Depuis l’annonce de la chute de Tesco et la démission de son président Sir Richard Broadbent, les analyses sur l’avenir du data-driven business se multiplient. L’un d’entre eux, publié par le Harvard Business Review, a plus particulièrement attiré notre attention par son alarmisme.
1. Vendredi 14 novembre 2014
POURQUOI LA CHUTE DE TESCO NE REMET
PAS EN CAUSE LA DATA-DRIVEN
ÉCONOMIE ?
Depuis l’annonce de la chute de Tesco et la démission de son président Sir
Richard Broadbent, les analyses sur l’avenir du data-driven business se
multiplient. L’un d’entre eux, publié par le Harvard Business Review, a plus
particulièrement attiré notre attention par son alarmisme.
Récemment, l’excellent site du Harvard Business Review a publié un article polémique sur la
chute de Tesco et ce qu’elle dirait de l’avenir du big data pour les entreprises. Rappelons pour
les retardataires que cette institution anglaise de la grande distribution qu’est Tesco était
jusqu’ici une référence en matière de data driven business et de connaissance client.
Pionnière des programmes de loyauté, elle a lancé la Tesco’s ClubCard en 1995 dans le but de
emmagasiner un maximum d’informations sur les comportements de ses acheteurs. Une
révolution pour l’industrie de la grande distribution. Elle a également plongé dans le grand
bain numérique alors que la concurrence ne savait pas encore nager. Deux choix stratégiques
orientés vers la “connaissance client” qui se sont avérés payants: pour reprendre les termes
même de l’article, “Tesco est devenu le leader du marché parce qu’elle a été capable de
répondre à la demande de ses acheteurs”. Mais pour l’auteur, c’est aussi cette stratégie qui
aurait causé la situation actuelle: une valeur marchande divisée par deux en 11 ans.
Les propos de Michael Schrage sont sévères: “La plus grosse chaine de supermarchés
britanniques n’a pas seulement vu sa fortune s’éroder, peut-on lire, mais aussi sa réputation
de compétitivité, de créativité et d’intégrité s’effondrer.” Et le journaliste de pointer du doigt le
coupable: “Le déclin de Tesco prévient sans ambiguité que toutes les data des programmes
2. de loyauté et toutes les capacités analytiques du monde ne peuvent pas se substituer à
l’avantage compétitif de prix tirés vers le bas et d’une expérience client plus simple. Les
insights, les programmes de loyauté et les promotions ciblées ne sont peut-être pas inutiles
mais ils sont clairement moins importants dans le monde du retail.” Une analyse qui inspire
finalement au journaliste cette belle formule lapidaire : “En moins d’une décennie, le facteur
déterminant du succès de Tesco s’est transformé en un albatros analytique. La connaissance
l’a fait passer de la puissance à l’impotence.”
Erreur d’analyse
Le problème de ce raisonnement selon nous, c’est qu’il confond corrélation et causalité. Un
classique du biais analytique qui porte le doux nom d’endogénéité. Le journaliste établit
grosso modo un lien de cause à effet entre le “data driven” (variable x) et le fait que la valeur
marchande de Tesco s’est finalement effondrée (résultat y). Mais il feint d’ignorer l’existence
d’une hétérogénéité inobservée, dites variable z, qui pourrait à la fois influencer la variable x
et le résultat y. Pour le dire autrement, ce n'est pas parce qu'une "data-driven compagnie"
s'effondre que c'est nécessairement la faute de la variable x "data-driven". Il y a une variable z
à prendre en compte dans l’équation: “compagnie”. Dans le cas de Tesco cette variable a sans
doute été déterminante.
D’où qu’on prenne le problème, la même conclusion s’impose: le navire amiral de la grande
distribution n'a pas senti le vent tourner. Comme le souligne fort justement cet autre article
du HBR, le supertanker Tesco a été surpris par la segmentation soudaine d’un marché anglais
jusque là très homogène. La menace représentée par Aldi et les autres discounters a été sous-
estimée à cause d’un démarrage timide sur le sol anglais. Alors que ce modèle low-cost
cartonnait en Allemagne, les consommateurs britanniques ont d’abord commencé par être
rétifs, confortant la stratégie du modèle dominant représenté par Tesco. Mais la crise est
passée par là. Et en période de crise, rien n’est pire que les certitudes. Du fait de sa
domination sans partage sur le marché, Tesco n'a pas vu (ou voulu voir) que les habitudes de
consommation des gens étaient en train de muter.
Résultat, alors que le marché et les consommateurs se sont segmentés entre le bas de
gamme et le haut de gamme, Tesco est resté coincé entre les deux pôles, dans un milieu de
gamme sans attrait ni avenir. Elle n’a pas non plus su voir que la fragmentation des
comportements d’achat signaient de facto la fin de ses sacro-saintes cartes de fidélité. Mais
en accusant les data d’être responsables de cet immobilisme, Michael Schrage se trompe de
cible: ce n’est jamais la faute des data ; c’est toujours la faute de ce que l'entreprise choisit de
regarder dans ses data. En d’autres termes, pour revenir à notre histoire d’endogénéité, c’est
l’hubris de Tesco (variable z) qui a influé à la fois sur l’analyse des data (variable x) et sur
l’effondrement de la valeur de la compagnie (résultat z).
Crise de croissance, crise de confiance
Zynga, la société derrière la saga Farmville et d’autres jeux Facebook à succès, a connu le
même genre de déconvenues il y a quelques années (lire à ce propos cet excellent article de
Arstechnica). Première success story et premier crash industriel de l’ère du big data, la
compagnie n’a pas su, ou voulu, regarder au bon endroit. A l’époque, Zynga empilait les chefs
de division, les managers de projets, les vice-présidents... Autant de micro-entités directrices
qui peinaient paradoxalement à regarder dans la même direction.
Tucker Dewitt, manager de la qualité de service, résume dans ArsTechnica le problème de
vision qui aveuglait alors la société: ”Nous avons toujours fonctionné avec une stratégie à
3. long terme. Le problème c’est qu’à l’époque cette stratégie changeait toutes les trois à six
semaines.” En d’autres termes, elle était devenue une tactique comme une autre.
Un des développeurs, Slade
Villena, a fini par décrire
sur Reddit l’ambiance qui
régnait derrière les murs de
la société : “Plus on
grossissait, plus il fallait
écouter les analystes plutôt
que nos joueurs. Personne
ne réalisait qu’on en perdait
plus qu’on n’en gagnait. (...)
Un jour, on a poussé du
code qui a piégé
définitivement 10.000
joueurs dans un niveau.
10.000 ! On m’a répondu :
‘Ne t'en fais pas pour eux.’
Le management préfère
attirer de nouveaux joueurs,
les garder 3 mois en leur
prenant 5 à 10$, puis les laisser partir.”
Les données qui reflétaient l’exode des utilisateurs et la fidélisation en chute libre étaient
pourtant là, perdues au milieu des autres data. Mais plutôt que de regarder dans les milliers
de rapports hebdomadaires ce qui interrogeait la stratégie globale de Zynga, le management
a préféré se focaliser sur des KPIs qui confortaient sa tactique de profit immédiat.
Résultat: une fuite massive des utilisateurs et une action qui a perdu 71% de sa valeur en 2
ans.
Comme Zynga, et comme bien d’autres avant elle, le vrai problème de Tesco tient en ces
quelques mots: le pionnier était devenu le numéro 1. Au cours des années 90, Tesco avait su
faire sienne les trois tendances porteuses de la grande distribution: les petites unités de
proximité, les marques maison et la vente digitale. C’est cette même acuité, cette même
capacité à sentir le marché, qui l’a incitée plus tard à muscler son intelligence analytique.
Grâce à sa carte de fidélité elle s’est mise à collecter une quantité délirante de data qu’elle a
patiemment segmenté, analysé, pour connaître et même anticiper les habitudes d’achat de
ses clients.
Une décision couronnée de succès, puisque Tesco a fini par avaler plus de 30% du marché de
la grande distribution outre-Manche. Sauf qu’en devenant leader, elle a perdu ses valeurs. En
4. voyant son business model conforté par le secteur et les analystes, elle a visiblement sombré
dans une forme d’auto-satisfaction. Pas
de faux procès pour autant.
Ainsi que le démontre cet article de 2011,
Tesco a bel et bien réagi à la guerre
déclenchée par la concurrence: en
divisant par deux les points d'achat
obtenus grâce à la carte, elle a entrepris
de reporter les économies réalisées sur
les prix en magasins. Le porte-parole de
la compagnie n’a pas fait de mystère sur
la raison de cette décision: “Nos clients
nous ont dit que ce qui comptait
vraiment pour eux en ce moment, c’était
le prix.” Comme le graphique ci-contre
l’illustre, Tesco a alors délibérément
choisi d’ignorer qu’en 2009 elle avait
enrayé la chute de sa part de marché en
récompensant d’avantage les
possesseurs de carte. Hélas, cette
nouvelle politique du prix au détriment
des programmes de loyauté n’a pas eu
l’effet escompté. Tesco a-t-elle eu tort
d’écouter ses clients ? Bien sûr que non.
Elle n’est juste pas allé au bout de son diagnostic.
Data driven, mais dans quelle direction ?
L’analyse de HBR touche juste sur un point: la data n’est pas l’alpha et l’omega de l’économie.
Trop de data driven companies l'oublient: les données ne sont pas là pour fixer le cap, elles
sont juste là pour dire d’où souffle le vent. Comme Zynga avant elle, Tesco croulait sans doute
sous les rapports de toutes sortes, se noyait dans les chiffres et les segmentations, s'aveuglait
à coup de dashboards de performance. Il est fort possible que cette data-boulimie, couplée à
la taille critique atteinte par la société, l'ait empêchée de voir à temps le changement de
comportement chez les consommateurs anglais, la défiance grandissante vis à vis des
programmes de loyauté et l’impact de la crise sur les portefeuilles. À force de tout regarder, de
tout mesurer, de tout monitorer, elle n’a pas vu l'essentiel : le vent avait changé de sens. Mais
encore une fois, cette information était là, disponible, analysable, exploitable comme les
autres. Tesco aurait donc pu l’intégrer aux autres KPIs qu’elle monitorait et s’en servir pour
soutenir ses orientations stratégiques. Plus que les data, c'est donc la sélection des data et
l’attitude face à elles qui est en jeu : cherche-t-on à être conforté, rassuré ou inquiété par les
données qu’on a choisi d’analyser?
Par ricochets, une data driven compagnie ce n'est pas une compagnie qui monitore toutes
ses data, ou qui regarde seulement les data qui correspondent à sa stratégie initiale, ou
même qui se retranche derrière des rapports d’activité pour prendre des décisions
stratégiques qui ne sont que des ajustements tactiques.
5. Une data driven compagnie c'est une compagnie qui s’inquiète seulement des data qui
importent, qui cherche dans les données ce qui va nourrir une orientation stratégique, qui
veut prendre des décisions pour demain et pas se rassurer sur les décisions prises hier.
A ce titre, cet article du Telegraph met le doigt sur ce qui nous apparait comme le noeud du
problème: Tesco était devenue une caricature de data driven compagnie. Son programme de
fidélité lui coûtait 500 millions de livres par an, soit sans doute plus qu’il n’en rapportait. Pour
les analystes, la compagnie avait donc une raison économique et une opportunité unique de
changer radicalement son image: en supprimant son programme de loyauté qui a fait sa
fortune pour mieux faire baisser les prix, elle aurait frappé un grand coup et démontré à ses
consommateurs qu’elle n’avait rien perdu de son audace et de son acuité. Car les data ne
disaient pas à Tesco qu’il fallait ajuster sa stratégie, elles lui disaient qu’il fallait changer de
business model. En creux, elles lui posaient en fait cette question absolument vertigineuse :
que doit faire une data-driven compagnie qui lirait dans ses data qu’elle doit collecter moins
de data ? D'où cette conclusion paradoxale: en réalité Tesco n'a pas échoué parce qu'elle était
une data driven compagnie ; elle a échoué parce qu'elle ne l'était pas assez.
Fabien Baunay
Fabien Baunay est directeur associé de Silentale et conduit plus particulièrement le
développement de Silentale en France. Son expertise de production et de monétisation de
contenus (CEO Cellfish Media France, CEO Havas Entertainment), liée à 6 années de
directions de chaînes de télévision (CEO M6Thématiques), est clé pour permettre aux
clients de Silentale d’intègrer les enjeux du monde digital.
Avant de rejoindre Silentale, Fabien a créé en 2009 la structure de conseil Brandtainers,
spécialisée dans la définition et la mise en oeuvre de stratégie digitales et sociales pour
les marques et les médias. Brandtainers a fusionné avec Silentale en 2013.
Fabien a débuté sa carrière en agence de publicité (TBWA / BDDP) sur le compte
McDonald's en France et en Belgique et a ensuite rejoint McDonald's au poste de
marketing manager en charge des projets spéciaux.
Silentale
Fondée en 2008 par son PDG Laurent Féral-Pierssens, Silentale est une société spécialisée
en Solutions Big Data à destination des entreprises. Présente sur le marché nord-
américain et français, elle développe pour ses clients des solutions sur mesure intégrant
les dernières technologies en matière de traitement des données et de data mining.
Initialement tourné vers le B2C, Silentale a recentré avec succès son activité sur le B2B
ces dernières années.