus simple ?
- C’est la plus élémentaire, car elle ne requiert rien de particulier. Il suffit de disposer d’un sol avec deux
carreaux… Si tu as un espace où laisser un prisonnier sur deux carreaux, tu lui fais subir le “plantón”, tu le
laisses trois jours dans la même position et… adieu ! Mais eux aussi savaient que c’était élémentaire…
et que certains pouvaient rester dans une même position des heures et des jours durant, qu’ils parvenaient
même à dormir debout ! Alors ils inventaient… Ils compliquaient le “plantón”. Ils ajoutaient des poids aux
bras… Des troncs d’arbres par exemple ! Il fallait aussi tenir deux roues en caoutchouc, des pneus… un
avec chaque bras ! Ils te plaçaient une boîte de conserve sur la tête, et tu ne devais pas la faire tomber…
Si elle tombait, ils te frappaient à la matraque. Ils t’obligeaient à adopter des positions insolites. Ce qu’ils
appelaient “l’avion”, par exemple : tu avais les jambes écartées, tu devais te pencher et écarter les bras
pour imiter les ailes d’un avion, et ils te posaient une boîte de conserve sur la nuque. Et tu ne devais pas la
faire tomber. Si elle tombait, ils te battaient, ils te frappaient à coups de matraque, de bâton, avec ce qui
leur tombait sous la main…
La torture – en dehors de toute hypocrisie – C’est ce qu’il y a de plus banal dans une guerre ou dans une
dictature!
Mirta Macedo
Imagine… On étaient debout, nues. On étaient toutes jeunes. Les jambes écartées, les bras écartés… Les
types faisaient tout ce qu’ils voulaient. C’était une pénétration, un viol… Moi je l’ai vécu comme un viol…
2
25. Ana Blanco
Une des plus insupportables tortures infligées à Ana Blanco a été morale: on l’amène à l’hôpital militaire
rendre visite à son mari mourant. Cruellement torturé, il gît dans une salle commune, volontairement privé
de tout soin par les militaires. Pour Ana Blanco, ces moments où on la sort de son enfer, c’est pourtant aussi
du bonheur, elle peut toucher son mari, l’encourager et surtout lui tenir la main, plonger ses yeux dans les
siens. Sentant la fin de son mari proche, après une séance de tortures, elle simule un grave malaise pour
s’approcher de lui. A l’hôpital, à travers le mur, ils échangeront leurs derniers mots.
Ana Blanco, le regard plongé dans les remous de la mer.
Au début, je pensais au père de mon enfant, qui se trouvait à l’hôpital… Et c’était comme un défi. Ils
m’emmenaient lui rendre visite par surprise… Et cela me confirmait dans l’idée qu’ils étaient en train de le
tuer, petit à petit… Mais, en même temps, j’acceptais, bien entendu, car c’était des moments où il pouvait
me voir, où je le voyais, où je le touchais et c’était… Mais je revenais et je me disais : -“Pourquoi font-ils
cela ?” La veille de sa mort, ils m’ont emmenée de nuit… Tous ces mois ont été pour moi, je ne sais pas…
Je pensais à ce que je pouvais faire pour l’aider à se remettre. C’était possible, et lui faisait tout ce qui était
en son pouvoir… Ceux qui étaient dans la même salle que lui essayèrent, eux aussi, de l’aider, mais les
militaires les punissaient… C’est là-bas que j’ai éprouvé le sentiment d’impuissance le plus terrible de
toute ma vie. Les autres filles m’attendaient… Elles m’ont demandé de ses nouvelles. Je leur ai un peu
répondu, mais les mots ne venaient pas… Je n’étais pas fâchée avec elles, non, c’était mon comportement
qui était comme ça…
Jorge Sabalsa, chef Tupamaro
[De ce visage dur, marqué, émane une parole sensible mais aussi
autoritaire lorsqu’il s’agit d’aborder le thème de la responsabilité.
Son regard est perçant, franc, ses cheveux longs lui donnent
l’allure d’un aventurier.]
« …la vraie lutte n’était pas contre le bourreau, mais contre toi-même, pour ne pas te désarticuler, pour
2
26. continuer à te battre, pour rester le même Jorge Sabalsa, le même révolutionnaire, le même Tupamaro,
avec les mêmes valeurs, le même sens que tu as toujours voulu donner à ta vie… Et tout te servait à cela,
être châtié ou ne pas l’être, tu pouvais tout retourner en ta faveur pour rester entier… »
A proximité d’un petit cabanon sur une plage où il aime régulièrement venir se recueillir :
« Quand ils ne pouvaient plus me torturer parce que j’étais blessé et qu’ils m’avaient brisé… J’entends
encore les cris de ma compagne qu’ils torturaient à l’électricité pour m’interroger… Et chaque fois que je
repense à cela… Je ne crois vraiment pas que ce soit pardonnable. Peut-être certains d’entre nous sont-
ils assez généreux pour pardonner la torture qui leur a été infligée à eux-mêmes… Mais on ne peut pas
pardonner ce que d’autres ont souffert. Et il est absolument impossible de pardonner la torture infligée aux
compagnes, et moins encore l’enlèvement des enfants. »
Ana Blanco
« Les tortures, si on se met à les comparer… Le “sous-marin”, l’électricité… Que sais-je encore ? Il y avait
tellement de formes de torture… Il est impossible de les classer, car chacun les vit à sa façon… »
Julio Marenales
[Derrière ses grosses lunettes, bien qu’étant un des plus âgé
de l’époque, il a encore un dynamisme hors de commun. Il
revit les scènes comme si elles étaient d’hier. Un physique
ordinaire, mais j’ai été subjugué par cette volonté d’acier qui se
dégage de ses yeux clairs. Ancien Chef des Tupamaros, 16 ans
d’emprisonnement, l’un des 9 otages qui a séjourné 8 ans au
fond d’un puits.]
Les deux avants bras posés sur la table massive, le corps en avant, il plante son regard, fixement :
« Au fond du puits, c’est comme sur un bateau au milieu de l’océan : tous les jours tu rames, tu ne sais pas
où est la terre, mais tous les jours tu rames…
2
27. Ma méthode était simple : je ne leur donnai aucune occasion. Puisqu’ils lisaient et bloquaient le courrier,
alors ma décision était simple : que personne ne m’écrive et je n’écrivais à personne ! Comme ils se
servaient sur la nourriture envoyée au prisonnier, alors je ne demandai à recevoir que des carottes…
Un jour ils sont arrivés avec un chien, un berger allemand, ils terrorisaient les prisonniers avec le chien…
Quand ils ont voulu me le présenter, j’ai crié « quoi !! quel chien de merde !! si vous me faîtes chier avec ce
chien je me suicide !! Et j’ai couru vers le chien en hurlant !! Ils ne me l’ont plus jamais présenté… Bien sûr,
ce sont des moments de grand stress, à la longue, le corps s’abîme…»
David Campora, écrivain et Tupamaro
[De petits yeux que rétrcissent encore ses verres de lunettes.
D’allure presque militaire, plutôt sévère, distant et froid, c’est un
grand locuteur. Il s’installe comme pour donner une conférence,
bien droit. Pour lui, les choses sont simples, évidentes.]
Visage placide, face à la caméra, il relate calmement des scènes terrifiantes.
Tu ne vas pas te plaindre, tu l’as voulu, maintenant tu vas pas venir te plaindre…il faut de la dignité…
Et puis pour eux ce n’est pas facile, ils se salissent, tu leur vomis dessus, tu les frappes. Je me souviens une
fois, j’ai senti que j’avais frappé avec les pieds dans la gueule du bourreau, alors il s’est fâché et m’a laissé
dans l’eau… De là, j’étais dans le coma, fini l’interrogatoire, formidable ! Si tu arrives à les déstabiliser…
Tu ne peux pas savoir la force que tu as, le désespoir c’est…ils sont à quatre pour te tenir, toi tu es tout
seul, encagoulé, les pieds et les mains attachés, et ils ne peuvent pas avec toi…
Au temps de la guérilla, David Campora possède une maison dans laquelle il planque de nombreuses armes,
munitions et explosifs. Relâché en 1978, il se réfugie en Europe le temps de la dictature puis retourne vivre
en Uruguay. En 1980 il décrit dans un livre « Manos en el fuego » sa détention et les tortures infligées,
puis entreprend une tournée internationale pour faire prendre conscience de la gravité des conditions
d’emprisonnement et de la violation des droits humains qui s’amplifient de jour en jour en Uruguay. Au
retour de la démocratie, il se réinstalle en Uruguay. Ses enfants lisent le livre, mais ils n’en ont jamais parlé
avec lui.
2
28. C’est morbide, on ne va pas parler de ça entre nous…
La première année peut te briser. Littéralement. Comme une branche que l’on casse. La deuxième te courbe,
t’use, te ramollit, te fatigue, t’épuise… Imagine ce que cela peut être que d’avoir, alors que tu croupis dans
une geôle et que tes conditions de vie sont dégradantes, quatre cents types qui sont là pour te faire chier
toi , et toi seul… Tous les jours durant trois ou quatre ans ! À la fin, oui, cela fait mal. C’est un peu comme
si on te limait l’âme… Cela te mine lentement. Certains camarades - et moi-même, d’ailleurs - nous avons
été cassés, aussi bien physiquement que moralement. Et dès que la pression a disparu, tout est rentré dans
l’ordre au bout d’une semaine.
El Negro
« En prison, un compagnon suite à une tentative de suicide avortée, déambulait le lendemain dans la
promenade. Je le regardais, stupéfait : on aurait dit un mort-vivant. Dans la nuit, il meurt d’une attaque
cérébrale. C’est fou, mais ce qu’il y a à l’intérieur de notre cerveau, soit ça nous soutient, soit ça nous
achève... »
Jorge Sabalsa
Là-bas, tout pouvait aider. Le fait de devoir lutter chaque jour, le fait d’être ou de ne pas être puni, de voir
ou de ne pas voir sa famille… Il était possible de tout transformer en acte politique. “Tant que je suis
debout, la Révolution vit en moi”. Tout ce qu’on a souffert avec les camarades, dans les cachots, dans les
salles d’interrogatoire, il me semble que… La possibilité d’aimer que beaucoup d’entre nous possédons,
naît précisément du fait que nous avons été l’objet d’une haine irrépressible…
Julio Marenales
Sûr de lui, son âme est encore en lutte :
Pour obtenir des informations, le plus efficace, c’est la torture. C’est encore et toujours la torture. On éclate
le type et on le fait parler. Cela, on le savait. Ça allait être très difficile…
- Pensez-vous avoir été une victime des droits de l’homme ?
- Je ne sais pas , je ne suis pas très sûr, j’avais attenté contre l’Etat, je devais aller en prison…
- Bien, mais quelles qu’aient été les circonstances, la façon dont les militaires vous ont traité…
- Ça n’a pas été très cordial, mais à chaque fois que l’on me pose la question, je réponds la même chose :
cela aurait pu être pire, je suis là, non !?
El Cristo
« La violence, l’affrontement, entraînent l’extermination ou la soumission de l’autre. Et la soumission
de l’autre s’obtient grâce à la capture, la torture et la destruction. La torture est toujours présente. Et de
même, la capacité des êtres humains à l’endurer est, elle aussi, toujours présente… »
***
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29. Plans en caméra subjective dans une des plus grandes avenues de Montevideo, où une grande manifestation
politique se prépare. Le favori et futur Président de la République Tabaré Vásquez donne ici son ultime
discours avant le vote. Le peuple est en état d’excitation, beaucoup de jeunes, de la musique, des drapeaux
flottant au vent, des regards, des visages peints, des visages joyeux, une grande énergie, un peuple se
rassemble au fil du temps, dans ce gigantesque couloir rempli de musiques saturées .
Ana Blanco, confortablement assise sur son lieu de repère
Tu sais… On aimerait comprendre la mentalité des autres. Dans ce cas, il s’agissait d’un groupe social,
militaire, qui était contre un autre groupe social : le peuple. Mais dans cette façon de traiter les hommes
dans le but de dominer… Je me suis rendue compte… On veut comprendre, mais c’est impossible…
Bien sûr, en 85, il y a eu la démocratie, mais on ne parle pas du jour au lendemain… Ça ne se décrète
pas… C’était resté imprégné en nous, en nos enfants… Moi, par exemple, j’apprends des choses que
mon fils faisait à l’âge de deux ans et demi, lorsqu’il jouait. Des choses que je ne savais pas. En jouant aux
marionnettes, avec une fillette dont les parents étaient aussi… il parlait de ses parents, au travers des
personnages. Il parlait de son père prisonnier, de son père mort… La dictature n’est pas terminée dans
ce pays. Le manque de communication des jeunes qui ont la trentaine en est l’une des conséquences, par
exemple…
Iliana, après s’être ressaisie
« C’était certainement après la dictature, je ne me rappelle pas bien, je sais qu’ils continuaient à se réunir
à la maison alors que les choses étaient encore compliquées, ça me donnait de l’allergie et de la rage,
qu’ils continuent encore à parler politique, je pensais : ça ne lui a pas suffi avec tout ce qui s’est passé
de continuer, elle veut qu’on l’emmène encore une fois ! La peur qu’ils puissent la remettre en prison.
Je rejetais la politique, je ne voulais pas m’informer de quoi que ce soit. Quand je suis arrivée au lycée,
je me suis rendue compte de ce que faisait ma mère, c’est là que je me suis impliquée dans le syndicat
d’étudiants, et je me suis mise à militer».
***
Toutes ces personnes m’ont donné à travers ce film un bout de leur âme, une ouverture vers le mal de
l’homme avec un grand M, avec un grand H. Je me sens démuni. J’approche de la fin de ce film et une
question reste en suspend : que sommes nous ? Je ne dis pas «qui» car j’ai encore l’espoir ou le désespoir
qu’un être humain puisse rester en devenir. Un être humain qui ne succombe pas à ses pulsions, un être
humain qui n’obéisse pas à des ordres insensés. Ils ont passé leur vie à subir le sort de pulsions et d’ordres
d’autres hommes. Pourtant ils luttent pour redonner de la vie à la vie, sans cesse, et ils le font dans la
joie.
Le bien à travers le mal, débouche sur une fête: la réunion annuelle des anciens prisonniers politiques
Uruguayens. C’est une rencontre de survivants, ils sont tous bel et bien vivants, l’idéal d’alors n’a pas pris
une ride. C’est une célébration de la résistance et de l’engagement, de la solidarité.
Autour d’un barbecue, c’est la commémoration du souvenir, la réunion de l’espoir, le tout dans la joie. La
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30. caméra saisit les expressions très fortes des retrouvailles. Certains ont vécu plus de dix ans dans la même
prison, ils ne se retrouvent face à face qu’ici, dans cet émouvant rituel.
L’allégresse qui émane de ces rencontres crève l’écran, ce qui les unit dépasse l’entendement.
Jamais je ne comprendrai la torture parce que je crois qu’elle est incompréhensible. Je voulais simplement
la montrer parce qu’à travers elle, les hommes et les femmes qui ont connu cet enfer ont réussi à vivre
avec elle. Sûrement pas en l’ignorant, mais en restant en vie, en continuant à profiter de la vie, de la
chaleur humaine, après cette pluie ridicule, qu’une bonne journée de soleil a eu rapidement raison. Ils me
redonnent confiance en l’être humain, temporairement parce que nous sommes que passager coûte que
coûte.
C’est aussi un moment particulier puisque le tant attendu Daniel Viglietti arrive la guitare à la main, coiffé
de son béret, il se met à chanter de tout son cœur ce qu’il a jadis écrit pour soutenir ses compagnons sous la
torture et la répression.
Daniel Viglietti, chantant en s’accompagnant à la guitare
Petit ciel de l’uniforme,
Ce n’est pas une question de galons,
Derrière les apparences,
Il peut se trouver un cœur.
Et s’il n’y a pas de cœurs, ô ciel,
Nous les leur ferons nous-mêmes,
Avec ou sans guitare,
Avec ou sans verrou.
Petit ciel, bonne nuit,
La belle journée arrivera bientôt,
Et plus l’attente se fait longue,
Plus belle sera la joie.
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31. A l’instant de quitter Rosencof, il me dit en riant : «Si – lorsque tu es pendu – on te donne des coups
d’électricité, surtout ne cherche pas à toucher le sol avec tes pieds et laisse ton corps être secoué…»
Je ne vais pas chercher à toucher le sol, je vais rester pendu et resterai le cœur joint à toi, Tia Negra, qui a
compris que l’issue est dans l’amour…
Tia Negra
Retrouvant un poème écrit pour Gustavo.
En In puis Off.
Salut mon petit bonhomme (flaquito)
Comme tu m’as rendue heureuse, la fleur est restée joyeuse,
Les pistils se sont remplis de nectar et d’amour,
De l’amour pour toi et pour tous les enfants
Gustavo, tu dis de cette fleur
Que tu n’es qu’un pollen qui ne sait pas quoi faire.
Contre le froid et le vent, je te protège mon petit pollen.
Mais je te protège avec un lasso invisible depuis ici.
Et je ne te donne pas une protection idiote
pour que tu te caches dessous,
Et que le vent et le froid ne t’atteignent pas.
Le vent te fouette mon petit Gustavo, et le froid aussi,
Nous aussi, nous sommes fouettés,
mais on cherche de la force et on résiste,
Tu n’auras pas froid, le froid d’hiver n’est rien,
Le froid des sentiments, celui-là c’est du froid.
Mais ni toi, ni ta sœur, ni tous ceux qui t’aiment
Comme l’on doit aimer, sans égoïsme,
Ne peuvent sentir le froid.
Ton amour, ta superbe lettre m’a laissée très très heureuse.
Et j’espère que d’autres me parviendront,
A très bientôt tous ensemble.
Ma tante danse avec une amie. Elle danse, au rythme d’une musique folklorique locale, exprimant sa joie,
sa liberté, en laissant aller son corps, en s’abandonnant.
FIN
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32. fernando Lopez
5 rue Louis Bréguet
74 600 Seynod
06 86 94 22 13
ferlop1@orange.fr
né le 06 08 1970 à Montevideo (Uruguay)
Réalisation :
2004 LA LUNE RoNDE
coproduction CINEDOC et TV8 Mont-Blanc
Sélection Festival de Marseille 2004, Lussas 2005 …
Formation :
2003-04 Réalisation de Documentaires 2: CINEDOC Films – Annecy .
Réalisation, Repérages, Ecriture, Tournage (Caméra 16mm), Montage, Mixage
2000 : Réalisation de Documentaires 1 : CINEDOC EV’ART – Annecy
Réalisation, Ecriture, Repérage, Tournage, Montage
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