3. À mi-chemin entre un magazine-papier et un e-magazine, mais ne ressemblant ni tout à fait ni à
l’un ni à l’autre, art &poursuit sa trajectoire. À la croisée des routes entre journal scientifique et
revue critique, il se veut ouvert et accessible.
Après le lancement du N° 0, voici donc le N° 1.
Désormais attendu, art & s’est fait remarquer, il est soutenu par un grand nombre d’acteurs du
monde de l’art, encouragé et même plébiscité par des lecteurs variés. Le voilà qui, désormais inscrit
dans votre paysage, va continuer tous les trois mois de donner à penser autour de l’art contemporain
en élargissant les territoires et s’autorisant tous les champs et domaines et les plus ouverts. Loin du
prêt à penser, il préfère apporter du grain à moudre pour laisser les réflexions les plus libres circuler
et s’enrichir au contact les unes des autres.
art & se veut être un vecteur de son époque utilisant les technologies contemporaines, son site
va évoluer avec le temps, la version bilingue est mise en ligne, son application i-pad ne saurait
tarder…. art & souhaite répondre aux attentes des lecteurs les plus en pointe dans leur rapport à
leur temps, aussi bien sur le fond que sur la forme.
Pour le N°1 la Carte Blanche est donnée à Yann Kersalé et le Portfolio à Ariane Lopez-Huici. Nous
avons visité avec Sandra Mulliez sa fondation SAM art Project et rencontré à New York Davide
Baliano. Nous avons interrogé des commissaires d’exposition et galeristes sur l’attrait actuel pour
une production artistique qui vient du Nord de l’Europe. Nous nous sommes laissés emporter
par les manèges de Carsten Holler et nous avons plongé avec délices mais non sans crainte dans
l’eau et ses mystères. art &souhaite proposer plusieurs visions, aussi nous avons donné la parole
à deux historiennes de l’art qui regardent le travail d’Emeric Lhuisset à travers le prisme de la
géopolitique. Nous nous sommes indignés avec les artistes qui occupent Wall Street. Et nous nous
sommes interrogés sur les rapports entre l’art et la mode. Nous sommes allés au spectacle voir de la
danse contemporaine dans laquelle les frontières entre art plastique et chorégraphie sont devenues
invisibles. Enfin nous avons poussé la porte de galeries à Paris, comme à New York.
Isabelle de Maison Rouge
Rédactrice en chef
3
Edito
art &
4. 4
sommaire
8Carte Blanche à Yann Kersalé
Yann Kersalé - Portrait par Isabelle de Maison Rouge
Yann Kersalé - Entretien par Anne de Vandière
22art & géographie
40art & collection
50art & expérience
54art & eau
64art & géopolitique
72Portfolio Ariane Lopez Huici
88art & spectacle
L’appel du Nord :
Entretiens avec Jerôme Poggi, Caroline Smulders,
Jeanette Zwingenberger et Emilia Stocchi
Les actions de la SAM
La SAM Art Projects. Entretien de Sandra Mulliez
par Isabelle de Maison Rouge
Carsten Holler/Aux portes de la perception
par Camille Lacharmoise
Ophélia Ophélia par Isabelle de Maison Rouge
les promesses de l’eau par Nathalie Parienté
art & images 94
Emeric Lhuisset : Artiste comme baromètre géopolitique
par Alana Chloe Esposito
Emeric Lhuisset, une nouvelle histoire des conflits
par Anne Monier
Anatomie de la sensation pour Francis Bacon ou
l’expérience de l’autre par Marie-Gabrielle Duc
A corps & à cris par Marie Godfrin
Entretien de Davide Balliano par Timothée Chaillou
11. Il aurait pu laisser son atelier à Douarnenez, pourtant
c’est dans la proche banlieue parisienne que les vents l’ont
poussé, et qu’il a largué les amarres, car c’est là qu’il a
trouvé les « faiseurs de moutons à cinq pattes » dont il avait
besoin pour travailler. Dans ce « camp de base » se trouve
un jardin dans lequel l’ombre discute avec la lumière à la
tombée du jour, une cuisine – l’artiste est fin gourmet et
cordon bleu à ses heures - et un « hangar » où il range sa
« caisse à outils »; en fait une réunion d’ordinateurs sur les
écrans desquels on peut voir des projets en 3D. Cependant,
cet atelier n’est qu’un point de chute, le reste du temps, il
voyage à travers le monde. Il le considère d’ailleurs comme
un bateau à bord duquel il travaille avec son équipage. Yann
Kersalé, avec un nom pareil, ne peut être que breton…
Venant bien de cette province rude et attachante,
passionné de voile comme il se doit, marin et baroudeur, il
aime à se confronter aux éléments. La mer et ses dangers lui
ont servi d’école de la vie, et lui ont permis de développer
une maîtrise de soi afin de ne jamais montrer sa peur. Et
sans doute est-ce au cours de ses promenades sur la lande,
ses virées sur l’océan, ou ses marches sur les côtes escarpées
que lui est venue cette fascination pour la lumière et son
alter ego, l’ombre. Car l’un ne va pas sans l’autre. Yann
Kersalé est donc un homme qui a besoin d’espace, de sentir
l’air circuler autour de lui et de le matérialiser, le rendre
visible.
Amoureux de la vraie nuit et de déambulations
nocturnes, il erre à la recherche de l’âme de l’obscurité,
qu’elle soit en ville ou dans le paysage naturel. Le dicton
nous dit que, la nuit, tous les chats sont gris, Yann Kersalé
s’efforce de nous prouver le contraire, ou plutôt de nous
révéler les nuances de gris ou les camaïeux de couleurs
qu’elle recèle. La nuit est mystérieuse, pleine d’étrangeté,
il va nous en dire la beauté, la faire surgir devant nos
yeux. La nuit apparaît comme son champ d’investigation,
de même que l’était la toile pour le peintre traditionnel.
Et les lumières qu’il manie sont les couleurs du peintre,
avec lesquelles il dessine et fait naître des formes, et donc
des émotions. Il n’est en rien un éclairagiste traditionnel,
un ingénieur de la lumière, mais bel et bien un artiste. Il
s’insurge en effet contre l’éclairage patrimonial qui plonge
tous nos bâtiments dans une clarté jaunâtre qu’il exècre. Il
rejette la mode qui veut que la moindre paroisse illumine
son église « pas étonnant que l’on retrouve la même sauce
lumineuse dans toutes les villes du monde » bougonne-t-
il. Lorsqu’on a du mal à le qualifier, doit-on dire plasticien
lumière, sculpteur de lumière ? il ironise « pourquoi cette
appellation ? je préfère lampiste ! », avant d’expliquer que
ce besoin d’enfermer les gens dans des boîtes et de leur
coller une étiquette l’ennuie « avec moi, impossible de me
mettre dans un quelconque tiroir ! »…
Pour Yann Kersalé, la lumière ne doit pas se plaquer
contre l’édifice dans une ambiance factice venue de
l’extérieur, mais au contraire entamer un dialogue avec lui.
Il est, avec la lumière, dans une reconquête de ce qui est à
voir. Il cherche la bosse, le creux, l’aspérité, le rugueux ou
le lisse… il joue avec les objets. Pourtant il ne sculpte pas la
lumière, mais bel et bien avec elle. C’est elle qui rend visible,
qui met en évidence. Ses projets se conçoivent toujours à
partir du lieu d’intervention, où il part, tel un reporter,
prendre un certain nombre de clichés qui lui permettront
de dessiner les bases d’un synopsis, d’un story-board,
d’une histoire. La mise en lumière qui en résulte, est donc
à percevoir au sens propre comme au figuré.
L’artiste apporte une clarté sur le lieu, de manière visuelle,
surtout dans la perception, et donc la compréhension
du regardeur. Il invente une fiction lumineuse, nous fait
entrer dans une narration qui n’a rien de cursive, mais
qui est à ressentir comme une révélation de l’objet-sujet
11
Yann kersalécarte blanche
12. ainsi présentée à tous les niveaux de notre sensibilité. Une
histoire, donc, qui variera en fonction du spectateur, qui
s’écrira au pluriel et constituera une multitude de récits
intimes qui prolongent la contemplation en fonction de
l’intériorité et la sensibilité de chacun. D’une mise en
valeur par une mise en scène - ou mise en lumière - à une
mise en abyme, il n’y a qu’un glissement. Et Yann Kersalé
le fait opérer dans ses installations. Il s’implique dans la
renaissancedulieu,parsarévélationluminescente.Mettant
au jour certains détails ignorés par le soleil, et plongeant
d’autres dans l’obscurité, c’est à un regard différent qu’il
convie le spectateur. Loin du coup d’éclat ou de la poudre
aux yeux, le travail de Yann Kersalé respecte les liens qu’il
tisse avec l’objet (bâtiment ou végétal) regardé.
Comme une leçon de ténèbres, cet éclairage offre une
vision poétique et lumineuse du monde qui incite au
recueillement, ou tout au moins au temps d’un arrêt sur
image, juste pour mieux regarder. Dans sa conception,
l’intervention artistique de Yann Kersalé rappelle le travail
des grands artistes de la renaissance alliée aux technologies
de notre temps. Tel un Léonard ou un Michel Ange, il agit à
la tête d’un atelier et supervise les projets. Cet atelier prend
la forme moderne d’une SARL où travaillent une dizaine
de collaborateurs, tous spécialisés, et chacun œuvre à
différents travaux en cours, pour rendre réalisables les
dessins et desseins de l’artiste. À ses yeux, son « studio »
prend l’aspect d’un laboratoire où il expérimente et
fabrique les fragments de ce qu’il va créer, sur place, in situ.
Yann Kersalé évoque la boîte à outils qu’il transporte
avec lui : vidéo, écrans, tubes fluorescents, son… qu’il va
assembler dans l’endroit déterminé. Il se compare à un
cuisinier qui emporte avec lui tous les ingrédients pour
réussir sa recette. C’est ce travail d’équipe qui permet aux
conceptions les plus folles de voir le jour. Concept n’est
d’ailleurs pas le mot employé par l’artiste, il lui préfère la
locution « percept », proposée par le philosophe Gilles
Deleuze. Celui-ci, dans sa définition de la philosophie,
la distingue de l’art; pour lui, la philosophie n’est ni
contemplation, ni réflexion, ni communication. Elle est
l’activité qui crée les concepts, alors que l’art opère par
percepts et affects. Le percept s’oppose donc au concept
dans le sens où il est l’objet de la perception sans référence
à une chose en soi. Ainsi, le premier geste que fait Yann
Kersalé au départ de toute intervention lumière, est
d’établir un scénario pour organiser ces fameuses valeurs
de percepts.
Son travail s’articule ensuite autour de quatre grands
axes. En tout premier lieu, viennent les connivences avec
des architectes. C’est le cas de nombreux projets réalisés
au cours des vingt dernières années. Il crée ainsi avec
Jean Nouvel, en 1993, Théâtre temps, qui est la mise en
lumière de la grande verrière que l’architecte pose sur
l’Opéra de Lyon, triplant alors la capacité du bâtiment
classé sans toucher à sa structure. Yann Kersalé propose la
création d’une oeuvre plastique à l’intérieur de l’œuvre de
l’architecte. Il organise des pulsations de lumière rouge en
résonance avec le lieu et la programmation du bâtiment.
Parce qu’un théâtre n’est pas seulement un monument
qui reçoit du public, mais un immeuble qui existe par lui-
même au gré des répétitions ou des spectacles… Il vit au
rythme de ses organes vitaux : salles de spectacles, coulisses
et autres pièces, il connaît des moments d’activités intenses
et des périodes de sommeil. À l’instar de ces mouvements,
perçus par Yann Kersalé comme des respirations, il a
organisé un orchestre de pulsations lumineuses, visibles
de l’extérieur et qui deviennent les témoins de cette
respiration, symbolisant l’agitation humaine comprise en
son cœur, telle une gestation animale. Après le spectacle,
l’ensembledubâtimentplongedansuneléthargiesoulignée
par la présence de faibles lueurs rouges comme des braises
sur le point de s’éteindre. Mais le tout va progressivement
s’éveiller avec la ronde du pompier de service. Si l’envie lui
prenait de s’agiter violemment, il provoquerait en quelques
secondes l’embrasement de la voûte assoupie… La lumière
illustre l’électrocardiogramme de l’objet architectural.
Le même désir anime les projets réalisés en 2004
pour la Tour Monoprix, la Vraie Fausse enseigne, sur le
périphérique parisien à la porte de Châtillon et celle
de la Deutsche Post à Bonn. Ces deux buildings, bien
que radicalement différents, l’un est aveugle, l’autre
est transparent, concrétisent l’idée d’une tour sans fin.
L’exemple parisien est animé d’un scintillement infini qui
rappelle celui du soleil sur l’eau de la Seine à ses pieds
comme une continuité du jour, la nuit. Le projet allemand
insiste sur la mise en transparence de l’architecture et
comme sertie d’une multitude de points lumineux dont
l’intensité s’accroît du sol au sommet dans un mouvement
ascendant faisant monter la lumière colorée. Dès la
tombée de la nuit, ce bâtiment de 250 m, le plus haut de
tout le secteur, visible à des kilomètres à la ronde, s’inonde
progressivement de jaune, il passe ensuite au rouge, pour
finir en bleu. Ces variations colorées se modifient en
fonction de la saison. Le spectateur se trouve ainsi chaque
fois surpris, aucune monotonie ne peut s’installer.
En 2006, sous les pilotis du musée du Quai Branly, il
aménage, l’Ô, nouveau dialogue avec son ami de longue
date, l’architecte Jean Nouvel et le paysagiste Gilles
Clément. Il garde à l’architecture tout son mystère, en
créant simplement un jardin d’ombres en accord avec un
lieu marqué par les symboles de la forêt, du fleuve et les
obsessions de la mort et de l’oubli. « L’eau, où vivent en
liberté certains esprits de la forêt avant qu’on les capture
pour les enfermer dans des fériches1
, est évoquée par des
nappes lumineuses de joncs incorporés à la végétation »
1. Nom donné par l’abbé Prevost aux fétiches in Histoire générale des voyages 1761
Pourtant il ne sculpte pas la
lumière, mais bel et bien
avec elle. C’est elle qui rend visible,
qui met en évidence.
12
Yann kersalécarte blanche
17. Yann Kersalé insiste sur le fait qu’il
ne veut pas infléchir son art pour
rester dans un réseau de produc-
tion qui se vend, et « me retrouver
dans les pages économiques des
journaux, dans des bilans chiffrés
sur la cote des artistes d’art con-
temporain dans le monde. Je me
contente des pages culture »
explique le plasticien. En 2010, il a imaginé sur la digue
du Havre un hommage à Gustave Courbet, en soulignant
de lumière une Vague en référence au tableau peint par le
maître du réalisme en 1870 sous le titre de mer orageuse…
Yann Kersalé donne à l’architecture, ou au paysage, le
temps de la nuit, une forme sculpturale. Il propose aussi
des promenades végétales poétiques, comme ce fut le cas
autour d’un arbre dans un jardin privé, jardin près de
Lyon, ou chez des amoureux de leur parc à la française en
Normandie ou le parcours sans fin à Ploubalay Bretagne
(2004), ou encore Trilogie dans un jardin privé à St Jean
Cap Ferrat (2003), ou enfin Le jardin des sept sorcières,
un jardin à secrets, pour les éditions Gallimard à Paris
(2008). Invitation à des déambulations rêveuses…Yann
Kersalé s’octroie également un temps réservé à la recherche
fondamentale pour des « expéditions lumières » qui sont
des projets à très long terme. « Ce qui m’intéresse, c’est
créer des transversalités, en sortant de tous les carcans
techniqueshabituels.Mettonscelasurleplandelacuriosité
à l’état pur. Travailler avec des chercheurs relève avant tout
d’un état d’esprit, ou plus simplement de l’esprit. Je suis à la
recherche d’une poésie dans les sciences, qui me nourrisse,
m’enrichisse et me sorte de ce bocal où sont enfermés tant
d’artistes. Alors je joue avec des spécialistes de l’eau, du
vent, des fonds marins, du son…Je ne suis pas en quête de
nouvelles technologies, mais d’échanges. J’aime voir leur
façon de fouiller, d’appréhender, de trouver… À travers
eux, je ne veux surtout rien « rajouter » à mes travaux, mais
plutôt quérir toujours plus loin cette légèreté d’une œuvre
qui a tendance à disparaître » indique-t-il. Dernièrement,
il a monté sept expéditions lumières en Bretagne durant
l’été 2011, et le résultat est présenté actuellement à Paris
dans l’espace EDF, dans une exposition où les installations
ont été créées pour le lieu spécifique.
Comment notre dompteur de luminescences en est
arrivé là ? Par quelles voies s’est-il frayé un chemin sous
les spotlights ? Un caractère obstiné et déterminé lui ont
permis de poursuivre ce parcours atypique. Il entre dans
les années 70 à l’Ecole des Beaux Arts de Quimper avec
dérogation spéciale puisqu’il est à peine âgé de 15 ans
1/2… Curieux de tout, la découverte du Land Art, des
Nouveaux Réalistes et des Situationnistes lui montre que
l’on peut créer des œuvres de manière non imposante. Il se
rend compte qu’il lui faut trouver un médium, une forme
d’art, une manière de s’exprimer qui n’a pas été encore trop
explorée. Tout de suite, il commence à « bidouiller » les
projecteurs de diapositives de type carrousel fabriqués
par Kodak. Il fait des jobs alimentaires qui le conduisent
vers le Palace, temple de la « branchitude » à l’époque,
et travaille dans le milieu des concerts de rock. Il reçoit
ainsi une « éducation de chantier » où il trouve de grandes
connivences entre la lumière et la musique. Il trouve
ainsi un monde d’expérimentation pour la lumière, un
laboratoire qui n’est pas une fin en soi, mais vraiment
le point de départ. « Être artiste c’est une posture. Un
choix de positionnement d’individus dans une société
donnée, qui prennent des risques, qui sont en quête du
sensible, de la réflexion, de l’intellect. Voilà une posture
d’artiste qui se confronte au reste de l’humanité. Sinon,
on fait de la décoration. Ce qui n’est pas péjoratif, mais
c’est autre chose », aime t-il à préciser. Alors, lorsqu’on
lui demande comment il se positionne sur la scène de
l’art contemporain, sa réponse fuse immédiatement :
« J’y participe et j’en vis. J’ai un atelier AIK dans lequel
travaillent dix personnes. Mais il est clair que ma position
est hors du circuit classique, celui qui passe par les galeries,
les centres d’art, les musées. Les frac, fric et froc… Or c’est
ce circuit qui permet d’être immédiatement identifiable,
et donc promu avec telle ou telle étiquette en réponse à
ce besoin présent de mettre les gens dans des boîtes. » Il
prend en effet ses distances face au marché de l’art et aux
relations mondaines du milieu qu’il fuit comme la peste.
Il s’inscrit dans la réflexion menée par son maître à l’école
des Beaux Arts de Quimper, devenu un ami, Jean -Louis
Pradel, qui rappelle que : « l’art marchandise, comme
l’art objet des concept-stores de l’art contemporain sont
radicalement contestés » !
Yann Kersalé insiste sur le fait qu’il ne veut pas infléchir
son art pour rester dans un réseau de production qui se
vend, et « me retrouver dans les pages économiques des
journaux, dans des bilans chiffrés sur la cote des artistes
d’art contemporain dans le monde. Je me contente des
pages culture »… dit-il, non sans humour. Et quand on lui
demande à quel type de galerie il rêve, il précise : « la galerie
idéale, serait pour moi un vrai partenariat de quête et de
recherche. Un galeriste à la fois producteur et agent, un
directeur de production comme au cinéma ou au théâtre,
pour pouvoir mener à bien mes expéditions lumière. Une
galerie atypique pour un artiste atypique ! » et il ajoute
« aujourd’hui, le lieu d’expérimentation n’existe plus et la
galerie en arrive presque à formater les œuvres. Elle prend
des petits airs d’écurie, et moi je pense que les artistes ne
sont pas des chevaux de course… les galeries ne se ruinent
plus pour les artistes et leur rentabilité doit être immédiate.
Je pourrais faire des pièces « spéciales marché », spéciales
galeries, mais je n’en ai tout simplement pas envie ! » Un
artiste radical et sans concession donc. Son complice, Jean
Nouvel, résume bien le personnage, « il faut respecter les
personnages secrets, les personnalités à tiroirs. Car ce sont
eux qui créent les mythes. Je veux vous confier quelque
chose : cet innocent est dangereux pour les idées reçues ».
Isabelle de Maison Rouge
17
Yann kersalécarte blanche
19. Anne de Vandière : Qu’est ce qui t’a amené au choix de ces
7 lieux ?
YK : Le rapport à l’inversion et un clin d’œil aux ancêtres de
la Bretagne. Les Celtes sont arrivés par la mer et ont pensé
par la mer. En débarquant ici, ils ont appelé leur pays Pen Ar
Bed : le début du Monde, alors que Finistère en latin finibus
terrae signifie la fin de la terre. Mes 7 choix de sites ont été
faits sur cette inversion et en fonction de celle ci.
1 - La mer, le fond de l’eau, des cathédrales d’algues la nuit.
Première architectonique que je pouvais travailler en lumière
artificielle.
2 - Présence de l’homme sur une île par un phare, architecture
isolée par l’eau.
3 - Le sillon noir, langue et amorce de terre.
4 - Le chaos de Huelgouat, forme géologique de pierres
rondes improbables.
5 - Les alignements de Carnac, architecture mystérieuse et
présence humaine, bien avant la venue des Celtes.
6 - Le radome de Plomeur Bodou, objet contemporain
même s’il a 50 ans d’âge. Apparition des images, des nouvelles
technologies, objet de transmission.
7 - La ZAC de la Courouze, lieu méta-urbain, construit
par l’homme, abandonné par l’homme puis reconstruit par
l’homme. Trois maisons métaphores de la ville.
Un parcours qui part du fond des océans, et qui se termine
à la construction sur terre. Partir de la mer pour aller vers
la terre. Essayer de regarder la nuit et non le jour. C’est une
histoire de point de vue. C’est une manière de se placer par
rapport à l’expression du regard. Chercher dans les contraires
quelque chose de sensible.
AV : Pourquoi « plus à l’ouest » ?
YK : Parce que le continent Euro-Asiatique est le plus grand
et que je suis né à l’extrême ouest de ce continent, au bout
du bout de cet immense territoire géo politique. Je suis
convaincu d’être citoyen du monde, mais je viens d’ici.
AV : Pourquoi « 7 fois » + 1 ?
YK : 7 fois pour la comptabilité du temps par rapport à la
semaine. Nous, occidentaux, comptons 7 jours par semaine.
En revanche, les Celtes comptaient leur semaine en huit
nuits. Donc, une nuit pour un lieu, à l’extrême ouest du
continent. La huitième étant l’exposition à la Fondation EDF.
AV : Qu’en est-il de la huitième nuit ?
YK : La huitième nuit est une boîte noire, antithèse de
la white cube. La quintessence de sept installations qui
se regroupent en une seule pour former la huitième nuit
artificielle. A l’intérieur de ce cocon d’ombres, vont se
diffuser sous toutes sortes de manigances, la mise en abîme
des 7 « matières lumières » captées. L’intégralité de l’espace
sera sous une forme d’immanence des lumières 7 fois plus à
19
7 Question + 1
Entretien avec Yann Kersalé
Yann kersalécarte blanche
photographies : Laurent Lecat
20. l’ouest. Je veux dire par là une exploration de la projection
sur la métaphore des écrans de captation. Un écran n’est
ni forcément plat, ni forcément vertical, ni forcément
une restitution à l’identique. La lumière et son réceptacle
ne sont pas toujours ce que l’on croit ou ce que l’on voit.
Chacun doit s’approprier sa part de vision.
AV : Que veux tu dire par recherche de « lumière
matière » ? Qu’est ce qu’une mise en abîme ?
YK : Tout est une affaire de réflexion, de rebond, de
transcendance. Que l’on prenne de la matière lumière brute
(réflexion sur l’eau, glace, nuages), ou que l’on transforme
un objet en l’éclairant d’une toute autre façon, on obtient
une banque de lumières qui peut être à nouveau utilisée
sur tous les supports de mon choix. De ce fait, chaque lieu
du monde peut être redécouvert sous cette nouvelle forme
de vision.
La mise en abîme est quelque chose qui me fascine,
depuis les peintures hollandaises du 17ème siècle. Dans
un tableau, on découvre un autre tableau, puis un autre
…Une sorte d’effet rebond dans la vision. Un tourbillon
de vues qui existe dans l’infiniment grand comme dans
l’infiniment petit. J’applique, pour mon compte, cette
réalité scientifique en créant un moteur de recherche.
D’un travail donné je développe un autre travail qui lui
même peut en donner un troisième.
AV : Est-ce une prise de « risque » ?
YK : Une incertitude d’abord. La part de risque dans une
installation éphémère de ce type comporte ce que tout
artiste peut rencontrer dans l’écriture de sa partition,
puisque toute tentative de précision est illusoire. En étant
in situ sur la forme, le travail est effectué en direct. Il est
primordial. En se mettant sur le motif, on ouvre la porte à
des éléments inconnus. Mais ce qui a toujours été l’apanage
des artistes reste « les hasards heureux »… Parfois.
AV : D’où vient cette envie de monter des expéditions
lumières en parcourant le monde ?
YK : A l’instar de 7 fois plus à l’ouest, l’idée est de découvrir
de nouvelles formes, déjà révélées par la lumière solaire.
Partir à la découverte de la terre, qu’elle soit géologique,
construite par l’homme ou crée naturellement par un
paysage en mouvement. Tout de nuit peut être redécouvert,
pour peu qu’un plasticien comme moi veuille bien y poser
un certain éclairage.
AV : Quarante ans d’ombres et de lumières … Qu’est ce
qui dans ton enfance, ton adolescence, parlait déjà de
l’homme, de l’artiste d’aujourd’hui ?
YK : Très jeune, j’ai eu un rapport à l’ombre et à la
lumière qui m’ont laissé des traces. Enfant suractif le jour,
j’éprouvais la nuit quelques difficultés à m’endormir. Dans
l’attente du sommeil, je garde en mémoire des traces de
lumières sur le plafond de ma chambre, des faisceaux de
phares de voitures entre les persiennes. Puis en pension,
les piles électriques sous les draps, les quelques punitions
où nous devions courir la nuit dans la forêt.A 16 ans, mon
entrée aux Beaux Arts et la gravure qui m’a révélé la lumière
dans les noirs. La photographie m’a plongé dans une quête
d’ombres et de lumières sur les formes, projetées ensuite
sur des écrans divers. Un travail sculptural, mais léger et
subtil. A 19 ans, le Land Art révolutionne ma façon de
voir. Intervenir en dehors de la galerie, du marché de l’art,
c’est une ouverture sur le reste du monde. Et puis entre 16
et 21 ans, docker sur le port de Douarnenez. Des nuits à
décharger le poisson sur les quais, et des petits matins à
contempler les levés de soleil. Sans parler de mes veilles
en mer lorsque j’étais matelot et que je prenais les quarts
du dernier embarqué. J’ai vu des mers d’huile aux reflets
argentés et des mers démontées sous des rayons de lune.
Propos recueillis par Anne de Vandière
Keriolet Aout 2011
20
Yann kersalécarte blanche
21. p.18, de haut en bas :
L’installation évoque celle réalisée dans la Zac de la
Courrouze où se trouvent trois maisons abandonnées aux
confins de l’agglomération de Rennes. Les fils de lumières
qui parcourent ici le plafond de la salle deviennent la méta-
phore des autoroutes de la communication.
Les Alignements de mégalithes de Carnac sont emportés
par une danse mystérieuse, se balançant aux rythmes
aléatoires et leurs ombres portées captées par l’artiste sont
projetés sur des faux rochers qui paraissent animés.
p.20-21, frise, de gauche à droite :
Le Chaos du diable, apparaît sur l’envers d’un volume
gonflable de forme irrégulière et translucide et la lumière
sort de tous les interstices entre les rochers.
Au Sillon noir, situé dans les alentours du Sillon du Talbert.
L’artiste a planté 200 tiges couronnées, chacune, d’une
touffe de leds. La vidéo qui en résulte est projetée sur des
bandes verticales rigides fixées du sol au plafond dont les
faces réfléchissantes font scintiller les images diffusées
La verticale du Phare de l’île Vierge, se retrouve à
l’horizontale dans le reflet sur la mer de sa silhouette
auréolée de lumière bleue
ci-contre :
Le visiteur a l’illusion d’une plongée sous-marine, qui rap-
pelle Prairies sous-marines, Océanopolis dans le Finistère.
La lumière captée sur les bandes verticales très souples
qui évoquent des algues pénètre l’espace et l’on doit passer
entre pour se frayer un chemin.
21
22. Page ci-contre
De haut en bas, de gauche à droite :
A K Dolven, Sans titre, 2011
Peinture sur aluminium, dimension variable
Courtesy Galerie Jérôme Poggi, Paris,
et Anthony Wilkinson, Londres.
Anna-Eva Bergman Pluie, 1974
Acrylique et feuille de métal
104.00 X 74 cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
Knut Åsdam Blissed, 2005-2006
Archival C-Print contrecollé sur Aluminium
32,5 cm x 60 cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
Per Maning Proposal For a Water Monument, 2010
80 X 60 cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
Per Maning Stone No 1, 2008
Tirage pigmentaire sur papier archival
60 x 80 cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
On parle beaucoup et l’on voit souvent les fameuses scènes émergentes que
représentent celles de la Chine, du Brésil ou de l’Inde. Pourtant existe-t-il
une réalité identitaire ou géographique derrière ces appellations ? Pourrait-
on également évoquer, telle que l’on la nommait autrefois une école du nord
de l’Europe ?
Entretiens avec Jérôme Poggi, Emilia Stocchi,
Jeannette Zwingenberger et Caroline Smulders
art &géographie
22
L’appel
du nord
24. Knut Asdam,Tripoli, 2011, Archival Pigment Print, 160 cm x 280 cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
24
art &géographie
25. Isabelle de Maison Rouge : Tu réalises une exposition sur
les artistes norvégiens, d’où vient cette idée ?
Jérôme Poggi : Ce projet s’est construit à partir d’un travail
mené depuis plusieurs années sur les écrits de Munch,
à travers lequel je m’intéresse à une dimension de son
œuvre pour révéler une autre facette de sa personnalité, qui
s’éloigne de l’image quelque peu caricaturale et réductrice
du peintre mélancolique du Cri, frappé dès son plus jeune
âge par la maladie et la mort. Dans certains de ses écrits, on
ressent une ferveur impressionnante, une foi dans la vie qui
s’exprime à travers une vision mystique et cosmogonique du
monde, qui est peut-être typiquement norvégienne. Pour
Munch, la vie est en tout. Il la trouve même dans la pierre
inerte, l’infiniment grand se retrouvant dans l’infiniment
petit, etc.
IMR : Pourquoi s’intéresser à ce que l’on nomme
actuellement la scène artistique du Nord ?
JP : Depuis ses débuts, ma galerie est associée à des
artistes du nord de l’Europe, notamment Kees Visser,
originaire des Pays Bas, qui a vécu aussi en Islande. J’ai
constaté que toute une génération d’artistes français s’était
installée dans le Nord de l’Europe, en Belgique ou à Berlin,
car les conditions de travail pour les artistes y sont très
favorables et parce qu’il y existe une scène institutionnelle
très féconde. Par ailleurs, de nombreux collectionneurs
importants sont implantés dans des pays protestants de
l’Europe septentrionale, qui a connu une développement
économique très important ces dernières années. C’est le
cas de la Norvège, qui était l’un des pays les plus pauvres
d’Europe jusqu’à ce que l’on y découvre du pétrole et des
ressources naturelles gigantesques. En l’espace de quelques
décennies, la Norvège est devenu l’un des pays les plus
riches au monde, possédant un taux de chômage très peu
élevé. Ces conditions permettent le développement d’une
économie de l’art et la possibilité, pour les institutions, de
se renouveler énormément. Par exemple, tous les musées
déménagent dans de nouveaux lieux imaginés par les plus
grands noms de l’architecture contemporaine, tel l’Astrup
Fearnley Museum, l’un des plus importants musées privés
d’art contemporain nordiques, qui sera abrité dans un
bâtiment construit par Renzo Piano. Les pays du nord sont
très en phase avec leur temps. Je dis toujours en riant que les
changements climatiques à venir vont faire qu’Oslo, Bergen
et la vallée des fjords seront la nouvelle Riviera européenne
d’ici quelques décennies …Mais ce n’est peut-être pas si
insensé que cela ! De nouvelles voies de transport maritimes
vont s’ouvrir là-bas au fur et à mesure que les glaces fondent.
On découvre des ressources naturelles insoupçonnées qui
en font un pays économiquement fort. Le fonctionnement
démocratique y est assez contemporain avec une notion
plus participative liée à la qualité de vie. Les préoccupations
environnementales des norvégiens sont très en amont
des nôtres. Chez nous, le lien avec la nature s’est quelque
peu atrophié alors que les pays nordiques et scandinaves
évoluent au sein d’une civilisation encore très naturelle. La
nature étant à mon avis un des enjeux fondamentaux du
millénaire à venir, les enjeux qui lui sont liés se répercutent
à tous les niveaux économiques, politiques, écologiques et
artistiques…
art &geographie
25
Entretien avec
Jérôme Poggi
Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
26. Peder Balke, Sans Titre, peinture à l’huile sur toile, 31x37cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
IMR : Retrouve-t-on ces préoccupations dans les travaux
des artistes du nord en général ?
JP : Oui, dans une certaine mesure. Je reprends l’exemple
de Kees Visser, qui, comme beaucoup d’artistes de sa
génération, s’est interrogé sur le devenir de la peinture
géométrique abstraite dans les années 80. Tandis que
certains artistes tels John Armleder et ses Furniture sculpture
par exemple y ont répondu par des solutions d’ordre plutôt
culturel, Kees Visser a renouvelé sa vision de la peinture
par son expérience de la nature islandaise, en arpentant son
territoire aux côtés des plus grands artistes contemporains
comme Richard Serra, Richard Long, Daniel Buren ou Roni
Horn dont il était le guide en Islande. En se nourrissant de
l’histoire de l’art moderniste et du contact direct à la nature
et au paysage, Kess Visser a ouvert de nouveaux champs de
recherche dans sa pratique picturale et trouvé des solutions
singulières aux questions que se sont posés les artistes de sa
génération.
IMR : L’art de la Norvège est peu connu, mais la figure de
Munch est omniprésente.
JP :C’estvrai,EdvardMunchestsansdoutelepremierpeintre
norvégien à avoir connu une telle notoriété internationale.
Mais après lui, plusieurs artistes ont également conquis
une place sur la scène de l’art internationale. Je pense à des
artistes comme Anna-Eva Bergman dont on redécouvre
aujourd’hui l’importance et la modernité, ou à Knut Asdam,
Per Barclay, AK Dolven ou Vibeke Tandberg qui, dans les
années 90, ont acquis une notoriété bien au-delà de leurs
frontières.
IMR : A quoi, l’attribues-tu, en dehors de bonnes conditions
matérielles?
JP : C’est un peuple de voyageurs, un peuple de vikings,
donc d’explorateurs. Sur le plan linguistique, forcément,
ils sont très ouverts. Ils sont obligés car leur langue est peu
parlée. Je suis surpris quand je voyage à Oslo de voir dans le
tramway que tous les jeunes norvégiens lisent directement
en anglais, sans pour autant renier leur langue. C’est un
peuple de voyageurs depuis la nuit des temps, qui, sur leurs
drakkars fendaient les mers et partaient à la découverte
du monde dans des bateaux fascinants, aussi fragiles que
performants. L’idée de partir à la découverte du monde
est quelque part intrinsèque à la culture norvégienne. Les
artistes norvégiens ont tous énormément voyagé.
26
art &géographie
27. IMR : Peux-t-on parler d’un art norvégien ?
JP : Mettre en avant l’identité de la Norvège dans l’art
n’a pas beaucoup de sens. Il n’y a pas, en dehors de ces
considérations que l’on vient de soulever, un art norvégien
immédiatement identifiable. Je repense cependant à un
texte de Jean Clair qui disait que les lieux dans lesquels
on est élevé ont forcément une empreinte sur notre façon
d’être au monde. À moins d’être totalement nomade et sans
attaches, on est quand même marqué par le territoire auquel
on appartient. Mais il convient de bien distinguer l’idée de
territoire et celle la nation.
IMR : Dans ta galerie tu consacres une exposition aux
artistes norvégiens mais pas uniquement contemporains ?
JP : En effet, elle démarre avec le grand peintre Peder Balke
(1804-1887) à qui Louis Philippe avait acheté une série de
peintures qui sont aujourd’hui au Louvre. Lors de son exil
en 1795, Louis-Philippe a fait un long voyage en Norvège
où il a été énormément marqué par la beauté des paysages
et la force de la nature. Lorsque Balke voint à Paris quqlues
années plus tard et sollicité une audience auprès du Roi,
ce dernier le rencontra immédiatement, toutes affaires
cessantes, pour passer trois jours avec lui à évoquer ses
souvenirs du Grand Nord. C’est un peintre fantastique
recherché par les plus grands amateurs d’art. Nous
présentons une de ses peintures à l’huile des années 1870,
provenant d’une collection privée anglaise, en regard d’une
installation vidéo d’Anne-Katrine Dolven, l’une des grandes
représentantes de l’art contemporain norvégien. Un des
traits de la modernité en Norvège est qu’il y a eu beaucoup
de femmes reconnues en tant qu’artistes. Je ne saurai dire
à quoi c’est dû, peut-être une société plus libre. Peut-être
est-ce lié à la fameuse Bohême de Christiania (ancien nom
d’Oslo), plus libertine, plus libertaire, plus tolérante. Nous
présentons également des œuvres d’Anna-Eva Bergman,
autre artiste femme très reconnue même si on l’a longtemps
perçue dans l’ombre de son mari, Hans Hartung. Ces figures
historiques dialoguent avec cinq artistes contemporains
de plusieurs générations (50 ou 35 ans), dont trois ont
représenté leur pays à la Biennale de Venise : Per Barclay,
Knut Åsdam et Per Maning.
IMR : Si l’on reste sur une vision caricaturale basée sur des
idées reçues, la Norvège apparaît comme un pays où il se
passe peu de choses, pourtant elle a été le terrain d’une
tuerie qui s’y est déroulée récemment et nous a tous choqué.
JP : Ce pays, qui ne connaît pas de difficultés sociales
manifestes a en effet été le théâtre d’une immense tragédie,
qui témoigne de ce qu’aucun pays ne peut se croire à
l’abri de la barbarie et des tremblements qui agitent la
société mondialisée. En même temps lorsque j’ai vu les
photograhies dans la presse de ce criminel, j’ai pensé à
une série de tableaux que Munch a peint, représentant un
meurtrier hagard, faisant face au spectateur. Au-delà des
clichés associés au rapport fondamental que les norvégiens
entretiendraient avec la nature, de nombreux artistes font
également preuve d’une attention particulière à la société
dans toutes ses composantes humaines, psychologiques,
sociales et politiques. Je pense à Knut Åsdam, qui aborde
la question du paysage, loin d’être des images naïves,
bucoliques liées à la représentation d’un Eden primitif.
Son travail est très orienté sur l’architecture, l’urbanisme,
les relations humaines. Il travaille souvent sur la jeunesse,
représentée dans l’exposition par une photographie d’un
baiser entre deux jeunes, un métis et une norvégienne,
devenue une icône de l’art norvégien contemporain. Cette
image évoque le fameux baiser de Munch, ce qui la rend
certainement très emblématique, mais elle témoigne aussi
de la violence et de la tension contenue dans les relations
humaines, notamment multi-culturelles.
IMR : Cela correspond-il à quelque chose de précis
dans la démarche que tu mènes avec d’autres acteurs de
l’art, à un besoin de jeter un coup de projecteur sur une
scène européenne moins connue, une sorte de « norsk
connection », comme une alternative aux scènes chinoise,
russe, indienne ou brésilienne que l’on découvre et nous
présente depuis peu comme des pays émergents?
JP : Il est vrai qu’il y a eu ces importations, un peu massives
parfois, un peu caricaturales, parce que précipitées,
de scènes artistiques entières révélées dans quelques
expositions phares. Mais, il faut bien le dire, ce sont des
continents tellement énormes qu’il faudrait bien plus de
temps pour les voir avec un peu de discernement, notre
regard reste très occidental sur ces productions. On peut,
avec plus de circonspection, regarder ce qui se passe aussi en
Europe. Il y a eu par exemple ces dernières années un travail
d’exploration de la scène artistique de l’Europe de l’Est, qui a
révélé beaucoup d’artistes très intéressants. Je suis persuadé
que le même travail doit être fait avec la Scandinavie et
l’Europe du Nord. Pour ma part, cela fait longtemps que j’ai
fait mienne la devise de ce grand pionnier écologue rêne
Dubos, « think globally, act locally ».
Il y a tout un renouvellement de
la scène institutionnelle, comme
de l’économie de l’art dans ces
pays et je crois qu’au-delà de ces
aspects, les pays scandinaves
sont très en phase avec leur
temps.
27
art &geographie
28. Per Barclay, Rue Visconti 11 (Paris)
Tirage photographique de la Rue Visconti, Courtesy Rue Visconti & Galerie Jérôme Poggi, Paris
28
art &géographie
29. entre Nord et Sud est complémentaire et indispensable
parce qu’il se nourrit de ces différences. Je ne mesure pas
en terme de volume de pourcentage la représentation et
le taux de présence dans les collections des pays du sud
des artistes du nord et vice versa, mais il me semble que
se serait intéressant de pousser cette étude. Mais je pense
que toutes ces différences s’estompent un peu. Un artiste
d’origine du nord qui vit à Londres, par exemple, conserve-
t-il des influences de son pays de naissance ? Peux-t-on, à
travers leur travail, repérer des caractéristiques communes
à ces artistes pour comprendre leurs origines ? Si on
cherche bien on va en trouver, mais cela ne saute pas aux
yeux à priori. C’est vrai qu’aujourd’hui ces questions de
géographie sont plus ténues…
IMR : Il semble qu’aujourd’hui l’on se pose des questions à
caractère géographique : à quoi correspond un pays ? Est-
ce en terme de frontières nationales ou plutôt sur la notion
de territoire ? Je suis frappée par l’expression actuelle de
« scène artistique », l’on entend tout le temps prononcée
cette formulation de scène française, scène européenne…
ES : Effectivement, ce rapport au sol est pertinent,
à quel pays appartient-on si l’on regarde toutes ces
transformations dues aux flux migratoires. Je suis italienne
vivant en France, je n’ai jamais payé d’impôts dans mon
pays, mais je ne vote pas dans le pays où je vis… L’histoire
est différente avec les générations qui se suivent. Ce n’est
pas mon cas, mais je suis entourée d’amis qui sont d’origine
italienne, mais nés en France, ou de parents marocains
ou tunisiens ou algériens et qui se considèrent comme
complètement français. Mais en même temps ils ne le sont
pas uniquement parce que leur culture est constituée d’un
mélange intrinsèque. Dans le monde de l’art, si je prends
l’exemple des biennales, l’ensemble est devenu totalement
Isabelle de Maison Rouge : Dans le cadre de l’exposition
Norsk que vous présentez conjointement avec la galerie
Jerôme Poggi, je voudrais vous interroger sur le sens d’un
questionnement géographique dans l’art ?
Emilia Stocchi : Je suis italienne, donc du Sud de l’Europe,
mais en Italie déjà on sent le contraste entre Nord et Sud
et au sein de mon éducation je l’ai vraiment senti. En tant
qu’italienne vivant en France depuis 20 ans, je suis plutôt
sensible à ces questions de géographie, et particulièrement
dans le sens Nord/ Sud…Toutefois, il me semble que cette
question Nord/Sud s’est déplacée depuis 10 ans plutôt vers
la question du centre. Je pense qu’il y a plusieurs centres et
qui se déplacent, d’ailleurs. Pour nous pays du Sud, ceux
de l’extrême Nord et notamment les pays scandinaves sont
assez mal connus. Déjà, on peut se poser la question de
leur rattachement à l’Europe puisque cela ne passe pas
par le truchement de la monnaie. De plus, leurs artistes
voyagent beaucoup, mais ils restent très attachés à leurs
pays. Je constate que nous sommes poussés par la curiosité
de partir à leur découverte. Nous sommes séparés d’eux
par des eaux, par la langue, les traditions. Pourtant dans
l’histoire de l’art il y a toujours eu des échanges entre la
peinture du nord et celle du sud, et particulièrement sur la
recherche de la lumière. Cet échange se poursuit à travers le
temps. Effectivement on a cette attirance vers cette culture
différente.
IMR : En effet sur le plan visuel, peut-on se poser la
question de cette différence entre la production artistique
du Nord de l’Europe ou du Sud, cette question a-t-elle du
sens, est-elle pertinente ?
ES : Oui, il me semble important de réfléchir à cette
influence sur les arts visuels, de la question de la vision, liée
à l’implantation géographique. Je pense que cet échange
29
art &geographie
Entretien avec
Emilia Stocchi
Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
30. international. Celles-ci s’enclavent dans différents pays et
organisent cette circulation et des passerelles plus faciles
d’une culture à l’autre. Dans le même temps, on sent un
mouvement de balancier à cette ouverture, on sent une
peur, un désir de ne pas oublier d’où l’on vient, où se
trouvent ses frontières, ses racines…. C’est toujours un
mélange entre les deux, cette envie de nuancer et dépasser
les frontières (par les biennales, foires internationales,
résidences d’artistes à l’étranger) mais les pays se posent
aussi des questions sur la reconnaissance de leur scène
nationale à l’étranger. Ce questionnement par rapport aux
origines, par rapport à la formulation de ce qui fait la scène
d’un pays se pose encore toujours. On voit en effet dans les
pays du Nord un soutien très fort de leurs états qui donnent
énormémentdeboursesàleursartistespourlesaideràavoir
un rayonnement international. Il existe une ambivalence
par le fait que la question de l’identité s’estompe en partie
à travers ces scènes artistiques par ce qu’elles sont de plus
en plus mélangées, mais il y a toujours cette recherche de
devenir une entité face aux autres. On parle en effet en ce
moment d’une scène européenne qui veut se distinguer des
scènes asiatiques, africaines, sud-américaines, on réfléchit
de plus en plus en terme de continents…Le nom de scènes
« émergentes » me pose toujours beaucoup de problèmes.
Il est d’usage, il a son sens, mais le mot émergent que
signifie-t-il vraiment ? Il indique peut-être qu’à un moment
donné, il y a un ensemble de recherches communes,
une dynamique… C’est un terme à manipuler avec des
pincettes s’il est appliqué à l’âge ! Cela m’échappe un peu, je
l’avoue, même s’il est très employé par tous les ministères
ou toutes les entités culturelles et politiques. Ces réflexions
me portent à constater l’émergence (pour le coup…) de ce
que l’on nomme actuellement une scène européenne, mais
qui existait déjà, mais peut-être est-ce une volonté de prise
de conscience face à ces grands blocs asiatiques ou autres,
et correspond à un besoin de se fédérer en Europe pour
garder une certaine place sur l’échiquier artistique.
IMR : De même que le mot « scène » n’est employé
que depuis peu pour qualifier ces regroupements
géographiques. On constate des transformations dans le
vocabulaire utilisé dans l’art contemporain international,
des glissements sémantiques….
ES : Oui, vous avez raison, c’est intéressant. Le mot
scène veut préciser quelque chose qui est de l’ordre de la
représentation et est lié à des volontés gouvernementales
ou para-étatiques d’un pays. Cela a des avantages et des
inconvénients, en tout cas, là aussi cela a toujours existé
Edvard Munch, Mélancolie (Etude de rochers et bord de mer), circa 1896-1902, pastel sur papier, 25 x 35,5 cm
Courtesy Galerie Jérôme Poggi
30
art &géographie
31. sauf que l’on l’appelait autrement. Mais c’est vrai, si l’on
parle d’une scène européenne, toutes les disparités Nord/
Sud, mais aussi Est/Ouest vont peu à peu se gommer et
l’on parlera plutôt de zones géographiques moins liées à
l’hémisphère, mais avec des grands blocs, comme l’Asie au
sens large, l’Afrique, l’Inde, le Brésil, et le Moyen Orient…
qui sont des zones culturelles.
IMR : On pense le monde selon une autre géographie, et
qui plus est qui n’est pas figée ?
ES : En effet, les curseurs se déplacent de tous points de
vue, même économiquement. Ces questions Nord/ Sud
sont à envisager différemment. Je pense que l’Equateur
se dématérialise de plus en plus. La géographie, avec
ses fuseaux horaires et ses données traditionnelles de
coordonnées et emplacements du Pôle Nord ou du Pôle
Sud reste, mais les frontières changent, la grille de lecture
évolue.
IMR : C’est donc un point de vue aussi bien géographique
qu’historique ?
ES : Oui, c’est aussi un changement de mentalités et de
générations, on sent une ouverture à d’autres langues
qui est inévitable. On verra de manière tangible ces
transformations. Le changement de visions des découpages
géopolitiques va se faire sentir très vite, avec un grand
nombre de départs à la retraite dans les centres d’art,
les comités d’achat, les ministères et l’on verra arriver
une génération plus sensible à ces préoccupations. Cela
viendra par des initiatives telles que fédérer en Europe
les principaux lieux d’expositions de l’art contemporain,
monter des résidences d’artistes ou dans le domaine de
l’éducation…
IMR : A l’heure où les frontières paraissent raccourcies,
grâce à l’évolution technologique et la démocratisation
des transports, cela permet une plus grand mobilité des
objets mais aussi des gens, des acteurs de l’art et des
pensées. Mais finalement, lorsque l’on regarde l’histoire
cela a toujours existé, ce n’est pas nouveau, l’artiste a
toujours été très mobile, à la renaissance, il circulait de
cour en cour. La place de l’artiste et de l’art est donc au
cœur de ces questions contemporaines ?
ES : Oui, tout à fait, l’artiste se déplace pour présenter sa
culture, mais aussi pour s’imprégner d’une autre et c’est
vrai que cela s’est fait de tout temps, mais maintenant c’est
plus simple et plus rapide effectivement, ne serait-ce que
pour pouvoir se parler à distance via internet et mettre
en place des conférences. Cette année, j’ai participé à un
colloque à l’Unesco autour de l’art public et je pense que
ce type de sujet de définitions de zones géographiques sont
intéressantes à aborder dans des colloques parce qu’ils
croisent des acteurs de l’art, mais aussi des urbanistes,
des sociologues …des gens différents sont donc réunis
autour de ces sujets. Les visions de pays différents sur
les mêmes thématiques dans ce genre de réunions font
vraiment mûrir le sujet et permettent de passer à un
stade supérieur. Cela a l’avantage de s’interroger à un autre
niveau, sur des questions telles que : que signifie le nom
scène européenne ? est-ce uniquement des pays situés dans
la zone euro qui aujourd’hui connaît des bouleversements ?
ou comment penser la présence de tous ces turcs en
Allemagne, par exemple, qui se considèrent comme des
allemands à part entière ? ou même, la population belge
qui reçoit sur son sol le siège européen et vit elle-même
une séparation politique entre flamands et wallons et qui
a accueilli quantité d’émigrés…Le sujet art & géographie
mérite en effet d’organiser un colloque international, et est
vraiment pertinent au moment d’une actualité importante.
Il ferait prendre conscience que l’Europe est constituée à
la fois de tout un pan de Méditerranée et de, peut-être,
toute cette mer Baltique, donc deux mers qui représentent
des zones importantes et qui astreignent à des conditions
géographiques mais qui en sont des composantes
géopolitiques, les enjeux ne sont pas les mêmes. Je pense
que l’on vit la fin d’un système, les limites en ont été
atteintes et cela correspond à ces redistributions de cartes
géographiques. J’ai lu dans un article récemment une
phrase de Philippe Stark qui disait que notre génération
va connaître la pauvreté. Il faut donc que l’on revoit,
reformule, redéfinisse nos besoins. Notre époque n’est pas
simple mais très enrichissante, car nous sommes obligés
de laisser un peu de côté de nos identités pour aller vers
plus de solidarité en réseaux européens. Cela peut–être
intéressant de regrouper les forces et les ressources aussi
bien culturelles que celles du sol. Nous en sommes arrivés
à un moment naturel et inévitable de se souder. Une crise
est toujours finalement un moment important pour l’art
qui a toujours son rôle qui est de fédérer. Je crois beaucoup
à cela.
Emilia Stocchi, directrice de la structure Primo Piano, lieu
privéàbutnonlucratifsoutenantlacréationcontemporaine
C’est toujours un mélange entre
les deux, cette envie de nuancer
et dépasser les frontières (par les
biennales, foires internationales,
résidences d’artistes à l’étranger)
mais les pays se posent aussi des
questions sur la reconnaissance de
leur scène nationale à l’étranger.
31
art &geographie
32. La pièce à conviction de Michel François qui semble être une vitre brisée, est en fait, vue de près une photographie en
trompe l’œil, collée sur le mur. La brisure du choc sur la vitre est saisie en instantané comme un arrêt sur image.
32
art &géographie
33. Isabelle de Maison Rouge : Revenons sur l’exposition
que tu as organisé avant l’été sur la scène artistique belge
contemporaine à la fondation Hippocrène. Comment a-t-
elle été reçue ?
Jeanette Zwingenberger : Elle a été très bien accueillie car
on pouvait y retrouver des artistes célèbres de Belgique,
comme Ann Veronica Janssens et Michel François, qui
ont représenté la Belgique lors de la Biennale de Venise
en 1999, et ont également été deux acteurs importants au
Festival d’Avignon cet été. Ou encore Johan Creten, très
célèbre aussi en France. Mais les visiteurs ont aussi pu faire
des découvertes.
IMR : Pourquoi avoir choisi de montrer les œuvres
d’artistes de ce pays ?
JZ : Tout d’abord, parce que la fondation Hippocrène, qui
m’a invité, réalisait la dixième rencontre intitulée Propos
d’Europe autour d’expositions d’artistes européens qui
marque la spécificité de cette organisme, dont les locaux
se situent dans un endroit magnifique qui est l’ancienne
agence de l’architecte Mallet-Stevens. Et puis, surtout,
parce que je suis la scène belge depuis longtemps. Il y
a deux choses, d’une part pour des raisons fiscales de
nombreux collectionneurs habitent en Belgique, mais
aussi parce contrairement à la France, se sont plus des
initiatives privées qui portent l’art en Belgique. On y trouve
des acteurs privés très dynamiques, des collectionneurs
qui achètent et qui ouvrent les portes de leurs collections
et il existe de grandes galeries, et les artistes eux-mêmes
sont dynamiques et savent faire bouger les collectionneurs.
Il faut souligner aussi que les différentes entités fédérées
par l’État belge ont déployé un des tissus institutionnels
et privés les plus développés en Europe. Des centres d’art,
des musées, des galeries et des collectionneurs encouragent
alors une vitalité qui se développe avec des artistes qui
viennent de toute l’Europe.
IMR : Penses-tu que cet exemple pourrait donner des
envies et susciter des désirs en France ?
JZ : Il y a en France une sorte de refus de la peinture et
du dessin, mais qui commence à changer. La Belgique est
un pays d’une immense diversité et d’une grande vitalité
artistique. Paradoxalement, le Royaume de Belgique, pays
qui accueille dans sa capitale, Bruxelles, les principales
institutions de l’Union Européenne (le Conseil européen,
le Conseil de l’union européenne et la Commission
européenne), vit un déchirement politique entre ses deux
principales communautés linguistiques, la Communauté
flamande, d’expression néerlandaise, et la Communauté
française de Belgique. Au niveau politique et géopolitique
il existe une lutte, un conflit très violent. L’histoire nous
a appris que dans la difficulté se forge souvent une scène
artistique importante, en alerte et active. Toutes ces
diversités de langues et de cultures se retrouvent dans
l’art contemporain qui témoigne d’une grande liberté.
Ainsi se rencontrent simultanément forme et informe,
rigueur et spontanéité, mais également un dialogue avec
l’histoire qui enrichit les oeuvres. L’engagement personnel,
toujours en dialogue avec la richesse culturelle de ce pays,
et une grande solidarité entre les artistes, ainsi qu’un
goût pour la fête, caractérisent la scène belge. Dominique
Païni, commissaire de l’exposition ABC pour Art Belge
33
art &geographie
Entretien avec
Jeanette
Zwingenberger
Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
34. Ci-dessous :
Cette pièce d’Ann Veronica Janssens fait référence à une histoire personnelle. En l’an 2000, elle se rend compte
qu’elle est absente de l’annuaire téléphonique, bien qu’elle vive toujours à Bruxelles. Dans ce livre des habitants de
sa ville, elle devient un trou noir.
Durant la nuit Johan Creten se promène dans le métro parisien avec cette langue qui date de 1986, elle devient un
objet qui le protège, une arme, une référence érotique ou un enfant…
Contemporain, au Fresnoy en 2010, soulignait que « la
Belgique est probablement un des rares pays au sein duquel
cohabitent en s’influençant mutuellement deux tendances
généralement tenues comme contradictoires dans l’art
après 1945 : un courant conceptuel et minimaliste, et
un courant post-dadaïste parfois potache, au risque de
l’idiotie burlesque ». Aujourd’hui la peinture et le dessin
représentent une grande scène internationale.
IMR :Penses-tuquecelaaitdusensdeparlerdegéographie
de l’art ? Est-ce que les scènes nationales existent encore
ou bien avons nous basculé dans un art international ?
JZ : Cette fameuse phrase « think global, act local »
(Patrick Geddes), penser globalement et agir localement,
m’intéresse. Je suis allemande d’origine et j’ai fait ma thèse
d’histoire de l’art sur Holbein le jeune, et je vis à Paris
depuis 20 ans. Je pense que chaque culture, chaque langue
possède en elle-même une certaine approche, une certaine
perception du monde. C’est cela que je montre dans
cette fondation Hippocrène tournée vers les expressions
européennes. On trouve des spécificités. Dans l‘art belge,
cela se perçoit au niveau des langues, un certain humour,
la traduction de la BD, Tintin notamment, la dérision …
tous ces éléments en sont des caractéristiques. Il n’est pas
question de parler de nationalisme, mais il convient d’en
souligner la spécificité.
IMR : Peux-t-on parler à ton avis d’une scène européenne
qui serait face, mais pas en concurrence à une scène
américaine, russe ou indienne ou chinoise par exemple ?
JZ : Je suis, comme Dante dans son exil a été le premier à
l’écrire, une citoyenne du monde, mais il y a une histoire
et des questions européennes que je défends parce qu’elles
sont importantes et qu’il ne faut pas les gommer. Ainsi, par
exemple, Johan Creten développe un vocabulaire plastique
qui va de l’art flamand à l’art nouveau, cet entourage et ces
traditions, les artistes s’en nourrissent et il faut en parler.
IMR : On revient à la notion de cannibalisme que tu avait
montré dans une exposition à la Maison Rouge ?
JZ : Oui, parce que c’est important d’abord de dire d’où
l’on est, d’où l’on vient pour expliquer ensuite où l’on veut
aller. Le vocabulaire, la spécificité belge avec Rubens, James
Ensor, Broodthaers indique un humour et une dérision sur
soi-même qui leur est bien particulier.
IMR : A la renaissance on assiste à de véritables influences
mais aussi conversations et échanges entre école du Nord,
école Flamande et école du Sud, école italienne, penses-
tu que ces regards croisés existent toujours ou bien est-ce
complètement dépassé ?
JZ : Il existe certains endroits comme à Berlin où les
échanges sont très nombreux. Pour moi Berlin est le New
Yorkd’aujourd’hui.Bruxellesl’estaussi,etaétéàunmoment
ce lieu d’échanges, mais à cause de l’Union européenne, elle
est devenue une ville très chère. C’est un peu moins le cas
aujourd’hui, mais il y 10 ou 20 ans c’était un milieu culturel
intense, le carrefour de l’Europe.
IMR : Et penses tu que l’on puisse continuer de penser
selon un modèle Nord/Sud ?
JZ : Oui, géographiquement, climatiquement, les endroits
peu accueillants et un peu frustes comme le nord ou
en Allemagne, Essen et Düsseldorf, sont des grandes
métropoles d’art, comme une sorte de compensation.
Quand le climat est clément, on est plus dans une culture
de jardins paysagés qui a sa raison d’être, alors que le nord
est plus propice à l’art et aux collectionneurs. Il y a vraiment
un dynamisme industriel qui soutient l’art.
IMR : Pourrais-tu qualifier cette vitalité de la scène belge ?
JZ : Les belges voyagent beaucoup, parlent beaucoup de
langues et savent qu’ils ne peuvent compter que sur leur
propre énergie. En Belgique, les scènes actuelles sont
Bruxelles, Anvers et Gand avec toutes ses richesses. La
scène institutionnelle belge est actuellement en grande
difficulté, mais elle est palliée par un fort dynamisme privé.
Lors de la foire de Bruxelles, les collectionneurs ouvrent
leurs portes aux autres collectionneurs, aux critiques d’art
et ils prêtent, de manière très généreuse, leurs œuvres. Ce
que j’ai constaté également chez les artistes belges, c’est
une solidarité, par exemple Ann Veronica Janssens va
régulièrement voir des jeunes artistes et les soutient, ce qui
n’est pas forcément le cas en France. On sent une grande
entraide et un échange intergénérationnels.
Jeanette Zwingenberger est docteur en histoire de l’art et
commissaire d’exposition indépendante.
34
art &géographie
35. Avec cette nouvelle interprétation plastique, l’artiste Benoît Platéus crée un trouble dans l’univers de la BD en
déjouant sa lecture habituelle, en y introduisant des accidents.
35
art &geographie
36. Vues de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna. Crédit photographique : Rebecca Fanuelle
Tous droits réservés aux artistes : (image du haut) Jacques Charlier, Kelly Schacht, The Plug ;
(image du bas) Vera Cox, Lili dujourie
36
art &géographie
37. Isabelle de Maison Rouge : Pourquoi le nord ?
Caroline Smulders : Parce que j’en suis. Le point de départ
de l’exposition Pearls of the North était très bête et 1° degré,
j’avais envie depuis 25 ans que je suis en France de faire un
projet sur cette notion totalement éculée et complètement
oubliée du Bénélux, qui est une notion géographique,
historique et économique dont j’ai entendu parlé durant
toute mon enfance et qui a été engloutie dans l’Europe et
qui n’existe plus. Mais, même jusqu’au moment où les gens
ne savent plus que ce c’est que le Bénélux. La raison pour
laquelle cela s’est cristallisé cette année, c’est, qu’avec tous
ces remaniements cette année à la FIAC où de nombreuses
galeries n’ont pas pu trouver de place, j’avais justement
envie de montrer que l’on pouvait monter un projet
collégial qui échappait complètement au marché, c’est à
dire, faire quelque chose d’autre, d’accrocher différemment.
La raison pour laquelle cela s’est passé dans le palais d’
Iéna, c’est que au moment où je suis entré dans cette salle
hypostyle je me suis dit « cela ressemble au nord…Il y a un
côté du nord, il y a une couleur du nord, il y a une froideur
du nord… ». Il y avait quelque chose qui correspondait
totalement à ce que je rêvais de trouver depuis des années.
Tout à coup je me suis dit on va le faire. Après, les ennuis
commencent : comment trouver 150 000 € ? Et comment
motiver tout le monde alors qu’on est déjà en juillet au
moment où tout le monde partait en vacances en France,
mais grâce à Dieu il y a eu des décalages de calendrier, car
les belges et les hollandais rentraient de vacances ce qui
a fait que j’ai toujours eu des interlocuteurs pendant tout
l’été. Mais c’est vraiment un projet collégial, ce n’est pas
un ou deux directeurs artistiques qui ont une liste très
établie d’artistes, la liste on l’avait évidemment mais elle
regroupait 250 artistes et la manière dont on a travaillé,
c’est vraiment de s’associer à une vingtaine de personnes
qui ont quasiment tous été acteurs dans ce projet avec de
véritables décision collégiales qui consistaient à se poser les
questions suivantes : « qu’est-ce que vous pensez de untel et
si on montrait tel artiste et telle œuvre de tel artiste est-ce
que vous seriez d’accord ? En fait, c’est comme si on s’était
contraints à se donner des libertés, jusqu’à se contraindre à
montrer un artiste qu’on n’aurait jamais trouvé et qui nous
a été présenté par un des parrains. On s’est laissé la liberté
de montrer un artiste qui ne vient pas d’une galerie repérée
et n’est pas passé par les musées ou centre d’art X ou Y.,
pourtant ce n’était pas du tout le vilain petit canard, au
contraire, il était très bien intégré…La seule obligation de
cette exposition était géographique : des artistes du Nord,
ou issus ou résidents dans le nord de l’Europe.
IMR : Est-ce que cela se présentait comme un souvenir de
l’école du Nord prodigieuse qui a existé dans le passé ? Y
a-t-il une raison d’être encore à cette vision ou bien est-ce
totalement obsolète à l’heure actuelle ?
CS : J’avais envie de contredire l’idée de limites
géographiques et de montrer que les artistes sont universels
et traversent bien sûr les frontières, mais tout en donnant
la possibilité au visiteur de remarquer que l’on trouve
quand même beaucoup d’œuvre post-surréalistes et aussi
beaucoup d’œuvres qui viennent certainement de toute
l’abstraction géométrique de Hollande, de l’abstraction du
début du siècle et qu’il y a beaucoup d’artistes qui viennent
de là et qui ont tous énormément regardés Mondrian entre
autres mais qui sont dans une idée beaucoup plus baroque
en fait de l’abstraction. Mais on sent tout de même une
identité géographique, mais qui s’universalise, c’est à dire
que se sont des artistes qui ont évidemment tous regardé
beaucoup la peinture allemande, qui sont pour la plupart
extrêmement sophistiqués mais qui gardent au fond de leur
cœur une appartenance à un côté totalement belge réaliste.
Même dans leur conception conceptuelle on retrouve
un côté post-broodthaersien qui est très étonnant et qui
m’intéresse beaucoup. Mon envie était aussi de pouvoir
dire à ces artistes, vous êtes dans un pays, mais vous en êtes
37
art &geographie
Entretien avec
Caroline Smulders
Propos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
38. sortis aussi. Une autre dimension qui m’a toujours intéressé
est un côté très nationaliste d’un marché comme celui-la,
qui est extrêmement soutenu par son propre pays et dont les
artistes ne sont absolument pas connus dans le pays voisin,
puisque mon pari était que personne, même les plus grand
spécialistes ne connaissent pas tous les artistes et j’ai réussi,
car effectivement aucun des visiteurs ne connaissaient tous
les artistes, chacun faisait des découvertes.
IMR : A l’heure où l’on parle toujours de mondialisation et
même de globalisation, est-ce que ce projet ambitionnait
aussi de faire une sorte de pendant européen du nord
à toutes ces scène de pays émergents que l’on voit très
régulièrement ?
CS : J’avais envie de remettre à l’honneur des artistes
plus âgés, puisque j’ai présenté presque 3 générations qui
sont les piliers de la Hollande de la Belgique. Nous avons
choisis volontairement 3 artistes qui ont plus de 70 ans, très
importants mais extrêmement peu connus ici. J’avais envie
de donner des sortes de pistes pour peut-être entraîner de
grandes expositions de Lili Dujourie pourquoi pas , ou
consacré à Ger Van Elk , ou Jacques Charlier, expositions
qu’ils mériteraient d’avoir…Et j’ai remarqué que même les
collectionneurs très sophistiqués étaient un peu perdus,
ils avaient très vaguement vus leurs œuvres dans une ou
deux expo à Paris, je sentais bien que leurs connaissances
dans ce domaine étaient très vagues. Cela m’intéressait
particulièrement de remettre quelques points historiques,
en pointillé sans aucune volonté d’historienne d’art, je ne
voulais pas du tout dresser un panorama de l’art actuel du
Bénélux… Au contraire, j’ai brouillé les cartes, j’ai préféré
renverser le panier, faire quelque chose de volontairement
très aléatoire, pour retrouver quelques bases et quelques
routes de départ et dire aux gens, si vous vous intéressez
à tel artiste allez donc voir tel musée ...etc. C’est donc plus
une invitation à la découverte et à creuser en profondeur
et surtout ne pas être dans la globalisation.
IMR : Le public français a été surpris parce qu’il
connaissait peu cette scène artistique, mais en revanche
as tu pu faire venir beaucoup de personnes du Bénélux ?
CS : Les collectionneurs de ces pays étaient en effet tous là
et ils venaient aussi pour soutenir leurs artistes, ravis de voir
leurs artistes là dans ce lieu sublime. Ces trois pays se sont
vraiment mobilisés et ont beaucoup aidés leurs artistes.
Les trois ambassadeurs étaient présents. L’ambassadeur du
Luxembourg est même revenu voir l’exposition, car il était
tellement content, je n’ai jamais vu ça !
IMR : Paris devenait à leurs yeux une place importante ?
CS : Oui c’était pour eux un vrai enjeu, ils ont compris que
c’était importantdefaireceprojetdurantlaFIAC,quelelieu
était inédit et que le conseil économique et social qui n’avait
absolument jamais ouvert ses portes à l’art contemporain
auparavant n’est pas une boîte blanche et pour moi c’était
primordialqu’ilpuisses’approprierleprojet.Ilétaitessentiel
à mes yeux que les gens qui travaillent dans ce lieu non
seulement ne soient pas dérangés par notre intervention,
mais surtout qu’ils puissent s’y intéresser. Mon pari était,
qu’au moins un employé, dise aux médiateurs : on voudrait
Vue de l’exposition Pearls of the North au Palais d’Iéna
Crédit photographique : Rebecca Fanuelle
Tous droits réservés aux artistes : Kees Visser, Esther Tielemans
38
art &géographie
39. en savoir plus et pourquoi pas avoir quelque chose chez
nous…Et nous l’avons gagné. Mon idée un peu utopique
que j’ai toujours, c’est que ce type de projet peut ouvrir des
portes, cela collait avec l’enjeu du président du CCE qui est
faire de cet endroit un lieu ouvert à tous et convivial. Il a été
notre plus grand défenseur pour remettre de la vie dans cet
endroit. Les artistes aussi se sont beaucoup investis, ils sont
venus, sont revenus, ont rendu cet endroit vivant. Je voulais
surtout éviter que cela se fige et devienne un endroit pris
dans la glace, c’était un lieu de vie.
IMR : Il existe une grande différence entre les mentalités
françaises et celles de la Belgique, la Hollande, le
Luxembourg, mais aussi en Allemagne, sur la notion de
collection ?
CS : Les belges sont des gens très curieux. Je dis toujours
que quand on a vécu avec Tintin et Babar on ne peut pas
être pareil parce que l’on commence sa vie avec des notions
qui sont totalement imaginaires, c’est la base de leur culture
et peut être que c’est ce qui donne cette curiosité. Je crois
que tous les petits pays sont toujours curieux. Pour les
hollandais la dimension est encore différente parce qu’ils
vivent dans la peur d’être inondés en permanence et il y a
toujours cette référence à la précarité de la vie, avec un côté
assezrigide,ilexisteunefroideur,maisquiestcomplètement
contrebalancée par un humour qui m’enchante absolument
et donc les collectionneurs ne sont pas les mêmes. Non
seulement ils soutiennent de manière très active leurs
artistes, parce qu’ils se rendent bien comptent qu’ils sont
dans un tout petit pays et que s’ils ne le font pas, personne
ne le fera à leur place. Mais ils vont aussi voir ailleurs, ce
sont des gens qui bougent énormément, qui, comme il
existe trois ou quatre langues dans leur pays, parlent un
peu tout, se déplacent très facilement. Cette curiosité en
effet domine et peut-être que l’art contemporain est plus
normal, pour eux, que pour les français, qui sont quand
même toujours assis sur leurs consoles XVIII° s (mais cela
commence à bouger) avec une vraie culture littéraire qui
n’aide pas à regarder, parce qu’étudier un texte et regarder
une œuvre ce n’est pas la même chose. Il y a en France une
non culture du voir, qui commence par l’enseignement,
mais maintenant tout doucement on introduit une histoire
des arts au collège, mais on n’en est pas au niveau des
nordiques pour qui cela commence très tôt.
IMR : Penses tu qu’il existe une différence de mentalité qui
pourrait être liée à des origines religieuses très anciennes
entre protestants et catholiques ?
CS : Non parce que l’on est catholique en Belgique aussi.
Non je ne pense pas, le système des commanditaires étaient
le même. Mais ce qui est clair effectivement c’est qu’en
France on n’ose pas montrer ce qu’on achète, en Belgique
aussi et en Hollande plus ou moins…Ce ne sont pas des
gens chez qui on entre facilement.
IMR : Je pensais qu’en Belgique on avait beaucoup plus
facilement accès à des collectionneurs qui montrent leur
collection ?
CS : Non je ne trouve pas tant que ça…je ne dirai pas ça. La
peurdufiscestencoretrèsforte,ilsonttousuneattitudetrès
étonnante vis à vis du fisc, on retourne dans Tintin. Dans
mon expérience je n’ai pas eu ce sentiment, en revanche, j’ai
plus eu la sensation que, comme il se trouve en Belgique et
en Hollande, beaucoup de très grosses industries, ce sont
des gens qui ont voyagés à travers le monde et sont de ce
fait plus ouverts, parce qu’ils ont vus l’art sud américain…
Ils ont achetés le premiers (notemment le Stedleck
museum) ce sont eux qui ont achetés, avec les musées
américains, les 1° œuvres des artistes pop, ici en France
on était très en retard…En Belgique on trouve des œuvres
très importantes dans les collections, même publiques, pas
seulement dans les collections privées.
IMR : Et à côté de cela tu disais qu’ils soutiennent
vraiment leurs artistes
CS : Oui, c’est une chose très étonnante, la France a toujours
été un gruyère dans le sens où l’on accueille très largement
et volontiers tout le monde, et plus on est étranger, plus
on a de chance de faire son trou en France, alors que la
Belgique et la Hollande, c’est vraiment l’idée du petit pays
qui regarde et qui soutient ses artistes, c’est presque un
enjeu national. Dans le palais royal de Bruxelles, il y a eu
plusieurs commandes passées à des belges, cela va jusque la.
IMR : En Hollande également, on voit de nombreuses
collections d’entreprises qui ont dans leur collection un
énorme fonds d’artistes hollandais ?
CS : Oui absolument et les fondations aussi. Cette
exposition c’est faite d’ailleurs comme cela à partir de tous
mes souvenirs de visites de ces collections.
IMR : Le bilan est positif, les français on vu ces artistes
du nord
CS : Oui et j’en suis ravie car j’ai eu de nombreuses
questions, telles que :comment faire pour revoir les œuvres
de tel ou tel artistes. Je vois des ramifications se créer et
c’était vraiment le but. J’ai donné une sorte de bouquet pour
que les gens puissent ensuite creuser et faire vivre ce projet
plus longtemps en lui donnant des racines. Mais j’adorerai
que se soit le n°1 d’un feuilleton qui se poursuivrait.
Caroline Smulders dirige une galerie mobile
ILOVEMYJOB et a été directrice artistique de l’exposition
Pearls of the North au Palais d’Iéna siège du conseil
économique, social et environnemental, du 14 au 23
octobre 2011.
http://www.ilovemyjob.eu
J’avais envie de contredire l’idée de
limitesgéographiquesetdemontrer
que les artistes sont universels et
traversent bien sûr les frontières.
39
art &geographie
40. Sandra Mulliez devant l’oeuvre de l’artiste
Adrián Villar Rojas au jardin des Tuileries,
Poem for Earthlings, réalisée grâce à la SAM art projects
art &collection
40
41. Isabelle de Maison Rouge : à quel moment t’es-tu intéres-
sée à l’art ?
Sandra Mulliez : L’intérêt pour l’art remonte à mon enfance.
Je dessinais, je dessinais beaucoup, je suivais des cours d’art
et j’ai eu un prix très tôt, toute petite. Je regardais aussi des
livres et des livres, de la collection Skira de mes grands -par-
ents; je passais mon temps à ne faire que cela ! Mais collec-
tionner c’est autre chose ...
IMR : Justement, qu’est-ce qui t’as amené à collectionner ?
SM : J’ai toujours aimé l’art et j’avais quelques œuvres d’art,
peu; c’était essentiellement des copains qui me donnaient
leurs œuvres au Brésil. En France, après, je faisais des docu-
mentaires, je n’étais pas dans le milieu de l’art et je n’avais
pas les moyens de m’acheter de l’art, c’est cher l’art ! Avec
mon mari, on a commencé à collectionner, je pense qu’il
est venu grâce à moi vers l’art plastique, mais il a réellement
lui-même une âme d’artiste, il a toujours fait de la musique,
du cinéma etc… mais les arts plastiques, il y est venu par
moi. Et nous avons commencé à collectionner ensemble. Et
collection amène engagement, nous nous sommes dit : il
faut aller plus loin et c’est là que l’on a senti qu’il fallait deve-
nir mécènes et créer une structure qui puisse aider la créa-
tion de notre temps. Nous avons dans un premier temps
décidé de créer une résidence pour accueillir deux artistes
hors d’Europe par an, dans la Villa Raffet, puis nous avons
créé dans la foulée un prix qui est remis chaque année à un
artiste résidant en France et nous avons monté un dossier
pour être acceptés en tant que fondation. Elle s’appelle SAM
art projects, ce qui signifie Sandra et Amaury Mulliez, et a
été lancée en avril 2009.
IMR : Parce que tu as toujours considéré que la collection,
vous la montiez à deux, puis la fondation s’est faite à deux
aussi, c’est une aventure de couple…
SM : Jamais je ne peux dire que c’est moi toute seule, c’est
un vrai projet de couple et sans mon mari je ne pourrai pas
le faire. Et ce n’est pas uniquement sur le plan financier, j’ai
vraiment besoin de mon mari, parce qu’il a un regard dif-
férent du mien et qu’il m’aide à voir plus clair. Je suis liée à
mon mari et ce projet c’est un vrai projet à deux. Cela nous
apporte beaucoup au quotidien, beaucoup d’engagement,
beaucoup de travail aussi, mais ce n’est que du bonheur…
Même quand c’est stressant, on sent qu’on avance, qu’on tra-
vaille pour la bonne cause et ce sentiment d’aller vers l’avant
chaque jour dans l’aide à la création et aux artistes, cela me
procure le bonheur le plus absolu du monde et à mon mari
également, même s’il est moins visible que moi.
IMR : Il reste moins visible parce qu’il souhaite ne pas
l’être ?
SM : C’est son choix personnel et je le respecte, et moi
j’assume la visibilité parce que je suis comme cela et voilà…
chacun son tempérament ! Je suis brésilienne… et notre
projet c’est ça : les liens Nord/Sud et nous y sommes fidèles.
art &collection
41
Collectionner l’art contemporain ne veut pas dire accumuler les œuvres.
C’est un véritable engagement pour soutenir l’art de son époque. Avec le
SAM Art Projetcts, Sandra Mulliez va plus loin. Portrait d’une dynamique
et originale mécène.
Entretien avec
Sandra MulliezPropos recueillis par Isabelle de Maison Rouge
Photographies par Valerie Broquisse
42. Le bureau où Sandra Muliez conçoit ses projets les plus fous dans sa fondation à la Villa Raffet.
Oeuvres visibles : la colonne noire et blanche est de Chourouk Hriech, les trois photographies de Laurent Pernot, les
casques sérigraphiés d’Adrian Villar Rojas, la sculpture en essuie-glaces de Camille Henrot, les documents encadrés de
Dalas et la sculpture en verre partiellement visible sur la cheminée de Matti Braun
IMR : Justement, penses-tu que c’est parce que tu es brési-
lienne que tu as pu, en France, faire tout ce que tu as monté ?
SM : Ah, ça c’est drôle comme question, parce que étant fran-
çaise j’aurai eu une meilleure compréhension sur comment
faire ici ! En tant que Brésilienne je pars avec un handicap !
Donc je ne vois pas comment cela pourrait être un avantage ?
IMR : Parce que tu pars sans idées reçues, en France on est
plutôt cadré ou cartésien…
SM : Peut-être…
IMR : Tu as poussé plus facilement certaines portes parce
que tu ne savais pas qu’elle pouvaient être fermées ?
SM : Possible… tu as raison et d’ailleurs parfois je sais qu’elles
sont fermées, mais cela ne me dérange pas, je les ouvre.
IMR : Dans ce cas, c’est également dans ton tempérament
de prendre des risques, dans ta façon d’être, dans ta culture
brésilienne, tu es toujours très spontanée et chaleureuse?
SM : Oui sûrement. Je vois les choses plus simplement, peut-
être. En France on complique un peu les choses parfois. J’ai
une vision plus droite, je vois exactement là où je vais, parfois
c’est dur d’y arriver, mais je sais où je veux aller.
IMR : Et dans ce cas tu te débrouilles pour trouver les
moyens pour y parvenir….
SM : Je fais tout ce que je peux et parfois je dois m’adapter
parce que je ne suis pas seule. Et heureusement que je ne suis
pas seule, parce que je pense qu’il y a beaucoup de gens qui
m’ont beaucoup aidé et j’en suis très heureuse !
IMR : Il y a beaucoup de gens pour t’aider, mais y a-t-il aussi
beaucoup de gens pour te solliciter sans arrêt ?
SM : Oui, mais c’est normal qu’ils me sollicitent, et c’est nor-
mal que je leur dise non !
IMR : Mais tu ne leur dis pas toujours complètement non,
parfois tu trouves même des idées originales pour les aider…
SM : J’ai un projet, et mon projet a besoin de moi et de mes
moyens. Je ne peux pas m’éparpiller partout.
IMR : Mais avec l’école des Beaux Arts de Cergy Pontoise,
par exemple, tu proposes non pas de leur donner les fonds,
mais tu leur a trouvé une solution amusante et innovante
pour trouver leur financement ?
SM : Absolument, j’ai proposé que l’artiste Jean-Charles Hue
réalise des photos en mettant à nu quelques figures embléma-
42
art &collection
43. tiques du monde de l’art pour un calendrier artistique pour
l’année 2012, et il a été mis en vente en édition limitée lors
de la dernière FIAC en octobre au profit de l’école.
IMR : Comme pour Beaubourg, pour l’exposition Paris-
Dehli-Bombay, tu as mobilisé ton énergie, tes connais-
sances parmi les collectionneurs pour mener à bien l’idée
et produire les œuvres d’ORLAN et de Philippe Ramette…
SM : Oui, parce que je crois qu’il faut le faire, sinon le projet
est en danger !
IMR : C’est aussi ta façon d’être très inventive, et tu réalises
ainsi des choses qui ne se pratiquent pas forcément ailleurs !
SM : C’est vrai, mais cela vient de mon passé où je faisais des
performances; j’étais un peu dans la mouvance artistique de
Sao Paolo des années 80. Je pense que tout ça est resté et je
l’utilise aujourd’hui pour trouver des façons créatives pour
aider.
IMR : En même temps, tu dis toujours: ce sont les artistes
qui comptent, tu veux toujours les mettre en avant.
SM : Oui, c’est tout à fait normal, parce que ma tronche, ce
n’est pas très intéressant… je suis juste une bonne femme
qui veut aider et je mobilise beaucoup d’énergie… mais si les
artistes ne sont pas là on n’y est pas non plus ! On est tous là,
parce que eux nous proposent une autre vision du monde,
et grâce à eux on peut le voir autrement. Et pour moi, tout
tourne autour des artistes, sinon j’arrête tout. Rien n’est inté-
ressant pour moi, si ce n’est les artistes.
IMR : Et c’est ce que tu veux transmettre à tes enfants ?
Sûrement …
SM : Oui bien sûr, mes enfants rencontrent tout le temps
des artistes et sont toujours en demande de les rencontrer et
pour eux c’est très naturel et ils sont très contents.
IMR : Quels sont tes projets en cours ?
SM : Déjà il y a l’exposition de Laurent Pernot (lauréat du
prix en 2010) au Palais de Tokyo le 1° décembre. Le 15
décembre on remet la 3° édition du prix. Et puis, je publie
chaque fois un livre pour l’artiste primé, ainsi que pour les
artistes en résidence, pour la pérennité du projet.
IMR : Et pour toi c’est effectivement très important…
SM : Pérenniser un projet est fondamental, je crois au livre
encore, je crois à la page, au papier … je suis vieux jeu …
mais je crois encore au livre !
IMR : Chaque année, tu reçois pour plusieurs mois deux ar-
tistes en résidence de pays non-européen et chacun d’eux, à
l’issue, réalise un projet dans un musée parisien, tu le loges
dans un atelier où il peut travailler, dans la fondation SAM
Art Projetcts à la Villa Raffet ?
SM : Oui, en ce moment c’est Eko Nugroho qui est l’artiste
accueilli en résidence depuis septembre 2011. Originaire
d’Indonésie, il prépare une exposition au Musée d’Art Mod-
erne de la Ville de Paris à partir du 12 janvier 2012.
IMR : Et tu remets également chaque année un prix à un
autre artiste ?
SM : Oui, et cette fois cela concerne un artiste de la scène
française, quelque soit sa nationalité, s’il vit et travaille en
France et qu’il a un projet à destination d’un pays non euro-
péen, il peut envoyer son dossier qui, peut être, sera primé.
En 2009, c’était Zineb Sedira, Laurent Pernot donc pour
2010. On donne 20.000 euros, on fait un livre et on monte
une exposition au Palais de Tokyo. L’argent pour pouvoir
faire le projet, le livre pour le pérenniser, l’exposition pour
lui donner une visibilité. Ce sont trois volets indispensables
pour soutenir le projet de l’artiste. Et je compte poursuivre
ce prix tant que je peux.
IMR : Et pour ce faire tu t’es entourée de grands spécial-
istes internationaux de l’art contemporain et ce sont eux
qui te choisissent l’artiste en résidence. Et grâce à ce comité
scientifique, par exemple, tu as reçu Adrián Villar Rojas,
qui, pendant son séjour à la fondation a appris qu’il allait
représenter son pays l’Argentine à la Biennale de Venise…
SM : Oui, c’était une proposition d’un des membres de no-
tre comité qui est Hans Ulrich Obrist . Et nous avons fait
avec cet artiste un très beau projet dans le jardin des Tuiler-
ies : Poem for Earthlings (« Poème pour les Terriens »), un
obélisque couché à terre…
IMR : Tu préfères faire appel à des références dans le do-
maine artistique plutôt que choisir seule ?
SM : On décide ensemble, chacun propose. Moi aussi je fais
des propositions et après on vote et donc l’artiste sera choisi
ensemble avec le comité. Le comité est constitué de : Hans
Ulrich Obrist, donc, d’Anne-Pierre d’Albis-Ganem, Fabrice
Hergott, Hervé Mikaeloff, Jean-Hubert Martin, Marc Pot-
tier et Marc-Olivier Wahler. C’est cela qui donne une grande
légitimité, parce que si moi, je commence à avoir des vellé-
ités de curator … Je ne suis pas ça, je suis juste une personne
qui aime l’art, mais je suis super ouverte à mon comité, parce
que ce sont eux les pointures. Moi je veux surtout qu’ils me
fassent connaître des artistes. Ce n’est surtout pas à moi
art &collection
43
On est tous là parce que
[les artistes] nous proposent une
autre vision du monde, et grâce
à eux on peut le voir autrement.