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Alternance et mélange
codiques au Nigeria
–
de l’oral à l’écrit
Françoise Ugochukwu
Open University UK &
CNRS-LLACAN, Paris
Ce qui suit est un travail en cours portant
principalement sur le vocabulaire, comparant oral
et écrit, conversation et littérature, pour tenter de
cerner l’éventail de la pratique de l’alternance et
du mélange codiques et son évolution en ligne.
Elle est à replacer dans le contexte des efforts
actuels pour assurer le maintien et la promotion de
la langue igbo face à ce qui est perçu par beaucoup
comme la menace de l’anglais.
Cette étude démontre qu’au Nigeria, et en particulier
en pays igbo, le mélange et l’alternance codiques,
pratiqués au quotidien à l’oral comme à l’écrit, sont
représentatifs d’un choix d’utilisation des langues à
disposition – anglais, igbo et naija (le pidgin nigérian).
Ce choix est lui-même symptomatique d’une attitude
générale vis-à-vis de ces langues, mais peut
également être motivé par d’autres facteurs, qui
seront brièvement examinés.
Mélange et alternance codiques se retrouvant en
littérature anglophone, nous considérerons trois
écrivains de cette région:
 Chinua Achebe: Le Monde s’effondre
 Chimamanda Ngozi Adichie: L’Hibiscus
pourpre et L’ Autre moitié du soleil
 Adaora Ulasi: Many Thing You No Understand
qui ont utilisé mélange ou/et alternance dans
leurs romans.
Définitions
J’utiliserai ici les définitions proposées par Banjo,
selon lequel l’alternance codique est « un
phénomène dans lequel deux interlocuteurs (ou le
même locuteur) s’expriment tantôt dans la langue A
et tantôt dans la langue B. Le mélange codique, lui,
désigne un acte de parole constitué d’éléments de la
langue A et de la langue B. […] En d’autres termes,
l’alternance codique est du domaine du discours
tandis que le mélange codique est du domaine de la
phrase » (1982 : 18-19).
Autre définition:
pour Calvet, c’est toujours le passage
« d’une langue à l’autre, que l’on appelle
mélange de langues (sur l’anglais code-
mixing) ou alternance codique (sur l’anglais
code-switching) selon que le changement de
langue se produit dans le cours d’une phrase
ou d’une phrase à l’autre » (1993: 29).
Conversations
face-à-face
Selon une enquête datant de 2008,
“de nombreux Igbo adultes n’aiment plus qu’on
les entende parler igbo; quand on leur parle en
igbo, ils répondent en anglais […] Dans l’Etat
d’Imo, 50% des parents – 80% dans l’Etat de
Lagos – s’adressent la plupart du temps à leurs
enfants en anglais ou dans un mélange d’anglais
et d’igbo” (Madubuike 2011: 444).
Conversations
asynchrones
Nous examinerons d’abord mélange et alternance
codiques dans les courriels – ici des extraits de courriels
échangés entre Igbo vivant, les uns au Nigeria, les autres
à l’étranger (Angleterre & Etats-Unis).
Une seconde série d’exemples sera prise dans les entrées
de forums en ligne, et une troisième sur Facebook.
Tous les exemples donnés ici proviennent de mes
données personnelles et ont été anonymisés.
Courriels
Ces courriels ont été échangés entre Igbo vivant, les uns
au pays, les autres à l’étranger. A l’exception du
premier, ils ont tous été envoyés à un groupe de
participants à un colloque organisé par une
association d’études igbo (ISA) dans les mois
précédant l’événement.
L’anglais étant à la fois la langue officielle du Nigeria et
une langue de communication internationale, il est
attendu qu’il soit également la langue de
communication au sein du groupe, bien que le
communiqué de fin de colloque 2010 ait encouragé
l’usage de l’igbo.
1. 21 March 2011 02:04
[…] The theoretical assumptions behind the
establishment of Asusuigbo Teta Association
International is to ensure that there are
individuals and/or group dedicated to
fighting extinction of igbo language:" ihina
nkita madu niile nwe na nwu aguu". I will
talk to the lady in the ministry first […]. Have
a nice day.
Prof. E.
2. Mon 17/01/2011 20:12
[…] This year, we are facilitating arrangement for
conference participants from overseas to do a tour of
Washington DC during the conference. […] Once the
rental arrangement is confirmed with the car rental
company, no cancellation will be allowed. I estimate
that the cost per person would not be more than $20,
and the day and time of tour is yet to be determined.
Chetakwanu na agha eyiri eyi anaghi eri nwa-ngworo!
Regards,
A.
3. Fri 26/02/2010 21:05
Dear Participants,
[…] Do not forget to pre-register for the conference.
Visit the conference webpage on how the need for
pre-registration and how to go about it. Ya gazienu!
See you all soon in Washington, DC.
Sincerely,
A.
Forums en ligne
 L’exemple choisi ici est celui d’un forum international 
asynchrone en ligne, uwandiigbo@yahoogroups.com, 
dont le nom, Uwandiigbo (uwa ndi Igbo = le monde des 
Igbo,) donné dans cette langue, indique qu’il s’agit d’un 
point de rencontre entre Igbophones. Il inclut 
cependant de nombreux membres (cf. entrée 6) qui ne 
parlent pas l’igbo mais souhaitent apprendre cette 
langue et mieux connaître la culture igbo. Au sein du 
forum, les discussions se font en majorité en igbo et en 
anglais, parfois en naija. Le forum offre cours d’igbo, 
exercices de traduction et discussions sur la langue et la 
culture.
 1. Thursday 14/4/11, 7h03
Chei, chei, chei!
Kedi katapotu m? Udi mkpotu a ka m ji eji okwo
mulumulu m agbali mmadu isi, lie mbombo!
As Ikpa of the class, this type of “ogbaghara” offers
me the opportunity for such mischief. However,
teacher has arrived and with his “hawk” gaze, he is
watching me attentively. I wouldn’t want bad
testimonial that may force my father to disown me!
Well....[…]
C.
2. Tuesday 5/4/11, 20h05
 
Ndeewo.
If your system reads the sub dots, there will
be no need to PDF. Let me know.
I will miss the ISA meet again this year :(.
Jeenu nke oma.
 
M.
3. Saturday 2/4/11, 5h11
 
Daalu for picking up the obvious typo. I am glad
the "ntupo" comes thru. I can even read it here on
my phone! This is why I came to Uwandiigbo. I will
try and explain my writing style before posting the
novel proper. Of course, "e telu ugba, e telu ose, YA
na HA enweghi agbata maobu okeala."
Birikwe.
M. 
4. Friday 18/3/11, 15h38
 
Mazi J.,
Anam anu k'inekwu. Chukwu gozie gi. By the
way this forum slowed down some. Where are
those questions that made us put on our
thinking caps and remember what we did not
know we knew?
Folks, ask your Igbo language or culture
questions as we all end up being enlightened
and, yes, entertained. Juwanu ajuju.
 
K.
5. 22/12/10, 13h15
 
Ndi Klass
 
Biko, o gini bu "busy body" na asusu Igbo?
Merry Christmas, ka Chukwu gozie unu n'ile.
Dalu
 
N.
 
6. 25/4/11, 22h21
Kedu!
Aha m bu [Mrs] G. B. I am new to this list and am in the 
process of reading ALL of the old posts in an attempt to "get 
up to speed". I am a rank beginner in learning Igbo, sadly. My 
dear Igbo husband of nearly 42 years is encouraging me to 
learn as much as possible as we are now regularly paying visits 
to his home village near Owerri and I am unable to 
communicate with his female relatives who speak no English. I 
am in USA.
I have ordered the dictionary mentioned in the first few 
messages and studying every day so within three, YES 3, years 
I hope to at least be able to converse on a rudimentary level. 
My goodness, the tones are difficult for an older adult to 
learn! Imela for your anticipated patience with my future 
questions and current lack of understanding Igbo!
G.
Analyse
Dans tous les exemples notés, on remarque un mélange 
constant entre anglais et igbo. L’igbo est surtout utilisé 
dans les cas suivants :
 salutations au début et/ou en fin de courriel
Ndeewo.
Ya gazienu!
Jeenu nke oma
Imela!
où  l’alternance  se  justifie  par  l’absence  de  ces 
marqueurs culturels dans la langue matrice.
 
 exclamations:
Chei, chei, chei!
C’est  un  fait  connu  que  celles-ci,  spontanées  et  non 
préparées,  viennent  habituellement  de  la  langue 
première.
 
pour citer des proverbes ou des slogans
1. Ihina nkita madu niile nwe na nwu aguu
2. Agha eyiri eyi anaghi eri nwa-ngworo!
3. E telu ugba, e telu ose, YA na HA enweghi agbata
maobu okeala.
  Les  proverbes  étant  à  la  fois  essentiels  au  discours 
igbo et notoirement difficiles à traduire.  
On trouve également l’usage de l’igbo pour désigner
une particularité de l’écriture de la langue – ici le
"ntupo“, diacritique  (indiquant un o ouvert).
  L’entrée  6  représente  l’autre  volet  du  forum, 
émanant  d’apprenants  non  nigérians  souhaitant 
apprendre  l’igbo  pour  des  raisons  familiales.  Après 
plus de 40 ans de mariage, cette épouse américaine 
dont le couple visite le village ancestral de plus en plus 
souvent,  ressent  le  besoin  de  communiquer  avec  sa 
belle-famille et s’appuie pour cela sur des manuels et 
le  forum.  Les  mots  igbo  insérés  dans  le  texte 
souhaitent prouver ses efforts & progrès mais surtout 
son désir de s’identifier davantage au peuple igbo.
 
 L’entrée 4 :
“Anam anu k'inekwu. Chukwu gozie gi. By the way this forum
slowed down some. Where are those questions that made us put
on our thinking caps and remember what we did not know we
knew?
Folks, ask your Igbo language or culture questions as we all end up
being enlightened and, yes, entertained. Juwanu ajuju.”
représente un autre niveau d’alternance. L’igbo de la 
premiere phrase indique qu’elle est destinée à un 
individu; l’igbo est utilisé ici pour exprimer un cri du 
cœur, une proximité de l’interlocuteur, soulignant la 
différence entre la langue véhiculaire, qui reste une 
langue étrangère, et la langue première. Le reste est 
adressé au groupe. L’igbo de la fin renforce le sens.
Facebook
 Il  s’agit  ici  d’un  site  d’interaction  sociale  en  ligne,  de 
plus en plus utilisé, et qui, aux dires de ses utilisateurs, 
permet avant tout, dans ces temps d’extrême mobilité 
familiale  et  professionnelle,  de  garder  le  contact  avec 
les membres de famille vivant loin. La page utilisée ici 
est celle d’une de mes ‘amies’, accédée via la mienne. 
L’exemple  choisi  est  un  extrait  de  fil  de  discussion 
trilingue – français – anglais – igbo ayant eu lieu entre le 
30 décembre 2010 et le 6 janvier 2011 entre personnes 
vivant  en  Angleterre,  en  France  et  aux  Etats-Unis.  Le 
sujet  de  discussion  est  un  calendrier  électronique 
réunissant  des  photos  de  jeunes  mamans  amies  et  de 
leurs bébés.
 
 
 
Les  huit  personnes  participant  à  cette  conversation 
appartiennent  à  deux  générations  différentes  et 
connaissent toutes l’anglais et l’igbo. Trois seulement 
partagent le français. 
L’explication  habituellement  donnée  pour 
l’alternance  (difficulté  à  s’exprimer  dans  l’autre 
langue) ne s’applique donc pas ici. Le choix semble 
davantage lié aux émotions ressenties et à la langue 
habituellement  utilisée  par  les  participants  pour 
exprimer ces émotions. 
Le  français  signale  un  aparté  entre  participants 
partageant cette langue. 
Dans  cet  extrait,  on  peut  expliquer  l’usage  des 
langues à la lecture de Chamoiseau, par une
relativisation  de  plus  en  plus  forte  des  langues,  qui 
fait que la langue – ici l’anglais – “a pris des distances 
quant à la notion d’identité, c’est-à-dire que la langue 
ne  sert  plus  à  définir  une  culture,  une  identité” 
(Gauvin 1997: 37). 
Cet  emploi  pragmatique,  purement  fonctionnel,  de 
l’anglais,  est  caractéristique  de  la  conversation  de 
nombreux igbophones chez qui l’igbo est au contraire 
affectivement chargé.
Publications destinées
au grand public
Musique
Ifunanya (3x)
Onye mu bu n’obi 
Verse 1
Girl I know say you
dey wonder why
Why do people fall in
love
It could be for the
game of pleasure
I don't know […]
Hook
Girl na you, be the
one that makes me
smile
And it's true (nne
nne)
Na only you, fit give
this love a chance to
reign
Baby don't go 
Chorus
All because of
Ifunanya (Ifunanya)
Ifunaya (Ifunanya)
Because of ifunanya,
onye m'bu n'obi
Na because of
Ifunanya (Ifunanya)
Ifunanya (Ifunanya)
Because of ifunanya,
onye m'bu n'obi
Nne biko biko don't
go (oh oh)
Because of ifunanya,
onye m'bu n'obi
On a là un texte où l’igbo domine, mêlé au naija, 
langue de la rue.
 Selon Babalola (abstract),”bien que la plupart des 
artistes de hip-hop nigérians chantent en anglais, ils 
marquent leur attachement à leurs racines en 
mêlant leurs langues locales à l’anglais. […] L’article 
met en évidence le sentiment identitaire généré par 
ce mélange, qui reflète la diversité ethnolinguistique 
du Nigeria.”
Publicité
“Nwaanyi  na-acomplain  na  afo  na-anu 
ya oku ma o bu nwaanyi na-enwe painful 
menstruation […] I mara na o bu worm a 
na-aria ya.”
H.Igboanusi, Igbo English in the Nigerian Novel, 
Ibadan, Enicrownfit Publishers 2002 p.43
Cet  exemple  tiré  d’un  ouvrage  sur  l’anglais  nigérian  est 
typique des publicités de rue en pays igbo – affiches ou 
boniments de colporteurs – destinées à un public qui n’a 
pas forcément suivi le cursus secondaire. 
Les  deux mots anglais insérés dans la phrase igbo ont un 
but essentiellement commercial : donner une impression 
de savoir médical pour s’attirer la confiance des clients. 
Mais la phrase reste igbo: le verbe anglais ‘complain’ a été 
reconstruit  selon  le  modèle  des  verbes  igbo  (o  na-
acomplain)  pour  faciliter  son  intégration  au  reste  de  la 
phrase.
Travaux universitaires
Il  est  intéressant  de  noter  l’usage,  rare,  de 
l’interférence  dans  une  publication  récente  : 
Cf.  I.  Madubuike,  The  Igbo  Language  in  the 
Twenty-First  Century,  in  A.O.Nwauwa  & 
C.J.Korie  (EDS),  Against All Odds: the Igbo
Experience in Postcolonial Nigeria.
“Engligbo  cannot  therefore  be  the  ideal 
language  policy  to  pursue.  We  cannot 
encourage the use of a dysfunctional hybrid 
language  to  dominate  our  speech 
community and ruin our conversation with 
the  future.  Those who know the value of
kola nuts cover them with leaves.  Anaghi 
eji ihe a na-agba na nti agba na anya.”
(Madubuike 2011: 428)
Ce  choix  peut  ici  s’expliquer  par  le  fait  que  le chapitre 
traite  de  l’avenir  de  la  langue  igbo  et  s’insère  dans  un 
ouvrage sur cette même culture, destiné en priorité aux 
Igbophones. 
La phrase en igbo a d’ailleurs été préparée par l’usage 
d’un proverbe igbo traduit en anglais. 
Là  comme  dans  d’autres  exemples,  l’igbo  peut  être 
considéré  comme  un  supplément  destiné  aux  lecteurs 
igbophones, et qui vient enrichir leur réflexion tout en la 
replaçant  dans  le  contexte  d’un  discours  traditionnel 
appuyant son raisonnement sur la sagesse ancestrale. 
Littérature
et
interférences
Comme  le  note  Bandia  (1996:141),  “les  écrivains 
africains se servent le plus souvent de l’alternance et 
du mélange codiques entre les langues locales et les 
langues européennes.” 
Son explication de cette pratique, par contre, apparaît 
discutable: “lorsque les écrivains […] ne peuvent pas 
exprimer  de  façon  satisfaisante  la  réalité 
socioculturelle africaine dans une langue européenne, 
ils  ont  recours  à  des  mots  et  expressions  venus  de 
langues locales.” 
Nous allons voir ce qu’il en est.
Achebe, dont le roman Things Fall Apart (1958), traduit
en 1963 (Le Monde s’effondre), est le premier roman
igbo anglophone, a surtout utilisé le mélange codique.
Son texte est riche de nombreux mots igbo appartenant
à différentes catégories, par exemple :
 instruments de musique: ekwe, udu, ogene
 parures/vêtements: jigida
Faune: nza
Architecture: obi
 croyances: chi, osu, agbala, ogbanje, egwugwu
 parenté: umuada, umunna
Adichie, qui a, comme Achebe, longtemps vécu à Nsukka
et partage aujourd’hui sa vie entre le Nigeria et les Etats-
Unis, est considérée comme la fille spirituelle d’Achebe.
On retrouve dans ses deux romans, L’Hibiscus pourpre
(2004) et L’Autre moitié du soleil (2008), le même
procédé de mélange codique.
Mais le choix des mots et leur insertion dans la phrase y
sont radicalement différents, à commencer par la
dédicace de 2004 à “mes parents, mes héros, ndi o ga-
adili mma.”
Le mélange codique chez Adichie:
- nne, ngwa, va te changer (2004:17)
-Viens m’aider, biko! (p.17)
-N’as-tu rien à dire, gbo, Jaja? demanda de nouveau
Papa.
- Mba, il n’y a pas de mots dans ma bouche (p.25)
Trois hommes âgés, debout sous l’ukwa solitaire proche
de notre portail, agitèrent la main en criant:
- Nnonu! Nnonu! Etes-vous de retour?” (p.81)
Un vieillard qu’on chasse de la maison:
-Ifukwa gi! Tu es comme une mouche qui accompagne
aveuglément un cadavre dans la tombe” (p.102)
-Nwunye m, pour qui est-ce, tout ça? (p.105)
-Tu as bien dit que les enfants arrivaient bientôt, okwia?
(p.105)
- ichu gba gi!
Tatie Ifeoma claqua des doigts vers Papa; elle lui jetait
un sort (p.259).
L’alternance codique chez Adichie:
On la trouve dans les deux romans, où elle signale un
changement d’humeur, la présence d’un interlocuteur
d’un autre groupe social , ou affiche un statut désiré:
-Papa parlait en anglais, tandis que Tatie Ifeoma
s’exprimait en igbo (p.111)
-Ngwanu, nous verrons, dit Papa. Il parlait en igbo pour
la première fois […] Les choses s’arrangent-elles à
Nsukka? demanda Papa en repassant à l’anglais” (p.139).
- […] imaginant Papa venant lui-même nous chercher,
imaginant la colère dans ses yeux […], la rafale d’igbo
jaillissant de sa bouche (p.249).
- Elle parlerait principalement en anglais. Il était facile
d’être froid et solennel en anglais (p.257).
-Okeoma est parti, o jebego (p.450).
Ulasi, dont le roman n’a pas été traduit, a choisi le pidgin
comme langue principale. Le scénario fait revivre la
région dans les années 1930 et rend compte des
difficultés auxquelles se heurtent l’administrateur
colonial et son assistant à l’occasion des funérailles du
chef local.
C’est une sombre histoire de sacrifices humains qui se
terminera mal pour les coloniaux. L’alternance ici est
entre l’anglais, que parlent les Britanniques entre eux, et
le pidgin qu’ils parlent avec leurs boys et que ceux-ci
parlent parfois entre eux.
Le roman s’ouvre sur un procès au cours duquel
l’interprète navigue en pidgin entre l’igbo (quasi muet)
des demandeurs et défendeurs et l’anglais du juge.
Le choix de la langue est déterminé par la catégorie
sociale à laquelle appartiennent les personnes, le pidgin
servant en outre de langue véhiculaire entre igbophones
et anglophones.
Le fait que l’igbo ne soit jamais écrit participe à la fois du
mystère entourant les funérailles et de la volonté de
l’auteur de montrer la force tranquille de la culture igbo,
qui aura le dernier mot.
-Mr. Ananso, you bring a charge against Felix Mbaezue
[…]?
-The ADO said that you, Felix Mbaezue, try for kill his
brother?
-Mba!
-Mr. Mbaezue said, no! (p.7)
-Tell me, Ezekiel, I hear say they go bury him with heads.
Which place they get the heads from? […]
-Me no know, sir. […] Me be ordinary houseboy. I no hear
nothing (p.35).
L’engligbo, mauvais élève?
Alternance et mélange codique sont aujourd’hui la
marque de l’engligbo, généralement considéré
comme une menace pour la survie de l’igbo. Il est
défini comme “un mélange bâtard d’igbo et d’anglais
créé par l’inclusion, dans la phrase igbo, de mots
anglais alors que ceux-ci ont leur équivalent en igbo”,
et “pratiqué surtout par des Igbo bilingues parlant
aussi bien l’igbo que l’anglais” (Madubuike 2011:
427).
Le reflet d’un quotidien multilingue
En conversation, le mélange codique permet de préserver
des éléments culturels absents de la langue européenne –
salutations, remerciements traditionnels par exemple.
Mais il peut aussi être lu comme un refus inconscient de la
dichotomie imposée par le système scolaire et du conflit
provoqué de l’extérieur entre langue première et langue
officielle.
C’est une reconnaissance implicite de la complexité
linguistique vécue au quotidien entre l’igbo du marché,
l’anglais des bureaux et le naija de la gare routière.
La revanche de l’opacité
En littérature, ce même mélange a le plus souvent été
considéré comme un procédé commode pour rendre
compte d’une culture – chez Achebe par exemple.
Mais alternance et mélange codique y prennent
également une autre dimension, et pourront être
interprétés comme relevant d’un choix d’opacité, du
refus de traduire, d’expliquer, de faciliter la lecture de
l’œuvre par un lectorat étranger qui, lui, ne s’embarrasse
pas de telles considérations.
Le refuge de l’intimité
Enfin – et c’est surtout remarquable chez Adichie, le
mélange codique a la chaleur des apartés, le ton de
l’intimité.
Il signale à chaque fois une connivence, le partage de
quelque chose qui ne peut se dire que dans la langue
première, rejoignant l’adage régulièrement cité pour
justifier l’abandon temporaire mais systématique de
l’anglais lors du partage de la kola : la noix de kola ne
‘parle’ pas anglais.
Alternance et mélange codiques au Nigeria

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Alternance et mélange codiques au Nigeria

  • 1. Alternance et mélange codiques au Nigeria – de l’oral à l’écrit Françoise Ugochukwu Open University UK & CNRS-LLACAN, Paris
  • 2. Ce qui suit est un travail en cours portant principalement sur le vocabulaire, comparant oral et écrit, conversation et littérature, pour tenter de cerner l’éventail de la pratique de l’alternance et du mélange codiques et son évolution en ligne. Elle est à replacer dans le contexte des efforts actuels pour assurer le maintien et la promotion de la langue igbo face à ce qui est perçu par beaucoup comme la menace de l’anglais.
  • 3. Cette étude démontre qu’au Nigeria, et en particulier en pays igbo, le mélange et l’alternance codiques, pratiqués au quotidien à l’oral comme à l’écrit, sont représentatifs d’un choix d’utilisation des langues à disposition – anglais, igbo et naija (le pidgin nigérian). Ce choix est lui-même symptomatique d’une attitude générale vis-à-vis de ces langues, mais peut également être motivé par d’autres facteurs, qui seront brièvement examinés.
  • 4. Mélange et alternance codiques se retrouvant en littérature anglophone, nous considérerons trois écrivains de cette région:  Chinua Achebe: Le Monde s’effondre  Chimamanda Ngozi Adichie: L’Hibiscus pourpre et L’ Autre moitié du soleil  Adaora Ulasi: Many Thing You No Understand qui ont utilisé mélange ou/et alternance dans leurs romans.
  • 5. Définitions J’utiliserai ici les définitions proposées par Banjo, selon lequel l’alternance codique est « un phénomène dans lequel deux interlocuteurs (ou le même locuteur) s’expriment tantôt dans la langue A et tantôt dans la langue B. Le mélange codique, lui, désigne un acte de parole constitué d’éléments de la langue A et de la langue B. […] En d’autres termes, l’alternance codique est du domaine du discours tandis que le mélange codique est du domaine de la phrase » (1982 : 18-19).
  • 6. Autre définition: pour Calvet, c’est toujours le passage « d’une langue à l’autre, que l’on appelle mélange de langues (sur l’anglais code- mixing) ou alternance codique (sur l’anglais code-switching) selon que le changement de langue se produit dans le cours d’une phrase ou d’une phrase à l’autre » (1993: 29).
  • 8. Selon une enquête datant de 2008, “de nombreux Igbo adultes n’aiment plus qu’on les entende parler igbo; quand on leur parle en igbo, ils répondent en anglais […] Dans l’Etat d’Imo, 50% des parents – 80% dans l’Etat de Lagos – s’adressent la plupart du temps à leurs enfants en anglais ou dans un mélange d’anglais et d’igbo” (Madubuike 2011: 444).
  • 10. Nous examinerons d’abord mélange et alternance codiques dans les courriels – ici des extraits de courriels échangés entre Igbo vivant, les uns au Nigeria, les autres à l’étranger (Angleterre & Etats-Unis). Une seconde série d’exemples sera prise dans les entrées de forums en ligne, et une troisième sur Facebook. Tous les exemples donnés ici proviennent de mes données personnelles et ont été anonymisés.
  • 11. Courriels Ces courriels ont été échangés entre Igbo vivant, les uns au pays, les autres à l’étranger. A l’exception du premier, ils ont tous été envoyés à un groupe de participants à un colloque organisé par une association d’études igbo (ISA) dans les mois précédant l’événement. L’anglais étant à la fois la langue officielle du Nigeria et une langue de communication internationale, il est attendu qu’il soit également la langue de communication au sein du groupe, bien que le communiqué de fin de colloque 2010 ait encouragé l’usage de l’igbo.
  • 12. 1. 21 March 2011 02:04 […] The theoretical assumptions behind the establishment of Asusuigbo Teta Association International is to ensure that there are individuals and/or group dedicated to fighting extinction of igbo language:" ihina nkita madu niile nwe na nwu aguu". I will talk to the lady in the ministry first […]. Have a nice day. Prof. E.
  • 13. 2. Mon 17/01/2011 20:12 […] This year, we are facilitating arrangement for conference participants from overseas to do a tour of Washington DC during the conference. […] Once the rental arrangement is confirmed with the car rental company, no cancellation will be allowed. I estimate that the cost per person would not be more than $20, and the day and time of tour is yet to be determined. Chetakwanu na agha eyiri eyi anaghi eri nwa-ngworo! Regards, A.
  • 14. 3. Fri 26/02/2010 21:05 Dear Participants, […] Do not forget to pre-register for the conference. Visit the conference webpage on how the need for pre-registration and how to go about it. Ya gazienu! See you all soon in Washington, DC. Sincerely, A.
  • 16.  1. Thursday 14/4/11, 7h03 Chei, chei, chei! Kedi katapotu m? Udi mkpotu a ka m ji eji okwo mulumulu m agbali mmadu isi, lie mbombo! As Ikpa of the class, this type of “ogbaghara” offers me the opportunity for such mischief. However, teacher has arrived and with his “hawk” gaze, he is watching me attentively. I wouldn’t want bad testimonial that may force my father to disown me! Well....[…] C.
  • 17. 2. Tuesday 5/4/11, 20h05   Ndeewo. If your system reads the sub dots, there will be no need to PDF. Let me know. I will miss the ISA meet again this year :(. Jeenu nke oma.   M.
  • 18. 3. Saturday 2/4/11, 5h11   Daalu for picking up the obvious typo. I am glad the "ntupo" comes thru. I can even read it here on my phone! This is why I came to Uwandiigbo. I will try and explain my writing style before posting the novel proper. Of course, "e telu ugba, e telu ose, YA na HA enweghi agbata maobu okeala." Birikwe. M. 
  • 19. 4. Friday 18/3/11, 15h38   Mazi J., Anam anu k'inekwu. Chukwu gozie gi. By the way this forum slowed down some. Where are those questions that made us put on our thinking caps and remember what we did not know we knew? Folks, ask your Igbo language or culture questions as we all end up being enlightened and, yes, entertained. Juwanu ajuju.   K.
  • 20. 5. 22/12/10, 13h15   Ndi Klass   Biko, o gini bu "busy body" na asusu Igbo? Merry Christmas, ka Chukwu gozie unu n'ile. Dalu   N.  
  • 21. 6. 25/4/11, 22h21 Kedu! Aha m bu [Mrs] G. B. I am new to this list and am in the  process of reading ALL of the old posts in an attempt to "get  up to speed". I am a rank beginner in learning Igbo, sadly. My  dear Igbo husband of nearly 42 years is encouraging me to  learn as much as possible as we are now regularly paying visits  to his home village near Owerri and I am unable to  communicate with his female relatives who speak no English. I  am in USA. I have ordered the dictionary mentioned in the first few  messages and studying every day so within three, YES 3, years  I hope to at least be able to converse on a rudimentary level.  My goodness, the tones are difficult for an older adult to  learn! Imela for your anticipated patience with my future  questions and current lack of understanding Igbo! G.
  • 23.  exclamations: Chei, chei, chei! C’est  un  fait  connu  que  celles-ci,  spontanées  et  non  préparées,  viennent  habituellement  de  la  langue  première.   pour citer des proverbes ou des slogans 1. Ihina nkita madu niile nwe na nwu aguu 2. Agha eyiri eyi anaghi eri nwa-ngworo! 3. E telu ugba, e telu ose, YA na HA enweghi agbata maobu okeala.   Les  proverbes  étant  à  la  fois  essentiels  au  discours  igbo et notoirement difficiles à traduire.  
  • 24. On trouve également l’usage de l’igbo pour désigner une particularité de l’écriture de la langue – ici le "ntupo“, diacritique  (indiquant un o ouvert).   L’entrée  6  représente  l’autre  volet  du  forum,  émanant  d’apprenants  non  nigérians  souhaitant  apprendre  l’igbo  pour  des  raisons  familiales.  Après  plus de 40 ans de mariage, cette épouse américaine  dont le couple visite le village ancestral de plus en plus  souvent,  ressent  le  besoin  de  communiquer  avec  sa  belle-famille et s’appuie pour cela sur des manuels et  le  forum.  Les  mots  igbo  insérés  dans  le  texte  souhaitent prouver ses efforts & progrès mais surtout  son désir de s’identifier davantage au peuple igbo.  
  • 25.  L’entrée 4 : “Anam anu k'inekwu. Chukwu gozie gi. By the way this forum slowed down some. Where are those questions that made us put on our thinking caps and remember what we did not know we knew? Folks, ask your Igbo language or culture questions as we all end up being enlightened and, yes, entertained. Juwanu ajuju.” représente un autre niveau d’alternance. L’igbo de la  premiere phrase indique qu’elle est destinée à un  individu; l’igbo est utilisé ici pour exprimer un cri du  cœur, une proximité de l’interlocuteur, soulignant la  différence entre la langue véhiculaire, qui reste une  langue étrangère, et la langue première. Le reste est  adressé au groupe. L’igbo de la fin renforce le sens.
  • 26. Facebook  Il  s’agit  ici  d’un  site  d’interaction  sociale  en  ligne,  de  plus en plus utilisé, et qui, aux dires de ses utilisateurs,  permet avant tout, dans ces temps d’extrême mobilité  familiale  et  professionnelle,  de  garder  le  contact  avec  les membres de famille vivant loin. La page utilisée ici  est celle d’une de mes ‘amies’, accédée via la mienne.  L’exemple  choisi  est  un  extrait  de  fil  de  discussion  trilingue – français – anglais – igbo ayant eu lieu entre le  30 décembre 2010 et le 6 janvier 2011 entre personnes  vivant  en  Angleterre,  en  France  et  aux  Etats-Unis.  Le  sujet  de  discussion  est  un  calendrier  électronique  réunissant  des  photos  de  jeunes  mamans  amies  et  de  leurs bébés.
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  • 30. Les  huit  personnes  participant  à  cette  conversation  appartiennent  à  deux  générations  différentes  et  connaissent toutes l’anglais et l’igbo. Trois seulement  partagent le français.  L’explication  habituellement  donnée  pour  l’alternance  (difficulté  à  s’exprimer  dans  l’autre  langue) ne s’applique donc pas ici. Le choix semble  davantage lié aux émotions ressenties et à la langue  habituellement  utilisée  par  les  participants  pour  exprimer ces émotions.  Le  français  signale  un  aparté  entre  participants  partageant cette langue. 
  • 31. Dans  cet  extrait,  on  peut  expliquer  l’usage  des  langues à la lecture de Chamoiseau, par une relativisation  de  plus  en  plus  forte  des  langues,  qui  fait que la langue – ici l’anglais – “a pris des distances  quant à la notion d’identité, c’est-à-dire que la langue  ne  sert  plus  à  définir  une  culture,  une  identité”  (Gauvin 1997: 37).  Cet  emploi  pragmatique,  purement  fonctionnel,  de  l’anglais,  est  caractéristique  de  la  conversation  de  nombreux igbophones chez qui l’igbo est au contraire  affectivement chargé.
  • 33. Musique Ifunanya (3x) Onye mu bu n’obi  Verse 1 Girl I know say you dey wonder why Why do people fall in love It could be for the game of pleasure I don't know […] Hook Girl na you, be the one that makes me smile And it's true (nne nne) Na only you, fit give this love a chance to reign Baby don't go 
  • 34. Chorus All because of Ifunanya (Ifunanya) Ifunaya (Ifunanya) Because of ifunanya, onye m'bu n'obi Na because of Ifunanya (Ifunanya) Ifunanya (Ifunanya) Because of ifunanya, onye m'bu n'obi Nne biko biko don't go (oh oh) Because of ifunanya, onye m'bu n'obi
  • 36. Publicité “Nwaanyi  na-acomplain  na  afo  na-anu  ya oku ma o bu nwaanyi na-enwe painful  menstruation […] I mara na o bu worm a  na-aria ya.” H.Igboanusi, Igbo English in the Nigerian Novel,  Ibadan, Enicrownfit Publishers 2002 p.43
  • 37. Cet  exemple  tiré  d’un  ouvrage  sur  l’anglais  nigérian  est  typique des publicités de rue en pays igbo – affiches ou  boniments de colporteurs – destinées à un public qui n’a  pas forcément suivi le cursus secondaire.  Les  deux mots anglais insérés dans la phrase igbo ont un  but essentiellement commercial : donner une impression  de savoir médical pour s’attirer la confiance des clients.  Mais la phrase reste igbo: le verbe anglais ‘complain’ a été  reconstruit  selon  le  modèle  des  verbes  igbo  (o  na- acomplain)  pour  faciliter  son  intégration  au  reste  de  la  phrase.
  • 38. Travaux universitaires Il  est  intéressant  de  noter  l’usage,  rare,  de  l’interférence  dans  une  publication  récente  :  Cf.  I.  Madubuike,  The  Igbo  Language  in  the  Twenty-First  Century,  in  A.O.Nwauwa  &  C.J.Korie  (EDS),  Against All Odds: the Igbo Experience in Postcolonial Nigeria.
  • 39. “Engligbo  cannot  therefore  be  the  ideal  language  policy  to  pursue.  We  cannot  encourage the use of a dysfunctional hybrid  language  to  dominate  our  speech  community and ruin our conversation with  the  future.  Those who know the value of kola nuts cover them with leaves.  Anaghi  eji ihe a na-agba na nti agba na anya.” (Madubuike 2011: 428)
  • 40. Ce  choix  peut  ici  s’expliquer  par  le  fait  que  le chapitre  traite  de  l’avenir  de  la  langue  igbo  et  s’insère  dans  un  ouvrage sur cette même culture, destiné en priorité aux  Igbophones.  La phrase en igbo a d’ailleurs été préparée par l’usage  d’un proverbe igbo traduit en anglais.  Là  comme  dans  d’autres  exemples,  l’igbo  peut  être  considéré  comme  un  supplément  destiné  aux  lecteurs  igbophones, et qui vient enrichir leur réflexion tout en la  replaçant  dans  le  contexte  d’un  discours  traditionnel  appuyant son raisonnement sur la sagesse ancestrale. 
  • 42. Comme  le  note  Bandia  (1996:141),  “les  écrivains  africains se servent le plus souvent de l’alternance et  du mélange codiques entre les langues locales et les  langues européennes.”  Son explication de cette pratique, par contre, apparaît  discutable: “lorsque les écrivains […] ne peuvent pas  exprimer  de  façon  satisfaisante  la  réalité  socioculturelle africaine dans une langue européenne,  ils  ont  recours  à  des  mots  et  expressions  venus  de  langues locales.”  Nous allons voir ce qu’il en est.
  • 43. Achebe, dont le roman Things Fall Apart (1958), traduit en 1963 (Le Monde s’effondre), est le premier roman igbo anglophone, a surtout utilisé le mélange codique. Son texte est riche de nombreux mots igbo appartenant à différentes catégories, par exemple :  instruments de musique: ekwe, udu, ogene  parures/vêtements: jigida Faune: nza Architecture: obi  croyances: chi, osu, agbala, ogbanje, egwugwu  parenté: umuada, umunna
  • 44. Adichie, qui a, comme Achebe, longtemps vécu à Nsukka et partage aujourd’hui sa vie entre le Nigeria et les Etats- Unis, est considérée comme la fille spirituelle d’Achebe. On retrouve dans ses deux romans, L’Hibiscus pourpre (2004) et L’Autre moitié du soleil (2008), le même procédé de mélange codique. Mais le choix des mots et leur insertion dans la phrase y sont radicalement différents, à commencer par la dédicace de 2004 à “mes parents, mes héros, ndi o ga- adili mma.”
  • 45. Le mélange codique chez Adichie: - nne, ngwa, va te changer (2004:17) -Viens m’aider, biko! (p.17) -N’as-tu rien à dire, gbo, Jaja? demanda de nouveau Papa. - Mba, il n’y a pas de mots dans ma bouche (p.25) Trois hommes âgés, debout sous l’ukwa solitaire proche de notre portail, agitèrent la main en criant: - Nnonu! Nnonu! Etes-vous de retour?” (p.81)
  • 46. Un vieillard qu’on chasse de la maison: -Ifukwa gi! Tu es comme une mouche qui accompagne aveuglément un cadavre dans la tombe” (p.102) -Nwunye m, pour qui est-ce, tout ça? (p.105) -Tu as bien dit que les enfants arrivaient bientôt, okwia? (p.105) - ichu gba gi! Tatie Ifeoma claqua des doigts vers Papa; elle lui jetait un sort (p.259).
  • 47. L’alternance codique chez Adichie: On la trouve dans les deux romans, où elle signale un changement d’humeur, la présence d’un interlocuteur d’un autre groupe social , ou affiche un statut désiré: -Papa parlait en anglais, tandis que Tatie Ifeoma s’exprimait en igbo (p.111) -Ngwanu, nous verrons, dit Papa. Il parlait en igbo pour la première fois […] Les choses s’arrangent-elles à Nsukka? demanda Papa en repassant à l’anglais” (p.139). - […] imaginant Papa venant lui-même nous chercher, imaginant la colère dans ses yeux […], la rafale d’igbo jaillissant de sa bouche (p.249).
  • 48. - Elle parlerait principalement en anglais. Il était facile d’être froid et solennel en anglais (p.257). -Okeoma est parti, o jebego (p.450).
  • 49. Ulasi, dont le roman n’a pas été traduit, a choisi le pidgin comme langue principale. Le scénario fait revivre la région dans les années 1930 et rend compte des difficultés auxquelles se heurtent l’administrateur colonial et son assistant à l’occasion des funérailles du chef local. C’est une sombre histoire de sacrifices humains qui se terminera mal pour les coloniaux. L’alternance ici est entre l’anglais, que parlent les Britanniques entre eux, et le pidgin qu’ils parlent avec leurs boys et que ceux-ci parlent parfois entre eux.
  • 50. Le roman s’ouvre sur un procès au cours duquel l’interprète navigue en pidgin entre l’igbo (quasi muet) des demandeurs et défendeurs et l’anglais du juge. Le choix de la langue est déterminé par la catégorie sociale à laquelle appartiennent les personnes, le pidgin servant en outre de langue véhiculaire entre igbophones et anglophones. Le fait que l’igbo ne soit jamais écrit participe à la fois du mystère entourant les funérailles et de la volonté de l’auteur de montrer la force tranquille de la culture igbo, qui aura le dernier mot.
  • 51. -Mr. Ananso, you bring a charge against Felix Mbaezue […]? -The ADO said that you, Felix Mbaezue, try for kill his brother? -Mba! -Mr. Mbaezue said, no! (p.7) -Tell me, Ezekiel, I hear say they go bury him with heads. Which place they get the heads from? […] -Me no know, sir. […] Me be ordinary houseboy. I no hear nothing (p.35).
  • 52. L’engligbo, mauvais élève? Alternance et mélange codique sont aujourd’hui la marque de l’engligbo, généralement considéré comme une menace pour la survie de l’igbo. Il est défini comme “un mélange bâtard d’igbo et d’anglais créé par l’inclusion, dans la phrase igbo, de mots anglais alors que ceux-ci ont leur équivalent en igbo”, et “pratiqué surtout par des Igbo bilingues parlant aussi bien l’igbo que l’anglais” (Madubuike 2011: 427).
  • 53. Le reflet d’un quotidien multilingue En conversation, le mélange codique permet de préserver des éléments culturels absents de la langue européenne – salutations, remerciements traditionnels par exemple. Mais il peut aussi être lu comme un refus inconscient de la dichotomie imposée par le système scolaire et du conflit provoqué de l’extérieur entre langue première et langue officielle. C’est une reconnaissance implicite de la complexité linguistique vécue au quotidien entre l’igbo du marché, l’anglais des bureaux et le naija de la gare routière.
  • 54. La revanche de l’opacité En littérature, ce même mélange a le plus souvent été considéré comme un procédé commode pour rendre compte d’une culture – chez Achebe par exemple. Mais alternance et mélange codique y prennent également une autre dimension, et pourront être interprétés comme relevant d’un choix d’opacité, du refus de traduire, d’expliquer, de faciliter la lecture de l’œuvre par un lectorat étranger qui, lui, ne s’embarrasse pas de telles considérations.
  • 55. Le refuge de l’intimité Enfin – et c’est surtout remarquable chez Adichie, le mélange codique a la chaleur des apartés, le ton de l’intimité. Il signale à chaque fois une connivence, le partage de quelque chose qui ne peut se dire que dans la langue première, rejoignant l’adage régulièrement cité pour justifier l’abandon temporaire mais systématique de l’anglais lors du partage de la kola : la noix de kola ne ‘parle’ pas anglais.