Il s'agit d'un article publié dans le numéro spécialement consacré à la Conférence mondiale de lutte contre le sida de Toronto (2006) de la revue Transcriptases (n° 129, octobre 2006).
A travers une revue des résumés soumis à la Conférence en vue d'y obtenir la possibilité d'y présenter des recherches ou des programmes, l'auteur souligne la quasi-invisibilité des enjeux des personnes trans au sein de la Conférence. Il envisage les questions soulevées par les acteurs de la lutte contre le sida : prévalence du VIH, connaissance des comportements et des déterminants de santé, actions spécifiques de prévention et de soutien, santé sexuelle, droits humains bien entendu.
Trans : les oublié-e-s de la Conférence de Toronto
1. TRANS’ : LES OUBLIÉ-E-S
François Berdougo
Act up-Paris
A Toronto, 24 abstracts étaient
dédiés aux trans’ : une population
dont la vulnérabilité au VIH mal des compétences 4 et une réunion satel- concernées dans la lutte contre l’épidé-
connue et mal prise en charge com- lite au sein du Village global 5 permet- mie 6.
mence tout juste à être reconnue. taient de participer à l’élaboration d’une
Alors qu’émerge depuis peu, au stratégie de prévention en direction des DES DROITS
sein des communautés trans’ et sida trans’. Quant aux abstracts, 24 (sur plus La question des droits des personnes
françaises, un discours public sur l’im- de 10 000 soumis) traitaient spécifi- trans’ parcourt tous les travaux présentés
pact de l’épidémie parmi les personnes quement des enjeux des trans’ et pré- à Toronto et est au cœur des préoccupa-
trans’ 1 et que nous manquons de don- sentaient les résultats de recherches, de tions de la communauté. Elle a en par-
nées sur la situation française, la recherches-actions ou d’actions de ter- ticulier été l’objet principal de l’atelier
Conférence de Toronto pouvait être l’oc- rain, menées par des professionnels de communautaire, faisant passer son sujet
casion de nourrir notre expertise. Avant l’action sanitaire et/ou sociale, par les annoncé (l’élaboration d’une stratégie
de poursuivre, clarifions la terminologie. membres des communautés ou par ces de prévention auprès des trans’) à l’ar-
Les données dont il sera question ici trois types d’acteurs. Ils se répartissent rière-plan. Les quatre oratrices, toutes
concernent, en anglais, les « transgen- assez également entre les domaines trans’, ont décrit à quel point la discri-
ders », traduit en français par « trans- « Epidémiologie, prévention et recherche mination et l’absence de reconnaissance
genres ». Ce terme s’est récemment sub- en prévention » (11) et « Sciences juridique et sociale, ainsi que les vio-
stitué à celui, médical, de « transsexuel », sociales, comportemen- lences exercées
qui réduisait le parcours de vie des tales et économiques » LA QUESTION DES DROITS contre les trans’ (y
personnes à l’intervention chirurgicale (12, dont 8 pour le sous- DES PERSONNES TRANS’ compris par les
qu’elles pouvaient avoir vécu. En domaine « Transgenres & PARCOURT TOUS forces de l’ordre)
revanche, « transgenre » n’implique plus Intersexuels »), le dernier LES TRAVAUX PRÉSENTÉS faisaient obstacle
la problématique de l’opération et a une abstract étant classé dans À TORONTO à la mise en place
définition plus large que « transsexuel », le domaine « Recherche d’actions efficaces
puisqu’il désigne toute personne qui vit clinique, traitement et soins ». L’Asie auprès des communautés. En France
dans une identité autre que son identité (Inde et Thaïlande surtout) et l’Amérique d’ailleurs, les trans’ réclament en vain,
de naissance et biologique 2. En France, du Nord (Etats-Unis et Canada) sont très pour les personnes non opérées, un chan-
le terme le plus employé dans la com- majoritaires, avec respectivement 10 et gement du numéro de sécurité sociale à
munauté est celui de « trans’ » qui 9 abstracts. Les rédacteurs de ces travaux leur demande, ce qui faciliterait les rap-
désigne des hommes et des femmes sont issus d’associations ou d’ONG (11), ports avec l’administration et, éventuel-
transgenres 3 – sachant que l’on parle d’institutions universitaires (8) ou des lement, la relation thérapeutique 7.
des trans’ dans leur sexe d’arrivée et pas deux à la fois (5). Les données présentées
dans celui de départ – opérés ou non. portent sur la prévalence du VIH au sein DÉNOMBRER ET CONNAÎTRE
C’est celui que nous emploierons ici. des communautés trans’, les détermi- Le premier défi à relever si l’on souhaite
nants des prises de risque, l’épidémio- réfléchir aux enjeux de l’épidémie parmi
QUESTIONS logie des comportements de prévention, les trans’ est la connaissance de l’épi-
On ne trouvait pas, dans le programme, les enjeux de l’accès aux soins et à une démie au sein de cette communauté et,
de session spécifique aux enjeux des prise en charge médicale de qualité, en particulier, celle de la prévalence.
trans’. Seuls un atelier de renforcement enfin sur l’implication des personnes Remarquons qu’en France, il n’existe
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2. pas de données à ce sujet. A Toronto, les trans’, dans la mesure où elles portent sur nautés trans’ de huit sites au sein des-
résumés présentés permettent diverse- de petits échantillons de population, et quels ont été recrutées des trans’ choi-
ment de s’en faire une idée, soit qu’ils majoritairement sur des travailleurs du sies pour leur potentiel de formateurs, et
présentent des données supposées sexe et peu ou pas sur des trans’ qui ne de concevoir un modèle de formation
connues sans en présenter les sources, se prostituent pas. Remarquons au pas- inédit. De même, un centre de formation
soit qu’ils extrapolent à partir de la pré- sage que le principal stéréotype discri- à la prévention du VIH et des IST de
valence au sein d’autres groupes de minatoire subi par les femmes trans’ est Californie 9 offre, depuis 2004, une for-
population « proches » 8, soit qu’ils rap- celui qui laisse entendre que le seul mation destinée à accroître la capacité
portent des données d’une enquête, soit métier souhaité et possible est celui de des agents de santé à travailler auprès
enfin que les travaux présentés aient prostituée ; or l’on sait que des femmes des trans’. 159 d’entre eux (animateurs
eux-mêmes eu pour objet de produire trans’ n’exercent pas cette activité. Il de santé, counselors, infirmiers et méde-
des connaissances en la matière. est donc nécessaire de mener des études cins) ont ainsi été formés, notamment sur
Ainsi, pour la première catégorie, on lit épidémiologiques de plus grande ampleur les pratiques à risque des travailleurs du
que la prévalence du VIH parmi les qui permettraient de déterminer le sexe en matière de VIH et d’IST ou les
femmes trans’ se situe entre 26 et 63 %, nombre de personnes trans’ 17, leur pro- comportements de leurs clients. Les
qu’elle est, à ce titre, « un défi interna- fil sociodémographique et de connaître la résultats, évalués en termes de percep-
tional » 9, et qu’on estime qu’elle se situe prévalence du VIH parmi elles. tion par les participants des compétences
dans une fourchette de 11 à 78 % 10 acquises, montrent un accroissement
parmi les femmes trans’ vivant aux Etats- ACCÈS AUX SOINS important (28 % en moyenne sur 14 des
Unis. Puis, à Bangkok, qu’elle est pré- L’un des enjeux majeurs de la prise en critères d’évaluation) de leurs capacités
sumée supérieure à celle des hommes charge médicale des personnes trans’ et de leur confiance à intervenir auprès
ayant des relations sexuelles avec touchées par le VIH est leur accès au des trans’ 19. La présence de trans’ parmi
d’autres hommes (28 %) 11. On apprend système de soins et aux services de santé. les formateurs est apparue aux partici-
encore qu’un article de la US Leadership Les obstacles au développement d’ac- pants comme l’un des déterminants de
Campaign on AIDS l’estime entre 14 et tions de prévention et de réduction des cette réussite.
69 %, sur la base de l’expression, par les risques ou à un accès aux soins de qua-
trans’, de leurs besoins en matière de lité que les travaux présentés identifient SANTÉ COMMUNAUTAIRE
VIH/sida et des études sur leurs com- sont, très fréquemment, la méconnais- L’implication des communautés trans’
portements sexuels à risque 12. sance, par les professionnels de santé, dans les programmes qui leur sont desti-
Plus intéressantes sont les études de des enjeux et problématiques spécifiques nés est l’un des éléments clefs de la
prévalence présentées. En Thaïlande des trans’ ainsi qu’un très fort senti- réussite des expériences présentées. Celle
(Bangkok, Chiang-Maï et Phuket), en ment, chez les personnes concernées, menée à Phnom Penh (Cambodge) 20
2005, la prévalence découverte parmi d’isolement et de stigmatisation de la pour accroître l’usage du préservatif
les 474 personnes incluses dans l’étude part des soignants, allant parfois jus- parmi les trans’ travailleuses du sexe et
était de 13,5 % 13. A San Francisco, la qu’au refus de soins. Les quelques pro- lutter contre les discriminations subies de
prévalence du VIH que déclarent les 540 grammes présentés la part des équipes
femmes et 231 hommes trans’ inclus tentent de lever ces ON DOIT DÉPLORER médicales a montré l’ef-
dans le projet TRANS depuis 2003 freins dans la fourni- L’ABSENCE, AU SEIN ficacité de la formation
s’élève respectivement à 25 et 2 % 14. ture de prestations DE LA CONFÉRENCE, par les pairs en termes
Aux Pays-Bas, la prévalence du VIH parmi de santé adaptées. DE TRAVAUX DE RECHERCHE de diffusion d’informa-
45 trans’ travailleuses du sexe était, en Ils portent essentiel- MÉDICALE SPÉCIFIQUES tion. Les groupes d’au-
2002, de 18,2 %, contre 5,3 % parmi les lement sur la forma- AUX TRANS’ tosupport ont en effet
femmes travailleuses du sexe 15. Enfin, tion et l’acculturation fortement contribué à
à Mumbai (Inde), la prévalence du VIH des agents de santé, qu’ils soient pro- promouvoir les pratiques de safe sex, à
parmi 205 femmes trans’ qui accèdent fessionnels médicaux ou non-médicaux. inciter à la réalisation de dépistages régu-
au dispositif de dépistage est de 40 % ; A San Francisco et dans le Vermont 18, un liers des IST, à diffuser des connais-
celle de la syphilis est de 25 % 16. Soit, centre de formation sur le sida a mis en sances sur la prise en charge du VIH et
pour cette dernière catégorie d’abstracts, place une formation de formateurs, des- à sensibiliser à la solidarité avec les per-
un taux de prévalence très élevé puisque tinée à apporter aux cliniciens VIH une sonnes atteintes. Les chantiers à venir
se situant entre 13 et 40 %. connaissance des problématiques des sont : l’implication d’un nombre plus
Les études présentées ne permettent tou- trans’ séropositives. Elle a permis, après important de pairs, le renforcement du
tefois pas de conclure à une forte préva- deux ans, d’élaborer un partenariat entre partenariat entre les communautés trans’
lence généralisée dans les communautés le centre de formation et les commu- et les institutions publiques afin, notam-
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3. ment, de permettre un meilleur accès déficit de reconnaissance sociale et juri- 9 - Sausa L. et al., « Impact of an innovative
des personnes aux services de santé et de dique. Il ne faudrait cependant pas que HIV/STD prevention training program in improving
skills of health providers working with transgender
demander leur inclusion dans le dispositif le combat pour la reconnaissance des clients », MOPE0617
de surveillance de l’épidémie. Au Nigeria droits des trans’ – qui doit se livrer dans
ou au Ghana 21, un groupe d’autosup- l’arène médiatique, politique et sociale – 10 - Craig S. et al., « Lessons learned from
a rapid testing project among male to female
port a été créé au sein d’un réseau de cli- fasse écran à la mise en place d’une stra-
(MtF) transgender Latinas », CDD0192
niques de soins primaires afin d’amélio- tégie concrète de lutte contre l’épidé-
rer l’inscription des trans’ séropositives mie. On doit à ce propos déplorer l’ab- 11 - Apichaisiri T. et al., « Promoting consistent
condom and water-based lubricant (WBL) use
dans la démarche de soins, leur adhé- sence, au sein de la Conférence, de
among transgenders : findings from Pattaya,
rence aux traitements et de lutter contre travaux de recherche médicale spéci- Thailand », WEPE0853
leur sentiment d’isolement et de stig- fiques aux trans’. Pourtant, certains
matisation. 12 personnes, dont des tra- enjeux, comme les interactions médica- 12 - Bushnell S. et al., « Addressing and promoting
transgender-specific HIV/AIDS issues through
vailleuses du sexe, ont participé, durant menteuses entre les antirétroviraux et les community based interventions », CDD0196
deux ans, à des sessions régulières au traitements hormonaux, ont été identi-
cours desquelles ont été abordés l’édu- fiés par la communauté scientifique fran- 13 - Wimonsate W. et al., « Risk behavior,
hormone use, surgical history and HIV infection
cation mutuelle sur le safe sex , les çaise comme suffisamment importants,
among transgendered persons (TG) in Thailand,
aspects médicaux du VIH, la lutte contre car potentiellement dangereux pour les 2005 », MOPE0349
la discrimination, les enjeux de l’usage personnes, pour être abordés dans la der-
14 - Nemoto T. et al., « Transgender resources
du préservatif et les risques de la violence nière édition du rapport d’experts sur la
and neighborhood space (TRANS) project
physique des clients. Le maintien de prise en charge médicale 22. Aujourd’hui, in San Francisco, USA », CDC0662
l’apparence physique des femmes trans’ les institutions sanitaires, les chercheurs,
malgré le VIH et les traitements est les soignants et les acteurs de la préven- 15 - Van Veen M. et al., « Substantial risk
behaviour among transgender sex workers
apparu comme une préoccupation tion ont un rôle essentiel à jouer dans une in the Netherlands », MOPE0478
majeure. Au terme du processus, les par- meilleure prise en compte des besoins
ticipantes ont fait part d’un accroisse- spécifiques des trans’ en matière de 16 - Kumta S. et al., « Sexual risk behavior and
HIV prevalence among male-to-female transgendered
ment spectaculaire de leur confiance VIH/sida, en particulier en termes d’accès
people seeking voluntary counseling and testing
dans le personnel soignant, et le nombre au système de santé ou de prise en charge services in Mumbai, India », MOAD0303
de rendez-vous médicaux manqués par médicale adaptée.
17 - Les associations trans’ françaises s’accordent
les membres du groupe a chuté de 64 %
sur le chiffre de 50 000 à 60 000 personnes
en 2003 à 12 % en 2004. Ce groupe a vivant dans un genre opposé à leur sexe biologique,
constitué une communauté de soutien 1 - Pour la première fois en 2005, le mot d’ordre voir Act up, loc.cit.
qui a permis à ses membres, en déve- de la marche « Existrans » portait sur le sida ;
voir aussi la 59e RéPI d’Act up-Paris, 28/06/06 ; 18 - Bernstein M. et al., « Building HIV provider
loppant une appréhension globale de www.actupparis.org/article2454.html capacity for serving infected transgender
leurs problématiques, d’accroître leur populations : a train-the-trainer model »,
adhérence aux soins et de renforcer leur 2 - H.Hazera, commission Trans’ d’Act up-Paris MOPE0612
estime de soi.
3 - voir les travaux de T.Reucher 19 - Parmi ces critères : capacité de mieux
communiquer avec des trans’, être plus à l’aise
MEILLEURE PRISE EN COMPTE 4 - « Transgender and network care of trangender lors des interventions, identifier les leviers
patients with HIV », TUSB06 d’action efficaces
Avec les trans’, l’épidémie de VIH/sida
nous pose, une fois de plus, la question 5 - « Building a global transgendered HIV/AIDS 20 - Chanthan M., « The plight of transgender
des droits des personnes – comme elle le prevention strategy », Village global, WEPA43 in Phnom Penh », THPE0293
fit notamment pour les homosexuels. En
6 - on ne pourra privilégier ici les travaux portant 21 - Nwando O., « HIV/AIDS transgender support
effet, l’absence des trans’ des systèmes sur les déterminants des prises de risque et group : improving care delivery and creating
de surveillance épidémiologique et des l’épidémiologie des comportements de prévention a community », CDB1130
programmes de santé publique, la quasi-
7 - Act up-Paris, La communauté du silence, 22 - Yéni P. (dir), Prise en charge médicale des
inexistence de stratégies de prévention et
2005 personnes infectées par le VIH. Recommandations
de réduction des risques en direction des du groupe d’experts, 2006, 73-74
trans’ – en dehors du prisme du travail du 8 - WEPE0853 ; les auteurs extrapolent la
prévalence connue parmi les HSH de Bangkok pour
sexe –, l’absence de prise en compte de
présumer que celle des trans’ lui est supérieure
leurs spécificités en matière de prise en
charge médicale et, bien sûr, les pro-
blèmes d’estime de soi, de discrimination
et de stigmatisation révèlent un criant
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