À l’occasion d’un reportage sur la noblesse pour 24h01, Pierre Paulus, Maxence Dedry et moi-même avons tenté de pénétrer les sphères aristocratiques de la Belgique.
1. 22 DOSSIER — Chasses gardées, chasses ouvertes22
Baptiste Erpicum
et Pierre Paulus
Photographies
Maxence Dedry
Chasses
gardées
chasses
ouvertesLe siège d’une association
nobiliaire, des châteaux aux quatre
coins de la Wallonie, un domaine
prestigieux où se tient un rallye
mondain… Quel point commun
entre ces lieux ? Tous sont presque
exclusivement réservés
à l’aristocratie. Plongée subjective
et à quatre mains dans l’ambiance
de ces chasses gardées
de la noblesse, peut-être moins
gardées aujourd’hui qu’autrefois.
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3. 24 DOSSIER — Chasses gardées, chasses ouvertes
Q
uae sursum sunt quaerite » : recherchez les
réalités d’en haut. Ces mots latins sont ins-
crits en lettres d’or sur le blason rouge de
la famille Scheyven. Ils sont aussi repris sur
le faire-part de décès de Messire Emmanuel, écuyer.
Le mercredi 15 janvier, lors du service funèbre en son
honneur à l’église Saint-Étienne, ses petits-enfants
évoquent quelques épisodes de ses 85 ans d’exis-
tence : « Grand-papa vit en Afrique dans les années
1950. C’est là qu’il rencontre Grand-maman. Dans
l’étendue des plaines congolaises, il prend la mesure
de sa passion pour la chasse. Mais, au tournant des
années 1960, c’est le retour forcé en Belgique. Le
couple s’installe au “Clos”. Grand-papa et Grand-
maman fondent un foyer. Le dimanche midi, toute la
famille se réunit autour de la table… »
Au fond de l’église, masqué par mon camarade Pierre
qui est installé de biais entre moi et le reste de l’as-
semblée, je consigne dans mon carnet les différents
témoignages et les intentions. Je souligne les indices
qui suggèrent l’identité nobiliaire du défunt : la devise
de la famille, le passé colonial, la chasse, la demeure
familiale, la transmission des valeurs aux générations
futures… Mais je ne recense aucune trace de sno-
bisme. Au contraire, le sermon du père Yves disqualifie
les relations mondaines au profit des relations sincères :
« Il faut se méfier de l’envie de s’élever dans les hautes
sphères de la société. Cela monte à la tête et on est
toujours à la recherche d’une échelle pour aller encore
plus haut. Mais, attention, il ne faut pas non plus ou-
blier qui on est et d’où l’on vient. »
Le père Yves invite l’assemblée à venir rendre un der-
nier hommage à son vieil ami Manu qu’il a connu dans
le temps, à Léopoldville. La procession des manteaux
foncés, de tissus gris, de loden ou de fourrure, s’opère
rangée par rangée. Enfin vient notre tour de nous lever
pour défiler devant le cercueil. Pierre et moi préférons
cependant prendre la tangente.
« Il va nous falloir quelque chose de plus vivant pour
illustrer notre reportage sur la noblesse », remarque
mon camarade. Je ne peux pas m’empêcher de sou-
rire malgré la pluie, le froid et les circonstances.
Passeport pour la noblesse
Avenue Franklin Roosevelt, à Bruxelles, un manoir se dis-
tingue parmi les ambassades. Il y a un drapeau belge qui
pend au bout d’un mât, devant la façade de pierres. Une
plaque de bronze, sur la porte, renseigne l’Association de
la Noblesse du Royaume de Belgique (ANRB). Quand on
sonne, la voix du parlophone nous invite à monter au pre-
mier étage. L’escalier grimpe le long d’un mur couvert
d’armes ; ce sont des emblèmes de familles nobles.
Le président de l’ANRB, le baron Bernard Snoy, nous
reçoit dans son bureau.
–– Bernard Snoy, enchanté. Vous êtes ?
–– Euh, Pierre. Enchanté Monsieur Snoy !
Silence. La poignée de main se durcit, les yeux du
baron me fixent avec insistance, et ses sourcils se re-
joignent peu à peu. « Euh, Paulus… Pierre Paulus. »
Le visage du baron se détend, comme dans un souffle.
Nos mains se délient. Ensuite, il saisit celle de mon col-
lègue. « Baptiste ERPICUM ! », claironne ce dernier. Lui, il
a compris la leçon. « Prenez place, je vous prie. » Mon-
sieur Snoy nous indique deux chaises rembourrées,
autour d’une table de bois verni.
Nos regards se baladent dans la pièce. Au point de pro-
voquer une réaction… « C’est un bel endroit n’est-ce pas ?
Mais détrompez-vous, l’ANRB, tout comme la noblesse
en général, ce n’est pas ça. Ce n’est pas le luxe. D’ail-
leurs, l’un des objectifs pour lesquels l’association a été
fondée, à la fin des années 1930, était de venir en aide
aux familles nobles que la grande crise avait ruinées.
C’est encore le cas : nous soutenons actuellement une
cinquantaine de familles dans le besoin. En octroyant,
par exemple, des bourses aux parents pour financer les
études de leurs enfants. Noble ne veut pas dire “riche”,
ni “puissant”. Certes, il y a des personnes issues de nos
familles qui occupent des postes influents. Mais elles y
arrivent par leur mérite, non par leur héritage. »
Bernard Snoy parle en feuilletant ses notes.
–– Tenez, il y a cette définition de la noblesse que j’ap-
précie beaucoup… Elle est un peu longue, mais je
vous la lis quand même : « Je suis un aristocrate parce
que non seulement je n’ai pas honte, mais je suis heu-
reux quand je pense à mes ancêtres, mes parents,
grands-parents, arrières grands-parents… Je suis un
aristocrate parce que j’ai été élevé dans l’amour et
le respect de l’ordre le plus haut de la société, dans
l’amour du raffiné. Tel que l’expriment Homère, Bach
et Raphaël, mais aussi toutes les petites choses de la
vie. Le bon et le beau unissent les Hommes. Le mal et
le mauvais les divisent. »
–– C’est de qui ?
–– Du comte Léon Tolstoï…
«
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4. 25
La noblesse se rassemble donc autour de valeurs telles
que l’élégance, le raffinement, l’entraide, la fidélité,
l’excellence. Or ces valeurs ne sont pas l’apanage de la
noblesse. « Je suis d’ailleurs enchanté de leur partage et
de leur diffusion dans la société », commente le baron.
Mais cela ne veut pas dire que les frontières s’anéan-
tissent entre ceux qui font partie de la noblesse et ceux
qui n’en font pas partie. « Il ne suffit pas de défendre
les valeurs morales et les traditions de la noblesse pour
faire officiellement partie de la noblesse du royaume. Si
vous n’êtes pas né noble, il faut bénéficier d’une faveur
royale accordée selon l’article 113 de la Constitution
belge. À cette condition, vous pourrez accéder à l’AN-
RB », explique le président de l’association.
Le discours de Bernard Snoy oscille comme un pen-
dule, de droite à gauche, des prérogatives de la
noblesse à l’ouverture aux autres, au monde. « S’il y
a bien quelque chose que je combats, c’est le pré-
jugé selon lequel la noblesse est un cercle fermé. Une
appartenance n’en empêche pas une autre… Je vous
invite d’ailleurs à assister à la prochaine conférence
que nous organisons. Vous verrez. Vous y rencontrerez
des nobles aux identités multiples. »
Avant de nous dire au revoir, le baron nous recom-
mande la lecture d’un ouvrage édité pour le 75e
anniversaire de l’ANRB. Il s’agit d’un Passeport pour
le monde, autrement dit un manuel de savoir-vivre à
l’usage des jeunes. Il est rempli de conseils à l’impératif,
rappelant notamment l’enjeu des présentations : « Lors
d’une occasion formelle, présente-toi en énonçant
ton prénom et ton nom d’une voix claire et ferme. »
Comme quoi, j’étais démystifié depuis le départ.
« Noble ne veut pas dire
“riche”, ni “puissant”.
Certes, il y a des per-
sonnes issues de nos
familles qui occupent
des postes influents.
Mais elles y arrivent par
leur mérite, non
par leur héritage. »
Baron Bernard Snoy
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5. 26 DOSSIER — Chasses gardées, chasses ouvertes
La faillite du logement
Lundi 26 janvier, de retour à l’ANRB. J’essaie de me
fondre dans l’assemblée. Mais l’opération promet
d’être délicate. Les hommes ont le crâne dégarni, pour
la plupart. Ils portent des foulards aux reflets moirés,
enroulés autour du cou, ou glissés dans la poche de
leur veston. Les femmes, aux coiffures permanentées,
sont habillées de tailleurs de laine ou d’ensembles très
classiques, sauf pour l’une d’entre elles, qui arbore
une couronne de fourrure assortie à sa cape. Tout ce
beau monde discute sous les lustres de cristal de la
salle de réception de l’ANRB, avant que l’on nous invite
à prendre place dans des sièges disposés en arcs de
cercle face à la chaire du conférencier.
« Je ne savais pas que le logement connaissait la faillite
en Belgique », dit l’homme à ma gauche. « Du moins,
c’est l’objet de la conférence », crois-je utile de préciser.
L’homme se penche vers moi. Il me scrute à travers ses
lunettes et se présente : « Je suis André de Maere. ». Je
lui réponds : « Baptiste Erpicum. » Mon nom éveille des
souvenirs enfouis dans son passé colonial. « J’ai sans
doute connu des Erpicum au Congo. Il me semble que
j’ai dû donner cours à l’une de vos tantes. » André de
Maere était l’Administrateur Territorial du Nord Kivu.
Mais ma méconnaissance de ma généalogie fami-
liale m’empêche de confirmer que l’un de mes parents
aurait vécu dans cette province de la République Dé-
mocratique du Congo. Heureusement, la conversation
est interrompue : le comte Louis de Beauvoir prend la
parole. Il commence son exposé du haut du premier
palier de l’escalier sculpté de motifs de chasse.
« Il faut régulièrement se poser la question : pourquoi
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6. 27
est-ce que j’habite là ? Surtout si certains d’entre vous
ont de très grandes propriétés, de trop grandes pro-
priétés. J’y habite parce que je suis obligé… Souvent,
c’est le cas. Parce qu’on veut honorer une certaine
fidélité à la lignée familiale. Ce sont des questions
que je me suis posées avec Valentine, et nous avons
eu notre réponse, qui est personnelle, qui n’est pas
reproductible. Mais qui peut vous interpeller, vous
amener à vous interroger. »
Appelés à s’occuper du château-ferme de Fisenne,
Louis et son épouse Valentine décident d’y emménager
avec leurs cinq enfants. Ils organisent une structure d’ac-
cueil qui rassemble diverses initiatives, notamment des
chambres d’hôtes, une coopérative fromagère et une
boulangerie. « Tout cela demande beaucoup d’énergie,
mais nous apporte également beaucoup de plaisir et
de contacts », conclut le comte de Beauvoir. Quand je
quitte l’ANRB, je sens le poids du regard du président de
l’association peser sur mes épaules, comme s’il voulait
s’assurer que je témoignerais bien de cette « noblesse
de cœur » qu’incarnait le conférencier du jour.
Tortilla et torturée
La neige recouvre le paysage. Les bâtiments s’orga-
nisent autour d’un donjon du XIe
siècle. Des échafauds
quadrillent la porte d’entrée principale. Je donne un
coup de cloche, j’entends des pas qui accourent. « Va-
lentine de Beauvoir ? » Dans sa précipitation, la proprié-
taire menace de perdre l’équilibre.
–– Oups là, oui, oui, c’est bien moi ! Baptiste, c’est ça ?
–– Non, Pierre. Mon collègue ne devrait pas tarder.
–– Vous avez mangé ?
–– Oui, c’est gentil.
–– Ah, mais là, vous ne pourrez pas résister… Suivez-moi !
J’emboîte la foulée de Valentine qui porte une
queue de cheval, une veste en polaire rouge et un
jogging tout simple. Notre passage d’une pièce à
l’autre fait frissonner les draps qui recouvrent l’ar-
genterie, les divans, le billard et les tableaux. Sur
chaque porte, la même recommandation : « Fermer
derrière soi, chauffage ! »
Au sein du foyer familial, deux étudiantes espagnoles
cuisinent une tortilla. « Vous connaissez le woofing ? »,
me demande Valentine. « Je vais vous expliquer ! » Elle
se précipite entretemps vers la cage d’escalier et crie :
« Arthur, Théophile, les garçons ! À table ! » Valentine
invite tout le monde à s’asseoir, à se servir, et reprend :
« Alors, le woofing : nous hébergeons des voyageurs et,
en échange, ils participent au travail de la maison, de
la ferme. Ces lieux nous permettent d’entreprendre un
tas d’initiatives : un potager collectif, un four à pain,
des résidences pour artistes, des projections de films… »
Valentine admet cependant que la participation de la
population locale n’est pas gagnée d’avance. Comme
s’il existait un fossé, difficile à combler, entre le monde
des villageois et celui des châtelains. « La grand-tante
de Louis a vécu ici pendant quarante ans. Les gens de
la région s’en souviennent encore. Son régisseur s’occu-
pait de ses affaires personnelles, tandis que le matin,
elle partait avec son fusil chasser les perdrix dans les
bois et, l’après-midi, elle jouait au bridge. Elle regardait
seulement de temps à autre ce qui se passait dans la
cour de la ferme, et se disait “Oh, c’est sale par-là”. »
Quand Baptiste et Maxence, notre photographe, nous
rejoignent, le déjeuner est fini, et les Espagnoles nous
ont quittés. Théophile joue au piano et Arthur termine
la vaisselle. Pour l’un des fistons, la noblesse ne repré-
sente rien. Pour l’autre, davantage : « J’ai l’impression
que si nous n’étions pas
nobles, nous connaîtrions
moins notre famille, au
sens large je veux dire. »
Nous interrogeons alors
Valentine. Mais, pendant
un instant, elle reste inter-
dite, avant de livrer ses
impressions en hésitant,
en trébuchant sur les
mots, tel un philosophe
qui créerait peu à peu
ses concepts, et les affû-
terait sur la lime du temps : « Il y a peut-être un mot
qui me vient : la transmission… Je me sens responsable
de transmettre une certaine qualité, une certaine exi-
gence, un certain approfondissement de la vie, à tra-
vers le lien, la relation, la vie spirituelle, la beauté des
choses et la valeur du travail… Dans cette définition-
là, oui, la noblesse a du sens : un sens moderne. Et la
beauté dont je vous parle, ce n’est pas – surtout pas
– une beauté bourgeoise, de catalogue… Je pense
que la beauté n’est jamais acquise. Elle est le résultat
de tout un cheminement… D’une attention aux choses,
d’un travail, d’un détachement du temps… »
En fait, Valentine reconnaît volontiers qu’elle est dans
un questionnement perpétuel par rapport à la no-
« Je suis comme
le mendiant
de la gare du Midi :
toute l’aide que
l’on me donne,
je l’accepte
volontiers. »
Marquis De Trazegnies
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7. 28 DOSSIER — Chasses gardées, chasses ouvertes
blesse : « Le fait que la noblesse soit transmissible par
le sang, c’est prendre les choses à l’envers. C’est une
absurdité. Et je me bats, je dirais même que je me ré-
volte, quotidiennement, avec moi-même, la société, les
gens qui vous regardent avec de grands yeux et vous
disent “Ah, vous… vous êtes de la noblesse.” Ça me fait
frémir ! Alors il y a peut-être un autre mot qui me vient :
la lignée… Alors là, oui, ça m’intéresse… Parce que la
lignée veut dire que nous sommes simplement un élé-
ment dans une direction. Et de savoir que toi, tu arrives,
à ce moment-là, avec ton âge, ton époque… sur cet…
élan… cette espèce de cible que tu essaies d’atteindre,
cette grandeur d’âme que tu essaies d’incarner… pour
moi ça, ça a du sens… »
Concierges de château
Je pousse à fond le chauffage de la voiture. J’essaie
de me réchauffer les os après la visite de tous ces châ-
teaux glaciaux : le château-ferme de Fisenne, mais
aussi le château d’Attre et celui de Corroy-le-Château.
Outre Valentine, nous avons rencontré les châtelains
Baudouin de Meester de Heyndonck et le marquis Oli-
vier de Trazegnies : deux aristocrates qui se sont présen-
tés comme des concierges.
« On est à la fois jardinier, plombier, électricien,
peintre… On mériterait un salaire de jour, de nuit et
de week-end pour garder en état ces lieux qui font
partie de l’histoire. Mais notre tâche est bénévole et,
régulièrement, on met la main au portefeuille pour
financer les travaux de restauration », a expliqué
Baudouin de Meester. « Je me bats avec les finances.
Je me lève tous les matins en me demandant : “Est-ce
que je vais manger aujourd’hui ? Est-ce que j’aurai de
quoi payer mon personnel, mes toits, mes avocats ? ”
Je suis comme le mendiant de la gare du Midi : toute
l’aide que l’on me donne, je l’accepte volontiers », a
poursuivi le marquis de Trazegnies.
Toutefois, l’un et l’autre nous ont dit rester attachés à
leurs vieilles pierres. « Un château, c’est un peu comme
la coquille du bernard-l’hermite : il définit le cadre de
vie de nos familles depuis des générations, il préserve
nos traditions, même si tout change et que nous chan-
geons », commentait le marquis.
Cet homme de 71 ans, sans enfant, a déjà cédé
la propriété de son château à l’Association Royale
des Demeures Historiques & Jardins. Il escompte ain-
si qu’après sa mort, on trouvera quelqu’un d’autre
pour habiter les lieux, quelqu’un qui se démènera
autant que lui pour préserver leur âme. Mais les illu-
sions d’Olivier de Trazegnies sont minces : « Je suis
attristé de voir que les jeunes gens n’ont plus aucune
manière, plus aucune morale. Ce sont des “ jean-
foutre”. On le remarque encore davantage dans le
milieu de la noblesse, car nos jeunes gens ont reçu
une éducation rigide, or ils suivent le mouvement du
siècle, ils dérivent… »
Le lendemain, j’appelle Pierre. J’ai attrapé la grippe
et ne pourrai pas l’accompagner au cours de rock
organisé au château Sainte-Anne.
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8. 29
poPotins mondains
« S’aventurer dans les sphères aristocratiques,
c’est comme partir en Nouvelle-Zélande, c’est
la découverte de l’inconnu. Mais, une fois sur
place, même si les paysages sont très beaux,
on se rend compte que rien n’est très différent »,
nous explique le marquis Olivier de Trazegnies.
Pourtant, ajoute-t-il, certains sont disposés à payer
« le prix fort » pour intégrer la noblesse :
– Je ne citerai pas de noms. Il y a par exemple
quelqu’un d’un milieu rural qui a épousé
une personne de la noblesse, mais il faut se
la farcir : elle est complètement stupide, grosse,
laide et affreuse.
– Cela signifie qu’un roturier a pu épouser
une noble. C’est possible, ce mélange des
genres ?
– Oui, mais c’est récent. Jusqu’il y a peu,
des parents se braquaient alors que leur fils
voulait épouser une personne issue de la noblesse,
mais d’une famille considérée comme moins bien,
parce que moins ancienne, moins illustre,
moins riche. Il y a eu de véritables drames :
des parents qui s’y opposaient énergiquement
et qui chassaient quasi…
– C’est Roméo et Juliette !
– Non. Roméo et Juliette, c’est différent. Ils appar-
tenaient à deux clans ennemis. C’est plus
tragique encore. Bon… et, dans le temps, on était
tellement conditionné qu’on n’osait pas –
parce qu’on aimait ses parents, quand
même – agir contre leur gré… Alors, parfois, on se
mariait en cachette. Je connais quelqu’un qui a
vécu pendant vingt ans à Tahiti, mais il n’a jamais
osé dire à ses parents qu’il s’était marié
avec une belle vahiné. Puis, pour finir, sa situation
professionnelle a évolué, et il a dû rentrer
en Belgique. Alors, il a dit à ses parents : « Voilà,
je dois vous annoncer que j’ai déjà quatre enfants
et que je reviens avec mon épouse. »
Malheureuse épouse… Elle qui a quitté Tahiti pour
venir s’installer ici à côté, au bord de la Meuse.
On ne peut pas dire qu’elle ait gagné au change.
– Les parents sont peut-être plus cool, maintenant ?
– Oh, les parents, ce sont tous des anciens de
soixante-huit quand même.
– Ils laisseraient donc davantage de libertés
à leurs enfants. Mais, dans les faits, les enfants
de familles nobles ne continuent-ils pas
de se fréquenter quasi exclusivement entre eux ?
– C’est déjà très difficile, quand on se marie,
de s’accorder parfaitement avec son partenaire.
Au début, tout va bien, c’est le rêve, le paradis
terrestre. Puis on s’aperçoit que l’autre n’est pas
comme on l’imaginait et que, soi-même,
on n’est pas non plus comme on l’imaginait…
On a de tristes révélations. Or c’est quand même
plus facile de s’entendre entre personnes qui ont
reçu des éducations semblables ou qui ont des
références mentales et subliminales comparables…
Le ménage tahitien dont je vous ai parlé,
il a tenu, mais parce que l’épouse est une sainte.
C’est exceptionnel… Si vous avez un jour un coup
de foudre pour une somptueuse Zaïroise,
au début, vous serez l’homme le plus heureux
de la terre, mais, après vingt ans, quand elle sera
devenue une grosse mama, ce ne sera plus
la même chose.
– À condition, déjà, que nos parents permettent
qu’on épouse une Zaïroise…
– Mais les parents n’ont plus rien à dire,
mes chers amis.
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9. 30 DOSSIER — Chasses gardées, chasses ouvertes
Dernières pirouettes
À l’arrière du château Sainte-Anne à Auderghem, dans
le pool house, j’aborde une jolie fille pas farouche. Elle
pense que je suis nouveau parmi eux, un type qui dé-
barque. Peut-être me trouve-t-elle élégant dans mon
costume gris clair, un peu cintré. Il faut dire que les
autres jeunes garçons sont vêtus de couleur foncée.
Puis, certains flottent dans leur veston.
Cette fille, dont je préfère taire l’identité, est mineure
et se confie sans prendre
garde. Elle est membre
du club du château
Sainte-Anne, coutumière
des soirées rock. Je lui
fais remarquer qu’à part
nous, les garçons et les
filles se tiennent à l’écart.
Elle me dit que c’est
dommage, mais pas
inhabituel : les jeunes
gens sont timides avant
de se mettre à danser.
Ceci dit, un gaillard nous interrompt et l’embrasse sur
la bouche. Elle me présente son copain. Ils se sont ren-
contrés ici, aux cours de rock.
La jeune fille me prie de l’excuser. Elle va trouver Pierre
van Schendel, l’organisateur de la soirée, pour le pré-
venir qu’elle tiendra un bref discours avant le début
du cours de rock. La musique d’ambiance se coupe…
Pierre enjoint garçons et filles à rejoindre la piste. Les
garçons, d’un côté, les filles de l’autre, alignés les uns
en face des autres comme deux armées. La jeune fille
commence son speech. Elle mobilise les troupes pour
une action humanitaire organisée par le mouvement
de jeunesse dont elle fait partie. Les applaudissements
sont moites.
Les profs de rock montent en piste. Ils montrent le pre-
mier pas à exercer. Pour ma part, je reste en retrait. Je
me cale près du disc-jockey et de Pierre van Schendel.
Ce dernier préside la commission des jeunes du châ-
teau, parmi d’autres commissions : sport, conférence…
Pierre est membre du club depuis toujours. Son père
en est d’ailleurs l’un des instigateurs. Celui-ci était très
proche de Robert Schuman et d’autres personnalités
politiques et diplomatiques européennes. Ce sont eux
qui ont fondé le club au château, parallèlement à
l’implantation des institutions européennes à Bruxelles.
L’idée, c’était d’en faire un lieu de rencontre. À l’origine,
il y avait autant d’étrangers que de Belges. Depuis,
la tendance a évolué. Les Belges sont majoritaires et
le club est, désormais, fréquenté par une élite bour-
geoise et aristocratique. Mais il reste ouvert. « Pourvu
que tu aies un diplôme universitaire ou une carrière
intéressante à défendre », précise le directeur de la
commission des jeunes.
La première danse s’achève. Je m’avance vers la jeune
fille que j’ai rencontrée en début de soirée et, selon
l’usage, je lui propose ma main. L’exercice est périlleux,
car elle a le choix d’accepter ou de refuser. Mais, heu-
reusement, j’évite de prendre une veste. Les professeurs
nous enseignent une nouvelle passe. Un peu galère.
Nous préférons nous laisser emporter par la musique.
Le disc-jockey enchaîne les platines très rock’n’roll. Du
Chuck Berry pour commencer… Premières pirouettes.
Nos corps s’éloignent pour mieux se rapprocher. Se
tendent pour mieux se frôler. Comme un ressort.
La jeune fille m’évoque ses projets : travailler dans l’évé-
nementiel et être trader pendant deux ans ; connaître
la sensation de jouer avec beaucoup d’argent… Elle
me dit qu’elle est issue de la bourgeoisie, comme
son copain. Elle ajoute qu’ils ne représentent pas
l’ensemble des élèves du cours de rock. Il y a, parmi
nous, des noms connus : les Chancel, les d’Urs… Des
enfants de nobles, enfin, de rentiers selon elle, car la
plupart ne travailleraient pas et survivraient grâce au
patrimoine. Les nobles, c’est d’abord une histoire de
titres. Alors que les bourgeois, ils accroissent le capital.
L’entrain de Chuck Berry laisse place à la fougue d’Elvis
Presley. Nouvelles pirouettes. Plus rapides. De quoi en-
flammer notre conversation. Elle me parle d’une prin-
cesse et de sa fille, qui ont des mœurs étranges ; elles
se roulent des clopes pour les fumer ensemble ; elles
débarquent invariablement en retard au domaine
du château, à bord d’une vieille Mercedes. Je lui de-
mande :
–– Et toi, tu roules dans quoi ?
–– Une Mercedes aussi, mais je ne suis pas comme ces
gens-là.
Baptiste Erpicum
et Pierre Paulus
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La jeune fille m’évoque
ses projets : travailler
dans l’événementiel
et être trader pendant
deux ans ; connaître
la sensation
de jouer avec beaucoup
d’argent…
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10. LES JOURNALISTES
RACONTENT
« Il fallait bien concéder que les reportages
consacrés à la noblesse relèvent le plus souvent
du sensationnalisme, voire du voyeurisme.
C’est sans doute ce qui a effrayé les personnes
que nous avons contactées. (…) Mais, en leur
assurant que nous désirions sincèrement
dépeindre des ambiances tout en nuances,
des langues se sont déliées. Certaines sont restées
désespérément muettes. »
Pour lire l’intégralité du making-of
de Baptiste Erpicum et Pierre Paulus,
rendez-vous sur notre site
(http://www.24h01.be/?p=2148)
ou directement ici :
3PLUS++ Un album : Never Mind The Bollocks,
Here’s The Sex Pistols,
The Sex Pistols, 1977,
Virgin. Premier…
et unique album studio
des Sex Pistols, fer de
lance du rock punk outre-Manche.
Dans les boxes à la fin des années 1970,
Never Mind The Bollocks loue la classe
ouvrière et flingue ce qui lui nuit.
À commencer par la monarchie
et les privilégiés assimilés. L’illustration
la plus forte est sans doute le titre God
Save The Queen, dans lequel les Sex
Pistols pointent les relents fascistes
de la Couronne britannique.
++ Un film : Barry Lyndon, Stanley Ku-
brick, Warner Bros, 1975.
Barry Lyndon, c’est l’adap-
tation à l’écran du roman de
William Makepeace Thacke-
ray, Mémoires de Barry Lyn-
don. Sorti en 1975, ce film raconte
l’ascension sociale revancharde, dans
l’Irlande du XVIIIe
siècle, d’un jeune
homme sans le sou, Redmond Barry.
Prêt à tout pour parvenir à ses fins,
il devient l’amant de Lady Lyndon, dame
fortunée et élégante fréquentant les
cours les plus prestigieuses d’Europe.
++ Un roman : Jeu Mortel, Moka, L’École
des loisirs, 2003. D’abord
destiné aux ados, ce roman
peut se lire à tous les âges.
l s’agit de l’histoire d’Arielle
Lefranc, une jeune fille qui
débarque dans un pensionnat français
huppé dont la population est répartie
en trois catégories : les aristos, les par-
venues et les intouchables. Sur fond
de lutte des classes se noue une in-
trigue pleine de rebondissements.
ÉTYMOTS
Écuyer : de l’ancien
français escuier, du
latin scutarius, de scu-
tum (« écu, bouclier »). À
l’origine, gentilhomme qui
suivait et accompagnait
un chevalier. Il portait son
écu, l’aidait à porter ses
armes et à s’armer et se
désarmer. Avec le temps,
s’est imposé comme titre
de noblesse à faible
importance.
Baron : Issu du francique
sacebaro qui signifie dans
la Loi salique « greffier
de justice ». Peu à peu, le
terme devient un titre de
noblesse et correspond
à tous les vassaux qui
répondaient directement
au Roi.
IN
NUMEROS
C’est le montant plafond, en
euros, de la cotisation que
les membres de l’ANRB
doivent payer chaque année
– de quoi couvrir les frais d’administra-
tion. L’essentiel du financement de l’as-
sociation passe par des dons. Avis aux
lecteurs les plus philanthropes…
Le Royal International
Club Château Sainte-Anne
compte 1 700 membres.
Parmi lesquels un millier
de membres titulaires, dont certains ont
affilié leur conjoint ainsi que leurs en-
fants. Ceux-ci représentent environ 350
membres.
Mais à prononcer « quatre-
vingt-dix »… Allez savoir
pourquoi, tant le baron
Bernard Snoy que le marquis
Olivier de Trazegnies, pourtant Belges
tous les deux, ne disent pas « nonante »,
mais « quatre-vingt-dix ». Un détail,
certes. Mais qui a attiré l’attention de
nos journalistes…
50euros
1700
membres
90
prolongements
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